Thomas Schweizer Muster Socialer Ordnung.
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Thomas Schweizer Muster Socialer Ordnung.
—————————————————————————————— Thomas Schweizer Muster Socialer Ordnung. Netzwerkanalyse als Fundament der Socialethnologie Berlin, Dietrich Reimer Verlag, 1996, 306 p., annexe, bibl., pi. Thomas Schweizer & Douglas R. White Kinship, Networks and Exchange Cambridge, Cambridge University Press, 1998.X + 337 p. index, tabl., graph. (« Structural Analysis in the Social Sciences » 12). Ces deux ouvrages traitent en fait de la même chose, mais de manière différente. Alors que le premier est un exposé systèmatique situant la théorie des réseaux dans 1'histoire générale de 1'ethnologie, le second est un recueil de textes qui appliquent cette théorie ou s'en inspirent plus ou moins. Les deux auteurs appartiennent à la génération qui a développé la théorie des réseaux, et Douglas White peut même être considéré comme un véritable pionnier en la matière. Le livre de Thomas Schweizer se compose de deux parties. D'une part, une présentation raisonnée et critique des différences écoles qui ont marque 1'histoire de 1'ethnologie ; d'autre part, un exposé de ce qui constitue 1'objet et surtout la méthode de la théorie des réseaux sociaux. Toutes deux témoignent d'un admirable sens pédagogique, aussi bien la première qui, de manière claire et pondérée, dresse un tableau vivant et chronologique de 1'histoire de la discipline, que la seconde qui, a travers des exemples parfaitement choisis, informe le lecteur sur les aspects techniques de la théorie des réseaux sans entrer dans la description de 1'arriere-plan mathematique de la théorie des graphes. Ce dernier choix est judicieux car la théorie des graphes supposerait un ouvrage à elle seule. II est toutefois difficile de s'en passer cornpletèment et, du reste, 1'auteur y a recours lorsqu'il est amené a définir, par exemple, ce qu'est une « clique » ou un « point de rupture » (cut-point). La première partie consacre deux longs chapitres a la théorie interprétative (essen- tiellement à travers 1'oeuvre de Clifford Geertz) et au postmodernisme. Sans se départir d'un ton de grande équanimité, 1'auteur ne cache pas ses réticences, mais au lieu d'en faire étalage sous forme de profession de foi, il démontre a travers des cas concrets ce que la théorie des graphes peut faire de mieux, voire de beaucoup mieux, que les points de vue en question. On en citera deux: celui de 1'evolution de la hierarchie sociale et des positions de pouvoir dans un village de Chine populaire, ou la disposition sur plusieurs graphes successifs des acteurs concernes fait émerger des déterminants non évidents des positions de pouvoir ; celui, ensuite, qui porte sur le réexamen d'un rituel d'échange chez les !Kung, ou la théorie des réseaux permet de montrer que cet échange n’est nullement égalitaire, comme on pouvait le croire. On ne peut que saluer cette saine méthode de réfutation. On ne saurait cependant cacher que 1'exposé, pour le moins succinct, du structuralisme est irritant, car il participe d'une illusion de perspective: dire que 1'anthropologie interprétative a succède au structuralisme n'est pas du tout la même chose que de dire que la théorie quantique a succédé a la théorie de la relativité, car cette dernière proposition implique 1'idee de réfutation. Or, il est clair que 1'anthropologie interprétative n'a pas réfute le structuralisme, pas plus que le postmodernisme n'a réfuté quoi que ce soit. Une succession chronologique ne peut être assimilée, dans les sciences humaines, a un progrès épistémologique; on peut le regretter, on ne peut 1'ignorer. Cette réserve faite, le texte est, redisons-le, remarquable. La meilleure part du livre réside néanmoins dans la présentation de la théorie des réseaux, c'est-à-dire du point de vue qui tente d'allier 1'investigation systématique des propriétés formelles des liens noues entre des individus ou des institutions, et les stratégies des acteurs. La fusion des deux perspectives est inscrite, pour Thomas Schweitzer, dans 1'expression Sozialethnologie, laquelle est malheureusement intraduisible, puisque « socio-anthropologie» désigne en français tout autre chose. L’ouvrage rappelle fort opportunement que la théorie des réseaux trouve son origine chez deux grands ancêtre, Elizabeth Bott, dont on se