Communautés de jeu et motivations à apprendre.

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Communautés de jeu et motivations à apprendre.
EUROCALL 2010 Conference
Languages, Cultures and Virtual
Communities
Université Bordeaux 2 - Victoire Campus
8-11 September 2010
Communautés de jeu et motivations à apprendre.
Les hypothèses didactiques de Thélème,
un jeu multi-joueurs en ligne pour l’apprentissage des langues
Laurence Schmolla & Patrick Schmollb*
b
a
Université de Strasbourg, EA 1339 LiLPa,France
Université de Strasbourg/CNRS, Laboratoire Cultures et sociétés en Europe, France
Abstract
Thélème est un projet de jeu vidéo massivement multi-joueurs en ligne pour l’apprentissage du français langue étrangère. Le
concept est de provoquer l'apprentissage en proposant des modules didactiques interactifs, mais surtout en immergeant les
apprenants dans un jeu en ligne où ils sont confrontés à des milliers de francophones et d’allophones avec lesquels, pour
pouvoir avancer et réussir, il est nécessaire de s’affronter, de négocier, d’échanger… et de le faire en français. L’application
recourt à l’ensemble des possibilités des technologies de réseau : l’immersion, l’interactivité, la simulation et la participation à
une communauté sollicitant des motivations ludiques. Subvertissant la distinction classique entre motivations extrinsèques et
intrinsèques, le fait communautaire constitue à la fois une motivation à apprendre et le moyen de cet apprentissage.
© 2011 EUROCALL All rights reserved
Mots-clés: MMOG (Massively Multi-Player Online Game), FLE (français langue étrangère), communautés virtuelles, motivations
extrinsèques/intrinsèques
Thélème est un projet de jeu en ligne massivement multi-joueurs pour l’apprentissage des langues, dont un
prototype a été élaboré dans le cadre de l’Université de Strasbourg et du CNRS, et qui est actuellement développé
par Almédia, une start-up créée à cet effet.
* Tel.: +33 (0)3 68 85 61 27. e-mail: [email protected]. http://www.theleme-lejeu.com.
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EUROCALL 2010 – Languages, Cultures and Virtual Communities
Le concept de Thélème est de provoquer l'apprentissage du français langue étrangère en proposant des modules
didactiques interactifs, mais surtout en immergeant les apprenants dans un jeu en ligne où ils sont confrontés à des
milliers de francophones et d’allophones avec lesquels, pour pouvoir avancer et réussir, il est nécessaire de
s’affronter, de négocier, d’échanger… et de le faire en français.
À la conjonction des jeux éducatifs et des univers ludiques persistants de type Second Life ou World of Warcraft,
Thélème est le premier projet d’outil pédagogique à recourir à l’ensemble des possibilités offertes par les
technologies de réseau : l’interaction, l’immersion, la simulation et la ludicité. Les applications actuelles
sollicitent généralement ces ressorts isolément : elles proposent de l’immersion et/ou de la simulation sans
interactivité avec d’autres participants, ou une interaction en réseau local ou dans des univers multi-participants,
mais sans scénarisation ludique. Dans la version finale du jeu, l’apprenant est immergé dans un univers en 2D
isométrique dans lequel son personnage peut se déplacer et effectuer des actions en contexte. Il y rencontre en
temps réel des milliers d’autres participants, locuteurs ou non de la langue à apprendre, avec qui il doit se
confronter ou coopérer pour la réalisation de missions ludiques, proposées par le programme ou, mieux encore,
émergeant spontanément de l'interaction sociale. La dimension communautaire est donc au centre de ce concept.
