Pleyers sociologie de l`action et enjeux sociétaux chez A. Touraine

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Pleyers sociologie de l`action et enjeux sociétaux chez A. Touraine
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Chapitre 3. Sociologie de l’action et enjeux
sociétaux chez Alain Touraine [1]
parGeoffrey Pleyers
Chargé de recherches du FNRS, UCL
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Voir aussi
• Sur un sujet proche
Épistémologie de la sociologie
2008
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Pages : 224
ISBN : 9782804157081
DOI : 10.3917/dbu.jacqu.2008.02.0069
Éditeur : De Boeck Supérieur
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3.1 - Plus d’un demi-siècle de réflexion
sociologique
1
Né en 1925, Alain Touraine obtient en 1950 son agrégation en histoire de l’École Normale
Supérieure. Depuis, il n’a cessé de mener une vie de recherche et de réflexion particulièrement
intense. Sociologue du travail, il a commencé sa carrière dans le « Laboratoire du travail
industriel », dirigé par Georges Friedmann. En 1957, il fonde le « Centro de Sociología del
Trabajo » à la FLACSO de Santiago de Chili puis, un an plus tard et à Paris, le Centre de Sociologie
Industrielle qui deviendra le Centre d’Étude des Mouvements Sociaux après les événements de
1968. Il le quittera en 1981 pour fonder le Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques
(CADIS) au sein duquel il demeure très actif. Professeur émérite à l’École des Hautes Études en
Sciences Sociales (EHESS), où il continue de donner son séminaire hebdomadaire, Alain Touraine
jouit aujourd’hui d’une importante reconnaissance internationale dont témoignent les dizaines de
conférences [magistrales] qu’il est invité à donner chaque année de par le monde ainsi que ses
multiples titres de Docteur honoris causa.
2
Tout au long de sa carrière, il est parvenu à combiner un esprit de synthèse peu commun avec une
érudition de normalien et un travail de terrain impressionnant, que ce soit aux côtés des ouvriers
(1 200 entretiens dans les usines Renault) ou par les interventions sociologiques, méthode
particulièrement exigeante. Il faut y ajouter une distance critique à l’égard des acteurs sociaux et de
leurs idéologies ainsi qu’une grande ouvertbnjusure internationale. Celle-ci s’est affichée dès le
début de sa carrière. En 1952, il part ainsi pour les États-Unis. Ses séjours réguliers dans ce pays
exerceront une grande influence sur sa pensée et sa vision du monde. Dans les années 1950, il y suit
notamment les séminaires du fonctionnaliste T. Parsons contre lequel sera construite sa sociologie.
Un demi-siècle plus tard, un séjour à New York au moment du déclenchement de la guerre contre
l’Irak aura encore une influence importante sur la vision du monde qu’il présentera dans un livre
début 2005.
3
Mais c’est surtout à l’Amérique latine que la vie personnelle (sa première épouse, décédée en 1990,
était chilienne) et intellectuelle d’Alain Touraine le lie. Il y enseignera dans de nombreuses
universités et nouera des rapports particulièrement étroits avec le Chili, le Brésil et le Mexique.
Présent à Santiago au moment du coup d’État de Pinochet, il publie quelques mois plus tard un
journal retraçant et analysant les derniers mois de l’expérience chilienne sous Salvador Allende. En
1988, paraîtra son livre majeur consacré à l’Amérique latine qui brosse un portrait du continent
quelques années après la sortie des dictatures militaires. Pour autant, A. Touraine s’est toujours
défendu d’être un latinoaméricaniste. En analysant ce continent pendant plusieurs décennies, son
objectif « constant fut d’incorporer ces données et ses idées sur les sociétés latino-américaines dans
la sociologie mondiale » (conférence d’A. Touraine à la UNAM, Mexico, le 7 juin 2005). Il
continue aujourd’hui d’insister sur l’importance de la participation active et autonome de
l’Amérique latine dans les transformations récentes du monde ainsi que de l’apport de la production
intellectuelle latino-américaine.
4
Reconnu assez rapidement, A. Touraine n’a cependant jamais été ni dominant au sein de sa
discipline ni adulé par les acteurs sociaux. C’est aussi dans ce contexte que s’est construite sa
perspective. Mais cette position inconfortable n’est-elle pas précisément celle qui permet à
l’intellectuel de tenir son rôle ? Celui-ci commande de ne pas « s’engluer dans une pensée
mécanique et dans les méandres de l’action » (Houtart F., 2003) ni dans les stratégies et les
idéologies des acteurs sociaux. En effet, pour A. Touraine (1974 : 251), « ce qu’un sociologue peut
faire de plus utile est de casser les schémas préfabriqués, le vitrage d’idéologies, de doctrines et de
rhétoriques où est enfermée la société ». Si le discours des acteurs est un élément parmi d’autres sur
lequel peut s’appuyer le sociologue, il ne révèlera pas immédiatement le sens ultime de ses actes.
Afin de saisir celui-ci, le sociologue doit avant tout se pencher sur les relations qui lient les
différents acteurs sociaux. Pour A. Touraine, le travail du sociologue consiste précisément à tenter
de dégager le sens et l’enjeu central des actions sociales. M. Weber y voyait déjà un rôle essentiel
de la sociologie et de la science en général : « Si nous sommes en tant que savants, à la hauteur de
notre tâche, nous pouvons alors obliger l’individu à se rendre compte du sens ultime de ses propres
actes, ou du moins l’y aider. » (Weber M., 1963 : 113).
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Ce parcours personnel et scientifique aussi riche que long a débouché sur la publication de
centaines d’articles et d’une quarantaine de livres, dont bon nombre ont été traduits [2][2] Des
bibliographies récentes d’Alain Touraine et des.... Parmi ces derniers, trois grandes catégories
peuvent être distinguées : les ouvrages consacrés à un acteur précis, ceux qui élaborent une théorie
générale de la société et enfin les publications consacrées aux analyses « à chaud » d’événements
récents ou de thèmes d’actualité.
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Parmi les ouvrages consacrés à un acteur précis, beaucoup portent sur les mouvements sociaux (la
conscience ouvrière ou la collection consacrée aux nouveaux mouvements sociaux). Ces analyses
ne sont toutefois jamais déliées de la construction d’une vision globale de la société qui s’élabore
essentiellement dans une longue série d’ouvrages « théoriques ». Cette seconde catégorie
d’ouvrages, entamée dans les usines au cœur de la société industrielle, analyse le changement
profond de société qui a marqué les quarante années qui séparent la publication du premier ouvrage
théorique majeur (Sociologie de l’action, 1965) du plus récent (Un nouveau paradigme, 2005). À
côté de quelques thématiques spécifiques, cette pensée qui se développe « en colimaçon » revient
constamment sur une série de thèmes : les mouvements sociaux, la construction de la société par
elle-même, la démocratie, le Sujet… Chaque livre développe des thèmes déjà traités antérieurement
en y ajoutant quelques éléments et une perspective supplémentaire.
