L`éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis

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L`éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
Education et Sociétés Plurilingues n°8-juin 2000
L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis: enjeux et perspectives
Abdeljalil AKKARI
Le informazioni sul cambiamento demografico ci indicano come molti educatori
statunitensi debbano oggigiorno affrontare la realtà della varietà culturale e linguistica
negli USA. L’uso di lingue diverse dall’inglese nell’insegnamento scolastico
rappresenta un argomento molto controverso in questa nazione, mettendo a confronto
gli assimilazionisti, a favore dell’imposizione della sola lingua inglese, con i pluralisti, a
sostegno di una didattica plurilingue. In seguito all’adozione della proposta di legge n°
227 in California, la campagna a favore dello smantellamento dei programmi bilingui
sta guadagnando terreno in altri stati, nonostante i risultati delle ricerche a supporto
dell’istruzione bilingue. Gli altri contesti bilingui possono trarre profitto
dall’osservazione della situazione degli Stati Uniti, in particolare per ciò che concerne la
necessità di promuovere programmi didattici bilingui basati sul concetto di programma
d’immersione a doppio senso, che coinvolgano le due lingue su base paritaria,
proponendo il bilinguismo allo stesso modo tra studenti della minoranza e della
maggioranza linguistica. Sembra che questo modello abbia un forte fondamento
pedagogico. Il cambiamento degli atteggiamenti comuni e un continuo supporto alla
comunità e alle famiglie dovrebbero fare parte di ogni strategia per il successo della
promozione dell’istruzione bilingue, sia all’interno che all’esterno delle scuole.
Given changing demographics, most American educators face the reality of cultural and
linguistic diversity in today's classrooms. The use of languages other than English in
schooling is a subject of great controversy in the United-States, pitting those who hold
assimilationist views and favor an English-only policy against those who hold culturally
pluralistic views and support bilingual education. Since the adoption of proposition 227
in California, the campaign to dismantle bilingual programs is gaining ground in other
states in spite of consistent research findings that support bilingual education. Other
multilingual contexts can benefit from observing the American situation, in particular
the need to promote programs based on the concept of a dual (two-way) immersion
program involving two languages on an equal footing and bilingualism for all (minority
and majority pupils alike). This model seems to have a strong pedagogical rationale.
Changing public attitudes and mobilizing community and family support must be part
of any successful strategy to promote bilingual education inside and outside schools.
Los cambios demográficos empujan al educador norteamericano frente a una realidad
diversa sobre al plano lingüístico e cultural. Este articulo trata de analizar los problemas
de la educación bilingüe in los Estados Unidos. El uso de otros idiomas en el sistema
educativo americano siempre fue un tema de controversia, en donde los que tiene una
visión asimilasionista a través al uso exclusivo del ingles se oponen a aquellos que
desarrollan una concepción pluralista a favor de la educación bilingüe. Después de la
adopción de la propuesta 227 en California, la campaña contra la educación bilingüe se
extiende a otros estados americanos. Parece que la situación americana es ejemplar para
convencer los responsables de los sistemas educativos en otros contextos multiculturales
afín de promover programas bilingües basados sobre al concepto de la inmersión. En
particular, la educación bilingüe dual tienen un base pedagógica sólida. Cambiar las
percepciones de la población general y movilizar los recursos comunitarios deben hacer
parte de toda estrategia futura para promover la educación bilingüe.
A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
Dans Education et Sociétés Plurilingues n° 6 (1999), P. Dorenlot a montré
pourquoi une majorité de Californiens (et parmi eux, bon nombre
d'immigrés hispanophones) s'étaient prononcés contre le maintien de
programmes bilingues dans les écoles: pour beaucoup d'enfants
hispanophones, les programmes d'éducation bilingue sont devenus des
ghettos plutôt que des tremplins. Une note positive se détachait néanmoins
de ce tableau d'ensemble: les classes dites d'immersion, permettant aux
enfants hispanophones d'acuérir plus rapidement l'anglais. Une conjugaison
de facteurs institutionnels, politiques et éducatifs a provoqué l'échec de
l'éducation bilingue en Californie, illustré par l'acceptation de la
proposition 227, qui asphyxie la plupart des programmes californiens.
