Ce qu`on risque en fraudant le fisc

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Ce qu`on risque en fraudant le fisc
ÉCONOMIE
Ce qu’on
risque
en fraudant
le fisc
A
vec l’arrivée
de la déclaration
d’impôts annuelle
dès 2003, le canton de Vaud muscle la chasse aux
fraudeurs. Attention aux amendes qui peuvent
atteindre jusqu’à
quatre fois les
sommes dues.
Al l ez sav oi r ! / N° 24 O ct obr e 2002
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Ce qu’on risque en fraudant le fisc
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dentes. De cette manière, le fisc perdait
de l’argent en prélevant son dû sur des
revenus perçus parfois jusqu’à quatre
ans plus tôt. A l’avenir, les Vaudois
payeront leurs impôts sur les gains de
l’année en cours. Ce nouveau système
permettra d’annuler l’effet d’escalier
entre années paires et impaires et
d’augmenter les recettes de l’Etat.
Un trou difficile à combler
Délia Nilles, directrice adjointe du CREA,
l’institut de prévisions économiques de l’Université de Lausanne
E
n matière de finances publiques,
le canton de Vaud n’est pas un
élève modèle. Divers déboires et une
dette énorme ont mis à mal sa réputation dans ce domaine. L’état général des
finances vaudoises semble néanmoins
s’améliorer. L’an dernier, les recettes du
canton de Vaud ont progressé de 11%,
contre 1,7 % un an plus tôt.
Le retour des beaux jours
Cette bouffée de croissance n’est
pas un accident. Elle correspond au
scénario le plus optimiste d’une étude
du CREA, l’institut de prévisions économiques de l’Université de Lausanne
(UNIL), sur l’évolution des recettes du
canton de Vaud depuis 1965.
Comme l’explique Délia Nilles,
directrice adjointe du CREA et autrice
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de cette recherche : «Il ne s’agit pas
d’une embellie passagère mais d’une
tendance qui devrait se poursuivre,
malgré le contexte économique qui
s’est dégradé ces derniers mois.»
Une déclaration d’impôts chaque année
Après une décennie de vaches
maigres, les responsables vaudois
ont également une autre raison de se
réjouir. Grâce au processus fédéral
d’harmonisation fiscale, le canton de
Vaud s’apprête à modifier son régime
de taxation, qui, de bisannuel, deviendra annuel.
Jusqu’ici, les Vaudois ne remplissaient leur déclaration que tous les
deux ans et se voyaient taxés sur le
revenu moyen des deux années précé-
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Toutefois, cela ne permettra pas de
combler le trou des finances cantonales
vaudoises. «La croissance des recettes
cantonales demeure en dessous de son
taux moyen sur les trois dernières
décennies, analyse Délia Nilles. L’endettement cantonal comporte aussi
un fort élément structurel. Jusqu’en
1989, les revenus et les dépenses de
l’Etat s’équilibraient. Avec la crise des
années 90, les charges ont explosé et
les recettes n’ont pas suivi.»
Pour retomber dans les chiffres
noirs, le canton de Vaud devrait
réduire son train de vie et diminuer les
subventions publiques. «Mais ce n’est
pas simple, reprend l’économiste de
l’UNIL. Il faut tenir compte des forces
politiques qui descendent dans la rue
pour défendre les acquis sociaux.» Il
paraît également difficile d’augmenter
les impôts. Le climat politique ne s’y
prête pas. Et le Parti libéral vient de
faire aboutir une initiative cantonale
réclamant la suppression de l’impôt
sur les successions.
40 milliards non déclarés chaque année en Suisse
Contraint de rechercher d’autres
sources de revenus, l’Etat pense
immanquablement à réprimer plus
sévèrement la fraude fiscale.
«Selon les dernières estimations, en
Suisse, les revenus non déclarés atteignent 40 milliards de francs par an, soit
10% du Produit Intérieur Brut, constitué en grande partie par l’économie
souterraine et le travail au noir, détaille
Monika Bütler, professeur d’économie
Serrer la vis
L’administration fiscale pourrait
juguler une partie de cette hémorragie de ressources. On constate en
effet une corrélation entre le nombre
d’inspecteurs du fisc et la quantité de
fraudes découvertes. L’Etat pourrait
dégager des recettes supplémentaires
en intensifiant la répression de la
fraude fiscale.