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Enfin, la dernière catégorie d’ouvrages regroupe d’une part des analyses d’événements récents qui
furent généralement publiées quelques mois seulement après les faits et d’autre part des livres,
articles dans la presse quotidienne et interventions dans les médias. Assumant pleinement le statut
d’intellectuel tel qu’il s’est établi dans la tradition française (Charle C., 1991), A. Touraine n’hésite
pas à rentrer dans les débats qui bousculent la scène politique et sociale française et internationale,
que ce soit à propos du néolibéralisme (1999), de la question du voile (avec Renaud A., 2005) ou du
socialisme (1980a). En 1995, il va jusqu’à adresser un livre aux responsables de la gauche politique
(Lettre à Lionel, Michel, Jacques, Martine, Bernard, Dominique… et vous). Professeur à Nanterre
en 1968, A. Touraine soutient son étudiant de l’époque, D. Cohn-Bendit, devant les autorités
académiques. Près de trente ans plus tard, âgé alors de 71 ans, il se rend dans la jungle du Sud-est
mexicain pour participer à la première rencontre « intergalactique » convoquée par les rebelles
zapatistes (EZLN, 1996 ; Le Bot Y., 1997) et participera cinq ans plus tard à la caravane qui les
mènera jusqu’à la capitale. Cependant, A. Touraine a toujours refusé de devenir un intellectuel
organique. Ses interventions maintiennent toujours une distance critique face aux acteurs sociaux ou
politiques et restent orientées par les analyses des enjeux sociétaux. Souvent à contre-courant des
modes intellectuelles et des analyses des faits immédiats par les acteurs qui y étaient impliqués, la
perspective d’A. Touraine a vu sa pertinence révélée par le temps, comme en témoigne par exemple
la réédition du « Mouvement de mai » trente ans après sa première parution. Mais ce regard critique
et distancié lui a également valu de nombreuses rancœurs, tant parmi la gauche mitterrandiste –
venue au pouvoir en France quelques mois après la publication de l’ouvrage « L’après
socialisme » ? que de l’extrême gauche, des mouvements sociaux « radicaux » et de leurs
intellectuels organiques (Lapeyronnie D., 2004), en particulier après ses prises de position face aux
grèves de 1995 [3][3] En novembre et décembre 1995, la France fut paralysée....
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Cinquante ans séparent le premier et le plus récent des ouvrages théoriques d’Alain Touraine. Il
demeure aujourd’hui un sociologue particulièrement actif comme en témoignent ses deux livres
publiés début 2005, ses multiples articles et ses conférences à travers le monde. Mais c’est surtout
dans sa quête incessante du sujet et des enjeux sociétaux que se dévoile toute la vitalité de sa
pensée.
3.2 - Acteurs et historicité plutôt que système
et reproduction
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La sociologie d’Alain Touraine n’est pas une sociologie des systèmes sociaux, de la reproduction et
des fonctions, mais de l’acteur et plus spécifiquement du Sujet, défini comme la volonté de se
construire comme un acteur. Sa démarche théorique s’inscrit au plus loin du structuralisme
dominant des années 1950 et de T. Parsons. Elle est aussi opposée au courant dominant après 1968
incarné notamment par N. Poulantzas, M. Foucault ou P. Bourdieu qui ne voyaient que domination
dans la vie sociale. La reproduction de la société et l’omniprésence du pouvoir ne laissent guère de
place à l’autonomie de l’acteur et nient sa capacité de se construire. Or, c’est précisément là ce que
Touraine place au cœur de sa sociologie. Plutôt que sur les structures et la reproduction de la
société, Touraine se centre sur le changement et la production de la société par elle-même. Il nous
met en garde contre « la fiction que l’ordre est premier ». En premier vient la capacité créatrice
d’une société de se produire et de se transformer, « le travail que la société moderne accomplit sur
elle-même, en inventant ses normes, ses institutions et ses pratiques » (Touraine A., 1978 : 45).
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Aussi, au fil des décennies, Touraine s’est opposé à ces visions du monde, approches théoriques ou
idéologies qui font disparaître les acteurs au profit d’un système global (Touraine A., 1997b) et qu’il
regroupe sous le terme de « globalismes ». De gauche, le globalisme voit la société dominée par les
groupes de pouvoir, toutes les résistances se dissolvant dans des flots de manipulations ou de
séductions. De droite, il affirme que l’économie globalisée et la mondialisation enlèvent toute
capacité d’intervention aux gouvernements et aux peuples. Le célèbre « There is no alternative » de
M. Thatcher puis la proclamation de La fin de l’Histoire par F. Fukuyama (1992) suite à la
prétendue victoire définitive de la démocratie de marché en sont des incarnations récentes. Contre
cette idéologie néolibérale qui ne jure que par l’autorégulation des marchés, mais aussi contre la
croyance de certaines pensées révolutionnaires en une nécessité historique, Alain Touraine n’a eu de
cesse d’affirmer qu’il n’y a ni fatalité, ni nécessité historique, mais des acteurs qui construisent
l’Histoire et produisent la société.
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La production de la société se réalise ainsi au travers des conflits qui s’organisent entre deux acteurs
centraux et dont l’enjeu est l’historicité. Celle-ci est définie comme la capacité d’une société
d’intervenir sur son propre fonctionnement, de produire ses orientations normatives et de construire
ses pratiques à un moment donné de son histoire. Ainsi, ouvriers et patrons se sont organisés autour
de conflits pour l’appropriation des ressources engagées dans la production industrielle, dont
chacun des adversaires reconnaît la valeur positive et dont il se veut le meilleur défenseur contre les
intérêts particuliers de l’autre (Touraine A., 1965). Dans cette perspective, la société doit toujours
être représentée comme un champ de création conflictuelle. Pour Touraine, le conflit de systèmes de
valeurs concurrents ne conduit pas à la déstabilisation de la société, mais est au contraire au cœur de
la production de la société par elle-même. Comme K. Marx, c’est ainsi le conflit plutôt que
l’ordre qu’Alain Touraine place au centre de sa sociologie. Pour lui, « le bon sociologue, c’est
celui qui trouve les conflits, les oppositions, les tensions [4][4] Conférence inaugurale du premier
Congrès de l’Association... ». Plutôt que sur une analyse du système, sa sociologie se centre ainsi
sur l’action et plus encore sur les relations entre acteurs : la « véritable sociologie consiste à rompre
avec le point de vue des acteurs pour considérer des relations sociales » (Touraine A., 1974a : 245).
