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UNE REECRITURE DES ANIMAUX DENATURES I. Des Animaux dénaturés à Zoo Après la parution en 1952 des Animaux dénaturés, Vercors s’essaie en 1963 à la transposition théâtrale de son conte philosophique. Cette démarche de réécriture d’un genre à un autre- qui n’est pas spécifiquement propre à notre écrivain puisque Giraudoux, par exemple, tenta aussi l’expérience- s’impose à Vercors de manière naturelle : « Je ne me croyais pas un écrivain de théâtre (…). Or, Les Animaux dénaturés, parus en 1952, ont passionné les gens de théâtre, des deux côtés de l’Atlantique, au point de faire l’objet de cinq adaptations successives »( propos recueillis par J-C Jaubert). Les dramaturges se heurtent aux difficultés de la transposition au point d’abandonner le projet et Vercors en conclut que « l’homme le mieux placé pour surmonter [les difficultés] était peut-être l’auteur du roman. Je me suis mis à l’ouvrage ». Cela marque les débuts d’une aventure théâtrale qu’il poursuivra alors de manière plus régulière avec Œdipe, Chat, Ah Hollywood. Le titre de sa pièce tirée des Animaux dénaturés est intéressant à deux égards : « Zoo » insiste sur le questionnement zoologique - les tropis sont-ils des hommes ou des singes ?- qui se révèle rapidement vain et met en exergue l’enjeu philosophique de la pièce. Etrangement, cela peut aussi nous faire penser à celui qu’il a toujours considéré comme son maître, Gus Bofa. En effet, ce dernier publie en 1935 un album qu’il intitule justement Zoo dans lequel il montre son pessimisme. Serait-ce donc un clin d’œil de l’ancien Jean Bruller désenchanté et perdu dans l’univers tel un ciron ( et qui trouvait donc des échos dans l’œuvre de celui qu’il admirait) devenu pendant la guerre un écrivain qui se centre désormais sur l’homme à l’échelle de la terre ? – La deuxième partie du titre contrebalance l’aspect trop sérieux du début : « l’assassin philanthrope » place la pièce dans le genre de la comédie tout en maintenant l’esprit du spectateur éveillé grâce à l’étonnant oxymore. Le spectateur doit donc certainement s’attendre non à une comédie de boulevard, mais à une comédie sérieuse dont le but sera de divertir tout en instruisant. – Les représentations de Zoo Zoo ou l’assassin philanthrope a été créé le 24 juin 1963 au festival de Carcassonne dans la mise en scène de Jean Deschamps. Forte de son succès, la comédie est reprise en février 1964 à Paris au TNP, véritable « service public », et s’expatrie dans diverses villes d’Europe ( en septembre 1964, Zoo est en répétition à Bruxelles). Otto Preminger avait même eu le projet d’adapter Zoo pour Broadway à la fin de l’année 1965, mais il y renoncera finalement. En 1975 la pièce est à nouveau jouée au Théâtre de la Ville dans la mise en scène de Jean Mercure. A cette occasion, celui-ci demande à Vercors de réécrire sa propre pièce. C’est d’ailleurs cette deuxième version que vous pouvez lire actuellement dans l’édition Magnard de 2003. But poursuivi par Vercors Vercors a parfaitement conscience de la spécificité du genre théâtral et il s’en ouvre à P-L Mignon dans le numéro 316 de L’Avant-Scène de 1964 : « S’il convient de susciter la réflexion, le roman est un bon instrument ; s’il faut provoquer un choc émotionnel, alors le théâtre s’impose ». Cette réécriture témoigne de la réflexion approfondie de Vercors sur la mise en scène et révèle sa parfaite maîtrise des contraintes du genre. Sa mise en scène est soignée : le décor, l’éclairage particulier à la pièce, le jeu des acteurs doivent concourir à créer ce « choc émotionnel » dont parle Vercors. Notre dramaturge poursuit deux objectifs gravés dans le sous-titre de la pièce : « comédie judiciaire, zoologique et morale ». La comédie divertit le spectateur mais elle sert aussi à instruire ; elle est mise en scène dans un but moral. Comme le conte philosophique Les Animaux dénaturés, Zoo est donc ouvertement un apologue. Pourtant dans cette lignée traditionnelle, Zoo attire par son originalité : « …c’est une sorte de pièce policière ou, plutôt, de comédie judiciaire en trois actes. Mais probablement d’un genre inédit. Ici, il y a bien un meurtrier, mais y-a-t-il une victime ? C’est ce qu’on ne sait pas » ( propos recueillis par J-C Jaubert). Vercors joue ainsi volontairement avec l’horizon d’attente du spectateur. II. MISES EN SCENE DE ZOO Le théâtre ou l’esthétique de la concentration