souvient qu'elle avait établi un lien entre la nature plus ou moins connectée des réseaux de relation d'un couple et la conception de la division des caches domestiques au sein de ce couple (les autres variables ne jouant aucun rôle), et surtout M. Granovetter qui, dans un article au titre saisissant, «La force des liens faibles », avait montre 1'importance des connexions lâches dans les circonstances cruciales de la vie sociale, comme la recherche d'un emploi. Ce livre est tout a la fois un manuel et plus qu'un manuel, car ce qu'il décrit, ce n'est pas le passe d'une discipline, mais, bien au contraire, ce qui constitue sans doute sa meilleure et peut-être sa seule voie d'avenir. Merveilleusement stimulant, il laisse sur une demi frustration : il est évident, en effet, que les méthodes et les points de vue présentes supposent 1'usage d'outils informatiques que le lecteur ne possède pas. Toutefois, un appendice fort utile lui fournit les noms des logiciels intéressants (il y en a trois), les adresses aux USA ou on peut se les procurer et même le prix qu'ils coûtent, moins de 500 F pour les étudiants et pas beaucoup plus pour les enseignants ; a peine plus cher, en somme, que quelques ouvrages postmodernes qui '. ne servent a rien. II est navrant que le livre ] de Thomas Schweitzer n'ait été traduit ni en anglais ni en français, car il est essentiel pour 1'avenir. Kinship, Networks and Exchange, dont Thomas Schweizer et Douglas White sont les coéditeurs, propose une autre manière, moins pédagogique mais plus diversifiée, d'aborder la thématique des réseaux sociaux. Les deux présentateurs du livre rappellent que 1'objeciif poursuivi par 1'analyse des réseaux n'est pas seulement de situer 1'action sociale dans son cadre relationnel, mais d'envisager les processus d'échange a travers tous les phénomènes de flux mettant en jeu aussi bien les ressources locales que les positions des acteurs dans un processus d'interaction. La première partie rassemble essentiellement des travaux qui traitent des rapports entre la parenté, d'une part, 1'economie et la propriété, de 1'autre. Dans un chapitre ponant sur les stratégies d'accumulation et de transmission des biens en Croatie, Bojka Milicic montre qu'au-delà d'une ethnographie classique la reconstitution des arbres généalogiques au moyen de la théorie des graphes permet d'identifier plus clairement les stratégies C'est toutefois dans 1'article écrit conjointement par les deux éditeurs que 1'utilite de la théorie des graphes et de ses applications informatiques est la plus evidente. La grande innovation de Douglas White est en effet d'offrir un véritable outil a 1'erhnologie : un logiciel (et peut-être une famille de logiciels) qui, en simplifiant les diagrammes habituels (un couple étant assimile a un point - sommet dans la théorie des graphes - et les liens de filiation a des traits - arêtes dans la théorie des graphes), rend visibles les propriétés formelles d'un réseau. Dans cet article, dont la base ethnographique consiste en données recueillies a Java, 1'auteur fait voir comment des acteurs, qui partagent des liens de filiation et d'alliance, sont en fait insérés dans des structures différenciées ou 1'heritage de la terre, les activités rituelles et les spécialisations professionnelles apparaissent comme des flux circulant a 1'inte- rieur même du réseau qui, en quelque , sorte, les conditionne. L'un des chapitres les plus surprenants est sans doute celui que Douglas White et Michael Houseman consacrent a une étude de Pul Eliya à partir des matériaux mêmes d'Edmund Leach tels que celui-ci les publia en 1968. Ce remarquable ouvrage avait en effet, entre autres mérites, celui de restituer la quasi-totalité des données d'enquête; d'ou la tentation de les réexaminer au moyen du logiciel PGRAPH. Se révèle alors ce que Leach n’avait pas vu, et ne pouvait pas voir faute d'outil approprie, a. savoir que les mariages répondaient en rait a une logique peu visible que les auteurs appellent « divideness » ou encore « sidedness >>: le réseau matrimonial apparaît bipartite, les mariages des parents et ceux des enfants se trouvant dans deux j ensembles distincts (qui ne sont aucunement des moities). Cependant, si 1'usage de 1'outil informatique montre que « quelque chose» existe qui confère une régularité aux mariages, ce << quelque chose» - le << sidedness » du diagramme - est difficile a traduire en termes sociologiques ou psychologiques. Un remarquable article de Robert Barnes conclut cette partie, mais il s'inscrit dans une ethnologie très classique, excellente du reste. I La deuxième partie porte sur 1'insertion de 1'individu dans des structures de parenté et d'échange, et reprend le problème déjà ancien des relations entre idéaux et pratiques. II faut admettre qu'après les innovations du début, ces textes déçcoivent un peu et surtout n'apportent rien de vraiment nouveau. Monika Bock se livre a une longue discussion assez absconse ou elle se demande une fois encore pourquoi les gens ne font pas ce qu'ils disent; le recours aux outils de la théorie des graphes pour formaliser le modèle culturel considère ne contribue pas vraiment a le simplifier. Dans un chapitre consacre aux relations échange chez les Pokot du Kenya, Michael Bollig examine les contraintes institutionnelles (principalement la parente) qui conditionnent les relations person- nelles; il décèle 1'existence de réseaux échange étendus et diversifies et démontre même que la constitution de ces réseaux repose sur une stratégie de la diversification. A propos d'une communauté pastorale des Andes, Barbara Gobel aborde une question assez semblable de manière intéressante, mais sans faire usage, ou peu, de la problématique des réseaux La troisième partie s'attaque a la question des prestations matrimoniales. On trouve là encore des articles remarquables, mais dont le lien avec la théorie des réseaux est incertain, voire évanescent. Tel est le cas du texte de Duran Bell qui dresse un bilan de 1'analyse des prestations matrimoniales, bilan bien documente et imaginatif, mais qui perd un peu le point de vue du système a. force de privilégier celui de 1'acteur. Aparna Rao étudie les prestations matrimoniales au Cachemire et avance 1'hypothese selon laquelle il s'agit de stratégies de différenciation sociale au sein de sociétés stratifiées ; une fois encore, le texte est interessant, mais son lien avec le thème central du livre semble assez tenu. On peut en dire autant de 1'article qui clôt cette section et qui traite des échanges matrimoniaux a Flores (Stefan Dietrich). Fort heureusement, la quatrième et derniere partie nous ramène au cœur du sujet. Dans un merveilleux article, bref et créatif. Per Hage et Frank Harary appliquent le problème, classique en théorie des graphes, du << minimum spanning tree » a une question de diplomatie insulaire. II s'agit de trouver un algorithme pour identifier le chemin le plus court ou le plus economique possible entre des points connectes : la méthode de résolution (souvent appliquée a la tournée d'un facteur, par exemple) permet de répondre de manière simple a une question ethnographique, a savoir celle de la situation de domination d'une île dans une coalition. L’article de Franklin E. Tjon Sie Fat, qui réexamine des structures échange symetriques a la lumière de la théorie des groupes et de la notion d'automorphisme, est malheureusement beaucoup trop concis et même trop « abrupt » pour être accessible. Enfin, Polly Wiessner et Akii Tumu proposent une très intéressante analyse d'un échange cérémoniel de grande ampleur en Nouvelle-Guinée, ou 1'on voit comment terrains innovations (introduction de la patate douce) et de nombreux bouleversements (dont des phénomènes migratoires) ont abouti a deux formes échange ceremoniels; là aussi, cependant, 1'interet de 1'anicle ne doit que très peu a la théorie des réseaux On a le sentiment, en refermant le livre, que les éditeurs ont voulu associer a sa réalisation le plus grand nombre possible de chercheurs travaillant sur le thème des réseaux échange au sens le plus large, quitte à introduire de temps à autre quelques articles plus spécialement inspires par la théorie des graphes. II en résulte un ouvrage interessant mais disparate, et dont 1'identke se perd un peu. Est-ce de 1'utilisation d'outils dérivés de la théorie des graphes et appliques aux questions anthropologiques qu'il s'agit ? Ou bien de la question générale de la nature des cycles échange et de réciprocité ? Des deux, en fait, mats successivement. Sans doute y avait-il matière a faire deux livres. Sous certains de ses aspects cependant, ce volume présente un complément utile a celui de Thomas Schweizer présenté plus haut. Georges Augustins