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Par sa sociologie, Alain Touraine est à la recherche des enjeux centraux qui animent la société et à
travers lesquels celle-ci se produit elle-même. Cet enjeu central, pris dans sa plus haute abstraction
théorique, s’incarne ensuite dans différents conflits et niveaux sociaux. Le sujet historique est celui
qui lutte au niveau le plus élevé, celui de l’historicité. Il n’est « ni une réalité empirique, ni une
réalité transcendantale, mais une notion sociologique dont la nature est telle que les acteurs
historiques ne peuvent ni jamais être identifiés à lui ni compris hors de leur relation à lui »
(Touraine A., 1965 : 170). Aucun acteur concret ne correspondra exactement à ce sujet historique,
mais c’est néanmoins en se référant à cette signification élevée que les acteurs concrets et les
pratiques sociales pourront être interprétés.
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Pour autant, l’historicité n’est pas l’unique niveau de l’action sociale. Concrètement, les acteurs
mêlent dans leurs actes et discours différents niveaux de signification que le sociologue tente de
démêler. Les revendications ouvrières peuvent ainsi porter sur une hausse de salaire, renvoyant
alors au niveau de l’organisation. Elles peuvent aussi viser à remettre en cause la place des
travailleurs dans les négociations sociales. Dans ce cas, elles renverront au second niveau, nommé
politique/institutionnel. Enfin, elles peuvent remettre en cause l’organisation sociale dans son
ensemble, lutter autour d’enjeux culturels, de transformations profondes de la société et pour le
contrôle du progrès et de la production. Dans ce dernier cas, la lutte est placée au niveau de
l’historicité et concerne l’ensemble de la société. On peut alors parler de « mouvement social » :
« Le propre d’un mouvement social est de ne pas être orienté vers des valeurs consciemment
exprimées. (…) Il se définit par l’affrontement d’intérêts opposés pour le contrôle des forces de
développement et du champ d’expérience historique d’une société. » (Touraine A., [1973], 1993 :
323).
3.3 - Les mouvements sociaux comme
approche générale de la société
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Alain Touraine ne réduit ainsi les mouvements sociaux ni à de simples actions stratégiques ni à des
processus de formation d’identité. Analytiquement, Touraine distingue trois principes des
mouvements sociaux : l’identité, l’opposition et la totalité. Le principe d’identité renvoie à la
définition de l’acteur par lui-même. Un mouvement social ne peut s’organiser que si cette définition
est consciente, mais la formation du mouvement précède largement cette conscience. C’est le conflit
qui constitue et organise l’acteur. Le principe d’opposition se réfère à cette capacité du mouvement
à nommer son adversaire. Un mouvement ne s’organise que s’il peut nommer son adversaire, mais
son action ne présuppose pas cette identification. C’est encore le conflit qui fait surgir l’adversaire
et forme la conscience des acteurs en présence. Les orientations communes de ces deux acteurs
renvoient au principe de totalité. Le mouvement social n’existe que lorsque le conflit se place au
niveau de l’historicité, du modèle culturel central de la société considérée. Le mouvement ouvrier
partageait ainsi avec les capitalistes les valeurs de l’industrialisme : la croyance dans le progrès,
l’idée du « one best way » ou l’importance de la production et de la productivité. Les deux
mouvements n’opposent nullement deux types entièrement différents de sociétés, mais deux
versions conflictuelles, opposées, du modèle industriel.
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Le conflit qui sépare deux mouvements n’établit pas une rupture radicale entre deux « ennemis »
qui cherchent à se détruire. Bien au contraire, les deux adversaires partagent des valeurs culturelles,
des enjeux et des orientations communes autour desquelles ils luttent. Le mouvement ouvrier
partage ainsi les valeurs de la société industrielle avec les capitalistes industriels, tout comme le
mouvement altermondialiste partage de nombreuses valeurs communes avec ses adversaires
néolibéraux. La mondialisation du mouvement, l’importance de la structure des réseaux dans son
organisation et celle des projets dans son engagement, l’usage intensif et efficace des nouvelles
technologies de la communication et l’individuation sont autant de valeurs et de pratiques partagées
par les altermondialistes et les multinationales de leurs adversaires néolibéraux. Elles renvoient à un
même « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski L., Chiapello E., 1999), aux valeurs centrales
d’une même société : la société « informationnelle » (Castells E., 1996).
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Alain Touraine considère l’étude des mouvements sociaux et celle de la société en général comme
indissociables. À travers l’étude des mouvements sociaux, son ambition est toujours de livrer un
diagnostic global de la société. Mettant en cause les enjeux et les valeurs centrales, les mouvements
sociaux sont en effet au cœur de la production et de la transformation de la société par elle-même.
Dès lors, « les mouvements sociaux ne se limitent pas à un objet particulier mais constituent un
regard général sur la vie sociale » (Touraine A., 1993 : 24 ; Touraine A., 1984). À travers le
mouvement ouvrier, c’est la société industrielle qu’il étudiait. À travers les nouveaux mouvements
sociaux, il cherche à comprendre le passage d’une société à l’autre et l’émergence, au-delà de la
persistance de l’ancien, d’une société « postindustrielle », qu’il a aussi nommée « programmée ».
Ses recherches centrées sur le Sujet depuis 1992 tentent également de pénétrer ce qui est au cœur de
cette « modernité tardive » que M. Castells a baptisé la société informationnelle. Ancien élève de
Touraine, ce dernier poursuit la démarche, notamment dans ses analyses de mouvements sociaux
(Castells E., 1999). Lorsqu’il étudie la révolte zapatiste au Chiapas (Mexique), c’est également la
démocratie dans la société mexicaine qu’il analyse ainsi que les prémisses d’une lutte contre le
néolibéralisme dans un mouvement qui deviendra plus tard l’une des sources majeures de
l’altermondialisme. Lorsqu’il développe ses analyses sur les fondamentalistes chrétiens, les milices
et les mouvements patriotes aux États-Unis, c’est un diagnostic d’une partie de la société
américaine qu’il nous livre. Rarement évoqués à l’époque, ces groupes fondamentalistes allaient
devenir quelques années plus tard la base électorale, mais aussi sociale, de l’Amérique de Georges
W. Bush.
3.4 - Nouveaux mouvements sociaux et société
postindustrielle
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Les deux premières décennies de la recherche sociologique d’Alain Touraine ont été consacrées à la
sociologie industrielle et au conflit central qui animait cette société. Le conflit du mouvement
ouvrier avec la classe dirigeante fut déterminant dans la production de cette société par elle-même
et le travail était alors au cœur de la vie sociale. Très tôt, Touraine a perçu un changement de
société. Les mouvements de 1968 étaient venus rompre l’ancienne séparation entre vie privée et vie
publique et s’inscrivaient dans les prémisses qui annonçaient une société nouvelle. Dès 1969,
Touraine consacre un livre à cette nouvelle société qui pointe et qu’il appelle également « la société
programmée ». Mais, dans cette nouvelle société, quels mouvements et quels enjeux allaient
occuper la place centrale qui fut celle du mouvement ouvrier, désormais en déclin ? Les quinze
années qui suivirent furent notamment consacrées par A. Touraine et son équipe à la recherche de
ces « nouveaux mouvements sociaux ».
