Christa Blümlinger, « Double voies de Nicolas Rey. Sur autrement

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Christa Blümlinger, « Double voies de Nicolas Rey. Sur autrement
Christa Blümlinger,
« Double voies de Nicolas Rey. Sur
autrement, la Molussie »,
Trafic, N°81, automne 2012, p. 36-41.
Doubles voies
de Nicolas Rey
Sur autrement, la Molussie
par Christa Blümlinger
!
omment débuter une histoire ? » Cette question est la question fondamentale, éthique, pédagogique, de La Catacombe molussienne de Günther
Anders, un roman fragmentaire, visionnaire, essayiste de l’entre-deuxguerres, publié seulement des décennies après sa rédaction 1. Elle s’énonce au sein
d’un système de relais, entre des prisonniers rassemblés dans des caves obscures,
s’échangeant des récits issus du régime totalitaire qui les a marqués comme parias.
De génération en génération, les détenus se transmettent leurs histoires pour garder
la mémoire de l’Histoire et ainsi arriver un jour à se libérer de l’assujettissement
dictatorial en ce pays imaginaire nommé la Molussie. C’est toujours l’aîné, Olo, qui
va s’adresser au cadet, Yegussa, pour lui apprendre à fabriquer des fables à partir de
son propre vécu et à analyser le lien entre mensonge et pouvoir. Ainsi ce dernier
ajoute-t-il à sa question : « … commencer serait déjà une falsification. » Selon Anders,
la vérité ne peut passer que par l’art de la fabulation, par le paradoxe et par
l’exagération.
Comment débuter un film ? Nicolas Rey, incorporant dans son film-essai autrement,
la Molussie (2012) 2 quelques récits paraboliques de ce roman emboîté et fortement
inspiré par son temps, invente une réponse bien différente, mais tout aussi déroutante.
Il situe cette question du commencement au sein d’une bobine devenant un élément
parmi neuf, et qui ne trouvera sa place qu’au moment de la projection de ce film
tourné en 16 mm. Car, selon la volonté du cinéaste, l’ordre des bobines doit rester
!
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1. Günther Anders, Die molussische Katakombe, C.H. Beck, 1992 ; nouvelle édition complète, dirigée
par Gerhard Oberschlick, 2012. Anders avait rédigé une première version à Berlin, entre 1930 et 1932,
que Brecht avait transmise à la maison d’édition Kiepenheuer. Le manuscrit fut ensuite sauvé du
contrôle des nazis, puis remanié à Paris et à New York, entre 1934 et 1938. La première édition est
finalement parue peu après la mort de son auteur.
2. Grand prix du festival « Cinéma du réel » 2012.
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aléatoire, pour être à chaque vision établi par le projectionniste. Rey partage ce goût
pour la combinatoire avec l’écrivain allemand qui avait choisi comme nom de plume
Anders – autrement. Les intertitres présentant chaque bobine impliquent souvent
une dimension philosophique ou allégorique. Issus du livre d’Anders, ils annoncent
des histoires comme enchaînement d’actions, mais à condition d’impliquer des considérations morales entre prisonniers : les fables « Le positif est invisible », « La haine
vient en tuant » ou encore « Le mot le plus fort » analysent des principes du pouvoir
et de la gouvernance du régime totalitaire de Burru, un personnage fortement
inspiré par le grand dictateur nazi. « Ce que sont les rapports », tel est le titre du
récit de la conversation sur le commencement. Dans autrement, la Molussie, ce titre
est présenté sur un fond mauve, le film se trouvant structuré par des cartons en
couleur monochromes. Chaque bobine affiche donc son autonomie, et la série de ces
blocs monadiques constitue un ensemble poétique d’une sensibilité rare, proposant
une double voie : la lecture d’un texte oublié 1 et l’exposition de vues extraordinaires
provenant d’un médium dit obsolescent. Par là, le film opère une déconnexion fondamentale entre la bande-son, porteuse des récits fabuleux, et la bande-image, site
d’observation d’un monde sensible et réel – la manière dont les éléments naturels
sont travaillés de nos jours par la civilisation et les techniques. Cette déconnexion
entre son et image correspond à la situation des personnages du roman qui peuvent
écouter, mais ne peuvent voir que par imagination ou dans leurs rêves.
