L`insupportable banalisation médiatique du Front national

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L`insupportable banalisation médiatique du Front national
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L'insupportable banalisation médiatique du Front national
| 11.04.11 | 13h48 • Mis à jour le
11.04.11 | 14h15
J
e ne sais pas si c'est dû à mon manque d'expérience de chroniqueuse sur la matinale de France Inter, mais je ne
m'étais pas rendu compte que la ligne de démarcation séparant les bonnes et les mauvaises manières d'aborder le Front
national (FN) avait bougé. Sérieusement bougé.
Mon boulot n'étant pas de rendre compte de ces glissements successifs mais plutôt de faire rire ou sourire les auditeurs
d'Inter au moment où ils terminent de se brosser les dents, je ne mesurais pas mon ignorance avant de poser une
babouche sur le terrain miné de l'extrême droite. Une babouche que je repris dans la figure avec une violence qui incite à
la réflexion.
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C'est donc à la suite d'une chronique que j'avais consacrée à Jean-Marie Le Pen que j'allais, pour la première fois,
mesurer l'ampleur de ce phénomène. Pour Guy Carlier, chroniqueur à Europe 1, ma chronique était celle d'"une conne"
d'une "vulgarité médiocre et pitoyable" et surtout j'étais coupable de "faire gagner 2 points au FN ". Pour le site de
Marianne, je n'avais "pas la chance d'avoir de talent", préférant "l'attaque frontale convenue". Enfin, pour Le Figaro, j'étais
"une tigresse" n'hésitant pas à "tirer sur l'ambulance" (Le Pen !), coupable de vouloir "faire gagner 12 % au FN".
Mais qu'avais-je donc pu faire pour mériter une telle acrimonie de la part d'une coalition aussi hétéroclite qu'efficace ?
J'avais osé proposer à M. Le Pen "de faire la paix avec tous ceux qui avaient subi ses invectives et ses sarcasmes
pendant des années et ce, avant que les vers et les pissenlits ne terminent le travail que le temps avait visiblement bien
avancé." Ensuite, je l'ai attaqué sur l'héritage qu'il allait laisser sur terre en lui expliquant qu'il n'était finalement "qu'un
thermomètre planté dans le derrière des Français pour mesurer leur degré de xénophobie".
Me voilà donc coupable de manquer de courtoisie à l'égard d'un homme qui... Qui quoi ? Qui aurait toujours pris soin de
mesurer ses coups, que ce soit devant un micro ou dans la Villa des roses, à Alger ? C'est là que je dois promettre d'être
sage ? A la limite je veux bien essayer de gagner en élégance, mais il y a des jours où elle vient à manquer.
La violence des réactions suscitées par cette chronique m'a laissé penser que je venais de commettre un crime largement
plus important que celui de ne pas être drôle à leurs yeux. L'article de Marianne2.fr me permit également, grâce à l'évident
manque de bonne volonté de son modérateur, de découvrir un échantillon des commentaires haineux que je pouvais
susciter en éborgnant le leader frontiste.
Quant à la thèse de Guy Carlier et du Figaro selon laquelle je serais coupable de faire gagner des points au Front
national, en toute logique, elle ne s'imposa pas auprès des commentateurs politiques comme une explication plausible de
la montée de l'extrême droite en France.
Mais, pour élargir le débat au-dessus des motivations concurrentielles d'un chroniqueur sur le tard, d'un site en proie aux
glissements de terrain et d'un journal soucieux de déculpabiliser une partie de son lectorat, j'aimerais aborder un
argument qui m'a été opposé après la chronique que j'ai consacrée aux sympathisants frontistes, le 23 mars.
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Après y avoir rappelé le discours ambiant sur la nécessité de ne pas stigmatiser une partie des Français votant FN, en
évitant de les traiter de "gros cons" par exemple, je diffusais un extrait de propos tenus par un sympathisant frontiste qui
me conduisait à penser que, même si je n'avais pas le droit de dire qu'il s'agissait "d'un gros con", c'était quand même pas
mal imité.