1. Motivations intrinsèques et extrinsèques dans l’apprentissage des langues
Le concept de Thélème est issu d’une réflexion sur les motivations à apprendre une langue étrangère. On sait que
l’apprentissage d’une langue demande du temps et une progression impliquant de réguliers retours en arrière, ce
qui en fait un exercice possiblement austère. D’autres matières comme l’histoire, la philosophie, les sciences du
vivant peuvent intéresser l’apprenant dès les premières leçons. La motivation est alors intrinsèque au sens de
Herzberg (1959). D’autres encore sont plus ardues au départ, comme les mathématiques ou l’informatique, qui
demandent d’en assimiler d’abord les règles, mais peuvent assez vite susciter une semblable motivation
intrinsèque allant jusqu’à l’addiction, en reposant sur le mécanisme de “flow” décrit par Mihaly Csikszentmihalyi
(1990).
Tel est rarement le cas des langues étrangères. Elles requièrent du temps, une pratique régulière et souvent
répétitive, de plusieurs mois avant de pouvoir atteindre le plaisir intrinsèque de parler avec d’autres, et de
plusieurs années avant d’apprécier la lecture d’œuvres dans leur version originale. Plus que dans d’autres
matières, la motivation initiale à apprendre est donc de type extrinsèque. Apprendre une langue s’envisage, au
début, pour des motifs autres que la connaissance et la pratique de la langue elle-même : soit parce qu’un
programme scolaire ou universitaire l’impose comme une obligation, soit (et dans ce cas la motivation est
intériorisée mais reste extrinsèque) parce qu’il existe un projet personnel de vivre ou de travailler à l’étranger ou
avec l’étranger. À cet égard, certaines langues sont presque complètement instrumentalisées par la majorité de
leurs locuteurs allophones, qui ne les considèrent que comme un outil de communication : c’est typiquement le
cas de l’anglais.
La distinction entre motivation extrinsèque et intrinsèque a été développée dans le cadre de la psychologie du
travail, puisqu’il s’agissait au fond de rendre compte des raisons pour lesquelles les êtres humains acceptent
d’exercer des activités qui ne leur apportent pas de satisfaction immédiate. L’apprentissage des langues est à cet
égard typiquement un travail. Il s’agit pour les apprenants d’améliorer leurs chances de carrière, et pour cela il
faut bien en passer par un moyen qui implique un coût en temps et en efforts. Le bénéfice attendu de
l’apprentissage réside en dehors de celui-ci, introduisant cet écart important entre but et moyen, caractéristique de
la motivation extrinsèque. Dans la motivation intrinsèque, le moyen est sa propre fin.
Les méthodes de langue sont aujourd’hui largement pensées dans ce même esprit qui catégorise fortement entre
travail et non-travail, et établit une distance cognitive entre but et moyen. Elles restent marquées par des pratiques
qui ont longtemps traité la langue cible comme un objet, non pas qu’on parle, mais dont on parle (dans la langue
source). Les méthodes immersives qui consistent à se plonger dans la langue à apprendre sans recourir à sa langue
maternelle sont historiquement récentes.
Laurence & Patrick SCHMOLL/ Communautés de jeu et motivations à apprendre
L’idée que l’apprentissage ne peut qu’être motivé extrinsèquement forme une évidence dont la solidité est depuis
quelques décennies encore renforcée par la mondialisation, et chez nous par la construction européenne. Les
cursus de langues sont devenus incontournables dans les programmes, avec une pression institutionnelle forte en
faveur de certaines de ces langues considérées comme plus “utiles” que d’autres. Une logique de compétition
internationale, intériorisée par les individus dans la construction de leurs projets professionnels et personnels,
conduit ainsi à renforcer le caractère utilitaire de l’apprentissage des langues, au détriment de motivations qui par
le passé pouvaient encore être affectives ou culturelles et se porter sur des langues marginales pratiquées pour
elles-mêmes.