Nous retracerons le développement de l'éducation bilingue aux Etats-Unis,
en décrivant les perspectives non seulement en Californie mais dans
l'ensemble du pays. Après cette évocation historique de l'importance de
l'éducation bilingue dans le contexte éducatif américain, nous proposerons
une typologie des différents programmes d'éducation bilingue, suivie par
les perspectives qui s'ouvrent actuellement à ce type d'enseignement. Ce
sont de nouveau les programmes d'immersion qui paraissent les plus
porteurs.
Enjeux historiques et démographiques
Le début de l'éducation bilingue aux Etats-Unis est habituellement situé
dans les années 60-70, marquées par l'instauration de la législation fédérale
sur l'éducation bilingue (Bilingual Education Act) en 1968 et le jugement
de l'affaire Lau-Nichols en 1970. Mais ces deux événements importants ne
constituent pas à proprement parler le début de l'éducation bilingue dans ce
pays car au début du 19ème siècle, les enfants américains étaient scolarisés
dans trois langues en plus de l'anglais. L'allemand, le français et l'espagnol
étaient largement utilisés dans l'instruction (Canales & Ruiz-Escalante,
1992). De ces trois langues, l'allemand était le plus massivement employé
jusqu'à la première guerre mondiale.
En 1900, il y avait au moins 600 000 enfants recevant tout ou partie de leur
instruction en allemand, ce qui correspond à près de 4 % des effectifs
globaux de l'école primaire (Kloss, 1977). Mais le nationalisme et
l'isolationnisme qui ont marqué la première guerre mondiale ont donné un
coup d'arrêt brutal à ce pluralisme linguistique. Progressivement, des lois
ont été promulguées pour scolariser les enfants germanophones uniquement
en anglais. La première guerre mondiale a ainsi interrompu l'usage des
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A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
langues minoritaires à l'école. Près d'un demi-siècle d'instruction publique
exclusivement anglophone a suivi.
Deux points sont à souligner à propos de cette longue période d'usage
exclusif de l'anglais. En premier lieu, il semble réducteur de considérer que
l'école ait le monopole de l'éducation bilingue. En fait, même durant les
cinquante ans d'éclipse légale d’une scolarisation bilingue, une éducation
bilingue informelle avait bien lieu, puisque de nombreux enfants étaient
exposés dans leur milieu familial et communautaire à des langues
minoritaires. Les "Chicanos" (Mexicains établis aux Etats-Unis) du SudOuest ont ainsi pu sauvegarder l'espagnol comme langue vernaculaire
malgré une scolarisation et une administration publique exclusivement en
anglais. En second lieu, il faut souligner que le débat sur le bilinguisme est
intimement lié au processus de construction de l’Etat-Nation et au degré de
diversité culturelle que le groupe dominant considère comme supportable
pour la cohésion nationale. Le débat linguistique n'est donc jamais
seulement linguistique. Il a forcément des résonances politiques, culturelles
et éducatives.
Après une absence institutionnelle d'un demi-siècle, le bilinguisme est donc
revenu sur la scène publique, grâce à la conjonction de trois phénomènes
principaux. Tout d'abord, le mouvement des droits civiques, initié
principalement par la communauté noire américaine pour l'égalité des
droits, a abouti à plusieurs avancées: déségrégation progressive des écoles
publiques, bannissement du racisme institutionnel et participation accrue
des minorités à la gestion de l'école. Les hispanophones ont profité de cette
brèche ouverte dans la domination anglo-saxonne pour revendiquer un droit
d'usage de leur langue maternelle à l'école. Ensuite, l'arrivée massive de
travailleurs en provenance du Mexique et de Porto Rico, mais également de
réfugiés en provenance de Cuba, a mis le système scolaire devant la tâche
difficile de scolariser rapidement des milliers d'enfants hispanophones.
Enfin, la conjoncture politique et économique a favorisé le vote de lois
permettant l'affectation de fonds publics à l'éducation bilingue.