Cette fois-ci, je venais, sans le savoir, de me rendre coupable d'un manque de compassion à l'égard des électeurs
frontistes. L'heure n'est donc plus à l'"antiracisme autoproclamé", mais à la compassion envers "des Français de souche
victimes d'une politique migratoire incontrôlée et à qui, comble de l'horreur, les commissaires du politiquement correct
interdisent de mettre des mots sur leurs souffrances" ? Si je ne suis pas radicalement hostile à cette soudaine
bienveillance, elle n'est pas sans risque puisqu'elle débouche sur deux principes contribuant à faire bouger les lignes :
l'interdiction de dire trop fort ce que, selon moi, ils n'ont jamais cessé d'être ; répondre aux questions qu'ils posent mais en
acceptant leur manière de la poser, ce qui n'est pas sans conséquence.
Ces nouveaux apôtres, qu'ils s'appellent Philippe Bilger, Philippe Cohen, Robert Ménard, Elisabeth Lévy et j'en passe,
nous imposent leur soudaine lucidité et nous enjoignent d'arrêter de diaboliser ces victimes qui se tournent vers un parti
censé "poser les bonnes questions, même s'il n'apporte pas toujours les bonnes réponses". Le risque c'est que, si vous
prenez goût à poser les questions de la souffrance ou de la misère sociale à travers le prisme de la couleur de peau, de la
culture ou la religion, alors vous allez adorer les solutions que sont le repli identitaire et la préférence nationale.
Du coup, j'ai beau écouter les trémolos dans la voix de Guy Carlier, rien n'y fait. J'ai toujours du mal à faire la différence
entre un gros con et quelqu'un qui penserait que tous ces malheurs sont dus à la présence d'étrangers en France.
Voilà l'unique message de ma chronique du 23 mars. Je n'ai dit que ça. La rapidité avec laquelle certains se sont sentis
concernés ne regarde qu'eux. Mais les lignes ont bougé et, sans le savoir, je venais de les franchir. Cette fois, Guy Carlier
me traita de "petite conne", coupable de vouloir "faire le buzz pour remplir (m)es salles de spectacle". Mais, de manière
plus inattendue, au milieu des insultes, il sortit sa traditionnelle pompe à mélo pour lire les messages des victimes de
l'immigration. Il avait la sincérité des repentis de l'antiracisme qui ont enfin l'honnêteté de s'avouer troublés par tous ces
témoignages. Son trouble était tel qu'à un moment j'ai eu peur qu'il n'abandonne la douche pour le Kärcher.
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Sous la plume légère de Philippe Bilger, le site de Marianne en remet une louche, usant d'une violence à mon endroit qui
interroge sur les arrière-pensées de ce magistrat soudainement spécialiste de l'humour radiophonique. On pourrait se
demander ce que vient faire dans les colonnes de Marianne2.fr celui qui appelle à intégrer le Front national au sein de
l'UMP ? Pas grand-chose si l'on oublie qu'au moment où son rédacteur en chef, Philippe Cohen, est contraint de
s'expliquer devant sa rédaction pour son traitement étonnamment neutre du Front national, le site me consacre trois
articles pour m'apprendre à éviter les attaques frontales à l'égard de Marine, Jean-Marie Le Pen et de leurs électeurs.
Il y a toujours eu un grand nombre de personnes favorables à la préférence nationale. Mais ce qui a changé, c'est qu'ils
ont dans les médias des défenseurs à la fois organisés et actifs pour leur expliquer qu'il est tout à fait normal en ces
temps de crise où la peur de l'autre devient la règle de penser que ces Français "d'origine musulmane" finissent quand
même par poser pas mal de problèmes.
Quand l'origine et la couleur de peau deviennent les critères pour comprendre le monde, j'ai tendance à me raidir. C'est
peut-être parce que je suis viscéralement attachée aux valeurs républicaines et laïques, ce qui, compte tenu de mes
origines, doit les surprendre.
Sophia Aram, Humoriste chroniqueuse sur France Inter
Article paru dans l'édition du 12.04.11
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