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Il s’agissait de découvrir les enjeux nouveaux de cette société dans laquelle la centralité de la
culture, de l’éducation, de l’information et de la communication supplante progressivement celle de
la production des biens matériels qui était au cœur de la société industrielle. La domination ne se
joue plus exclusivement sur le lieu de travail, mais également dans des domaines tels que la
formation ou la consommation dans lesquels la manipulation culturelle des individus exerce une
influence croissante. Quels acteurs nouveaux mettraient en cause l’orientation générale du système
d’action historique, parvenant par là à donner un sens au passage d’un type de société à l’autre ?
Dans un système de production qui intègre l’information et la consommation plus étroitement
qu’auparavant, la nouvelle classe dirigeante que perçoit A. Touraine au cours des années 1970 est
celle des technocrates que viendront bousculer un certain nombre de mouvements. Les mouvements
étudiés seront dès lors ceux des étudiants, des régionalistes, des écologistes, des féministes, du
syndicat polonais Solidarnosc sans oublier une recherche consacrée au mouvement ouvrier en
déclin. Partout, l’équipe de sociologues recherchait des acteurs qui centreraient leurs luttes sur des
enjeux plus culturels et laisseraient entrevoir la production d’une société nouvelle. Pour chaque
étude, il s’agit de rechercher du mouvement social chez ces acteurs, de dégager le sens et les enjeux
qui renvoient à un mouvement social dans une série de luttes, en les démêlant des autres
significations que portent également les acteurs.
19
Pour y parvenir, A. Touraine met au point une méthode nouvelle : l’intervention sociologique. Il
s’agit d’une méthode lourde dont la réalisation complète demande la mobilisation d’une équipe de
chercheurs pendant près de deux années. Après une ample recherche préliminaire, plusieurs groupes
composés de militants du mouvement étudié sont organisés. Étalées sur une année, plusieurs
séances sont alors organisées visant alternativement à entraîner une réflexion du groupe sur le
mouvement et à le confronter avec différents acteurs avec lesquels le mouvement entretient des
relations : adversaires du mouvement, leaders militants, pouvoirs publics, syndicalistes… Les
chercheurs élaborent alors ce qu’ils considèrent comme l’hypothèse la plus favorable sur les
acteurs. Celle-ci sera ensuite exposée aux groupes en insistant sur la conviction des chercheurs que
la portée de l’action dépasse l’idée qu’en ont les acteurs eux-mêmes. Le groupe s’empare
généralement volontiers de cette interprétation qui accorde une signification importante aux actions
menées. Pour autant, la vérification de l’hypothèse ne s’opèrera que si elle est appropriée dans le
plus long terme par les acteurs et si la réflexion et l’action du groupe en sont renforcées. Dans le cas
contraire, les interprétations présentées par les chercheurs n’introduiront que des contradictions, des
illusions ainsi qu’une plus grande distance entre les propos et les actes réels.
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Une décennie de pratique de cette méthode exigeante pour l’étude des mouvements sociaux a laissé
pour résultat des analyses qui demeurent d’une grande actualité un quart de siècle plus tard, mais ce
travail acharné n’a pas permis de découvrir le mouvement social qui occupe aujourd’hui la place du
mouvement ouvrier. Utilisée d’abord dans les recherches consacrées aux nouveaux mouvements
sociaux, l’intervention sociologique a ensuite été mise en œuvre dans l’analyse d’objets variés : la
galère des jeunes banlieusards (Dubet F., 1984), le terrorisme (Wieviorka M., 1988), la sociologie
urbaine (Francq B., 2003 ; Zermeño S., 2005) en a conçu une version différente, dans laquelle cette
méthode est utilisée pour renforcer les comités de quartiers investis. À côté de l’activité de
recherche proprement dite, l’équipe de sociologues entend également contribuer à une
« densification sociale » qui passe notamment par une plus grande participation des citoyens et par
le développement des comités de quartiers.
3.5 - Modernité tardive et nouveau paradigme
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La société de la fin des années 1990 et des années 2000 n’est plus la société « programmée » des
années 1970 et 1980. L’individu y tient une place de plus en plus importante. L’épanouissement
personnel et « le souci de soi comme valeur centrale [sont] partout présents » (Touraine A.,
Khosrokhavar F., 2000 : 113), de même que la désaffiliation (Castel R., 1995), le déclin des
institutions (Dubet F., 2003) et des réseaux protecteurs pour un nombre croissant d’individus. Quant
à la technocratie étatique, dénoncée comme l’un des adversaires majeurs des mouvements sociaux –
voir en particulier les recherches sur le syndicat polonais Solidarnosc (1982) et le mouvement
antinucléaire (1980b) –, elle a nettement perdu de son poids sous l’impact de la dissolution du bloc
de l’Est et de la suprématie de l’idéologie et des politiques néolibérales. Suite à cette montée de
l’individuation, le concept de Sujet se développe dans la sociologie d’Alain Touraine et prend la
place centrale qu’occupaient auparavant les mouvements sociaux.
