Adoption internationale : le point de vue des adoptés sur leurs
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Adoption internationale : le point de vue des adoptés sur leurs
Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 63 (2015) 413–421 Revue de la littérature Adoption internationale : le point de vue des adoptés sur leurs appartenances culturelles International adoption: Adoptees’ views on their cultural belonging L. Benoit a,∗ , A. Harf a , S. Skandrani b , M.R. Moro a a Unité Inserm 1178, maison de Solenn–maison des adolescents, université Paris-Descartes, hôpital Cochin, AP–HP, Sorbonne Paris-Cité, 75679 Paris cedex 14, France b EA4430, maison de Solenn–maison des adolescents, université Paris Ouest Nanterre La Défense, hôpital Cochin, AP–HP, Paris, France Résumé Le lien entre l’état psychologique et les appartenances culturelles est central dans la littérature américaine sur l’adoption internationale. Le sentiment de fierté des adoptés vis-à-vis de la culture du pays de naissance permettrait une meilleure estime de soi et serait un facteur protecteur face aux expériences de racisme. Les parents sont donc encouragés à enseigner à leur enfant adopté la culture de son pays de naissance afin de favoriser son bien-être psychologique. Ces études s’inscrivent dans un contexte américain de valorisation des spécificités culturelles de groupes minoritaires, mais laissent peu de place au discours des personnes adoptées. Méthode. – Cette revue de 50 articles met l’accent sur le point de vue des personnes adoptées sur leurs appartenances culturelles. Résultats. – À ce jour, il est impossible de conclure à un lien de causalité direct entre les appartenances culturelles et l’état psychologique. Les adoptés évoquent des expériences de discrimination du fait de leur différence physique. Leur curiosité vis-à-vis du pays de naissance est variable et pour certains les activités culturelles doivent être suggérées mais non imposées par leur entourage. Au-delà du lien au pays de naissance, l’affiliation à un groupe de personnes adoptées peut être une appartenance culturelle forte. À l’âge adulte, certains adoptés s’engagent dans une réappropriation culturelle délibérée. Conclusion. – La littérature anglo-saxonne présente l’intérêt de considérer les tensions sociales et psychologiques que peuvent vivre les adoptés. Néanmoins, leurs propos contredisent certains partis pris théoriques et soulignent les limites méthodologiques et conceptuelles de ces études. Nous proposons des perspectives pour de futures recherches et leurs applications cliniques. © 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Adoption internationale ; Appartenance culturelle ; Socialisation culturelle ; Compétence culturelle ; Identité culturelle ; Identité ethnique ; État psychologique ; Estime de soi ; Adopté Abstract Background. – The link between psychological development and cultural identity is central to American literature on international adoption. It is claimed that adopted children’s pride in the culture of their country of birth improves their self-esteem and helps them to cope with experiences of racism. Parents are therefore encouraged to teach their adopted children the culture of their country of birth in order to improve his psychological well-being. These studies are part of the American context of promotion of minorities cultural specificities, but they widely overlook adoptees’ opinions. Method. – This review of 50 papers focuses on adopted children’s point of view about their cultural belonging. Results. – To date, it is not possible to deduce a direct causal link between cultural identity and psychological development. Adoptees mention experiences of discrimination or racism because of their physical differences. Nevertheless, the expectations and curiosity about birth culture seem to vary among adoptees and depending on time and age. Some claim cultural activities should be proposed but never imposed by the relatives. Beyond the link to birth culture, membership in a group of adoptees can be a strong cultural identity. In adulthood, some adoptees engage into a deliberate cultural reclamation. ∗ Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (L. Benoit). http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2015.04.008 0222-9617/© 2015 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. 