Léon Tolstoï - art

Transcription

Léon Tolstoï - art
Léon Tolstoï - La mort d'Ivan Ilitch
Entre collègues, nous étions là à discuter de l'actualité lorsqu'on nous annonça
Qu'il était bien mort. Nous l'apprîmes par le journal tout fraîchement sorti et disant :
" La famille du défunt a la douleur d'annoncer à ses parents et amis
La mort de cet homme irremplaçable, décédé ce jour même. La levée du corps aura lieu
Vendredi à une heure de l'après-midi ". Il travaillait avec nous et l'aimions tous,
Mais nous savions qu'il allait mourir, il était ce qu'on appelle dans notre pays
Un malade incurable, alors, nous avons préparé sa succession et savions même
Qui allait le remplacer au poste qu'il occupait parmi nous. Dans nos esprits,
Cette disparition n'allait pas seulement donner un coup à notre sensibilité,
Nous pensions obtenir maintenant des primes, hier impossibles, du fait de sa présence.
J'ai de fortes chances, personnellement, d'obtenir sa place après l'enterrement
Et tout de suite un salaire bien supérieur à celui que je connais maintenant.
D'autres que moi ont des vues sur cette place disponible, mais taisons tout cela et entrons
Dans les vagues des banalités ordinaires. " C'est bien dommage tout de même,
Et de quoi est-il mort, les médecins étaient-ils à la hauteur de leurs taches,
Moi, je pensais qu'il pourrait s'en tirer au point que je ne suis même pas allé le voir,
Avait-il de la fortune, et puis sa femme, de quoi il en retourne ? "
Le tout dit avec un sentiment qu'ils auraient voulu cacher, un sentiment de joie.
Chacun pensait : " Il est mort et moi pas ! " Du temps de ma jeunesse, il avait été
L'un de mes camarades d'école préférés, alors, j'allais voir sa femme,
Pour la soutenir dans son malheur. Près du perron de leur domicile, stationnaient
Quelques voitures, deux dames en noir se débarrassaient de leurs manteaux, l'une
Était la soeur du défunt, l'autre une inconnue. Un de mes collègues, maigre de son état,
Faisait une mine de ministre, ce qui contrastait avec son caractère de bougre
Toujours amusé des choses de la vie. Les lèvres légèrement pincées,
Il m'indiqua d'un mouvement de sourcils, la chambre du mort. J'entrais pour ainsi dire
Comme un automate, sans savoir ce que j'avais à faire. Alors, je fis un signe de croix
Par superstition probablement, je baissais aussi la tête par respect pour la mort,
Qui bien entendu, nous prendra tous, mais touchons du bois,
On n'est pas pressé d'en finir avec cette vie de chien. Bêtement, je regardais à droite,
À gauche, que cherchais-je ? Deux jeunes garçons sortaient de la chambre en faisant
Le signe de croix aussi. Une atmosphère lourde régnait évidemment en cette maison,
Une odeur de cadavre accompagnait cette impression désagréable.
Je remarquai la présence d'un homme proche du défunt, ayant servi de garde-malade
Et s'étant fait aimer par tous dans cette maison. Mentalement, j'étais un peu flou,
Ce lieu et les choses de Dieu m'incommodaient. Après un long moment d'ennui,
Je me mis à regarder le défunt, je ne dis pas les yeux dans les yeux, mais enfin presque.
Il était étendu sur un drap blanc, pesamment, comme tous les morts, si je me réfère
À mes connaissances livresques, les membres affreusement raidies, rigides.
Je vous passe les détails que vous trouverez dans n'importe quel roman
Traitant de ce sujet macabre, mais moi, j'avais remarqué une chose, il avait changé.
Depuis notre dernière entrevue, il avait maigri, mais son visage était plus beau
Qu'à l'accoutumée, il était majestueux. Il portait l'expression du devoir bien accompli,
Avec toutefois un reproche adressé aux vivants que nous sommes,
J'avais l'impression d'un avertissement. Mais de quoi voulait-il nous avertir,
Et puis comment le savoir ? Devant une telle question, je ne pus faire autrement,
Je sortis de la pièce. Mon collègue m'attendait dans la salle voisine, sa mine réjouie
Me secoua de ma torpeur. Je compris qu'il était en dehors de ce triste spectacle,
Il pensait déjà à ce soir, à cette partie de cartes que nous allions faire
Et passer ainsi, un des moments les plus agréables de la journée.