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La première étape de la réflexion de Touraine (1992) fut d’en retracer un historique philosophique
dans la modernité, caractérisée par un processus de rationalisation, mais aussi par une importance
croissante accordée au Sujet. La modernité est ainsi analysée non plus comme « le règne
impersonnel de la Raison contre les particularismes (…), mais au contraire comme une action de
plus en plus étendue de la société sur elle-même. » (Touraine A., 1992 : 507). C’est à partir du Sujet
qu’Alain Touraine se penche ensuite sur la démocratie en plaçant au cœur de ce régime la
reconnaissance des individus et des collectivités comme Sujet : la démocratie « les protège et les
encourage dans leur volonté de “vivre leur vie”, de donner une unité et un sens à leur expérience
vécue » (Touraine A., 1994 : 306). Trois ans plus tard, il abordera dans cette même perspective les
questions liées au multiculturalisme dans un important ouvrage qui synthétise sa pensée à cette
époque. Il infléchira ensuite ses réflexions vers un sujet plus personnel (Touraine A., Khosrokhavar
F., 2000) et soulignera l’épuisement des catégories économiques et sociales (classes sociales,
fonctions de la société, capital, PNB, emploi…) qui ne parviennent plus à lire le nouveau type de
société qui se construit. Il est dès lors nécessaire de construire un nouveau paradigme qui nous
permettra de comprendre ce monde (Touraine A., 2005). Après une période dominée par une pensée
politique du monde (la Révolution française…), puis, en Angleterre à partir du XVIIIe siècle, en
France à partir de 1848 par l’économique et le social [5][5] K. Marx est par exemple considéré
comme l’une des figures..., nous sommes entrés dans une période différente, où les droits culturels
et le Sujet sont centraux. Cela ne signifie en rien la disparition de l’Économique, pas plus que le
Politique n’avait disparu dans la révolution industrielle, mais c’est désormais au niveau culturel que
se jouent les enjeux majeurs et c’est en termes culturels que se pense essentiellement le monde
d’aujourd’hui : religion, sexualité, choc des civilisations, communications interculturelles,
épanouissement de soi, identités, mouvements culturels, droits culturels…
23
Une importante rupture s’est en effet produite, perceptible notamment par trois phénomènes qui ont
bouleversé notre conception du monde. La première d’entre elles fut la remise en cause de
l’idéologie du progrès. Désormais, la modernité ne peut plus être vue comme la marche en avant
plus ou moins triomphante des peuples et des nations sur les rails du progrès économique et
politique. L’un des résultats en fut une redéfinition de la problématique de la modernisation (en ce
compris le développement) à partir de paradigmes plus culturels (Poncelet M., 1994). R. Inglehart
(1977) a par ailleurs montré la place grandissante qu’occupent dans nos sociétés les « valeurs
postmatérialistes », parmi lesquelles figure notamment l’épanouissement individuel. La pensée d’A.
Touraine s’inscrit ainsi dans une évolution plus large qui a marqué les sciences sociales et la
philosophie politique [6][6] Le débat entre N. Fraser et A. Honneth (2003) autour... comme la vie de
bien des individus au cours des dernières décennies.
24
La globalisation est venue compléter cette rupture et l’épuisement des catégories sociales qui
s’étaient essentiellement construites dans le cadre des États-Nations (Beck U., 1997). Touraine
(1999) la définit comme une expression extrême du capitalisme auquel il attribue un sens proche de
celui de K. Polanyi (1983) en insistant sur l’autonomisation de l’économie du politique et du social.
Le monde économique fonctionne désormais à un niveau beaucoup plus élevé que toutes les forces
qui pourraient le contrôler et les seules institutions internationales fortes sont celles chargées du
maintien de la prédominance économique au niveau mondial. Dès lors, la société qui était définie
par l’intégration des diverses sphères de l’activité humaine, y compris l’économique, au sein d’une
collectivité territoriale est désormais éclatée.
25
Enfin, l’idée profondément moderne de la liberté créatrice marque également une rupture avec
l’époque où dominait la pensée sociale qui valorisait avant tout l’intégration dans la société,
l’intérêt général, les besoins et fonctions des systèmes sociaux. Désormais, ce sont les droits
culturels et le Sujet qui occupent le centre de la scène. Achevant son combat contre le
fonctionnalisme tout en portant au plus loin l’inflexion de sa sociologie vers l’individu et le culturel,
Touraine décrète dès lors la « fin de la société », mise en cause par la globalisation en haut et par
l’individuation et la subjectivité en bas. Ce ne sont plus la société et le social qui constituent le
critère de définition du Bien et du Mal, mais l’individu-Sujet dans sa liberté créatrice et en tant
qu’auteur de sa propre existence. Au point qu’« il nous est devenu difficile de croire que c’est en
s’intégrant dans la société, à ses normes et à ses lois que l’être humain devient un individu libre et
responsable » (Touraine A., 2005 : 130).
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C’est désormais au nom du Sujet et plus en celui de la société que sont créées de nouvelles
institutions et que les acteurs transforment les anciennes. Les éléments de droit qui permettent à
l’individu de se défendre contre l’État se multiplient. Si auparavant la fonction majeure conférée à
l’école était de socialiser des enfants en les transformant en membres responsables d’une société, à
la fois travailleurs et citoyens, il est aujourd’hui sans cesse réaffirmé que l’objectif premier de
l’enseignement est l’épanouissement des enfants (Dubet F., 2003). Que ce soit l’école, l’Église ou la
famille, « nous ne pensons plus que leur fonction est de socialiser les enfants. Nous sommes de plus
en plus convaincus qu’elles doivent être au service de la capacité des enfants (des individus) d’agir
comme un Sujet » (Touraine A., 2005). En d’autres termes, l’objectif de l’institution scolaire s’est
déplacé de la reproduction et du progrès de la société, vers le développement des sujets personnels
des enfants. Il en est de même dans l’institution hospitalière qui a déplacé son centre de la maladie
au malade, comme en atteste notamment le développement spectaculaire des soins palliatifs.
27
Nous sommes ainsi passés d’une modernité dominée par les hommes, tournée vers l’extérieur, la
conquête du monde et la domination à une culture tournée vers l’intérieur, vers la conscience et la
construction de soi vécue plus intensément par les femmes. Celles-ci se caractérisent notamment par
leur capacité à mener plusieurs tâches à la fois, refusant par exemple de choisir entre leur vie
personnelle et leur vie professionnelle. « Elles pensent et agissent en termes ambivalents, ceux qui
permettent de combiner et n’obligent pas à choisir. » (ibid. : 327-328). Nous sommes ainsi passés
d’un monde du choix et de la domination à un monde de l’ambivalence et de la recomposition. Les
femmes (mais aussi les mouvements indigènes) se distinguent par leur grande capacité à combiner
des éléments qui avaient été séparés pour que l’un domine l’autre : le public et le privé, le
particulier et l’universel, la vie privée et la vie professionnelle, le corps et l’esprit, le progrès et la
stabilité. Ce mouvement de recomposition de la vie sociale et de l’expérience personnelle constitue
pour Touraine (ibid. : 324) « le seul mouvement culturel susceptible d’insuffler à notre société une
nouvelle créativité ».