414 L. Benoit et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 63 (2015) 413–421 Conclusion. – The papers reviewed describe the social and psychological tensions to which adopted children are submitted. Nevertheless, adoptees’ narratives contradict some theoretical hypotheses and emphasize the methodological and conceptual limitations of these studies. We offer perspectives for future research and clinical applications. © 2015 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: International adoption; Inter-country adoption; Cultural belonging; Cultural socialization; Cultural identity; Ethnic identity; Psychological development; Self-esteem; Adopted children; Adoptees; Cultural competence 1. Introduction Les appartenances culturelles des enfants adoptés sont centrales dans la littérature anglo-saxonne et ont donné lieu à plusieurs revues [1–3]. L’approche de cette question est influencée par les contextes historiques et politiques des différents pays impliqués [4]. Dans la littérature anglo-saxonne, la recherche sur les appartenances culturelles des enfants adoptés semble relever d’une évidence. Le contexte historique américain, d’esclavage, de ségrégation raciale, puis de lutte pour les droits civiques, a façonné une politique de valorisation d’un sentiment communautaire fort et de conservation des spécificités culturelles de groupes minoritaires. L’identité culturelle y est définie comme le partage d’un ensemble de croyances, rites, traditions, valeurs, langues, comportements sociaux et institutions d’une culture donnée [5–7]. Les enfants adoptés à l’international sont ainsi l’objet d’attention, au même titre que les membres d’une minorité ethnique [8]. Les appartenances culturelles des enfants adoptés font l’objet de travaux anthropologiques [9–12], mais sont relativement absentes de la littérature médicale et psychologique francophone. La question des liens au pays de naissance ou des appartenances culturelles y est considérée comme un nonsens, qui vient entraver le lien de filiation adoptive [13]. Cette approche française est à resituer dans un contexte historique postcolonial [4]. Les appartenances culturelles des enfants adoptés à l’international sont pourtant pertinentes pour trois raisons. Ces enfants ont passé le début de leur vie dans un autre pays, immergés dans un autre bain culturel, a fortiori si l’adoption est tardive. De plus, il existe souvent une différence physique entre l’enfant et ses parents. L’adoption visible pose, au travers du regard d’autrui, la question de l’altérité de l’enfant. Enfin, les parents évoquent leurs représentations du pays de naissance lors des consultations1 , et les adolescents revendiquent ou rejettent des éléments culturels de ce pays. Le clinicien est ainsi confronté aux questions culturelles posées par les familles en situation d’adoption internationale. Certaines notions sont présentes dans la littérature anglosaxonne, et nous devons en préciser les définitions. Aux États-Unis, les articles font référence à la culture de naissance de l’enfant adopté, définie comme la culture de son pays de 1 Consultation adoption, Maison de Solenn–Maison des adolescents, Hôpital Cochin, Paris. naissance. L’« identité ethnique » est à différencier de l’identité culturelle, et est définie par le sentiment d’être membre d’un groupe ethnique [14]. Phinney la conceptualise selon trois dimensions : l’identification d’une personne à un groupe ethnique, le sentiment d’appartenance de la personne vis-à-vis de ce groupe, et l’intensité de cette identité ethnique [15]. La « compétence biculturelle » d’une personne adoptée est définie par sa connaissance de l’histoire, des valeurs, croyances et coutumes des deux pays (le pays de naissance et le pays d’accueil) ainsi que par sa capacité à communiquer verbalement et non verbalement et à avoir un réseau social dans les deux cultures [6]. Cette compétence biculturelle serait favorisée par une « socialisation biculturelle » de l’enfant adopté, c’est-à-dire par sa participation à des activités en lien avec les deux cultures. Apprendre la langue du pays de naissance, regarder des films, écouter de la musique, participer à des fêtes, des repas, et connaître d’autres personnes qui en sont originaires, sont autant d’aspects de la socialisation biculturelle [5]. Les auteurs américains conceptualisent également la perception par les parents, de la différence physique de leur enfant. Ils mettent en garde contre la minimisation des différences, dite color-blind attitude ou « stratégie universaliste », qui conduirait à banaliser les expériences de discrimination et serait préjudiciable pour l’enfant [5,16]. La « compétence culturelle des parents » est définie par la participation active des parents à la socialisation biculturelle