Hémostase physiologique de la grossesse

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Hémostase physiologique de la grossesse
54es Journées de biologie clinique Necker
thématique
– Institut Pasteur
à taper
Hémostase physiologique de la grossesse
Catherine Boyer-Neumanna,*
1. Introduction
Les modifications hormonales majeures de la grossesse
entraînent des changements de nombreux paramètres
hématologiques. Ces modifications plurifactorielles protègent les femmes d’une hémorragie pouvant être fatale
au moment de la délivrance [1, 2]. À l’inverse, elles les
prédisposent aux complications thromboemboliques.
Parallèlement à des modifications de l’hémogramme, une
hypercoagulabilité apparaît, augmentant progressivement,
maximale à terme et dans le post-partum immédiat [3].
Ces variations physiologiques doivent être connues, pour
la prise en charge des grossesses pathologiques, mais
aussi pour éviter des prescriptions inutiles [4].
2. Hémogramme de la femme
enceinte
Il existe une anémie dite physiologique, secondaire aux
variations indépendantes et inégales du volume globulaire
et du volume plasmatique [5].
Une baisse du taux d’hémoglobine est notée dès 8 SA,
jusqu’à 22 SA, date à laquelle elle se stabilise, voisine de
11 g/dl, pouvant s’accentuer jusqu’à 10,5 g/dl,
au moment de l’accouchement.
Le volume plasmatique augmente progressivement, et
se stabilise vers 35 SA à un taux de 50 % supérieur au
volume basal, pouvant atteindre 1 000 ml, 1 500 ml pour une
grossesse gémellaire. Cette augmentation est accentuée
par le poids maternel, la taille fœtale, la multiparité. Les
mécanismes sont multiples : modifications hormonales,
augmentation de la vascularisation utéro-placentaire par
shunt artérioveineux.
Le volume globulaire total augmente de façon moindre,
surtout nette à partir de 36 SA et jusqu’à l’accouchement,
en moyenne de 300 ml, ce qui représente le tiers de l’augmentation du volume plasmatique. Cette discordance
entraîne une fausse anémie par hémodilution.
L’augmentation précoce du volume globulaire total suppose une hyperérythropoïèse maternelle, donc un besoin
accru en nutriments, particulièrement en fer. La mère
a Service d’hématologie biologique
Hôpital Antoine-Béclère
157, rue de la Porte-de-Trivaux
92141 Clamart cedex
* Correspondance
[email protected]
© 2012 – Elsevier Masson SAS – Tous droits réservés.
Tableau I – Paramètres de l’hémostase diminuant
pendant la grossesse (valeurs extrêmes [2]).
Semaines de grossesse
Paramètres
11 - 15
26 - 30
36 - 40
Plaquettes (G/l)
106 - 358
101 - 331
90 - 221
Facteur XI (%)
70 -116
59 - 91
41 - 70
Protéine S activée (%)
62 - 112
43 - 70
32 - 60
doit ainsi fournir le fer nécessaire à l’érythropoïèse et à
la constitution des stocks martiaux du fœtus (300 mg en
moyenne, surtout les deux derniers mois). Cette demande
supplémentaire explique la fréquence des anémies par
carence martiale, surtout en cas de grossesses répétées
ou gémellaires ou d’apport insuffisant. Une substitution
systématique en fer le dernier trimestre est préconisée par
certains. La consommation accrue en acide folique en fin
de grossesse (érythropoïèse supplémentaire, croissance
fœtale) peut entraîner une carence en folates, rare dans
les pays industrialisés.
Les modifications des leucocytes et des plaquettes au
cours de la grossesse sont modérées. Une hyperleucocytose à polynucléaires neutrophiles est pratiquement
constante, apparaissant dès le deuxième trimestre, restant
modérée, voisine de 10-12 g/l. La diminution du chiffre
des plaquettes est fréquente en fin de grossesse, et est
exposée dans la partie « hémostase ».
