Communautés de jeu et motivations à apprendre

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Communautés de jeu et motivations à apprendre
Available online at www.sciencedirect.com
Procedia - Social and Behavioral Sciences 34 (2012) 202 – 206
Languages, Cultures and Virtual Communities
Les Langues, les Cultures et les Communautés Virtuelles
Communautés de jeu et motivations à apprendre :
Les hypothèses didactiques de Thélème,
un jeu multi-joueurs en ligne pour l’apprentissage des langues
Laurence Schmolla,* & Patrick Schmollb
a
Université de Strasbourg, EA 1339 LiLPa,France
Université de Strasbourg/CNRS, Laboratoire Cultures et sociétés en Europe, France
b
Résumé
Thélème est un projet de jeu vidéo massivement multi-joueurs en ligne pour l’apprentissage du français langue
étrangère. Le concept est de provoquer l'apprentissage en proposant des modules didactiques interactifs, mais surtout
en immergeant les apprenants dans un jeu en ligne où ils sont confrontés à des milliers de francophones et
d’allophones avec lesquels, pour pouvoir avancer et réussir, il est nécessaire de s’affronter, de négocier, d’échanger…
et de le faire en français. L’application recourt à l’ensemble des possibilités des technologies de réseau : l’immersion,
l’interactivité, la simulation et la participation à une communauté sollicitant des motivations ludiques. Subvertissant
la distinction classique entre motivations extrinsèques et intrinsèques, le fait communautaire constitue à la fois une
motivation à apprendre et le moyen de cet apprentissage.
© 2012 Published by Elsevier B.V. Selection and/or peer-review under responsibility of EUROCALL2010 Scientific
© 2012 Published by Elsevier Ltd. under responsibility of Dominique Macaire and Alex Boulton
Committee
Mots-clés : MMOG (massively multi-player online game) ; FLE (français langue étrangère) ; communautés virtuelles ; motivations
extrinsèques/intrinsèques
1. Introduction
Thélème est un projet de jeu en ligne massivement multi-joueurs pour l’apprentissage des langues,
*
Laurence Schmoll. Tel.: +33 (0) 368 856 127
http://www.theleme-lejeu.com
[email protected]
1877-0428 © 2012 Published by Elsevier B.V. Selection and/or peer-review under responsibility of EUROCALL2010 Scientific Committee
doi:10.1016/j.sbspro.2012.02.040
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dont un prototype a été élaboré dans le cadre de l’Université de Strasbourg et du CNRS, et qui est
actuellement développé par Almédia, une start-up créée à cet effet (Schmoll, L., 2011).
Le concept de Thélème est de provoquer l'apprentissage du français langue étrangère en proposant des
modules didactiques interactifs, mais surtout en immergeant les apprenants dans un jeu en ligne où ils
sont confrontés à des milliers de francophones et d’allophones avec lesquels, pour pouvoir avancer et
réussir, il est nécessaire de s’affronter, de négocier, d’échanger… et de le faire en français.
À la conjonction des jeux éducatifs et des univers ludiques persistants de type Second Life ou World of
Warcraft, Thélème est le premier projet d’outil pédagogique à recourir à l’ensemble des possibilités
offertes par les technologies de réseau : l’interaction, l’immersion, la simulation et la ludicité. Les
applications actuelles sollicitent généralement ces ressorts isolément : elles proposent de l’immersion
et/ou de la simulation sans interactivité avec d’autres participants, ou une interaction en réseau local ou
dans des univers multi-participants, mais sans scénarisation ludique. Dans la version finale du jeu,
l’apprenant est immergé dans un univers en 2D isométrique dans lequel son personnage peut se déplacer
et effectuer des actions en contexte. Il y rencontre en temps réel des milliers d’autres participants,
locuteurs ou non de la langue à apprendre, avec qui il doit se confronter ou coopérer pour la réalisation de
missions ludiques, proposées par le programme ou, mieux encore, émergeant spontanément de
l'interaction sociale. La dimension communautaire (Schmoll, P., 2011b) est donc au centre de ce concept.
