Rien de nouveau sous le soleil de l`America`s Cup !

Transcription

Rien de nouveau sous le soleil de l`America`s Cup !
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Rien de nouveau sous le soleil de l’America’s Cup !
( Jean Emile Le Soudéer
juin 2000 )
5 à 0, pour la deuxième fois ! Comment diable ont-ils fait, ces Néo-Zélandais, pour damner le pion à la fine fleur de la
planète régatière ? Tout simplement : comme la première fois !
Question subsidiaire : comment se fait-il que l’architecte californien Douglas Peterson, déjà vainqueur deux fois de cette
Coupe, en 1992 grâce à America Cube et en 1995 dans le sillage de Black Magic TNZ32, ait été cette année battu à plate
couture par ses anciens coéquipiers ? Mystère !
L’opinion la plus souvent lue et entendue est que le bateau néo-zed n’est pas fondamentalement plus rapide que ses
concurrents mais qu’il a eu le temps de bénéficier d’une mise au point fort poussée dans tous les détails, et de citer son mat à
trois étages de barres de flèche, ses bastaques escamotables, ses peintures poncées à la limite de lisibilité de ses logos
publicitaires, ses voiles creuses et son meilleur compromis cap-vitesse, son lest aux ailettes avancées, son régleur de génois
qui fonctionne sur les deux bords … etc. Tout cela est indéniable, bien sûr, mais ce n’est pas avec une somme de détails,
aussi soigneusement peaufinés soient-ils, qu’on inflige 5-0 à un bateau comme Luna Rossa, vainqueur des éliminatoires et
sur lequel la négligence dans les détails n’était pas criante.
La théorie ici développée est que le vainqueur néo-zélandais TNZ-60 est un bateau optimisé pour le petit temps, que son
concurrent italien (ITA-45) est optimisé pour la brise, et que le troisième larron, America One, battu par Luna Rossa en
finale de la Coupe Louis Vuitton, est un bateau optimisé pour des brises encore plus soutenues que celles espérées pour
ITA-45.
Le podium de cette 30 ème édition de la Coupe de l’America ressemble étrangement à celui de la précédente courue à
San-Diégo. La rumeur attribuait TNZ-38 à Doug Peterson et TNZ-32 à Laurie Davidson. L’équipe de Peter Blake commença
sa campagne californienne avec TNZ-38, bateau de brise, mais l’acheva dans la victoire avec TNZ-32, voilier de petit temps.
Young America, le defender américain battu en 1995, du au crayon de Bruce Nelson, était un bateau de portant et de brise ;
défait 5-0 par TNZ-32, il l’aurait été aussi par TNZ-38 ( voir l’article paru dans la revue Bateaux d’avril 1999 et intitulé « la
recette des Kiwis »). Paul Cayard a fait appel au même Bruce Nelson pour concevoir America One. D’une édition à l’autre,
le tiercé des signatures est inchangé : Davidson, Peterson, Nelson, et ceci pour des forces croissantes de vent.
Le tableau suivant rassemble, manche par manche, les gains bord par bord du vainqueur kiwi. Rappelons que chaque
manche comportait 3 bords de près et 3 bords de portant. Le gain sur un bord est la différence entre l’écart à la fin du bord et
l’écart au début du bord. C’est la variation de l’écart entre les bateaux qui est ici examinée à la loupe. Dans ce tableau les
nombres positifs expriment, en secondes, les gains de TNZ-60 ; les nombres négatifs correspondent donc aux gains, toujours
exprimés en secondes, de l’italien Luna Rossa, car il y en eut.
Bord
1
2
3
Vent
Manche 1
Près
Portant
22
14
27
-38
51
1
10/12 noeuds
Manche 2
Près
Portant
139
-24
-6
10
27
17
13 nœ uds
Manche 3
Près
Portant
19
-2
54
-11
43
-4
13 noeuds
Manche 4
Près
Portant
45
-6
60
7
-16
19
7/10 nœ uds
Manche 5
Près
Portant
24
-2
25
14
12
-25
18 noeuds
Les hasards de la météo et les aléas de la régate firent qu’il fallut attendre le dernier bord de la dernière manche, celui qui vit
consacrer la victoire du jeune Dean Barker et de tous ses copains, pour voir surgir une clé de lecture de ce tableau. Dans le
dernier bord de cette manche ventée, Black Magic vole vers la victoire ; les jeux sont faits ; son adversaire est loin derrière et
ne le menace pas ; on pourrait presque dire que les bateaux sont livrés à eux-mêmes . Prada rattrape TNZ-60, il lui reprend
25 secondes, car dans ces conditions il est intrinsèquement plus rapide que lui.