3.6 - La construction de Sujets comme enjeu
central
28
L’enjeu central de nos sociétés, la finalité principale des institutions comme des individus tient
désormais dans l’affirmation de la volonté pour chaque individu d’être un acteur, un Sujet capable
de se construire : « Ce que chacun de nous cherche, au milieu des événements où il est plongé, c’est
de construire sa vie individuelle, avec sa différence par rapport à tous les autres et sa capacité de
donner un sens général à chaque événement particulier. » (2005 : 172). Le rapport à soi devient dès
lors un élément central de l’expérience sociale. D’où la place de plus en plus importante occupée
par le rapport au corps et à la sexualité au sens large du terme. La « recherche de soi » acquiert une
importance fondamentale alors que le sujet, défini comme « la volonté de l’individu d’être acteur de
sa propre existence », devient le centre de l’analyse. Le Sujet se trouve ainsi dans le « caractère
créateur de l’agir humain » (Joas H., 1999), dans « la possibilité de se construire comme individu,
comme être singulier capable de formuler ses choix et donc de résister aux logiques dominantes,
qu’elles soient économiques, communautaires, technologiques ou autres. Le Sujet, c’est d’abord la
possibilité de se constituer soi-même comme principe de sens, de se poser en être libre et de
produire sa propre trajectoire. » (Wieviorka M., 2004 : 286).
29
Pour les individus, se constituer en Sujets, c’est construire leur propre existence, définir leurs choix
sans être subordonnés à des normes ou à des rôles prédéterminés (Wieviorka M., 1998 : 244). Le
Sujet se trouve ainsi dans le désir individuel de jouer une part active dans la formation de son
destin [7][7] On se rapproche ici de certains aspects de la volonté..., dans l’individu qui entend agir
sur le cours de sa vie. C’est par cette volonté que la société se produit par elle-même, mais aussi que
l’individu produit sa propre expérience (Dubet F., 1994 ; Wieviorka M., 2004 : 286). On peut
retrouver l’origine de certains traits majeurs de ce Sujet dans le romantisme. I.P. Sahni (2001) met
par exemple en exergue la place de la volonté d’agir, de la réalisation de soi, de l’arrachement, de
réflexivité, de responsabilité ou de participation à la vie moderne dans l’œuvre de J.W. Goethe.
Autant d’éléments centraux de la définition tourainienne du sujet.
30
Le rapport entre l’individu et le Sujet personnel renvoie à celui qui liait les luttes sociales et le
mouvement social. Le Sujet ne peut se confondre avec un acteur concret. Un individu n’est jamais
entièrement Sujet, pas plus qu’un acteur social ne peut s’identifier au sujet historique. Il n’existe ni
acteur complètement maître de ses actes, ni individu totalement clairvoyant. Le Sujet est l’une des
significations ? la plus haute ? que porte un individu et qu’il manifeste à travers ses actes. « Ce
Sujet, personne n’a jamais supposé qu’on pouvait le rencontrer dans l’expérience. » (Descombes V.,
2004 : 331). Pas davantage que le mouvement social, « le Sujet ne peut pas être perçu comme un
fait social, un objet empirique que l’on peut directement décrire et mesurer. C’est une activité des
individus et des groupes qui n’est jamais totalement identifiable à une pratique réelle. » (Touraine
A., 1995a : 9). Il s’agit dès lors pour le sociologue de rechercher parmi les multiples significations
des actions, celles qui renvoient au sujet.
31
Le Sujet ne peut pas davantage être acquis dans la mesure où il réside dans un travail, un effort, une
volonté qui mène à sa construction, à une logique d’acteur, à la création et à l’extension d’un espace
qui lui permet de se manifester. « Le Sujet se définit comme la capacité de se construire, comme
virtualité » (Wieviorka M., 2004 : 298). Le résultat demeure dès lors toujours provisoire et évolutif.
« Le Sujet n’est ni l’individu, ni le soi, mais le travail par lequel un individu se transforme en
acteur, c’est-à-dire en agent capable de transformer sa situation au lieu de la reproduire » (Touraine
A., 1992 : 476). Le Sujet dont il est ici question n’est pas un acteur transparent ou totalement
souverain, mais « un individu dans son effort pour devenir un acteur responsable » (Touraine A.,
2002 : 391). Cette construction n’est jamais achevée, mais toujours en cours. Il en découle que nul
individu ne peut être un Sujet, pas plus qu’une action collective ne peut être un mouvement social.
Par contre, l’effort que constitue le Sujet est présent à différents niveaux et sous des formes
multiples dans certains individus et dans certains mouvements.
32
Aujourd’hui, le Sujet se doit de mener une double lutte contre les forces qui risquent de l’absorber.
D’un côté, pèse sur lui la menace de la toute-puissance des marchés, des techniques et des grands
appareils technocratiques qui contrôlent et manipulent l’individu, de l’autre il risque d’être enfermé
dans les frontières closes des communautarismes [8][8] De nombreux autres auteurs insistent sur ce
point,.... Face à ces forces non sociales, se dresse une autre force également non sociale : celle du
Sujet. « Contre la communauté comme contre le marché se [fait] entendre l’appel à l’individu pour
lui-même, sa volonté d’être acteur. » (Touraine A., 1995a : 34).
33
L’identité et l’appartenance à une communauté ouverte peuvent être des ressources importantes
dans la lutte pour la reconnaissance et la dignité que mènent les sujets individuels et collectifs pour
autant que soit évité d’une part que l’identité constitue la seule raison d’être du mouvement et
d’autre part la soumission des demandes individuelles d’autonomie et de subjectivation aux
mouvements pour les droits d’un groupe. C’est ce que A. Touraine (1978 : 305) a appelé « le piège
de l’identité », en rappelant que lorsqu’elle est séparée du conflit et d’un enjeu, l’identité mène au
repli communautariste. C’est dans ce double dégagement de la toute-puissance des marchés et de
celle des communautés que se construit le sujet. Il réside dans l’effort pour sauvegarder et renforcer
son individualité qui est toujours en danger d’être détruite par ces forces.
34
Face aux marchés et aux communautés, le Sujet oppose la construction de soi dans son
individualité. C’est désormais au niveau du Sujet individuel que peut s’opérer la combinaison de
deux mondes qui, dans notre modernité, s’éloignent de plus en plus l’un de l’autre : celui de la
rationalité instrumentale et celui des identités. Ainsi l’individu-sujet cherche-t-il à « tracer son
chemin individuel, combiner sa participation au monde planétaire des techniques des marchés et de
la consommation avec la défense d’orientations culturelles reçues ou créées » (Touraine A.,
Khosrokhavar F., 2000 : 10).
3.7 - Trois formes d’individuation
35
La question de l’individuation est au cœur de la sociologie contemporaine. Touraine (2002)
distingue trois grandes perspectives à cet égard. La première est celle des « rationalistes » pour
lesquels le but et la signification de l’action résident dans la satisfaction de l’intérêt de l’acteur.