À travers les enchâssements du récit, les conversations des prisonniers dans les
caves obscures et la sélection que Rey en a faite, s’impose une atmosphère absurde,
kafkaïenne, là où le roman proposait en dernière instance une leçon brechtienne2. Si
Anders a une idée didactique de sa prose, qu’incarne par exemple l’intitulé d’un des
chapitres, « Les fables ne sont pas des reproductions, mais des appareils » 3 (ce
fragment ne figure pas dans le film), Rey semble vouloir déplacer, voire dépayser,
cette approche, en visant la question même de la reproduction : il nous livre des
images du réel, c’est-à-dire du quotidien de notre environnement et de notre
civilisation, portant la trace de leur technicité et de la présence des appareils qui les
ont produites. « Fabriqué à la main à l’Abominable » indique ainsi un carton de fin de
bobine, concluant une séquence au cours de laquelle la caméra se promène lentement
1. Le roman était épuisé au moment où Nicolas Rey faisait son film. Il n’y a pas de traduction française.
2. La Catacombe molussienne prévoit une issue révolutionnaire grâce à la résistance des prisonniers.
Les récits transmis par voie orale seront paradoxalement transcrits à travers l’écoute des surveillants.
– Anders avait terminé le manuscrit avant la guerre et considérait après coup que le roman avait
perdu de son actualité, dans la mesure où les Allemands ne se sont pas libérés eux-mêmes du nationalsocialisme. Mais l’optimisme du roman reste relatif, car la révolution ne s’y réalise qu’au bout de
plusieurs centaines d’années. Cf. Gerhard Oberschlick, postface à la nouvelle édition de Günther Anders,
Die molussische Katakombe, op. cit., p. 450-452.
3. « […] Fabeln sind nicht Abbilder, sondern Apparate », ibid., p. 97 (ma traduction). Sur la fonction
didactique de la fable chez Anders, voir Andreas Pfersmann, « La pompe à incendie d’avant-hier. Günther
Anders fabuliste », in Jacques Le Rider et Andreas Pfersmann (dir.), Austriaca, n° 35, décembre 1992,
numéro spécial « Günther Anders », p. 113-124.
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d’un mouvement ondulant au bord d’un lac, puis monte vers des arbres et un ciel qui
semble irradier le paysage. On devine quelques installations hydroélectriques. Ces
plans, parfois trempés dans une sorte de brouillard, comme si les nuages avaient pris
le dessus, oscillent entre des parties sombres en bleu nuit et un ocre jaune virant au
rose délavé et lumineux envahissant les autres couleurs alentour. La dernière vue de
cette séquence offre en plan fixe le panorama d’un immense pont ferroviaire traversant une vallée. D’un coup, le point de vue se met à basculer. À la manière d’une
toupie, la caméra tourne rapidement devant ce paysage pour ralentir ensuite son
mouvement circulaire et se stabiliser enfin, renversée. Un train passe, suspendu,
sous le pont. Il est à la fois le signe et le pendant de cet œil mécanique qu’on peut
appeler, avec Jacques Aumont, « interminable 1 ». Car il incarne une représentation
mobile que Peter Galassi attribue à certaines peintures proto-photographiques : la
vision du monde comme champ interrompu de tableaux potentiels.