La combinaison de ces trois phénomènes a permis l'instauration du
Bilingual Education Act (BEA) en 1968 et l'application de la décision de la
Cour suprême obligeant les autorités scolaires à supprimer tous les
obstacles empêchant les enfants minoritaires d'avoir des opportunités
éducatives équivalentes à celles des enfants anglophones. Contrairement à
la période précédant la première guerre mondiale, où la diversité
linguistique était uniquement tolérée à l'école, le droit d'utiliser leur langue
a été constitutionnellement concédé aux non-anglophones en 1968. Des
programmes d'éducation bilingue ont été rapidement mis en place. Le BEA
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A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
a attribué des fonds publics à diverses activités: aux programmes
d'éducation bilingue, de sensibilisation des élèves à la connaissance de
l'histoire et de la culture associées à leur langue maternelle, d'éducation
préscolaire, d'éducation des adultes.
Initialement, les enfants hispanophones étaient les principaux bénéficiaires
de ces programmes; toutefois, durant les vingt dernières années, les
programmes d'éducation bilingue ont été étendus à d'autres enfants parlant
prés de 145 langues différentes. Les fonds publics pour l'éducation bilingue
ont connu une croissance continue. Entre 1969 et 1992, le Gouvernement
fédéral a dépensé près de 2,7 milliards de dollars pour l'éducation bilingue.
Les fonds annuels alloués sont passés de 20 millions de dollars au début
des années 70 à près de 200 millions de dollars (Canales & Ruiz-Escalante,
1992). Même si nous tenons compte de l'inflation, ces chiffres montrent
une croissance indéniable des dépenses publiques pour l'éducation bilingue.
Ainsi, depuis une trentaine d'années, le droit à l'éducation bilingue s'est
ancré dans la législation américaine. Contrairement à d'autres pays
industriels, européens notamment, toutes les langues minoritaires sont
traitées de la même manière par la loi. Aucune différence n'est faite entre
les langues d'immigration ancienne et les langues d'immigration récente,
entre les langues européennes et les autres langues, entre des langues
internationales et des langues moins répandues. Mais, comme tout droit
acquis après une rude lutte politique, le droit à l'éducation bilingue n'est
jamais gagné une fois pour toutes. Sous l'influence politique grandissante
des conservateurs et de leur porte-parole linguistique (le mouvement
"English Only"), les programmes d'éducation bilingue, comme d'ailleurs
ceux d’accès à l’égalité des chances (Affirmative Action) sont menacés. En
1998, la proposition 227 concernant la réduction drastique des programmes
d'éducation bilingue a été votée en Californie. Elle oblige la plupart des
districts scolaires à mettre fin aux programmes d'éducation bilingue.
L'échec californien en matière d'éducation bilingue a eu un retentissement
dans la plupart des autres Etats américains, qui tentent d'évaluer et de
réformer la scolarisation des enfants issus de l'immigration.
Sur le plan démographique, la diversité linguistique s'est fortement
développée durant les dernières décennies, comme en témoigne le nombre
de langues parlées dans le pays, de locuteurs non-anglophones et d’élèves
non-anglophones. Les chiffres du recensement de 1990 montrent que près
d'un résident sur sept parle une langue autre que l'anglais à domicile, ce qui
fait un total de près de 32 millions (16% des foyers américains). Parmi ces
locuteurs non-anglophones, 44% ont déclaré parler l'anglais moins que
"très bien" (Census Bureau, 1993).
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A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
Au niveau scolaire, la diversité linguistique se traduit par la présence de 6,3
millions de jeunes de 5-17 ans qui utilisent des langues minoritaires chez
eux. Leur nombre a augmenté de 38% durant la dernière décennie, alors
que le nombre total d'élèves scolarisés dans le pays a régressé de 4,5%. Si
l'on se réfère à une définition plus large de "minorité linguistique"
(personnes habitant dans un foyer ou une langue autre que l'anglais est
parlée), 22% des élèves sont dans ce cas (Anstrom, 1996). Bruder (1992)
souligne qu'en 2010, la Californie, la Floride, le Texas et l'Etat de New
York abriteront un tiers de tous les jeunes vivants aux U.S.A. Au Texas et
en Californie, 57% des jeunes seront issus des minorités culturelles et à
New York et en Floride, cette proportion sera de 53%.