3. Hémostase de la femme
enceinte
3.1. Pendant la grossesse
3.1.1. Les plaquettes
Une diminution modérée du chiffre des plaquettes est
l’anomalie la plus communément observée. Selon différentes études, cette diminution physiologique, varie de
8 % à 15 % [2, 6, 7] entre le 5e mois et le terme, sans
complication hémorragique (tableau I). Dans la plupart
des cas, il s’agit d’une « thrombopénie gestationnelle »,
caractérisée par un chiffre de plaquettes normal avant la
grossesse, une correction spontanée après l’accouchement,
l’absence de thrombopénie néonatale. Sa physiopathologie
est multiple : dilution par augmentation du volume plasmatique, activation plaquettaire, maximum au troisième
trimestre, liée à une CIVD physiologique a minima [3, 8, 9].
Cette activation entraîne une destruction plaquettaire,
en partie compensée par une production accrue, d’où
l’augmentation du volume des plaquettes [10]. Le diagnostic différentiel entre « thrombopénie gestationnelle »
et « thrombopénie immunologique » n’est pas toujours aisé
Revue Francophone des Laboratoires - Février 2012 - 439 bis //
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Dossier scientifique
est le témoin d’une activation de la coagulation, avec formation physiologique
de thromboses inter-villeuses placenSemaines de grossesse
Post-partum
taires [11]. L’évolution de la protéine C
> 12
Paramètres
11 - 15
26 - 30
36 - 40
1 semaine
8 semaines
(PC) est variable selon le terme, taux
semaines
augmenté au deuxième trimestre, suivi
4,6
4,8
2,6
2,7
Fibrinogène (g/l)
3,6
3,9
d’une diminution au troisième, puis d’une
(3,2-5,8)
(3,4-6,4)
(2,9-5,3)
nouvelle augmentation dans le postpartum immédiat [14, 15]. À l’inverse,
162
212
213
86
109
Facteur VIII (%)
122
(75-570)
(53-833)
(67-528)
on note une diminution progressive et
importante de la protéine S (PS), voisine
376
351
93
78
210
Facteur Will (%)
133
de 50 % à terme et persistant deux mois
(80-492)
(133-1 064)
(56-313)
dans le post-partum, plus longtemps en
171
104
94
91
Facteur VII (%)
111
158
cas l’allaitement (tableau I). La concen(87-336)
(60-206)
(75-332)
tration de la PS est hormonodépendante
101
91
92
Facteur X (%)
103
119
127
et sa diminution est également présente
(74-203)
(72-208)
(62-69)
chez les femmes sous pilule œstroprogestative. Il est ainsi recommandé de ne
85
98
80
84
Facteur V (%)
93
81
(39-184)
(46-188)
(34-195)
pas doser la PS pendant la grossesse,
même précocement [16]. Le déficit de
120
115
110
106
107
125
Facteur II (%)
cet inhibiteur, associé à l’augmentation
(73-214)
(68-194)
(70-224)
du taux des facteurs VIII, IX, X et VWF,
est responsable d’une résistance à la
et repose sur un faisceau d’arguments en faveur de l’un
PC activée acquise de la grossesse, et l’ensemble de
ou l’autre de ces diagnostics. L’indication de l’anesthésie
ces variations augmentent de façon significative le risque
péridurale (APD) est admise pour un chiffre de plaquettes
thrombotique [16].
à terme supérieures ou égales à 80 G/l.
Tableau II – Paramètres de la coagulation augmentant ou restant stables pendant
la grossesse et le post-partum (moyennes et valeurs extrêmes [2, 3]).
3.1.2. Les facteurs de la coagulation
La plupart des facteurs de la coagulation augmentent pendant la grossesse, entraînant un état d’hypercoagulabilité.
