Haïti - Air France

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Haïti - Air France
Haïti
La lecon de vie
Trois ans après le tremblement de terre,
les enfants de Port-au-Prince croient plus
que jamais en leur avenir dans l’école
P h o t o s C a p u c i n e G R ANIE R - D E F E R R E
Luknise, 15 ans,
sur le chemin de l’école
Carius-Lhérisson,
réhabilitée par la
Fondation de France,
Lagardère Entertainment,
la fondation Air France,
le groupe Generali et
Paris Match.
L’espoir, c’est cet uniforme.
­Luknise vit dans un des bidonvilles les plus dangereux de Portau-Prince. Mais elle fait attention
à ce que sa tenue soit irréprochable pour aller à
l’école. Sa mère est morte, elle vient de déposer son
frère de 4 ans à la garderie. Quand elle se réveille à
l’aube, elle commence par remplir sa part des tâches
ménagères. Ensuite peut ­débuter sa vie d’écolière,
des nœuds dans les cheveux, et un casse-croûte
dans son cartable, Luknise croit en l’école. L’aide des
Français lui permettra peut-être de réaliser ses rêves.
Son histoire est une goutte d’eau dans le drame
d’Haïti mais de celles qui font croître les fleurs.
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Luknise apprend sa leçon
de sciences naturelles par cœur et
dans la bonne humeur.
Cette salle de classe, couverte
par un polycarbonate ondulé, a été
installée dans un couloir.
Filles à gauche, garçons à
droite. Sur le tableau, une date :
lundi 4 mars 2013.
Dans la ville encore
en reconstruction, Leur
futur passe par
les salles de classe
Les dix commandements
de la bibliothèque. Le premier :
ne pas déchirer les livres.
PARIS MATC H DU 1 6 au 22 ma i 2013
Au cœur du désastre, l’école est une bulle, un
monde à part qui fait illusion depuis sa réouverture il y a deux ans. Les fillettes portent des
nœuds immaculés. Mais les 17 classes étant surchargées, on pratique les trois-huit, les élèves arrivés à 8 heures cèdent leur place à une deuxième
vague à 12 h 30 qui, elle-même, s’effacera devant
les adultes inscrits au cours d’alphabétisation. Les
manuels scolaires sont offerts par l’ambassade
de France. L’institutrice règne pendant quatre
heures sur une troupe qui a souvent le ventre
vide. La cantine est fermée faute de subventions.
Dehors, les élèves modèles savent ce qui les
­attend, l’enfer de la rue, la vérité de leur quo­
tidien, entre coulées de boue et guerre des gangs.
pa r i s m a t c h .c o m
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Avant d’enfiler
l’uniforme qui en
fera une femme
libre, Luknise puise
l’eau à l’ancienne
Le câble sert à étendre le linge comme à
descendre un seau dans le réservoir installé devant
la maison familiale, un luxe à Port-au-Prince.
La sœur aînée, Michelène,
21 ans, lui tresse des nattes
pour aller à l’école.
Luknise entre sa cousine
et son père, Lukner, vendeur
de livres et prêtre vaudou.
Le jour se lève sur Martissant, un des pires quartiers de Port-au-Prince, et Luknise travaille déjà.
La maison de la famille Mandena est l’une des
rares qui possède un puits individuel et un
­raccordement à l’électricité. Presque un signe de
­richesse. Et pourtant, dans ce deux-pièces de
16 
mètres carrés s’entassent 14 personnes.
Quand Luknise en a fini avec le ménage, elle se
métamorphose. Il lui faudra une heure pour se
coiffer, s’habiller, devenir une écolière comme
les autres qui marchera par des ruelles infâmes
jonchées d’ordures qui attirent les cochons noirs.
La nuit, ce sont les gangs de jeunes dealers qui
deviennent les maîtres des lieux. Ils trafiquent
pour le compte des cartels latino-américains. Les
fusillades font régulièrement des morts. Luknise
tente de faire comme s’ils n’existaient pas. Après
le séisme de 2010, les promesses de dons avaient
afflué. On annonçait des sommes énormes pour
arracher l’île à la misère. Elles se sont évaporées.
6 h 30 le matin.
Luknise et son frère, Junior.
Trois quarts d’heure
de marche les attendent.
