J. Louvard
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J. Louvard
Jeanne LOUVARD LE THEÂTRE DE MOHAMED ROUABHI : UN THEÂTRE POLITIQUE ? Mémoire de Maîtrise Université Paul Valéry Montpellier III Année 2003-2004 Sous la direction de M. Luc BOUCRIS En couverture : • Photographies du 17-11-1961 de Elie KAGAN (source :http://17octobre1961.free.fr/pages/association.htm) • Photographie de Gaza de Larry TOWELL (source : inconnu (source : http://home.golden.net/~sambi/towell/) • Photographie de Malcolm X, http://www.cmgww.com/historic/malcolm/about/photos.htm ) • Photographie des sans-papiers de Eduardo INCLAN (source : http://www.asile.org/citoyens/numero15/sans-papiers/photos1.htm) • Photographie de la cité HLM, inconnu (source : http://www.acversailles.fr/pedagogi/gephg/pedagogie/archi1/visite.htm) 2 Jeanne LOUVARD LE THEÂTRE DE MOHAMED ROUABHI : UN THEÂTRE POLITIQUE ? Mémoire de Maîtrise Université Paul Valéry Montpellier III Année 2003-2004 Sous la direction de M. Luc BOUCRIS 3 REMERCIEMENTS 4 Merci, A Monsieur Luc Boucris, pour m’avoir permis de mener à bien ce travail et pour avoir fait preuve de patience. A Monsieur Mohamed Rouabhi, pour m’avoir transmis des documents qui furent d’une grande utilité dans la conception de ce travail et bien évidemment pour m’avoir accompagnée tout au long de ce projet, grâce aux traces qu’il a laissé derrière lui depuis plus de dix ans. A ma famille, pour leur hospitalité, leurs encouragements, leurs remarques judicieuses. A Yoann, pour avoir sacrifié sur son temps de surf pour me relire, à Dominique pour ses 19 000 pages de commentaires, à Pierre pour s’être couché bien tard, à Agnès pour tout le reste et à tous ceux qui ont participé de près, de loin voire de très loin à l’élaboration de mémoire. Et surtout à Grégoire, sans qui ce travail n’aurait sans doute pas abouti. 5 INTRODUCTION 6 A la genèse de ce travail, il existait une envie profonde d’interroger la question de l’art dramatique dans son lien avec la politique. A ce stade tout semblait encore relativement simple, peut être même simpliste. Loin d’adhérer à la théorie qui voudrait que tout théâtre soit politique, du fait de sa nature même1, le travail que nous souhaitions entreprendre avait adopté comme présupposé, une définition précise de ce que pouvait être le théâtre politique ou tout du moins ses différents courants et sans doute cela devait-il aussi comprendre une série de recherches historiques remettant en perspective chaque courant avec son époque 2 et permettant une interrogation de cette notion de politique dans un cadre contemporain par une opposition ou une adhésion à ces grands modèles. C’est, il nous semble, ici que se pose la première difficulté : le terme « théâtre politique » est bien trop vaste pour servir de base, d’appui à une réflexion. Ainsi l’adjectif qualificatif « politique » accolé à « théâtre » est-il le marqueur, comme l’a écrit Laurence Bartolosi, d’ « un rassemblement communautaire et populaire qui se reconnaît comme tel ou encore tout simplement, l’expérience d’une humanité partagée »3 ? Ou cela signifie-t-il comme le note Luis Miguel Cintra que « des spectacles politique seront peut-être des spectacles contre la solitude, aussi solitaires qu’ils soient »4 ? On pourrait citer bien d’autres définitions encore, se basant sur des dimensions tour à tour historiques, humaines, factuelles… Et c’est là qu’il apparaît évident, dans la mesure où chacune de ces définitions touche une part de vérité, que le terme inventé par Erwin Piscator comme bilan de son propre travail en 19295, est beaucoup trop vaste et recouvre des réalités sociales, historiques et artistiques trop différentes pour être une base de réflexion solide. Et c’est en quelque sorte pour sortir de ce paradoxe mis en lumière par Philippe Ivernel dans la formule : « Cette catégorie d’apparence tranchante, n’est jamais pour autant définitivement tranchée. »6, que nous n’avons finalement pas choisi d’élaborer une définition globale, synthétique, une sorte de bilan historique, comme nous en avions la prétention au départ. Nous avons cherché, au contraire, à mettre en valeur les réflexions et les conceptions de 1 Non pas que cette théorie soit sans fondement, mais elle semble insuffisante pour englober les démarches de certains artistes 2 Nous avons été étonnés par le peu d’ouvrages globaux traitant du sujet. Beaucoup d’ouvrages décryptent les démarches d’un artiste ou d’un courant, mais relativement peu s’aventurent à une synthèse esthétique et théorique. 3 BARTOLOSI, Laurence, « Les cheminements discrets de la banalité du mal », in théâtre/public n°165, mai – décembre 2002, 67p. 4 CINTRA, Luis Miguel, « Des spectateurs contre la solitude », in Théâtre /public N°165, Mai/décembre 2002. 5 L’expression vient, en effet, d’un ouvrage du même titre. PISCATOR, Erwin, Le théâtre politique, l’Arche, Paris, 1962. 6 IVERNEL, Philippe, « Politique (le théâtre) », in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, sous la direction de Michel Corvin, Larousse, Coll. In Extenso, Paris, 1998, 1898p. 7 Mohamed Rouabhi sur le théâtre, en tentant de comprendre de quelle façon elles entretenaient des liens avec une histoire plus globale du théâtre. Mohamed Rouabhi est un artiste au talent protéiforme et à l’itinéraire particulier. Fils de l’immigration. Français et arabe, arabe et algérien, l’appartenance est incertaine. Une chose est sûre, il se veut citoyen du monde. Il s’atèle donc, muni de cette identité multiple, à créer un art qui détonne. Comédien d’abord, il entra à l’Ecole de la rue Blanche avec un texte de Maurice Blanchot et on le vit plus récemment dans Prométéo mis en scène par François Berreur aux côtés de Martial Di Fonzo Bo. Auteur boulimique, aussi. Il écrit de nombreuses pièces sur des sujets brûlants, qu’il met parfois en scène dans le cadre d’une compagnie, Les Acharnés, dont il est avec Claire Lasne le co-fondateur. Sa première pièce, éponyme, de la compagnie, constatait la fin du monde ouvrier, tandis que ses écrits suivants évoquent des thèmes difficiles tels que la guerre ou les ravages du Sida. Volontiers polémique, Mohamed Rouabhi souhaite s’inscrire dans le champ social. Cependant, cela suffit-il à qualifier son théâtre de politique ? Qu’est- ce que du théâtre politique et en existe-t il différentes formes ? Existe-t-il encore aujourd’hui en France ? Si oui, de quelle façon serait-il mis en œuvre ? Et quelle serait la part de tradition et de nouveauté dans cette démarche ? Comment cela se traduirait-il dans les textes ? Quels en seraient les thèmes abordés ? En bref, il s’agît de s’interroger sur la possibilité d’un théâtre politique contemporain grâce à l’exemple de Mohamed Rouabhi. Afin de répondre à ces interrogations nous avons développé deux grands axes de réflexion. D’une part, la mise en évidence des fondements moraux, philosophiques et éventuellement politiques qui sous- tendent l’œuvre de Mohamed Rouabhi. Pour cela nous les avons étudiés à partir du principe, emprunté à Robert Abirached, de la distinction entre art et culture. Cette différenciation, permettant de comprendre si la dimension politique se porte d’avantage sur le contenu de l’œuvre, sur sa mise en application ou dans l’équilibre des deux. D’autre part, nous avons choisi, dans une seconde partie d’étudier un des principaux thèmes que recèle l’œuvre de Mohamed Rouabhi afin d’observer de quelle manière le contenu dramatique aborde la question du politique, la thématique de la violence nous servant, ici, de fil conducteur. 8 PREMIERE PARTIE : Possibilités et modalités d’un théâtre politique contemporain, l’exemple de Mohamed Rouabhi. 9 I. « Se donner pour qui, pour quoi, par qui ? »7 Il s’agit dans cette partie de mettre en rapport la pratique de l’artiste que nous avons choisi d’étudier, Mohamed Rouabhi, avec l’histoire plus globale du théâtre. Dans cette démarche nous n’avons pas cherché de vérité absolue, ni même la convocation exhaustive de l’ensemble des mouvements répertoriés. Nous avons plutôt tenté de rassembler et d’organiser un ensemble de notions de références éparses qui nous paraissait à même d’expliciter l’œuvre de Mohamed Rouabhi, de lui donner un sens dans la dynamique historique de l’art dramatique. Nous avons choisi, pour cela, de classer ces divers fondements en deux parties distinctes, selon qu’ils appartiennent plutôt à la pratique de l’art ou à celle de la culture. Dans le cadre de l’étude d’une œuvre, que pour le moment nous présupposons politique, il s’agit de savoir si le combat concerne plutôt l’utilisation qui est faite de l’art et dont la prise de position ne fait pas irruption sur la scène ; ou bien si le créateur permet l’irruption du politique sur la scène et accorde, de fait, au théâtre un rôle, même infime, dans le devenir du monde. Cela dit, il est bien évident que ce découpage est en partie formel puisqu’on ne peut pas dire, par exemple, que la manière dont Jean Vilar mit en scène Dom Juan dans le contexte de la décentralisation, fut dénuée d’idéologie. Ainsi comme l’a montré Roland Barthes à l’époque, « cet athée-là, c’est enfin notre affaire, il nous concerne, nous l’écoutons, il nous aspire dans sa modernité, et ne consent à être qu’au prix d’une complicité, non avec ses sources, bien qu’on l’en somme à grands cris, mais avec la mémoire même de son public. »8 Par cette mise en scène Vilar illustra les valeurs de la République, sur lesquelles reposait son combat. Dans un premier temps, nous présenterons donc des personnalités dont le combat fut celui de la fonction sociale de l’art, de l’égalité des droits et des chances dans l’accès à la culture et la manière dont M. Rouabhi dialogue avec ces individualités. C’est en effet, dans la continuité d’un combat particulier mené par des artistes, soutenu par des politiques, autour de la notion de théâtre populaire, puis dans le prolongement historique de la décentralisation, que Rouabhi, en quelque sorte cherche à s’inscrire, en réaffirmant la validité de ces principes et leur nécessaire réappropriation par l’actuelle génération d’artistes. Dans un deuxième temps nous verrons les applications concrètes que propose Mohamed Rouabhi. 7 Citation tirée de la reproduction du discours prononcé par M. Rouabhi à l’occasion des états généraux de la culture au théâtre des fédérés, à Montluçon, le samedi 30 novembre 1996. 10 A. Un théâtre pour quel public ? L’ambition de cette partie est donc de montrer de quelle manière Rouabhi se réapproprie, tout en la réinvestissant d’une dimension contemporaine et toute personnelle, la notion de théâtre populaire. Pour se faire nous nous appuierons essentiellement sur deux documents, nous paraissant pour le moins représentatifs. Il sera donc souvent fait allusion dans cette partie, tout d’abord à un article paru dans la revue Cassandre en 2003 en réaction à la proposition de réforme de l’intermittence9 et de ce que Rouabhi nomme lui même : « l’Affaire Alain Ollivier » qui eut pour support les pages culturelles de l’Humanité en mars 2002, et qui figure ici pour son caractère symbolique. Ces articles sont, dans les deux cas, le fruit d’une réaction plutôt virulente aux événements, de dimension plus ou moins importante dans l’histoire contemporaine du théâtre français, que sont chronologiquement, la nomination d’Alain Ollivier à la tête du Théâtre Gérard Philippe en lieu et place de Stanislas Nordey10, et dans un deuxième temps le projet de réforme du statut de l’intermittence proposé par le gouvernement il y a tout juste un an. Ces documents présentent un intérêt particulier, dans la mesure où ils montrent la volonté qu’a Rouabhi de mettre en perspectives les événements d’actualité dans une dimension historique plus générale. Cette démarche pouvant dès lors servir de base à l’élaboration d’une dimension éthique, d’un discours global sur sa propre activité, ainsi que sur celle de ses contemporains. De manière générale c’est en tant qu’héritier des principes profonds du théâtre populaire que se positionne Mohamed Rouabhi. Il écrit notamment dans l’article De la liberté de penser à la liberté d’agir, dont il est le co-auteur : « Nous, héritiers de cette histoire, nous sommes porteurs d’une immense responsabilité. Nous sommes construits de cette volonté de mise en circulation, qui traverse notre histoire et doit aujourd’hui se développer. »11 De plus, les références multiples, dans l’article précédemment cité, au caractère éminemment fondateur de l’expérience de la décentralisation dans la construction de l’identité culturelle de notre pays, ne font qu’accentuer le sentiment d’héritage et de transmission. 8 BARTHES, Roland, « Le silence de Don Juan », in Les Lettres nouvelles, N°12, février 1954. ROUABHI, Mohamed, ROMEAS, Nicolas, « De la liberté de penser à la liberté d’agir. », in Revue Cassandre, 2003. 10 S. Nordey qui avait d’ailleurs accueilli le spectacle Malcolm X (texte et mise en scène : Mohamed Rouabhi) au TGP en 1998. 11 ROUABHI, Mohamed, ROMEAS, Nicolas,...Op-Cit. 9 11 Et c’est bien sur ce modèle que Mohamed Rouabhi propose de s’appuyer pour repenser une politique ayant conscience « du caractère essentiel de la culture dans le fonctionnement global de la société. »12 Il déclare, ainsi, l’urgence de répondre à « ce besoin profond, dont Malraux eut une conscience aiguë, d’une grande politique culturelle qui replace l’art et la culture au centre de notre civilisation. »13 En effet, pour Rouabhi il y a urgence. Il fera, ainsi, à plusieurs reprises un constat alarmant sur la situation culturelle française. A ce titre, le discours qu’il prononça le 30 Novembre 1996 à l’occasion des états généraux de la culture est particulièrement éloquent. Dans cette intervention, Mohamed Rouabhi met en avant la responsabilité de l’administration, mais également des artistes dans ce qu’il présente comme la perte des valeurs fondamentales qui constituaient le théâtre moderne. C'est-à-dire toute la politique culturelle qui fut mise en place après guerre et qui semble, sans que cela soit clairement affirmé, constituer le point de référence de Rouabhi, tout du moins dans la manière de mettre en œuvre l’objet artistique. Il s’éleva donc contre l’ « incompétence […] des responsables mais aussi des artistes eux-mêmes qui ont abandonné toute idée de théâtre populaire dans le sens noble du terme, aux mains des autocrates de la culture qui font régner l’ignorance et la stérilité intellectuelle à coup de relecture d’un répertoire de seconde zone »14. On voit ici que l’abandon de l’ambition populaire correspond pour M. Rouabhi à l’abandon d’une forme réflexive du théâtre. Il dira, à ce sujet : « le consensus, dramatique fléau français des années 80 jusqu’à aujourd’hui, a plongé dans la vacuité des idées et des opinions beaucoup d’intellectuels quand ce ne sont pas dans une inconséquence et une irresponsabilité sans cesse renouvelées ou un crétinisme et une bêtise sans nom. »15 Mohamed Rouabhi concluait à l’époque : « le théâtre a enterré définitivement sa liberté d’action et de pensée pour devenir une marchandise au gré des modes et des courants… »16. Quelques années plus tard (2003), il présentera une situation plus mitigée, qui laisse en quelque sorte une porte de sortie : « le renoncement à ce qui nous fait exister en dehors du pouvoir de l’argent, le démantèlement de notre politique culturelle nationale par une décentralisation mal gérée qui donne tout pouvoir aux potentats locaux ouvre la porte au privé, la destruction progressive des 12 Ibid. Ibid. 14 Extrait du discours prononcé par M. Rouabhi, le 30-11-1996, au théâtre des fédérés de Montluçon, p 2. 15 Ibid. 16 Ibid. 13 12 mécanismes de protection des acteurs de l’art pour des raisons économiques, serait la perte d’un service public de la culture fondé sur le combat pour des valeurs immatérielles qui sont l’âme de notre civilisation et le garant de sa survie. »17 Bien que le tableau ne soit guère enthousiasmant, il présente une ouverture et c’est précisément celle-ci qui nous semble intéressante. Ainsi cette déclaration porte, au fond, l’espoir que l’engagement volontaire des acteurs de l’art dans une politique culturelle adaptée, pourrait endiguer le phénomène de la marchandisation, du libéralisme auquel n’a pas encore cédé la culture française. N. Roméas et M. Rouabhi soulignent dans leur article commun : « La soumission aux impératifs libéraux, la « thachterisation » de notre société, signifierait la perte d’un outil unique pour résister au phénomène général de marchandisation auquel nous assistons partout dans le monde, la perte de ce que notre pays a su construire de particulier et d’exemplaire. » 18 Dès lors, ce combat pour la préservation du « service public de la culture »19 acquiert une dimension emblématique, dans la lutte plus vaste contre la marchandisation générale, contre la mondialisation. M. Rouabhi écrit d’ailleurs à ce propos : « Nous sommes à l’heure d’un combat symbolique où tout ce qui permet à notre société de ne pas être broyée par l’économie, est attaquée de toutes parts. »20 Cela dit, pour citer Robert Abirached : « Il est clair qu’on ne peut pour toutes sortes de raisons, relancer l’idée du service public telle qu’elle a triomphé de 1945 à 1970. C’est sa réussite même qui commande aujourd’hui de la reconsidérer en partant d’une distinction qu’il devient urgent de faire entre l’art et la culture. »21 Ce sont bien là les propos de M. Rouabhi et N. Roméas qui entrevoient dans les germes de la décentralisation un contexte d’exception. Ils écrivent à se sujet : « La situation de l’immédiat après-guerre imposait la nécessité de refonder l’identité culturelle d’un pays déchiré, et la décentralisation des origines, avec la création des premiers centres dramatiques nationaux, fut une réponse politique et culturelle à la nécessité de réparer de profondes blessures. »22 Ainsi, il faut réinventer une politique culturelle qui planterait ses racines dans les principes fondateurs de la décentralisation, tout en les enrichissant de nouveaux concepts élaborés 17 ROUABHI, Mohamed, ROMEAS, Nicolas,…Op-cit, p 2. Ibid. 19 Ibid. 20 Ibid. 21 ABIRACHED, Robert, « THEATRE OCCIDENTAL – Théâtre et politique culturelle », in Encyclopaedia Universalis, Cd-rom, version 9. 22 ROUABHI, Mohamed, ROMEAS, Nicolas,…Op-Cit. 18 13 en relation avec la situation actuelle. R. Abirached constate, dans la suite de la notice rédigée pour l’Encyclopaedia Universalis : « Pour beaucoup, chemin faisant, l’idée du service public s’est banalisée et affaiblie, certains agissent comme s’il suffisait de faire du théâtre pour avoir droit au concours de l’état. Au fur et à mesure que les valeurs de l’art sont exaltées par le discours officiel, sans qu’il soit question de demander aux artistes le moindre engagement dans la société où ils vivent, l’idée de l’utilité sociale du théâtre s’efface par degrés, et la défaite culturelle est en apparence consommée. »23 Et c’est sans doute sur la base d’une constatation du même ordre, que M. Rouabhi en appelle à la responsabilité des acteurs culturels et artistiques afin de réinterroger quelques pratiques de l’art et de la culture ; parce qu’il le note lui-même : « Nous sommes responsables de ce que nous produisons et de ce que nous ne produisons pas. »24 Mohamed Rouabhi à partir de ces différents constats élabore divers principes qui structurent sa pratique et l’ensemble de son œuvre. Nous nous appuierons pour cela sur la distinction proposée par Robert Abirached, entre art et culture, en tentant de comprendre comment celle-ci est perçue et appliquée par M. Rouabhi. Nous commencerons donc avec la pratique de la culture, dont Robert Abirached dit qu’ « elle concerne plus spécifiquement l’usage qui est fait de l’art… »25 C’est sur cet usage, qu’évoque R. Abirached, que s’interroge M. Rouabhi. Son questionnement porte essentiellement sur la question du public et les bases de cette interrogation sont sans conteste contenues dans la déclaration que Vilar prononça le 8 août 1963 à Venise, peu avant de quitter la direction du Théâtre National Populaire : « Quand le théâtre peut et sait s’ouvrir, par le choix des œuvres, par le prix des places, par une facilité d’accès de tous ordres, aux pauvres comme aux riches, alors on constate que chacun quel que soit l’infime niveau de son salaire sait conquérir sa place parmi ceux qui jugent et ceux qui lisent. » 26 Cependant, le principe que développe l’auteur et que l’on pourrait nommer conscience géographique, apporte une nouveauté importante. Il vise à une corrélation toujours plus importante entre le lieu théâtral et la cité. Il faut comprendre, dans ce cas, cité au sens le plus large et en prenant en compte tout particulièrement la question de sa diversité, en découle alors la nécessaire 23 ABIRACHED, Robert,…Op-Cit. Cette citation est extraite du discours tenu par l’auteur aux états généraux de la culture le 30-11-1996. 25 ABIRACHED, Robert,…Op-Cit .p 2. 26 PUAUX, Melly, PUAUX Paul, MOSSE, Claude, L’aventure du théâtre populaire, d’Epidaure à Avignon, Edition du Rocher, Monaco, 1996, 304p. 24 14 adaptation du lieu à son environnement. M. Rouabhi s’explique : « le problème[…], il est de se pencher sur la perversion du système par les ploutocrates, des hautes sphères du ministère de la culture et de ses séides, et de s’autodéterminer sur les moyens à mettre en œuvre pour déjouer toute tentative de récupération par l’Etat de l’art et de la manière de constituer une véritable politique au sein même d’un théâtre, fondé sur des principes différents pour chaque institution, en fonction de l’environnement social dans lequel il est implanté. »27 Ainsi le nécessaire ajustement du lieu théâtre à son environnement est une question récurrente chez Mohamed Rouabhi. Pour illustrer ce propos nous présentons ici l’extrait d’une interview donnée au journal l’Humanité le 12 octobre 2002 : « […] Lin ZOE : Il y a quelques mois, vous avez réagi à un entretien publié dans ces mêmes colonnes avec Alain Ollivier, tout nouveau directeur du TGP28 de Saint-Denis. Mohamed ROUABHI : […] J’ai été choqué dans la présentation de sa politique au TGP, de son attitude ségrégationniste à l’égard de son propre public. Ne pas vouloir tenir compte qu’à Saint-Denis, plus qu’ailleurs, la concentration de population est énorme, me dépasse. Il s’agit d’ouvrir la fenêtre du théâtre et de se dire que, dans un périmètre de 500 mètres, je peux remplir ma salle à 30% pendant toute l’année […] Je combats cette idée de banlieue dégueulasse, violente, dangereuse, pauvre, perdue. Je vois qu’il y a un énorme travail à faire Lin ZOE : Pensez-vous que c’est là le rôle du théâtre ? Mohamed ROUABHI : Ce n’est pas le rôle du théâtre en général, mais c’est le rôle de ce théâtre à Saint-Denis. 