2. Motivations intrinsèques et extrinsèques dans l’apprentissage des langues
Le concept de Thélème est issu d’une réflexion de longue date sur les motivations à apprendre une
langue étrangère (Schmoll, P., 1980). On sait que l’apprentissage d’une langue demande du temps et une
progression impliquant de réguliers retours en arrière, ce qui en fait un exercice possiblement austère.
D’autres matières comme l’histoire, la philosophie, les sciences du vivant peuvent intéresser l’apprenant
dès les premières leçons. La motivation est alors intrinsèque au sens de Herzberg (1959). D’autres encore
sont plus ardues au départ, comme les mathématiques ou l’informatique, qui demandent d’en assimiler
d’abord les règles, mais peuvent assez vite susciter une semblable motivation intrinsèque allant jusqu’à
l’addiction, en reposant sur le mécanisme de “flow” décrit par Mihaly Csikszentmihalyi (1990).
Tel est rarement le cas des langues étrangères. Elles requièrent du temps, une pratique régulière et
souvent répétitive, de plusieurs mois avant de pouvoir atteindre le plaisir intrinsèque de parler avec
d’autres, et de plusieurs années avant d’apprécier la lecture d’œuvres dans leur version originale. Plus que
dans d’autres matières, la motivation initiale à apprendre est donc de type extrinsèque. Apprendre une
langue s’envisage, au début, pour des motifs autres que la connaissance et la pratique de la langue ellemême : soit parce qu’un programme scolaire ou universitaire l’impose comme une obligation, soit (et
dans ce cas la motivation est intériorisée mais reste extrinsèque) parce qu’il existe un projet personnel de
vivre ou de travailler à l’étranger ou avec l’étranger. À cet égard, certaines langues sont presque
complètement instrumentalisées par la majorité de leurs locuteurs allophones, qui ne les considèrent que
comme un outil de communication : c’est typiquement le cas de l’anglais.
La distinction entre motivation extrinsèque et intrinsèque a été développée dans le cadre de la
psychologie du travail, puisqu’il s’agissait au fond de rendre compte des raisons pour lesquelles les êtres
humains acceptent d’exercer des activités qui ne leur apportent pas de satisfaction immédiate.
L’apprentissage des langues est à cet égard typiquement un travail. Il s’agit pour les apprenants
d’améliorer leurs chances de carrière, et pour cela il faut bien en passer par un moyen qui implique un
coût en temps et en efforts. Le bénéfice attendu de l’apprentissage réside en dehors de celui-ci,
introduisant cet écart important entre but et moyen, caractéristique de la motivation extrinsèque. Dans la
motivation intrinsèque, le moyen est sa propre fin.
Les méthodes de langue sont aujourd’hui largement pensées dans ce même esprit qui catégorise
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fortement entre travail et non-travail, et établit une distance cognitive entre but et moyen. Elles restent
marquées par des pratiques qui ont longtemps traité la langue cible comme un objet, non pas qu’on parle,
mais dont on parle (dans la langue source). Les méthodes immersives qui consistent à se plonger dans la
langue à apprendre sans recourir à sa langue maternelle sont historiquement récentes.
L’idée que l’apprentissage ne peut qu’être motivé extrinsèquement forme une évidence dont la solidité
est depuis quelques décennies encore renforcée par la mondialisation, et chez nous par la construction
européenne. Les cursus de langues sont devenus incontournables dans les programmes, avec une pression
institutionnelle forte en faveur de certaines de ces langues considérées comme plus “utiles” que d’autres.
Une logique de compétition internationale, intériorisée par les individus dans la construction de leurs
projets professionnels et personnels, conduit ainsi à renforcer le caractère utilitaire de l’apprentissage des
langues, au détriment de motivations qui par le passé pouvaient encore être affectives ou culturelles et se
porter sur des langues marginales pratiquées pour elles-mêmes.