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pa r i s m a t c h .c o m
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Faute d’argent de l’Onu, la cantine
de l’école est fermée et certains élèves,
le ventre vide, restent chez eux
C
D e n o t r e e n v o y é s p é c i a l e n H a ï t i A l fr e d d e M o n t e s q u i o u
haque matin, vers 6 heures, Luknise rassemble ses biens les plus précieux : une paire
de chaussures, des socquettes blanches, une
jupe plissée et une chemise verte à carreaux.
Le jour est à peine levé. La jeune fille de
15 ans a déjà passé près d’une heure à puiser l’eau avant de faire le ménage dans la
maison. Elle ne se change qu’au d
­ ernier moment. L’uniforme
de son école représente un énorme budget pour sa famille :
elle ne peut pas se permettre de le négliger. Il symbolise l’espoir d’échapper à la misère quelques heures par jour pour
­apprendre à lire, écrire et compter, peut-être accéder à un
travail salarié, à une vie meilleure.
On grandit vite dans les quartiers pauvres de Port-auPrince. A l’âge de Luknise, certaines de ses amies sont déjà
enceintes, ou mères. Luknise, elle, semble redevenir une ­petite
fille lorsqu’elle endosse sa tenue d’écolière. Son regard timide
s’éclaire, son sourire fait gonfler ses joues rondes. L’habit protecteur lui permet de grappiller encore quelques années avant
d’être happée par la vie… Dernière touche de minuscule
­coquetterie avant de partir : ses nattes. Sa grande sœur les lui
tresse et les attache avec des nœuds à froufrous. A 21 ans, son
aînée est déjà maman célibataire d’un petit garçon, ­Daniel,
assis à moitié nu dans la poussière du logis. Pour cette jeune
mère, c’est déjà fini. Elle observe avec mélancolie les plus
jeunes qui s’apprêtent à partir sous les premiers rayons du
soleil des Caraïbes. Luknise entraîne Anchise, sa sœur de
12 ans, et Hervé, son grand frère. Elle prend par la main le
petit dernier, Junior, 4 ans, qu’elle va déposer en chemin à
l’école maternelle. « Quand le chemin est mauvais, j’accompagne les petits pour descendre la colline », explique Lukner
Mandena, le père de famille. Parfois, son inquiétude a pour
cause les ouragans qui s’abattent sur Haïti, déclenchant des
coulées de boue mortelles sur le flanc des coteaux. Mais, le plus
souvent, l’anxiété de Lukner n’a rien à voir avec la météo : la
guerre des gangs a fait, ces derniers mois, plus de cinquante
morts dans son quartier.
Veuf et père de six enfants, Lukner a épousé Antoinise,
elle-même veuve avec quatre enfants. Il n’a pas d’emploi fixe
mais vivote en vendant dans les rues des cahiers, des stylos
et des livres. Le soir, il est aussi hougan, ou prêtre vaudou,
et l’argent que lui donnent les fidèles lui permet de nourrir sa famille.
A l’échelle du quartier, les Mandena seraient presque
aisés. Leur cahute en parpaing compte deux pièces. Soit
16 mètres carrés pour quatorze personnes. Ça suffit pour caser
un grand lit dans la chambre qui sert aux filles, et une table
dans l’autre petite salle où dorment les garçons. Hormis une
image pieuse sur le mur, aucun autre mobilier. Les habits de
toute la famille s’entassent dans un chariot de supermarché
qui sert de placard collectif. La maisonnette a sa propre citerne
pour recueillir l’eau de pluie et, luxe rare, dispose d’un raccord
électrique permettant d’avoir un peu de courant de temps en
temps. « On ne se plaint pas, explique Antoinise. La vie est
dure, mais on n’est pas les plus malheureux des environs. »
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C’est pourtant d’un pas allègre que Luknise et sa fratrie descendent la pente abrupte pour quitter Martissant.