C’est l’idée reprise par les autorités
vaudoises. Le Conseiller d’Etat Pascal
Broulis a ainsi demandé des contrôles plus sévères. Comme il l’expliquait
récemment dans «L’Hebdo», l’inspectorat fiscal vaudois a déjà dépassé les
prévisions.
Ce coup de vis a également permis
de constater que beaucoup de contribuables ne déclarent pas l’ensemble
de leurs revenus. La majorité ne sont
pas des tricheurs, mais ils commettent
des erreurs ou des «oublis», qui, en
cas de répétition, peuvent leur coûter
très cher.
Pourquoi les Suisses
sont moins moraux face
à l’impôt
Les Suisses cultivent pourtant une
image d’intégrité et de respect scrupuleux des lois. Le mythe souvent vérifié
d’une population profondément honnête, qui apporte au poste de police
un porte-monnaie gonflé de billets de
banque trouvé sur la voie publique,
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L’évasion des capitaux
vers divers paradis fiscaux est légale
dans certaines conditions
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publique à l’UNIL. Pour la Confédération, les cantons et les communes,
cela représente un manque à gagner
d’environ 13 milliards par an, même si
les deux tiers de cette somme, injectés
ensuite dans l’économie déclarée, sont
imposés.»
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Ce qu’on risque en fraudant le fisc
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les nombreux «trous de mémoire» des
contribuables helvétiques. Les Suisses
ont une perception singulière de la
fraude fiscale. Dans la plupart des
pays européens, frauder le fisc constitue non seulement un crime mais aussi
une faute morale. C’est immoral.
Entre Genève et Zurich, les avis ne
sont pas si tranchés. «En privé, frauder le fisc n’est pas considéré comme
un vol ni ressenti comme un délit, fait
observer Monika Bütler. Socialement,
c’est accepté et parfois, c’est même bien
vu de soustraire des biens à l’avidité
de l’Etat.»
Fraude ou évasion fiscale?
Monika Bütler, professeur d’économie publique
à l’Université de Lausanne
semble s’effriter face à l’impôt. Comment comprendre ce dédoublement de
la personnalité morale?
Les spécialistes des finances
publiques le savent : il y a des causes objectives à la fraude fiscale. De
mauvais services publics, l’absence
de transparence dans les dépenses de
l’Etat, ainsi qu’un taux d’imposition
élevé incitent à frauder le fisc.
«Si le contribuable ignore ce que
devient son argent et a le sentiment
qu’il ne reçoit rien ou très peu en
retour, il n’a pas envie de le confier à
l’Etat, commente Monika Bütler. Cela
peut expliquer pourquoi l’Italie connaît
un taux de fraudeurs plus élevé que la
Finlande par exemple.»
La Suisse ne se trouve pas dans un
tel cas. Elle peut au contraire s’enorgueillir d’une administration de qualité,
d’un taux d’imposition relativement raisonnable et d’un système de démocratie
directe qui permet, selon les cantons, de
freiner les dépenses publiques.
Avec un taux de fraude entre 6,5 et
10 % du PIB, la Suisse arrive loin derrière des pays comme l’Italie, 20 %, et
l’Espagne, 23 %. Néanmoins, ce chiffre
a légèrement augmenté ces dernières
années. Objectivement, la Suisse
devrait pouvoir faire mieux.
L’Italie et l’Espagne
bien plus fraudeuses
A vrai dire, il faut aussi tenir compte
des raisons subjectives qui expliquent
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Frauder le fisc
n’est pas considéré
comme un vol
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A l’origine de cette sensibilité
particulière, on trouve la distinction
typiquement helvétique entre fraude et
évasion fiscale. Un exemple : Monsieur
Dupont crée une société anonyme au
Panama dont le capital est constitué
par un portefeuille d’actions dont il ne
touche pas les dividendes. Il accumule
ainsi des fonds sans payer un impôt sur
le revenu du capital. Monsieur Dupont
ne commet pas une fraude fiscale, ce qui
est illégal. Il pratique l’évasion fiscale.
Autrement dit, il utilise des moyens
légaux de soustraire ses revenus à
l’impôt.
Cette pratique n’est pas très morale,
mais elle est légale. Cela ne signifie
pourtant pas qu’elle est autorisée.
Comme son montage financier n’a pas
d’autre but que de mettre des biens à
l’abri des griffes du fisc, il s’agit d’un
abus de droit. Or, chacun doit, c’est
le principe de la loi, payer des impôts
selon sa capacité contributive.