de leur enfant, et leur adhésion à l’idée qu’une identité culturelle et une identité ethnique fortes favorisent son bien-être [7]. Ces notions sont critiquées dans la littérature française. L’idée que la culture de naissance correspond à la culture du pays de naissance fait fi du parcours de vie de chaque enfant, qui ne peut être généralisé. Pour les enfants adoptés très jeunes, parler de « culture de naissance » revient à considérer que la culture comporte un fondement biologique, indépendant de la socialisation de l’enfant [13,17,18]. La notion de culture d’un pays est elle-même réductrice. Considérer qu’un pays a une unique culture relève du contre-transfert culturel, cette part de préjugés présente en chacun d’entre nous face à la différence culturelle [19]. La notion statique d’identité utilisée aux ÉtatsUnis est critiquée par les approches postcoloniales. Les relations asymétriques entre pays de naissance et pays d’accueil favorisent des négociations identitaires subjectives, complexes et mouvantes [20–22]. Une identité ethnique statique serait donc une étiquette prescrite aux enfants adoptés. Il s’agirait d’une identité dite « fine », car imposée à un groupe de personnes n’ayant en commun que l’expérience de cette identité prescrite L. Benoit et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 63 (2015) 413–421 [23]. L’identité épaisse, qui s’en différencie, est dynamique, complexe, multiple et plurielle [4]. Nous étudions ici les points de vue qu’expriment les personnes adoptées à l’international sur la question culturelle, au sein d’une littérature qui masque parfois leur discours. En effet, la recherche américaine se fonde sur les théories suivantes : l’intérêt pour l’investigation d’éventuels troubles psychologiques chez les sujets adoptés [24–26] et le postulat que ces troubles seraient provoqués par des expériences de racisme [2]. Une identité ethnique positive est une « stratégie de survie » des migrants face au racisme, mais son développement représenterait un défi pour les enfants adoptés [14]. Il en découle l’idée d’une responsabilité morale des parents, qui doivent favoriser la socialisation biculturelle de leur enfant adopté afin d’assurer sa bonne santé mentale [5–8,27–32]. Les études évaluant le lien entre les appartenances culturelles et le bien-être psychologique sont parfois illustrées de citations d’adoptés. Mais celles-ci ne constituent pas le critère d’évaluation principal et restent au second plan de l’analyse. Certaines études sur les adoptés se font même sans leur participation : la compétence biculturelle des parents peut être ainsi utilisée pour évaluer les appartenances culturelles des enfants [5,6,9,33]. Nous consacrons cette revue aux seules études auxquelles les personnes adoptées ont elles-mêmes participé. Notre objectif est de mettre en exergue le discours des adoptés afin de proposer une discussion critique de la littérature. 2. Méthode La revue de la littérature anglophone est effectuée par consultation des banques de données informatisées Medline et PsycINFO, dans les champs de la psychiatrie, de la psychologie, et de la sociologie. Les mots-clés utilisés sont : international adoption, intercountry adoption, ethnic identity, cultural identity, cultural socialization, cultural competence, adopted children. Les années de parution des études recherchées sont comprises entre 1970 et 2015. Les critères d’inclusion pour cette revue de la littérature sont les suivants : la population étudiée est constituée d’enfants, adolescents ou jeunes adultes, adoptés dans le cadre d’une adoption internationale, c’est-à-dire lorsque pays de naissance et pays d’accueil sont différents. Le pays de naissance et l’âge auquel l’enfant a été adopté ne sont en revanche pas des critères d’inclusion. L’axe étudié concerne les appartenances culturelles des sujets adoptés. Les études sont réalisées en population générale. Trois cent trente-neuf articles ont été identifiés sur la base des mots-clés. Une première sélection à partir des titres et des résumés a cherché à éliminer les articles hors-sujet. Cette recherche électronique a été complétée par une recherche manuelle des références citées dans les articles retenus. Une lecture de 87 articles a permis d’éliminer ceux qui évaluaient les compétences parentales ou les enjeux culturels de l’adoption, sans inclure dans leur recherche les personnes adoptées. Afin d’axer notre revue sur le discours des principaux intéressés, à savoir les adoptés eux-mêmes, nous avons retenu les 50 études menées avec leur participation ou citant leurs propos. 