Leur quartier est l’une des zones les plus dangereuses et
insalubres de Port-au-Prince. Mais, au moins, ce faubourg
n’a-t-il pas trop souffert du tremblement de terre qui tua
près de 200 000 personnes autour de la capitale haïtienne
en janvier 2010. S
­ tigmates du séisme, des grappes de réfugiés
vivent encore çà et là parmi les ruines mal ­déblayées. Les plus
chanceux logent dans des « shelters », baraques en bois qu’ont
construites les ONG par dizaines de milliers. On les reconnaît
de loin en loin sur le parcours de Luknise, p
­ etites taches de
couleurs peinturlurées en rouge, en jaune ou en vert, qui parsèment la grisaille du ghetto. L’écolière les dépasse sans y prêter plus attention qu’aux chiens errants, aux cochons noirs et
velus qui fouillent les ordures, aux marchandes assises ­devant
les égouts à ciel ouvert et aux dizaines de marmots que leurs
parents n’ont pas les moyens d’envoyer étudier. Elle garde
le plus souvent les yeux braqués sur le sol, veillant à é­ viter
les flaques pour ne pas salir ses souliers. Il faut se d
­ épêcher,
car le trajet pour arriver en classe prend trois quarts d’heure
en allant d’un bon pas. Tout en bas de la colline, là où la rue
­devient asphaltée et le trafic plus dense, Luknise atteint finalement l’école Carius-Lhérisson.
Ils sont près de neuf cents élèves, comme elle, à s’entasser dans les dix-sept salles de cours. Le vacarme des plus
jeunes est si puissant qu’il couvre jusqu’au tintamarre habituel
de Port-au-Prince. Luknise est en cinquième année, elle a un
­devoir de biologie ce matin-là et révise dans un coin avec ses
La communauté internationale avait promis
12 milliards de dollars d’aides. Où est passé l’argent ?
copines, ânonnant sa leçon à voix haute. Carius-Lhérisson,
qui doit son nom à « un citoyen particulièrement courageux
et énergique » qui obtint du gouvernement la construction
d’une école pour le quartier, est, depuis 1954, l’établissement
public de référence pour un grand secteur sud de la capitale.
Entièrement gratuite, l’école accueille plus de 2 200 élèves en
trois rotations par jour. Ses bâtiments ont plutôt bien résisté
au séisme de 2010. Seuls le mur d’enceinte et deux salles de
classe se sont effondrés, sans faire de morts. Depuis, l’ONG
française Première urgence a reconstruit les classes abîmées
et refait le mur qui protège les élèves du tumulte extérieur.
Le chantier de 300 000 euros a été financé notamment par
les lecteurs de Paris Match, le groupe Lagardère et la fondation Air France. Les travaux ont aussi permis de rénover les
latrines, évitant ainsi que le choléra ­sévissant dans la capitale
n’atteigne les élèves dans l’école. « Les conditions sont vraiment bien ­meilleures à présent, affirme le censeur Jean-Yves
Bateau, en faisant le tour du propriétaire. Mais il reste de
vrais problèmes. » Il montre les salles de classe où le sol en
mauvais ciment s’effrite déjà, et celles où les plaques ondulées du toit se sont fissurées, d’où de grosses fuites les jours
d’orage. « Mais, surtout, il y a la question de l’indigence : beaucoup d’élèves sont absents parce qu’ils n’ont pas d’uniforme,
ou parce que leurs parents n’ont pas de quoi leur payer à
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manger. » Car, faute de subsides des agences de l’Onu et en
l’absence de moyens de l’Etat haïtien, la cantine de l’école
Carius-­Lhérisson a dû fermer, il y a deux ans. Elle servait auparavant à chaque enfant une grosse portion de féculents pour
le déjeuner. Beaucoup d’élèves n’ont pas les quelques gourdes
(ou centimes d’euros) nécessaires pour s’acheter des vivres
chez les marchandes de rue qui remplacent à présent la cantine. Le ventre vide, ils préfèrent rester chez eux les jours de
disette. Les absentéistes les plus réguliers finissent par abandonner complètement l’école, rejoignant les 80 % d’enfants
haïtiens qui ne terminent pas leurs études secondaires. « C’est
terrible, insiste le censeur, parce que, avec les milliards qu’on a
promis à Haïti, il semble que personne n’ait trouvé le moyen
de donner une ration de nourriture de base à nos élèves. »
Où est passé l’argent de l’aide humanitaire ? La question revient comme un cri du cœur un peu partout en Haïti.
A la suite de l’immense émotion causée par le tremblement
de terre, la communauté internationale avait promis plus de
prochainement
Haïti,
chemin faisant
une enquête sur
la reconstruction
d’un pays et
de son peuple.