Parmi les langues minoritaires, l'espagnol jouit d'un statut particulier. Au
niveau démographique, l'espagnol est de loin la langue minoritaire la plus
répandue. Ensuite, c'est une langue historique et régionale de toute la
région frontalière avec le Mexique. La signature des accords de libre
échange en Amérique du Nord et les accords économiques en préparation
avec l'Amérique du Sud marquent le poids grandissant de l'espagnol
comme future langue de l'économie, de la culture et de la politique.
Soulignons tout de même que les langues minoritaires ne résistent pas
totalement à l'assimilation linguistique anglo-saxonne. Prés de trois
migrants hispaniques sur quatre parlent quotidiennement l’anglais après 15
ans de résidence aux Etats-Unis. 70% de leurs enfants deviendront
monolingues (anglais), perdant souvent leurs compétences en espagnol
(Veltman, 1988). Les langues indiennes sont encore plus menacées, dans la
mesure où elles ne peuvent pas compter sur l'apport migratoire. Nous
assistons à un processus d'extinction puisque seulement 11% des langues
indiennes encore utilisées continuent à être apprises par les jeunes
générations (Cantoni, 1996).
La minorité afro-américaine est également concernée par le débat sur
l'éducation bilingue. La décision de la ville de Auckland en Californie de
former les enseignants à l'usage de l'Ebonics (variante dialectale de
l'anglais, parlée par les jeunes générations) a provoqué un vif débat
national. Certains observateurs ont estimé que cette mesure risque de
marginaliser encore plus des jeunes afro-américains. D'autres au contraire
l'ont jugé comme une action appropriée pour répondre aux besoins
biculturels et faciliter la communication entre enseignants et élèves.
Le débat sur la diversité linguistique concerne toutes les minorités car les
écoles fréquentées par les jeunes minoritaires sont à la fois le lieu d'une
grande diversité linguistique et comportent les taux les plus élevés d'échec
scolaire, d'abandon précoce des études et de risque de violence. Loin d'être
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A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
le résultat de la scolarisation bilingue d'une petite minorité des jeunes, les
difficultés scolaires des enfants des minorités sont à relier à la ségrégation
qu'ils vivent dans les écoles des centres urbains (inner-city). Leurs écoles
sont souvent situées dans des quartiers pauvres, sous-équipées, comptent
beaucoup d'élèves en difficulté et peu d'élèves euro-américains ou
appartenant à la classe moyenne. Ainsi, en 1991-92, 73% des enfants
hispaniques fréquentaient des écoles dont une majorité d'élèves appartenait
à des minorités culturelles (Crawford, 1997). La ségrégation résidentielle et
l'orientation des minorités vers des sections dévalorisées ou l'enseignement
spécial (tracking) sont des facteurs plus déterminants. Ironiquement, le
mouvement des droits civiques, qui a mis fin à la ségrégation scolaire, a
accéléré la ségrégation résidentielle, dans la mesure où les familles euroaméricaines ont progressivement abandonné les centres urbains pour
s’installer dans les périphéries sub-urbaines.
Pour conclure cet aperçu de l'évolution historique de l'éducation bilingue
aux Etats-Unis, il faut noter qu'une législation assez favorable, issue des
acquis du mouvement pour les droits civiques, n'a pas provoqué de
changement notable dans les représentations dominantes de l'éducation
bilingue dans l'opinion publique. Elle est encore perçue comme destinée
aux élèves non-anglophones et comme un frein possible au développement
de la maîtrise de l'anglais. La discussion actuelle sur le bilinguisme
s’éloigne du droit des minorités culturelles et se focalise de plus en plus sur
l'efficacité pédagogique.
Certains programmes d'éducation bilingue mettent explicitement l'accent
sur la transition graduelle de l'enfant vers la langue de l'enseignement. Ils
offrent une instruction dégressive en langue vernaculaire qui assure la
continuité (famille-école) dans le développement cognitif et linguistique
des enfants et prépare les fondations de la réussite scolaire. D’autres
programmes centrés sur une transition rapide vers la langue de
l'enseignement peuvent interrompre ce développement cognitif à un stade
crucial et par conséquent avoir des effets néfastes sur la réussite scolaire
ultérieure de l'enfant.