Il s’agit essentiellement du fibrinogène, du facteur VIII (FVIII)
et du facteur Willebrand (VWF) (tableau II), alors que les
inhibiteurs de la coagulation et la capacité fibrinolytique
diminuent. Les taux de fibrinogène et des FVIII et VWF augmentent progressivement au cours de la grossesse, avec
un taux de multiplication par 2 pour le fibrinogène et le FVIII
et par 3 pour le VWF [11, 12]. Le taux de VWF s’élève précocement à partir de 10- 11 semaines d’aménorrhée (SA),
avec des taux à 34-35 SA reflétant ceux du terme [13]. La
protéine de clivage du VWF, l’ADAMTS13, de découverte
récente, peu étudiée pendant la grossesse normale, diminue progressivement jusqu’à terme et dans le post-partum
immédiat. Cette diminution associée à une augmentation du
VWF constitue une augmentation du risque thrombotique
et des pathologies obstétricales. Par ailleurs, l’augmentation des taux des facteurs VII et X, pouvant atteindre 120 à
180 %, est responsable d’un raccourcissement du temps
de Quick observé à mi-grossesse et jusqu’au terme [1, 12].
Les taux des facteurs V et II ne varient pas pendant la grossesse (tableau II). Le taux du facteur XI diminue en moyenne
de 20 à 30 %, avec un déficit gestationnel pouvant aller
jusqu’à 40 % de la normale, posant alors le problème de
l’APD chez une patiente le plus souvent sans antécédent
hémorragique (tableau I).
3.1.3. Les inhibiteurs physiologiques
de la coagulation
L’antithrombine (AT) n’est pas modifiée par les hormones,
on observe cependant une baisse modérée de 15 % environ
dans les dernières semaines de grossesse. Cette diminution
8
// Revue Francophone des Laboratoires - Février 2012 - 439 bis
3.1.4. Le système fibrinolytique
La fibrinolyse est un phénomène physiologique, permettant la redissolution des caillots de fibrine, avec maintien
de la balance hémostatique, indispensable à la fluidité
du sang. La capacité fibrinolytique diminue progressivement au cours de la grossesse, pour être minimale au
troisième trimestre [12]. Cette hypofibrinolyse contribue
très certainement à la prévention de l’hémorragie au
moment de la séparation du placenta [1]. De façon en
apparence paradoxale, le taux des D-dimères plasmatiques, qui devraient diminuer du fait de l’hypofibrinolyse,
augmente progressivement tout au long de la grossesse
pour atteindre des chiffres allant jusqu’à 1 000-1 500 ng/ml
à terme (N : inf. 500 ng/ml) [17]. Cette augmentation est
en fait le témoin d’une augmentation de la génération
de thrombine, avec formation excessive de caillots de
fibrine, entraînant à son tour une fibrinolyse réactionnelle. La production accrue de thrombine est maximale
en fin de grossesse et contribue à la prévention de
l’hémorragie de la délivrance [18]. Elle est associée à
une augmentation significative et progressive des marqueurs d’activation de la coagulation (fragments 1+2 de
la prothrombine, complexes thrombine-antithrombine,
D-dimères plasmatiques) dont les taux sont multipliés
par 3 à 8 au troisième trimestre [18].
3.2. Pendant l’accouchement
et le post-partum
Le risque thrombotique est maximal dans le post-partum
immédiat [12]. Ce risque est multifactoriel : correction
rapide de la thrombopénie, accentuation du déficit en PS
et persistance d’un taux élevé de VWF et de fibrinogène
[3] (tableau II). Dans le même temps, les taux des facteurs de coagulation se normalisent (en 3 à 6 semaines en
54es Journées de biologie clinique Necker – Institut Pasteur
moyenne), ainsi que l’hypofibrinolyse de fin de grossesse
(30 minutes après la délivrance). Ainsi, le pic d’activité
procoagulante, proplaquettaire et hypofibrinolytique survient immédiatement après la séparation du placenta, et
pendant les 3 heures du post-partum immédiat, objectivée
par une importante augmentation du taux des D-dimères
[12, 18].
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Ainsi, les modifications hématologiques observées au cours
de la grossesse normale doivent être connues pour limiter
les bilans et les traitements non justifiés, pour interpréter
les bilans pathologiques.
Déclaration d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de conflits
d’intérêts en relation avec cet article.
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