Une évidence s’impose : le bateau italien Luna Rossa est un bateau de brise et son adversaire kiwi TNZ-60 est un bateau de
petit temps ! Déroulons maintenant la finale de la Coupe à l’envers pour confirmer et renforcer cette affirmation.
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Mais avant d’aller plus loin il n’est peut-être pas inutile de rappeler comment est construite l’affirmation précédente.
Un bateau va d’autant plus vite que la résistance qu’oppose l’eau à son avancement est faible. Il est habituel de considérer
deux composantes dans cette résistance : la résistance de frottement, qui est directement proportionnelle à la surface
mouillée, et la résistance de vagues, qui dépend de la longueur, du poids du bateau et de la répartition de son volume
immergé. Le schéma suivant présente les courbes de résistance de deux carènes différentes. Chaque carène est décrite par
trois courbes : celle du bas correspond à la résistance de frottement, celle du milieu à la résistance de vagues, et celle du haut
est la résistance totale, somme des deux précédentes. C’est la résistance totale qui gouverne les performances d’un bateau.
Leur comparaison montre que leurs résistances totales sont identiques au voisinage de 10 nœ uds, et que la carène qui résiste
plus en dessous de cette vitesse ( l’écart est maximum entre 7.5 et 8 nœ uds) résiste moins que sa concurrente au-delà. On
voit aussi qu’au-delà de 10 nœ uds l’écart entre les deux carènes ne fait qu’augmenter avec la vitesse : les deux courbes
divergent.
Cette comparaison montre aussi qu’un bateau ne peut pas être le meilleur dans tous les cas, qu’il ne peut pas être le plus
rapide dans tous les temps, dans la brise et dans les petits airs.
Leur comparaison montre que leurs résistances totales sont identiques au voisinage de 10 nœ uds, et que la carène qui résiste
plus en dessous de cette vitesse ( l’écart est maximum entre 7.5 et 8 nœ uds) résiste moins que sa concurrente au-delà. On
voit aussi qu’au-delà de 10 nœ uds l’écart entre les deux carènes ne fait qu’augmenter avec la vitesse : les deux courbes
divergent.
Cette comparaison montre aussi qu’un bateau ne peut pas être le meilleur dans tous les cas, qu’il ne peut pas être le plus
rapide dans tous les temps, dans la brise et dans les petits airs.
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Dans la brise au portant, sous leurs grands spis, les Class America dépassent allègrement les 12 nœ uds. Une différence nette
de vitesse entre deux concurrents, dans ces conditions, permet d’identifier aisément celui qui est le plus véloce dans le vent
frais et d’en déduire donc que son adversaire est plus rapide dans le petit temps.
Dans le dernier portant bien venté de la Coupe, Prada a repris 25 secondes à TNZ-60 dévoilant ainsi ses aptitudes pour la
brise et révélant par la même occasion celles pour le petit temps de son adversaire kiwi.
Un coup d’œ il sur le tableau des gains bord par bord rappelle que Luna Rossa s’est montré nettement plus rapide que
TNZ-60 dans d’autres occasions : au second portant de la première manche et au premier de la seconde manche, et aussi,
mais moins franchement, dans le deuxième bord de portant de la troisième.
Ces trois bords ont des caractéristiques communes : le vent y est médium, autour de 12 nœ uds, car les spis asymétriques sont
en l’air ; au début de chacun d’eux Luna Rossa est en retard de plus d’une minute sur son adversaire ; le Virtual Spectator
affiche des vitesses de bateaux dans le voisinage de 11/12 nœ uds ; les vues d’hélicoptère montrent nettement les trajectoires
de quelques risées qui viennent rattraper puis dépasser les voiliers en régate. L’équipage italien mène alors le bal et tire le
meilleur partie possible de ces risées en empannant si besoin. Evoluant sur la partie de sa courbe de résistance qui lui est
favorable ( au delà de 10 noeuds de vitesse par rapport à l’eau), il accumule donc les secondes. Il peut agir ainsi à sa guise
car son adversaire néo-zélandais n’exerce qu’un contrôle distant mais vigilant, toujours interposé entre lui et la marque sous
le vent. Les secondes ainsi grappillées ne suffiront malheureusement pas à Francesco de Angelis pour inquiéter Russel
Couts.