Ce modèle motivationnel entre pourtant en contradiction avec l’évolution des publics d’apprenants. Depuis une
génération au moins, les apprenants sont plus nombreux : c’est l’ensemble d’une classe d’âge qui est concerné par
les langues vivantes. Ils ont en moyenne plus de mal à intégrer la culture utilitariste et disciplinaire qui était celle
d’une élite. La société dans son ensemble a changé : individualisation et labilité des motivations, désintérêt pour
l'école qui n'est plus la voie garantie de la réussite sociale, relâchement du rapport à la valeur travail, contestation
de l'autorité du savoir… Alors même que l’ouverture du monde rend objectivement nécessaire de pratiquer la
langue de l’autre, les jeunes mettent du temps à accepter cette réalité et se trouvent prisonniers de programmes
qu’ils n’ont pas choisis et qui, même quand ils ont fini par en accepter rationnellement la nécessité, leur sont
astreignants. Les méthodes et les outils pédagogiques continuent la plupart du temps à faire comme si les
apprenants avaient naturellement soif de connaissances, mais en pratique, s’ils veulent éviter d'être “zappés”, les
enseignants doivent capter l'intérêt de façon soutenue.
2. Les communautés comme facteur de motivation
Le concept de Thélème est né de nos observations des retombées didactiques de la pratique de certains espaces en
ligne, qui ont été créés au départ par des sociétés françaises, comme le jeu de stratégie en ligne Mankind, édité par
Vibes, ou des espaces de rencontre dans des mondes 3D comme LeVillage.org, ou Cryopolis, de CryoNetworks.
Les sociétés françaises du secteur disposait au tournant des années 2000 d’une certaine avance technologique dans
le domaine de la navigation 3D en réseau, de sorte que ces espaces étaient majoritairement francophones au
départ. Les étrangers rencontrés sur Cryopolis, par exemple, qui est un précurseur de Second Life, y venaient parce
qu'il n'existait rien de semblable dans le monde anglophone. Certains y dialoguaient par chat entre eux dans leur
langue, mais d'autres étaient incités à faire connaissance avec les personnes présentes, francophones en majorité,
et donc à perfectionner leur français. Dans le jeu Mankind, la communauté francophone était au départ la plus
importante, ce qui obligeait les autres joueurs, dans un contexte de jeu de stratégie, à nouer des relations en
français, langue véhiculaire dominante qui conférait un avantage à celui qui la pratiquait (Schmoll P. 2008).
Bien que ces environnements n'aient pas été conçus pour aider les visiteurs à apprendre le français, ni pour les y
encourager ou les y contraindre, on comprend que de tels univers ont pu favoriser la pratique du français langue
étrangère par l'interactivité et l'aide spontanée que les participants s'apportaient mutuellement. En amont même de
l'apprentissage, ils ont constitué à un moment donné (avant que l'anglais n'y devienne progressivement, là comme
ailleurs, la langue véhiculaire la plus répandue) un lieu attractif pour les étrangers et un facteur incitatif à
apprendre le français. Davantage qu'un moyen, ils ont fourni une motivation. De là est issue l’idée d’élaborer un
espace ludique semblablement attractif mais dans lequel, par surcroît, les mécanismes de jeu favoriseraient l’usage
d’une langue cible à apprendre, de la même manière, au fond, que l’anglais est tendanciellement favorisé par les
mécanismes de la mondialisation. En effet, rien n’oblige dans Thélème à parler le français, mais l’application
attribue des “points”, dans les jauges du jeu, à ceux qui parlent dans cette langue, ainsi qu’aux francophones qui
vont vers les allophones pour parler avec eux.
Le facteur communautaire permet de dépasser le modèle motivationnel qui distingue entre extrinsèque et
intrinsèque. On observe quelque chose de comparable à ce qui se passe dans le dispositif du “correspondant
étranger” quand l’interlocuteur(trice) se trouve être que l’on a envie de séduire. Rencontrer l’autre peut se lire
comme la motivation extrinsèque d’un apprentissage de la langue de cet autre. Mais il existe dans les motivations
à rencontrer les autres, à faire partie de ces communautés, quelque chose de non utilitaire qui interroge le modèle
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trop bien découpé entre moyen et fin. Pratiquer la langue de l’autre fait dès le départ partie du plaisir de pratiquer
l’autre lui-même. La langue est certes un moyen (extrinsèque) pour entrer en relation avec l’autre, mais elle est en
même temps cette relation, et donc sa motivation intrinsèque. Le fait communautaire, autour d’un jeu en ligne,
d’un forum ou d’un chat, à l’instar de l’activité plus individuelle de séduction, constitue à la fois une motivation à
apprendre et le moyen de cet apprentissage.