Bien que je fusse invité à une partie de cartes promettant d'être fort animée,
Mon destin m'appelait ailleurs. Madame Praskovia nous pria de prendre place
Dans la chambre du mort, car l'office allait commencer. Comment refuser ?
Mon ami Schwarz, lui, hésita entre accepter ou non cette invitation.
Mais moi, à peine dans la pièce, ne m'a-t-on pas fait valoir notre amitié ancienne
Auquel je me devais de répondre par un geste compatissant, une émotion même devait
Resortir de mon visage, ce qui fut le cas, au point de voir la Praskovia imiter ma peine.
Elle s'approcha de moi et me prit le bras pour me parler confidentiellement.
Nous jouerons plus tard aux cartes, pour l'heure, entrons dans mon salon et causons,
Fit-elle, tout en s'assoyant sur un divan, et moi sur un petit pouf par humilité.
À peine assis je regardais autour de moi et me revinrent des souvenirs du temps
Où Ivan Ilitch, vivant, m'avait demandé quelques conseils de décoration pour les murs.
Je me souviens bien de cette cretonne rose à feuillage vert, choisie ensemble,
Un samedi matin dans un magasin dont je ne me souviens ni l'endroit, ni le nom.
La veuve, toute de noir vêtue, installée en face de moi, qu'avait-elle à me dire ?
Tout en me posant cette question, je fixais son châle fait de dentelle noire
Qu'elle se devait de porter pour l'occasion et s'en servit pour essuyer ces larmes
Lui restant sur ses joues, preuve de l'amour qu'elle avait pour son mari Ivan,
Maintenant allongé mort dans la chambre voisine. L'atmosphère devenait lourde
Lorsqu'enfin un homme vint annoncer à la maîtresse de maison
Que l'emplacement de la tombe au cimetière allait coûter une certaine somme d'argent,
Elle s'arrêta de pleurer et me regarda dans les yeux, j'eus peur ! Elle dut le sentir,
M'invita à prendre une cigarette, puis s'occupa de régler ce problème,
Trouver l'endroit où on allait enterrer le mort et d'autres choses annexes liées à
Cet évènement pouvant survenir à chacun de nous et fort peu intéressantes.
- Aujourd'hui seule, je dois tout affronter en gardant la tête froide
Et ce décès ne doit en aucune façon m'abattre plus que de raison.
En fait, me fit-elle, j'ai quelque chose à vous demander.
Le pouf peu confortable m'obligeait à une certaine raideur, mais cela allait
Parfaitement avec la situation et je tendais l'oreille par politesse, par intérêt aussi.
Mon cher ami, si vous saviez comme il a souffert ses derniers jours, c'était atroce
De l'entendre crier pendant des heures sans interruption, trois jours et trois nuits
Interminables, à vous tuer une femme même toute pleine de bonne volonté.
Que pouvais-je répondre à cette plainte sinon quelques banalités du genre :
- Était-il conscient, qu'a-t-il dit à la fin ?
Le fait de l'avoir su souffrir à ce point-là, lui, les yeux grands ouverts sur sa propre fin,
Lui l'ami d'enfance, de l'adolescence et de la maturité, avec qui j'avais partagé
Des heures entières à jouer aux cartes et à parler sans réserve, m'angoissa maintenant,
Me terrifia. Je me mis à penser à ma propre mort. Trois jours et trois nuits,
Tant d'heures de calvaire pour rien, pire, pour mourir, pourquoi donc est-ce ainsi ?
Il fallait me ressaisir, et je me dis que le mort c'était lui, lui et pas moi.
Malgré mes pensées déraillantes, je m'accrochais à la vie. Le décès d'Ilitch
N'était pas le mien et je n'avais aucune raison de culpabiliser,
Je voulais certes depuis longtemps récupérer son poste au ministère,
Mais à part ça, nous avions des relations cordiales. Regardez le visage
De mon collègue Schwarz, croyez-vous qu'il ait quelques états d'âme ?
Il ne pense qu'à la partie de cartes à jouer entre amis après l'enterrement.
La dame du mort passa près de moi, et par politesse ou convenance,
Je lui demandai comment se sont passés les derniers moments de son époux,
Tristes moments, ai-je précisé sans raison. J'appris les souffrances
Physiques atroces endurées par mon ancien chef de service,
Et par voix de conséquence, celles de ma narratrice.