C’est par exemple la perspective adoptée par R. Boudon, mais aussi par K. Marx ou les théories de
la mobilisation des ressources. Ces derniers voient dans les mobilisations sociales des moyens qui
permettent aux acteurs de satisfaire certains intérêts et de bénéficier de rémunérations sous diverses
formes. Le sujet tourainien tient au contraire dans ce qu’il y a de non socialisé dans l’individu, ce
qui dépasse la rationalité et l’intérêt.
36
La seconde perspective est qualifiée d’« hédoniste ». Portée notamment par les théoriciens de la
postmodernité ou certains sociologues de l’École de Francfort, elle voit la jouissance comme
objectif ultime. Tout ordre social étant dissous, la société étant éclatée, il ne reste plus à l’individu
qu’à profiter de la vie. Mais cet individu ne peut être Sujet car il est en proie à diverses
manipulations (marketing, société de consommation…). Ce repli individualiste qui conduit à
estimer qu’il « ne reste plus que moi et mon temps libre », cette idée d’un bien-être de type
individualiste ne correspond en rien au Sujet et constitue au contraire une force capable d’absorber
et de détruire le Sujet. L’individuation du Sujet est en effet avant tout « une résistance de l’être
singulier contre la production de masse, la consommation de masse et la communication de masse
via les mass media. Nous ne pouvons nous opposer à cette invasion par des principes universels
mais avec la résistance de notre expérience singulière. » (2002).
37
Il y oppose une troisième forme qui voit l’individu devenir sa propre fin, porter en lui-même sa
propre légitimité. Le Sujet personnel est capable d’initiatives et de choix, « d’action autonome,
d’expériences personnelles authentiques et de création » (Touraine A., 1995a : 40). C’est en luimême qu’il fonde sa volonté d’être acteur. Comme le souligne M. Wieviorka (2004 : 304), « l’idée
de Sujet est indissociable de celles d’autofondation et d’autonomie, elle insiste sur la capacité
créatrice de l’homme, qui non seulement crée, mais se crée lui-même – par l’exercice de sa pensée
selon Hegel, par son travail selon Marx », mais aussi par sa résistance. Car, comme le soulignait G.
Deleuze dans une formule reprise comme titre d’un ouvrage par F. Aubenas et M. Benasayag
(2002), « Résister, c’est créer ».
38
Autonome, le Sujet est cependant au plus loin de l’égoïsme auquel pourrait le cantonner une analyse
utilitariste. Touraine ne conçoit l’individu que comme lié aux autres. Le défi qui se pose aujourd’hui
à la vie collective est de vivre ensemble, égaux et différents. Cette individuation du Sujet qui
combine participation à la société et identité, ouvre une piste qui permet de penser l’articulation
entre problèmes culturels et ceux de justice sociale (Touraine A., 1997a ; Fraser N., Honneth A.,
2003 ; Wieviorka M., 1996 et 2001 ; Martiniello M., 1997).
39
S’il souligne toutes les opportunités de construction de Sujets qui se dégagent aujourd’hui, A.
Touraine met également en garde contre les aspects négatifs de ces évolutions : en même temps
qu’elles libèrent de certaines appartenances et des règles imposées, elles mènent à une
désocialisation qui conduit à la destruction des liens sociaux, à la solitude et à la crise des identités.
Dans deux registres différents, la désaffiliation analysée par R. Castel (1995) et la fatigue d’être soi
d’A. Ehrenberg (1998) développent ces aspects. Avec l’individuation croissante, la « ruine de la
société » et la fin de la pensée sociale, le regard s’est déplacé vers l’individu. Celui-ci ne peut
trouver qu’en lui-même un pôle de stabilité dans cette modernité informationnelle où tout est
mouvement et flexibilité.
40
Au cours des dernières années, plusieurs sociologues de l’espace francophone ont entrepris de
repenser le lien social à partir d’une individuation croissante, aboutissant à des analyses
convergentes (de Singly F., 2003 ; Kaufman J.-C., 2003). Des questions similaires animent les
sociologues à travers le monde. N. Elias avait déjà consacré sa vie à cette quête. Dans les sciences
sociales allemandes et anglo-saxonnes, les concepts de human, personal ou social agency (voir par
exemple Sen A., 2002) reflètent des préoccupations similaires alors que dans ses théories de la
communication, J. Habermas ouvre également l’accès à une sphère émancipatoire de l’action. H.
Joas (1999) démontre par ailleurs toute l’importance du rôle joué par la thématique de la créativité
de l’agir humain dans la philosophie (essentiellement la philosophie de l’expression, la philosophie
de la vie et le pragmatisme) puis dans l’œuvre de quelques penseurs aux origines de la sociologie
(Weber, Marx, Durkheim) ainsi que dans celles de nombre de leurs successeurs.
3.8 - Limites et forces du paradigme culturel et
postsocial
41
Comme le soulignent Touraine (2005), Fraser et Honneth (2003) et Taylor (1992), les luttes
culturelles, en particulier celles centrées sur la reconnaissance, ont pris une importance croissante
au cours des dernières décennies. Les enjeux posés par les femmes, les indigènes et les minorités
culturelles ont ainsi marqué l’espace public depuis les années 1980. Cependant, simultanément,
s’est développée une globalisation extrême qui a engendré des problèmes liés au déclin des
protections sociales (désaffiliation) et de l’inégalité croissante de distribution des richesses, l’accès
aux ressources minimales de survie étant remis en cause pour près de la moitié de la population
mondiale au début du XXIe siècle. Et c’est également contre cette globalisation que se sont dressés
et construits de nouveaux acteurs.
42
S’il répond partiellement à une crise du paradigme social et des acteurs sociaux et politiques de la
société industrielle (syndicats, partis politiques, représentation politique…), ce paradigme culturel a
lui aussi ses limites. L’accent sur les luttes pour la reconnaissance eut pour résultat un décuplement
des politiques culturelles et sociales. Conjugué à la globalisation, l’ensemble des sphères de
l’économique, du social et du culturel se déliait. Loin de nier l’importance du culturel, les
recherches et analyses que nous avons menées à propos du mouvement altermondialiste, de
l’engagement des jeunes et des mouvements sociaux en Amérique latine nous poussent cependant à
considérer que certains enjeux majeurs continuent de se jouer au niveau du social (qui inclut
l’économique et les problèmes de redistribution). Certes, comme l’affirme Alain Touraine, notre
expérience n’est plus bouleversée par la société de masse uniquement dans le domaine de la
production, mais aussi au niveau de la consommation et la communication. Mais les problèmes de
distribution et de reconstruction du social contre la désaffiliation croissante sont loin d’avoir
disparu, que ce soit à l’échelle locale, nationale ou globale. Si le culturel apparaît comme une aire
privilégiée de réalisation du Sujet, les problèmes sociaux n’en demeurent pas moins et c’est
également dans ce domaine que se forment les sujets et les enjeux centraux de nos sociétés. C’est
dès lors vers un nouveau paradigme à la fois culturel et social (plutôt que postsocial) que nous
poussent nos analyses des acteurs sociaux contemporains. Touraine lui-même considère d’ailleurs
que l’émergence du paradigme culturel ne signifie en rien la disparition de l’Économique, pas plus
que le Politique n’avait disparu dans la révolution industrielle.