Ce modèle motivationnel entre pourtant en contradiction avec l’évolution des publics d’apprenants.
Depuis une génération au moins, les apprenants sont plus nombreux : c’est l’ensemble d’une classe d’âge
qui est concerné par les langues vivantes. Ils ont en moyenne plus de mal à intégrer la culture utilitariste
et disciplinaire qui était celle d’une élite. La société dans son ensemble a changé : individualisation et
labilité des motivations, désintérêt pour l'école qui n'est plus la voie garantie de la réussite sociale,
relâchement du rapport à la valeur travail, contestation de l'autorité du savoir… Alors même que
l’ouverture du monde rend objectivement nécessaire de pratiquer la langue de l’autre, les jeunes mettent
du temps à accepter cette réalité et se trouvent prisonniers de programmes qu’ils n’ont pas choisis et qui,
même quand ils ont fini par en accepter rationnellement la nécessité, leur sont astreignants. Les méthodes
et les outils pédagogiques continuent la plupart du temps à faire comme si les apprenants avaient
naturellement soif de connaissances, mais en pratique, s’ils veulent éviter d'être “zappés”, les enseignants
doivent capter l'intérêt de façon soutenue.
3. Les communautés comme facteur de motivation
Le concept de Thélème est né de nos observations des retombées didactiques de la pratique de certains
espaces en ligne (Schmoll, P., 2002, 2008), qui ont été créés au départ par des sociétés françaises, comme
le jeu de stratégie en ligne Mankind, édité par Vibes, ou des espaces de rencontre dans des mondes 3D
comme LeVillage.org, ou Cryopolis, de CryoNetworks. Les sociétés françaises du secteur disposaient au
tournant des années 2000 d’une certaine avance technologique dans le domaine de la navigation 3D en
réseau, de sorte que ces espaces étaient majoritairement francophones au départ. Les étrangers rencontrés
sur Cryopolis, par exemple, qui est un précurseur de Second Life, y venaient parce qu'il n'existait rien de
semblable dans le monde anglophone. Certains y dialoguaient par chat entre eux dans leur langue, mais
d'autres étaient incités à faire connaissance avec les personnes présentes, francophones en majorité, et
donc à perfectionner leur français. Dans le jeu Mankind, la communauté francophone était au départ la
plus importante, ce qui obligeait les autres joueurs, dans un contexte de jeu de stratégie, à nouer des
relations en français, langue véhiculaire dominante qui conférait un avantage à celui qui la pratiquait
(Schmoll, P. 2008).
Bien que ces environnements n'aient pas été conçus pour aider les visiteurs à apprendre le français, ni
pour les y encourager ou les y contraindre, on comprend que de tels univers ont pu favoriser la pratique
du français langue étrangère par l'interactivité et l'aide spontanée que les participants s'apportaient
mutuellement. En amont même de l'apprentissage, ils ont constitué à un moment donné (avant que
l'anglais n'y devienne progressivement, là comme ailleurs, la langue véhiculaire la plus répandue) un lieu
attractif pour les étrangers et un facteur incitatif à apprendre le français. Davantage qu'un moyen, ils ont
fourni une motivation. De là est issue l’idée d’élaborer un espace ludique semblablement attractif mais
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dans lequel, par surcroît, les mécanismes de jeu favoriseraient l’usage d’une langue cible à apprendre, de
la même manière, au fond, que l’anglais est tendanciellement favorisé par les mécanismes de la
mondialisation. En effet, rien n’oblige dans Thélème à parler le français, mais l’application attribue des
“points”, dans les jauges du jeu, à ceux qui parlent dans cette langue, ainsi qu’aux francophones qui vont
vers les allophones pour parler avec eux.