Du récit de plus de deux cents pages des Animaux dénaturés à sa représentation théâtrale qui dure un peu plus de deux heures, Vercors a resserré le cadre spatio-temporel, le nombre de personnages et l’intrigue. Vercors intègre la règle de l’unité d’action en supprimant l’intrigue secondaire des Animaux dénaturés : le trio amoureux entre Douglas, Frances et Sybil. Dans la version théâtrale, le personnage de Frances disparaît et Sybil devient la fiancée de Douglas et la fille de Greame. Ces nouvelles relations entre les personnages sont informatives dans la pièce : par cette simplification, tous les regards et toutes les pensées s’orientent et se fixent sur le procès. L’intrigue devient plus lisible pour le spectateur d’autant plus que l’exposition des enjeux doit être précise, rapide et efficace. Quelle que soit la version – celle de 1963 et celle de 1975-, le spectateur entre dans l’action in medias res. D'ailleurs, dans la deuxième version, la construction de la pièce se resserre encore puisque Vercors ne propose plus que deux actes et qu’il élimine le premier tableau ajournant un premier procès. La tension s’exacerbe donc. Supprimer ce premier procès et le mentionner au deuxième tableau de la version de 1975, c’est aussi condenser la durée de l’action lorsque le rideau se lève. Quant à la concentration spatiale, elle est liée à la concentration temporelle. L’intrigue a principalement lieu dans le tribunal au moment du procès- mis à part le tableau de la scène du crime se situant à Sunset Cottage dans la maison de l’assassin et celui dans lequel les jurés sont transportés au Museum. Mais lorsque certains tableaux se déplacent en Nouvelle-Guinée, il s’agit en fait d’un flash-back demandé par le tribunal, et qui est une sorte de représentation de la déposition du témoin. Quoique dans l’ombre, le tribunal sous-tend la scène dans le camp des scientifiques ; il la légitimise et lui fait prendre vie et corps sur la scène dans le présent des spectateurs. Ainsi, le spectateur, quoique transporté dans cet ailleurs exotique, sait qu’il est toujours devant le tribunal. Celui-ci convoque à plusieurs reprises ce deuxième lieu sur le terrain principal. Cette mise en scène originale forme donc un ressort dramaturgique fort intéressant. Les ressorts dramaturgiques Le procès ou l’art de la parole : un crescendo dramaturgique Le procès, qui apparaissait seulement au chapitre XI des Animaux dénaturés, est le temps, le lieu, l’intrigue, le thème, l’enjeu central de Zoo. Ce motif rejoint parfaitement ce qui a longtemps été un aspect essentiel du théâtre : la mise en scène de la parole. Et Zoo n’échappe pas au genre judiciaire hérité de l’art oratoire latin : chaque témoin intervient et donne ses arguments dans son domaine particulier pour que les jurés décident de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé. Cette rhétorique délibérative conduit néanmoins à une aporie puisque chaque argument est immédiatement contredit et le jury ne peut trancher. Cela est habilement et comiquement mis en scène notamment dans le sixième tableau, lieu d’une véritable logomachie entre les deux avocats par le truchement d’un témoin : « JAMESON : Car il est avéré, n’est-ce pas, mademoiselle, que la constitution des tropis est absolument simiesque ? SYBIL : Absolument, c’est peut-être trop dire…Très proche, oui, sans doute. JAMESON : Mais n’ont-ils pas des bras démesurés, avec des mains qui pendent très près de terre ? SYBIL : Oui. Les jambes sont très courtes. MINCHETT : Mais ils se tiennent droit, comme nous ! SYBIL : Ils se tiennent souvent droits. JAMESON : Mais ils marchent courbés, en s’appuyant sur le dos des doigts. SYBIL : Seulement quand ils courent. MINCHETT : Et leur visage est nu, comme celui des humains ! SYBIL : Mais il est écrasé comme celui des gorilles (…) ». Ces stichomythies alertes illustrent l’ensemble de la pièce : il est impossible de définir la nature des tropis dans la mesure où l’homme lui-même n’a aucune définition. Ces raisonnements logiques sont donc inefficaces et il convient impérativement de déplacer le lieu et le nœud du problème comme le prouvera la scène dans laquelle tout le monde se rend au Museum. La mise en scène Par sa nature même, le procès induit un dangereux statisme. Les dramaturges passant par ce motif comme Vercors avec Zoo ou Jean-Claude Carrière avec La Controverse de Valladolid (pièce issue initialement d’un