29 On ne peut pas parler de manière générale. Les lieux sont différents parce que les populations sont différentes. » D’ailleurs la réaction plutôt violente qu’évoque Lin Zoé à l’entretien avec Alain Ollivier dans L’Humanité en mars 200230, montre à quel point cette question est, pour lui, une question de première importance. Ainsi, à la déclaration d’Alain Ollivier qui disait : « Je sais très bien que les africains, d’Afrique noire ou d’Afrique du nord, qui sont ici, ont majoritairement d’autres préoccupations, d’autres soucis, d’autres loisirs que le théâtre français. Je ne vais pas aller frapper à leur porte, pour leur dire de venir, c’est ridicule, ce n’est pas mon but, même si mon prédécesseur a pu le faire. »31 . Mohamed Rouabhi répondit notamment par le biais d’une lettre ouverte : « Mais 27 Cette citation est extraite du discours tenu par l’auteur aux états généraux de la culture le 30-11-1996. TGP= Théâtre Gérard Philippe. 29 LIN, Zoé, « On devrait aller au théâtre comme on va à la poste. », in L’Humanité, lundi 14 octobre 2002, p.18. 30 LIN, Zoé, « Nous manquons de dramaturgies contemporaines », in L’Humanité, 4 mars 2002, 4p. 31 Ibid. 28 15 ma colère s’est transformée en peine et en tristesse en pensant à ceux à qui l’on a retiré le droit au logement, au travail, le droit à la considération et maintenant le droit à la culture. »32 Ce qui semble important de noter ici c’est que pour Rouabhi, le droit à la culture est un droit aussi fondamental que celui de se loger ou encore celui de travailler. Et cette revendication le propulse sans contexte dans la lignée d’artistes combattant pour l’idée d’un « service public » en art et montre que « ce qui est en cause c’est la possibilité pour le geste artistique d’exister dans notre société en dehors du choix entre l’appartenance exclusive à « une élite » ou la réduction à un « produit ». Un objet de consommation.33» Pourtant on s’aperçoit, que paradoxalement, il faut, d’après Rouabhi, gérer les choses de manière différente selon les endroits, afin d’espérer prétendre à une réelle égalité des chances et des droits. On voit se produire ici un mouvement analogue à celui qui a pu exister, par exemple, dans l’éducation. Ainsi pour défendre les valeurs d’égalité, qui sont celles de la République, il faut envisager la diversité des situations. On peut donc dire, ici, que Rouabhi adapte au théâtre la formule qui veut que la diversité des moyens génère l’égalité et la justice sociales. Pour mener ce combat, M. Rouabhi appelle les artistes à accomplir leur « travail de citoyen responsable »34 afin que le théâtre cesse d’être un « endroit coupé du monde et ses préoccupations historiques, coupé de son public »35 pour qu’il redevienne « le lieu des idées et des Hommes »36. En effet, les propositions de M. Rouabhi concernant la culture sont en lien avec une conception, un regard, une critique plus vaste sur le monde. Il écrit, par exemple, en préambule de sa pièce Les nouveaux bâtisseurs : « Partout dans le monde en crise des populations reprennent les armes pour acquérir, au péril de leur vie, un statut qui, pour les ressortissants des pays occidentaux, ne 32 ROUABHI, Mohamed, « Réponse de Mohamed Rouabhi sous forme de lettre ouverte. », in L’Humanité, 7 mars 2002, 2p. « J’étais saisi d’une grande colère car j’entendais une fois de plus la voix de celui qui prétend penser et décider à ma place, celui qui sait mieux que moi ce qui est bon pour moi, le petit paternaliste ordurier, qui va me parler dans ma langue le jour où il décidera de la langue que je dois parler et que je dois comprendre. Dieu merci, l’Ecole de la république m’a appris à lire le français pour que je puisse lire ces propos infâmes que j’ai lu lundi dernier. Merci pour elle. Mais ma colère s’est transformée en peine et en tristesse en pensant à ceux à qui l’on a retiré le droit au logement, au travail, le droit à la considération et maintenant le droit à la culture. Que connaissez-vous des loisirs des africains du nord et des autres ? Dites moi ce que vous savez de ce qu’ils savent et de ce qu ‘ils ne savent pas encore et de ce qu’ils apprendrons en ne mettant pas les pieds dans une salle de spectacle ? » 33 ROUABHI, Mohamed, ROMEAS, Nicolas,…Op-Cit. 34 Interview non déterminée, présente sur le site internet de la compagnie des acharnés. 35 Discours du 30-11-1996, tenu par l’auteur aux états généraux de la culture. 36 Ibid. 16 représente guère plus qu’un tampon sur un document classé dans une quelconque préfecture »37. Ainsi, la citoyenneté dont bénéficie les occidentaux, devient un modèle dont eux-mêmes n’ont pas conscience38. Le combat que souhaite mener, Mohamed Rouabhi, est bien celui de la défense et de la mise en valeur de ce droit. Cela semble signifier qu’on ne peut ignorer notre citoyenneté alors que dans le monde d’autres disent « leur désir d’être plus que des Hommes, des citoyens. »39 Cependant, il faut, pour finir, montrer que la réflexion autour de la culture n’est pas suffisante pour dire d’un théâtre qu’il est politique. En effet, Si l’on en croit Ivernel, il ne le « devient, au sens radical du terme, qu’à partir du moment où il subordonne tout autre effet à celui-ci. »40 Pourtant il est difficile aujourd’hui, au regard du siècle écoulé, de s’appuyer sur une définition aussi restrictive. Mais ce qui semble intéressant dans les recherches menées par Rouabhi, c’est d’écrire actuellement un théâtre qui n’a pas renoncé à des ambitions politiques. B. A la rencontre d’un public oublié. L’usage qui est fait de l’art, donc la façon d’envisager la culture, est de toute évidence, pour M .Rouabhi, une question citoyenne. Ainsi, à l’image des théâtralités militantes nées dans le courant des années 1960-1970 : « la recherche forcenée d’un public différent, oublié des théâtres même politisants, ainsi que la création, par elle-même signifiante d’une communauté revendicatrice, de destin similaire »41 semble être l’un des apanages du théâtre de M. Rouabhi. Nous citerons, ici, comme exemple de la volonté qu’a l’auteur d’aller à la rencontre d’un public oublié (« l’affaire A. Ollivier », évoquée plus haut, témoigne de l’importance de cette question pour M. Rouabhi) à la fois par le biais du lieu d’implantation de la compagnie, que par son engagement dans plusieurs types ateliers ou bien encore grâce la participation de l’auteur à une expérience toute particulière de théâtre social. 37 ROUABHI, Mohamed, « Enfants des colonies »,…Op-cit, p 8. « Le droit de vote ne vaut pas mieux que le droit de stationner à en juger par le désintéressement des citoyens concernant les rendez-vous électoraux », Ibid. 39 Ibid. 40 IVERNEL, Philippe,…Op-cit. 41 NEVEUX, Olivier, Esthétiques et dramaturgies du théâtre militant : l’exemple du théâtre militant en France de 1966 à 1979, thèse sous la direction de Christian Biet, Etudes Théâtrales et Arts du Spectacle, Université Nanterre ( Paris X), 3 volumes, 2003, p.180. 38 17 Nous commencerons donc par un point qui pourrait sembler anecdotique mais qui revêt pour M. Rouabhi une importance certaine : le lieu d’implantation de la compagnie les Acharnés. La troupe de Mohamed Rouabhi est, en effet, implantée depuis une dizaine d’années maintenant, dans ce qui est communément appelé une banlieue difficile. Ils travaillent, en effet, en Seine Saint Denis et c’est ce choix qui est primordial pour l’artiste, aussi bien du point de vue personnel que professionnel (les deux notions sont toutefois très liées chez M. Rouabhi.). Il explique notamment : « Vous savez moi je vis à Drancy. Drancy c’est une ville quand même qui à mauvaise réputation parce qu’elle a été le terrain de pas mal de choses. Voilà aujourd’hui avec la compagnie, on est implanté là-bas, on est en résidence là-bas, pour moi c’est important parce que j’ai l’impression que c’est une espèce de boucle qui finit par rejoindre un peu le début de l’histoire. Bon j’ai vécu là-bas, maintenant je travaille là-bas pour moi c’est une grande chance que j’ai. »42. Bien évidemment ce choix n’est pas sans fondements. Si l’on se réfère à la notion de « conscience géographique » que nous avons évoqué plus haut, cela devient évident. Mohamed Rouabhi souhaite faire, à cet endroit précis, un théâtre pour les gens qu’il a toujours côtoyés. Pourtant, tout cela n’est pas si simple43 et demande de s’en donner les moyens. En dehors des moyens purement artistiques que nous étudierons plus loin, Mohamed Rouabhi est à l’initiative de diverses expériences qui semblent toutes avoir en commun la volonté d’aller à la rencontre des exclus de la culture. Dans un premier temps il y a les ateliers en milieu carcéral, qui sont menés conjointement par plusieurs membres de la compagnie. Ces ateliers visent principalement à apporter la culture et des moyens d’expressions à un public constitué essentiellement de jeunes délinquants. Cela dit, la nouveauté semble résider dans l’association de l’écriture à un autre art. Mohamed Rouabhi explique cette démarche basée sur la pluridisciplinarité : « On essaye de travailler déjà depuis deux ans en milieu carcéral (à la maison d’arrêt de Villepinte, aussi dans les Yvelines à Bois-D’Arcy et là peutêtre à Versailles) sur des ateliers d’écriture mais qui sont toujours, comment dire, mixés avec un autre art, par exemple là, à Villepinte, c’était écriture et Rap… »44. Ce travail se base sur la 42 Interview inconnue à propos de Malcolm X disponible sur www.lesacharnes.com Il déclara par exemple : « Le théâtre c’est quelque chose qu’on fait sur la durée, sur le temps. Moi j’ai l’impression que je commence à peine, même si ça fait neuf ans qu’on bosse. Donc y faut vraiment du temps pour pouvoir aller au fonds des choses, vraiment travailler sur le terrain, essayer un peu de faire connaître le travail qu’on fait parce que nous, j’dirais, les individus, on n’est pas grand-chose, on est au service de ce qu’on fait et à mon avis c’est ça le plus important , c’est ce qui le plus long , c’est qui est le plus intéressant et en tout cas c’est ce qui est le plus beau, je crois. » in Interview inconnue à propos de Malcolm X disponible sur www.lesacharnes.com 44 «On essaye de travailler déjà depuis deux ans en milieu carcéral (à la maison d’arrêt de Villepinte, aussi dans les Yvelines à Bois-D’Arcy et là peut-être à Versailles) sur des ateliers d’écriture mais qui sont toujours, comment dire, mixés avec un autre art, par exemple là, à Villepinte, c’étaient écriture et Rap. C'est-à-dire qu’il y avait une grande demande de la part des mineurs, dans le quartier mineur des jeunes, de faire du Rap, mais ce qu’on voulait, nous, dire c’est que le Rap ça partait d’une table, d’écrire, d’un stylo de penser, de trouver les mots etc. A Bois-D’Arcy, par exemple, le travail que j’ai fait, c’était autour du western. Donc c’était prendre des grands thèmes comme ça du western 43 18 conviction profonde que partagent les différents artistes impliqués que « tout le monde à besoin d’écrire en prison »45. Nous nous intéresserons maintenant aux ateliers que Mohamed Rouabhi mena en Palestine. Ce projet fut mené dans le cadre du jumelage de la ville Epinay-sur-Seine avec celle de Ramallah, et consistait à mener des ateliers d’écriture avec de jeunes Palestiniens de divers horizons (enfants vivant dans des camps de réfugiés, étudiants, jeunes délinquants incarcérés…) Ce travail portait essentiellement sur la question de l’identité, qui est, nous le pressentons, une question complexe dans ce pays où elle est un enjeu crucial. Elle interroge, en effet, la possibilité même d’une culture palestinienne, comme le souligne la journaliste Kathleen Evin lors d’une interview : « Depuis plus d’un demi siècle qu’israéliens et palestiniens se disputent chaque centimètre carré de cette patrie déchirée et alors que le bruit des armes étouffe toutes autres paroles que guerrières. Comment imaginer que le terme même de culture puisse là-bas signifier quoi que ce soit ? Et pourtant de Naplouse à Ramallah, de Gaza à Jérusalem-Est, une poignée d’infatigables fous se démène toujours et encore pour donner à ce mots un contenu et pour que la jeune génération entende autre chose que les cris de haine et de douleur. Parmi eux Mohamed Rouabhi… »46. Là, plus que jamais la question de l’accès à la culture est primordiale. Pourtant comment l’imaginer sans d’abord comprendre ce qui la fonde ? Et c’est ce que se propose de faire Mohamed Rouabhi en interrogant la question de l’identité47. Cette interrogation passe par des consignes simples. Nous présenterons ici comme exemple le rapport que donne M. Rouabhi de la première rencontre avec les jeunes du camp de Al Amari : Lundi 3 mai 1999. AL ALAMARI CAMP. Début de séance : 15h31. Fin de séance : 16h55. Temps effectif : 1h24. et aussi pouvoir s’en servir pour écrire, pour faire un atelier d’écriture, mais aussi pour parler de ce que c’est que la solitude, que l’héroïsme, que l’argent, que la violence, les femmes etc. Donc essayer de parcourir un peu tous les thèmes qui sont contenus dans le western pour en faire une petite chose. » in Interview inconnue à propos de Malcolm X disponible sur www.lesacharnes.com 45 ROUABHI, Mohamed, « Question de ponctuation », in www.lesacharnes.com 46 EVIN, Kathleen, ROUABHI, Mohamed, «L’humeur vagabonde : Passion Palestine », in France Inter. 47 « Mohamed Rouabhi, on se rend bien compte qu’une vie culturelle normale ne peut pas exister en Palestine, ne seraitce que matériellement parlant, avec les bombardements, des routes coupées… L’exil… parce qu’en fait cette vie culturelle, elle est fondée sur ce sentiment violent d’un exil, d’une non appartenance. Comment peut-on penser, écrire, travailler dans le monde de la culture sans parler d’autre chose que de cela, cette non appartenance ? Ca traverse toutes les couches de la population. Rien ne peut se construire tant que cette non appartenance persiste » cit. in, EVIN, Kathleen, ROUABHI, Mohamed, «L’humeur vagabonde : Passion Palestine », in France Inter, 2001. 19 Temps cumulé : 1h24. Présence : 7 personnes. Langue de travail : arabe. Traducteur : Samer. Mohamed Fumuaa’ Salem Kifaya. Fadi Ismail Al Marbou. 15 ans. Hiba Younes Al Bayani. 12 ans. Hadil Youssef Al Bayani. 12 ans. Massal Kamal Mustapha Al Chaquildi. 15 ans. Falestine Mohammed. 15 ans. Haïa Youssef. 11ans. Consignes et travail 1/ Identité. Nom et Prénom/ Date de naissance/ Adresse du domicile/ Date du jour. 2/ Dessinez votre maison et son emplacement dans le camp. 3/ Quelle est la ville ou le pays le plus éloigné de votre domicile que vous ayez jamais visité. 4/ Quelle est la ville ou le pays où vous rêveriez d’aller ou de visiter. 5/ Quelle est la ville ou le pays que vous détestez le plus. 6/ Expliquez en les raisons. 7/ Racontez la chose dont vous êtes le (la) plus fièr(e). 8/ Racontez la chose dont vous avez le plus honte. 9/ Essayez de raconter un cauchemar. 10/ Dresser la liste exhaustive des animaux (toutes espèces confondues) que vous avez déjà vu. »48 Ces différentes déclinaisons servent d’entrée puisqu’elles permettent d’après M. Rouabhi de faire le point sur « le travail qu’il y a à faire, [le] travail qui a été fait. »49 Pour finir nous avons souhaité traiter d’une expérience toute particulière à laquelle l’auteurmetteur en scène participa et qu’il nomme lui-même : « Laboratoire de théâtre social. »50 L’idée 48 ROUABHI, Mohamed, « Ateliers d’écriture Ramallah / Al Quds. Mai - Juin 1999 » in www.lesacharnes.com. EVIN, Kathleen, ROUABHI, Mohamed, «L’humeur vagabonde : Passion Palestine », in France Inter, 2001. 50 ROUABHI, Mohamed Cit. in ARVERS, Fabienne, « Soigne ton droit. » in les Inrockuptibles, 09-02-2001 49 20 originale fut l’initiative d’une travailleuse sociale. Son idée était assez vague mais cherchait à associer un artiste à un travail social. Mohamed Rouabhi raconte l’organisation de cette expérience au micro de Lucien Attoun : « A l’époque c’était Valérie Lang qui m’avait dit : « tient moi j’aimerais te faire rencontrer quelqu’un, une femme, une juriste qui travaille dans les permanences juridiques en Seine Saint Denis ». Et elle cherchait un auteur, un artiste, (dans sa tête c’était pas très précis) pour mener peut-être une expérience, un petit travail… « Je sais pas trop, y vaut mieux que tu la vois » etc. Donc j’ai rencontré une femme qui s’appelle Virginie Labasque qui, donc, travaille dans une association qui s’appelle le Centre d’Information pour le Droit des Femmes et des Familles et ça c’est en Seine Saint Denis mais y a aussi dans pas mal de départements autour, enfin dans la région parisienne. C'est-à-dire que elle, elle s’était aperçue au fond que devant ces gens qu’elle recevait, une fois par mois, elle faisait des réunion comme ça, ou dans des maisons de quartier ou à la mairie etc., où y avait des thèmes qu’étaient abordés, des fois c’était la fugue, l’inceste, quelquefois c’était le problème des sans-papiers etc. Et, en fait, elle s’est aperçue qu’il y avait une grande écoute à ce moment là et qu’il était peut-être possible, elle avait eu l’idée, d‘essayer peut-être de monter des saynètes ou une pièce ou quelque chose qui ressemblerait à de la fiction mais à l’intérieur de laquelle on aurait un contenu informatif, pédagogique et où au terme de la petite représentation y’aurait peut-être un dialogue avec un professionnel, donc une juriste, et le public. Et dans un premier temps, je trouvais le projet très intéressant et je suis resté, donc pendant 2 mois je suis allé avec elle dans les permanences, j’écoutais, alors y’avait des gens qui venaient pour tout et n’importe quoi, c’est vraiment des problèmes entre ne pas payer une facture d’électricité, entre venir pour un problème d’inceste ou pour un problème de drogue ou de sida ou de chose comme ça. Y avait vraiment de tout. Et bon, évidemment après, je me suis dit, faut écrire quelque chose. Alors quoi ? Et donc j’ai, par le biais d’une petite histoire très simple, j’ai écris un texte et qu’on a commencé à travailler. »51 Ce projet semble tout particulièrement intéressant, d’une part parce que le théâtre cherche à investir un nouveau domaine, en spécialisant son propos et d’autre part parce qu’il sort des lieux 21 traditionnels du théâtre afin d’investir des lieux différents52, dans l’espoir de rencontrer un public différent. A ce propos Fabienne Arvers note que « la liste des lieux où se déroulera Soigne ton droit est déjà fort explicite quant au terme de social accolé ici à théâtre : hôpital Delafontaine, maison de quartier Floréal et la Plaine, salle polyvalente de l’école primaire René Descartes et maison de la jeunesse. »53 Le spectacle renoue en quelque sorte avec des ambitions du théâtre d’intervention. Pourtant, M. Rouabhi est réaliste. Il sait bien qu’ici le théâtre, en faisant écho à des situations réelles, permet d’embrayer sur un combat plus vaste. Il est conscient de l’aspect lacunaire d’un tel spectacle, si celui-ci n’était pas inclus dans une démarche plus vaste. Il déclara, par exemple : « Le traitement dramatique de situations conflictuelles vécues au quotidien, la distorsion qu’apporte la mise en scène et l’écriture dans la représentation de ces situations, l’identification simple ou bien encore la distanciation, voir le côté documentaire de ce spectacle, sont des procédés qui n’apportent aucune solution concrète et n’aident évidemment en rien celui qui vient voir le spectacle, à résoudre ses problèmes immédiats,[…] il contribue certainement à rendre lisible, sous forme de petites histoires, des comportements irresponsables de nature à créer une situation de drame. Les rendre lisibles c’est déjà les identifier, les prévoir […] C’est sur ce point précis que le travail de ce laboratoire de théâtre social met l’accent. »54 La démarche ne prétend pas « changer la vie »55, et c’est sans doute sa différence avec le théâtre d’intervention traditionnel, mais cherche à mettre en place un système de double compréhension. D’abord, le théâtre qui permet le dessillement puis la confrontation avec des professionnels permettant la résolution éventuelle du problème. 51 ROUABHI, Mohamed Cit. in ATTOUN, Lucien, « ?... », France culture, 2001. Le spectacle faisait partie de la programmation Hors les murs du TGP. 53 ARVERS, Fabienne, « Soigne ton droit. » in les Inrockuptibles, 09-02-2001 54 Ibid. 52 22 II. Un théâtre qui thématise la question politique. A. Impossibilité d’un théâtre politique contemporain ? La question du politique en art est aujourd’hui compliquée, à l’image d’ailleurs de la question uniquement politique. Nous sommes sans conteste dans une période floue. La chute du Mur de Berlin, il y a quinze ans en marquant la fin du modèle communiste, à quelques notables exceptions que sont notamment la Chine, la Corée et Cuba, a fait table rase d’un système qui fonctionnait depuis 1917. Cela laissant place à un modèle unique qu’est le capitalisme. Il serait vain dans ce travail de vouloir comprendre et analyser les tenants et les aboutissants de ce grand bouleversement et ses multiples conséquences, ce n’est pas son but. Pourtant, l’évocation de cet événement n’est pas gratuite, elle cherche à marquer un contexte. L’apogée et le déclin du modèle communiste ont eu, on le sait, des conséquences importantes sur l’histoire de l’art dramatique et tout particulièrement sur la création à dimension politique. Si bien qu’aujourd’hui la création d’une œuvre à ambition politique semble moralement et idéologiquement plus difficile. Ainsi, l’histoire du siècle passé et la relation que l’art a parfois entretenu avec cette histoire complique considérablement les choses et force à la réflexion dans une période où l’espérance en une solution politique a quelque peu souffert. Ainsi, comme l’écrit Olivier Neuveux : « Dans un XXème siècle marqué par l’effroi « totalitaire », à jamais synonyme des camps nazis, des génocides et des tournures cauchemardesques que purent prendre certaines révolutions, la participation des poètes et des dramaturges à la louange servile de ces idéologies n’est pas insignifiante. »56 C’est sans doute pour cela « qu’aujourd’hui règne -d’après lui- subrepticement cette interdiction contestant toute légitimité à l’art et au théâtre, dés lors que ceux-ci ont des visées explicitement politiques. »57 Il paraissait important, en effet, d’ébaucher des pistes permettant de comprendre pourquoi, alors que cette pratique s’était un peu perdue, une nouvelle génération d’auteurs a cherché, par différents biais, à réinterroger la question politique. Ainsi Emmanuel Béhague montre, dans sa thèse, étudiant les modalités d’un nouveau théâtre politique allemand que l’écriture dramatique des années 1990 bien qu’émergeant dans un contexte politique différent véhicule une volonté proche d’expériences 55 A. Pierron, auteur de l’article sur le théâtre d’intervention dans Le dictionnaire encyclopédique du théâtre dirigé par Michel Corvin, note en effet, que ce théâtre est une « modalité spectaculaire qui, parallèlement au théâtre institutionnalisé choisi des lieux publics […] dans le but de changer la vie. » 56 NEUVEUX, Olivier, Esthétiques et dramaturgies du théâtre militant. L’exemple du théâtre militant en France de 1966 à 1979,Thèse de doctorat en études théâtrales et arts du spectacle, sous la direction de Christian Biet, 3 tomes, université Paris X - Nanterre, 2003. 