Un webdoc
en partenariat avec
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sur internet et Ipad
1
12 milliards de dollars d’aides. Après l’urgence des premiers
mois, une vaste partie de cette somme ne s’est jamais concré­
tisée. Certes, la plupart des victimes du séisme ont été relogées
(souvent dans des shelters ou par une aide à la location), et
il n’en reste que quelques dizaines de milliers sous les tentes.
Mais, pour le reste, très peu a été fait pour essayer d’aider
le pays exsangue. « Les bailleurs d’urgence considèrent que
leurs fonds doivent servir lors d’une catastrophe, explique
ainsi Yannick Deville, le chef de mission de l’ONG Première
urgence à Port-au-Prince. S’il ne s’agit plus d’une crise mais
d’un problème structurel, on est censé passer de l’humanitaire au développement. Or, en Haïti, l’aide au développement n’est jamais arrivée. » Faute de donations et donc de
fonds, les ONG elles-mêmes ont énormément réduit la voilure. Première urgence, par exemple, disposait d’un budget
de 4 millions d’euros pour l’année 2011, juste après le séisme.
Elle n’a plus que 1 million pour 2013 et a donc dû ­remercier
plus de la moitié des 238 personnes qu’elle employait, il y
a deux ans, supprimant de nombreuses missions. Ainsi, le
programme des enfants des rues que dirigeait Judith Fadois.
L’Unicef a compté plus de 3 850 orphelins, fugueurs ou e­ nfants
battus qui vivent dans la capitale. Le programme du Dr Fadois leur fournissait des soins médicaux gratuits et gérait plusieurs centres d’alphabétisation ou d’aide psychosociale. Il a
été arrêté l’année dernière, par manque de moyens. « C’est
très grave, les enfants m’appellent toujours, ils sont complètement démunis, explique la pédiatre haïtienne. Quand je les
croise sur un trottoir, ils m’annoncent qu’une telle ou untel est
mort… » Les causes de décès sont le plus souvent des maladies
­bénignes, mais que personne n’a voulu soigner. « Les enfants
me le r­ eprochent, ils ont le sentiment d’avoir été abandonnés
une deuxième fois, explique Judith d’un ton un peu désabusé.
1. Le trajet effectué
chaque jour par
Luknise. Depuis les
hauteurs de
Fontamara, jusqu’à
l’école de Martissant,
près de la mer, trois
quarts d’heure de
pente, dangereuse
quand la boue dévale.
2. Le sourire de
Luknise, une ado
comme les autres.
3. Dans la cahute,
Luknise (à dr.) à côté
de ses deux sœurs :
l’aînée, 21 ans, mère
célibataire du petit
Daniel, et Anchise,
12 ans, elle aussi
élève de l’école
Carius-Lhérisson.
Ils disent que leurs camarades sont morts à cause de nous. »
Le médecin fait face aux cas les plus graves et aux ­enfants
les plus fragiles. Mais chez beaucoup d’autres ­Haïtiens, la
­volonté tenace de survivre a depuis longtemps remplacé la
foi dans une aide extérieure venue des ONG ou des agences
de l’Onu. Ainsi Luknise, qui va chaque jour à l’école malgré
d’énormes aléas. Son père jure qu’il fera tout pour qu’elle
continue jusqu’à son diplôme. « Moi, je ne sais pas lire une
ligne et ma femme non plus, explique-t-il. Alors il faut que
les petits étudient. Parce que, honnêtement, notre seul ­espoir,
c’est que l’un d’eux réussisse : on sait bien que personne
d’autre ne viendra nous aider. » n
La fondation air france
Créée en 1992, cette fondation a pour objectif de soutenir
les projets en faveur des enfants et des jeunes, malades,
handicapés ou en grande difficulté, dans tous les pays où la
compagnie aérienne est présente. En vingt ans, elle a soutenu près de 900 initiatives, apportant aide financière et technique à ses partenaires, des associations ou organisations
non gouvernementales, ce qui a permis à des milliers d’enfants d’accéder à l’éducation, à la culture ou aux loisirs. Elle
apporte aussi son aide à des initiatives lancées par le personnel du groupe. En Haïti, la fondation Air France et Paris
Match ont travaillé sur la reconstruction de l’école CariusLhérisson, avec l’association Première urgence.
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