récit qui a des analogies troublantes avec Zoo) doivent trouver le moyen de rendre un dynamisme scénique qui évite l’ennui. Vercors a réfléchi longuement à la mise en scène de sa pièce et il la livre ainsi : « Certains récits commencés à la barre des témoins continueront « joués » à l’avant-scène (…). Le tribunal, avec ses personnages, s’effacera dans l’ombre sans toutefois disparaître complètement ; le spectateur devant ainsi comprendre que, bien que la scène se passe « ailleurs », c’est le procès qui continue. Quand l’action (…) se passe réellement hors du tribunal, celui-ci devra complètement disparaître dans le noir ». Ces scènes jouées à l’avant-scène et formant les tableaux 5 et 8 de la version de 1964 ( tableaux 4 et 7 pour la seconde version) sont subtilement enchaînées aux tableaux précédents et suivants grâce au fondu enchaîné et par la continuité des personnages et des mots. Prenons un seul exemple : au quatrième tableau, Sybil à la barre est agacée par le fait d’expliquer ce que les spécialistes ne peuvent définir alors que c’est leur rôle. Son accablement est marqué par l’exclamation « Oh ! » et revient dès le début du tableau suivant juste après que la lumière éclaire cette scène en flash-back. Et le retour au présent du procès se fait au tableau suivant par le lien de coordination « et » dans la réplique « Et ces pierres étaient toutes taillées… ? » coordonnant l’exclamation « Les cailloux !» qui clôt le cinquième tableau. Ces « hors lieux » sont exhibés à bon escient puisqu’ils sont fondamentaux pour définir l’homme, là où la parole proférée au tribunal échoue. Jouer avec la spécificité du genre théâtral : les spectateurs-tropis Vercors joue habilement avec les lois du genre théâtral. Le tribunal décide d’aller à la rencontre de ces étranges tropis dont il parle depuis longtemps. Le théâtre étant étymologiquement « le lieu où l’on voit », les spectateurs vont enfin avoir le plaisir de contempler ces fameux tropis. Les grilles de la cage de ces créatures sont disposées à l’avant-scène ce qui oblige le tribunal à affronter de face le public et à regarder à travers ces grilles. La tension entre deux espaces du regard – celui de ceux qui regardent (les spectateurs) et celui de ceux qui sont regardés (les acteurs) – s’exacerbent ; les grilles symbolisent le seuil fascinant de séparation entre la scène et la salle. Les acteurs s’approchent de ce 4e mur invisible et sont physiquement à la limite de cette rampe qui constitue l’illusion théâtrale. Les spectateurs initiés aux codes spécifiques de cet art vivant sourient de cette oscillation ostensible entre l’illusion théâtrale- à laquelle ils adhèrent tout en sachant que la fable est inventée- et ce semblant de basculement dans le réel de la salle. Pourtant de l’autre côté de ces grilles, sur la scène, se trouvent des personnages dos au public et regardant le tribunal. Ils ont un « aspect simiesque, mais [sont] vêtus en gardiens ». Le suspense s’installe donc. Au premier abord, les tropis seraient logiquement ces personnages placés dos au public ; ce dernier attend donc qu’ils se retournent. Il est toujours intéressant de s’interroger sur la façon dont le metteur en scène a résolu le délicat problème de la représentation physique de ces hommes-singes étranges et ce, d’autant plus que la description physique antérieure a avivé la curiosité. Les jurés s’y trompent aussi ; Draper est obligé de leur indiquer que leurs regards doivent se détourner de la scène et descendre dans la salle obscure où sont les spectateurs ! Les tropis ne sont pas ceux que l’on croit. Même plus : les gardiens, d’aspect animal, sont des hommes et les spectateurs, d’aspect humain, sont des tropis. Quel meilleur moyen de montrer concrètement la problématique initiale : la difficulté de définir ces tropis dans la mesure où l’homme lui-même n’a jamais reçu de définition ? Intégrer les spectateurs au jeu théâtral crée le choc émotionnel que Vercors souhaitait pour amener activement le public à s’interroger sur sa propre nature. Les spectateurs sont obligés par ce dispositif scénique de réfléchir sur l’essence humaine : en quoi eux-mêmes sont-ils des hommes ? Cet enjeu idéologique a été rendu possible grâce justement à l’inversion des espaces : la salle est devenue le lieu que l’on regarde et la scène est alors le lieu d'où l’on voit. Le public devient personnage et acteur ; les acteurs de Zoo reprennent leur place