415 3. Resultats 3.1. Du bien-être psychologique au devoir de socialisation culturelle : un raccourci abusif ? 3.1.1. Le lien éventuel entre état psychologique et appartenances culturelles : des résultats contradictoires L’état psychologique des adoptés fait l’objet d’études contradictoires et il est à ce jour impossible d’établir un lien de causalité entre adoption et troubles psychiques [24–26,34–38]. De même, les études évaluant le lien entre le niveau d’identité ethnique et/ou culturelle des adoptés et leur bien-être psychologique sont contradictoires [39]. Certaines retrouvent une corrélation entre le niveau de l’identité ethnique et/ou culturelle et l’état psychologique. Dans ce cas, une identité ethnique forte est le plus souvent corrélée à un meilleur état psychologique chez les adoptés [24,28,40–42]. Seule Halifax retrouve une corrélation négative entre l’intérêt des adoptés pour des éléments culturels de leur pays de naissance et leur état psychologique [43]. D’autres études ne mettent pas en évidence de corrélation entre l’identité ethnique et/ou culturelle et l’état psychologique : l’état psychologique des adoptés est bon, et il n’est corrélé ni aux appartenances culturelles, ni au niveau d’identité ethnique [16,24,27,31,44–47]. Des résultats contradictoires au sein d’une même étude permettent de formuler une hypothèse expliquant certains résultats divergents de la littérature. Chez 211 personnes adoptées en Suède dans le cadre d’adoptions internationales, âgées de 13 à 27 ans, dont 60 % d’adolescents entre 14 et 16 ans, Cederblad retrouve plus de détresse psychologique, de troubles du comportement et une baisse de l’estime de soi dans le groupe d’adolescents adoptés qui présentent un sentiment de perte de la culture de naissance et une identité ethnique incertaine. Pourtant, la majorité des adoptés a une bonne estime de soi et 70 % d’entre eux ne ressentent aucune appartenance relative à leur pays de naissance. La corrélation entre le facteur identitaire et les troubles du comportement ou l’estime de soi tend vers zéro dans le groupe des jeunes adultes (âgés de 18 à 27 ans). Le lien entre identité ethnique positive et bien-être psychologique serait donc transitoire, et pourrait s’inscrire dans le développement identitaire des adolescents [24]. 3.1.2. Le parti pris des auteurs en faveur de la socialisation culturelle À ce jour, il n’y a pas de lien établi entre les appartenances culturelles et le bien-être psychologique des adoptés. Paradoxalement, plusieurs auteurs prennent position en faveur de la socialisation biculturelle, malgré l’absence de résultat significatif dans leur étude [1–3,16,27,31,45]. Andujo parle de « responsabilité ethnique » des parents adoptifs, qui auraient le devoir de favoriser une socialisation biculturelle afin d’éviter « l’aliénation et les tensions culturelles » chez leur enfant [27]. Huh et Reid proposent aux parents d’encourager la socialisation biculturelle de leur enfant, mais sans l’obliger à participer à des activités s’il s’y montre réticent. Ils conseillent aux enseignants d’étudier les cultures des pays de naissance des enfants, au sein de l’école [45]. Selon Lee, laisser l’enfant adopté choisir sa socialisation culturelle dégage les parents de cette responsabilité 416 L. Benoit et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 63 (2015) 413–421 et la reporte sur l’enfant. Celui-ci pourrait percevoir des sentiments ambivalents des parents, et supprimer tout intérêt pour la culture de son pays de naissance, de façon à préserver l’harmonie familiale [2]. 3.1.3. Le point de vue des adoptés sur la socialisation culturelle Certains adoptés évoquent l’effet positif de la socialisation culturelle proposée par l’entourage : « Ma mère a apporté de la cuisine coréenne à l’école et a parlé de la Corée en classe. Mes amis ont bien aimé parce qu’ils ont appris de nouvelles choses. J’étais très fier de ça » [45]. D’autres considèrent cependant qu’il ne faut pas forcer cette socialisation : « [Les enfants] devraient être autorisés à pratiquer autant d’activités culturelles qu’ils le souhaitent. Et seulement si et quand ils le choisissent librement » [48]. « Ne les poussez pas à apprendre, mais demandez-leur s’ils ont envie d’apprendre des choses sur leur héritage coréen. Ne les forcez pas à apprendre s’ils n’en ont pas envie. Essayez de les aider à comprendre qu’ils ne sont pas si différents des autres » [45]. De même, le voyage dans le pays de naissance est parfois bouleversant, et certains adolescents insistent sur l’importance d’être consultés avant une telle décision : « Ma mère [. . .] elle m’en a vraiment beaucoup parlé. . . Elle m’a proposé beaucoup de choses que j’ai refusées » [49]. 