Envisagé comme un moyen d’égalisation des chances, l'éducation bilingue
nécessite un environnement structuré sur le plan affectif et instrumental.
Dans un tel environnement favorable, les enfants allophones sont capables
d'apprendre plusieurs langues et de réussir sur le plan scolaire. Leur
maîtrise de l'écrit peut être facilitée par le bilinguisme. A cet égard, la
théorie des transferts de Hakuta (1986) a mis en évidence un meilleur
apprentissage de la lecture dans une langue que l'enfant connaît bien et le
transfert ultérieur dans l'apprentissage de la lecture dans une deuxième
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A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
langue. Hakuta a par ailleurs (1990) suggéré que la compétence
linguistique (linguistic proficiency) n'est pas unitaire, mais consiste plutôt
en une série de compétences qui ne sont pas forcément liées. Il faut
distinguer les compétences fonctionnelles utilisées en contexte et celles
utilisées hors contexte. Le langage contextualisé et décontextualisé survient
sous une forme écrite ou orale. Les compétences contextualisées dans des
situations de communication (face-à-face) se développent plus rapidement
que l'usage décontextualisé de la langue. Les compétences académiques
verbales, importantes pour le succès scolaire, sont nécessaires pour la
maîtrise du langage décontextualisé. La théorie du transfert linguistique a
contribué à une meilleure compréhension des processus métalinguistiques
et métacognitifs. Dans un sens pratique, le transfert survient dans le travail
d’internalisation. Toutefois, le transfert est probablement différent si on
compare l’apprentissage scolaire et l’apprentissage social des langues. Il
convient également d’ajouter que le transfert entre les langues éloignées,
et/ou utilisant des alphabets différents, reste encore une question ouverte
parmi les spécialistes.
Typologie des programmes américains d'éducation bilingue
L'instruction proposée à un enfant né dans un milieu familial plurilingue
varie fortement. A un extrême, nous avons la théorie de la "submersion"
(swim or sink): les enfants monolingues dans une langue minoritaire sont
instruits dans des classes utilisant exclusivement la langue dominante
(anglais, langue de l'enseignement). C'est le modèle historique dominant
dans la plupart des sociétés multilingues. Suite à des mesures législatives
prises à la fin des années 60 aux U.S.A., différents programmes bilingues
ont été mis en place. Le modèle le plus fréquemment utilisé était celui de
l’éducation bilingue de transition (TBE, Transitional Bilingual Education).
Ce modèle utilise initialement la langue maternelle mais, au bout de trois
ans, parfois plus, l'enfant est supposé fréquenter une classe où la langue
d'enseignement est l'anglais. Il existe bien entendu divers type d'éducation
bilingue de transition selon le nombre d'années qui précèdent l'intégration
dans les classes monolingues, mais aussi selon les modalités de
l'enseignement de l'anglais comme langue seconde durant la période de
transition. Le maintien à long terme de la première langue est laissée à la
responsabilité de la famille.
A l'autre extrême, nous trouvons les programmes d'immersion qui
s'inspirent de l'expérience canadienne d'éducation bilingue. L'exemple
canadien classique consiste à instruire des enfants anglophones issus de la
classe moyenne en français (cf. Peal & Lambert, 1962). Ces enfants
semblent suivre avec succès leur scolarité et acquérir assez rapidement une
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A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
compétence en français, sans pour autant souffrir de retard important dans
le développement de leur langue maternelle. Il faut rappeler que l'objectif
de ce type de programme est le bilinguisme et non pas de remplacer une
langue par une autre. Deux aspects limitent toutefois l'application du
modèle canadien au système éducatif américain: le français est la langue
majoritaire d'une province importante du Canada (Québec) et l'acquisition
du français y facilite la mobilité professionnelle.
Déterminer les différentes caractéristiques des programmes d'éducation
bilingue permet de comprendre les variations. L'objectif à terme du
programme, la pédagogie utilisée et la structure du dispositif en sont les
trois principaux caractères distinctifs. De plus, la disponibilité des
ressources matérielles et les stratégies utilisées pour atteindre l'objectif sont
également des critères de classification. Après l'examen des divers modèles
d'éducation bilingue pratiqués actuellement aux U.S.A., nous distinguerons
deux principaux types de programmes: ceux basés sur le principe de la
séparation de la langue d'origine et ceux ayant une logique d'intégration.