«A tout moment, le fisc peut faire
abstraction de la forme juridique de
l’entreprise et attribuer la propriété des
actions à Monsieur Dupont qui s’acquittera alors d’un impôt sur le revenu de
ses titres.» C’est là une ambiguïté qui
peut créer une certaine confusion chez
le contribuable.
L’inégalité devant l’impôt
Mais les subtilités de la notion d’évasion fiscale n’excusent pas l’ensemble
des fraudes. D’abord, tout le monde n’a
pas la possibilité de créer une société
écran dans un paradis fiscal ni ne possède d’actions.
des frais de déplacement remboursés
par l’entreprise mais qui ne figurent
pas sur le certificat de salaire.»
En plus, l’inégalité devant l’impôt
existe en Suisse. Certains contribuables
disposent de davantage de moyens de
frauder que d’autres. Les indépendants
et les professions libérales se vantent souvent de déclarer des dépenses d’ordre
privé comme frais professionnels. Ce qui
diminue leur revenu imposable.
En outre, les «omissions» sont le plus
souvent le fait d’entreprises, comme
en témoigne la célèbre affaire dite des
«ristournes».
Au milieu des années 90, de nombreux entrepreneurs vaudois ont
«oublié» d’inscrire dans leur comptabilité les rabais obtenus de main à main
en fin d’année et destinés à les fidéliser.
Le pot aux roses a été découvert par
hasard lors d’un contrôle fiscal chez
un fournisseur qui avait déclaré les
montants versés aux entreprises du
bâtiment.
Autrefois, les entreprises vaudoises
prises sur le fait pouvaient négocier
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Bon nombre d’omissions constatées
dans les déclarations d’impôts sont le fait
des entreprises, comme l’a montré
l’affaire des ristournes
dans le bâtiment, découverte au milieu
des années 90
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Ce procédé bien connu fait saliver
les salariés dépités de ne pouvoir y
recourir. «En réalité, certains d’entre
eux peuvent tricher grâce à la complicité de leur employeur, précise avec un
petit sourire Jean-Marc Rivier, professeur honoraire de droit fiscal à l’UNIL.
Ils peuvent défalquer de leurs revenus
Les tricheries
des entreprises
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Ce qu’on risque en fraudant le fisc
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tude si prudents, à braver le fisc? En
fait, les risques de se faire prendre
ne semblent pas si grands. Comme
les inspecteurs du fisc procèdent par
sondages, il est possible de passer
entre les gouttes pendant un certain
temps. Cela peut donner un sentiment
d’impunité passager.
L’Etat ne traque pas non plus les
contribuables avec autant d’ardeur
qu’ailleurs. «La Suisse a un bon équilibre fiscal, confie Monika Bütler. Si
l’Etat se montrait plus sévère, peut-être
bousculerait-il sa propre stabilité?»
Des moyens limités pour
les contrôleurs
Le conseiller d’Etat vaudois Pascal Broulis
a demandé des contrôles plus sévères à son inspectorat
avec l’administration fiscale afin d’éviter les poursuites pénales. «Le canton
de Vaud préférait encaisser une grosse
somme d’argent que de renvoyer le
citoyen indélicat devant un tribunal,
signale Jean-Marc Rivier. Cela ressemblait au système américain actuel
en matière pénale. Mais l’harmonisation fiscale a mis fin à cette pratique
très injuste et qui pouvait donner lieu
à du chantage de la part du fisc.»
Risques de poursuite
limités
Aujourd’hui, en cas de soustraction
fiscale, il faut verser les arriérés d’impôts, plus une amende du même montant et rembourser les intérêts jusqu’à
cinq ans ou dix ans. Au total, jusqu’à
quatre fois la somme due alors que
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souvent l’argent a déjà été dépensé.
Présenter une comptabilité incomplète, comme dans l’affaire des
«ristournes», c’est un usage de faux,
délit réprimé par l’emprisonnement
et l’amende. «Il s’agit en réalité d’un
cumul d’infractions, précise le professeur Rivier. Le fisc vous punit administrativement par une amende pour
soustraction fiscale, puis vous dénonce
au juge pénal qui peut prononcer une
peine d’emprisonnement pour fraude
fiscale. On applique en théorie le même
principe lors d’un certificat de salaire
incomplet.»