dans le réel. Bien sûr cette inversion est artifice et c’est justement là le tour de force et l’ingéniosité de Vercors : le public éprouve d’autant plus de plaisir qu’il entre dans ce jeu de l’illusion théâtrale tout en sachant pertinemment qu’il est encore au théâtre. Exhiber cet artifice procure instruction et plaisir à la fois : l’inversion est efficace car elle provoque un électrochoc chez le spectateur qui se demande ce qu’il est ; se sentir assimiler à un tropi force à rire puisqu’il sait qu’il reste dans cette illusion théâtrale. Vercors n’a pas oublié que Zoo est une pièce comique : les répliques des jurés médusés par la vue de ces spectateurs-tropis provoquent l’hilarité de ceux qui sont visés. La Dame les prend pour « des petites bêtes si douces, si gentilles » ; chacun les déshabille du regard au sens propre comme au sens figuré : « UNE PETITE DAME QUAKER : C’est aussi qu’on leur a mis des habits, pourquoi ? Pour la décence ? C’est quand même tricher, non ? » « LE PRESIDENT DU JURY : L’embêtant, c’est qu’on ne voit pas leurs pieds, enfin leurs mains, dans ces chaussures. Peut-être que ça changerait tout ? ». Une connivence se noue avec ces initiés pris au jeu quand l’enjeu philosophique de la pièce et son aspect théâtral ostensiblement exhibé se rejoignent et se complètent : « On croirait avoir affaire à des hommes véritables ». Les spectateurs exultent de comprendre cette double énonciation propre au théâtre : la magie théâtrale a opéré. QUESTIONS SUR L'OEUVRE Les tropis ont-ils une âme ? – – – – Ce début d’acte est symétrique de la fin du premier, tous les experts sont rappelés à la barre et le juge dirige lui-même les interrogatoires, mais il ne fait pas mieux que le procureur et l’avocat, la distinction entre communication et langage ne permettant pas de distinguer l’homme de l’animal, puisque des orangs-outangs sont capables de prononcer certaines syllabes (tableau 6, l. 24-26). Kreps ne peut jurer que les tropis parlant anglais sont des hommes, mais ne peut davantage affirmer que leur langage non structuré en fasse des singes puisque cette forme de langage est utilisée par des hommes également (l. 48-53). La faculté humaine d’apprentissage et d’appropriation d’une culture dont ont déjà fait preuve les tropis ne prouve rien : les fourmis font mieux (Kreps à Douglas, l. 88-90) ! Pop croit aux ver- tus de la prière et du baptême, mais le « rôtissage » des tropis par les Papous font douter des vertus de l’évangélisation; quant au péché originel qui pourrait justifier le baptême des tropis (et assurer leur salut), il se transformerait en péché mortel (pour Pop) s’il administrait les sacrements à des animaux... Le seul personnage à ne pas vouloir trancher est Sybil parce que la « nature » des tropis l’indiffère (l. 73-76). La proposition d’expérimentation vient des savants les plus pragmatiques. La solution adoptée est l’addition des suggestions de Greame et de Kreps. Kreps pratique le syllogisme, légèrement modifié par l’ajout ironique de «Prussien» comme antonyme de «homme». Quant à Sybil, elle démonte le faux syllogisme (sophisme) du type : « Tout ce qui est rare est cher; un cheval à 3 euros, c’est rare, donc c’est cher.» Pourquoi estil «faux»? A cause du caractère erroné des prémisses, comme dans : « Rubinstein, qui est un homme, joue du piano ; un cheval qui joue du piano comme Rubinstein est donc un homme. » La solution « exorbitante » proposée par Kreps repose sur un vrai syllogisme (implicite) : « Si seuls sont condamnés les meurtriers d’êtres humains et que le meurtrier d’un tropi est condamné, alors c’est que le tropi est un homme. » Les lettres de Douglas à Frances dans Les Animaux dénaturés peuvent servir de canevas à cette lettre de Sybil, tant pour le contenu que pour le ton. Les plus adaptées à l’exercice se trouvent chapitres 6 et 7. Outre les faits-divers, on pourra évoquer les accusations « ethnocentristes » de cannibalisme à partir des textes de Montaigne (livre I, essai 31 ; livre III, essai 6) ou de Daeninckx (Cannibale). Les nègres sont-ils des hommes ? Les thèses racistes du Pr Eatons se dévoilent progressivement et s’abritent derrière la caution scientifique. Son premier argument n’en est pas un, c’est la contestation de la théorie de l’évolution (Lamarck) par une absence de preuve : «Toutes les recherches récentes sont là pour le prouver.» L’affirmation tient lieu à Eatons de démonstration (l. 