L'objectif à terme des programmes basés sur la séparation est
l'incorporation (mainstreaming) des enfants minoritaires dans la structure
scolaire globalement monolingue. La pédagogie utilisée se caractérise par
la fragmentation des différentes parties du curriculum. L'enseignement de
L1 ou (et) L2 est divisé en séquences traditionnelles (orthographe,
grammaire, exercices de répétition). La composition des classes est basée
sur le principe de séparation: les élèves non-anglophones sont séparés du
reste de la classe pour des cours en L1 et L2. Cette séparation peu être
réduite, comme dans le cas des programmes de submersion, ou maximale,
comme dans le cas de certains programmes de transition. Certains
programmes utilisent les cours d’anglais langue seconde d'une manière
ponctuelle, alors que d'autres utilisent l'anglais pour effectuer une transition
plus ou moins rapide vers un monolinguisme scolaire (Porter, 1996).
Les effets scolaires des programmes basés sur la séparation sont
comparables aux effets secondaires d'un médicament. Marquer et identifier
quelqu'un comme "linguistiquement limité" (ce que fait l'expression
Limited English Proficiency, LEP) produit des effets contraires aux
objectifs affichés (incorporation dans la classe). En effet, même si l'on
partage l'objectif d'incorporation, les apprentissages séparés provoquent le
marquage quasi-permanent des élèves minoritaires.
Les programmes basés sur le principe de l’intégration dérivent du concept
d'immersion. Contrairement aux premiers, le but final de ces programmes
est la promotion et la pratique du bilinguisme par les enfants minoritaires
et anglophones par une approche communicative globale et contextualisée
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A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
de la langue. Il y a trois types de programmes à philosophie intégrative:
l’immersion de type canadien, l’immersion structurée et l’immersion duale.
Dans les programmes d'immersion du type canadien, la langue de
l'immersion L2 (aux U.S.A., principalement l'espagnol) a une valeur
pratiquement équivalente à celle de L1 (anglais). L'âge d'entrée et le temps
d'instruction en L2 sont également des facteurs de différenciation.
L'immersion précoce (early immersion) commence vers l'âge de 4-5 ans et
l'immersion tardive vers 10-12 ans. Si l'instruction est entièrement en L2,
on parle d'immersion totale, si elle est partiellement dispensée en L2, on
parle d'immersion partielle. Quatre combinaisons de programmes en
fonction de l'âge et de l'intensité d'exposition à L2 sont possibles.
L'immersion structurée est une adaptation américaine de l'immersion du
type canadien. Centrée sur le curriculum, elle est caractérisée par le fait
que: 1) les matières enseignées aux étudiants minoritaires doivent
s'effectuer dans un anglais compréhensible (accessible aux enfants
minoritaires, de LEP); 2) l'usage de L1 est limité mais utilisé pour
expliquer des notions difficiles; 3) l'instruction directe de la grammaire de
L2 est proposée. Dans les programmes d'immersion structurée, les
ressources linguistiques de départ sont donc monolingues, mais l'élève doit
acquérir progressivement des compétences bilingues.
L’immersion duale (two-way bilingual education) est un modèle
relativement nouveau et bénéficie déjà d'une solide notoriété. Les objectifs
visés sont le bilinguisme pour tous les élèves (minoritaires et majoritaires)
et le traitement équivalent (symétrie totale) des langues à l'école. Ce
modèle prend en considération d'une manière équilibrée l'apport
linguistique pluriel de trois sphères: la famille, l'école, les pairs. Les
programmes d'immersion duale sont en forte expansion: d'une trentaine de
programmes en 1987, à 182 programmes en 1994 dans dix Etats.
L'espagnol est de loin la langue la plus utilisée, suivi par le coréen, le
français, le navajo, le chinois, l'arabe, le japonais, le russe et le portugais
(Christian & Whitcher, 1995). Une difficulté pratique fréquente dans ce
type de programme est la composition linguistique des classes: si l'espagnol
trouve de plus en plus d'adeptes anglophones en raison de sa valeur
potentielle sur le marché linguistique, les langues moins internationales ont
de la peine à lancer des programmes d'immersion duale.