Le cinéaste retient et élargit certains accents de la pensée d’Anders. La catégorie
de la visibilité par exemple, si fortement théorisée dans « Le mot le plus fort », sert
chez Anders à démontrer des principes fondamentaux du pouvoir fasciste. Ainsi, le
but de Burru aurait été de « se faire élire par ceux qu’il avait vaincus ». Et cela donne
d’après Olo : « Le comment et le pourquoi sont invisibles, mais le résultat de l’élection,
lui, sera visible. On ne se souvient que du visible. » C’est un des moments où une
théorie matérialiste de l’invisible ressort de ces considérations, frappant par sa parenté
avec certaines idées de Foucault 2. Quand on écoute ce passage du roman dans
autrement, la Molussie, le plan qui accompagne la voix off ne présentera aucun
rapport évident avec le récit ; mais il sera doté d’une forte charge fictionnelle, grâce
à sa qualité pictoriale. On voit en légère vue plongée l’ensemble d’un petit village
français traditionnel, avec son église et ses maisons en pierre. Le plan fixe le montre
au cœur d’un paysage bucolique, des collines traversées par de petites routes
ondulantes et parsemées de buissons. Le hameau est étrangement illuminé, non pas
par l’électricité, mais par une rencontre singulière entre lumière naturelle, pellicule
instable et exposition variable, produisant ainsi un clair-obscur à la Caspar David
Friedrich. Les effets mobiles rappellent ceux qu’on rencontre dans le cinéma muet,
par exemple chez Murnau : la lumière baisse, le soleil perce à travers les nuages. De
forts contrastes font ressortir le clocher, la façade de l’église et une partie des champs
de chaume. Ceux-ci se détachent par la grâce d’un faisceau lumineux qui les balaie
au gré des variations du ciel. Le plan est presque monochrome, comme teinté, présentant les parties illuminées dans un jaune pâle. Soudain, le paysage se trouve plongé
dans une nuit bleue. Le village est alors entouré d’une petite brume chatoyante,
reflétant deux ou trois lumières électriques. Vers la fin de la séquence, quand la voix
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1. Cf. Jacques Aumont, L’Œil interminable (1989), nouvelle édition, La Différence, 2007, p. 53.
2. Le concept de visibilité de Foucault envisage également ce qui structure par avance la pensée. Cf.
John Rajchman, « L’art de voir de Foucault » (1990), Trafic, n° 52, automne 2004, p. 83-111 ; p. 85 pour ce
passage.
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off en aura terminé avec l’histoire des mensonges de Burru, on n’écoute plus que des
chants d’oiseaux et des bourdonnements lointains de machines. Par un hors-champ
à la fois relatif et absolu, réaliste et improbable, manifestement asynchrone, cette
ambiance sonore prendra le relais de la voix autonome qu’on peut nommer avec
Gilles Deleuze et Pascal Bonitzer « off off 1 ». Un spectacle plastique de plus en plus
étonnant s’instaure dès lors dans ce même cadrage. Des plans d’une grande beauté
se succèdent, à nouveau comme teintés, dans un vert-gris foncé ou bleuâtre. Le
village est toujours entouré par son brouillard qui va monter jusqu’à rejoindre le
point de vue idéal du spectateur. Ainsi, par moments, le plan ne fait plus que vibrer,
envahi par le grain de la pellicule périmée dont les caractéristiques techniques
seront livrées par le carton de fin de séquence, en rose : « pellicule de prise de vue
Agfa-Gevaert, Gevachrome 722 + 732 » 2. Cette fin de séquence est un des moments
sublimes d’autrement, la Molussie, fêtant le matériau chimique et physique de la
projection. Elle relève d’un geste de métahistorien au sens où Hollis Frampton le
revendique, en tirant « toute une tradition à partir de la seule évidence des limites
matérielles de la machine film totale 3 ». Car autrement, la Molussie rappelle aussi
bien History (1970) d’Ernie Gehr, une ode au support 16 mm et une pure exposition
des variations et des modulations de ses structures lumineuses, que les paysages
filmés par Nathaniel Dorsky, cinéaste singulièrement attaché au celluloïd et au
même format, convaincu qu’« il existe des considérations propres à chaque pellicule 4 ».
Conscient donc de son geste, loin de toute nostalgie ou pose maniériste, Nicolas Rey
invente de nouveaux dispositifs et de nouvelles modalités d’image, en expérimentant
avec une pellicule périmée, une caméra adaptée et un laboratoire collectif qui lui
permet d’élaborer son film de bout en bout.
Les images enregistrées ne donnent pas ou peu d’ancrage à un récit : on voit
rarement des figures humaines, si ce n’est au travail, attachées à leurs outils. Il y a
peu d’action et la parole appartient exclusivement à la voix d’un lecteur-raconteur,
lui-même surgissant de temps à autre, devant son livre, dans une sorte de studio.
