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UNE REECRITURE DES ANIMAUX DENATURES
I. Des Animaux dénaturés à Zoo
Après la parution en 1952 des Animaux dénaturés, Vercors s’essaie en 1963 à la
transposition théâtrale de son conte philosophique. Cette démarche de réécriture d’un genre à un
autre- qui n’est pas spécifiquement propre à notre écrivain puisque Giraudoux, par exemple, tenta
aussi l’expérience- s’impose à Vercors de manière naturelle :
« Je ne me croyais pas un écrivain de théâtre (…). Or, Les Animaux dénaturés, parus en 1952, ont
passionné les gens de théâtre, des deux côtés de l’Atlantique, au point de faire l’objet de cinq
adaptations successives »( propos recueillis par J-C Jaubert).
Les dramaturges se heurtent aux difficultés de la transposition au point d’abandonner le
projet et Vercors en conclut que « l’homme le mieux placé pour surmonter [les difficultés] était
peut-être l’auteur du roman. Je me suis mis à l’ouvrage ».
Cela marque les débuts d’une aventure théâtrale qu’il poursuivra alors de manière plus
régulière avec Œdipe, Chat, Ah Hollywood.
Le titre de sa pièce tirée des Animaux dénaturés est intéressant à deux égards :
« Zoo » insiste sur le questionnement zoologique - les tropis sont-ils des hommes ou des
singes ?- qui se révèle rapidement vain et met en exergue l’enjeu philosophique de la pièce.
Etrangement, cela peut aussi nous faire penser à celui qu’il a toujours considéré comme son
maître, Gus Bofa. En effet, ce dernier publie en 1935 un album qu’il intitule justement Zoo
dans lequel il montre son pessimisme. Serait-ce donc un clin d’œil de l’ancien Jean Bruller
désenchanté et perdu dans l’univers tel un ciron ( et qui trouvait donc des échos dans
l’œuvre de celui qu’il admirait) devenu pendant la guerre un écrivain qui se centre
désormais sur l’homme à l’échelle de la terre ?
– La deuxième partie du titre contrebalance l’aspect trop sérieux du début : « l’assassin
philanthrope » place la pièce dans le genre de la comédie tout en maintenant l’esprit du
spectateur éveillé grâce à l’étonnant oxymore. Le spectateur doit donc certainement
s’attendre non à une comédie de boulevard, mais à une comédie sérieuse dont le but sera de
divertir tout en instruisant.
–
Les représentations de Zoo
Zoo ou l’assassin philanthrope a été créé le 24 juin 1963 au festival de Carcassonne dans la
mise en scène de Jean Deschamps. Forte de son succès, la comédie est reprise en février 1964 à
Paris au TNP, véritable « service public », et s’expatrie dans diverses villes d’Europe ( en
septembre 1964, Zoo est en répétition à Bruxelles). Otto Preminger avait même eu le projet
d’adapter Zoo pour Broadway à la fin de l’année 1965, mais il y renoncera finalement.
En 1975 la pièce est à nouveau jouée au Théâtre de la Ville dans la mise en scène de Jean Mercure.
A cette occasion, celui-ci demande à Vercors de réécrire sa propre pièce. C’est d’ailleurs cette
deuxième version que vous pouvez lire actuellement dans l’édition Magnard de 2003.
But poursuivi par Vercors
Vercors a parfaitement conscience de la spécificité du genre théâtral et il s’en ouvre à P-L
Mignon dans le numéro 316 de L’Avant-Scène de 1964 :
« S’il convient de susciter la réflexion, le roman est un bon instrument ; s’il faut provoquer un choc
émotionnel, alors le théâtre s’impose ».
