deux printemps agités

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deux printemps agités
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ÉDITORIAL
DEUX PRINTEMPS
AGITÉS
L
a France et l'Allemagne vivent parallèlement des aventures qui, pour
une bonne part, sont les mêmes, ou tout au moins se ressemblent
beaucoup. Certes nous avons changé de gouvernement et la plupart
des observateurs pensent que M. Kohl n'en a pas fini de diriger l'Allemagne. Déjà, après Bismarck et Adenauer, il est le troisième chancelier pour
la longévité dans l'office. Mais les affaires qui préoccupent dans un incessant
va-et-vient les gens et les médias, sont, avec des variantes en quelque sorte
locales, très amplement les mêmes dans les deux pays.
Le chômage
En premier lieu le chômage qui s'installe et dont même les spécialistes les plus
assurés de leur science n'osent plus dire s'il est temporaire ou permanent, lié
à la nature même de nos économies en voie de changement. Les syndicats
français sont faibles et ne se lancent pas dans des batailles qu'ils n'ont guère
de chance de gagner. Mais le puissant syndicalisme allemand est lui aussi
profondément désorienté. Avec des cris trop perçants pour être tout à fait sincères, l'IG Metall et les patrons de la métallurgie d'Allemagne orientale ont
joué pendant quelques jours à « fais-moi peur », après quoi ils ont trouvé un
compromis qui en fait assouplit le mauvais accord signé l'an dernier. Celui-ci
infligeait aux entreprises des Nouveaux Länder une augmentation générale
et massive des salaires de plus de 25 % en un an. En fait le principe de la
convention collective et de la fidélité aux signatures données étant sauf, les
entreprises pourront négocier les accommodements dont elles ont besoin pour
survivre. Car les salariés eux aussi n'ont aucun intérêt, dans une région qui
compte plus de 30 % de chômeurs (de divers types) par rapport à sa population active, à ruiner les « donneurs de travail ». Pendant ce temps en France
se multiplient les accords où l'on troque le maintien des postes de travail
contre une réduction des salaires ou des avantages connexes.
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Le GATT et la désindustrialisation
On appréhende dans nos deux pays à la fois la désindustrialisation et la ruine
financière des systèmes de la sécurité sociale. La désindustrialisation (et son
corollaire la ruine de l'agriculture, au moins dans de nombreuses régions) sont
la conséquence de nos prix de revient, salaires élevés, durée du travail en
réduction, à la fois à la journée, à la semaine, à l'année et à la vie. Pour l'agriculture la « Politique commune » de la CEE l'a artificiellement consolidée par
des prix élevés nous plaçant ainsi dans des apories bloquées, car si nous
cédons aux exigences américaines nous ruinons ce qui a été peu sagement
construit depuis trente ans. Quant à la désindustrialisation elle est, et sera sans
cesse davantage, le produit du clivage des salaires : pour certaines industries
allemandes, il est moins cher de produire même aux États-Unis (sans parler
de l'Europe de l'Est ou de l'Asie du Sud-Est) qu'en Allemagne même. Nous
vivons tous au-dessus de nos moyens ; et ni l'Allemagne ni la France ne peuvent s'en tirer par une politique de renfermement sur soi – même si elles le voulaient ce qui n'est pas actuellement le cas pour l'Allemagne. Le colbertisme ne
fonctionne plus, et point non plus le système des droits de douane protectionnistes pratiqué par Bismarck et par Méline : l'interdépendance transcontinentale
et même mondiale a atteint des complexités telles qu'aucun pays important ne
peut plus se couper des autres tout à fait. Parler de préférence nationale, continentale ou européenne n'a plus beaucoup de sens : tout ce que nous pouvons,
et à condition de trouver une position européenne commune, c'est négocier des
accommodements partiels, avec l'Amérique et avec le Japon et avec les pays
en voie de développement ou de sous-développement (ce sont souvent les
mêmes). Et ces accommodements impliquent des sacrifices, et par conséquent
à leur tour des réductions de revenus. Mais de telles réductions entraînent
ensuite des baisses sur le plan de la consommation. On entre ainsi dans un
cercle vicieux. L'Allemagne, après 1933, s'en est tirée par la dictature et le réarmement, solution provisoire et qui conduisit inévitablement à la catastrophe.