Le facteur communautaire permet de dépasser le modèle motivationnel qui distingue entre extrinsèque
et intrinsèque. On observe quelque chose de comparable à ce qui se passe dans le dispositif du
“correspondant étranger” quand l’interlocuteur(trice) se trouve être celui/celle que l’on a envie de séduire.
Rencontrer l’autre peut se lire comme la motivation extrinsèque d’un apprentissage de la langue de cet
autre. Mais il existe dans les motivations à rencontrer les autres, à faire partie de ces communautés,
quelque chose de non utilitaire qui interroge le modèle trop bien découpé entre moyen et fin. Pratiquer la
langue de l’autre fait dès le départ partie du plaisir de pratiquer l’autre lui-même. La langue est certes un
moyen (extrinsèque) pour entrer en relation avec l’autre, mais elle est en même temps cette relation, et
donc sa motivation intrinsèque. Le fait communautaire, autour d’un jeu en ligne, d’un forum ou d’un chat,
à l’instar de l’activité plus individuelle de séduction, constitue à la fois une motivation à apprendre et le
moyen de cet apprentissage.
Le facteur communautaire permet donc de surmonter les difficultés des pédagogies liées à un modèle
de motivation extrinsèque. Plus besoin de “forcer” l’apprentissage, si celui-ci devient un loisir, voire un
jeu. Encore faut-il que les enseignants ne soient pas eux-mêmes captifs d’un tel modèle.
4. Conclusion
Les cours et les supports de cours restent en effet encore largement pensés par des premiers de la
classe pour des premiers de la classe. L’étude, par exemple, des sites d’apprentissage du français langue
étrangère (Schmoll, L., 2006) montre qu’ils utilisent peu les ressorts du ludique. Les enseignants qui
découvrent Thélème nous demandent souvent comment ils peuvent contrôler les progrès de leurs propres
élèves. Ce n’est pas possible : Thélème est d’abord un jeu (puisque cet espace doit attirer des
francophones qui, eux, n’y viennent pas pour apprendre le français), chacun y vient quand il veut, y fait
ce qu’il veut, pour la durée qui lui sied. Le jeu n’est plus, comme dans la conception ludo-éducative
classique, au service de l’enseignant : c’est l’enseignant qui fonctionne comme ressource pour aider le
joueur à mieux communiquer dans le jeu. L’espace-temps du cours et de la salle de classe, central dans le
modèle pédagogique classique, devient périphérique dans ce concept fondé sur la communauté des
locuteurs. Il oblige donc logiquement les enseignants à repenser leur propre place dans le processus
d’apprentissage (Schmoll, L., 2011).
Références
Csikszentmihalyi, M. (1990). Flow: The psychology of optimal experience. New York: Harper and Row.
Herzberg, F. (1959). The motivation to work. New York: John Wiley and Sons. (C. Voraz, trans. 1971. Le travail et la nature de
l’homme. Paris: Entreprise moderne d’édition.)
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Schmoll, L. (2011). Usages éducatifs des jeux en ligne: L’exemple de l’apprentissage des langues. Revue des sciences sociales, 45,
148-157.
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Schmoll, P. (2002, April). L’imaginaire de la quête dans les espaces ludiques en ligne: Retombées didactiques. 1e Journée
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Schmoll, P. (2007). Chasseurs de trésors: Socio-ethnographie d’une communauté virtuelle. Strasbourg: Néothèque.
Schmoll, P. (2008). Communautés de joueurs et ‘mondes persistants’. Médiamorphoses, 22, 69-75.
Schmoll, P. (2010). Jeux sans fin et société ludique. In S. Craipeau, S. Genvo & B. Simonnot (Eds.), Les jeux vidéo au croisement
du social, de l’art et de la culture. Metz: Questions de communication, Série Actes 8, 27-42.
Schmoll, P. (2011a). Jeux sérieux: Exploration d’un oxymore. Revue des sciences sociales, 45, 158-167.
Schmoll, P. (2011b). La société terminale 1: Communautés virtuelles. Strasbourg: Néothèque.

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