Cette réécriture témoigne de la réflexion approfondie de Vercors sur la mise en scène et
révèle sa parfaite maîtrise des contraintes du genre. Sa mise en scène est soignée : le décor,
l’éclairage particulier à la pièce, le jeu des acteurs doivent concourir à créer ce « choc émotionnel »
dont parle Vercors. Notre dramaturge poursuit deux objectifs gravés dans le sous-titre de la pièce :
« comédie judiciaire, zoologique et morale ». La comédie divertit le spectateur mais elle sert aussi à
instruire ; elle est mise en scène dans un but moral. Comme le conte philosophique Les Animaux
dénaturés, Zoo est donc ouvertement un apologue. Pourtant dans cette lignée traditionnelle, Zoo
attire par son originalité :
« …c’est une sorte de pièce policière ou, plutôt, de comédie judiciaire en trois actes. Mais
probablement d’un genre inédit. Ici, il y a bien un meurtrier, mais y-a-t-il une victime ? C’est ce
qu’on ne sait pas » ( propos recueillis par J-C Jaubert).
Vercors joue ainsi volontairement avec l’horizon d’attente du spectateur.
II. MISES EN SCENE DE ZOO
Le théâtre ou l’esthétique de la concentration
Du récit de plus de deux cents pages des Animaux dénaturés à sa représentation théâtrale qui
dure un peu plus de deux heures, Vercors a resserré le cadre spatio-temporel, le nombre de
personnages et l’intrigue.
Vercors intègre la règle de l’unité d’action en supprimant l’intrigue secondaire des Animaux
dénaturés : le trio amoureux entre Douglas, Frances et Sybil. Dans la version théâtrale, le
personnage de Frances disparaît et Sybil devient la fiancée de Douglas et la fille de Greame. Ces
nouvelles relations entre les personnages sont informatives dans la pièce : par cette simplification,
tous les regards et toutes les pensées s’orientent et se fixent sur le procès. L’intrigue devient plus
lisible pour le spectateur d’autant plus que l’exposition des enjeux doit être précise, rapide et
efficace. Quelle que soit la version – celle de 1963 et celle de 1975-, le spectateur entre dans
l’action in medias res. D'ailleurs, dans la deuxième version, la construction de la pièce se resserre
encore puisque Vercors ne propose plus que deux actes et qu’il élimine le premier tableau ajournant
un premier procès. La tension s’exacerbe donc.
Supprimer ce premier procès et le mentionner au deuxième tableau de la version de 1975,
c’est aussi condenser la durée de l’action lorsque le rideau se lève. Quant à la concentration spatiale,
elle est liée à la concentration temporelle. L’intrigue a principalement lieu dans le tribunal au
moment du procès- mis à part le tableau de la scène du crime se situant à Sunset Cottage dans la
maison de l’assassin et celui dans lequel les jurés sont transportés au Museum. Mais lorsque
certains tableaux se déplacent en Nouvelle-Guinée, il s’agit en fait d’un flash-back demandé par le
tribunal, et qui est une sorte de représentation de la déposition du témoin. Quoique dans l’ombre, le
tribunal sous-tend la scène dans le camp des scientifiques ; il la légitimise et lui fait prendre vie et
corps sur la scène dans le présent des spectateurs. Ainsi, le spectateur, quoique transporté dans cet
ailleurs exotique, sait qu’il est toujours devant le tribunal. Celui-ci convoque à plusieurs reprises ce
deuxième lieu sur le terrain principal. Cette mise en scène originale forme donc un ressort
dramaturgique fort intéressant.
Les ressorts dramaturgiques
Le procès ou l’art de la parole : un crescendo dramaturgique
Le procès, qui apparaissait seulement au chapitre XI des Animaux dénaturés, est le temps, le
lieu, l’intrigue, le thème, l’enjeu central de Zoo. Ce motif rejoint parfaitement ce qui a longtemps
été un aspect essentiel du théâtre : la mise en scène de la parole. Et Zoo n’échappe pas au genre
judiciaire hérité de l’art oratoire latin : chaque témoin intervient et donne ses arguments dans son
domaine particulier pour que les jurés décident de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé. Cette
rhétorique délibérative conduit néanmoins à une aporie puisque chaque argument est
immédiatement contredit et le jury ne peut trancher. Cela est habilement et comiquement mis en
scène notamment dans le sixième tableau, lieu d’une véritable logomachie entre les deux avocats
par le truchement d’un témoin :
« JAMESON : Car il est avéré, n’est-ce pas, mademoiselle, que la constitution des tropis est
absolument simiesque ?