57 Ibid. 23 comme celles de Brecht ou Piscator (Béhague les entrevoit comme des sortes de modèles historiques de référence) dans la mesure ou elle veut « réinvestir le théâtre dans sa mission critique par rapport à la réalité. »58. Ceci en opposition à une période où l’on explorait une vision plus introspective, où prédominait l’homme comme entité psychologique à part entière. C’est aussi dans le tout début des années 1990 que Mohamed Rouabhi commence à écrire, puisque bien que publié en 1994, la pièce Les acharnés fut écrite en 1992 et mise en scène par Claire Lasne en 1993 au théâtre des Fédérés à Montluçon.59. Il affirme, d’ailleurs, son engagement sans détours et correspond, dès lors, à cette nouvelle génération : « Face à un abandon total d’une vraie opposition après les années Mitterrand, face à la mondialisation de la marchandisation, face aux manœuvres de l’organisation mondiale du commerce, il est aujourd’hui indispensable de radicaliser son discours. Il faut se positionner vis-àvis des discours consensuels, qui empêchent toute volonté de rupture de s’exprimer, il ne s’agit pas d’être manichéen ou platement politique, notre travail est avant tout poétique et artistique, mais il faut s’engager. »60 On peut constater ici que le discours de l’artiste recèle des thèmes nouveaux, ouvrant sur des combats tout à fait contemporains. A l’instar d’Olivier Neuveux, Mohamed Rouabhi semble se demander pourquoi : « le refus du monde tel qu’il est et l’espérance politique nommés ne seraient-ils pas des matériaux d’importance ? »61 Il le proclama, par exemple, devant ses pairs, lors d’un discours prononcé à l’occasion des états généraux de la culture au théâtre des fédérés à Montluçon en novembre 1996 : « un théâtre contemporain avec tout ce qu’il possède d’inachevé, de dérisoire […] peut recéler des images fortes, excessives parfois, révoltées, pas assez à mon sens, politiques, encore moins, unique témoignage vivant d’une société marchande qu’ont déserté l’imaginaire et la poésie blessée. » A cet endroit précis, se trouve le point névralgique de cette recherche : quelle peut être la formule pour mettre, aujourd’hui, en œuvre un théâtre politique ? Il apparaît que ce ne sont pas les motivations profondes qui ont changé ; le théâtre à dimension politique cherchera sans doute toujours à être « le signe d’un monde qui refuse de dormir, d’un théâtre qui refuse de ronronner sa 58 BEHAGUE, Emmanuel, L’écriture dramatique contemporaine allemande et la question de l’ancrage dans la réalité, possibilité et modalité d’un théâtre après la réunification, thèse de doctorat, sous la direction de Frédéric Hartweg, 3 tomes, université Marc Bloch, Strasbourg, 2002. 59 ROUABHI, Mohamed, Les acharnés précédé par Les fragments de Kaposi, Actes sud Papier, Arles, 1994, 96p. 60 ROUABHI, Mohamed, cit. in ROMEAS, Nicolas, « Malcolm et les Kids », in Revue Cassandre N°39, Avril 2001. 61 Ibid. 24 petite métaphysique dilettante, tandis que des hommes luttent pour leur dignité. »62 Parce que c’est bien de cela dont il est question: s’exprimer, voire même peut-être espérer agir, sur la condition humaine. Il est donc nécessaire de réinjecter dans la réflexion une part d’historicité. Ainsi, cela paraît évident, mais pour aborder plus clairement ce sujet, nous devons préciser que la vision de l’homme, de sa condition mais surtout des espoirs et des modalités de transformation de cette même condition ont énormément évolué, de part les bouleversements politiques, les drames humains qui jalonnent l’histoire du siècle écoulé mais également au contact de la très rapide évolution technique et scientifique. Dès lors, il apparaît qu’un certain nombre de théories ou de pratiques qui étaient l’apanage du théâtre dit politique sont aujourd’hui caduques. Afin de ne pas nous perdre dans une longue liste de stigmates révélateurs de telle ou telle expérience, montrant tel ou tel engagement, nous avons essayé de classer en deux grandes catégories, que sont l’appréhension de l’art « en regard d’un horizon qui le dépasse et le déborde »63 et la question de la réception, voir de son éventuelle efficacité. Ces deux catégories étaient jusque là des thématiques récurrentes du théâtre politique et qui revêtent aujourd’hui un caractère problématique. Il y a tout d’abord la question sensible de ce qui apparaît souvent comme l’assujettissement à une visée qui le dépasserait et induirait ces conditions de création. Neuveux écrit, « en effet, placer « la politique au poste de commandement » suppose d’organiser le théâtre, de sa création à sa réception, en fonction de principes qui lui seraient en parti étrangers. »64 Il semble normal qu’existe aujourd’hui une réticence vis à vis de ce type de fonctionnement au vu des crimes qu’ont couverts ou encensés certains intellectuels et artistes, comme nous l’évoquions plus haut. Cependant, O. Neuveux note aussi, qu’à son sens il n’y a pas de fatalité : « L’Histoire en témoigne, il est des militants libres, insoumis et inquiets de leur propre responsabilité. »65 Et s’il y a un combat aujourd’hui, ce n’est pas de rejeter au loin toute forme d’engagement, en espérant comme cela préserver la liberté de création ( comme si la modalité politique impliquait nécessairement l’embrigadement ) mais bien la recherche d’une parole juste, acceptant sa subjectivité, sur le monde. 62 GATTI, Armand, « Armand Gatti se lance dans la guérilla » (Propos recueillis et présentés par P. Hamon pour Témoignage Chrétien le 14 novembre 1968), cit. in NEUVEUX, Olivier,…Op-cit. 63 NEUVEUX, Olivier, Op-cit. 64 « En effet, placer « la politique au poste de commandement » suppose d’organiser le théâtre, de sa création à sa réception, en fonction de principes qui lui serait en parti étrangers. C’est à partir du réel, d’une fidélité à ce qui inspire l’acte, d’une certaine lecture idéologique du monde que s’élabore la narration. », Cit. in NEUVEUX, Olivier,… Op-cit. 65 NEUVEUX, Olivier, Op-cit. 25 C’est cette liberté de conscience et de choix que revendique l’acteur, auteur, metteur en scène. Ainsi, le texte les nouveaux bâtisseurs, traitant du sujet sensible qu’est le conflit israélopalestinien, reçut plusieurs mauvaises critiques, accusant le texte de faire preuve de manichéisme voire d’être partisan. Ce fut le cas de René Solis pour le compte du journal Libération, qui écrivit, à l’époque : « […] Généreux, démonstratif, bavard et manichéen, son propos est complaisamment relayé par la mise en scène de Claire Lasne qui semble amplifier à plaisir les défauts du texte. Crispant. »66 Il en fut de même pour son confrère du Figaroscope qui déclara dans son article, « terrain miné » : « Hélas, Mohamed Rouabhi a une vue univoque du problème. Il ne pratique pas le contrepoint. D’un côté il y a les victimes et de l’autre les bourreaux. Cette attitude manichéenne dénie à son récit la force, qu’une écriture proche du conte, lui apporte. »67 Et bien oui, Mohamed Rouabhi s’engage et assume ce choix subjectif. Il prend fait et cause pour les palestiniens et le clame haut et fort comme lors d’une interview pour un journal Suisse lors du passage du spectacle à Genève : « Je ne suis pas journaliste moi, je suis poète. Ma tâche n’est pas de rapporter froidement les faits en disant aux lecteurs : voici la réalité, choisissez votre camp. Moi le mien je l’ai choisi et c’est sans doute pour cela que je gène. »68 Mais cela dit il ne faut pas non plus se méprendre l’auteur tient à préciser : « Ce qui m’intéresse ce n’est pas de défendre un pouvoir politique mais de montrer le malaise des palestiniens, de tout ce peuple assis sur des cailloux et qui attend désespérément un avenir meilleur. »69 Vient s’ajouter à la question de l’embrigadement, celle de l’efficacité qui traîne dans son sillage les notions de perception et de didactisme. La création artistique à dimension politique, qu’elle ait été élaborée autour d’une doctrine précise, comme le fut pour une bonne part l’œuvre de Bertold Brecht avec la doctrine marxiste, ou bien qu’elle l’ai été en réaction à un événement historique précis, comme par exemple la création de l’homme aux sandales de caoutchouc70 de 66 « Qu’est-ce qu’être étranger en son propre pays ? Pour répondre à cette question, Mohamed Rouabhi, arabe et français, se transporte en Israël, au cœur de l’impossible rapport entre juifs et palestiniens. Et dénonce la négation d’une culture par une autre. Avec dans le rôle du méchant l’état israélien et dans celui de l’indompté, le peuple palestinien. Généreux, démonstratif, bavard et manichéen, son propos est complaisamment relayé par la mise en scène de Claire Lasnes qui semble amplifier à plaisir les défauts du texte. Crispant. » cit. in SOLIS, René, « les malheurs des nouveaux bâtisseurs », in Libération, 21-10-1997. 67 PINTE, Jean-Louis, « Terrain miné », in Figaroscope, 8-10-1997. 68 ROUABHI, Mohamed, Cit. in ADAMO, Ghania, « Mohamed Rouabhi laisse entendre les cris du peuple palestinien », in Le Nouveau Quotidien, 24-10-1997. 69 Ibid. 70 KATEB, Yacine, L’homme aux scandales de caoutchouc, seuil, Paris, 1990, 283p. 26 Kateb Yacine, portait, de manière ténue parfois, l’espoir « de contribuer à infléchir le cours des choses. »71 Cet état de fait que l’on a longtemps pensé indissociable de la création artistique politiquement engagée, a progressivement posé des problèmes d’ordre moral aux artistes, pour l’ensemble des raisons que nous évoquions plus haut. L’exemple le plus marquant de cette remise en question semble bien être la réponse qu’Heiner Müller adressa à Brecht lorsqu’il créa Maüsser. Le travail de Müller est de ce point de vue éloquent puisqu’il remet en cause la forme (pièces didactiques) qui a sans doute la plus espérée en la dimension persuasive, en la capacité effective pour le théâtre d’avoir une action sur le monde. Le temps a démontré l’impossibilité d’une telle croyance, puisque comme l’affirme Béhague, il semble bien que ces espoirs soient liés à une conception idéologique « historiquement et philosophiquement »72 remise en question. De plus, à l’instar de Hans Thies-Lehmann, de nombreux théoriciens s’accordent à dire que : « le théâtre politique, sans doute était dans la plupart des cas davantage un rituel de confirmation de ceux qui étaient déjà convaincus. »73 Pourtant il apparaît que M. Rouabhi n’a pas complètement renoncé à convaincre. Certains de ses projets portent, en effet en germe la volonté de faire comprendre voire d’éduquer. Par exemple une journaliste note lors d’une émission de radio : « Tout est fait pour laisser la parole de Malcolm X se déployer et venir impressionner, galvaniser, doper un public que Mohamed Rouabhi envisage bien davantage comme une foule à convaincre, que comme un groupe de spectateurs lambda. C’est donc avec un art consommé du jeu de comédien que Rouabhi profère les discours de Malcolm. » On voit bien ici que le propos n’est pas juste de produire une pièce-musée, mais bien de se servir du détour historique afin de délivrer un message. La journaliste ajoute d’ailleurs : « Le plateau de théâtre devient le lieu d’un concentré actif : Rap + vidéo + discours de Malcolm X se percutent et viennent à l’encontre plus qu’à la rencontre des spectateurs. Il faut réveiller les consciences, on ne peut être à la fois aveugle et sourd à ce qui se dit et se montre devant nous. En cela l’ambition pédagogique du spectacle revendiquée par Rouabhi est atteinte. »74 71 Déclaration de la TROUPE Z tiré d’un entretien donné à la revue travail théâtral, Cit. in NEUVEUX, Olivier,…Opcit. 72 BEHAGUE, Emmanuel, Op-cit. 73 THIES-LEHMANN, Hans, Le théâtre post-dramatique, Cit. in BEHAGUE, Emmanuel,…Op-cit. 74 Interview inconnue à propos de Malcolm X disponible sur www.lesacharnes.com. M. Rouabhi explique en effet dans cette même interview : « C’est pas pour le réhabiliter comme j’ai pu l’entendre quelque fois, mais c’est pour vraiment faire connaître, c’est quelque chose de pédagogique, les grand thèmes qu’il a soulevé et qui sont encore aujourd’hui d’actualité. » 27 Il existe, en effet aujourd’hui un paradoxe : la nécessité apparente pour certains artistes contemporains d’écrire sur un monde, une société qui apparemment les révolte, tout en sachant pertinemment que cela ne changera rien. On pourrait répondre à cela que c’est une simple exorcisation. Pourtant, le problème semble plus complexe. Emmanuel Béhague, en conclusion de son chapitre sur le théâtre de la monstration, souligne que si ce théâtre rejette tout déterminisme (sociologique, psychologique…) parce que lié à des explications d’ordre idéologique, il limite, de fait, sa raison d’être. Ainsi, bien qu’il mette à jour les dysfonctionnements et permette la communication du public avec la réalité, on peut s’interroger aisément sur les raisons d’une telle révélation si elle ne vise pas à la suppression des problèmes mis en lumière. A l’image de E. Béhague on émettra ici l’hypothèse selon laquelle la création d’un texte, d’une mise en scène ou de tout autre objet artistique à dimension politique, nécessite ne serait-ce qu’un soupçon d’espoir en la capacité qu’a l’art, si ce n’est pas d’avoir une action directe sur le cours des événements, tout du moins de pouvoir y tenir une place, et pourquoi pas les influencer. Cela semble pertinent pour Mohamed Rouabhi, nous en voulons pour preuve la création de Soigne ton droit. Le texte admet la possibilité d’une action dès les prémices de sa création, il a été conçu, comme nous l’avons vu plus haut, pour cela (cf. 1b). En ce qui nous concerne, le théâtre apparaîtrait donc pour ce qu’il est : « Une fiction, qui au long de la représentation se détruit elle-même et ouvre sur les luttes de notre société. »75 Dès lors, ce n’est peut-être plus la question de l’efficacité qui est à mettre en avant, mais celle de la fonction attribuée à l’œuvre, mettre en lumière la volonté plutôt que le résultat. Ainsi, « la valeur (de l’acte théâtral) tient dans sa présence entêtée, loin de tout reniement, indifférent aux pronostics et aux prédications. »76 On peut, dès lors, affirmer, à cette étape du travail que Mohamed Rouabhi crée bien un théâtre à dimension politique. Nous chercherons dans la partie suivante à affiner encore notre définition de son œuvre, en tentant d’analyser à laquelle des modalités du théâtre politique (engagé, d’intervention, militant, d’agit-prop…) elle se rapproche. 75 DORT, Bernard, « Fo ou l’espace libre du théâtre », in FO, Dario, Mort accidentelle d’un anarchiste. Faut pas payer !, dramaturgie édition, Paris, 1997, 288p. 76 NEUVEUX, Olivier,…Op-cit. 28 B. Engagement ou militance ? Avant d’aller plus loin, il paraît nécessaire de mettre en place quelques éléments servants de base à notre réflexion. Nous avons établis que le théâtre de Mohamed Rouabhi est politique. Mais celui-ci est-il engagé ou militant ? Chacun de ces termes est régulièrement employé, notamment par les journalistes, pour définir l’activité de M. Rouabhi. L’expression la plus courante dans les articles reste bien évidemment celle de « politique », comme par exemple, lorsque Gilles Costaz note que « comme les précédentes, sa nouvelle pièce, Requiem Opus 61, creuse dans le terrain politique… »77. Mais il apparaît parfois, une certaine confusion, aboutissant à l’utilisation de différents termes sans distinction précise. C’est le cas par exemple lors d’une interview radiophonique où la journaliste utilise indistinctement : « engagé », « politique » ou « militant »78. Il nous semblait alors indispensable de faire le tri, de mettre à jour les définitions de ces différentes modalités du politique, parce qu’elles ne signifient pas la même chose. Notre travail s’efforcera de montrer qu’il existe des différences de définition entre « engagement » et « militance » et que ces divergences sont importantes dans la mesure où elles influencent la pratique même de l’art. Le problème qui s’est posé pour cette partie était dans un premier temps de mettre en évidence les distinctions qui existent entre le fait de s’engager et celui de militer, mis en rapport avec l’activité théâtrale. Puis, en second lieu de monter dans quelle mesure Rouabhi pratique, à première vue, un théâtre militant. Nous avons donc, ici, souhaité partir d’une somme de définitions nous permettant la mise à plat d’un ensemble d’expressions et d’activités, dont le sens est cousin et qui sont souvent entourées d’une grande confusion. Pour mener cela à bien, nous nous sommes beaucoup appuyés sur le travail d’Olivier Neuveux, parce qu’il est assez approfondi et cible son approche sur l’art dramatique. Nous exploiterons donc en partie la grille de lecture qu’il a édifiée pour sa thèse. Dans un premier temps, il apparaissait essentiel de définir chaque terme et l’analyse commence logiquement par celle de l’engagement puisque cette expression est la plus globalisante. Il semble, d’ailleurs, important de noter que « militer » ne doit pas être entendu en opposition d’ « engager », mais parce qu’il en est une partie, dans ce qu’il apporte de supplémentaire. Le mot « engagement », selon le contexte dans lequel il est utilisé, peut signifier des choses bien différentes. Ainsi, si l’on se reporte au Grand Larousse Universel79, on peut dénombrer pas moins de douze domaines différents, tels que l’équitation, les finances publiques, l’obstétrique ou la 77 COSTAZ, Gilles, « Le cancer de la république », in Politis, 11-10-2001. Interview inconnue à propos de Malcolm X disponible sur www.lesacharnes.com 79 Grand Larousse Universel, sous la direction de MAUBOURGUET, Patrice, Tome VI, Larousse, Paris, p 735. 78 29 stratégie militaire, dans lesquels l’engagement prend chaque fois un sens nouveau. Cependant, dans la majorité des cas, il porte les notions de devoir et d’avenir. Comme le montre Jean Ladrière : « l’engagement peut être entendu au sens de « conduite » ou au sens d’ « acte de décision », selon qu’il désigne un mode d’existence dans et par lequel l’individu est impliqué activement dans le cours du monde […] ou qu’il désigne un acte par lequel l’individu se lie lui-même dans son être futur, à propos soit de certaines démarches à accomplir, soit d’une forme d’activité, soit même de sa propre vie.80 ». Et il apparaît que les deux axes mis en lumière par J. Ladrière, que sont d’une part la notion de promesse vis-à-vis de l’engagement et d’autre part celle des répercussions à venir, sont les deux éléments fondateurs à retenir. Afin d’être plus précis, il nous faut, ici, faire un retour sur la période qui vit naître la figure de l’intellectuel engagé, cette figure qui sert de fondement à notre réflexion puisqu’elle apparaît aujourd’hui comme une référence. On peut lire dans l’Encyclopédie Encarta : « recommandé par les existentialistes mais pratiqué par des écrivains de toutes tendances, l’engagement politique, marquant la figure de l’intellectuel moderne, est un aspect nouveau et important de la vie culturelle en France après la guerre […] Forts de leur action dans la résistance, les intellectuels communistes, comme Louis Aragon, font figures de maîtres à penser… »81 . C’est sur cette expression de « maître à penser », que nous souhaitons poursuivre notre réflexion car elle permet de mettre en avant des divergences qui existent entre l’engagement et la militance. Ce « maître à penser », laisserait, en effet, supposer qu’une activité de ce type reste un engagement intellectualisé dont l’objectif avoué est de problématiser les questions politiques et/ou sociales. Olivier Neuveux, montre que c’est à ce niveau que se joue la différenciation avec la militance, « si l’on se rapporte à la définition issue de la Révolution Française donnée par le Robert, c’est bien le terme agir qui importe : s’impliquer de manière militante est différent d’avoir un avis ou d’émettre une opinion. »82 Cela dit, il est important à cet endroit de préciser que le terme d’engagement peut admettre, lui aussi, une part d’action. Par exemple, lorsque Jean Ladrière parle « d’engagement conduite », il montre que « celui qui s’engage inscrit de façon active son être dans la situation et, en même temps, il l’assume dans le mouvement de sa propre existence, lui, prêtant pour ainsi dire sa substance et faisant désormais dépendre son sort de ce qu’il adviendra du destin extérieur qu’il a pris en charge »83. 80 LADRIERE, Jean, « l’engagement », in Encyclopaedia Universalis, Cd-rom, version 9. ?..., ?..., «Littérature Française : des intellectuels engagés », in Encyclopédie Encarta, Cd-rom, 2004. 82 NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie….Op-cit, p 17. 83 LADRIERE, Jean, « l’engagement », in Encyclopaedia Universalis, Cd-rom, version 9. 81 30 Mais une fois admis cette dimension de l’engagement, ce qui semblait particulièrement intéressant dans la notion de militance c’est la question de placement que développe O. Neveux dans le chapitre : « Théâtre politique / théâtre engagé, théâtre militant ». Olivier Neveux montre, en effet, que l’intellectuel ou l’artiste engagé s’inscrirait dans le rôle traditionnel de l’intellectuel, celui qui « reste enfermé dans l’univers de sa caste »84, alors que le militant, lui, tenterait de s’approcher au plus près de la mission et de la fonction de « l’intellectuel organique » décrit par A. Gramsci. Il précise bien évidemment que « loin de prétendre que le théâtre militant aurait engendré cet intellectuel organique ou cet artiste organique, la distanciation entre « l’intellectuel engagé » et « l’intellectuel militant » est importante car elle traduit le mouvement qui sépare une modalité d’intervention externe à une création au cœur même du prolétariat »85. C’est bien de cette création que se réclame M. Rouabhi. Il revendique, pour commencer, ses origines sociales : « Je me suis tout particulièrement attaché, à ce qui concerne mon département et la vie culturelle, politique, historique et sociale qui l’anime. Je vis et travaille ici depuis de très nombreuses années, et bien avant de faire du théâtre ou quoi que se soit qui se rattache à l’art, j’étais déjà en train de nettoyer les cuves de houblon des usines bière 33 à Drancy ou faire la manœuvre sur les chantiers en construction des mercuriales à Bagnolet. » On voit de quelle façon son origine n’est pas à détacher de son activité artistique, il fait partie et représente, ce qu’il nomme lui-même, le « sous-prolétariat de la Seine Saint Denis »86. Cette population de la banlieue parisienne qui atteint, bien évidemment ici, une dimension symbolique. Dès lors il se souvient : « Par la poésie j’dirais je suis arrivé au théâtre. Quand on lit quelque chose qui est simple, qui est beau, qui est bien écrit, qui est… On ressent énormément de choses, on a vraiment l’impression que quelque part c’est de nous qu’on parle, là pour le coup on se dit : ah tient moi aussi j’ai peut-être envie de raconter des histoires et j’ai envie de raconter des histoires peut-être pour des gens qui comme moi n’ont pas eu forcément la facilité comme ça et de l’écriture et de l’approche de la culture. » On voit bien qu’ici, l’envie même de création naît de cette appartenance à une classe sociale précise. Ce fils d’immigré, dont le père était ouvrier métallurgiste chez Citroën, se place de manière aussi bien symbolique que concrète dans une démarche de représentativité mais aussi d’appartenance à un groupe, qui apparaît comme laissé pour compte de l’art et la culture actuelle. Et il semble bien que l’important ici soit que 84 MACCIOCCHI, Maria-Antonietta, « Pour Gramsci », cit. in NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie…., Opcit, p 24. 