Les programmes d'éducation bilingue aux U.S.A. ont connu une évolution
constante depuis une trentaine d'années. Si l'éducation bilingue de
transition a dominé dans les années 70 et 80, une diversification notable a
eu lieu dans les années 90 avec l'émergence de programmes basés sur le
principe de l'immersion. L'immersion duale en particulier semble promise à
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A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
un avenir certain. Cependant, plus de trente ans après le bannissement
institutionnel de la ségrégation raciale, la ségrégation résidentielle selon
l'origine ethnique et linguistique continue à structurer le système
d'éducation américain et les enfants minoritaires sont massivement
scolarisés dans les centres urbains défavorisés.
L’éducation bilingue: un projet d’avenir?
Afin de se diriger vers de nouvelles approches en éducation bilingue, il
nous semble nécessaire d'agir dans l'intersection de deux milieux, l'école et
la famille, insérées dans un système plus large représenté par le contexte
socioculturel global. La principale proposition théorique est que l'éducation
bilingue doit avoir de multiples points d'ancrages. Il est primordial
d'abandonner l'idée selon laquelle l'éducation efficace est de la seule
responsabilité de l'école, en ignorant les voies plus naturelles de
transmission. L'apprentissage des langues représente avant tout une
communauté de pratiques linguistiques et culturelles plutôt que des
exercices de lecture et d'écriture decontexualisés dans des classes
cloisonnées (Gohard-Radenkovic, 1999).
Les programmes d'éducation bilingue sont habituellement cantonnés à la
seule sphère scolaire. Confrontée à la diversité des langues parlées par les
élèves minoritaires, l'école oscille, aux Etats-Unis comme ailleurs, entre
deux positions extrêmes: la diversité linguistique comme problème à gérer
au plus vite et la diversité linguistique comme ressource à long terme. La
première position tente de limiter les obstacles que les enfants minoritaires
ont à affronter pour accéder à l'ensemble du curriculum, mais les solutions
pédagogiques préconisées sont souvent contre-productives. La seconde
position n'est pas un simple ajustement linguistique à un curriculum
monolingue, mais une remise en question de l'ensemble de la structure
scolaire pour la faire évoluer vers une structure plurilingue. Les familles
minoritaires hésitent entre la sur-valorisation de la langue maternelle et
l'usage exclusif de la langue dominante, accompagné parfois par une
dévalorisation de la langue maternelle. Au niveau de la société globale, il y
a également une tension entre instrumentalisation linguistique et
plurilinguisme. L'instrumentalisation maintient le monolinguisme, même
s'il encourage des échanges linguistiques justifiés par l'intérêt économique.
Le plurilinguisme exprime la nécessité d'utiliser les langues et les cultures
au service de la vie sociale et de l'épanouissement individuel et collectif.
Il est donc primordial de travailler dans l'intersection de l'école et de la
famille car c'est la seule manière de se faire rencontrer les deux formes de
bilinguisme: le bilinguisme familial potentiel et le bilinguisme scolaire
embryonnaire. En effet, nous pouvons distinguer deux formes de
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A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
bilinguisme: bilinguisme du foyer (home bilingualism) et bilinguisme
scolaire. Le premier renvoie au cas d'élèves qui apprennent deux langues
dès la naissance. La recherche sur ce premier type de bilinguisme donne
plusieurs résultats intéressants. En général, l'enfant apprend les deux
langues (ou plus) de la même manière qu'il s'approprie deux registres
socialement définis d'une même langue (Piper, 1993). Occasionnellement,
ces enfants mélangent les deux langues, en attribuant par exemple le même
nom à un objet. Un autre point intéressant est que l'apprentissage précoce
de deux langues n'endommage ni l'une, ni l'autre, quel que soit l'âge auquel
l'enfant rencontre ces langues. Cet apprentissage est naturellement pris en
charge par l'enfant. Les parents sont plus des facilitateurs que des
instructeurs. L'apprentissage des deux langues est enraciné dans le
processus de socialisation:
"Although they must reach certain bilological stages before they can speak,
children don't learn to say words because their biological clocks tell them it's
time to do so but because language is the means through which people connect
with one another. The language children develop to achieve group membership
is social language and differs from the language of school…" (Piper, 1993, p.