43
La réflexion d’Alain Touraine durant toutes ces années est marquée par un glissement progressif du
social vers le culturel et de l’acteur collectif vers le Sujet personnel. Pour autant, la dimension
sociale et l’action collective ne sont pas absentes de ses écrits récents et à l’inverse, la quête du
Sujet était déjà bien présente dans les ouvrages antérieurs d’Alain Touraine. La méthode de
l’intervention sociologique se caractérisait déjà « par cette volonté de découvrir le Sujet au fond de
l’individu » (Touraine A., 2005). La recherche des acteurs et des enjeux centraux n’a jamais cessé,
mais c’est désormais du côté de l’individu se construisant dans sa singularité qu’A. Touraine se
penche pour le trouver. Depuis le début de sa carrière, il a ainsi développé sa sociologie de l’action
et c’est aujourd’hui dans ce cadre qu’il poursuit ses réflexions sur le sujet, le changement de société
et la nécessité d’un nouveau paradigme pour la comprendre et garde un intérêt majeur pour
l’Amérique latine. Depuis plusieurs années, il manifeste un intérêt particulier pour l’étude des
femmes, davantage capables de recoudre les éléments aujourd’hui éclatés de notre monde et de nos
vies et c’est à elles que sera consacré son prochain ouvrage.
44
Autour d’Alain Touraine, un important groupe de sociologues se basent sur des éléments de sa
démarche pour poursuivre des recherches dans des domaines très divers : le mouvement
altermondialiste, la différence, la violence, le terrorisme ou le racisme (M. Wieviorka), les jeunes
des banlieues, l’école ou le déclin de l’institution (F. Dubet), les cultures et les mouvements
indigènes (Y. Le Bot), les malades et la mort (Ph. Bataille), la ville (B. Francq), la paternité (Ch.
Castelain-Meunier)… Si la tradition tourainienne reste également particulièrement vive en
Amérique latine, le centre de recherche d’A. Touraine penche aujourd’hui également davantage vers
le Proche et le Moyen-Orient, apportant des perspectives nouvelles à la vision du Sujet (Touraine
A., Khosrokhavar F., 2000) et des « modernités multiples » (Göle N., 1993).
45
Ce bref tour d’horizon de quelques éléments de la pensée d’Alain Touraine ne peut cependant se
conclure sans les conseils prodigués par le sociologue à une jeune étudiante et que B. Francq (2003)
synthétise de la manière suivante : « Ne pas rester en place, s’ouvrir au monde des autres, prendre
son sac à dos et ne pas hésiter à aller voir ailleurs, comparer les situations, ne jamais tomber dans le
traquenard d’une explication des conduites des acteurs par lesdites situations. ».
Notes
[1]
L’auteur tient à remercier Karine Renon pour son amabilité et son aide précieuse dans l’analyse de
la pensée d’Alain Touraine.
[2]
Des bibliographies récentes d’Alain Touraine et des membres de son centre de recherche sont
disponibles sur le site www.ehess.fr/cadis. Une liste des textes et ouvrages d’Alain Touraine
antérieurs à 1995 a par ailleurs été publiée dans le livre édité par F. Dubet et M. Wieviorka Penser
le sujet, Autour d’Alain Touraine.
[3]
En novembre et décembre 1995, la France fut paralysée par un immense mouvement de grève. Le
12 décembre, deux millions de personnes manifestent contre un projet de réforme de la sécurité
sociale. P. Bourdieu, alors professeur au Collège de France, s’implique résolument aux côtés des
grévistes alors que A. Touraine et ses principaux collaborateurs prennent leurs distances et signent
une pétition qui souligne la nécessité de certaines réformes suite aux transformations profondes qui
ont marqué la France depuis les années 1960. Ils voient essentiellement dans ces grèves un
mouvement de défense de catégories particulièrement protégées de la population (essentiellement
des fonctionnaires). Selon l’équipe d’Alain Touraine, loin d’en appeler à un projet et de porter les
enjeux au niveau de l’historicité, les grèves de 1995 sont restées principalement ancrées dans la
crise, témoignant « des difficultés qu’il y a en France, à se dégager de l’idéologie républicaine,
désormais au service de l’immobilisme » (Touraine A. et al., 1996, 296).
[4]
Conférence inaugurale du premier Congrès de l’Association Française de Sociologie, 27 février
2004.
[5]
K. Marx est par exemple considéré comme l’une des figures marquantes de ce passage.
[6]
Le débat entre N. Fraser et A. Honneth (2003) autour des concepts de reconnaissance et de
redistribution est particulièrement intéressant à cet égard.
[7]
On se rapproche ici de certains aspects de la volonté de pouvoir de Nietzsche (Mandalios J., 2003).
[8]
De nombreux autres auteurs insistent sur ce point, à commencer par M. Castells (1998-1999) et B.
Barber (1996) qui nommait ces tendances McWorld et Djihad.
Plan de l'article
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
3.1 - Plus d’un demi-siècle de réflexion sociologique
3.2 - Acteurs et historicité plutôt que système et reproduction
3.3 - Les mouvements sociaux comme approche générale de la société
3.4 - Nouveaux mouvements sociaux et société postindustrielle
3.5 - Modernité tardive et nouveau paradigme
3.6 - La construction de Sujets comme enjeu central
3.7 - Trois formes d’individuation
3.8 - Limites et forces du paradigme culturel et postsocial
Pour citer ce chapitre
Pleyers Geoffrey, « Chapitre 3. Sociologie de l'action et enjeux sociétaux chez Alain Touraine »,
Épistémologie de la sociologie, Bruxelles, De Boeck Supérieur , «Ouvertures sociologiques», 2008,
224 pages
URL : www.cairn.info/epistemologie-de-la-sociologie--9782804157081-page-69.htm.
DOI : 10.3917/dbu.jacqu.2008.02.0069.

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