85 NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie….Op-cit, p 24. 86 ROUABHI, Mohamed, « Lettre ouverte », in L’Humanité, 07-03-2002. 31 « l’effraction sur le devant de la scène [théâtrale ou sociale] de ceux relégués généralement loin derrière, constitue déjà en soi un acte politique »87. De ce point de vue l’interview qu’il accorda à Laurence Wurtz (France Inter) est particulièrement éclairante : « LAURENCE WURTZ : On va commencer par le début, pour ceux qui ne connaîtraient pas vos œuvres. Comment les définir ou qu’est-ce qui les relient entre elles ? MOHAMED ROUABHI : […] Au début quand j’ai commencé à faire du théâtre à l’Ecole de la rue Blanche (quand elle était rue Blanche à Paris avant qu’elle ne soit à Lyon), je me suis toujours dit … J’avais comme ça une espèce de naïveté ou je pensais que faire du théâtre c’était aussi parler à des gens. Et moi les gens que je connaissais du fond de ma banlieue, c’était les gens qui m’entouraient, qui étaient autour de moi. Donc ce que j’avais envie de faire c’était raconter des histoires à ces gens. Des histoires qu’ils puissent comprendre, des histoires auxquelles ils pouvaient s’identifier et c’était raconter leur histoire. »88 Ainsi, on peut noter que «le théâtre militant est une production politique et n’opère pas le mouvement qu’accomplit la littérature ou le théâtre pour s’engager, c'est-à-dire investir ponctuellement le lien politique : il y est déjà, il en est issu »89. Il apparaît donc que ce soit à ce type de schéma (schéma du théâtre militant) que se réfère Mohamed Rouabhi. Toute cette réflexion autour de la place à partir de laquelle on agit, nous a semblé particulièrement intéressante à l’aune le l’œuvre de Mohammed Rouabhi. Pourtant, cela pourrait apparaître curieux d’affirmer qu’un théâtre est militant alors qu’il ne déclare pas explicitement travailler pour telle ou telle organisation ou tel ou tel parti. Afin de clarifier ce point, nous pouvons citer une nouvelle fois O. Neveux qui montre que bien que l’art militant soit « la mise en acte volontaire de la pensée politique »90, il « ne se définit pas automatiquement par l’affiliation partisane ou syndicale qui n’est que l’une de ses modalités. Un texte ou une pièce militante peuvent naître du mouvement social, sans que soit repérable derrière la signature de telle ou telle organisation »91. Et c’est bien de cette catégorie que semble relever le travail de M. Rouabhi. 87 NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie….Op-cit, p, p.23 ROUABHI, Mohamed Cit. in WURTZ, Laurence, France Inter, Août 2003. 89 NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie…Op-cit, p 24. 90 Ibid, p.23. 91 Ibid, p.26. 88 32 Nous avons souhaité montrer ici, les raisons pour lesquelles la démarche de Rouabhi nous semble liée, du point de vue des ambitions, aux formes de théâtre militant. Il s’agira ici de mettre en lumière un ensemble de propositions qui fondent ce type de théâtre. Nous savons que le travail de M. Rouabhi varie, sur un certain nombre de points, de la définition qui est donnée du théâtre militant. Pourtant, il apparaissait au fur et à mesure de cette étude, que cette forme semblait être encore la plus valide. Ainsi, il existe une filiation profonde entre les desseins du théâtre militant et ceux de Mohamed Rouabhi. La définition d’O. Neveux se base sur trois postulats fondateurs, tout d’abord « le théâtre militant est un projet mené par ses acteurs de manière consciente et volontariste […] Le deuxième aspect prédominant est que le théâtre militant de réfère à une extériorité qui le fonde, qui l’inspire et le légitime. Cette extériorité référentielle peut se définir à partir de deux grands axes : l’évènement et la situation […] Enfin le troisième point, le théâtre militant […], se conçoit comme la participation à un mouvement révolutionnaire précis »92. Nous étudierons donc chacun des points proposés en tentant de comprendre de quelle manière ils mettent en lumière l’œuvre de Mohamed Rouabhi. Le premier point que soulève Olivier Neveux est sans doute celui qui pose le moins de problèmes puisque c’est bien de manière « consciente et volontariste » que le théâtre de Rouabhi aborde la question de la politique. A l’image de ce que Jean-Louis Perrier déclara au moment de la création des Nouveaux Bâtisseurs : « ils [Claire Lasne et Mohamed Rouabhi] disent combien ces grands déchirements sont les leurs, qu’il y a des camps, des guerres, des violences et que le théâtre doit en passer par là. Ce n’est pas une affaire de courage chez eux, mais une nécessité vécue, entretenue »93. On perçoit déjà ici un état de fait qui marque une démarche volontariste qui tendra à s’aiguiser, nous le verrons, au fur et à mesure des créations. La « conscience » et le « volontarisme » du théâtre militant se dévoilent selon plusieurs propositions. Ainsi, en s’appuyant sur les propos de l’auteur militant Daniel Bensaïd94, O. Neveux pose comme principe que « militer [par rapport au terme s’engager] a au moins l’avantage 92 Ibid, p.122. PERRIER, Jean-Louis, ?… , in Le Monde, 7 octobre 1997. 94 Daniel Bensaïd est maître de conférences de philosophie à l'université de Paris-VIII, et membre du bureau politique de la LCR. 93 33 d’impliquer le sens du collectif »95. Et c’est bien sur cette dimension collective que le théâtre de M. Rouabhi accède à une dimension militante. D’une part dans sa volonté de faire coexister au sein d’une même démarche plusieurs artistes créant, dès lors, une place à la multiplicité des opinions. En effet, « militer implique- comme le précise D. Bensaïd- de préférence une forme organisée qui porte une mémoire et met des idées en commun »96. L’idée d’un collectif qui aurait en commun une mémoire et la volonté de réfléchir à partir de cette mémoire est une caractéristique importante de la démarche de Mohamed Rouabhi. Elle se traduit par la collaboration avec d’autres artistes et la mise en rapport de diverses disciplines artistiques. Ces rencontres se structurent autours de deux grands axes. D’une part, la coopération au sein même de la compagnie des Acharnés, d’artistes venus d’autres domaines et d’autre part l’intégration, plus anecdotique, de divers artistes indépendants, étrangers à la compagnie. Depuis 199897 et la création de Malcolm X plusieurs spectacles proposés par la compagnie s’appuient sur des mises en scènes pluridisciplinaires. En effet, quatre des spectacles au moins furent basés sur ce principe, sur les sept qui virent le jour entre 1998 et 2004. Nous chercherons à comprendre sur quelles bases et pour quelles raisons les confrontations entre différentes pratiques artistiques sont-elles nécessaires d’après M. Rouabhi ? Les premiers éléments de réponse se trouvent, sans aucun doute, dans les commentaires qui ont été émis lors de la création de Malcolm X, premier spectacle de ce genre nouveau. La pièce présentait un texte inspiré des derniers discours de Malcolm X mais également un ensemble de documents sonores et vidéo, eux-mêmes ponctués par plusieurs morceaux de rap. Les journalistes ont, à raison, entrevu dans la cohabitation sur scène d’un discours vieux de quarante ans et de formes d’expression plutôt récentes, la volonté d’user « des outils contemporains pour relayer un discours qui ne l’est pas moins. »98 Mohamed Bara, journaliste à Canal V pense qu’ « en associant le discours de Malcolm X aux chansons rapées, Mohamed Rouabhi tient à généraliser le propos.99 » C’est effectivement le cas, l’auteur écrira sur ce sujet : « les résonances avec la situation actuelle […] sont ici d’une violente évidence. »100 Mais l’ambition de M. Rouabhi 95 BENSAÏD, Daniel, « la loyauté envers les inconnus », in Ligne N°32 (1997), cit. in NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie….Op-cit, p 4. 96 Ibid. 97 Année de scission de la compagnie des Acharnés. 98 ANCION, Laurent, WINANTS, Jean-Marie, « Le choc des mots », in Le Soir en ligne, 11-12-1999. 99 BARA, Mohamed, …, in Canal V, 14-02-2001. 100 ROUABHI, Mohamed, « Malcolm X, dossier pdf », in www.lesacharnes.com . 34 ne s’arrête pas là, il écrit à propos du même spectacle que « c’est au tour de la jeune génération de se pencher sur son histoire et de tenter de répondre à des questions éludées, en fabricant pour le besoin de nouveaux outils.»101 En conséquence, on constate que l’apparition de chanteurs et d’un DJ (qui créent in vivo des chansons durant la représentation) apporte une dimension métaphorique. M. Rouabhi oriente le discours et le débat que soulève le texte. Dès lors, les principes élaborés par Malcolm Little devenu X, concernent aujourd’hui la société et tout particulièrement une partie de cette société représentée symboliquement sur scène par Inès, DJ Toty, D’ et Spike, artistes et enfants de l’immigration. D’ailleurs, cette dimension tend à s’approfondir encore dans le spectacle Requiem Opus 61. Ce texte aborde de front la question de l’immigration en France, en traitant une page douloureuse de son histoire, là où la pièce Malcolm X l’abordait de manière moins directe. La présence du rap dans le spectacle touche directement à la question de la mémoire. Si l’on considère que comme dans la représentation de Malcolm X, les rappeurs deviennent la métonymie d’une partie de la société française, c’est à dire les enfants issus de l’immigration, ce spectacle les concerne intimement. Ils ne sont plus là, comme dans Malcolm X, pour apporter un point de vue nouveau sur les discours d’un homme illustre102 mais bien pour être porteur d’une histoire oubliée, d’une mémoire dont ils sont, en quelque sorte, les acteurs puisqu’elle est constitutive de leur identité. Dans son article « Octobre rouge », Fabienne Arvers déclarait, à ce propos : « Mixant, avec lucidité, la misère du passé au champ de ruines sociales sur lequel, malgré tous les discours et les bons sentiments, la jeunesse tente d’imaginer un futur, seul temps où se conjugue l’espoir, en le désengluant, de la défaite de la rage aveugle et de la haine. »103 Cependant, il paraît évident que cette recherche collective n’est pas là pour fonctionner en vase clos. Ici, comme par le passé, le théâtre « devient la possibilité d’inventer une manière alternative de produire de la politique, de créer du discours et de le diffuser »104. Par exemple, lors d’une tournée internationale de Malcolm X105, qui passa notamment par Nouméa, Rome, Sao Paulo et Dakar, Mohamed Rouabhi souhaita, dans chaque pays, intégrer des artistes locaux, ce qui bien évidemment change la morphologie du spectacle. Il s’explique à ce sujet : « Quelques temps auparavant (d’aller jouer à Dakar), lors d’un voyage préliminaire, j’avais fait la rencontre d’artistes 101 ?...., ?..., ?...., Le Parisien, 23-03-2000. Mohamed Rouabhi avait, en effet, présenté son texte à de jeunes rappeurs de Bobigny, en leur proposant, si cela avait un sens pour eux, d’écrire des morceaux. 103 ARVERS, Fabienne, « Octobre rouge », in Les Inrockuptibles, 16-10-2001. 104 NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie….,Op-cit, p 179. 102 35 sénégalais que je m’étais engagé à recruter pour le spectacle. Le but étant d’intégrer dans la distribution d’origine qui comprenait déjà cinq personnes, des « guests » : musiciens, rappeurs, chanteurs et choristes, lors d’un atelier d’une dizaine de jours, pendant lequel nous allions écrire de nouveaux morceaux - en français, wolof, anglais et créole – ainsi que de nouvelles compositions, les apprendre, les répéter »106. On touche ici à une préoccupation d’ordre géographique, puisqu’il s’agit de réadapter la mise en scène selon l’histoire du pays, de la population, et cela semble tout particulièrement sensible vu les thèmes abordés dans cette pièce. Rouabhi rapporte à ce sujet : « Lorsque vint le moment de la projection du montage de Tarzan homme singe qui illustrait un passage du discours de Malcolm X sur l’Afrique, nous crûmes un moment à l’émeute… ».107 Malgré tout, avant de s’attarder sur les conditions de cette diffusion, il semble nécessaire de comprendre quels discours fondent le propos politique de M. Rouabhi. A l’instar de ce que démontre Faroult dans son article : « Quelles résistances au cinéma dominant ? » : « Le cinéma nazi n’est-il pas militant ? Le cinéma industriel, la publicité en tête ne sont-ils pas des cinémas « militants » du patronat ? Il est donc impossible de parler de cinéma militant sans dire pour quelles orientations ce cinéma milite. »108 C’est bien à cet endroit que demeure l’ambiguïté de notre proposition de départ puisque si l’on s’en tient à la définition que propose O. Neveux, le théâtre militant dépend de sa « participation effective à un mouvement révolutionnaire précis »109. Nous avons admis, en effet, dans notre raisonnement cette inexactitude pour deux raisons principales. Tout d’abord, parce qu’il apparaît nettement que malgré des différences de périodes évidentes, le travail de M. Rouabhi, de par ses motivations morales et esthétiques, prend racine dans la tradition du théâtre militant et tout particulièrement dans celui qu’ont élaboré de nombreux artistes au cours des années 1960-1970. Puis en second lieu parce que bien qu’émergeant dans un contexte admettant plus difficilement la possibilité révolutionnaire la démarche de Rouabhi est loin de ne porter aucune ambition radicale. 105 ROUABHI, Mohamed, Malcolm X, Actes sud Papier, Arles, 2000, 40p. ROUABHI, Mohamed, « Malcolm in Africa. » compte-rendu sur la préparation et la représentation de Malcolm X à l’université de Dakar. 107 « Lorsque vînt le moment de la projection du montage de Tarzan homme singe qui illustrait un passage du discours de Malcolm X sur l’Afrique, nous crûmes un moment à l’émeute. Des spectateurs invectivaient les personnages qui apparaissaient dans le film, insultaient en wolof Jane et son père… », Ibid. 108 FAROULT, D…, « Quelles résistances au cinéma dominant ? », in FAROULT, D…, LEBLANC, G…., Mai 68 ou le cinéma en suspens, Tarascon : festival résistance, Ed. Syllepse, Paris, 1998. 109 NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie…., Op-cit, p 122. 106 36 Nous admettrons comme présupposé qu’un théâtre militant aujourd’hui ne se détermine pas par sa participation à un mouvement clairement identifié, mais plutôt par sa capacité à vouloir mettre en œuvre concrètement sa vision du monde vers un idéal. Pourtant ce qui apparaît, ici, comme une nouveauté ne l’est finalement pas tant. Ainsi O. Neveux montre que même pour la période qu’il étudie (1960-1979), « il y a dans l’acte théâtral militant la volonté de ne jamais clore la représentation sur elle-même mais bien d’annexer (occuper et/ou réunir) le théâtre et d’en faire l’instrument d’expression d’une colère plus ou moins structurée par l’idéologie et, en l’occurrence rarement partisane, mais toujours liée à des mouvements, des sensibilités »110. Et c’est bien de cela qu’il s’agit ici, le théâtre de M. Rouabhi est travaillé par toute sorte d’idées, comme par exemple l’anarchisme par des citations d’Emma Goldman dans l’article « De la liberté de penser à la liberté d’agir ». Pour mieux comprendre les motivations qui poussent M. Rouabhi à créer un tel théâtre, il semble intéressant de mettre en lumière que le théâtre militant, comme le précise O. Neveux, en se basant sur l’analyse de la philosophie de l’engagement de Sartre, « trouverait sa motivation dans un jeu de regard(s) sur le monde du point de vue du « défavorisé », ce dernier se substituant ou s’agrégeant à celui du sujet militant »111. Cet angle d’approche est précieux parce qu’il permet de mettre en évidence certains traits caractéristiques de l’œuvre de Mohamed Rouabhi. On peut dire que, lorsque Rouabhi déclare : « je souhaite, en effet, faire parler des gens qui n’ont pas de langage », il s’inscrit dans une problématique qui admet comme base que « la vérité d’une société, c’est ce que voit le plus défavorisé »112. Ce qui semble tout particulièrement intéressant dans ce principe, c’est ce qu’il induit. En effet, Neuveux montre plus loin « que le jeu de regard et la prise en charge du réel par une subjectivité plus ou moins fantasmée induisent un prisme de lecture particulier du monde, celui-ci, dans sa transposition théâtrale, ne procède pas d’un dépliement objectivisé du réel […] mais de la prégnance d’un filtre humain nommable précis : le sujet épique ou rhapsodique est en ce cas situé politiquement comme par délégation sans mandat, ni mandant qui serait celle de la victime »113. Nous avons souhaité ici rapporter cette réflexion parce qu’elle semble nécessaire à la 110 NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie…, Op-cit, p 230. Ibid, p.110. 112 MERLEAU-PONTY, Maurice, « Les aventures de la dialectiques », cit. in NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie…., Op-cit, p 109. 113 NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie…, Op-cit, p 111. 111 37 compréhension de l’œuvre de M. Rouabhi. D’une part, il existe dans son travail la marque évidente de la « prégnance d’un filtre humain » aussi bien quand il a la volonté pour la création de Requiem opus 61 de ramener les évènements aux individus puisque, dit-il, « c’est toujours des individus qui sont touchés dans leurs chairs »114 que lorsqu’il revendique une certaine subjectivité (cf. Les nouveaux Bâtisseurs). De cette façon Rouabhi s’inscrit de nouveau dans la tradition du texte militant puisque d’après Neuveux, « le théâtre militant dans son immense majorité, ne va cesser de figurer l’acte de révolte et de libération et de fonder sa légitimité sur le regard subjectif d’une figure et d’un collectif historique »115 On peut citer ici les exemple de Malcolm X pour la figure et des « français musulmans » de Requiem Opus 61 pour le collectif historique. De ce fait, le théâtre de M. Rouabhi « n’est pas porteur par lui-même d’un discours incontestable »116 d’où parfois les tensions, les désaccords liés au choix des thèmes, des formes qui naissent autour de l’œuvre de M. Rouabhi. Il ne s’agit pas, pour nous, de se placer en arbitre de ces débats mais de bien montrer que « loin d’être un espace pacifié, le théâtre militant s’ordonne en termes dissensuels, conflictuels et polémiques à l’égard de « l’autre théâtre » mais aussi plus profondément, de la représentation donnée par l’instauration des débats et du retour critique »117. On se doit de noter ici, que c’est ce dernier point, tout particulièrement, qui nous a décidé à considérer M. Rouabhi comme artiste militant. En effet, Il existe certaines différences entre la définition du théâtre militant que propose O. Neuveux et la pratique de Mohamed Rouabhi (comme celle de la référence à un dogme ou, tout du moins, à une idée précise du monde). Cependant il apparaît, tout de même, que le théâtre de cet auteur, acteur, metteur en scène se structure bien autour d’une révolte qui le dépasse, et que cette révolte est structurée de manière consciente et artistique de façon à déclencher le débat (voire la polémique, Les Nouveaux Bâtisseurs font là encore un exemple fameux) pour s’inscrire dans un questionnement plus vaste sur la société. Nous conclurons ce chapitre en réaffirmant l’appartenance de la démarche globale de M. Rouabhi (écriture, mise en scène, ateliers…) à la sphère du théâtre militant, en notant toutefois que celui-ci admet des problématiques nouvelles qui viennent se souder aux anciennes et contribueraient à dessiner une nouvelle forme de militantisme théâtral. Il serait dans cette optique intéressant de s’interroger sur l’aspect plus vaste de ce questionnement. Ainsi Neuveux souligne que malgré les 114 ROUABHI, Mohamed, interview inconnu à propos de Requiem Opus 61. NEUVEUX, Olivier, Esthétique et dramaturgie…, Op-cit, p 120. 116 Ibid, p. 215. 117 Ibid, p. 254. 115 38 diverses formes et conjugaisons qui sont nées grâce à l’alliance du théâtre et du militantisme, il existe, dans la période qu’il étudie, « une communauté militante par delà la diversité des formes et des choix dramaturgiques »118 . Nous ne pousserons pas plus loin cette réflexion mais il pourrait être pertinent de chercher si Rouabhi est un cas isolé ou si son travail - qui réactive un renouveau de la question politique de manière assez tranchée- trouve des échos dans d’autres entreprises créatives. Pour finir, on notera que l’étude que nous avons tenté de faire des ambitions politiques est encore trop partielle. M. Rouabhi affirma, nous l’avons vu précédemment : « Il ne s’agit pas d’être manichéen ou platement politique, notre travail est avant tout poétique et artistique ». Il montre, en effet, que la préoccupation est profonde mais aussi formelle, donc à l’instar du questionnement d’O. Neuveux, il est nécessaire pour nous de se demander : « comment le théâtre devient-il militant ? » Le prochain chapitre cherchera par conséquent à explorer de quelle(s) manière(s) les ambitions morales, philosophiques et politiques du théâtre de M. Rouabhi se traduisent de manière formelle. 118 Ibid, p. 11. 39 SECONDE PARTIE : La poétique de la violence dans l’œuvre de Mohamed Rouabhi. 40 Il apparaît d’emblée qu’une des principales thématiques de l’œuvre de Mohamed Rouabhi, est, sans conteste, la violence. Cependant, celle-ci, bien qu’imprégnant tous les écrits de l’auteur se manifeste de manière très variée. Cette violence se hiérarchise, semble-t-il, selon différents degrés et ce à différentes échelles. La violence se décline à trois niveaux distincts : l’Histoire, la société, l’individu. I. La violence dans l’histoire. A. Face à une Histoire tronquée, deux voies : l’oubli ou la mémoire. Mohamed Rouabhi a, de son propre aveu, l’ambition d’écrire des « pièces historiques contemporaines »119. Il soutint, par exemple, lors d’une interview radiophonique : « c’était vraiment le moment [création de Les nouveaux bâtisseurs] où je me suis lancé un peu dans ce que j’appelle des pièces historiques, c'est-à-dire parler aussi de l’histoire et je dirai que d’une certaine manière, Le Discours de l’indien rouge de Mahmoud Darwich que j’ai monté à Paris avec Patrick Pineau, c’est un peu la continuité et Malcolm X c’est un peu le troisième volet de ces pièces historiques contemporaines… »120 L’Histoire est en effet une question essentielle, sans doute, parce que « c’est à Drancy que l’auteur-acteur et metteur en scène […] a passé son enfance, face à la cité où avaient logé les rabatteurs d’Auschwitz » et qu’« il en retient que l’Histoire est devant sa porte, comme derrière elle, en concentré. »121 Mohamed Rouabhi affirma, d’ailleurs, lui même en 2001 : « Depuis mon enfance, depuis que j’ai des yeux et des oreilles, j’ai toujours été confronté à l’Histoire et à la politique, j’ai baigné dans cette atmosphère de résistance aux oppressions. Depuis plus de trente ans j’habite à Drancy … Cette conjonction de réalité m’oblige à être en permanence dans une conscience politique du monde. »122 Cette conscience passant, semble-t-il, par la recherche d’une certaine vérité historique. 