Le facteur communautaire permet donc de surmonter les difficultés des pédagogies liées à un modèle de
motivation extrinsèque. Plus besoin de “forcer” l’apprentissage, si celui-ci devient un loisir, voire un jeu. Encore
faut-il que les enseignants ne soient pas eux-mêmes captifs d’un tel modèle.
Les cours et les supports de cours restent en effet encore largement pensés par des premiers de la classe pour des
premiers de la classe. L’étude, par exemple, des sites d’apprentissage du français langue étrangère (Schmoll L.
2006) montre qu’ils utilisent peu les ressorts du ludique. Les enseignants qui découvrent Thélème nous demandent
souvent comment ils peuvent contrôler les progrès de leurs propres élèves. Ce n’est pas possible : Thélème est
d’abord un jeu (puisque cet espace doit attirer des francophones qui, eux, n’y viennent pas pour apprendre le
français), chacun y vient quand il veut, y fait ce qu’il veut, pour la durée qui lui sied. Le jeu n’est plus, comme
dans la conception ludo-éducative classique, au service de l’enseignant : c’est l’enseignant qui fonctionne comme
ressource pour aider le joueur à mieux communiquer dans le jeu. L’espace-temps du cours et de la salle de classe,
central dans le modèle pédagogique classique, devient périphérique dans ce concept fondé sur la communauté des
locuteurs. Il oblige donc logiquement les enseignants à repenser leur propre place dans le processus
d’apprentissage.
3. References
Caillois R. (1958), Des jeux et des hommes, Paris, Gallimard.
Csikszentmihalyi M. (1990), Flow: The psychology of optimal experience, New York, Harper and Row.
Herzberg F. (1959), The Motivation to Work, New York, John Wiley and Sons. Trad. fr. et adapt. par Ch. Voraz
(1971), Le Travail et la Nature de l'homme, Paris, Entreprise moderne d'édition.
Schmoll L. (2006), Le lecteur modèle des concepteurs de sites Internet pédagogiques, Revue des sciences sociales,
Université de Strasbourg, 36, p. 68-75.
Schmoll L. (2011), Usages éducatifs des jeux en ligne : l’exemple de l’apprentissage des langues, Revue des
sciences sociales, Université de Strasbourg, 45, à paraître.
Schmoll P. (1980), Motivations for the Choice of French and English as Foreign Languages, York Papers in
Linguistics, University of York, Language Department, 8, p. 201-206.
Schmoll P. (2002), L'imaginaire de la Quête dans les espaces ludiques en ligne : retombées didactiques,
Communication à la 1ère Journée Multimédia de l'Université Marc Bloch, Strasbourg, avril 2002.
Schmoll P. (2007), Chasseurs de trésors. Socio-ethnographie d'une communauté virtuelle, Strasbourg, Néothèque.
Schmoll P. (2008), Communautés de joueurs et “mondes persistants”, Médiamorphoses, revue de l’INA, Paris,
Armand Colin, 22, 69-75.
Schmoll P. (2010), Jeux sans fin et société ludique, in S. Craipeau, S. Genvo & B. Simonnot (eds), Les jeux vidéo
au croisement du social, de l’art et de la culture, Metz, Questions de communication, Série Actes 8, p. 2742.
Schmoll Patrick (2011), Serious Games : exploration d’un oxymore, Revue des sciences sociales, Université de
Strasbourg, 45, à paraître.