Le suffrage universel et l`irruption des masses dans la vie

Transcription

Le suffrage universel et l`irruption des masses dans la vie
Conférence d’histoire du 24 avril 2002.
Plan détaillé.
Bérénice Chalot, Victoire Auque, Paul Bérard.
Le suffrage universel et l’irruption des masses dans la vie politique.
L’intitulé du sujet évoque le suffrage universel en Europe dont il s’agit tout d’abord de limiter la signification
démocratique. En effet celui-ci, une fois mis en place, ne permet qu’à la population masculine de participer à la vie politique.
Cette remarque ne doit cependant pas masquer toute la notion de progrès contenu dans l’idée du suffrage universel comme
idéal démocratique et dans son application permettant ainsi l’irruption des masses dans la vie politique.
Ainsi il apparaît légitime de s’interroger sur l’étroite relation existant entre le suffrage universel et les
masses tant dans son exaltation que dans son usage et sur les conséquences de son application au niveau de la
conscience et de la pratique politique.
Le suffrage universel semble dans un premier temps le fruit d’une lente maturation idéologique et d’actions
publiques intégrant ce mode de suffrage comme un idéal démocratique.(I).Ces réflexions participèrent à la libéralisation des
régimes au XIXème siècle et à l’application tardive mais inévitable du suffrage universel marquant une étape décisive dans la
démocratisation du pouvoir.(II).Enfin cette mise en place entraîna l’irruption des masses dans la vie politique sans pour
autant garantir l’irruption de la conscience politique au sein des masses.(III)
I.
Le suffrage universel comme idéal démocratique…
A. la lente maturation de l’idéal démocratique…
1) Le libéralisme, fondement de la revendication des droits politiques…
Le XIXe siècle est marqué par le triomphe du libéralisme qui organise la liberté en corps de doctrine tandis que la vie
politique en développe parallèlement la mise en oeuvre. L’héritage des Lumières impose l’exigence du respect des libertés
fondamentales : liberté de réunion, d’opinion et de conscience.
L’Angleterre, les Etats-Unis, la France révolutionnaire ont donc créé des assemblées représentatives qui donnent aux députés
les moyens de résister à l’oppression, et donc à une fraction de la population de s’immiscer dans le débat politique. Les idées
libérales ont nourri l’esprit réformateur de la bourgeoisie d’opposition, mais, ne concernant qu’une minorité, celui-ci se prête
à des opérations de récupération conservatrice qui ne tardent pas à soulever la question d’une démocratisation véritable.
2) …aboutit à l’avènement de l’idée démocratique.
Les bourgeois s’exposent dès 1848 à la contestation démocratique en France comme en Angleterre. C’est au sein du petit
peuple urbain des artisans, boutiquiers et ouvriers que se développent les aspirations démocratiques centrées sur
l’élargissement du droit de suffrage. La revendication démocratique réclame le suffrage universel qui permettrait à tous de
voter, voire la possibilité pour le peuple d’indiquer aux élus les mesures à prendre, ou de les révoquer.
Tocqueville pressent le caractère inéluctable de l’évolution démocratique (vers l’égalisation des conditions) qu’il a pu
analyser aux Etats-Unis.
B. donne lieu à une exaltation publique du suffrage universel.
1) Des acteurs influents…
De nombreux hommes politiques, orientent leur action vers le combat pour la démocratie, et se retrouvent dans la
revendication pour le vote de tous.
En Angleterre, Robert Owen mène une campagne pour l’érection des communautés autonomes des travailleurs, touchant des
dizaines de milliers d’ouvriers et artisans réunis dans l’attente de l’avènement d’un monde égalitaire et fraternel.
Durant le Vormärz, les radicaux-démocrates allemands évoluent vers l’idée d’une république centralisée et démocratique,
avec une seule assemblée élue au suffrage universel, que revendiquent par exemple Hecker ou Struve, chefs du « parti »
démocratique badois.
2) …au service de manifestations favorables au suffrage universel.
C’est en Angleterre que pour la première fois le mouvement ouvrier se trouve animé par un projet politique : les ouvriers
fondent en 1836 la Working Men’s association qui publie en 1838 la « Charte du peuple » . A l’opposé de leurs
prédécesseurs, qui méprisaient l’action politique, les « chartistes » réclament le suffrage universel, le vote au scrutin secret,
l’indemnité parlementaire. Le chartisme se transforme peu à peu en un mouvement révolutionnaire auquel O’Connor rallie
les masses populaires.