3.2. De l’expérience de la différence à celle du racisme 3.2.1. Percevoir sa différence Les enfants adoptés s’aperçoivent de leur différence physique vers l’âge de 5 ans, bien avant d’en comprendre la signification. « Quand j’ai eu 5 ou 6 ans, ça m’a frappé de voir que j’étais différent [it really hit me], et j’ai voulu ressembler à ma mère » [45]. Ils apprennent les implications de l’altérité à partir de 7 ans, à l’école, et cette différence peut susciter un sentiment de tristesse [16,45]. « Je ne compte pas les jours où j’ai souhaité et prié et supplié pour me réveiller blonde aux yeux bleus, mesurer 1 m70 et être mince et élégante. . . C’était moi la diversité dans mon lycée. J’ai nié mon ethnicité, et j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour m’assimiler » [50]. Selon Andujo, 83 % des enfants concernés par une adoption visible utilisent des nuances de couleurs pour se décrire eux-mêmes, contre 33 % de ceux qui ressemblent physiquement à leurs parents : « je suis foncé », « je suis un peu foncé », « je suis bronzé » [27]. 3.2.2. Faire l’objet d’amalgames et de questions L’enfant peut faire l’objet d’amalgames entre son apparence physique et son pays de naissance : « Parfois les gens m’appelaient le Chinois. Je disais : je ne suis pas Chinois, je suis Coréen. Je n’aimais pas ça, parce que j’étais Coréen » [45]. Le pays de naissance peut susciter des attentes qui, même lorsqu’elles sont positives, n’en demeurent pas moins stéréotypées : « Les Coréens ont la réputation d’être très travailleurs. Donc si je ne fais pas un devoir à l’école, ils disent “Comment ça se fait ? Toi qui es Coréen !” » [45]. La personne adoptée est amenée à raconter son histoire en permanence : « J’ai commencé à me sentir seul et à perdre patience, parce que je devais toujours m’expliquer » [51]. Ceci entraîne un malaise et inspire des stratégies visant à éviter de nouvelles questions. Ainsi en évoquant ce qu’elle répondrait à la question « Quelle est ta nationalité ? » une jeune fille déclare « Je dirais que je suis Coréenne. C’est facile à répondre. Si je disais Américaine, ils poseraient plus de questions. » [45]. 3.2.3. Vivre des expériences de racisme Selon Halifax, les camarades de classe sont les plus critiques vis-à-vis des origines étrangères des adoptés [43]. Dans l’étude de Lee et Quintana, 70 % des adoptés (âge médian 13 ans), disent être taquinés en raison de leur origine [31]. Ceci s’estomperait avec l’âge au profit d’attitudes positives « Je reçois plus de compliments que d’humiliations. Tout le monde aime mes cheveux, leur couleur, tout le monde. . . Ils essayent de se les teindre en noir. . . Avant, les enfants se moquaient de moi. Maintenant ils ne le font plus » [45]. Selon Cederblad, la majorité des adolescents adoptés à l’international a vécu des expériences de racisme, et 63 % ont déjà été perçus comme des étrangers, ce qui est corrélé à une baisse de l’estime de soi [24]. Les adoptés adultes peuvent être confrontés à la nécessité permanente de légitimer leur statut « Tu es adopté : tu es né ailleurs et tu passes ta vie ici. Mais on te rejette constamment. [. . .] Je veux bien dire que je suis Québécois, mais je ne le suis pas vraiment puisqu’à chaque fois que je demande un passeport ou une carte de citoyenneté, on me demande plus de preuves qu’à tout le monde. On me demande des lettres spéciales pour m’inscrire à des cours. » [10]. 3.2.4. L’expérience d’une dissonance L’adoption visible peut produire une dissonance entre les appartenances culturelles et l’apparence physique [2,52]. Les adoptés disent souffrir du « syndrome de la banane (jaune à l’extérieur, blanche à l’intérieur) ou du syndrome du biscuit au chocolat “Oréo” (noir à l’extérieur, blanc à l’intérieur) » [10]. « Toute ma vie, je me suis sentie comme une banane. C’est-àdire asiatique par ma peau, mais pour ce qui est de mes valeurs, et de mon identité culturelle, je me suis sentie beaucoup plus “Caucasian”. » [50]. Les enfants adoptés peuvent être perçus à l’école comme des immigrés du même pays de naissance, sans pour autant s’identifier à eux : « Il y avait d’autres enfants qui venaient du Salvador. Mais ils ne savaient pas parler anglais, et ils [. . .] venaient d’arriver aux États-Unis, et je me disais « Je ne suis pas comme ces enfants ! Comment est-ce que je pourrais venir du même endroit ? Je m’habille différemment, je parle différemment, mes amis sont