Nous nous assîmes dans un coin de la pièce, elle pleura un moment,
Puis se ressaisi et s'approcha de moi afin de me confier un secret en son sein caché,
Et qu'il était temps de vider au risque qu'il ne se transforma en cancer.
Nous avions assez d'un mort pour l'instant, en rajouter un autre
N'arrangerait en rien la marche du monde. J'écoutais ses mots, mais très vite
Je compris l'objet de sa plainte : comment profiter de cet évènement fâcheux
Pour soutirer à l'État un maximum d'argent, soit d'un seul bloc,
Soit sous forme d'une pension à vie indexable évidemment. Elle m'avait l'air
Très informé sur la chose, seulement n'y avait-il pas un autre moyen
Auquel elle n'avait pas pensé, et c'était à moi que revenait l'audit
Des comptes de madame. Après avoir étudié attentivement les éléments financiers
Mis cartes sur table par l'intéressée, je ne vis rien de mieux à faire.
Tout à coup, je me sentis rejeté par cette veuve aux dents longues, alors
Je me levais et la quittais promptement. Dans la salle à manger où je me rendis,
La pendule marquait le temps qu'il nous restait à vivre. Un prêtre,
Assisté de quelques personnes honorables, priait religieusement en silence
Et parmi tout ce petit monde, je reconnus la fille d'Ivan, habillée de noir,
Belle comme une princesse. Son regard se porta sur moi et malgré
Un salut d'une grande courtoisie, je ressentis un reproche de sa part.
À côté d'elle se tenait un jeune homme à la mine triste, et promis à la belle.
Me retournant pour aller rejoindre la pièce où était exposé Ivan,
Je me suis trouvé nez à nez avec son fils, au visage copie conforme
À celui de son père, en plus jeune évidemment.
Ce garçon de treize, quatorze ans avait pleuré, mais j'entrevis dans ses yeux
Une personnalité déjà bien établie. Je ne sais pour quelle raison, à ma vue,
Il eut un air de surprise d'abord, puis de gène ensuite... Je passais dans l'autre salle,
L'office commença et tous ses rites avec lui. Je ne voulais en aucune façon
Me laisser emporté par la tristesse de ce deuil, et à la première occasion,
Je quittais ce lieu infernal. Dehors, personne, sinon un domestique
Me présentant ma pelisse dans le cas où je voudrais partir.
Je le considérais en lui disant quelques mots de circonstance,
Il me répondit sur le même ton, en me rappelant que nous étions tous mortels.
Comme dans un film d'époque, je fus ramené dans ma voiture
Par le domestique souriant de ses belles dents blanches,
Un paysan débordé de travail, mais à la mine joviale.
L'odeur de la mort s'était accumulée en moi et une fois dehors, je n'eus de cesse
De vider mes poumons pour en ressortir toute la tristesse s'y étant installée.
Le cocher me réveilla de cette gymnastique loufoque et me demanda
Où nous devions aller, alors naturellement je lui répondis chez Fiodor Vassiliévitch.
À peine arrivé chez mon ami, je m'installais avec la fine équipe pour une partie
De carte commencée depuis quelques heures déjà. Ivan Ilitch maintenant mort,
Il est peut-être temps de vous parler de son histoire personnelle.
Elle fut à la fois simple, très ordinaire et parfaitement atroce par certains côtés.
En partant à quarante-cinq ans, il quittait non seulement la vie, mais aussi
Son poste de magistrat au ministère. Comme lui, son père,
Avait était dans la fonction publique à Saint-Pétersbourg,
À divers postes, dans divers départements, pour arriver au bout d'un temps
À devenir un pilier indélogeable, indispensable aux travaux de ces établissements
Coutant la peau des fesses à tous les contribuables.
Ces gens obtiennent à force de ténacité et de couleuvre avalées, des revenus
Dépassant largement ceux de leurs concitoyens dans le domaine privé.
Pour vous donner une idée, cet homme gagnait entre six à dix mille roubles par mois
Et à sa retraite, son revenu restait intact, malgré son inutilité dans la société.
Cet homme avait un nom : Ilia Iéfimovitch Golovine.