Grâce à Dieu nous n'en sommes pas là, mais c'est en regardant les avenirs
que nous nous préparons qu'il faut aussi trouver une fin positive au débat sur
le GATT, qui en France et entre la France et l'Allemagne, se déroule dans des
conditions peu satisfaisantes. Renégocier est possible et nécessaire, et aussi
possible que nécessaire. Globaliser la négociation est une approche qui s'impose. Mais continuer à évoquer le « véto » français dont on avait imprudemment parlé à l'automne dernier, ne pourrait aboutir qu'à des déceptions qui à
leur tour risqueraient de produire des émotions absurdes. Il faut dessiner les
étapes de la transformation de notre monde rural et en prévoir le financement,
à l'intérieur de notre économie et dans le cadre européen où aucun pays ne
vit plus à l'heure de l'expansion et de l'abondance. Avec rigueur et sans démagogie. Dans cette affaire les nouveaux ministres de l'Agriculture de nos deux
pays, qui sont des hommes d'expérience agricole et rurale, devraient pouvoir
contribuer à définir des politiques raisonnables.
En Allemagne le grand débat social sur la Pflegeversicherung, l'assurance
assistance aux personnes impotentes, au lieu de déboucher sur la nécessaire
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réduction des dépenses sociales entraînerait, si le projet du ministre Blüm est
définitivement adopté (voir Documents, N° 4-5/1992, p. 114), un énorme gonflement de ces frais. Or, comme en France, le système de l'aide, de l'assistance
et de l'assurance sociales est massivement déficitaire et appelle des limitations
dramatiques que personne pour l'instant n'est préparé à subir. Il en va de même
des retraites : la pyramide des âges ne cesse de se détériorer : 6 % de personnes de plus de soixante ans en Allemagne en 1800, 35 % en 1993. Un tiers
de « singles » dans la population urbaine. Or, comme dit le chancelier Kohl, les
« singles » ne se reproduisent guère. Qui va payer leur retraite dans quarante
ans ?
L'immigration
Autre grand sujet de préoccupation populaire et médiatique dans nos deux pays
(et aussi ailleurs, mais c'est de la France et de l'Allemagne que dépendent les
orientations européennes) : le complexe immigration, droit d'asile, nationalité.
On en débat dans les deux pays, avec acharnement. La France vient d'introduire une forte dose de jus sanguinis dans notre système d'accès à la citoyenneté française. L'Allemagne commence à introduire du jus solis dans le sien.
Nous faisons de grands efforts pour lutter contre l'immigration clandestine. Mais
nos chiffres sont dérisoires à côté de ceux de l'Allemagne : 420.000 demandeurs d'asile politique en 1992 (et 30 % d'augmentation en 1993), et au moins
180.000 clandestins. La France a déclaré que les textes de Schengen sont
inapplicables dans la situation actuelle. L'Allemagne vient de conclure un
accord avec la Pologne pour aider celle-ci à rendre sa frontière orientale plus
imperméable et à reprendre les clandestins qui arrivent en Allemagne venant
du territoire polonais. Des accords du même genre sont en voie de négociation
avec la République tchèque et (plus difficilement) avec l'Autriche. Les voisins
orientaux de l'Allemagne, Pologne, Tchéquie, Slovaquie, Autriche, Hongrie,
négocient entre eux sur le même thème. Nous avons les mêmes problèmes
avec l'Espagne et l'Italie, voire avec la Grèce. A moyen terme tous ces dossiers
imposeront comme ceux de la désindustrialisation et du chômage, des solutions
européennes, même si certains esprits font semblant de croire et croient même
sincèrement que ces affaires peuvent aboutir à des solutions dans le cadre des
indépendances nationales, de moins en moins réelles.
La Bosnie, l'OTAN et l'ONU
La Bosnie nous empêche de dormir et d'aller la conscience tranquille, jouir des
prochaines vacances. La France y est à la fois trop engagée et pas assez.
L'Allemagne presque point, mais inévitablement contrainte à avancer sur la
voie de l'engagement. Tout le contexte de nos rapports intra-européens et
transatlantiques est de la sorte évoqué. A quoi servira désormais l'OTAN, seul
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cadre avec l'UEO qui implique impérieusement l'Allemagne ? L'Allemagne participante plénière aux interventions de l'ONU ? Sans doute demain et au plus
tard après-demain, mais la question de sa place de membre permanent au
Conseil de Sécurité ne s'en posera que davantage. Demande compréhensible
mais en fait et pour longtemps irréalisable, car elle entraînerait avec celle du
Japon l'accession de l'Inde dont personne ne veut. Mais la France et l'Angleterre pour autant ne se seront toujours pas résolues à associer pleinement l'Allemagne à la gestion de leurs sièges de permanents à véto. Il serait sage pour
Paris de sauter dans cette affaire par-dessus son ombre.
