Chapitre 11 - EUROTUNNEL

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Chapitre 11 - EUROTUNNEL
Chapitre 12
EUROTUNNEL
« La fonction de l’art n’est pas de communiquer ses idées ou ses sentiments
personnels, mais plutôt d’imiter la nature et sa façon d’opérer ».
John Cage
1 - ETUDE AVANT PROJET
En venant habiter dans le Nord en 1992, nous avions envie de réaliser un
projet sur Eurotunnel.
Eurotunnel nous paraît être un sujet incontournable : le tunnel a fait rêver des
générations d’hommes, il est un symbole de notre avancée technologique, et de
notre volonté de maîtrise absolue du temps, de l’espace et de la nature. Le tunnel
synthétise à la fois l’esprit de notre époque et la relation de l’homme à la nature.
Nous souhaitions faire un nouveau projet, Sylvia et moi, trois ans après le
projet Traits.
Sylvia a été déçue des retombées de Traits. J’en avais élaboré le concept, je
l’avais organisé et financé en partie, mais nous l’avions réalisé ensemble. Dans
nos relations avec le milieu culturel, et les critiques, elle est souvent oubliée. Il est
difficile d’organiser des oeuvres en couple. Si le plaisir de travailler à deux est
formidable, il est frustrant et illégitime pour Sylvia de ne pas partager la
reconnaissance du milieu culturel.
Il est vrai aussi que Traits est identifié comme un projet d’Art planétaire, et ne
correspond pas aux recherches artistiques de Sylvia, utilisant la photographie,
l’installation, pour des projets sur la perception de notre environnement urbain ou
naturel.
Nous décidons de concevoir et de réaliser ensemble Eurotunnel, du début à la
fin. Nous rencontrons des responsables d’Eurotunnel, et les responsables de la
culture du Nord, pour leur faire part de notre souhait de réaliser un projet sur le
tunnel, sans en avoir établi ni les concepts, ni à fortiori la forme. On peut parler
d’une pré-étude de projet : nous souhaitions nous imprégner du site, collecter des
informations, murir lentement les concepts, avant d’imaginer la forme la plus
adaptée au projet..
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2 - CONCEPTS DU PROJET
Après avoir visité le chantier du Tunnel, et avoir respiré la brise humide et
fraîche du cap gris-nez, il nous apparaît évident que la mer ignore le tunnel et que
le tunnel ignore la mer.
2.1. - Deux éléments se confrontent en s’évitant :
Le Tunnel, conçu et construit avec les plus hautes technologies, pensé
jusqu’au moindre détail, symbolise la maîtrise de l’homme sur la nature.
La mer, élément infini et en mouvement, dont on ne pourra jamais connaître toute
la richesse et tous les détails.
Le tunnel semble être un projet gigantesque et très complexe, mais est petit à
l’échelle de la mer, et simple par rapport à la complexité de la nature.
Deux éléments qui s’ignorent : le tunnel permet de traverser la Manche sans
voir ni sentir l’eau. Sur la mer, le tunnel n’est pas visible.
Avec le tunnel, les mouvements des hommes deviennent apparemment
indépendants des mouvements de la nature.
Le tunnel et l’eau. L’homme et la nature.
Le déterminé, la volonté symbolisés par le tunnel et le chaos source de vie.
Le digital et l’analogique. Le continu et le discontinu. Le yin et le yang.
L’obscurité et la lumière. L’inconscient et le conscient.
Nous avons souhaité rendre tangible la confrontation de ces deux éléments.
D’où l’idée d’une « dispersion du tracé du tunnel » par la mer.
Par l’action de concentration sur le tracé du tunnel puis de dispersion de la ligne,
nous voulons confronter le désir technologique des hommes à la force aquatique
primordiale.
2.2. - La ligne dans Traits et Eurotunnel
Est-ce un hasard, les deux projets réalisés avec Sylvia, sont autour de la ligne.
Dans les deux projets nous confrontons deux « lignes technologiques », celle
du Méridien, et celle du tunnel, deux lignes à la fois réelles et virtuelles à deux
réalités géographiques : celle de la terre, et celle de la mer.
Nous confrontons la réalité du territoire au Méridien : les petits bouts et la
diversité du local comparées à l’abstraction de la carte.
Nous confrontons la réalité mouvante de la mer, du vent, à l’absence du tunnel
en surface.
Dans Traits, nous fractalisons le Méridien, dans Eurotunnel, c’est la mer qui
disperse le tunnel.
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3 - DESCRIPTION DU PROJET
3.1. - L’avant-projet de 1992
« Stephan Barron prend le tunnel sous la Manche. Avec un téléphone il envoie
sa position à Sylvia Hansmann.
Sylvia Hansmann suit le tracé du tunnel sur la mer. Elle inscrit les indications de
position de Stephan sur des bouées qu’elle jette à l’eau rendant ainsi visible le
tracé du tunnel.