Avec la révolution de février 1848 survient un véritable « saut dans l’inconnu » en France avec l’établissement à l’échelle
nationale du vote de tous les hommes de plus de 21 ans.
II. … participe à la démocratisation du pouvoir au XIX ème siècle…
A. Les revendications annoncent la libéralisation des régimes…
1) la libéralisation des régimes en réaction aux insurrections populaires
Les principales mesures de libéralisation des régimes politiques font suite à des soulèvements populaires. En effet, les
insurrections des années 1820, 1830 et de 1848, entrée brutale des masses dans la vie politique, mêlent libéralisme et
mouvement des nationalités. Le libéralisme, ne prône certes qu’un suffrage restreint, mais est pour son élargissement. Ainsi
en est-il du « Statuto », statut fondamental accordé par Charles-Albert en 1848 et étendu à l’ensemble de l’Italie après
l’unification. Cependant, l’élection de la chambre reste régie par des conditions de cens très élevées (seulement 2% de la
population peut voter).
L’exemple allemand est tout aussi significatif. En effet, à la suite des soulèvements de 1848 et 1849, le Parlement de
Francfort adopte le 28 mars 1849 un projet de constitution instaurant une chambre basse élue au suffrage universel direct et
secret.
2) la libéralisation progressive du pouvoir politique
La libéralisation du pouvoir politique a aussi lieu de manière plus progressive. Ainsi en est-il du cas de la Grande-Bretagne
qui étend le droit de suffrage et garantit la sincérité du vote de manière progressive et prudente (réformes de 1832, 1867,
1872 et 1884). La Russie peut aussi être citée en exemple : ainsi, la loi électorale du 24 décembre 1905 partage les électeurs
en trois curies (propriétaires fonciers, villes, paysans) qui élisent leurs députés. Le système s’apparente au système établi en
Prusse (3 classes).
B. … qui annonce la démocratisation du pouvoir politique
1) L’Europe marche vers le suffrage universel…
La libéralisation des conditions d’accès au vote aboutit finalement à une véritable démocratisation : les masses deviennent
des acteurs politiques à part entière.
La réforme de Gladstone en 1884 en Grande-Bretagne participe à la mise en place de la démocratie politique : les
modifications des conditions de cens rendent le suffrage (masculin) quasiment universel, n’excluant que les indigents, les
domestiques, les adultes vivant chez leurs parents. Les femmes restent cependant écartées du vote (cf. mouvement des
suffragettes).
2) … dont l’adoption paraît inévitable
Même avant cette évolution britannique, le suffrage universel est instauré dans de nombreux pays européens.
Ainsi, le suffrage masculin est universel au Danemark en 1849, en Grèce en 1864, en Allemagne (pour le Reichstag) en 1871,
en Suisse en 1874, en Bulgarie en 1879, en Serbie en 1888, en Espagne en 1890, en Belgique en 1893 et en Norvège en 1897.
III. … tout en impliquant l’irruption dans la vie politique de masses inexpérimentées.
A. L’irruption dans la vie politique des masses…
1) le syndicalisme…
L’implication des masses dans la vie politiques passe avant tout par le terrain syndical, qui permet un apprentissage de la
démocratie. L’engagement syndical se développe : En 1868 est créé le Trade Union Congress en Grande Bretagne où de tels
mouvements s’ouvrent aux non-qualifiés dès 1887. En Allemagne, les premières organisations structurées apparaissent en
Saxe au début des années 1860.
Le syndicalisme ne touche pas que les masses urbaines : à la campagne, il en va de même. Ainsi, on voit les métayers
d’Emilie-Romagne ou de Toscane s’organiser en syndicats et se rallier au socialisme.
2) … participe au processus d’engagement politique des masses
Parallèlement à l’essor syndical, se développent en Europe divers courants politiques populaires se réclamant du socialisme
ou de l’internationalisme. L’ Internationale (1864) des est, en 1870, forte de plusieurs centaines de milliers d’adhérents. Le
socialisme gagne du terrain : ainsi, après sa reconstitution (à Halle en 1890 et Erfurt en 1891), la social-démocratie allemande
devient en 1912, avec 35 % des suffrages exprimés, le premier parti allemand. En Italie, le PSI fait élire 59 députés en 1913
et en Russie, le parti ouvrier social-démocrate (créé en 1898) entre à la Douma en 1906. Cela montre que les masses
deviennent des acteurs politiques incontournables.