Dans ces bords de portant par vent médium variable, il n’est guère possible de départager les gains dus aux risées mieux
exploitées par le bateau qui est derrière, ici Luna Rossa, des gains dus à une vitesse potentielle plus élevée. La clé ne pouvait
être fournie que par une manche de franche brise.
Puisque Luna Rossa est un bateau qui aime la brise, TNZ-60 est un bateau de petit temps, tout comme TNZ-32 le vainqueur
de San-Diégo. Est-ce la recette pour gagner la Coupe de l’America ? Très probablement.
Revenons un instant aux courbes de résistance. Celle d’un bateau de petit temps et celle d’un voilier de brise se rencontrent
au voisinage de 10 nœ uds. Cette vitesse de 10 nœ uds est aussi celle qu’atteignent les Class America au près dès que le vent
est établi. Ils ne la dépassent pas, même dans la brise. C’est quelque chose comme une vitesse limite. C’est la raison pour
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laquelle, lors de longues confrontations bord à bord au près serré dans un vent stable en direction, les écarts qui apparaissent
entre ces bateaux sont très faibles sinon inexistants. La différence de vitesse ne peut se manifester dans ces configurations
attendues, espérées et scrutées par les spectateurs à un point tel qu’on les désigne par l’appellation anglaise de
« speed-tests ».
Au près les bateaux ne naviguent pas tout le temps dans ces conditions que l’on qualifiera de limites. La brise peut mollir, et
dans le golfe d’Hauraki elle ne s’en priva pas, et le speedomètre accompagne alors l’anémomètre dans sa descente. Lors de
chaque virement de bord, tous les voiliers voient leur vitesse diminuer de façon substantielle et doivent ensuite attendre
plusieurs dizaines de secondes avant de rejoindre à nouveau le maximum. Dans toutes ces phases imprévisibles, inévitables
et transitoires le bateau de petit temps est avantagé : il est du bon coté du point d’intersection, du bon coté de la force. Cette
considération simple a des implications tactiques qui peuvent devenir déterminantes.
Dans la grande majorité des départs, les bateaux se sont élancés bien dégagés l’un de l’autre. Chaque voilier pouvait ne pas
avoir obtenu le coté souhaité de la ligne de départ, néanmoins il pouvait partir sans voir son vent immédiatement perturbé
par son adversaire.
Si un bateau de petit temps part tribord amures au vent d’un bateau de brise, indépendamment des rotations du vent, du
simple fait de sa vitesse et de sa position initiale tribord, il doit arriver à la bouée au vent avec au moins une longueur
d’avance. Si ce même bateau de petit temps part cette fois sous le vent, et s’il n’utilise pas son potentiel de vitesse supérieur à
celui de son adversaire de brise, il passera la bouée au vent derrière celui-ci comme dans l’imaginaire régate ci-dessus. Mais
s’il se lance dans un duel de virements de bord, il provoquera des diminutions nettes de la vitesse des deux bateaux,
diminutions qui lui seront favorables car il naviguera du bon coté de la force.
Un bateau de petit temps possède donc un avantage intrinsèque lui permettant de ne pas réussir son départ, ou de creuser
l’écart si le départ lui est favorable.
Ces hypothétiques confrontations, en supposant un talent égal sur les deux bateaux, n’ont pas fait intervenir l’imprévisible
facteur humain, ni la loterie des adonnantes et des refusantes, seulement la carène. Cet aspect technique est masqué par les
événements de la régate mais force est de constater que TNZ-60 est toujours parti au vent et a passé toutes les premières
marques en tête. Une fois une seule, Luna Rossa croisa tribord devant lui. Au grand désespoir du patron de Prada Challenge,
le bateau gris continua sur la gauche. Il est dommage que le duel ne se soit pas engagé en ce moment unique : la théorie
précédente n’aurait pas parié le moindre kopeck sur les chances du bateau italien, et d’autant moins que la fluidité du
virement de bord de Russell Couts contrastait avec le coup de barre un peu plus sec de l’Italien. On ne saura donc jamais à
quoi a échappé Francesco de Angelis.