SYBIL : Absolument, c’est peut-être trop dire…Très proche, oui, sans doute.
JAMESON : Mais n’ont-ils pas des bras démesurés, avec des mains qui pendent très près de terre ?
SYBIL : Oui. Les jambes sont très courtes.
MINCHETT : Mais ils se tiennent droit, comme nous !
SYBIL : Ils se tiennent souvent droits.
JAMESON : Mais ils marchent courbés, en s’appuyant sur le dos des doigts.
SYBIL : Seulement quand ils courent.
MINCHETT : Et leur visage est nu, comme celui des humains !
SYBIL : Mais il est écrasé comme celui des gorilles (…) ».
Ces stichomythies alertes illustrent l’ensemble de la pièce : il est impossible de définir la nature des
tropis dans la mesure où l’homme lui-même n’a aucune définition. Ces raisonnements logiques sont
donc inefficaces et il convient impérativement de déplacer le lieu et le nœud du problème comme le
prouvera la scène dans laquelle tout le monde se rend au Museum.
La mise en scène
Par sa nature même, le procès induit un dangereux statisme. Les dramaturges passant par ce
motif comme Vercors avec Zoo ou Jean-Claude Carrière avec La Controverse de Valladolid (pièce
issue initialement d’un récit qui a des analogies troublantes avec Zoo) doivent trouver le moyen de
rendre un dynamisme scénique qui évite l’ennui.
Vercors a réfléchi longuement à la mise en scène de sa pièce et il la livre ainsi :
« Certains récits commencés à la barre des témoins continueront « joués » à l’avant-scène (…). Le
tribunal, avec ses personnages, s’effacera dans l’ombre sans toutefois disparaître complètement ; le
spectateur devant ainsi comprendre que, bien que la scène se passe « ailleurs », c’est le procès qui
continue.
Quand l’action (…) se passe réellement hors du tribunal, celui-ci devra complètement disparaître
dans le noir ».
Ces scènes jouées à l’avant-scène et formant les tableaux 5 et 8 de la version de 1964
( tableaux 4 et 7 pour la seconde version) sont subtilement enchaînées aux tableaux précédents et
suivants grâce au fondu enchaîné et par la continuité des personnages et des mots. Prenons un seul
exemple : au quatrième tableau, Sybil à la barre est agacée par le fait d’expliquer ce que les
spécialistes ne peuvent définir alors que c’est leur rôle. Son accablement est marqué par
l’exclamation « Oh ! » et revient dès le début du tableau suivant juste après que la lumière éclaire
cette scène en flash-back. Et le retour au présent du procès se fait au tableau suivant par le lien de
coordination « et » dans la réplique « Et ces pierres étaient toutes taillées… ? » coordonnant
l’exclamation « Les cailloux !» qui clôt le cinquième tableau.
Ces « hors lieux » sont exhibés à bon escient puisqu’ils sont fondamentaux pour définir
l’homme, là où la parole proférée au tribunal échoue.
Jouer avec la spécificité du genre théâtral : les spectateurs-tropis
Vercors joue habilement avec les lois du genre théâtral. Le tribunal décide d’aller à la
rencontre de ces étranges tropis dont il parle depuis longtemps. Le théâtre étant étymologiquement
« le lieu où l’on voit », les spectateurs vont enfin avoir le plaisir de contempler ces fameux tropis.