3) … qui deviennent des acteurs politiques incontournables
Les gouvernements ne peuvent plus désormais ignorer les classes moyennes et inférieures. Les classes moyennes entrent
d’ailleurs dans l’administration, voire dans les institutions politiques. De nombreuses mesures sociales montrent cette
obligation qu’ont les gouvernements à prendre en compte les aspirations ouvrières, preuve que les masses sont réellement
entrées dans la sphère politique : on peut citer les lois allemandes sur la durée du travail de 1891 ou les lois prévoyant une
assurance-vieillesse en Suède en 1913.
B. … ne signifie pas l’irruption de la conscience politique au sein des masses
1) le problème de l’alphabétisation…
L’analphabétisme est un obstacle majeur à la création d’une conscience politique des masses. Ainsi, dans les campagnes, les
paysans analphabètes et peu au courant de la vie politique, suivent les consignes de vote des notables, et ne participent donc
pas réellement au jeu politique. Dans des pays tels que l’Italie, où ne peuvent voter que les hommes sachant lire, écrire et
compter, le « suffrage universel » laisse de côté 80 % des hommes en age de voter en Sicile.
Le problème est tel que des mesures sont prises, comme l’instauration du vote à bulletin secret en 1872 en Grande-Bretagne
(permettant aux masses de ne plus « obéir » à des consignes de vote ou d’être soumis à des pressions) ou la création en 1864
au Danemark de cours du soir pour paysans analphabètes. Les lois sur l’obligation scolaire sont aussi à signaler.
2) … et l’absence de majorités parlementaires solides…
Si, dans de nombreux pays, à la fin du 19ème, des textes garantissent un certain parlementarisme, qui, combiné au suffrage
universel, rend possible la participation du peuple à la vie politique, de fait, l’absence de majorité solide provoque souvent
une incapacité parlementaire et donc une « dictature » de l’exécutif. Ainsi, en Italie, Victor-Emmanuel III respecte à la lettre
les textes constitutionnels, mais l’absence de groupes politiques forts permet à l’habile homme qu’est Gioletti d’exercer une
quasi-dictature de 1900 à 1914.
3) … poussent les masses à rejoindre des mouvements extrémistes
Face à cela, les masses sont tentées par les extrêmes, qui les écartent du jeu politique officiel tout en prouvant que les masses
en sont exclues.
A gauche, l’anarchie se développe en Italie (assassinat d’Humbert Ier en août 1900 à Monza), mais aussi en Autriche
(l’impératrice Elisabeth d’Autriche est poignardée en 1898 par un anarchistes). L’extrême gauche se développe aussi en
Allemagne, derrière Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg.
A droite, il en va de même, une grande partie des organisations nationalistes se recrute dans les classes moyennes voire
inférieures : Artisans, ouvriers des « vieux métiers », petits propriétaires cherchent à compenser leurs difficultés matérielles
dans la passion chauvine et un projet impérialiste et autoritaire qu’ils partagent avec une fraction de la bourgeoisie.
Conclusion :
A proprement parler, il n’y a pas eu une « irruption des masses dans la vie politique au XIXème siècle.
L’établissement du suffrage universel n’a pas entraîné directement et brusquement une participation des masses au jeu
politique : cette participation existait dans, dans une certaine mesure, avant l’établissement du suffrage universel, puisque ce
sont la lente prise de conscience des couches populaires et leurs revendications qui ont ,en partie, abouti à la démocratisation
du droit de vote et du pouvoir.
Par ailleurs, une fois le suffrage universel adopté, il reste des obstacles à une participation réelle et efficace des
masses à la vie politique, obstacle qui peuvent tenter les couches populaires de rejoindre des mouvements extrémistes et donc
de se mettre elles-même hors du jeu politique.
Quoi qu’il en soit, il convient de souligner que l’irruption des masses dans la vie politique demeure fortement
limités jusqu’au XXème siècle, puisque dans l’ensemble des pays d’Europe et ce sur la période considérée, la moitié de la
population ( les femmes) n’a pas encore accès au droit de vote.
Bibliographie :
Ouvrage généraux :
La démocratie libéral ,dir. Serge Berstein. PUF,1998
Une histoire de la démocratie en Europe, dir. Antoine de Baecque, Edition le Monde, 1991
Ouvrage spécialisé :
Naissance et triomphe de la démocratie britannique 1815-1918, Roland Marx,PUF,1973