différents. » [12]. Cette dissonance peut créer un malaise. « Ça vous donne ce sentiment de malaise, que les autres vous voient comme quelqu’un de foncé [a dark person], les gens autour de vous, ceux que vous connaissez, alors que l’on sait soi-même qu’on est complètement Suédois. . . Et vous voyiez, parfois j’oublie que je suis foncée. Quand on est assis avec des amis et qu’on discute. Et là, je regarde dans le miroir et. . . Haha, exactement ! » [12]. C’est pour résoudre ce malaise que certains s’intéressent à leurs origines [52]. « Plus je vieillis, plus je me rends compte que je ne peux pas éviter d’être Coréenne. Chaque fois que je me regarde dans le miroir, je suis Coréenne. Quand je regarde des photos de famille, je sens bien que je sors du lot. » [2]. D’autres fuient les discriminations en voyageant dans leur pays de naissance. « Mon but était de L. Benoit et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 63 (2015) 413–421 chercher ma famille biologique, de trouver une partie de moi-même, et d’appartenir à une société sans le genre de discriminations raciales que j’avais vécues aux États-Unis » [51]. 3.3. Des appartenances culturelles variées 3.3.1. Pays de naissance et pays d’accueil : quels sentiments d’appartenance ? Une appartenance forte au pays d’accueil est affirmée par la majorité des enfants et adultes adoptés [1,3,27,45]. Ils peuvent aussi revendiquer des liens biculturels et assumer une part d’ambivalence identitaire : « Mon origine ethnique [ethnicity] est coréenne. La culture dans laquelle j’ai été élevé est anglosaxonne. Je revendique un héritage légitime de chacune des deux. J’ai appris les gloires et les travers de deux mondes, tout aussi lamentables que beaux. Je les ai aimés et rejetés. Je les aime et les rejette tous deux pour ce qu’ils sont. En faisant cela, je comprends qu’ils sont une part essentielle de moi-même, mais qu’ils ne résument pas qui je suis » [53]. Les propos des adoptés remettent en question la pertinence de la notion d’identité ethnique. Ainsi, lorsque Huh et Reid demandent aux enfants de s’auto-définir en termes ethniques, leur réponses sont variées : « Américain », « Coréen », « Coréen-Américain », « Une personne tout simplement », « Je n’y avais jamais pensé » [45]. Baden définit cinq modèles identitaires possibles pour les adoptés. Certains s’affilient à la culture des adoptés et s’investissent dans des associations d’adultes adoptés. D’autres s’immergent dans leur culture de naissance et s’identifient à leur groupe ethnique d’origine. D’autres encore développent une identité biculturelle, et revendiquent à part égale des appartenances aux deux pays. Au contraire, certains adoptés s’affilient exclusivement à la culture d’adoption. Enfin, Baden décrit une cinquième identité définie par un mélange des quatre autres. 3.3.2. Le groupe des adoptés, une appartenance culturelle ? La socialisation culturelle est définie par les auteurs comme des activités en lien avec le pays de naissance. Pourtant, les personnes adoptées évoquent une autre culture possible, celle partagée par les adoptés, quelle que soit leur origine. Cette culture des adoptés est décrite par Baden [52]. Ainsi, leur vocabulaire peut évoquer la singularité ou l’exception. Cette fierté concernerait, non pas les origines, mais le statut d’adopté : « Je suis fier, parce que je suis quelqu’un d’exceptionnel [special] » [45]. Être différent des autres et affilié au groupe des adoptés serait une revendication culturelle. À l’adolescence, le vécu subjectif trouvant écho auprès d’autres adoptés crée de fortes identifications. « J’ai rencontré plusieurs adoptés de Corée [overseas adopted Koreans (OAKS)] auxquels je me suis attachée et qui ont pu me comprendre telle que je suis. J’ai vu que nous, les « OAKS » sommes différents à notre manière, parce que notre éducation et de nos expériences individuelles sont influencées par nos pays respectifs » [51]. Une adolescente dit : « Tu es toujours un peu différent des autres, mais avec Brenda [une jeune fille également adoptée en Corée] je ne le suis pas. Ça ne me gêne pas d’être différente. J’aime être différente. Mais je ne peux pas vraiment parler de la Corée aux autres, parce qu’ils ne comprennent pas. Alors que Brenda si. » [45]. L’expérience 417 individuelle, valorisée et transformée par le groupe en savoir collectif, devient une culture qui peut être enseignée à des profanes : « Je suis un adopté Coréen-Américain, c’est comme ça que je me définis. Je n’en ai pas honte, j’en suis fier. Je peux enseigner tellement de choses aux gens » [51]. 