119 Interview radio inconnue. Ibid. 121 PERRIER, Jean-Louis, « Un croisé des cultures », in Libération, 9 février 2001. 122 ROMEAS, Nicolas, « Malcolm et les Kids », in Revue Cassandre, N°39, Avril 2001. 120 41 Cependant, l’utilisation du terme « pièce historique » est assez ambiguë, si on la regarde à l’aune de la définition que M. Rouabhi donne à l’histoire. Le premier point essentiel est, en effet, que la notion d’histoire semble à de nombreuses reprises être sujette à caution. Ainsi l’histoire apparaît comme un instrument, aux mains d’un pouvoir qui la manipulerait, par le biais de divers outils. Le maniement de l’histoire par le pouvoir, dans l’œuvre de Mohamed Rouabhi, s’effectue de deux manières différentes et comporte une logique chronologique. Ainsi, on peut distinguer deux moments : celui du mensonge ou de la dissimulation et celui de la perpétuation de ces falsifications. Les medias sont, de toute évidence, pour M. Rouabhi, le premier instrument de manipulation, parce qu’ils changent, dissimulent, occultent les événements dès l’instant même de leur déroulement. Par exemple, « Larry Stocker, célèbre animateur de talk-show » et personnage de la comédie Providence Café, fait ici figure d’emblème en déclarant à la fin de la pièce : « Je ne pouvais plus mentir comme ça à des milliers de personnes, leurs raconter des salades tous les jours pour qu’ils oublient qu’ils sont tous dans la merde… »123 Sur un ton moins léger, Mohamed Rouabhi recrée, à partir des dernières prises de parole de Malcolm X, un discours imaginaire qui lui permet d’aborder cette question. Il retranscrit donc une des idées fondatrice du célèbre leader politique américain : « Et c’est cela qui est dangereux. C’est de cette façon que les blancs se font le plus de tort : ils manipulent la presse […] Grâce aux journaux, ils donnent à ronger à l’opinion publique une brochette de statistiques, grâce à la télévision, ils inventent des brochettes de statistiques qui leur permettent de créer une certaine image et se figurent que cette image va dominer les choses… »124 De plus, un ensemble de signes (choix du vocabulaire, insertion de Rap) « se portent garant de la modernité du propos et semble établir par delà l’Atlantique et les décennies une parcelle 123 ROUABHI, Mohamed, Providence Café, Actes Sud-papiers, Arles, 2003, 50p. « Cette semaine, j’ai lu dans un journal que, d’après un sondage qu’ils ont fait, les…les Noirs seraient satisfaits de leur sort. Vous savez, dans ce journal dont on dit beaucoup de bien et qui semble être une référence pour tout le monde, dans ce journal que je ne nommerai pas et qui est censé recourir aux services des meilleurs enquêteurs, on nous dit, on nous dit toute la satisfaction des Noirs ! Hein !? Alors peut-être n’ai-je pas eu la chance de rencontrer les même Noirs que leurs journalistes, ou bien encore, cela se peut, peut-être n’ont-ils pas interrogé ceux que j’ai rencontrés. Ou bien enfin n’y avait-il plus, dans ce jour, assez de lumière pour distinguer le vrai visage du faux... Et c’est cela qui est dangereux. C’est de cette façon que les blancs se font le plus de tort : ils manipulent la presse. Voyons cela de plus près. Quand il s’agit d’étouffer ou d’opprimer la communauté noire, que font-ils ? Grâce aux journaux, ils donnent à ronger à l’opinion publique une brochette de statistiques, grâce à la télévision, ils inventent des brochettes de statistiques qui leur permettent de créer une certaine image et se figurent que cette image va dominer les choses… », cit. in ROUABHI, Mohamed, Malcolm X, Actes Sud-papiers, Arles, 2000, 34p, p17 124 42 explicite entre la fable historique et l’actualité. »125 La critique dirigée contre la presse n’échappe donc pas à la règle et acquiert une dimension plus générale. Cela semble bien vouloir montrer que le problème de la manipulation des medias est, pour Mohamed Rouabhi loin d’être une question appartenant au passé. On peut noter, pour l’exemple, le point de vue de l’auteur sur la manière dont le service public télévisuel (ici, France 2) traite le conflit israélo-palestinien. Il écrivit dans la revue Vacarme : « il faut observer attentivement les reportages faits à Jérusalem et particulièrement le bandeau inférieur qui indique le nom du journaliste et la ville. Si la ville est Jérusalem et la chaîne France 2, nous verrons alors indiquer entre parenthèses le mot Israël, ce qui signifie que les rédactions des chaînes publiques, ont un jour opté pour l’annexion de la ville de Jérusalem à l’état d’Israël, en 1967. C’est donc en toute logique, que Mr. Charles ENDERLIN, correspondant permanent à Jérusalem (Palestine) pour la deuxième chaîne, possède deux nationalités : française et israélienne. Et deux cartes de presse. »126 Le deuxième moyen de manipulation de l’Histoire, se développe à plus long terme et concerne l’accession à cette Histoire. Bien évidemment, l’école est la première cible, dans la mesure où celle-ci est la première à offrir l’accès au savoir. Mohamed Rouabhi dépeint cet état de fait, de nouveau, par la voix de Malcolm X : « Il croit exactement ce qu’on lui a enseigné à l’école. Il croit que, quand il a été enlevé par l’homme blanc, il était un sauvage vivant au fond de la jungle, qui mangeait de l’homme, chassait avec des flèches, un os planté dans le nez. Telle est l’idée que le nègre moyen 127 se fait de l’Afrique. Ce n’est pas ça faute c’est ce que le système scolaire lui a donné. » Mohamed Rouabhi décrit la manipulation volontaire de l’Histoire qui vise à laisser les gens dans l’ignorance de leurs propres racines. Dans Malcolm X, toujours, il en fait le constat : « Il [le « noir moyen »] ne se rend pas compte du génie et du haut niveau de la culture qui était sienne avant qu’il soit enlevé et mené dans ce pays par l’homme blanc. »128 125 MANCEL, Yannick, « sonorités alternatives », in Alternatives théâtrales, Juin 2001. ROUABHI, Mohamed, «le temps de vivre et le temps d’oublier », in Revue Vacarme, février 2001. Il semble intéressant de noter qu’en 2003 Charles Enderlin reçut des Israéliens le prix de la désinformation ou encore nommé cyniquement prix Goebbels… 127 ROUABHI, Mohamed, Malcolm X,…Op-cit, p25. 128 Ibid, p26. 126 43 De la même façon, l’Histoire peut-être volontairement dissimulée par un état, c’est ce que montre Mohamed Rouabhi en s’intéressant aux événements du 17 octobre 1961. Pièce- témoignage où il tente de mettre en lumière « un épisode complètement occulté, extrêmement mystérieux de l’histoire de France contemporaine et de la guerre d’Algérie évidemment […] un moment qui n’a jamais été reconnu comme un crime d’état. »129. Il précise, par exemple, qu’ « une partie des archives de la police a été détruite »130 ou bien encore que « les dizaines de plaintes déposées par les manifestants eux-mêmes ou encore par de nombreux français ayant assisté à des actes de violence de la part des policiers, resteront sans suites »131 . Mohamed Rouabhi souhaite, semble-t-il, insister sur la volonté de l’Etat français de faire disparaître cet événement de l’histoire officielle. Il montre, d’ailleurs, que là encore les medias furent manipulés, mais contre leur gré. Dans le dossier de présentation de la pièce, M. Rouabhi dénonce : « La police et les responsables du ministère de l’intérieur ont tout fait pour empêcher les témoins d’assister au massacre en interdisant aux journalistes de filmer ou de prendre des photos […] Un état policier qui organise une véritable conspiration : pas de photos, pas de films, rien à la télévision, presque rien à la radio. »132 Face à une histoire officielle peu fiable, qui morcelle ou élude il semble qu’émerge dans l’œuvre de Mohamed Rouabhi deux voies -deux choix- essentielles : l’oubli ou la mémoire. D’ailleurs lorsque Mohamed Rouabhi fait le constat des événements d’octobre 1961, il note l’obligation d’oubli qui persiste. Il montre, en effet, qu’ « il est interdit de se rassembler le 17 octobre sous un des ponts qui enjambe la seine, en face de la préfecture de police pour évoquer les centaines de victimes, pour la plupart jamais encore à ce jour répertoriées, du pogrom anti-algérien, trou de mémoire pour cinquante millions de français. »133. Il note également lors d’une interview radiophonique que le documentaire, Octobre à Paris, de Jacques Panigel est toujours sous le coup de la censure quarante années plus tard, à l’instar du film de J. L. Godard, le petit soldat qui fut interdit pendant trois ans (1960-1963). Aujourd’hui on voit donc, que d’après Rouabhi, il existe deux possibilités face à l’histoire : l’abandon face à la volonté de nier et par conséquent, l’inévitable oubli ou bien alors le devoir de 129 Interview radiophonique autour de Requiem Opus 61, Radio et journaliste(s) inconnu(s). ROUABHI, Mohamed, Requiem Opus 61, Ouvrage non publié, 26p, p.25. 131 ROUABHI, Mohamed, « Requiem Opus 61 dossier pdf », in www.lesacharnes.com, 11p, p.9. 132 ROUABHI, Mohamed, Ibid. 133 ROUABHI, Mohamed, “enfants des colonies”, in Les nouveaux bâtisseurs suivi de Ma petite vie de rien du tout, Actes Sud-papiers, Arles, 1997, 90p. 130 44 mémoire134. La pièce s’ouvre, d’ailleurs, sur cette idée grâce au poème d’une femme qui se souvient et termine par ces vers : « Je regarde les gens et je vois qu’ils ne savent pas/ Je regarde le temps et je vois qu’on n’oublie pas »135 De la même façon, lorsque Chester, l’homme sandwich de Providence Café, explique à Terry sa volonté d’être archéologue et que celui-ci rétorque : « ce tocard vient jusqu’ici pour nous raconter que nos ancêtres étaient des saletés de Peaux-rouges »136, nous sommes dans une situation similaire. L’un souhaite se souvenir et l’autre non. Nous assistons dans l’œuvre de M. Rouabhi à une valorisation de la mémoire face à l’Histoire. La mémoire semblant être, paradoxalement, plus apte pour faire surgir la vérité. Il en est pour preuve, la toute fin de L’âge de sang, écrit autobiographique sur le passage de l’enfance vers l’âge adulte, où l’auteur convoque fatalement les notions d’histoire, de mémoire et de souvenir. Il écrit donc en conclusion : « Il y a un vieux dicton indien qui dit qu’une créature vit aussi longtemps qu’une seule personne se souvient d’elle. Mon peuple fait plus confiance à la mémoire qu’à l’Histoire… »137. La valorisation de la mémoire se double, dans l’œuvre de Mohamed Rouabhi, d’une grande importance de la présence de traces, puisqu’en effet comme l’indique le titre du troisième tableau de Providence Café : « Rien ne disparaît sans laisser de traces. »138. Dès lors la présence de marques concrètes ou mentales permet de réactiver la mémoire et d’accéder à la vérité. Il est, notamment, beaucoup question de ce type d’empreintes quand M. Rouabhi aborde le thème de la Palestine. Il écrit donc, en guise d’introduction à son texte : « Mais contrairement au travail d’anéantissement et d’effacement des traces d’une terre existant sous la terre de l’actuel état d’Israël -et que ce dernier tente par tous les moyens d’instaurer comme étant une réalité-, l’outil du théâtre, l’outil poétique, 134 Il écrit à ce propos : « Malgré les obstacles des pouvoirs publics qui refusent toujours de livrer au peuple français, les archives de cette période, des associations, des historiens, des fonctionnaires et de nombreuses personnalités réclament maintenant haut et fort qu’il faut lever le voile sur huit années d’une guerre qui a concerné directement ou indirectement 6 millions de personnes de ce côté-ci de la Méditerranée. », in ROUABHI, Mohamed, « Requiem Opus 61 dossier pdf », in www.lesacharnes.com, 11p, p.4. 135 ROUABHI, Mohamed, Requiem Opus 61,…Op-cit , p.2. 136 ROUABHI, Mohamed, Providence Café,…Op-cit, p.18. 137 « Il y a un vieux dicton indien qui dit qu’une créature vit aussi longtemps qu’une seule personne se souvient d’elle. Mon peuple fait plus confiance à la mémoire qu’à l’Histoire. La mémoire est comme le feu, rayonnante, pure, inaltérable. Tandis que l’Histoire peut-être truquée par ce qui veulent s’en servir. Ceux là voudraient étouffer la flamme de la mémoire pour éteindre la dangereuse lumière de la vérité. Il faut se méfier de ces hommes car eux-mêmes sont dangereux et ont oublié toute sagesse. Ils écrivent une histoire mensongère avec le sang de ceux qui pourraient se souvenir, le sang de ceux qui cherche la vérité. », in ROUABHI, Mohamed, L’âge de sang, Ouvrage non publié, 12p, p.12 45 nous permet de partir à la recherche de ces traces, de ces signes… »139 . « Les traces sont -d’après lui- de toute nature et s’affichent sur tous les supports : des photographies, des livres échappant à l’autodafé, des dessins d’enfants, des fac-similés, des plans, des cartes, des films qui se tournent, des témoignages. »140 Dans le cœur du texte des Nouveaux Bâtisseurs c’est effectivement ces traces évoquées plus hauts, qui permettent l’accès aux souvenirs, à la mémoire. Dans le premier tableau, par exemple, Lila se souvient grâce à une photographie de famille : « Sur la photo là c’est moi avec mon frère. Il était plus petit que moi et à côté il y a Hassiba la fille qui habitait l’autre maison. On voit trois enfants qui prennent nonchalamment une pose dans un jardin un petit potager de rien du tout et deux hommes, seuls sous le soleil et seuls sous le dieux Râ et sa tête de renard. Ils sont là sur le côté, qui regardent droit devant eux. L’un d’eux se souviendrait peut-être. Il était assis près de moi dans l’autobus qui nous transportait vers la prison. Il sait que c’est lui que je regarde à présent, à la dérobée, dans les reflets de la vitre. Les cahots de la route nous séparent brutalement, puis nous projettent par moment l’un vers l’autre, et nous séparent encore. 141 Nous nous étreignons. » Dans Requiem Opus 61, une prière pour les morts, il s’agit plutôt de traces mentales, un détail qui permet le surgissement de la mémoire. Dans le septième tableau, Exspecto – j’attends, c’est un élément climatique qui fait reparaître le souvenir. Elle parle à son amour disparu : « Je suis retournée à Pantin une fois. Je suis passée au dessus du chemin de fer et au dessus du canal. Il y a le métro maintenant qui passe par là tu sais, en dessous. Il y a de grands immeubles avec beaucoup de gens qui habitent là. Des gens qui ne savent pas ce qui s’est passé ici le jour où je t’ai vu pour la dernière fois […] Il m’arrive encore de penser à toi lorsqu’il pleut comme aujourd’hui. »142. 138 ROUABHI, Mohamed, Providence Café,…Op-cit, p.22. ROUABHI, Mohamed, “enfants des colonies”,…Op-cit, p.9. 140 Ibid. 141 ROUABHI, Mohamed, Les nouveaux bâtisseurs,…Op-cit, p.16/17. 142 « Je suis retournée à Pantin une fois. Je suis passée au dessus du chemin de fer et au dessus du canal. Il y a le métro maintenant qui passe par là tu sais, en dessous. Il y a de grands immeubles avec beaucoup de gens qui habitent là. Des gens qui ne savent pas ce qui s’est passé ici le jour où je t’ai vu pour la dernière fois. Il m’arrive encore de marcher seule. Pas trop longtemps. Mes jambes me font mal. J’ai soixante-deux ans. Je suis une vieille femme maintenant tu sais. Il m’arrive encore de penser à toi lorsqu’il pleut comme aujourd’hui. Et que j’attends l’autobus pour rentrer à la maison. », cit. in ROUABHI, Mohamed, Requiem Opus 61,…Op-cit, p.17. 139 46 Et c’est pour cela qu’il écrit, pour déposer des empreintes. Il note : « Ecrire c’est laisser des traces, c’est tracer, tracer sur un objet à l’aide d’un autre objet, des signes qui nous font dire que quelqu’un est passé par là, quelqu’un qui ne voulait pas qu’on l’oublie, quelqu’un pour qui trouver ce qui convient le mieux pour tracer, ce qui convient le mieux pour l’éternité, est ce qu’il peut faire de mieux pour se souvenir lui-même maintenant, afin qu’un autre se souvienne de lui, plus tard, quand les briquets referont leur travail. »143 La création d’une histoire tronquée ou bien encore la volonté de faire disparaître les traces d’un événement, d’un peuple, d’une identité sont des thèmes récurrents, dans l’œuvre de M. Rouabhi et semblent devoir constituer la première -et la plus importante ?- des violences. Cependant cela ne semble pas être vécu comme une fatalité par M. Rouabhi. Il détourne, en effet, tous les moyens utilisés pour exercer cette première violence à la faveur de son propre combat. L’école qui servait de faire-valoir à une histoire inexacte, est investie par les artistes dans le cadre d’ateliers et devient le lieu du débat et de la prise de conscience. Par exemple, lors de la création de Malcolm X, l’équipe participa à diverses rencontres qui visaient à engager une réflexion autour des « notions de citoyenneté, de discrimination, de respect de la culture d’origine de chacun… »144. Alors que les medias, décrits comme manipulés ou manipulables, deviennent, dans les mises en scène, de l’auteur, une grande source d’information ainsi qu’un réel élément dramatique. Dans Requiem Opus 61, Mohamed Rouabhi intègre dans le corps du texte des morceaux bruts, tirés d’une interview de Maurice Papon par Jean-Pierre Elkabach. Fabienne Arvers dira à ce propos : « Tout l’intérêt de la démarche de Mohamed Rouabhi, hormis la force de son écriture, se situe dans le frottement entre réel et fiction, magistralement mis en scène par le télescopage des actions scéniques avec les archives sonores et visuelles… »145. La récurrence de la question de la mémoire chez Rouabhi, nous amène rapidement à rencontrer celle de l’identité. Rouabhi en temps qu’auteur et metteur en scène convoque, interroge, expose très souvent l’identité et cela aussi bien quand il travaille sur la Palestine, Malcolm X ou la classe ouvrière. Mais pourtant ce qui l’intéresse par-dessus tout, ce sont les identités cachées, flouées, niées… A commencer par la sienne. B. Une place dans l’Histoire. 143 ROUABHI, Mohamed, « Palestine 1 », in Revue Vacarme, février 1999. ROUABHI, Mohamed, Cit. in,…?, … ?, … ?, Le Parisien, 23-03-2000. 145 ARVERS, Fabienne, « Octobre rouge », in Les Inrockuptibles, 16-10-2001. 144 47 L’œuvre de Mohamed Rouabhi se structure en partie autour d’un concept que l’on pourrait appeler : l’analogie des destins. Cette idée s'appuie sur trois éléments fondateurs que sont la sensation d’avoir une identité incertaine, la volonté d’appartenir à une communauté dont le trait caractéristique serait la recherche de cette identité et enfin un va et viens entre ces deux pôles au sein même de la démarche artistique. Il apparaît clairement que Mohamed Rouabhi veut, dans son œuvre, mettre en lumière la question de l’identité dans ce qu’elle a de plus intime. Son travail a comme point de départ la réflexion qu’il porte sur sa propre identité. Cette identité qui se définie par sa grande incertitude. Incertitude sur sa nationalité, d’abord. Il écrit : « Mon père me disait « avant d’être algérien, j’étais français… » Quant à moi, avant d’être français j’étais algérien. »146. Cette confusion, ce flou concernant ses origines, soulève des questions d’importance qui resurgissent sur le terrain artistique. Mohamed Rouabhi explique : « citoyen et français. J’ai opté pour cette nationalité à ma majorité. On m’a demandé de choisir car il le fallait […] Suis-je français pour autant ? Suis-je devenu français au moment ou j’ai signé le fameux registre ? Autrement dit, où se trouve ma place lorsque je vis ma vie de français et à quel endroit suis-je lorsque j’écris en français ? « Inscris sur tes papier, je suis arabe », dit un célèbre vers du poète palestinien Mahmoud Darwich. Alors, j’écris, en français, sur mes papiers que je suis arabe. »147 Il précise l’importance de l’écriture dans la recherche de cette identité aléatoire. Il avança lors d’une interview radio : « Je ne parle pas, je n’écris pas dans ma langue maternelle. J’écris dans une autre langue qui est le français et que j’ai choisie. Et sans doute qu’il y a quelque chose là de ce qui sépare ces deux langues, ces deux peuples, ces deux pays qui fait qu’à un moment donné, il a fallut que j’essais de nouer un lien qui n’existait pas entre les deux. »148 Mohamed Rouabhi développera également le thème de l’identité dans différents ateliers, d’abord à Epinay sur Seine puis en Palestine. Le but étant d’emmener les gens sur les traces de leur identité. Mohamed Rouabhi déclare à ce sujet : « C’est reprendre tout à zéro. On va reprendre à zéro : Qui es-tu ? Ton nom ? Comment t’appelles-tu ? Comment t’appelles ta maman ? Comment t’appelles ton copain ? Comment t’appelles ton grand-père ? Comment t’appelles tes voisins ? 146 ROUABHI, Mohamed, “enfants des colonies”,…Op-cit, p.9. Ibid. 148 Interview radio inconnue tirée du site www.lesacharnes.com . 147 48 Comment t’appelles la police ?... Déjà ces déclinaisons sur le nom, sur l’identité, donne une idée du travail qu’il y a à faire, du travail qui a été fait. »149 Les multiples identités ou les identités changeantes n’apparaissent pas uniquement en tant que moteur dans l’œuvre de M. Rouabhi. On les retrouve, en effet, sous la forme de personnages changeants ou bien sur lesquels il subsiste un doute. Par exemple dans les fragments de Kaposi, il y a un personnage que M. Rouabhi nomme « la femme » de manière assez imprécise150. Cela semble se préciser lorsque plus loin l’homme l’appelle par ce qui semble être son prénom, « Denise »151 . Pourtant à la page suivante, l’homme la nomme une nouvelle fois, mais l’appelle « MarieFrance »152. Cela ne provoque, cependant, aucune réaction de la part des personnages. Ce changement de prénom n’est aucunement sur- accentué, mais il crée chez le lecteur une sensation de confusion sur l’identité potentielle des personnages puisque eux-mêmes ne semblent pas connaître leurs propres prénoms, premier élément essentiel de l’identité. De plus M. Rouabhi se plaît à intensifier la confusion puisqu’il fait suivre ce rapide changement de patronyme, qui ne semble incommoder les personnages, par une discussion embrouillée sur le prénom et l’identité du défunt : « LA FEMME. C’est le nom qui me fait rire. L’HOMME. Quoi ? LA FEMME. C’est Amédée qui me fait rire. L’HOMME. Ecoute. C’est (c’était) un ami. Et ce que je crois, c’est qu’il n’aurait pas aimé, du tout, qu’on rie de son nom. LA FEMME. Je ne vois pas le rapport. Tu le connaissais bien ? L’HOMME. Oui. LA FEMME. C'est-à-dire ? L’HOMME. C'est-à-dire je le connaissais … BIEN. LA FEMME. Je veux dire, tu le connaissais depuis longtemps ? 149 EVIN, Kathleen, ROUABHI, Mohamed, «L’humeur vagabonde : Passion Palestine », in France Inter, 2001. Il en est de même des deux autres personnages qui sont désignés par « l’ami » et « l’homme » (p.10). 151 « LA FEMME. […] Et parfois même on évide les orbites et l’on insère délicatement des miroirs ou de petites pierres scintillantes à la place des yeux. L’HOMME. Arrête s’il te plaît, Denise. », In, ROUABHI, Mohamed, Les fragments de Kaposi, suivi de Les Acharnés, Actes Sud-papiers, Arles, 1997, 90p, p.16. 