347-371). – – – Première affirmation : le pied de l’homme est plus primitif que celui du singe, il est donc plus ancien, et l’espèce humaine appartient à une autre espèce de quadrumanes (tétrapodes). Si les tropis sont quadrumanes comme les singes, ce ne sont donc pas des hommes primitifs, mais des singes évolués. Deuxième affirmation : les grands primates faisaient ce que font les tropis (avec le feu et la pierre) par instinct animal, non par raison logique. Troisième affirmation : l’Homo sapiens et le singe ont 750 caractères communs, l’Homo sapiens en a 300 de spécifiques ; qui n’en possède que 299 n’a plus le droit au nom d’« homme ». – Quatrième affirmation (et extrapolation...) : « Si la zoologie montre que le seul homme véritable c’est l’homme blanc, [...] nous devrons nous incliner. » – Cinquième affirmation : on ne peut changer l’anatomie. Les droits de l’homme doivent s’y conformer, tant pis pour les « groupes ethniques inférieurs ». Le juge Draper fait référence à l’holocauste (l. 438-441) comme appli- cation criminelle de ces théories de hiérarchisation des espèces, qui aboutissent à la « purification ethnique ». Le procureur, représentant le Ministère public (en France) ou «la Couronne » (en Angleterre), a pour objectif de faire condamner l’accusé pour meurtre ; il a donc intérêt à prouver l’humanité des tropis et à disqualifier la thèse de leur animalité (Drexler) reposant sur une conception raciste de l’évolution. Par ailleurs, aucun membre d’un tribunal britannique contemporain (qu’il soit avocat de la défense ou de l’accusation), c’est-à-dire d’un pays ayant ratifié la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), ne saurait défendre des positions contraires à cette charte. La difficulté de l’exercice tient au caractère affectif plutôt que rationnel de ce type de sujet. On conseillera donc avant tout travail rédactionnel une recherche lexicale sur les substantifs («race»/«peuple»/«ethnie») et leurs dérivés, ainsi qu’une recherche d’exemples empruntés aux nombreux livres et films traitant ce sujet. Ou bien on se placera dans le contexte historique et scientifique de la pièce (≈ 1960) comme un membre du jury, ou bien on utilisera les données scientifiques récentes du problème. Nous sommes tous des tropis ! Qui sommes- nous ? Les jurés s’appuient sur leurs expériences professionnelles et leurs convictions intimes pour juger de l’humanité des tropis : expérience coloniale et ethnocentrisme pour l’ex-colonel des Indes ; expérience paysanne et rationalisme pour le moustachu (cultivateur) ; idéalisme et religiosité pour le presbytérien ; anthropomorphisme et philanthropie pour la dame quaker. Leurs divergences sont semblables à celles des experts : le propre de l’homme est dans la raison, l’âme, l’art et la culture. Seul critère cocasse, non envisagé par les experts : les perversions sexuelles (le colonel en retraite). La réplique du moustachu (tableau 9, l. 17) souligne le caractère raciste de la vision coloniale des ladies anglaises qui ne voient pas la différence entre un gorille et un indigène. Les «définitions» du juge reposent exclusivement sur l’identité sociale : état civil, registre du commerce, patentes, rôle des impôts, domiciliation. Les éléments retenus par les jurés sont de nature philosophique (comme ceux des savants), mais énoncés plus simplement dans un registre courant, accessible au profane. Le « bon sens » populaire est la caractéristique du moustachu : l. 34 ; l. 174-175 ; l. 182-183. Les sentences du colonel en retraite n’ont que l’apparence de la raison, et sont proches du sophisme : l. 154-156 ; l. 193-195. Quant au gentleman, son argument (l. 200-204) est proche de celui des anthropologues : «bon sens» et sagesse philosophique ne sont donc pas contradictoires, la différence est d’abord une différence d’énonciation. Un assassin « coupable » et « innocent » La symétrie des tableaux 10 (deuxième acte) et 2 (premier acte) est dans le lieu choisi (cabinet du juge), les personnages (le juge et Lady Draper) ; les indications ajoutées dans le deuxième acte soulignent ironi- quement le caractère primitif (les «gris-gris») des attributs du magistrat anglais, qui contrastent avec sa fonction. Quant au rituel du thé et des tartines beurrées, il sert de contrepoint trivial aux problèmes philosophiques et juridiques évoqués dans la conversation. Le contexte est à la fois prosaique et culturellement marqué (rituel britannique du thé). La ritualisation de l’acte trivial peut être mis en relation avec le thème du « gri-gri » : toute civilisation a ses codes, comme le montre Lady Draper en commentant quelques traits dominants d’une civilisation évoluée (l’Angleterre) et d’une population appartenant à l’élite (magistrats) qui obéissent aux mêmes motivations que les populations des civilisations les plus primitives. Le raisonnement de Lady Draper est de type syllogique quant au contenu, et de style parlé, familier quant à la forme. « Rébellion » et « religion » sont deux mots différents pour exprimer une même attitude de « révolte » contre la nature, qui sert aux humanistes à définir la culture (cf. Pop, p. 127, l. 83-87) et à Vercors à définir l’homme comme un animal dénaturé. Minchett, représentant les intérêts de la Couronne britannique, ne peut cautionner une hypothèse reposant sur la révolte, dangereuse pour les institutions; il refuse donc le concept de «rébellion», mais accepte celui de «religion». Noter qu’il a existé en Angleterre une « religion d’Etat » dont le chef était le monarque (anglicanisme) ; en France, également (gallicanisme). Le raisonnement de Jameson (p. 135, à partir de la l. 281) peut sembler spécieux, mais il est représentatif de la logique judiciaire et découle du principe de non-rétroactivité des lois : « La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif » (Code civil). Les marques d’oralité, très abondantes dans la tirade de Lady Draper – la plus longue de toute la pièce –, sont représentatives du lien existant entre la syntaxe et l’affectivité : ponctuation expressive (exclamations, inter- rogations, suspens), phrases segmentées (l. 91-94), doubles représentations pronominales (l. 101-103), ruptures de construction (l. 85-86), apostrophes (l. 86, 93-94, 116), ratures verbales (l. 97-98, l. 99-101). A cette syntaxe affective, qui ne suit pas l’ordre logique, s’ajoute un vocabulaire également affectif et irrationnel : « ami », « père », « pauvres êtres », « gris- gris », « yogis », « croire », « peur », « choses incompréhensibles ». L’accent est mis sur le bavardage « féminin » et fait ressortir la logique du raisonnement philosophique, qui suit celle d’un syllogisme classique, d’abord exposé brièvement (l. 87-94), puis développé (l. 96-128) de manière rigoureuse (mal- gré les digressions typiques du bavardage). L’argumentaire de Lady Draper annonce celui qui sera développé au tableau suivant par les savants : si tout rituel marque la rébellion de l’homme contre la nature et si les tropis n’en ont aucun, alors ce sont des bêtes (Lady Draper) ; mais s’ils en ont (et leur utilisation du feu tendrait à le prouver), alors ce sont des hommes (Pop). Zoo : une hybridation réussie Le texte de la première version est accessible dans L’Avant-Scène n° 316, août 1964. La suppression du premier tableau, comportant deux lieux différents (la Cour criminelle et la « cabine » des reporters), resserre l’action dans un seul lieu (le tribunal), exception faite de la scène d’exposition qui redevient la même scène choc que celle de l’ouverture du roman : la découverte du cadavre (« comme il se doit »). Même resserrement de la durée de l’action, limitée à un seul procès. Le contenu du tableau 1 (ajournement du premier procès) est évoqué par le ministre dans le deuxième tableau. On pourra faire remarquer la différence entre la durée de la représentation qui ne change guère d’une version à l’autre – environ 2 h – et la durée de l’action : un procès et demi (première version), un seul procès (seconde version), donc plusieurs semaines. Seul exemple (contemporain de Zoo) de coincidence des durées de l’action et de la représentation théâtrale : Le Roi se meurt, de Ionesco. Les dernières répliques déplacent la morale (au sens de « moralité ») de la pièce : la réplique ironique du «moustachu» nous rappelle que «les bonnes actions se noient dans l’intérêt comme les fleuves dans la mer » (La Rochefoucauld) et que la victoire de ce procès est d’abord celle du capitalisme anglais (le «moustachu» pourrait évoquer le communiste type des années 1950-60). La première version reprenait le dénouement du roman et mettait l’accent sur la notion humaniste de dignité à conquérir (notion existentialiste du «devenir» homme). Remarquer que les deux versions sont très datées historiquement, d’un point de vue politique comme d’un point de vue philosophique.