L’Etat ne traque pas
les contribuables
Qu’est-ce qui, dans ces conditions,
peut bien pousser les Suisses, d’habi-
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Quand il n’y a plus aucune marge de
manœuvre, l’économie souterraine se
développe. Au bout du processus, seuls
les salariés supportent des impôts très
lourds. Politiquement, cela peut être
contre-productif. «Alors, on laisse
courir les petites gens qui ne déclarent
pas le salaire de leur femme de ménage,
par exemple, et c’est bien ainsi», estime
Monika Bütler.
De toute manière, la loi ne permet
pas à l’administration fiscale d’être trop
inquisitrice. Les inspecteurs du fisc
n’ont pas les moyens d’enquête d’un
juge pénal. Ils ne peuvent pas rechercher des informations par eux-mêmes.
Sauf cas grave, ils ne peuvent pas lever
le secret bancaire. C’est le contribuable qui, sous peine d’amende, doit leur
fournir des pièces comptables qui, par
la suite, pourront être utilisées pour le
confondre. Ce qui revient à l’obliger à
témoigner contre lui-même.
La Suisse condamnée
à Strasbourg
L’an dernier, la Cour européenne
des droits de l’homme à Strasbourg a
condamné la Suisse pour cette pratique
contraire à la Convention européenne
des droits de l’homme.
«En droit suisse, les contraventions
fiscales relèvent d’abord de l’administration et ensuite seulement de la
«Vous avez le droit de rester
silencieux»...
En clair, le contrevenant peut désormais bénéficier du droit au silence et
refuser de collaborer avec le fisc dans
la procédure pour contravention fiscale, mais pas dans la taxation normale
ni dans le rappel d’impôt.
«Il y a donc une inégalité entre le
contribuable et les autorités fiscales
qui ne disposent pas des moyens de
contraintes habituels du juge pénal,
comme la perquisition ou la levée du
secret bancaire», écrit Diane Monti.
La doctrine estime qu’il faut réviser
la législation des impôts directs pour
parer à ce déséquilibre.
Attention
secret bancaire!
Va-t-on déboucher sur une criminalisation du droit fiscal? «La
question est avant tout politique,
s’exclame Jean-Marc Rivier. Si on
criminalise l’approche du fisc et si
on tient à lutter efficacement contre
la fraude fiscale, il faut revoir le secret
bancaire.» C’est un sujet sensible au
moment où l’Europe met la place
financière suisse sous pression et où
l’Italie vient de rapatrier 50 milliards
d’euros grâce à une amnistie fiscale à
laquelle pensent également l’Allemagne et l’Espagne.
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Pour lutter plus efficacement
contre la fraude fiscale, il faudrait revoir
le secret bancaire

justice, fait remarquer Diane Monti,
qui, l’an dernier à l’UNIL, a défendu
une thèse de doctorat consacrée «aux
contraventions fiscales en droit fiscal
harmonisé». Les juges européens considèrent en revanche la contravention
fiscale comme une véritable sanction
pénale, soumise aux règles du droit
pénal.»
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Ce qu’on risque en fraudant le fisc
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Le problème est aussi financier.
Dans certains cantons, les banques
assurent près de 12 % des recettes
de l’Etat. Personne ne souhaite de
décision précipitée dans un domaine
si chaud. Il est donc probable que
la répression de la fraude fiscale ne
permette pas de renflouer rapidement
les caisses publiques.
Vers une amnistie
fiscale?
En attendant, la Suisse ne pourrait-elle pas envisager d’accorder elle
aussi son pardon aux fraudeurs? Il y a
trente ans, Berne avait fait jaillir ainsi
des bas de laine plus de 30 milliards de
francs. Actuellement, les sommes en
jeu seraient bien plus considérables.
Elles permettraient d’éponger une
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partie de la dette publique helvétique
qui atteint plus de 215 milliards de
francs. Malheureusement, les Chambres fédérales ont écarté une telle
solution il y a trois ans déjà. Mais
rien n’empêche aujourd’hui le canton
de Vaud d’y réfléchir...
Cela permettrait enfin de reconnaître une utilité sociale aux fraudeurs.
Ne constituent-ils pas des réserves
d’impôts que l’Etat peut libérer en cas
de crise financière? La fraude fiscale,
ce sport de riches et d’égoïstes, ne
rend-elle pas service à la communauté
à long terme? Dans ce cas, les Suisses
auraient une raison supplémentaire
de ne pas considérer la fraude fiscale
comme un crime.
Giuseppe Melillo
Al l ez sav oi r ! / N° 24 O ct obr e 2002
Il y a trente ans,
une amnistie fiscale décidée à Berne
avait fait rejaillir
plus de 30 milliards de francs

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