L'Ostpolitik européenne
Parmi les sujets majeurs de préoccupation de ces printemps parallèles figurent
évidemment les relations avec les pays successeurs de l'ex-monarchie stalinienne, de l'ex-URSS. Problème majeur, ou problèmes majeurs, parce qu'ils
concernent à la fois l'aide à la Russie et le rôle de grande puissance que ce
pays continue à jouer partiellement au milieu de ses couacs et de ses catastrophes, et ce qu'il faut faire pour et avec les autres pays qui s'échelonnent de
l'Albanie à l'Estonie. A Paris l'on reste, depuis De Gaulle en passant par M. Mitterrand et jusqu'à M. Balladur, rêveusement attaché à l'idée d'équilibre qui en
1989 inspira encore un curieux voyage à Kiev. L'on se demande qui ou quoi
il convient d'équilibrer aujourd'hui et avec qui ? Ces imaginations avaient produit la curieuse Conférence de Prague en 1991, elles déplient aujourd'hui leur
feuillage autour de la Conférence pan-européenne du Conseil de l'Europe qui
pourrait se tenir à Vienne bientôt. Après tout, si l'on y discute sérieusement
de ce qui relève réellement du Conseil de l'Europe, du droit des minorités, des
droits de l'Homme et de la vie culturelle, une telle rencontre pourrait produire
du sens. Mais il faut certainement aussi apporter à ceux qui sont les plus
proches de nous sur le plan géographique, par le sérieux de leur développement démocratique et par leur progression économique, c'est-à-dire aux États
de l'Entente de Visegrad, des signes tangibles de notre prédilection. Sous la
forme par exemple de réunions du Conseil européen des Chefs d'État et de
Gouvernement, avec les quatre de Visegrad. Sur ce plan aussi, à propos de
ce dossier, la France et l'Allemagne doivent se mettre d'accord, en tenant
compte des préférences essentielles de chacune, pour indiquer aux autres
parties prenantes une voie déjà largement déblayée.
Les scandales
Le général de Gaulle conseillait à ses ministres de ne pas aller dîner en ville.
C'est un conseil que beaucoup de membres de la classe politique ont ignoré
ou méprisé dans nos deux pays. La perte de la confiance dans la prospérité
et dans la solidité de la protection sociale s'accompagne ainsi d'une méfiance
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massive envers le personnel politique. La tragédie de l'ancien Premier ministre
français ne réduira pas au silence ceux qui dénoncent tel maire d'une très
grande ville ou tel ministre bénéficiaire d'une courte prescription, sans parler
d'autres qui appartenaient à d'autres gouvernements et à l'autre couleur. Les
démissions en Allemagne de deux ministres-présidents et non des moindres,
l'un chef du principal parti d'opposition et l'autre du Land le plus solidement
fédéraliste, la démission d'un ministre fédéral qui, s'il a un peu trop tiré sur les
avantages secondaires, fut quand même pour le côté Est le négociateur du
traité d'unification (et une dame ministre SPD en Hesse a dû prendre le même
chemin), tous ces cas ont ou auront de grandes conséquences politiques. L'affaire ou les affaires de M. Streibl peuvent nuire sérieusement aux positions de
la CSU aux élections européennes et même pour l'élection au Bundestag, et
le SPD mettra du temps à faire oublier aux électeurs le départ précipité de
M. Engholm. Quant aux Libéraux ils n'ont pas encore tout à fait « digéré » les
curieuses pratiques de leur ancien ministre de l'Économie, M. Möllemann. Et
que dire du chef du plus grand syndicat du monde qui utilise ses « économies »
(un million de DM, plus que trois fois la « brique » du pauvre Bérégovoy) pour
spéculer sur les actions Mercedes, alors qu'il est membre du Conseil de Surveillance de la grande firme automobile, au titre de son syndicat ? Tous ces
scandales rendent de plus en plus impérieuse l'exigence de moralisation de
la vie politique. En France comme en Allemagne il faudra se rappeler que les
politiques doivent être aussi vertueux que leurs électeurs (ou si possible encore plus vertueux).
Tout ce qui vient d'être trop rapidement évoqué dans cet éditorial montre que
la coopération franco-allemande est à la fois plus nécessaire et plus réelle que
jamais. Fallait-il vraiment le rappeler ? Faut-il encore le démontrer ?
Joseph Rovan
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