Les grilles de la cage de ces créatures sont disposées à l’avant-scène ce qui oblige le tribunal à
affronter de face le public et à regarder à travers ces grilles. La tension entre deux espaces du regard
– celui de ceux qui regardent (les spectateurs) et celui de ceux qui sont regardés (les acteurs) –
s’exacerbent ; les grilles symbolisent le seuil fascinant de séparation entre la scène et la salle. Les
acteurs s’approchent de ce 4e mur invisible et sont physiquement à la limite de cette rampe qui
constitue l’illusion théâtrale. Les spectateurs initiés aux codes spécifiques de cet art vivant sourient
de cette oscillation ostensible entre l’illusion théâtrale- à laquelle ils adhèrent tout en sachant que la
fable est inventée- et ce semblant de basculement dans le réel de la salle.
Pourtant de l’autre côté de ces grilles, sur la scène, se trouvent des personnages dos au
public et regardant le tribunal. Ils ont un « aspect simiesque, mais [sont] vêtus en gardiens ». Le
suspense s’installe donc. Au premier abord, les tropis seraient logiquement ces personnages placés
dos au public ; ce dernier attend donc qu’ils se retournent. Il est toujours intéressant de s’interroger
sur la façon dont le metteur en scène a résolu le délicat problème de la représentation physique de
ces hommes-singes étranges et ce, d’autant plus que la description physique antérieure a avivé la
curiosité. Les jurés s’y trompent aussi ; Draper est obligé de leur indiquer que leurs regards doivent
se détourner de la scène et descendre dans la salle obscure où sont les spectateurs ! Les tropis ne
sont pas ceux que l’on croit. Même plus : les gardiens, d’aspect animal, sont des hommes et les
spectateurs, d’aspect humain, sont des tropis. Quel meilleur moyen de montrer concrètement la
problématique initiale : la difficulté de définir ces tropis dans la mesure où l’homme lui-même n’a
jamais reçu de définition ?
Intégrer les spectateurs au jeu théâtral crée le choc émotionnel que Vercors souhaitait pour
amener activement le public à s’interroger sur sa propre nature. Les spectateurs sont obligés par ce
dispositif scénique de réfléchir sur l’essence humaine : en quoi eux-mêmes sont-ils des hommes ?
Cet enjeu idéologique a été rendu possible grâce justement à l’inversion des espaces : la salle est
devenue le lieu que l’on regarde et la scène est alors le lieu d'où l’on voit. Le public devient
personnage et acteur ; les acteurs de Zoo reprennent leur place dans le réel. Bien sûr cette inversion
est artifice et c’est justement là le tour de force et l’ingéniosité de Vercors : le public éprouve
d’autant plus de plaisir qu’il entre dans ce jeu de l’illusion théâtrale tout en sachant pertinemment
qu’il est encore au théâtre. Exhiber cet artifice procure instruction et plaisir à la fois : l’inversion est
efficace car elle provoque un électrochoc chez le spectateur qui se demande ce qu’il est ; se sentir
assimiler à un tropi force à rire puisqu’il sait qu’il reste dans cette illusion théâtrale. Vercors n’a
pas oublié que Zoo est une pièce comique : les répliques des jurés médusés par la vue de ces
spectateurs-tropis provoquent l’hilarité de ceux qui sont visés. La Dame les prend pour « des petites
bêtes si douces, si gentilles » ; chacun les déshabille du regard au sens propre comme au sens
figuré :
« UNE PETITE DAME QUAKER : C’est aussi qu’on leur a mis des habits, pourquoi ? Pour la
décence ? C’est quand même tricher, non ? »
« LE PRESIDENT DU JURY : L’embêtant, c’est qu’on ne voit pas leurs pieds, enfin leurs mains,
dans ces chaussures. Peut-être que ça changerait tout ? ».
Une connivence se noue avec ces initiés pris au jeu quand l’enjeu philosophique de la pièce
et son aspect théâtral ostensiblement exhibé se rejoignent et se complètent : « On croirait avoir
affaire à des hommes véritables ». Les spectateurs exultent de comprendre cette double énonciation
propre au théâtre : la magie théâtrale a opéré.
QUESTIONS SUR L'OEUVRE
Les tropis ont-ils une âme ?