152 « L’HOMME. […] Amédée, où es-tu ? Silence. Amédée, pourquoi tu n’est plus là ?? La femme pouffe de rire. Silence. Alors là… 150 49 L’HOMME. Pas mal. Oui. On s’est perdus de vue un moment, mais comment dire… On s’est retrouvés. Oui. Je le connaissais depuis longtemps. Et alors ? LA FEMME. Parce que moi je le connaissais BIEN, Ahmed. L’HOMME. Ahmed ?? LA FEMME. Oui Ahmed. Son père à l’époque il était BLACK PANTHER et il l’avait appelé Ahmed. Et quand à New York il a rencontré celle qui aller devenir sa femme (comme on dit), et qui arrivé de Marseille pour voir du pays (comme on dit), ils se sont mariés tout de suite, et on les a tout de suite séparés, pour le mettre lui en prison, à cause de ses idées. L’HOMME. Qui Amédée ? LA FEMME. Non Ahmed. L’HOMME. Ahmed a fait de la prison ? LA FEMME. Mais non pas lui son père. Réfléchis ! C’était en 1965. L’HOMME. Tu me dis Ahmed, je ne sais pas moi… LA FEMME. Justement, je dis Ahmed parce que… Silence. L’HOMME. Quoi justement ? LA FEMME. Après que son père eut fait de la prison, ils quittèrent l’Amérique avec sa femme qui était enceinte et vinrent s’installer en France, à Marseille ; et c’est là qu’ils décidèrent d’appeler leur fils Ahmed. Mais…comme ils ne voulaient pas non plus qu’il traînât ce boulet toute sa vie et que l’enfant rencontrât des problèmes plus tard, ils eurent l’idée de le déclarer sous le nom d’Amédée afin de se fondre plus facilement dans le foule. Tu comprends ? L’AMI. Ca pour se fondre, la où il est, Y A PAS MIEUX. L’HOMME. Je ne savais pas. LA FEMME. Seulement il y avait un problème… L’HOMME. Quoi ? LA FEMME. « Amédée » à la limite ça passait ; mais ce qui faisait un peu bizarre, c’est Zartaoui parce que Zartaoui, si tu veux… S’il te plaît Marie- France, ce que tu fais là est vraiment, mais vraiment, indécent. », Ibid, p.17. 50 L’HOMME. Je comprends, Je comprends. »153 La femme est finalement appelée « Maria » par l’ami, sans que de nouveau cela provoque de réaction particulière. Dans cette pièce Mohamed Rouabhi semble créer sciemment un doute sur l’identité des personnages (présents ou absents) et pose, discrétement, la question de l’identité. Il semble que l’ingéniosité dramatique, tient dans cette discrétion, cette manière de faire venir le thème par glissement, à l’aide de détails. Ainsi l’auteur met en place une situation dérangeante, peu confortable pour le lecteur, dans la mesure où celui-ci se retrouve dans une position d’incertitude. Incertitude, que Mohamed Rouabhi a, sans doute, voulue analogue à celle provoquée par une identité équivoque. Le personnage le plus emblématique de cette question d’identité, reste Amer El Mout que l’on rencontre dans la pièce Les Acharnés. Ce personnage, que M. Rouabhi qualifie de « mythique » et qui se transforme tout au long de la pièce, est investi de sept différentes personnalités154. Pour sa première œuvre, Mohamed Rouabhi invente un personnage ambiguë, ni bon ni mauvais, dont on ne sait ni d’où il vient, ni ce qu’il cherche. Ainsi peut-être adopte-il les identités que les autres personnages projettent sur lui comme le suggérait un journaliste lors de la création du texte au théâtre Fédérés en 1993 : « Amer El Mout personnage multiple et mythique qui symbolise l’autre que l’on ignore ou que l’on rejette, que l’on attend ou que l’on exècre. »155 Le deuxième point qui structure l’idée d’analogie des destins est en quelque sorte la pensée selon laquelle il existerait une analogie dans le sort de tous les opprimés. La première proximité qui existe entre les peuples opprimés, semble être pour Mohamed Rouabhi, celle de la violence qui leur est faite. Il fit à plusieurs reprises des déclarations visant à montrer l’aspect universel des thèmes qu’il traite. Pour le quotidien Le Monde, Catherine Bédarida rapporte, par exemple, ces propos tenus par l’auteur de Requiem Opus 61 : « Une pièce pour parler de cette nuit qui ressemble à toutes les nuits qui ont couvert tous les massacres, parler du fleuve qui traverse Paris et qui ressemble à tous les fleuves qui ont noyé toutes les révoltes et tous les crimes, parler de cette police qui ressemble à celle de tous les pouvoirs qui ont opprimés 153 Ibid, p.18/19. Dans la liste des personnages l’auteur écrit : « Amer El Mout, personnage mythique : alias le marchand ambulant, alias Bernard rossignol, alias Mustapha S., alias docteur K., alias Abdoulaye Bazde Souare, alias André Lepetit, alias le marchand de glace. » in ROUABHI, Mohamed, Les Acharnés précédé de Les fragments de Kaposi, Actes Sud-papiers, Arles, 1994, 96p, p.46. 154 51 tous les peuples. »156. De la même manière, dans la note d’intention qui précède la pièce les Nouveaux Bâtisseurs, il note que « les guerres, les cataclysmes, les scandales se sont succédés à un rythme effréné, laissant derrière eux les victimes d’un pouvoir toujours avide de vies humaines, que se soit en France ou dans n’importe quelle autre partie du globe. »157 Il apparaît que cette déclaration en exergue d’une pièce traitant de la Palestine, confère à celle-ci une dimension plus globale. A l’instar de Mahmoud Darwich158 qui disait : « L’essentiel est que j’ai trouvé ainsi une plus grande capacité lyrique, et un passage du relatif vers l’absolu. Une ouverture, pour que j’inscrive le national dans l’universel, pour que la Palestine ne se limite pas à la Palestine, mais qu’elle fonde sa légitimité esthétique dans un espace humain plus vaste », Mohamed Rouabhi semble vouloir poser « la Palestine comme métaphore. »159 Ainsi, il déclare que pour lui, « il y a une évidente analogie des destins historique des peuple arabes qui ont vécu l’occupation et la colonisation, une quête commune de leur identité. »160 Mais le propos se généralise encore lorsqu’il déclare qu’il existe « une volonté universelle des pouvoirs en place d’attenter à l’existence de certain d’entre nous, en attisant les haines raciales, en harcelant les plus pauvres, en muselant les plus bavards. »161 Ce qui semble fonder le ressort dramatique du traitement de l’histoire dans l’œuvre de Mohamed Rouabhi, ce sont les continuels va-et-vient qui existent entre le pôle de l’identité personnelle et la possibilité qu’il existe pour certains une histoire commune des destins similaires. Ainsi la démarche de l’auteur pourrait s’expliquer par cette formule de M. Darwich : « N’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’Histoire. »162. On peut, en effet, supposer que l’ensemble des « pièces historiques contemporaines »163 de Mohamed Rouabhi ne vise finalement qu’à trouver les éléments de compréhension de son identité dans l’Histoire. Nous en voulons pour preuve que chacune des pièces est reliée à l’autre d’une manière ou d’une autre. Par exemple dans le rappel historique qui précède la pièce Malcolm X, Mohamed souligne la volonté qu’avait Malcolm X de généraliser le combat : « Il a étendu sa lutte à un territoire beaucoup 155 MONDON, L., « Des acharnés de la vie », in Centre presse, 12-11-1993. ROUABHI, Mohamed, cit in BEDARIDA, Catherine, « Devoir de mémoire, travaux d’auteurs », in Le monde, 1610-2001. 157 ROUABHI, Mohamed, “enfants des colonies”,…Op-cit, p.8. 158 La compagnie des Acharnés a monté, en 1996, deux des textes de M. Darwich. Discours de l’indien rouge (mise en scène, Patrick Pineau) et Une mémoire pour l’oubli (mise en scène, Mohamed Rouabhi). 159 La Palestine comme métaphore est le nom d’un ouvrage de Mahmoud Darwich publié en 1996 chez Actes Sud (coll. Simbad). La citation précédente en est extraite. 160 ROUABHI, Mohamed, “enfants des colonies”,…Op-cit, p.10. 161 Ibid, p.9. 162 DARWICH, Mahmoud, La Palestine comme métaphore, Actes Sud, Coll. Simbad, Arles, 1996. 163 Les pièces dont nous pouvons dire qu’elles sont des pièces historiques contemporaines » sont chronologiquement Les Nouveaux Bâtisseurs, Malcolm X, Requiem Opus 61, et El Menfi. 156 52 plus vaste qui regroupe les peuples opprimés de la terre entière. Sans pour autant perdre de vue les problèmes concrets de la communauté africaine-américaine, mais en les rattachant à un processus de lutte commun à tous les peuples désireux de faire valoir leurs droits face à des états policiers discriminatoires -comme l’Afrique du Sud-, ou simplement à d’anciens pays colonisés qui ont accédé récemment à l’indépendance –l’Algérie par exemple, où Malcolm X avait noué des liens très forts avec Ben Bella, peu avant son éviction du premier gouvernement FLN. »164 En faisant ce rapprochement entre les Etats-Unis et l’Algérie, l’auteur crée un lien entre Malcolm X et Requiem Opus 61, il semble vouloir signifier que les deux histoires, les deux pays, les deux peuples ont des rapports beaucoup plus étroits qu’il n’y paraît. Ainsi la présence, dans le spectacle, de « sonoramas qui se vendaient en Algérie à l’époque où Malcolm X était accueillis comme un chef d’état, montre combien l’histoire est indivisible »165 pour Mohamed Rouabhi. Il en est de même lorsque dans son texte « Enfants des Colonies », qui sert d’introduction à la pièce Les Nouveaux Bâtisseurs, il évoque les événements du 17 octobre 1961166. De manière générale dans ce texte M. Rouabhi cherche à créer un lien explicite entre les peuples exilés, déracinés, enchaînés et tout particulièrement ceux qui ont subi d’une manière ou d’une autre la domination occidentale. Pourtant le texte qui reste le plus explicite sur l’indivisibilité de l’histoire des opprimés, est encore El Menfi. Cette œuvre est particulièrement importante puisqu’elle est le résultat du travail que Mohamed Rouabhi mena durant environ deux ans en Palestine, lieu hautement symbolique. Ce qui parait intéressant dans cette entreprise, c’est qu’au sortir des ateliers, Mohamed Rouabhi n’a pas choisi de traiter uniquement de la Palestine mais de l’exil167 en général, qui devient ici la première des oppressions. L’auteur choisit donc de nous faire traverser différents lieux et différentes époques, en prenant pour toile de fond l’histoire d’un poète Palestinien expatrié qui n’est pas sans rappeler la figure tutélaire de Mahmoud Darwich. Nous croisons donc successivement différents personnages emblématiques. Aux Etats-Unis, d’abord, où nous rencontrons un Indien Pawani qui devient ici un emblème, un des derniers représentant, de ce que Mohamed Rouabhi appelle, « l’individu étranger à son propre pays »168. Puis, tableau 6, nous surprenons une conversation entre une mère et sa fille, Nadia, sur le retard du père au soir du 17 octobre 1961 : 164 ROUABHI, Mohamed, Malcolm X,...Op-cit, p6. PERRIER, Jean-Louis,…Op-cit, p.1. Les sonoramas sont des disques vinyles sur lesquelles étaient enregistrées des actualités. Ces actualités enregistrées étaient accompagnées d’un livret explicatif et s’achetaient en librairie. 166 « Tandis qu’à Paris, il est interdit de se rassembler le 17 octobre sous un des ponts qui enjambe la Seine, en face de la préfecture de police… » In ROUABHI, Mohamed, “enfants des colonies”,…Op-cit, p.8. 167 « El menfi » signifie « l’exilé » en langue arabe. 168 ROUABHI, Mohamed, “enfants des colonies”,…Op-cit, p.9. 165 53 « NADIA Pourquoi tu lui as dit çà ? LA MERE Quoi ? NADIA Pourquoi tu lui as dit que papa était allé chercher son cadeau. LA MERE Parce que c’est vrai. NADIA Alors c’est à moi que tu as menti. LA MERE Je ne t’ai pas menti chérie. Ton père est allé chez Nordine chercher un camion en bois que ton oncle a fabriqué. C’est tout. NADIA Je croyais qu’il était allé à la manifestation. LA MERE Oui. Il m’a dit qu’il passait chez Nordine, qu’il prenait le jouet de ton frère, qu’ils allaient faire un tour comme ça à la manifestation et qu’après il rentreraient. Il y a eu des 169 problèmes dans le métro peut-être. Ca arrive toujours. Il ne va pas tarder. » Cette scène évoque les conditions de vie très difficiles des maghrébins en France dans les années 1960, car en plus d’évoquer l’événement dramatique, Rouabhi note dans les didascalies : « Aubervilliers. 17 octobre 1961. 19h50. L’intérieur d’une maison en bois, dans le bidonville. Une femme enceinte dîne avec ses enfants. »170 Nous sommes ensuite projetés dans une manifestation de sans-papiers réprimée par les CRS. Et les exemples se multiplient comme ça, avec notamment l’évocation des guerres de Corée et d’Afghanistan ou encore des scènes de fusillades à Beyrouth pendant la guerre du Liban. Ce texte semble bien vouloir être le reflet d’une histoire commune des laissés pour compte, des tyrannisés, des individus broyés par les pouvoirs en place. La question semble être pour M. Rouabhi de comprendre cette histoire pour accéder à son identité. Il existe donc un aller-retour permanent entre le personnel et le global qui se traduit notamment par un goût de la superposition de la petite histoire dans la grande. Ainsi on voit dans les textes se multiplier les témoignages. Par exemple, dans le chapitre 6 de Requiem Opus 61, une femme atteste de l’incarcération de son mari dans un stade, le soir du 17 octobre171. 169 ROUABHI, Mohamed, El Menfi (L’exilé), Ouvrage non publié, 40p, p.13. ROUABHI, Mohamed, El Menfi (L’exilé),… Op-cit, p.12. 171 « […] un policier en civil s’est approché de moi. Il m’a demandé ce que je faisais là. 170 54 La proposition que fait ici Mohamed Rouabhi, pourrait en quelque sorte reprendre les fondements du théâtre des possibles d’Armand Gatti. Ainsi à l’instar de son aîné, le créateur cherche à monter des expériences politiques et humaines dans « un espace qui rende compte d’un monde qui vit dans plusieurs dimensions et dans plusieurs âges à la fois. » 172 La nouveauté réside, sans doute, chez M. Rouabhi, dans le fait qu’il convoque cet espace-temps à l’intérieur des pièces mais également sur plusieurs oeuvres à la fois, de manière à créer au delà des sujets spécifiques une réalité plus vaste. C. Des moments historiques comme modèles. D’après Rouabhi, nous l’avons vu, le monde semble schématiquement se diviser en deux camps distincts : ceux qui ont le pouvoir et ceux qui le subissent. Les pouvoirs en place, afin d’asseoir leur domination, font preuve d’une grande violence que Rouabhi cherche à retranscrire dans son œuvre. Pour cela, il traite de sujet qui lui semble refléter au mieux cet état de fait. Dès lors, la Palestine ou les relations qu’ont entretenues ou qu’entretiennent la France et l’Algérie, deviennent en quelque sorte des modèles visant à mettre en lumière les violences exercées, les moyens oppressifs que déploient les détenteurs du pouvoir. Ces brutalités semblent avoir pour but de nier ou comme nous l’avons noté d’ « d’attenter à l’existence de certains d’entre nous » et s’organisent, vraisemblablement dans l’œuvre de Mohamed Rouabhi, autour de trois attaques. La première est évidente puisqu’elle consiste à s’attaquer directement au corps, le malmener, le violenter, lui enlever la vie. Il existe, en effet, dans l’œuvre de l’auteur une multitude Je lui ai dit que je cherchais mon mari. Il m’a demandé de le suivre. Il y avait des hommes partout dans le Palais des Sports. Certains étaient couchés à même le sol. Ils ne bougeaient pas. D’autres tournaient en rond sans savoir où aller. Il y avait une odeur de… On aurait dit un endroit où on met les bêtes. Certain s’accrochaient aux barrières tout autour. Je voyais leurs mains faire des gestes comme pour dire que s’est-il passé ? D’autres étaient assis sur un morceau de journal, ils priaient. Il faisait froid. Mes yeux cherchaient dans la foule le visage que j’aimais. Tous se ressemblaient sous cette lumière odieuse. »,cit-in ROUABHI, Mohamed, Requiem Opus 61,…Op-cit, p.15. 172 RYNGAEERT, Jean-Pierre, Lire le théâtre contemporain, Coll. Lettres sup., Nathan université, Paris, 2000, 204p, p.99. 55 de scènes d’extrême violence comme celle ou un enfant raconte des exactions policières173. Cela dit, le passage le plus significatif d’exposition de la violence reste la méticuleuse description que nous transmet un prisonnier, post-mortem, des tortures qu’il a subi. Ainsi le personnage, Gatti174, raconte : « Le capitaine Beni ainsi que deux autre hommes se mirent à me piétiner le visage et à me donner des coup de pied dans les parties génitales, sur la tête et dans le ventre. »175 La deuxième violence est plus diffuse et concerne la difficulté à mener une vie normale. Cette adversité prend des formes variées et se rencontre au quotidien. D’abord, la difficulté pour accéder à l’essentiel comme le gaz ou un logement décent176. Puis le travail. Qu’il soit humiliant comme pour les immigrés Algériens, comme pour cet homme qui nous dit dans Requiem Opus 61 : « Nous avons dissimulé notre peine sous notre peau noire et brune, durcie par le feu des machines »177. Qu’il se fasse rare, comme le note habilement l’enfant palestinien : «L’ENFANT. Qu’est-ce que tu es venu faire par ici ? GALMO. Travailler. L’ENFANT. Travailler ? Tu as dû emmener du travail dans tes valises parce qu’ici il n’y a pas de 178 travail. » . 173 « L’ENFANT. Un jour il y avait une manifestation, j’étais là, avec les autres de mon âge, tu sais je connaissais tout le monde dans ce village. C’est interdit les manifestations ils n’aiment pas ça ici même quand nous ne faisons rien, ils n’aiment pas ça du tout. Alors ils sont venus et ils ont jeté des gaz et après ils ont tiré. Alors nous avons eu très peur et nous avons couru loin, loin, mais lui, mon copain, il habitait juste là, tu vois juste là, alors il est rentré chez lui et eux ils l’ont vu entrer alors ils sont arrivés devant la porte fermée et ils l’ont défoncée et ils sont entrés à leur tour. Ils ont crié ils ont demandé des choses ils étaient très énervés cela a duré un long moment comme ça. Ils ont pris ses parents et son petit frère. Ils ont battu à mort son petit frère et il est resté toute la nuit dans la cuisine il saignait de partout, ses habits étaient rouges, on aurait dit que ses habits avaient toujours été de cette couleur… », cit. in Les nouveaux bâtisseurs,Op cit, p.53. 174 Le nom du personnage pourrait être une référence à l’auteur dramatique et tout particulièrement sa douloureuse expérience des camps, mais nous n’en avons aucune confirmation exacte. Le seul indice plausible serait l’évocation de cette histoire dans la revue Vacarme. Mohamed Rouabhi écrivit, en effet : « Je ne veux pas oublier ce que Armand Gatti enseignait à ses stagiaires, ce qu’il a appris de lui-même, ce qu’il s’est imposé quand il était interné en camps de concentration et à chaque fois qu’il fut confronté à des moments cruciaux. D’où je parle, A qui je m’adresse ». 175 ROUABHI, Mohamed, Les nouveaux bâtisseurs,…Op-cit, p.47. 176 Mohamed Rouabhi fait à plusieurs reprises référence à ces difficultés. Par exemple, dans Les Nouveaux bâtisseurs lorsque le personnage de la mère dit à Galmo : « ça fait deux semaines que je n‘ai plus de gaz. » (p.19) ou bien encore lorsque le responsable reconnaît mais se moque du fait que « leurs demeures tombent en désuétude, qu’ils se trouvent dans le dénuement le plus total et que leurs conditions de vie sont déplorables. » (p.23). 177 ROUABHI, Mohamed, Requiem Opus 61,...Op-cit, p.11. 178 ROUABHI, Mohamed, Les nouveaux bâtisseurs,…Op-cit, p.51. 56 Et c’est ce même enfant qui aspire à une existence normale lorsqu’il explique : « Une fois j’ai rêvé que j’étais devenu grand et que j’avais une voiture et que je conduisais cette voiture […] et que je roulais sur toutes les routes de notre pays et qu’il n’y avait pas de patrouilles pour contrôler nos papiers… »179 La dernière des violences qu’explore Rouabhi est la plus insidieuse puisqu’elle vise à nier et à détruire la culture d’autrui. Pour le décrire, Mohamed Rouabhi frappe fort, il donne à voir dans le tableau 12 des Nouveaux Bâtisseurs, des soldats qui déchirent puis enterrent des livres180 ou bien encore quand un enfant sauve des ouvrages de l’école en flamme181. Mohamed Rouabhi va ensuite au bout de sa démarche, en montrant que les violences perpétrées contre ces opprimés provoquent des violences en retour. Ainsi l'enfant des Nouveaux Bâtisseurs devient le modèle des enfants de la guerre, qui passent de victime à bourreau. Mohamed Rouabhi en présente d'ailleurs un exemple flagrant dans le tableau 17, ou un enfant armé vient menacer Galmo, l'observateur : « Le paysage est désert. Des pierres jonchent le sol. Aucune trace de vie, aucune ruine, tout est brûlé, tout est à vif. Dans ce chaos, Galmo est là, debout, avec un petit paquet cadeau qu'il met dans sa poche. Quelqu'un entre dans son dos, l'enfant Pierre. Les portes en bandoulière un pistole- mitrailleur de fabrication soviétique, usagé. Il vise Galmo qui ne le voit ni l'entend venir. L'ENFANT. Si tu te retournes tu es mort. (Galmo tourna légèrement la tête en direction de la voie.) Si tu essaies de te retourner tu es mort. 179 Une fois j’ai rêvé que j’étais devenu grand et que j’avais une voiture et que je conduisais cette voiture et que j’emmenais ma mère et mon père et mon frère et mes grands parents et mes sœurs dans la voiture et que je roulais sur toutes les routes de notre pays et qu’il n’y avait pas de patrouilles pour contrôler nos papiers et qu’il n’y avait pas de barrages avec des Jeeps et qu’on arrivait à la mer par la grand route. » cit.in ROUABHI, Mohamed, Les nouveaux bâtisseurs,…Op-cit, p.56. 180 « C’est la nuit. Deux soldats cherchent quelque chose au sol avec des torches électriques. L’un d’eux s’arrête. L’autre le rejoint, regarde par terre puis s’en va. Il revient avec une pelle. Il creuse l’endroit. Lorsque le trou est suffisamment profond, il s’arrête, il regarde son camarade qui s’en va à son tour. Il revient chargé d’une pile impressionnante de livres. L’autre l’éclaire. Il pose les livres par terre. Tous deux feuillettent les ouvrages, déchirent les pages, jettent les morceaux dans le trou. Noir. » Ibid, p.39. 181 « Un garçon entre précipitamment dans la maison. Il porte dans ses bras une pile impressionnante de livres. La mère sursaute. LA MERE. Qu’est-ce que tu fais là toi à cette heure-ci ? Hein ? Qu’est-ce qui se passe ? JAMIL. C’est pas moi. LA MERE. Quoi c’est pas moi ? Hein ? Quoi c’est pas moi !? Qu’est-ce c’est que ces livres ? Où tu as pris tous ces livres ? Mais réponds-moi !... JAMIL. C’est à cause de l’école. LA MERE. Quoi l’école ? QUOI L’ECOLE !? JAMIL. Elle brûle. » Ibid, p.29. 57 Un temps. GALMO. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? L'ENFANT. Pour le moment tu vas faire silence. Lève tes bras. Plus haut. Plus haut au dessus de ta tête mets tes deux bras bien au-dessus de ta tête que je les voies. Ecarte tes jambes en grand. Plus encore. GALMO. Je ne peux pas j’ai justement mal là… L’ENFANT. Si tu te retournes tu es mort ! GALMO. Je ne me retourne pas je ne me retourne pas. » 182 M. Rouabhi propose comme un effet de miroir, ainsi l’enfant qui interroge et malmène Galmo, semble être la face sombre du jeune Jamil qui est précédemment interrogé et interpellé par l’armée israélienne dans le tableau 11183. En établissant ce parallèle Mohamed Rouabhi légitime une 182 Ibid, p.49. […]LA FEMME-SOLDAT. Tu sais que les enfants qui mentent ne vont pas au paradis ? Bon. Pourquoi as-tu tué ce chien ? JAMIL. C’est pas moi qui l’ai tué ! LA FEMME-SOLDAT. Tu me l’as déjà dit. Tu te répètes. Trouve autre chose. Tu l’as confondu avec un juif ? Hein ? (La femme-soldat rit. Jamil baisse la tête.) Ca ne te fait pas rire ? JAMIL. … LA FEMME-SOLDAT. Ris. JAMIL. … LA FEMME-SOLDAT. Ris ! JAMIL. … LA FEMME-SOLDAT. Connais tu des plaisanteries sur les juifs ? Hein ? Non ? Tu dois en connaître pas mal, hein ? JAMIL. Je veux renter chez moi. LA FEMME-SOLDAT. Chez toi ? JAMIL. Oui, chez moi. […]LA FEMME-SOLDAT. Oui…oui, moi aussi je veux rentrer chez moi. Allez avance. Non. Par là JAMIL. On va où ? LA FEMME-SOLDAT. Par là-bas. Dans la Jeep mes collègues vont contrôler tes papiers. JAMIL. Je ne les ai pas sur moi. LA FEMME-SOLDAT. Ce n’est pas grave. JAMIL. Ca ne va pas durer très parce que ma mère va m’attendre pour manger. LA FEMME-SOLDAT. Pour manger ? JAMIL. Oui pour manger. LA FEMME-SOLDAT. Aller avance petit. Avance… Jamil avance vers la jeep. Deux hommes viennent à sa rencontre et tente de lui passer les menottes. Jamil se débat. Les soldats l’étreignent et lui mettent une capuche sur la tête. Il crie Ya rabbé. La jeep s’en va toutes sirènes hurlantes. », Ibid, p36/37/38. 183 58 certaine forme de violence, comme lorsqu’il fait dire à Malcolm X : « Je ne suis pas pour celui ou celle qui me dit de tendre l’autre joue, quand un sale raciste me décroche la mâchoire. »184 Toutefois on peut, malgré tout, noter que l’enfant ne cherche qu’à être écouté. D’ailleurs Mohamed Rouabhi montre que pour cet enfant tout reste encore possible grâce à un procédé dramaturgique ingénieux. Ainsi, la scène recommence trois fois (tableau 18, 19, 20). L’auteur indique : « une scène qui se répète. Il n’y a rien. Galmo attend avec son paquet cadeau à la main. Il le met dans sa poche. »185 Mais c’est ici que les choses se transforment, une première fois, car ce n’est pas l’enfant armé que nous attendions qui surgit mais un avion inondant le sol de feuilles de papier. Puis dans une scène qui se répète de nouveau c’est un soldat qui prend, la place de l’enfant et surprend Galmo. Ils échangent quelques phrases. « Galmo s’en va. Noir. »186.C’est pourtant sur une note positive que le créateur choisit de finir. La scène se reproduit de nouveau : « Une scène qui se répète. Il n’y a rien. Galmo attend avec un paquet cadeau. L’enfant entre dans son dos. L’ENFANT. Qu’est-ce que tu tiens dans ta main ? GALMO. C’est un cadeau. L’ENFANT. Un cadeau pour qui ? GALMO. Un cadeau. L’ENFANT. Un cadeau pour qui, tu me le donnes ? (Galmo fait un geste.) Si tu te retournes… Lancele. Galmo lance le paquet. L’enfant déballe le cadeau. Il prend la pochette dans ses mains. … des feutres… La terre tremble de nouveau. Noir. »187 Ce tableau intitulé, de quoi faire un dessin, montre l’espoir que fonde Rouabhi d’améliorer un tant soit peu les choses par le biais de la culture. Cette scène répond, en effet, symboliquement à l’inquiétude que soulève M. Rouabhi de voir que « des enfants, armes à la main, n’ont jamais tenu de feutres… »188. De plus, cela n’est pas sans rappeler sa propre initiative. C’est bien avec des crayons et des feuilles que l’auteur est venu en terre palestinienne, afin de mener des ateliers sur l’identité189. 184 ROUABHI, Mohamed, Malcolm X,…Op-cit, p 16. ROUABHI, Mohamed, Les nouveaux bâtisseurs,…Op-cit, p58. 186 ROUABHI, Mohamed, Les nouveaux bâtisseurs,…Op-cit, p59. 187 Ibid, p60. 188 ROUABHI, Mohamed, “enfants des colonies”,…Op-cit, p.10. 189 « -Tu va faire quoi avec nous ? 185 59 II. La violence sociale En parallèle au traitement de l’Histoire, on voit apparaître dans l’œuvre de Mohamed Rouabhi, l’exploration de ce que l’on pourrait nommer, la violence sociale. Nous changeons ici d’échelle, perdant ainsi la dimension historique mais gagnant un ancrage dans le présent. Nous tenterons donc de montrer de quelle façon, d’après Mohamed Rouabhi, les sociétés (occidentales) oppriment une partie de leurs ressortissants qui eux-mêmes reproduisent ce schéma de violence A. Un ancrage social fort La dénonciation de la violence sociale dans l’œuvre de M. Rouabhi, passe, en premier lieu par l’identification des victimes de cette violence. C’est pourquoi, on rencontre des personnages socialement très marqués. Cette appartenance sociale se décèle dans les écrits de l’auteur grâce à différents signes distinctifs. En premier lieu, le prénom, dont nous avons déjà constaté l’importance, pour M. Rouabhi, dans la construction d’une identité (Cf. partie précédente). Par exemple, à de nombreuses reprises la dénomination des personnages révèle des origines étrangères, ce qui semble présupposer, selon M. Rouabhi, d’une appartenance à une catégorie particulière généralement considérée comme plus défavorisée. Ainsi dans la pièce El Menfi, les résidents de la cité dont on dit qu’elle « […] craint….. » 190 s’appellent Saliha, Djamal ou encore Nadia. De la même façon, un des principaux protagonistes de Ma petite vie de rien du tout se prénomme Moktar. On peut également noter que Mohamed Rouabhi ne se limite pas uniquement au cas français en créant le personnage du « vieux noir »191 Ol’Curtis, qui évoque ses conditions de vie difficile aux Etats-Unis. Il déclare, en effet, à un autre client du bar dans lequel il se trouve : « Après l’enfer, ici, c’est le seul endroit sur la terre où qu’y faut pas marcher. Je suis le seul négro qui reste à cinq cent miles à la ronde. […] C’est pas qu’y m’ont épargné bon dieu non ! Si cette bande de tarés avait pu me pendre par les burnes à un bout de ficelle ils l’auraient fait depuis un sacré bout de temps crois moi. »192 - On va écrire. Ecrire quoi ? On va écrire. Qui on est. Notre nom. D’où on vient. On va se souvenir. On va essayer de se rappeler les choses importantes de notre vie. Pour ne pas les oublier. Pour que personne ne puisse un jour les prendre ». (reproduction d’un morceau de dialogue en atelier entre Mohamed Rouabhi et une jeune fille.) in ROUABHI, Mohamed, « Palestine 2 », in Revue Vacarme, Juin 1999. 190 ROUABHI, Mohamed, El Menfi (l’exilé), …Op-cit, p 27. 191 ROUABHI, Mohamed, Providence Café,… Op-cit, p 8. 192 Ibid, p 35-36. 60 Le deuxième trait caractéristique de l’appartenance sociale, c’est l’utilisation d’un vocabulaire spécifique. Ainsi Spike un des personnages de Soigne ton droit s’exprime, en bon représentant des jeunes de cité, de manière assez emblématique: « Putain, voilà avec tes bouffonnades » ou bien encore « Bâtard de sa mère la chienne » ou encore « putain, mon darron y la pète »193. On retrouve, de la même manière, dans la pièce Les Acharnés un langage caractéristique à l’usine par la voix du personnage d’Amer el Mout alias Bernard Rossignol pour l’occasion chef d’atelier : « AMER (alias Bernard Rossignol). Camarade Louise Bosic, tu es aimablement priée de rejoindre ton poste de travail sur l’assembleur 21. La pause de 15 h 15 est achevée depuis…treize minutes. LOUISE. Hein ? AMER ( alias Bernard Rossignol). Je te rappelle Louise Bosic, qu’en tant que responsable de l’équipe de jour 194 de l’atelier d’assemblage il est de mon devoir de t’encourager vivement à regagner ta machine… » Le troisième élément distinctif est le report à une culture particulière : la culture populaire. C'est-à-dire que l’on retrouve dans bon nombre de pièces, les traces de l’origine sociale des personnages qui est aussi celle de l’auteur avec une pléiade de références à des personnages emblématiques que sont les vedettes de cinéma ou encore les grands sportifs. A titre d’exemple, dans Ma petite vie de rien du tout, Minnie195 souhaite que l’enfant qu’elle porte devienne footballeur, le sport de haut niveau étant ici considéré comme vecteur d’ascension sociale : « [….] Il va être champion quand il sera grand sûr que ce sera mieux qu’un Milla ou qu’un Jairzinho. »196 Il est aussi question de grands sportifs dans Les Fragments de Kaposi avec l’évocation des « frères Revelli »197, de « Marius Trésor »198 ou encore de « Poulidor »199. Bien évidemment, cette approche de la culture ne concerne pas uniquement le sport mais embrasse tous les domaines avec « Fantomas », « Bibi Fricotin », ou bien encore « Zambla »200 et même « la vache qui rie ». L’identification des personnages passe également par la mémoire. En effet, en tant que groupe social déterminé, ils ont en commun une histoire singulière, ils gardent le souvenir des 193 ROUABHI, Mohamed, Soigne ton droit, … Op-cit, p 4. ROUABHI, Mohamed, Les Acharnés,…Op-cit, p 61. 195 Le nom du personnage est d’ailleurs révélateur. 196 ROUABHI, Mohamed, Ma petite vie de rien du tout,…Op-cit, p 72. Roger Milla est un célèbre attaquant camerounais tandis que Jairzinho est un milieu de terrain offensif brésilien. 197 ROUABHI, Mohamed, Les Fragments de Kaposi…, Op-cit, p 32. Les frères Revelli sont deux anciens « verts » de L’AS Saint-Etienne dans les années 1970. 198 Ibid. Marius Trésor est l’un des grands défenseurs de l’équipe de France des années 1970-1980. 199 Ibid. Célèbre coureur cycliste et éternel second. 194 61 évènements et des luttes. On peut noter, par exemple, l’évocation de la fermeture de l’usine Lip et du combat qui s’ensuivit dans la pièce Les Fragments de Kaposi201 ou bien encore le rôle prépondérant que tenait le Parti Communiste et qui semble avoir eu, pour l’enfant Mohamed Rouabhi, une importance toute particulière. Il y a, en effet, deux scènes quasiment identiques sur les distributions dominicales de l’Humanité dans deux pièces différentes. Dans Les Acharnés, Jeanne explique : « Il y avait des gars du PC qui vendaient des journaux et qui distribuaient des tracts »202 alors que dans Les Fragments de Kaposi, l’ami se souvient « des dimanches où mon père m’emmenait au marché couvert où des gars du PC vendaient des journaux. »203 Les personnages ainsi définis, évoluent dans un monde que M. Rouabhi souhaite réaliste. Ces situations réalistes mettent en lumière les violences sociales faites à la « population »204 qui hantent les textes de Mohamed Rouabhi et semblent s’organiser autour d’un crescendo inquiétant. En premier lieu, il y a le travail, avilissant, qu’il décrit dans Les Acharnés. Ainsi les deux femmes, Jeanne et Louise, apparaissent comme prisonnière de l’immobilité du lieu et du temps. A l’usine la vie se répète indéfiniment comme le note M. Rouabhi dans les didascalies aux scènes 2 et 5 (qui se nomme respectivement la pause et la pause II) : « La Pause. Il est cinq heures du matin. C’est l’hiver. Il fait très froid […] Au loin, on entend des bruits d’autoroute et de machines. »205 « La Pause II. Jeanne et Louise sont dans la cour de l’usine. Il fait très froid […] Au loin, on entend des bruits d’autoroute et de machines. »206 Le travail est perçu comme dégradant et par conséquent responsable de certaines situations dramatiques, tels que la violence ou l’alcoolisme. Rouabhi nous en fait la démonstration, par la voix de Jeanne : « Mon père buvait beaucoup de bière. Beaucoup de vin aussi. Oui surtout du vin, en fait. Tout cet alcool le rendait très nerveux et il se mettait en colère pour très peu de chose. […] Ma mère m’a dit un jour qu’elle préférait que papa la frappe plutôt que de briser toute la vaisselle qui coûtait cher », on peut voir que la faute en est imputée directement aux conditions de travail puisque Jeanne 200 Ibid. Bibi Fricotin était un héros de BD comme par ailleurs Zambla (clone de Tarzan). Ibid. 202 ROUABHI, Mohamed, Les Acharnés,…Op-cit, p 54. 203 ROUABHI, Mohamed, Les Fragments de Kaposi,…Op-cit, p 32. 204 C’est par cette formule que Mohamed Rouabhi présente les personnages dans Ma petite vie de rien du tout ainsi que dans Les nouveaux bâtisseurs. 205 ROUABHI, Mohamed, Les Acharnés, …Op-cit, p 50. 206 Ibid, p 57. 201 62 ajoute : « elle m’a dit aussi que c’était le travail de nuit et l’usine et les fourneaux qui le rendait méchant. »207 Bien que le travail soit présenté comme aliénant, c’est un avenir plus noir encore que nous présente l’auteur. Il avait le projet de présenter, de décrire, dans les Acharnés, la fin du monde ouvrier. On peut donc légitimement se poser la question : A quoi ce trépas laisse-t-il la place ? Mohamed Rouabhi semble avoir répondu à cette question en écrivant peu de temps après les Acharnés, la pièce Ma petite vie de rien du tout, qui nous introduit dans le quotidien de sans domicile fixe et de petits truands sans envergure. La pièce est marquée par les stigmates de la misère sociale qui frappe les personnages. En premier lieu, la question cruciale du manque de travail, l’auteur la signifie dès la présentation des personnages, qu’il nomme nous l’avons vu plus haut « population ». Il mentionne, notamment que Minnie est « une jeune fille sans logis et sans travail. »208. Mais cette présentation explicite n’est pas la seule référence qui est faite au chômage (le terme est d’ailleurs pudiquement absent), dans la première scène, par exemple, lorsque Mell, le « petit magouilleur »209 demande : « MELL. Il est pas avec toi ton copain ? MINNIE. [La jeune femme est enceinte] Il cherche du travail. Il faudra bien pour le petit. MELL. La dernière fois y me disait qui travaillerait jamais de sa vie. » 210 On trouve également dans la pièce Soigne ton droit une situation similaire : « Dans une chambre. Un lit. Un jeune homme avec une oreille collée sur le ventre d’une jeune fille. [...] CAT. Y faut que tu fasses face à tes responsabilités mon vieux. LIMOUSIN. Quelles responsabilités ? De quoi tu me parles ? CAT. Tu es le père de ce gosse que j’ai dans le bide, c’est çà tes responsabilités et maintenant tu sais que tu peux plus rester comme çà à rien faire qu’à siffler des bières toute la journée avec tes copains y va falloir que tu te bouges un peu pour trouver du boulot. »211 207 Ibid, p 53. ROUABHI, Mohamed, Ma petite vie de rien du tout, …Op-cit, p 64. 209 Ibid. 210 Ibid , p 66. 211 ROUABHI, Mohamed, Soigne ton droit,…Op-cit, p 8. 208 63 Ce qui parait être en jeu ici c’est la difficile position par rapport au travail, dans un monde qui semble avoir renversé « l’ascenseur social », qui permettait au génération de rêver à un avenir meilleur. Ce difficile positionnement, Mohamed Rouabhi le fait émerger par le témoignage de Moktar, protagoniste de Ma petite vie de rien du tout, dont le père travaillait dans une usine de choucroute en boite : « Mon père y disait que si t’avais pas de travail en ce temps-là t’étais un moins que rien et mon père y savait pas lire y savait pas écrire. »212 Au-delà de Ma petite vie de rien du tout, l’œuvre de Mohamed Rouabhi est imprégnée par l’image de l’exclusion. Ainsi qu’ils soient Sans Domicile Fixe ou sans papiers, de nombreux personnages incarnent ces exclus modernes à qui l’artiste tente de donner la parole. La pièce El Menfi en donne un bon exemple. Dans une manifestation de sans-papiers qui tourne mal, une journaliste, tente d’en savoir plus : « Les CRS chargent. C’est la débandade. Des enfants courent parmi les manifestants, dans la rue. Dans un coin retiré, une jeune journaliste, Nadia, s’entretient avec des manifestants. KARIM. Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? NADIA. Je sais pas, pourquoi tu es venu jusqu’ici ? Pourquoi tu es pas resté en Algérie, je sais pas raconte moi un peu tout çà. KARIM. Bon, d’abord, je suis marocain je suis pas algérien. Moi je suis marié tu vois, ma femme elle est restée au Maroc. Elle devait venir me rejoindre ici au début de l’année mais là-bas ils l’ont pas laissé sortir. NADIA. Pourquoi ? KARIM. C’est la dictature au Maroc tu savais pas çà ? NADIA. Faut pas exagérer quand même. KARIM. Je vais te dire une chose écoute moi bien. Mon père il était dans une prison au Maroc. La dernière fois qu’on la vu avec ma mère, il lui manquait deux doigts à chaque main. Ils nous ont dit que soit disant il avait eu un accident à la cuisine de la prison parce que mon père il était cuisinier avant. Mais je savais que c’était pas vrai parce que mon père il aurait parlé de çà et il nous a rien dit sur cet accident. NADIA. C’est grave ce que tu dis. T’as des preuves de çà ? Tu sais çà peut faire un scandale ici dans les journaux français. Déjà avec les histoires du bagne et tout çà c’est chaud… 212 ROUABHI, Mohamed, Ma petite vie de rien du tout,…Op-cit, p 77. 64 KARIM. La preuve que j’ai c’est que mon père on l’a jamais revu. Personne n’a de trace de lui. […] FADILA. C’est vrai ce qu’il dit […] Moi c’est Fadila. Tu sais moi je suis malade et ma gosse aussi est contaminée. Si tu veux savoir, pour ton reportage, c’est pour çà que je suis venue en France, c’est pour soigner ma fille. Pour moi je m’en fout, c’est pour ma fille que je suis là, tu comprends ? Et c’est aussi pour çà qu’on manifeste aujourd’hui, avec tous les sans papiers, tous ces exilés qui viennent de partout. Tu as vu ? Ils viennent de partout, c’est Babel ici tu as au moins trente nationalités différentes. Tous on aime la France, on aime les pays libres tu comprends ? On aime la vie. Alors c’est triste, mais quand tu as de l’argent, tu peux vivre plus longtemps et aimer la vie plus longtemps. » 213 Afin de mieux comprendre le point de vue de Mohamed Rouabhi, on peut citer ici la lettre qu’il écrivit pour le numéro spécial des Inrockuptibles, « lettres à la vielle Europe », édité à l’occasion du cinquante-huitième festival d’Avignon : « Mais dehors une immense couronne d’épine empoisonnée ourle ce continent érodé par la peur irrationnelle de l’Autre. Nous les enfermons au-dehors et nous n’avons plus peur de les appeler par ces mots infâmants qui repeignent un visage déjà goudronné d’humiliation et de pauvreté. »214 Dans cet article Mohamed Rouabhi revient sur l’histoire de la colonisation qui est aussi celle de l’impérialisme effréné, période durant laquelle les états européens ont dominé et asservi la moitié du monde. Les deux plus grandes puissances colonisatrices du XIXème siècle étaient alors, peu ou prou, des régimes démocratiques et véhiculaient une idéologie héritée des grands combats menés pour la liberté. Rapidement, un paradoxe s’imposa : Comment des pays prônant, comme pour le cas de la France, la liberté, l’égalité et la fraternité, purent-ils développer hors de leurs frontières une politique coloniale basée sur la négation des droits des individus ? En rappelant cette période Mohamed Rouabhi semble vouloir montrer qu’il persiste une certaine hypocrisie des pays occidentaux, qui continuent d’incarner un idéal de liberté et d’égalité entre les peuples, tout en excluant cette population d’émigrants qui aspire à une vie meilleure. 213 ROUABHI, Mohamed, El Menfi,…Op-cit, p 17. « Mais dehors une immense couronne d’épine empoisonnée ourle ce continent érodé par la peur irrationnelle de l’Autre. Nous les enfermons au-dehors et nous n’avons plus peur de les appeler par ces mots infâmants qui repeignent un visage déjà goudronné d’humiliation et de pauvreté. Tu as dominé violemment le monde pendant des siècles et extrait par le feu et le fer les richesses incommensurables que recélaient les terres lointaines. Tu t’es constituée un empire qui irradie encore les esprits friables des candidats à l’exil venus des quatre coins du monde ; Ils sont là par dizaine de milliers à travers tout le continent, tapissant de leurs carcasses ahuries les parquets immondes des centres de rétentions. »ROUABHI, Mohamed, « Putain, putain c’est vachement bien, nous sommes quand même tous européens. », in Les Inrockuptibles, numéro spécial 58ème festival d’Avignon, supplément au numéro 448, Juillet 2004. 214 65 Cependant l’auteur semble vouloir affirmer qu’au sein même de la société démocratique, certaines inégalités perdurent. B. Une société d’exclusion : l’exemple du racisme Le point de départ de la réflexion autour du racisme dans l’œuvre de Mohamed Rouabhi, tient sans doute à un postulat général qui voudrait que la société « prêche la fraternité, mais […] ne la pratique pas »215. Ce qui semble intéressant de noter ici, c’est l’emploi du terme fraternité, il renvoie, en effet, implicitement à la société française puisqu’il en est un des piliers, alors que l’auteur le met dans la bouche d’un américain dont la devise, typiquement anglo-saxonne, serait plutôt celle la liberté. Donc tenons nous le pour dit, c’est donc bien du cas de la France que M. Rouabhi souhaite débattre. « La France est un pays où on n’aime pas les arabes. » 216A partir du constat amer, l’auteur tente, à partir de l’exemple des populations d’origine maghrébine, de comprendre un mécanisme qui se rencontre à tous les échelons de la société. Bien évidemment, son constat dépasse le cadre communautaire et il nous dévoile d’autres minorités touchées par la xénophobie notamment dans sa pièce Providence Café dans laquelle les personnages utilisent sans complexe des expressions racistes telles que « chinetoques »217 ou encore plaisantent insidieusement sur le compte des portoricains218. L’analyse que dresse Mohamed Rouabhi de ce phénomène prend racine dans une conception particulière qu’il nomme lui-même : « l’image de l’arabe ». Il va sans dire, que cette image pourrait être celle de l’africain ou de l’asiatique...Dans le cas présent, c’est l’exemple de l’arabe qui semble le plus pertinent à l’auteur, d’une part parce que c’est l’une des plus importantes immigrations qu’ait connu la France, et d’autre part parce qu’elle touche intimement l’auteur qui est le fruit de cette immigration. Il comprend donc la richesse et la difficulté d’avoir une double culture, pour vivre cette situation de l’intérieur, il confie d’ailleurs dans un témoignage radiophonique intitulé « enfants de la colonisation » : « J’aimerai bien être français, à part entière, j’aimerai bien et 215 «Je suis partisan de la fraternité à l’égard de tout le monde, mais je ne crois pas qu’il faille imposer la fraternité à des gens qui n’en veulent pas. Mais quand je dis ça, je ne dis pas que je ne suis pas réaliste, que je refuse d’être réaliste, que je refuse d’admettre que notre société, elle, ne reconnaît pas la fraternité. Elle ne pratique pas ce qu’elle préconise. Elle prêche la fraternité mais ne la pratique pas. » ROUABHI, Mohamed, Malcolm X,…Op-cit, p 15/16. 216 ROUABHI, Mohamed, El Menfi,…Op-cit, p 25. 217 Ce terme y est employé à diverses reprises aux pages 14, 16, 25, 56. 218 « Tiens en parlant de moustache…Vous savez pourquoi les jeunes portoricains portent tous la moustache ? Pour ressembler à leurs mères » cit in ROUABHI, Mohamed, Providence Café,…Op-cit, p39. 