Cette voix reste pendant la plus grande partie du film en off, créant ce que Deleuze
appelle chez Marguerite Duras une image sonore « héautonome », introduisant une
faille par rapport à l’image visuelle 5. Du point de vue de la bande-image elle-même,
l’expérience du film est plutôt d’ordre pictural ou « écranique » (au sens où le voulait
Étienne Souriau), suivant un régime de micro-événements. Régulièrement, la caméra
tournicote, panote, aussi bien dans un quartier de maisons sérielles à l’air déserté
que devant un mur d’ondes atlantiques. Elle se pose dans des paysages industriels,
1. Gilles Deleuze décrit ainsi la relation entre image et son chez Marguerite Duras (L’Image-temps,
Cinéma 2, Minuit, 1985, p. 327) ; Pascal Bonitzer, Le Regard et la Voix, 10/18, 1976, p. 31 et suiv.
2. Dans son dossier de presse, Rey précise qu’il s’est servi d’une pellicule 16 mm périmée, don d’un ami.
3. Cf. Hollis Frampton, « Pour une métahistoire du film » (1971), in Annette Michelson et Jean-Michel
Bouhours (dir.), L’Écliptique du savoir, film, photographie, vidéo, Centre Georges-Pompidou, 1999, p. 111.
4. Nathaniel Dorsky, « Notes sur un autre cinéma », Trafic, n° 74, été 2010, p. 17.
5. Cf. Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 327.
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suburbains, naturels ou cultivés. Elle filme des sites de production et d’habitation
comme futures ruines de notre civilisation. Les plans sont longs et précisément
cadrés. Quand la vision s’affole tout à coup, partant dans des panoramiques circulaires et obliques, la « caméra-toupie » (un carton du générique éclaté l’appelle ainsi)
crée l’événement, rappelant certains dispositifs de tournage inventés par Michael
Snow.
On est face à des plans d’une grande beauté, animés d’un étrange mouvement,
comme s’ils avaient été tournés par une machine fantôme. L’écran vacillant semble
aspirer la lumière, au rythme du vent, montrant par exemple des villas blanches
baignant dans le contraste d’un contre-jour ou dans un clair-obscur granuleux. Ces
variations de couleurs et de lumières sont dues en partie à des expériences avec la
pellicule périmée que le cinéaste a choisie délibérément, comme il l’avait déjà fait
pour son « ciné-voyage au pays qui n’existe plus », Les soviets plus l’électricité, réalisé
en 2001. Par la manière dont il gère et invente chaque fois une relation spécifique
entre écriture et image, Rey est un cinéaste qui rassemble deux avant-gardes. Si Les
soviets plus l’électricité se situe quelque part entre Jonas Mekas et Chris Marker,
autrement, la Molussie constitue une rencontre réussie entre Marguerite Duras et
Michael Snow 1.
Le film propose une sorte de double lecture d’Anders. La première, explicite, est
celle du roman et correspond à la bande-son. La deuxième, implicite, s’approche de son
essai sur la modernité technique, L’Obsolescence de l’homme, et ressort de la nature
et du montage de la bande-image. Chez Anders, les deux livres communiquent aussi.
Au sein de ses écrits philosophico-anthropologiques, Anders fait figurer la Molussie
comme référence fabuleuse. Dans L’Obsolescence de l’homme (1956 et 1980), l’écrivain cite un hymne à la roue dentée venant de ce pays et fera appel à des études
« molussiennes 2 ». Cet hymne figure dans le chapitre consacré au déséquilibre entre
la pensée humaine et la puissance structurelle des appareils. On peut nommer avec
Anders « philosophie du décalage 3 » cette pensée de la non-synchronisation des capacités humaines. Chez Rey, qui en développe une sorte de pendant par une esthétique
du décalage, l’intérêt porté aux appareils techniques et aux dispositifs abstraits qui
les définissent n’implique pas de pédagogie apparente. Mais de l’idée propre à ce
qu’Anders appelle le « différentiel prométhéen » – le clivage, à l’âge nucléaire, entre le
potentiel de destruction et la sensibilité humaine, entre la complexité des techniques
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1. Rey suggère lui-même cet héritage en inventant, pour son dossier de presse, un dialogue imaginaire
entre Duras et Snow. Sur Les soviets…, cf. Christa Blümlinger, « L’électricité moins les soviets » (2003),
Images de la culture, n° 21, mai 2006, p. 44-46.