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Ce début d’acte est symétrique de la fin du premier, tous les experts sont rappelés à la barre
et le juge dirige lui-même les interrogatoires, mais il ne fait pas mieux que le procureur et
l’avocat, la distinction entre communication et langage ne permettant pas de distinguer
l’homme de l’animal, puisque des orangs-outangs sont capables de prononcer certaines
syllabes (tableau 6, l. 24-26). Kreps ne peut jurer que les tropis parlant anglais sont des
hommes, mais ne peut davantage affirmer que leur langage non structuré en fasse des singes
puisque cette forme de langage est utilisée par des hommes également (l. 48-53). La faculté
humaine d’apprentissage et d’appropriation d’une culture dont ont déjà fait preuve les tropis
ne prouve rien : les fourmis font mieux (Kreps à Douglas, l. 88-90) ! Pop croit aux ver- tus
de la prière et du baptême, mais le « rôtissage » des tropis par les Papous font douter des
vertus de l’évangélisation; quant au péché originel qui pourrait justifier le baptême des
tropis (et assurer leur salut), il se transformerait en péché mortel (pour Pop) s’il administrait
les sacrements à des animaux... Le seul personnage à ne pas vouloir trancher est Sybil parce
que la « nature » des tropis l’indiffère (l. 73-76). La proposition d’expérimentation vient des
savants les plus pragmatiques. La solution adoptée est l’addition des suggestions de Greame
et de Kreps.
Kreps pratique le syllogisme, légèrement modifié par l’ajout ironique de «Prussien» comme
antonyme de «homme». Quant à Sybil, elle démonte le faux syllogisme (sophisme) du type :
« Tout ce qui est rare est cher; un cheval à 3 euros, c’est rare, donc c’est cher.» Pourquoi estil «faux»? A cause du caractère erroné des prémisses, comme dans : « Rubinstein, qui est un
homme, joue du piano ; un cheval qui joue du piano comme Rubinstein est donc un homme.
» La solution « exorbitante » proposée par Kreps repose sur un vrai syllogisme (implicite) :
« Si seuls sont condamnés les meurtriers d’êtres humains et que le meurtrier d’un tropi est
condamné, alors c’est que le tropi est un homme. »
Les lettres de Douglas à Frances dans Les Animaux dénaturés peuvent servir de canevas à
cette lettre de Sybil, tant pour le contenu que pour le ton. Les plus adaptées à l’exercice se
trouvent chapitres 6 et 7.
Outre les faits-divers, on pourra évoquer les accusations « ethnocentristes » de cannibalisme
à partir des textes de Montaigne (livre I, essai 31 ; livre III, essai 6) ou de Daeninckx
(Cannibale).
Les nègres sont-ils des hommes ?
Les thèses racistes du Pr Eatons se dévoilent progressivement et s’abritent derrière la caution
scientifique. Son premier argument n’en est pas un, c’est la contestation de la théorie de l’évolution
(Lamarck) par une absence de preuve : «Toutes les recherches récentes sont là pour le prouver.»
L’affirmation tient lieu à Eatons de démonstration (l. 347-371).
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Première affirmation : le pied de l’homme est plus primitif que celui du singe, il est donc
plus ancien, et l’espèce humaine appartient à une autre espèce de quadrumanes
(tétrapodes). Si les tropis sont quadrumanes comme les singes, ce ne sont donc pas des
hommes primitifs, mais des singes évolués.
Deuxième affirmation : les grands primates faisaient ce que font les tropis (avec le feu et
la pierre) par instinct animal, non par raison logique.
Troisième affirmation : l’Homo sapiens et le singe ont 750 caractères communs, l’Homo
sapiens en a 300 de spécifiques ; qui n’en possède que 299 n’a plus le droit au nom d’«
homme ».
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Quatrième affirmation (et extrapolation...) : « Si la zoologie montre que le seul homme
véritable c’est l’homme blanc, [...] nous devrons nous incliner. »
– Cinquième affirmation : on ne peut changer l’anatomie. Les droits de l’homme doivent
s’y conformer, tant pis pour les « groupes ethniques inférieurs ».