Les bouées munies de balises satellites Argos, dispersées par le courant, sont
récupérées le long des côtes de la mer du Nord. »
3.2. - Le projet de 1996
De cet avant-projet, nous abandonnons l’idée de communication entre Sylvia et
moi, qui nous paraît superflue. L’idée de visibilité, de la ligne du tunnel, sur l’eau,
idée plus spectaculaire est aussi abandonnée.
Voici la forme du projet tel que nous l’envisageons, en juillet 1996 :
« Stephan Barron et Sylvia Hansmann suivent le tracé du tunnel en bateau.
Ils jettent au fur et à mesure des bouées à la mer.
Les bouées sont marquées d’une description du projet, de leur position
d’origine, de l’adresse des artistes, et sont aussi munies de balises satellites.
On peut donc suivre en direct le parcours des bouées dans la Mer du Nord et
leur point de contact avec la côte.
Les deux artistes entament alors un voyage pour récupérer les bouées. »
4 - ORGANISATION CULTURELLE
Nous proposons le projet à la société Eurotunnel et aux institutions culturelles
de la région.
4.1. - Eurotunnel
Eurotunnel le refuse parce que selon le directeur des relations publiques, « la
dispersion du tracé du tunnel, ne nous paraît pas être un bon vecteur de
communication pour notre société. »
Il nous propose cependant de venir « polluer » notre projet : « Par contre, à
l’occasion de la présentation et de la réalisation de votre projet, si vous souhaitez
informations, documents, ou un exposé, je me tiens à votre disposition. »
4.2. - Un désintérêt du milieu culturel régional
Le projet Eurotunnel intéresse peu le milieu culturel régional.
Nous proposons Eurotunnel à la directrice du Channel, centre d’art
contemporain de Calais, qui nous semble être le lieu idéal. Nous ne voulons pas
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réaliser Eurotunnel sans le soutien d’une institution, qui financera, gérera les
relations avec la presse, et lui donnera son « label ». Après avoir boudé le projet
pendant plusieurs années, en donnant comme argument qu’il n’y avait pas grand
chose à voir pour les spectateurs, elle finit par s’y intéresser avant notre départ
pour l’Australie en 1995. Elle propose non de le financer, mais de gérer les relations
avec la presse et le milieu culturel.
4.3. - Tunnel of Art
Alanna Heiss, directrice de PS1, organise trois colloques rassemblant artistes,
« décideurs » culturels et théoriciens autour du Tunnel. En fait la région paie
l’organisation, le billet d’avion, les hôtels de luxe, les repas festifs, à des artistes
américains et des artistes officiels français, pour venir parler du tunnel.
En fait Eurotunnel ne les intéresse pas, et pendant les trois colloques ils se
succèdent à l’estrade, racontant mi-sourire, mi-ennui, qu’ils n’ont rien à faire du
tunnel. Nous donnons un dossier à Alanna Heiss, qui décide de nous inviter dans
le dernier colloque. Enfin des artistes qui ont un projet !
4.4. - Les assises du Métafort d’Aubervilliers
Nous sommes invités à présenter notre projet aux assises du Métafort, sur un
panneau de 4 mètres par 3. Nous réalisons une photographie sur ordinateur (Mac
Intosh et photoshop), qui est agrandie à ce format en monochrome orange vif.
4.5. - Le bout du Tunnel ?
D’années en années, nous préparons techniquement Eurotunnel et nous le
présentons à tous les responsables culturels que nous rencontrons, dans le Nord
mais aussi dans tous les pays.
Après la pause imposée par notre voyage de six mois en Australie pour réaliser
Ozone, nous reparlons d’ Eurotunnel à la Directrice du FRAC Nord Pas de Calais
(Fonds Régional d’Art Contemporain), qui s’y interesse et nous suggère de le
présenter à la directrice, nouvellement nommée, du Musée des Beaux-Arts et de la
Dentelle de Calais.
Elle se dit prête à exposer Eurotunnel, dans la forme qui nous plaira, sous
réserve de faisabilité technique et financière. Nous pouvons même ne pas
accumuler des objets, cartes, croquis autour du projet, comme nous pensions le
faire pour convaincre les lieux d’exposition.
Elle est prête à montrer Eurotunnel sous la forme d’un suivi satellitaire et
informatique du projet, doublé d’une diffusion en direct de la position des bouées
sur Internet.
Nous avons maintenant les éléments techniques, et nous serons en mesure
d’évaluer le coût précis du projet à l’automne 1996.
Peut-être aurons-nous la chance de le réaliser autour de l’été 1998.
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5 - ORGANISATION TECHNIQUE
5.1. - Un avant-projet avec des bateaux ?
L’une des toutes premières versions du projet consistait à repérer des éléments
visuels par le satellite Spot. Ce projet aurait ressemblé à un projet sur la frontière
belge, intitulé Frontières, que j’ai laissé de côté (momentanément ou définitivement,
l’avenir me le dira).