Face au jeune Dean Barker, dans le premier près de la dernière manche, dans un duel de virements de bord, celui là
véritable, le bateau italien réussit à reprendre quelques secondes à son adversaire : si la théorie précédente possède quelque
validité, c’est au moindre talent ou à la fébrilité du jeune Néo-Zélandais qu’il faudrait attribuer cet écart, car dans ces
manœ uvres le rôle du barreur est prépondérant.
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Au près donc, avantage global au bateau de petit temps par tous les temps.
Au portant par petit temps, avantage au bateau de petit temps.
Au portant dans la brise, avantage au bateau de brise ?
Que peut-il se passer aux allures portantes dans la brise ?
Deux cas peuvent être envisagés.
Si le bateau de brise arrive à la bouée au vent en tête et si la brise ne mollit pas, on ne voit pas pourquoi il ne garderait pas
l’avantage. Hélas pour les Italiens, cette configuration ne s’est jamais produite pendant la Coupe.
Si le bateau de petit temps passe la bouée au vent le premier, son adversaire de brise amorce la poursuite dans des conditions
qui lui sont favorables. A priori plus rapide, il reçoit un vent franc, non perturbé, et est libre de sa route : son adversaire est
sur la défensive. Si les bateaux viennent au contact, il semble que l’avantage de vitesse que posséderait le voilier de brise soit
nettement amoindri dans ces circonstances : le bateau rattrapant navigue dans les vagues du bateau rattrapé ; la fébrilité qui
règne alors à bord nuit quelque peu à la concentration du barreur et donc à la vitesse. Dans le premier portant de la dernière
manche, bord venté, le voilier kiwi réussit ainsi à neutraliser Luna Rossa, qui ne put lui reprendre que 2 maigres secondes.
Pour pouvoir tirer le bénéfice de l’avantage au près et réduire les effets d’un handicap au portant, il vaut mieux non
seulement les connaître mais aussi se préparer aux situations anticipées par un entraînement adéquat. C’est là que la
possibilité de s’entraîner sur deux voiliers préparés dans cette perspective, l’un optimisé pour le petit temps et l’autre pour
plus de brise, devient un atout majeur. Le bien fondé de cette approche a été démontré dans les eaux californiennes : TNZ-32
pour le petit temps et TNZ-38 pour la brise. La génération victorieuse suivante a simplement inversé l’ordre des numéros de
voilure : TNZ-60 pour le petit temps et la victoire finale et TNZ-57 pour l’indispensable partenaire d’entraînement amateur
de brise. Quelque soit la force du vent il y a toujours du grain à moudre. Les jours de brise, Couts et son équipe embarquent
sur TNZ-60 et font face aux assauts de Barker et de ses copains pour perfectionner leur défense aux allures portantes. Les
jours de petit temps, c’est sur TNZ-57 qu’ils affûtent leur tactique au près. Le résultat de ces joutes internes avait été rendu
public quelques jours avant la première manche de la Coupe : 6 à 3 en faveur du jeune Barker ! Pauvre Russel Couts
pouvait-on penser rapidement : bientôt détrôné. Si l’on admet la théorie précédente, le jeune kiwi a encore beaucoup à
apprendre, ce qui ne peut que rassurer la concurrence étrangère.
Il vient donc d’être établi qu’un voilier de petit temps possède plus d’atouts qu’un bateau de brise pour gagner. TNZ-60,
vainqueur aisé de la Coupe en mars 2000 a largement dominé son adversaire italien dans des conditions météorologiques qui
lui étaient largement favorables. Si le golfe d’Hauraki avait offert à la finale des brises plus soutenues, le score aurait
peut-être été différent, Luna Rossa aurait peut-être pu grappiller quelques points, mais il n’aurait pu gagner. Pour justifier
cette affirmation, déroulons à l’envers la finale de la Coupe Louis Vuitton en l’examinant au travers de la grille de lecture
suivante : le vainqueur est toujours un bateau de petit temps.