14).
Quant au bilinguisme scolaire, ce n'est ni l'âge, ni le lieu qui caractérisent
l'apprentissage scolaire des langues. C'est la nature et le type de langue
apprise (Piper, 1993): à l'école, il s'agit d'une langue décontextualisée,
enseignée par la manipulation de symboles écrits. Ce n'est plus la langue
concrète (meaning-centered) du domicile familial. Pour les enfants, les
langues apprises à l'école servent plus à interpréter qu'à rapporter leurs
expériences. Ils doivent effectuer des connections logiques et des
jugements. Les activités abstraites vont se développer tout au long de la
scolarisation de l'enfant. Les programmes d'immersion "duale" permettent
d'envisager un changement radical de la structure de l'école et un
décloisonnement des bilinguismes familial et scolaire. Comme nous l'avons
signalé auparavant, l'objectif ultime des programmes d'immersion duale est
la double litératie (bi-literacy). Cet objectif ne peut être atteint que par la
valorisation des langues minoritaires, utilisant comme ressource
pédagogique les connaissances qu'ont les enfants dans leur langue
maternelle. C'est un moyen d'approcher une double litératie à travers une
relation symétrique, dans une institution scolaire traditionnellement
asymétrique.
Pour les enfants minoritaires, lire et écrire dans la première langue aide au
développement des compétences en langue seconde et prépare des
fondations solides aux apprentissages scolaires. De surcroît, des habitudes
de lecture dans la première langue ont de fortes chances de se transférer à la
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A. Akkari, L’éducation bilingue des minorités aux Etats-Unis
seconde langue. Lire contribue au développement de la maîtrise de la
première langue car cette approche de la lecture est socioculturellement
appropriée et peut être supervisée par la famille. L'éducation bilingue à
deux voies concerne également les enfants dits "monolingues" (bien qu'ils
maîtrisent en général plusieurs registres linguistiques), dans la mesure où
ils peuvent apprendre naturellement une seconde langue. Cela élargit le
champ de l'éducation bilingue à l'ensemble de la population scolaire.
Traditionnellement aux U.S.A., l'éducation bilingue a été développée pour
scolariser les enfants non-anglophones avec l'idée de développer
parallèlement leurs compétences dans deux langues. Mais, le champ de
l'éducation bilingue s'est élargi au cours de la dernière décennie pour
concerner de plus en plus d'élèves anglophones. La recherche indique en
effet que pour faciliter l'acquisition d'une langue seconde, les enfants
doivent avoir des occasions réelles et naturelles de contact avec les
locuteurs de la langue cible (Cummins, 1988, Krashen & Biber, 1988).
Cette évolution dans la conception des programmes d'éducation bilingue
sous-tend également la promotion du multiculturalisme. Permettre à des
élèves de différentes origines culturelles et linguistiques d'acquérir la
langue des pairs contribue à la promotion du respect mutuel et à
l'établissement de relations saines entres les élèves majoritaires et
minoritaires (Griego-Jones, 1994). La majorité des programmes bilingue à
deux voies (voix) visent un bilinguisme équilibré; ce processus inclut les
attitudes envers les langues minoritaires, les locuteurs minoritaires et leurs
statuts respectifs.
Quand une société ne valorise pas le bilinguisme de l'enfant migrant, il ne
faut pas s'étonner que ce dernier hésite devant son éventuel bilinguisme. Si
une langue liée à l'immigration peut mettre en doute sa loyauté par rapport
à sa terre d'accueil (et souvent de naissance), le bilinguisme deviendra pour
lui quelque chose de suspect et d'ambivalent. L'intérêt des élèves et des
parents monolingues pour les programmes d'immersion duale produit l'effet
inverse. En effet, si le bilinguisme devient la règle pour tous, l’élève
minoritaire fera certainement le pas vers la maîtrise et surtout la pratique de
sa langue d’origine.
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