creole et traduction - Ibis Rouge Editions

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Préface
CREOLE ET TRADUCTION
Traduire les œuvres classiques de la littérature universelle est tout à la fois une nécessité pour
le développement des langues et, dans bien des
cas, un défi pour les traducteurs.
une nécessité, car toutes les grandes langues
de culture se sont étoffées en partie par le recours
à la stratégie de la traduction. Traduire est, on le
sait, la mise en contact non pas seulement de deux
langues, mais encore de deux cultures, de deux
visions du monde.
un défi, parce que les univers confrontés sont
parfois très dissemblables et souvent liés à des
références et des référents sans aucune commune
mesure. Mais ce défi est rendu encore plus drastique quand il s’agit de traduire un texte issu
d’une tradition littéraire bien établie, dans une
langue pas même encore née aux prémices de la
littérarité. Les contraintes de la «navigation translinguistique» sont alors telles que le traducteur
créolisant, sur quelque rive d’où il parte, doit, en
technicien avisé -à moins qu’il ne soit amateur
naïf- rechercher les bonnes routes pouvant lui
garantir une traversée gratifiante et l’arrivée à
bon port. Si, sur la carte qui recense les particularités de cette «océanologie littéraire» sont mentionnés, fut-ce sous forme codée, tous les isthmes
et détroits, offerts entre les cayes, à la sagacité du
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traducteur, nul doute que les Fables de La
Fontaine et l’Antigone de Sophocle ne constituent
deux de ces passes dont l’inventaire resterait
d’ailleurs à faire pour le plus grand bénéfice des
créolophiles. Pour les Fables de La Fontaine :
Marbot, Baudot, Sylvain de la Caraïbe, Baissac et
rodolphine Young dans l’Océan indien ; pour
Antigone : Moriseau-Leroy, et maintenant,
Mauvois. il y a là, assurément autre chose que du
suivisme et de l’engouement facile. Faut-il conjecturer l’attrait pour la facture apparemment élémentaire de la fable, dans un cas, et la tragique
simplicité de la langue, dans l’autre cas ? Peutêtre. Mais bien d’autres œuvres répondant à ces
caractéristiques respectives n’ont pas connu ce
succès de traduction en langue créole, si ce n’est
la Bible, dont le caractère religieux étant précisément de nature à transcender toutes les motivations, n’est pas fait pour nous sortir d’embarras.
Quelle que soit, cependant, l’explication qui
doive prévaloir en la matière, il reste que le parcours de Georges Mauvois, traducteur vers le
créole, est tout à fait exemplaire et l’aventure à
laquelle il associe présentement le lecteur particulièrement excitante. Maître incontesté du théâtre
social créole, dans sa dimension satirique depuis
le fameux Agénor Cacoul des années 60, Mauvois,
sans déroger en rien de sa pratique d’écrivain, a
décidé d’initier un véritable programme de traduction en s’attaquant au Dom Juan de Molière
dont la langue, malgré la variété de ses registres
imputables à l’inspiration comique, n’en est pas
moins d’une complexité achevée. il n’est pas
indifférent que Mauvois se soit mesuré aux difficultés d’un texte comique avant d’aborder celles
de la tragédie dont le génie est moins conforme
aux traditions créoles, d’origine rurale encore
proche, peu portées, de ce fait, à l’analyse et l’expression des subtilités de l’âme humaine.
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On admet volontiers que la langue créole soit
rétive à fournir à tout moment au traducteur la
tonalité lexicale appropriée à l’évocation de sentiments à l’éventail riche et varié. il n’est pas sûr, en
effet, que tel mot créole («chapé», par exemple)
mis dans la bouche de Créon pour traduire le
signifié «s’en aller» soit absolument dans le ton et
en adéquation avec la tension tragique à laquelle
nous a habitués ce grand thème de la mythologie
grecque. Le signifié «déguerpir» est en l’occurrence celui qui est induit et vient alors corrompre,
chez le lecteur, l’ambiance tragique, encore que le
style de Créon soit plus celui d’un soudard que
celui d’un prince raffiné. On se réjouit néanmoins
de constater que la traduction de Mauvois est
plus souvent que rarement une traduction inspirée. Cet état de grâce est probablement dû à la
nécessité de faire alterner, comme le poète tragique grec, des rythmes différents selon qu’il
s’agit des personnages courants ou de ceux qui
relèvent du chœur, naturellement et fonctionnellement plus dédiés au lyrisme. La traduction en
vers créoles plus ou moins rimés mais de facture
particulièrement nombreuse répond d’ailleurs à
cette préoccupation.
enfin, pour notre ravissement, Mauvois associe à la livraison d’Antigòn, celle de Arivé d’Pari,
nouveau titre de la pièce satirique écrite, il y a
déjà quelques années sous la dénomination de
Lisiyis sòti Pari et restée quasiment dans les
tiroirs de l’auteur. Georges Mauvois prouve ainsi
qu’il a bien compris que la traduction d’œuvres
du répertoire universel et création originale sont
véritablement les deux mamelles d’une littérature
créole à venir et dont le champ virtuel ne peut que
se rétrécir à la mesure des actions de tous les écrivains créolisants dont il est assurément l’un des
plus féconds.
Jean BerNaBe

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