Spot ne peut en fait identifier (tout du moins pour des usages civils), que des
objets d’une taille minimum de 10 mètres. Il aurait donc fallu disposer de grands
bateaux sur le tracé du tunnel, et observer leur dispersion par le courant.
Trop lourd !
5.2. - Bouteilles à la mer
Devant les difficultés rencontrées pendant l’organisation du projet, nous
pensions utiliser simplement des bouteilles à la mer. Bouées rose fluo (une des
mes couleurs favorites), marquées de nos coordonnées, d’une description du
projet, et d’un appel à nous renvoyer les bouées avec des informations sur le lieu
d’échouage.
Option alternative à l’utilisation de la technologie, elle a l’avantage de ne pas
coûter très cher, et rend le projet faisable sans aucune aide. Cependant on perd la
dimension du virtuel, du temps réel. Nous n’aurions dans la dispersion des bouées
que le point de départ (la ligne), et le point d’arrivée (la côte).
Le suivi des bouées par satellite nous apparaît un lien plus sensitif, plus émotif
et plus simple entre le spectateur et la nature.
Il a aussi l’avantage de ne pas être polluant. En effet, suffisamment de
bouteilles en plastique sont déversées chaque jour dans la mer, sans que nous en
rajoutions avec l’alibi de l’art : c’est un projet virtuel !
5.3. - Argos
Argos est la société française qui suit les balises de détresse des bateaux par
satellite. Ce moyen de repérage par satellite est aussi utilisé pour suivre les
migrations d’animaux, le vol des oiseaux mais aussi le vol des voitures. Nous
avons même lu un article rendant compte d’émetteurs implantés dans les plantes
rares d’un parc national afin de pouvoir les repérer par satellite en cas de vol.
Dans nos négociations avec Argos, il nous a fallu beaucoup de ténacité. Dans
un premier courrier, nous leur demandons s’ils peuvent nous fournir des balises.
Ce courrier reste sans réponse. Un deuxième courrier puis un appel téléphonique
nous valent un refus. En insistant à nouveau, ils nous suggèrent de contacter des
instituts scientifiques comme l’IFREMER, l’ORSTOM, pour voir s’ils peuvent nous
aider ou nous faire bénéficier du tarif « institutionnel » de repérage des bouées...
Ce que nous faisons sans succès. Nous recontactons Argos, qui nous donne
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enfin (sous la torture téléphonique) une information décisive : des entreprises
fabriquent des bouées émettrices pour l’étude des courants.
Nous contactons une de ces entreprises, ORCA Instrumentation, qui nous
fournit un devis très coûteux : chaque bouée coûte environ 20 000 francs. Nous
négocions à nouveau maintenant en espérant pouvoir louer des bouées, ou mieux
se les faire prêter.
Argos contacté à nouveau en juin 1996, nous donne un devis de repérage par
satellite de 100 francs par jour et par bouée, soit 9 000 francs pour un repérage
des trois bouées pendant un mois...
5.4. - Scientifiques
Nous contactons des institutions scientifiques pour obtenir des renseignements
sur les courants dans la Manche, et pour essayer de les convaincre de nous
prêter des bouées.
Nous n’avons pas obtenu de bouées, mais un spécialiste de l’hydrologie de la
Manche nous donne des conseils sur les dates les plus favorables pour le projet
en fonction des marées, sur la nécessité d’utiliser une ancre flottante (ancre située
à 10 mètres sous l’eau) ce qui diminuera l’influence du vent par rapport à celle des
courants...Il nous envoie une étude scientifique qu’il a réalisé sur les courants dans
la Manche1.
6 - CONCLUSION
Le projet n’est pas encore réalisé, et l’avenir peut nous réserver des surprises
de toutes natures. Cependant le projet est faisable et nous commençons à avoir
en mains les éléments techniques et institutionnels pour le réaliser.
La préparation de ce projet est très longue; les années 90, pendant lesquelles
nous préparons Eurotunnel ne sont pas favorables à l’art. Nous avons aussi dans
la même période réalisé des projets importants et immédiatement réalisables:
l’exposition à Tourcoing, un CD Rom, Ozone...
Le temps nous a permis de faire la sourde oreille aux multiples refus et
oppositions du milieu culturel. Nous recommencions patiemment avec les mêmes
partenaires, les mêmes négociations sans tenir compte des refus antérieurs,
jusqu’à ce que la situation change en notre faveur. Cela me surprend moi-même.
J’aime ce projet, j’ai souvent le sentiment que ces projets ne m’appartiennent
pas, qu’ils me dépassent, et cela me donne le détachement nécessaire pour les
réaliser.
1
SALOMON Jean-Claude, BRETON Marguerite, An Atlas of long term currents in the
Channel, OCEANOLOGICA ACTA Vol 16. N°5-6, 1993, p. 439 - 448.
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