66 en même temps je revendique une certaine appartenance à l’Algérie […] C’est une vraie richesse. »219 Cette image de l’ « arabe » est, en fait, un stéréotype dont Mohamed Rouabhi dit qu’il prend l’ascendant sur n’importe laquelle des personnalités. Ainsi quelle que soit l’activité de l’individu, sa façon de vivre ou son action ponctuelle, c’est toujours son origine qui prédomine220. Comme l’affirme l’auteur : « En réalité l’arabe n’existe pas autrement que dans les fantasmes que projettent sur lui ceux qui l’entourent. »221 Mohamed Rouabhi, dans Requiem Opus 61 nous en apporte une preuve accablante grâce à une interview télévisuelle de Francis Bouygues projetée dans le spectacle, dans laquelle le magnat du bâtiment déclare, avec beaucoup de mépris : « Vous prenez un italien, un espagnol, un portugais, ça s’assimile tout seul. Un arabe, c’est déjà un peu plus difficile.»222 Face au racisme latent, Mohamed Rouabhi, par le truchement de Malcolm X, distingue deux types de réactions. Tout d’abord, celle de celui qui souhaite s’intégrer au point de se renier, de s’oublier au point de vouloir devenir le clone de celui qui le rejette223, comme le montre ce poème du tableau 3 : « […] Le nègre qui chantait, assis sur la terre Le nègre qui chantait et ne revendiquait rien N’a pas vu venir les coups venir par derrière Les coups qui l’on enfoncé dans la terre Tandis qu’il chantait : 224 Je m’en vais aimer ces gens là si fort qu’ils ne puissent me haïr. » Malcolm X incarne le côté opposé, en parlant au nom de tous ceux qui veulent résister. Mohamed Rouabhi le restitue avec force, en imprimant aux arguments de Malcolm X, un rythme 219 ROUABHI, Mohamed, « Enfants de la décolonisation # 4 », série d’enregistrement radiophonique en cinq parties, en ligne sur le site des acharnés. 220 « La singularité réside dans sa nature propre et non dans la nature de ce qu’il fait ou de ce qu’il produit, le sujet devient l’objet et peut ainsi aisément être manipulé, déplacé, effacé » cit. in ROUABHI, Mohamed, « Enfants des colonies », …Op-cit, p 10. 221 Ibid. 222 BOUYGUES, Francis, cit. in ROUABHI, Mohamed, Requiem Opus 61,…Op-cit, p 21. 223 “ Il n’est guère différent de l’oncle Tom d’il y a cent ou deux cents ans. Seulement, il est plus moderne. L’autre portait un mouchoir sur la tête, celui-ci porte un beau chapeau bien propre. Il l’esprit vif, il s’habille exactement comme vous, il utilise la même langue que vous et il s’efforce même de parler mieux que vous. Il est épatant […] J’en ai même entendu un parler de « nos astronautes », « nos footballeurs … », alors qu’avec ce « nous », il n’a même pas un strapontin en bout de rang ?! » cit. in ROUABHI, Mohamed, Malcolm X, …Op-cit, p 22. 224 Ibid, p 20. 67 saccadé, qui n’est pas sans rappeler le rap qui est présent dans le spectacle, illustrant sa détermination. Le personnage s’inscrit donc au cœur d’un groupe qui déclare : « Nous sommes contre le mal Nous sommes contre la discrimination Nous sommes contre la ségrégation Nous sommes contre tous ceux qui veulent pratiquer une ségrégation ou une discrimination sous prétexte que la couleur de notre peau ne leur revient pas… […] Je suis pour celui ou celle qui est pour la liberté Je suis pour celui ou celle qui est pour la justice 225 Je suis pour celui ou celle qui est pour l’égalité. » Toujours par la voix du célèbre leader, M. Rouabhi, montre que sans une véritable égalité des chances, « tout cet effort bidon pour l’intégration n’aboutira en fin de compte qu’à un simulacre d’intégration. »226 Cette situation difficile, pour ceux qui la subisse, peut engendrer de la colère voire de la violence. A ce propos, M. Rouabhi, fait référence dans la préface de Malcolm X, aux émeutes du Watts en 1965227. La pièce El Menfi s’achève sur des scènes d’émeutes et de violences, de jeunes gens s’affrontent à la police, brûlent des voitures en réaction à ce qu’ils soupçonnent être un crime raciste. M. Rouabhi note : « le monde est à feu et à sang.»228 Cependant, le lecteur sait, lui, qu’il ne s’agît pas là de racisme puisque c’est le crime d’un détraqué nommé Muhammad. Pourtant bien que comprenant les mécanismes qui aboutissent à cette violence, Mohamed Rouabhi ne semble pas les approuver. Il dit une chose particulièrement intéressante, à ce propos, lorsqu’on l’interroge sur sa double culture. Il atteste que c’est une force qu’il ne faut pas l’utiliser « pour en faire une force destructrice » parce que « c’est une vrai richesse »229. 225 ROUABHI, Mohamed, Malcolm X, …Op-cit, p 16. Ibid, p 23. 227 Le contexte politique était marqué par une flambée de violence, avec des assassinats d'antiségrégationnistes modérés ou celui de Malcolm X (février 1965), par les émeutes de New York (juillet 1964), du ghetto de Watts à Los Angeles (août 1965) ou de Detroit (juillet 1967). 228 ROUABHI, Mohamed, El Menfi,...Op-cit, p 40. 229 ROUABHI, Mohamed, « Enfants de la décolonisation # 4 »,…Op-cit. 226 68 Et pour l’auteur la porte de sortie semble se trouver dans l’exploitation de cette richesse. Il montre en effet la difficile mais nécessaire implication « des enfants d’immigrés » dans tous les niveaux de la société française pour que leurs racines cessent d’être « un fardeau ». Il explique : « C’est nous qui faisons bouger les choses. Mais ça, on n’en a pas encore pris conscience véritablement. Moi ce dont j’ai envie, c’est qu’un moment donné et ça commence un peu, il y ait vraiment une prise en charge de ça. […] Quand il y aura une prise en charge de la vie politique, sociale et artistique de ces enfants d’immigrés. »230 Les constatations présentées dans ce témoignage font écho à la pièce Soigne ton droit, que l’auteur à mis en œuvre grâce à la collaboration d’une juriste, et qui semble vouloir privilégier le recours au droit et à la loi. Mohamed Rouabhi nous livre, en ce sens, un dialogue révélateur : « SPIKE. En tout cas ça veut dire une chose tout çà. Cà veut dire qu’on a des moyens de se défendre quand y a un truc qui arrive. Je veux dire, on est jamais tout seul, faut faire confiance et se dire qu’y a des lois et des gens qui sont là pour nous aider à faire appliquer la loi. DJAMAL. Et quand c’est pas possible. SPIKE. C’est toujours possible. Y suffit de bien étudier toutes les possibilités qu’on a… » 231 Ce dialogue, assez simpliste, montre toutefois la croyance en la capacité de la démocratie et de la République à faire le travail. La solution contre le racisme ou contre toute autre forme de violence sociale trouve donc des solutions dans la capacité qu’ont les gens à prendre en charge leur situation et surtout la volonté de la société de vouloir agir sur cette condition. 230 « C’est nous qui faisons bouger les choses. Mais ça on en a pas encore pris conscience véritablement. Moi ce dont j’ai envie, c’est qu’un moment donné et ça commence un peu, il y est vraiment une prise en charge de ça. Par exemple, c’est vachement important que les fils d’immigrés aillent dans des cours d’instruction civique, qu’ils sachent comment se passe une élection régionale, municipale, qu’ils sachent que comme ils sont français, ils ont le droit de se présenter, qu’ils ont le droit de regrouper, autour d’eux des voix, qu’ils peuvent figurer dans les conseils municipaux, influer sur des décisions qui les concernent. » cit.in ROUABHI, Mohamed, « Enfants de la décolonisation # 4 »,…Op-cit. 231 ROUABHI, Mohamed, Soigne ton droit,…Op-cit, p 18-19. 69 C. La violence d’homme à homme. La violence sociale, dont nous avons constaté la forte présence dans l’œuvre de M. Rouabhi, pourrait sans doute expliquer l’existence pesante de violences quotidiennes, de fait divers sordides ou de passages à tabac…, qui jalonnent les divers écrits de l’artiste. Ainsi la violence subie par les personnages paraît parfois se transformer en haine ou se canaliser en fascination malsaine. Dans un premier temps on peut noter la récurrence, le goût pour les histoires morbides, comme celle dont se repaît le personnage de Jean dans la pièce Les Acharnés. Ainsi, comme le démontre cette confession de Louise - sa femme, cela tourne à l’obsession : « Je ne peux plus supporter cette manie qu’il a de découper les journaux sans cesse. Tous les jours les journaux du matin, du soir. (Et les hebdomadaires et les mensuels.) La maison est remplie de journaux de toutes sortes. Il passe les soirées, les dimanches, les samedis à découper les journaux, les articles, classer les articles. Il les colle sur des feuilles. C’est un maniaque. Il les colle sur des feuilles et ensuite il relie les feuilles entre elles. Il y a des dizaines de gros volumes d’archives à la maison. Partout dans la maison. »232 Jean cherche donc fiévreusement les faits divers dans le journal : « Tiens, tiens ! Le drame de Torcy, ce qu’il faut savoir (page 4) » et après avoir lu les explications233, il laisse aller son imagination : « (Jean laisse tomber le journal.) Colette vit encore. C’est avec acharnement que la douleur s’est installée dans son esprit. Collette se dit : Je ne reverrai sans doute jamais l’éclair vif-argent. De quelles pensées sera de nouveau animé mon esprit plein de désordre et de confusion ?... »234 232 ROUABHI, Mohamed, Les Acharnés,…Op-cit, p 51/52. « Colette et Maurice vivent tristement dans un immeuble de banlieue (à Torcy). Un soir que l’homme regarde la télévision, assis dans un fauteuil, Colette s’empare d’un couteau de cuisine et vient porter dix-sept coups à son ami. Il est grièvement blessé et baigne dans son sang, tandis que la femme horrifiée par son propre geste (sic), avale des barbituriques. Quelques temps plus tard, Maurice ressort de l’hôpital. Le temps passe. Colette qui vient de purger une peine de prison est remise en liberté avec l’interdiction de revoir son ex-ami. Puis un soir : « c’est lui qui m’a appelé au téléphone et il a insisté pour que l’on se rencontre et que l’on en finisse avec la vie. » Elle vient le retrouver, le tue, et les veines tailladées, elle est découverte inanimée par Joe, un ami de Maurice, qui venait prendre des nouvelles de celuici. » Ibid, p 73. 233 70 Quelques scènes plus loin le processus, se répète : « (Jean laisse tomber le journal.) Gabriel vit encore et c’est avec acharnement que la douleur s’est installée dans son esprit. Gabriel se dit : Comme jamais odieux ! Mes yeux restent immobiles. Agonisant à l’infini. »235 Cet effet de miroir permet à Mohamed Rouabhi, de mettre en lumière la limite très mince qui existe, entre réalité et fiction, dans l’esprit de Jean. Avec cet exemple, il nous signifie, grâce à la figure de l’homme blessé par la perte de son enfant236, l’omniprésence de la violence dans notre société et la façon dont elle capte la douleur, et presque, se l’approprie. Les articles, sont d’abord lus puis digérés par le personnage, qui à partir des informations obtenues, s’oppose au style journalistique en récitant des poésies empathiques, dans lesquelles il nous livre, ce que d’après lui les assassins, ont dans la tête. Il existe une autre forme de fascination pour la violence, comme, par exemple dans Ma petite vie de rien du tout lorsque, Mell se projette dans un univers à mi-chemin entre le film de gangsters et le film d’action à l’américaine. Ici M. Rouabhi utilise toutes les ficelles de la caricature : le personnage, que se crée Mell, est tueur à gages qui surprend un vol d’uranium par, ce qui est visiblement, une bande de mercenaires (« une vingtaine de gars cagoulés et en uniforme paramilitaire »237) et règle le problème à grand coup de fusillade, aidé par son vieux compagnon de la guerre du Vietnam, au rythme de ses parodiques réflexions intérieures (« Sale temps pour les terroristes, me suis-je dit en moi-même comme pour m’encourager. »238). Mais ce qui est le plus frappant dans cette scène c’est la grande banalité avec laquelle est vécue la violence, comme, d’ailleurs, dans certain type de film. La vue d’un homme qui vient de se faire torturer, provoque un sourire au personnage, tandis que tous les hommes cagoulés meurent en quelques fractions de 234 Ibid. Ibid, p 80. 236 La mort de ce nouveau né pourrait expliquer que Jean est l’obsession de la vie qui continue, que nous constatons avec la répétition de l’expression : « … vit encore. » 237 ROUABHI, Mohamed, Ma petite vie de rien du tout,…Op-cit, p 71. 238 Ibid. 235 71 seconde, juste le temps pour le « héros » de « balancer cinq grenades dans la tas » et d’ « arroser ensuite tout ce qui bougeait. »239. Toutes ces histoires n’ont pour ainsi dire aucune influence sur l’action de la pièce, elles sont annexes, mais elles servent de toile de fond et créent bien souvent un climat général plutôt sombre, l’idée d’un monde dangereux. Le deuxième aspect prégnant de cette violence entre les Hommes, serait plutôt de la violence d’ordre moral, en opposition à la violence physique que nous verrons plus tard, elle concerne le rejet de l’autre et se nomme sexisme, racisme ou encore homophobie. Dans un premier temps cette violence est insidieuse, elle ne se montre pas au grand jour, elle se dévoile parfois par des remarques, des expressions plus au moins courantes comme lorsque Terry, le bûcheron de Providence Café, se satisfait de voir que ce qu’il boit, « c’est pas de la bibine de tantouse »240. Elle est, bien évidemment, nourrie de clichés qui voudraient, par exemple que la place des femmes soit devant les fourneaux comme le signifie Moktar à Minnie lorsqu’il lui assure : « c’est plutôt dans la cuisine que tu vas passer ta journée à frotter les casseroles. »241 Par l’exemple de Lila, une des jeunes femmes de Soigne ton droit, l’auteur nous montre le quotidien difficile de certaines femmes que l’on cantonne aux activités domestiques et qui ne sont pas libres de leurs choix : « (On sonne à la porte.) DJAMAL. Bon t’attends quoi pour aller voir qui c’est ? LILA. C’est toujours moi qui vais voir qui c’est quand çà sonne à la porte et C’est toujours moi qui décroche le téléphone quand çà appelle parce que c’est toujours moi la seule à être debout parce que dans cette baraque y a que les femmes qui bossent. SPIKE. Ca serait bien si t’écoutais un peu ton frère quand y’te dit quekchose. Moi ma sœur putain si è fait pas un truc quand mon darron il lui dit de faire un truc putain mon darron y la pète. LILA. T’es pas mon père. »242 Le processus est, bien évidemment, le même pour le racisme, qui bien que présent à l’échelle collective (Cf. l’image de l’arabe), s’exprime aussi de manière extrêmement violente au 239 Ibid. ROUABHI, Mohamed, Providence Café,…Op-cit, p 19. 241 ROUABHI, Mohamed, Ma petite vie de rien du tout,…Op-cit, p 7 ». 242 ROUABHI, Mohamed, Soigne ton droit, …Op-cit, p 4. 240 72 niveau individuel. Dans la pièce Les Acharnés, le personnage mythique d’Amer el Mout, est conformément à son qualificatif issu d’un mythe dont la définition du Larousse dit qu’il est notamment un « récit populaire ou littéraire mettant en scène des êtres surhumains et des actions imaginaires dans lesquels se projettent certains complexes individuels ou certaines structures sousjacentes des rapports familiaux et sociaux. »243 Transformé pour l’occasion en Mustapha S., Amer, vient donner corps au sentiment de peur et de rejet de l’autre, ainsi qu’au fantasme de l’étranger dangereux. Il provoque donc Jean et fait ressortir sa crainte, si bien que lorsque Amer/Mustapha disparaît après avoir, dit-il, achever son « éducation »244, Jean se lance dans une logorrhée d’insultes haineuses : « Tu es une fripouille d’arabe. Tu es une vermine. Je ne me laisserai jamais plus parler ainsi par une ordure d’arabe comme on n’en fait plus dans ce pays où vous pullulez […] Ton faciès, je ne l’oublierai pas melon. »245 On voit bien que pour Mohamed Rouabhi, les mots que l’on utilise ont du poids puisque ceux-ci peuvent rapidement conduire à de la violence physique. Par exemple, lorsque Limousin, dans Soigne ton droit, souhaite reprendre sa place de père de famille après trois ans d’absence, il ne comprend pas le refus de Cat : « LIMOUSIN. […] Tu vois je suis revenu, je suis là maintenant CAT. Ca me fait de belles jambes LIMOUSIN. C’est vrai que t’as de belles jambes Cat… CAT. T’approche pas ou je hurle… LIMOUSIN. Bon allez. CAT. Allez quoi ? LIMOUSIN. Allez viens on rentre. CAT. Où ça ? LIMOUSIN. A la maison. On va régler ça à la maison bien tranquillement au coin du feu CAT. Attends écoute… LIMOUSIN. Non toi tu m’écoutes tu vas arrêter de te foutre de ma gueule maintenant je commence à en avoir marre. Je veux voir mon fils tu m’entends et on va rentrer tous les deux à la maison bien gentiment ou il va t’arriver des bricoles. CAT Mais lâche moi merde ! 243 Petit LAROUSSE en couleur, « mythe », Larousse, Paris, 1991, p 668. Amer el Mout l’a, en fait, roué de coups… 245 ROUABHI, Mohamed, Les Acharnés…Op-cit, p 77. 244 73 LIMOUSIN. Je t’aurais prévenu conasse »246 Dès lors, ce qui n’était qu’une simple altercation verbale devient un cas d’agression physique, comme le constate Kamel qui vient secourir la victime : « Son mec je l’avais vu se tirer et la laisser par terre. Il lui avait mis des coups de satons dans le ventre »247 Le théâtre de Mohamed Rouabhi est aussi imprégné par la violence sexuelle subie par les femmes qu’elle soit l’œuvre d’un détraqué248 ou de nature incestueuse. L’auteur s’attarde longuement sur l’histoire bouleversante de la jeune Jennifer, par deux fois enceinte de son propre père. De la même façon que pour l’histoire de Cat, la violence physique est ici encore précédée par la violence verbale. En effet, lorsque Jennifer raconte son histoire, elle insiste sur le fait que son père l’a toujours nommée « salope », « conasse tout ça »249 avant de la violenter250. Ne nous méprenons pas, Mohamed Rouabhi ne produit pas ce témoignage gratuitement mais en le plaçant dans ce qu’il appelle le « laboratoire de théâtre social », il tente plutôt de l’ériger en exemple afin de protéger d’éventuelles victimes. Qu’elle soit généralisée dans l’histoire des peuples ou présente à l’échelle de l’individu, la violence, reste un des thèmes fondamentaux de l’œuvre de Mohamed Rouabhi. 246 ROUABHI, Mohamed, Soigne ton droit, …Op-cit, p 10. Ibid, p 12. 248 Dans El Menfi, Muhammad viole à deux reprises et tue la seconde fois. 249 Ibid, p 17. 250 La jeune fille confie en effet : « il m’a violée, il m’a éclaté la tête », Ibid. 247 74 CONCLUSION 75 L a question essentielle de ce travail était de comprendre de quelle façon la mise en œuvre d’un théâtre politique était possible aujourd’hui. Afin de le démontrer nous nous sommes appuyés sur l’œuvre d’un artiste contemporain : Mohamed Rouabhi. Dans un premier temps, nous avons cherché à replacer l’œuvre de Mohamed Rouabhi dans le mouvement, plus général, de l’histoire du théâtre en tentant de comprendre ce qui l’inspirait, les grands modèles sur lesquels il s’appuyait pour élaborer sa propre conception des choses. Le premier point essentiel, est son intérêt pour la notion de théâtre populaire. Ainsi, il entrevoit notamment dans le travail de Jean Vilar un héritage précieux, dont il est nécessaire de réactiver les valeurs. Ces principes développés après-guerre, dont Mohamed Rouabhi souligne l’exceptionnalité, semblent être les seuls à pouvoir faire barrage à la marchandisation généralisée et par conséquent garantir la qualité de la production artistique. Cela dit, il semble évident que ces préceptes ne peuvent être simplement décalqués, il faut les réadapter en fonction de la nouvelle situation. C’est pourquoi, Mohamed Rouabhi propose de réinterroger la question du public. Il pense, en effet, que pour permettre l’égalité des chances, il est nécessaire de regarder les spécificités de chaque public en fonction de l’implantation du lieu de spectacle, afin de parvenir à un accueil adapté. L’engagement des artistes dans la voie d’une nouvelle politique culturelle, prenant en compte son ascendance, est pour Rouabhi une question urgente et qui tient de la citoyenneté. Nous avons également tenté de comprendre comment la conception de Mohamed Rouabhi se concrétisait dans son activité artistique. Nous avons donc présenté différentes expériences susceptibles de faire écho à son propos, telles que la pratique des ateliers ou l’expérience d’un « laboratoire de théâtre social. » Nous avons également cherché à mettre en lumière l’usage que M. Rouabhi souhaite conférer à l’art. De façon analogue, nous avons décrypté l’œuvre en fonction de l’histoire écoulée. Ainsi, il apparaissait nécessaire de signifier que le contexte dans lequel s’était jusqu’alors développé le théâtre politique avait aujourd’hui disparu et que les nouvelles données, aussi bien historiques que philosophiques, rendaient ce théâtre contestable. D’où peut-être l’affaiblissement de cette forme. Cependant, on constate que les années 1990, voient émerger un retour du goût pour le sujet politique. Mohamed Rouabhi (dont la première pièce date de 1992) fait donc figure d’exemple pour sa génération puisqu’il revendique avec force un théâtre 76 politisant. Dès lors, la question est de savoir comment créer un théâtre capable de porter ces ambitions ? Nous avons tenté de comprendre quels liens le théâtre de l’auteur entretenait avec des notions devenues aujourd’hui problématiques telles que l’assujettissement ou le didactisme. A ce stade, nous avons pu affirmer que Mohamed Rouabhi faisait bien du théâtre politique. Nous souhaitions pousser plus avant notre démarche en cherchant des précisions sur la nature de cet engagement politique (Cf. le théâtre militant). Dans un second temps, notre attention s’est portée plus particulièrement sur l’analyse de l’écriture. Nous avons tenté de déceler de quelle façon la question politique surgissait dans les écrits de l’auteur grâce à la thématique récurrente de la violence. Cette violence est un marqueur important chez M. Rouabhi puisqu’elle marque l’oppression mais aussi la révolte. Elle se hiérarchise sur trois niveaux, que sont l’histoire, la société et les rapports humains. Ces trois grandes catégories étant bien évidemment liées les unes au autres et se faisant naturellement écho. Ce qui semble particulièrement intéressant chez M. Rouabhi c’est que la question politique se place à tous les niveaux de la création et de la mise en œuvre. Nous avons à faire ici à un créateur qui bien que résolument ancré dans le monde contemporain renoue avec les primes ambitions du théâtre politique. C'est-à-dire faire un art dédié entièrement à montrer la révolte qui l’inspire et chercher les moyens -toujours soucieux de transmettre cette révolte, de la donner à voir, de la présenter au débat, de l’inscrire dans le cours du monde. 77 BIBLIOGRAPHIE 78 I- Œuvres de Mohamed Rouabhi ROUABHI, Mohamed, Malcolm X, Actes-Sud papiers, Arles, 2000, 40 p. ROUABHI, Mohamed, Les fragments de Kaposi, suivi de Les acharnés, Actes-Sud papiers, Arles, 1994, 96 p. ROUABHI, Mohamed, Providence Café, Actes-Sud papiers, Arles, 2003, 52 p. 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Engagement ou militance …………………………………………………... 29 85 SECONDE PARTIE : La poétique de la violence dans l’œuvre de Mohamed Rouabhi ………………………………………………………………………… 40 I. La violence dans l’histoire ………………………………………… 41 A. Face à une histoire tronqué, deux voies : l’oubli ou la mémoire……………. 41 B. Un place dans l’histoire …………………………………………………….. 48 C. Des moments historiques comme modèles …………………………………. 55 II. La violence sociale ………………………………………………… 60 A. Un ancrage social fort ………………………………………………………. 60 B. Une société d’exclusion : l’exemple du racisme ……………………………. 66 C. La violence d’homme à homme …………………………………………….. 70 CONCLUSION ………………………………………………………………….. 75 86