Dans la compétition qui opposa Luna Rossa à America One, le bateau de petit temps, cette fois, est l’italien, et le voilier de
brise est l’américain. Autrement dit, pour fixer les hypothèses : le kiwi TNZ-60 est optimisé pour les faibles brises, disons
jusqu’à la force 2/3, l’italien ITA-45 pour les brises moyennes, autour de la force 3/4, et le californien USA-61 pour les
fortes brises, force 4/5. La différence de comportement entre l’italien et le californien, bateaux qui se ressemblent fort, est
beaucoup plus faible qu’entre l’italien et le néo-zed. Le voilier kiwi est tout seul dans sa catégorie. C’est sa chance !
Pour tester la robustesse de cette petite théorie, examinons à nouveau le tableau des gains par bord des 9 manches de la finale
de la Coupe Louis Vuitton.
Bord
1
2
3
Vent
Manche 1
Près
AR
25
8
-8
9
-6
-4
10 noeuds
Prada
Manche 2
Près
AR
109
-45
-46
-105
-8
2
8 noeuds
America One
Manche 3
Près
AR
-14
37
22
6
20 noeuds
Prada
Manche 4
Près
AR
-8
-31
-25
7
6
41
15 noeuds
Prada
Manche 5
Près
AR
-32
22
-8
-8
-16
8
18 noeuds
America One
Manche 6
Près
AR
20
-3
-33
9
0
-2
15 noeuds
America One
Manche 7
Près
AR
-79
6
-88
20
40
25
14 noeuds
America One
Manche 8
Près
AR
20
1
11
-13
-1
21
15 nœ uds
Prada
Manche 9
Près
AR
34
5
12
5
14
-17
15 noeuds
Prada
La lecture de ce tableau est rébarbative ; aucune tendance n’est évidente ; l’absence de fil directeur ne peut conduire qu’à la
perplexité, d’autant plus que quelques pénalités et de nombreux incidents de course ne contribuent pas à la clarté.
6
Honneur au vainqueur : ses gains sont des nombres positifs ; et donc les gains d’America One sont des nombres négatifs.
La clé de lecture est retrouvée dans le dernier portant de la quatrième manche, où Prada rattrape son retard de 41 secondes
sur America One et le coiffe sur la ligne d’arrivée à la faveur d’un « tribord ». Cette manche fut épique et plusieurs de ses
épisodes apportent de l’eau au moulin de notre petite théorie. Elle commença dans la brise, et le premier près, effectué en
deux longs bords, départagea à peine les deux bateaux. Au premier portant, America One, qui était en tête de peu, déchira
son grand spi. Rattrapé par Luna Rossa, mais prioritaire sous le vent, il poussa l’Italien à partir au lof. Le temps que Luna
Rossa puisse se remettre en route avait permis à l’Américain de s’échapper, et bien que finissant le bord sans spi, Paul
Cayard virait la bouée sous le vent avec 39 secondes d’avance.
Cet épisode montre comment un bateau lent, ici America One sans spi, peut porter un coup fatal à un adversaire plus rapide.
Dans le dernier bord, au portant, dans une brise mollissante, Prada rattrapa America One : sur la courbe de résistance de sa
carène, le point de fonctionnement était passé du bon coté de la force. En empannant plusieurs fois pour tenter de contrôler
Prada, Cayard n’améliora pas sa vitesse, ce qui le conduisit à la faute.
Reprenons maintenant l’ordre chronologique.
Le déroulement de la première manche, courue par environ 10 nœ uds de vent, devient dès lors limpide, logique et
quasi-prévisible, jusqu’au début du dernier bord. Après un départ dégagé, Prada joue le vent à droite et gagne. Son avance de
25 secondes à la première bouée s’accroît de 8 secondes sur le premier portant : sous spi asymétrique, America One ne peut
rien faire pour rattraper Luna Rossa, qui navigue imperturbablement du bon coté de la force. Le près suivant continue de
favoriser le voilier italien qui reste du bon coté du plan d’eau. A quelques encablures de la bouée au vent, un très subtil
virement de bord par empannage lui permet de s’acquitter de la pénalité récoltée au départ et de virer la troisième marque
avec 25 secondes d’avance, comme la première fois. Le second largue ressemble comme deux gouttes d’eau au premier :
gain italien 9 secondes. Au dernier près Prada contrôle America One en perdant 6 secondes et aborde le dernier bord avec 28
confortables secondes d’avance en position de contrôle sous le vent. Et puis, tout d’un coup, surprise, Prada abandonne ce
contrôle direct en empannant : il s’en suit un ballet d’empannages où le chat italien donne l’impression de se jouer de la
souris américaine. On retrouvera le même scénario, mais avec des rôles inversés, dans le dernier bord venté de la sixième
manche, mais cette fois c’est Luna Rossa qui manquera un peu de souffle. L’analogie de ces deux situations met bien en
évidence le bon coté de la force en fonction de la vitesse des bateaux et donc de la force du vent.