2. Cf. Gerhard Oberschlick, postface à la nouvelle édition de Günther Anders, Die molussische
Katakombe, op. cit., p. 441 ; et Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la
dernière révolution industrielle (1956), trad. Christophe David, Éd. de l’Encyclopédie des nuisances /
Éd. Ivréa, 2002.
3. Cf. Günther Anders, « Brecht ne pouvait pas me sentir. Entretien avec Fritz J. Raddatz » (1985), in
Austriaca, n° 35, op. cit., p. 15 (trad. Catherine Weinzorn, paru en allemand dans Die Zeit, n° 13, 22 mars
1985).
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et l’imagination de leurs conséquences –, le cinéaste semble retenir une leçon qu’on
pourrait qualifier d’écologique, au sens où James J. Gibson parle d’une approche de
la perception qui tient compte de l’environnement et se situe à l’échelle de l’animal.
Car le cinéaste crée des images qui sont à portée de main et à hauteur d’homme. Il
tourne ses plans avec une caméra analogique dont il peut transformer ou adapter le
dispositif et se sert d’un support photographique avec lequel il peut lui-même expérimenter ; autrement, la Molussie est un film correspondant pleinement à ce que Hollis
Frampton nomma « l’âge des machines », situant le cinéma dans l’histoire, en tant que
« dernière machine » et art « qui atteigne l’intelligence à travers les sens 1 ».
Le film de Rey nous montre des appareils qui correspondent à cet « âge » des
machines : le grappin d’une pelle mécanique déplaçant des troncs d’arbres dans la
montagne, des tracteurs traçant des lignes sur des prés et des plages. Peu à peu,
autrement, la Molussie tisse un jeu complexe et subtil de correspondances. Ainsi, les
éoliennes de la séquence « Retour à la nature » rappellent-elles un mode de transformation de l’énergie cinétique en énergie mécanique qui a servi au tournage et figure
dans le générique d’une des bobines. Car Rey a fabriqué, avec Christophe Goulard,
ce qu’il appelle un « zéphyrama » : un dispositif modulant la vitesse du défilement et
donc l’exposition de la pellicule au gré du vent. Dans cette même séquence, « Prouver
ne prouve rien », on voit des plans rapprochés sur des gens regardant attentivement
hors champ ce qui se révélera des écrans d’observation et d’analyse météorologique.
À cet instant, la pellicule est zébrée par des espèces d’écailles, comme une pluie
lourde, produisant une affinité surprenante avec le motif enregistré. Ainsi, les
machines et les mécanismes invisibles de la prise de vues – le « zéphyrama » et la
« caméra-toupie » – sont-ils rendus sensibles par un double processus : d’un côté, la
réduction de la narration dans l’image met en valeur l’écran même et les plans qui
s’y forment ; de l’autre, des machines nées de l’âge mécanique et industriel figurent
des pendants de cette machine à vision. L’articulation poétique de ce double processus
conduit vers la pensée de la puissance propre à cette « dernière machine » et à son
lien avec l’histoire.
Et ce n’est pas un hasard si la bobine signée « Un film de Nicolas Rey » s’intitule
« Ah… à propos de l’héritage ». Par là le cinéaste inscrit son propre film dans l’histoire.
Cette fable, la plus prégnante, finit par évoquer des cartes postales envoyées d’outretombe, sans plus d’expéditeur ni de destinataire en vie, mais continuant à circuler.
Du point de vue de la fiction d’Anders, cette allégorie peut s’étendre au message de
vérité que se transmettent les prisonniers au fil des décennies. Du point de vue du
film de Rey, ce sont les projectionnistes qui feront vivre, par un jeu de permutation et
de transmission, la vérité d’un médium bien plus pérenne qu’on ne le croit.
1. Hollis Frampton, « Pour une métahistoire du film », op. cit., p. 108. Curieusement, pour Frampton,
cet âge s’achève au même moment que pour Anders, au milieu du siècle, la rupture épistémologique étant
liée à l’invention du radar pour l’un, au nucléaire pour l’autre.
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