Le juge Draper fait référence à l’holocauste (l. 438-441) comme appli- cation criminelle de
ces théories de hiérarchisation des espèces, qui aboutissent à la « purification ethnique ».
Le procureur, représentant le Ministère public (en France) ou «la Couronne » (en
Angleterre), a pour objectif de faire condamner l’accusé pour meurtre ; il a donc intérêt à prouver
l’humanité des tropis et à disqualifier la thèse de leur animalité (Drexler) reposant sur une
conception raciste de l’évolution. Par ailleurs, aucun membre d’un tribunal britannique
contemporain (qu’il soit avocat de la défense ou de l’accusation), c’est-à-dire d’un pays ayant ratifié
la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), ne saurait défendre des positions contraires
à cette charte.
La difficulté de l’exercice tient au caractère affectif plutôt que rationnel de ce type de sujet.
On conseillera donc avant tout travail rédactionnel une recherche lexicale sur les substantifs
(«race»/«peuple»/«ethnie») et leurs dérivés, ainsi qu’une recherche d’exemples empruntés aux
nombreux livres et films traitant ce sujet.
Ou bien on se placera dans le contexte historique et scientifique de la pièce (≈ 1960) comme
un membre du jury, ou bien on utilisera les données scientifiques récentes du problème.
Nous sommes tous des tropis ! Qui sommes- nous ?
Les jurés s’appuient sur leurs expériences professionnelles et leurs convictions intimes pour
juger de l’humanité des tropis : expérience coloniale et ethnocentrisme pour l’ex-colonel des Indes ;
expérience paysanne et rationalisme pour le moustachu (cultivateur) ; idéalisme et religiosité pour
le presbytérien ; anthropomorphisme et philanthropie pour la dame quaker. Leurs divergences sont
semblables à celles des experts : le propre de l’homme est dans la raison, l’âme, l’art et la culture.
Seul critère cocasse, non envisagé par les experts : les perversions sexuelles (le colonel en retraite).
La réplique du moustachu (tableau 9, l. 17) souligne le caractère raciste de la vision coloniale des
ladies anglaises qui ne voient pas la différence entre un gorille et un indigène.
Les «définitions» du juge reposent exclusivement sur l’identité sociale : état civil, registre
du commerce, patentes, rôle des impôts, domiciliation. Les éléments retenus par les jurés sont de
nature philosophique (comme ceux des savants), mais énoncés plus simplement dans un registre
courant, accessible au profane.
Le « bon sens » populaire est la caractéristique du moustachu : l. 34 ; l. 174-175 ; l. 182-183.
Les sentences du colonel en retraite n’ont que l’apparence de la raison, et sont proches du
sophisme : l. 154-156 ; l. 193-195. Quant au gentleman, son argument (l. 200-204) est proche de
celui des anthropologues : «bon sens» et sagesse philosophique ne sont donc pas contradictoires, la
différence est d’abord une différence d’énonciation.
Un assassin « coupable » et « innocent »
La symétrie des tableaux 10 (deuxième acte) et 2 (premier acte) est dans le lieu choisi
(cabinet du juge), les personnages (le juge et Lady Draper) ; les indications ajoutées dans le
deuxième acte soulignent ironi- quement le caractère primitif (les «gris-gris») des attributs du
magistrat anglais, qui contrastent avec sa fonction. Quant au rituel du thé et des tartines beurrées, il
sert de contrepoint trivial aux problèmes philosophiques et juridiques évoqués dans la conversation.
Le contexte est à la fois prosaique et culturellement marqué (rituel britannique du thé). La
ritualisation de l’acte trivial peut être mis en relation avec le thème du « gri-gri » : toute civilisation
a ses codes, comme le montre Lady Draper en commentant quelques traits dominants d’une
civilisation évoluée (l’Angleterre) et d’une population appartenant à l’élite (magistrats) qui obéissent aux mêmes motivations que les populations des civilisations les plus primitives. Le
raisonnement de Lady Draper est de type syllogique quant au contenu, et de style parlé, familier
quant à la forme.