Il avait eu trois fils et Ivan Ilitch en était le second. Son frère ainé avait fait
La même carrière que son père pour arriver aux mêmes résultats désastreux,
Pour le peuple s'entend, qui lui s'échinait à travailler plus qu'il ne pouvait
Afin de payer ses impôts, de plus en plus conséquents à cause
De ces dépenses inconsidérées au profit de ces fonctionnaires inutiles.
Son plus jeune frère, lui, devint un raté, un rebut de la société :
Il avait trouvé un poste à la SNCF. Inutile de vous dire la honte
Qu'il inspirait à toute sa famille, on l'évitait comme la peste, on disait de lui
Qu'il avait les mains sales, bien loin de la propreté de celles de son père,
De ses frères, toujours impeccables. On ne le voyait donc qu'aux enterrements.
En dehors de ces trois mâles, il y eu une fille, elle fut mariée à un baron,
Fonctionnaire comme il se doit, histoire d'avoir un salaire régulier, car
Être de la noblesse ne paye plus comme avant.
À Pétersbourg, Ivan Ilitch passait pour être un gentleman, ni très froid,
Ni très chaud non plus. Il était intelligent, vif, agréable, mais neutre dans le fond.
Personne ne lui avait rien reproché puisqu'il avait fait des études de droit,
Et donc la tête sur ses épaules...
Des trois enfants de la famille Ilitch, le dernier ne fit pas d'étude prolongée,
Car probablement n'était-il pas fait pour cela, alors qu'Ivan, lui, alla jusqu'au bout,
Brilla à chaque classe pour arriver à être le plus doué, mais aussi le plus optimiste
De ses condisciples ayant fait le choix, comme lui, d'étudier le droit.
Il avait le sens de l'autorité, de la justice pour toute chose, et surtout il se plaçait
Du côté des gens influents ayant le pouvoir, sans toutefois tomber
Dans la caricature de ces fonctionnaires si souvent dépeints à leurs désavantages
Dans des pièces de théâtre classiques ou contemporaines. C'était dans son caractère
De vouloir venir en aide à cette population de riches, et si on lui demandait
Le pourquoi de cette préférence, il ne savait quoi répondre, sinon des banalités
Du genre : on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre. Certes,
Mais enfin de là à s'assimiler à eux, à s'en faire des amis, tout de même...
Nous devons préciser toutefois qu'il n'a jamais dépassé les limites du raisonnable.
Avec les femmes de ce monde-là, il connut quelques joies sensuelles, et puis,
Les largesses de ces bourgeois lui ont permis de ne jamais manquer de rien,
Tout en gardant les reines d'une certaine réserve à tenir dans notre institution.
À l'école de droit, comme toute personne, il avait commis des actes détestables
Dont il n'était pas fier et n'en faisait nullement état dans ces réunions où chacun
Dit n'importe quoi pour se faire valoir, se faire mousser. Au contraire,
Il en éprouvait de la honte et aurait payé fort cher de ne pas les avoir vécus.
Au fur et à mesure qu'il avançait dans sa carrière de magistrat,
Il passa sur ces frasques de jeunesse et finit par les considérer
Dans le fond fort peu répréhensibles, puisqu’humains en quelque sorte...
Pour en arriver à cette conclusion sur ces faits,
Il avait vu comment les hommes de la haute société agissaient tous les jours,
Et donc, il résolut de tout passer à la moulinette du père Ubu.
Quand il finit ses études de Jurisprudence, ne manquant de rien grâce à un père
Subvenant parfaitement à toutes ses dépenses personnelles, son diplôme en main,
Il invita ses camarades au restaurant pour fêter sa nomination en province
À un poste de fonctionnaire très important. Avant ce moment de réjouissance,
Il avait préparé ses bagages, acheté des costumes, des cravates et tout ce qu'il fallait
Pour occuper ce travail qu'il allait prendre dans la plus grande dignité.
Il voulait impérativement partir avec les plus beaux habits, tout ce qu'il pouvait
Y avoir de meilleur pour l'accompagner là où son père lui avait décroché
Ce poste auprès du gouverneur. Rapidement, il trouva ses repères,
S'organisa comme s'il était à l'école, mais cette fois-ci,
Il était le maître à bord et il n'était pas question de n'en pas profiter.
Il travaillerait à construire sa carrière, sans oublier heureusement
De profiter des bonnes choses de la vie.

Documents pareils