La deuxième manche fut trop soumise aux aléas de la météo : Prada passa la première bouée avec presque deux minutes
d’avance, et franchit la ligne d’arrivée avec une minute et demi de retard. Elle ne présente guère d’intérêt pour notre propos.
La troisième manche fut incomplète, America One préférant abandonner dans le dernier près pour sauver son mat, mais
offrit un superbe spectacle de forte brise ensoleillée. La première remontée au vent ressembla fort à celle de la quatrième
manche déjà évoquée : ces deux longs bords de près viennent confirmer les prévisions de notre petite théorie sur les
différences de comportement contre le vent, car les 14 secondes d’avance à la bouée d’America One sont gagnées sur sa
tactique dans les dernières encablures. Paul Cayard se retrouve donc en tête d’un portant de brise sur un bateau qui aime la
brise, poursuivi par un concurrent à priori moins rapide dans ces conditions : rien ne pouvait l’empêcher d’augmenter son
avance. Connaissait-il les capacités réelles de son bateau ? Toujours est-il qu’après quelques empannages inutiles, il offrit un
« tribord » à l’équipage italien qui fut obligé de l’envoyer au lof. D’un grand désordre sur America One, Prada se retrouva à
la bouée sous le vent avec 23 secondes d’avance, et à la bouée au vent suivante avec 45 secondes d’avance. Dans le deuxième
portant, et dans un vent encore plus fort qui poussaient les deux voiliers à plus de 18 nœ uds, USA-61 rattrapait ITA-45 mais
éclata son spi à quelques longueurs de la marque sous le vent. Quelques minutes plus tard, dans la remontée au vent, Paul
Cayard abandonnait donc pour épargner un mat qui émettait des bruits inquiétants.
Au départ de la cinquième manche, ventée du début à la fin, America One choisit le bon coté du plan d’eau et arriva à la
bouée au vent avec une avance confortable de 32 secondes. Cette fois Cayard sut la préserver malgré quelques retours de
Prada lorsque la brise mollissait un peu. Naviguant donc la plupart du temps du bon coté de la force sur sa courbe de
résistance, America One offre ainsi une vérification à l’une des propositions énoncées plus haut : si, dans la brise, le bateau
de brise arrive à la première bouée au vent en tête, on ne voit pas pourquoi il ne garderait pas l’avantage jusqu’à la fin.
Dans le deuxième portant de cette même manche, déboulant allègrement sous son grand spi à plus de 13 nœ uds, Luna Rossa
partit au lof, tout seul, probablement sur un instant d’inattention de son barreur. Non seulement il perdit quelques secondes
avant de reprendre sa route, mais il arriva à la marque sous le vent dans un grand désordre et n’entama donc pas son dernier
près dans les meilleures conditions. C’était la deuxième fois que Luna Rossa rencontrait cette mauvaise fortune dans la
finale.
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N’y aurait-il pas là un point faible de ces bateaux ? Dans les portants de brise, grand spi en l’air, le Néo-Zélandais TNZ-60,
voilier de petit temps selon notre théorie et donc moins rapide dans ces conditions, n’aurait pu se défendre face à Prada
qu’en l’empêchant de passer au vent, et ceci en le loffant, jusqu’à la limite, mais en poussant l’adversaire du mauvais coté de
cette limite : au tas. Pour réussir cette manœ uvre, il est indispensable de pouvoir porter le spi un peu plus haut que
l’adversaire, donc d’être un peu plus stable, et d’avoir des voiles coupées en conséquence. Ne faut-il pas rechercher là la
raison de la plus grande largeur deTNZ-60 ? Au près, TNZ-60, du fait de son fort déplacement, possède une stabilité
suffisante ; le surcroît de largeur augmente quelque peu sa résistance mais le dote d’une arme défensive, que les
circonstances de la Coupe ne lui ont pas donné l’occasion de sortir. Les voiles creuses, que les Kiwis étaient les seuls à
utiliser, sont plus efficaces que les voiles plates dans les largues. Or c’est bien à ces allures qu’un manque de vitesse pouvait
être anticipé, et donc compensé. Dans cette hypothèse, la coupe des grands spis aurait aussi reçu un traitement adéquat, et la
surface du safran aurait été augmentée pour assurer le contrôle du bateau dans l’auloffée. Accessoirement, un grand safran
facilite le contrôle du bateau dans la phase de départ.