« Rébellion » et « religion » sont deux mots différents pour exprimer une même attitude de «
révolte » contre la nature, qui sert aux humanistes à définir la culture (cf. Pop, p. 127, l. 83-87) et à
Vercors à définir l’homme comme un animal dénaturé. Minchett, représentant les intérêts de la
Couronne britannique, ne peut cautionner une hypothèse reposant sur la révolte, dangereuse pour
les institutions; il refuse donc le concept de «rébellion», mais accepte celui de «religion». Noter
qu’il a existé en Angleterre une « religion d’Etat » dont le chef était le monarque (anglicanisme) ;
en France, également (gallicanisme).
Le raisonnement de Jameson (p. 135, à partir de la l. 281) peut sembler spécieux, mais il est
représentatif de la logique judiciaire et découle du principe de non-rétroactivité des lois : « La loi ne
dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif » (Code civil).
Les marques d’oralité, très abondantes dans la tirade de Lady Draper – la plus longue de
toute la pièce –, sont représentatives du lien existant entre la syntaxe et l’affectivité : ponctuation
expressive (exclamations, inter- rogations, suspens), phrases segmentées (l. 91-94), doubles
représentations pronominales (l. 101-103), ruptures de construction (l. 85-86), apostrophes (l. 86,
93-94, 116), ratures verbales (l. 97-98, l. 99-101). A cette syntaxe affective, qui ne suit pas l’ordre
logique, s’ajoute un vocabulaire également affectif et irrationnel : « ami », « père », « pauvres êtres
», « gris- gris », « yogis », « croire », « peur », « choses incompréhensibles ». L’accent est mis sur
le bavardage « féminin » et fait ressortir la logique du raisonnement philosophique, qui suit celle
d’un syllogisme classique, d’abord exposé brièvement (l. 87-94), puis développé (l. 96-128) de
manière rigoureuse (mal- gré les digressions typiques du bavardage). L’argumentaire de Lady
Draper annonce celui qui sera développé au tableau suivant par les savants : si tout rituel marque la
rébellion de l’homme contre la nature et si les tropis n’en ont aucun, alors ce sont des bêtes (Lady
Draper) ; mais s’ils en ont (et leur utilisation du feu tendrait à le prouver), alors ce sont des hommes
(Pop).
Zoo : une hybridation réussie
Le texte de la première version est accessible dans L’Avant-Scène n° 316, août 1964. La
suppression du premier tableau, comportant deux lieux différents (la Cour criminelle et la « cabine
» des reporters), resserre l’action dans un seul lieu (le tribunal), exception faite de la scène
d’exposition qui redevient la même scène choc que celle de l’ouverture du roman : la découverte du
cadavre (« comme il se doit »). Même resserrement de la durée de l’action, limitée à un seul procès.
Le contenu du tableau 1 (ajournement du premier procès) est évoqué par le ministre dans le
deuxième tableau.
On pourra faire remarquer la différence entre la durée de la représentation qui ne change
guère d’une version à l’autre – environ 2 h – et la durée de l’action : un procès et demi (première
version), un seul procès (seconde version), donc plusieurs semaines. Seul exemple (contemporain
de Zoo) de coincidence des durées de l’action et de la représentation théâtrale : Le Roi se meurt, de
Ionesco.
Les dernières répliques déplacent la morale (au sens de « moralité ») de la pièce : la réplique
ironique du «moustachu» nous rappelle que «les bonnes actions se noient dans l’intérêt comme les
fleuves dans la mer » (La Rochefoucauld) et que la victoire de ce procès est d’abord celle du
capitalisme anglais (le «moustachu» pourrait évoquer le communiste type des années 1950-60). La
première version reprenait le dénouement du roman et mettait l’accent sur la notion humaniste de
dignité à conquérir (notion existentialiste du «devenir» homme). Remarquer que les deux versions
sont très datées historiquement, d’un point de vue politique comme d’un point de vue
philosophique.