Le premier portant de la sixième manche affermit aussi la petite théorie ici développée. Après un départ dégagé, Prada est
parti à droite. C’était le bon coté, et le bateau italien vira la bouée au vent avec 20 secondes d’avance sur son adversaire. La
brise d’environ 15 nœ uds levait de petits moutons sur une eau plate. Sous leurs grands spis symétriques les bateaux
déboulaient à plus de 12 nœ uds. America One, qui naviguait donc du bon coté de la force sur sa courbe de résistance,
rattrapa Luna Rossa, en suivant l’Italien sur une route parallèle et dégagée. Mais au lieu de doubler Prada en l’évitant, Paul
Cayard rechercha la bagarre. Ce fut un beau spectacle, mais il perdit ce duel et vira la bouée sous le vent avec 17 secondes de
retard. Par chance pour le Californien, un morceau du spi italien était venu se coincer autour du safran, et dans le second
bord de près qui suivit cette empoignade, America One put repasser aisément devant un Luna Rossa ralenti par toutes les
manœ uvres nécessaires pour se débarrasser de ce morceau de tissu.
Lorsque deux bateaux sont en duel d’empannage dans la brise, comme ce fut le cas, la différence des vitesses potentielles
s’annule, les équipages se retrouvent alors à armes égales et c’est alors l’habileté manoeuvrière qui désigne le vainqueur.
Paul Cayard, quoique le plus rapide mais ignorant probablement son avantage, a ainsi démontré, à son détriment, emporté
par sa fougue, que le bateau le moins rapide pouvait s’en sortir. Cette passe d’armes montre aussi le talent de l’équipage
italien, que l’on peut supposer affûté par de longues heures d’entraînement avec deux bateaux.
Dans les deux autres portants de cette superbe manche, courue dans une bonne brise étonnamment stable, America One
réussit à conserver son avance, déjouant les attaques italiennes où manquait le petit supplément de vitesse qui aurait permis à
la belle carène grise de couvrir son adversaire : USA-61 était du bon coté de la force et ITA-45 avait le souffle un peu court.
9 secondes séparèrent les deux voiliers à l’arrivée.
La septième manche s’est déroulée comme une partie de poker perdue par le tacticien italien. Il alla à gauche, à fond, à fond,
deux fois et perdit deux fois. Comme la seconde manche, elle ne présente guère d’intérêt pour notre propos.
La première remontée au vent de la huitième manche, courue dans une brise moyenne bien établie, se déroula en deux longs
bords et montra un léger déficit de vitesse pour America One, environ deux longueurs de bateau au total. Il fallut ces
conditions rares, deux fois dix minutes bord à bord dans une brise stable sur eau plate, pour départager nettement les deux
voiliers. Ce petit écart de vitesse vient confirmer l’hypothèse qu’America One est optimisé pour les fortes brises, pour les
vitesses élevées : dans ce duel avec Prada, au voisinage de la vitesse limite au près -disons 10 nœ uds- America One n’est pas
encore du bon coté de la force. Le point d’intersection de sa courbe de résistance avec celle de Prada est situé un peu
au-dessus de cette vitesse.
Cela rappelle étrangement le déficit de Young-America-95 à San Diégo face à TNZ-32.
Luna Rossa commence donc le premier portant de cette avant-dernière manche avec 20 secondes d’avance. La brise est
donnée à environ 15 nœ uds et les grands spis sont en l’air ; mais la vitesse des bateaux est à peine supérieure à 11 nœ uds. Le
bateau italien ne navigue plus du bon coté de sa force, mais il n’en est pas très loin et America One ne le rattrape que
lentement. A quelques encablures de la bouée sous le vent, en passe d’être doublé au vent par le bateau californien, Prada
pousse son adversaire au lof. Cette manœ uvre réussit fort bien, car non seulement le bateau de Cayard se retrouve au tas,
mais celui-ci écope d’une pénalité. Prada finit le bord dégagé, retrouve son avance initiale ( 19 secondes), et démontre
brillamment comment un bateau, à priori moins rapide au portant, peut se défendre avec succès.
Dans le second bord de près, un long mais vain duel de virements de bord voit Prada augmenter son avance de 11 secondes,
confirmant ainsi qu’au près le bateau de petit temps ne peut que gagner à ces joutes.
Au deuxième portant, comme dans le premier, America One, du bon coté de sa force, est un peu plus rapide que Luna Rossa,
mais il ne comble qu’une partie de son retard, et ceci sans menacer l’Italien. Au terme du troisième bord de près, où ITA-45
contrôla USA-61 imperturbablement, le bateau gris entame un dernier bord décisif sous spi asymétrique-la brise ayant molliavec une avance faible ( 16 secondes) qui ne le met pas à l’abri des offensives de Paul Cayard. L’Américain recherche la
vitesse en loffant, mais son adversaire esquive sa dernière attaque par une feinte d’empannage et conserve un avantage
maigrissant mais suffisant jusqu’au bout.
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Cette manche est fort instructive car elle met en évidence comment un bateau de petit temps peut gagner une manche courue
dans une brise qui ne lui est pas favorable à priori.
La neuvième et dernière manche de la Coupe Louis Vuitton vit Prada naviguer la plupart du temps du bon coté de sa force.
D’un long bord bâbord s’achevant par quelques virements rapprochés, le bateau italien sut construire une position favorable
au vent et devant America One, et vira en tête de 34 secondes à la bouée au vent. Le premier vent arrière, malgré les grands
spis, ne fut pas rapide : le clapot levé par la flottille des spectateurs empêchait les concurrents de dépasser 11/12 nœ uds, et
dans ces conditions Luna Rossa put grappiller 5 secondes. Les bords suivants virent Luna Rossa augmenter régulièrement
son avance, Paul Cayard semblant résigné. Dans le tout dernier bord de cette finale America One diminua un peu son retard
grâce à quelques risées, mais ce fut largement insuffisant. Prada se qualifia pour participer à la Coupe de l’America.
La grande variété des conditions météorologiques a rendu cette finale de la Coupe Louis Vuitton beaucoup plus spectaculaire
que l’ America’s Cup elle-même, et aussi fort instructive. Notre petite théorie s’y est avérée plutôt robuste. En révélant de
quel coté de leur force naviguaient les bateaux, elle souligne la grande maîtrise tactique de l’équipage italien, qui a su sortir
vainqueur de situations à priori défavorables, et aussi des erreurs de l’équipage californien qui gâcha, probablement par
ignorance des capacités réelles de son bateau, un avantage en vitesse dans quelques vaines empoignades. Elle montre aussi
comment Luna Rossa, bateau de temps médium, se comporte, dans la brise, face à America One, voilier de brise : le voilier
italien n’est pas sans défense et réussit quelquefois même à tirer son épingle du jeu.
Pourquoi s’est il trouvé si démuni face au défenseur kiwi ? La différence entre un bateau de petit temps et un bateau de temps
médium, dans le petit temps, est beaucoup plus nette que la différence entre ce même bateau médium et un voilier de brise
dans la brise. Il n’y a pas symétrie de fonctionnement selon qu’un voilier navigue du bon ou du mauvais coté de sa force. Le
vainqueur néo-zélandais donne ainsi l’impression d’écraser son concurrent, à San-Diégo et à Hauraki, car c’est un bateau de
petit temps toujours face à un bateau de brise, et toujours dans le petit temps, et de plus mené par un équipage de première
classe. Si à cela on ajoute toute l’intox et tous les leurres émis par les Kiwis, on comprend pourquoi les Italiens ont bu la
coupe jusqu’à la lie.
Que faire ?
La réponse est simple : des bateaux de petit temps ! !
Comment ? Cela est une autre histoire : il est probable que la majorité des design teams aurait à faire une petite révolution
culturelle, car aujourd’hui les temps sont fun.
Vive la Coupe ! !
PS : L’auteur de ces lignes a une pratique singulière de la navigation en Class America. Il a conçu et réalisé un skiff
insubmersible dont les formes sont, toutes proportions gardées ( 5.5m*0.34m ), dérivées de celles de ces grands voiliers.

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