3.4. Cultiver ses appartenances : un processus dynamique à l’initiative des adoptés 3.4.1. Un rôle actif des adoptés dans l’élaboration de liens culturels La curiosité des adoptés pour la culture du pays de naissance varie au cours du temps, et peut diminuer à l’adolescence ou à l’âge adulte [30,47]. L’intérêt spontané des enfants pour leur pays de naissance semble intermittent : « Je me sens plutôt Américain, mais parfois j’ai envie de me renseigner sur la Corée. Avant, je ne m’y intéressais pas vraiment » [45]. Certains adolescents ou adultes adoptés expriment le besoin de reconquérir la culture de leur pays de naissance. Baden définit cette réappropriation culturelle (reculturation) comme une initiative des adoptés, et non de leurs parents. Ce « réapprentissage » (relearning) requiert des efforts délibérés, et lèverait la dissonance entre l’affiliation au pays d’accueil et les expériences de discrimination. Les adoptés utiliseraient trois techniques de réappropriation culturelle : l’éducation, l’expérience, et l’immersion. L’éducation consiste à acquérir des connaissances théoriques sur le pays de naissance : « En étudiant la langue, l’histoire et la culture de Corée, j’ai pu comprendre mes origines uniques et les relier à mon présent » [52]. Puis, ces connaissances peuvent être utilisées dans le cadre d’expériences culturelles. L’immersion, enfin, en choisissant de vivre dans le pays de naissance ou au sein d’une communauté de même origine, viendrait affirmer une affiliation culturelle : « Un jour j’ai décidé que vivre en Amérique ne me menait à rien. Il me manquait quelque chose. [. . .]. J’ai pensé, vite, vite, parle coréen et tu seras un vrai Coréen ! » [52]. 3.4.2. Le voyage dans le pays de naissance : un exemple d’ambivalence La construction d’appartenances culturelles ne semble pas résulter d’une simple exposition à des activités en lien avec le pays de naissance. Ce travail d’appropriation ou de rejet est illustré par les récits des adoptés concernant leur voyage dans le pays de naissance. Celui-ci peut contribuer à une meilleure connaissance de soi : « Je ne savais pas à quoi m’attendre visà-vis du pays, à part peut-être que dans un sens, j’allais me découvrir moi-même » [11]. « De ce voyage-là, ce qui m’a le plus apporté c’est de pouvoir commencer à raconter mon histoire » [10]. Il s’apparente parfois à un parcours initiatique : « C’est en me débattant avec mes difficultés que je suis devenu quelqu’un de solide. Je sais que si je n’étais jamais allé en Corée, je ne me sentirais pas comme ça. Mon voyage a renforcé mon désir d’être vraiment fier » [51]. D’autres adoptés, au contraire, insistent sur l’idée qu’ils ne ressentent aucune appartenance vis-à-vis de leur pays de naissance : « Qu’est-ce que vous voulez dire par “y retourner”? Je veux voyager là-bas comme si c’était n’importe quel autre pays. C’est le pays que je veux 418 L. Benoit et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 63 (2015) 413–421 voir. » [11]. Le voyage peut augmenter la confusion identitaire : « Les personnes s’attendaient à ce que je parle coréen, mais je ne parlais pas. C’était bizarre parce que je passais inaperçu dans la foule, mais en même temps j’étais tellement différent » [10]. Enfin, ce voyage peut provoquer un dépaysement brutal « J’ai eu un choc culturel. Il y avait trop de Noirs ! Bien trop ! Un pays de Noirs ! [. . .] Pourtant je me sentais chez moi. Je me disais que c’était ma terre, mais j’étais frigorifiée » [10]. Ainsi, la simple exposition à des éléments culturels du pays de naissance est une hypothèse réductrice pour appréhender la construction d’appartenances culturelles. Le voyage dans le pays de naissance n’est pas un moment anodin et peut susciter des émotions ambivalentes [49]. 4. Discussion l’importance de ce vécu subjectif. Néanmoins, les activités culturelles conseillées par les auteurs semblent investies de diverses manières par les adoptés. Elles n’ont pas toujours pour but d’induire une appartenance, mais peuvent être une façon de se découvrir ou de se distraire. Elles répondent parfois à un besoin d’affirmation, de fierté, et constituent un savoir transmissible aux autres. L’intérêt pour ses origines apparaît intermittent et pourrait dépendre de l’âge. Baden théorise un apprentissage culturel spécifique à l’adoption. La réappropriation culturelle serait un travail long, visant à combler des lacunes culturelles, entrepris par des adolescents ou des adultes adoptés [52]. Néanmoins, cet apprentissage est pensé comme une succession d’étapes auxquelles l’adopté ne peut accéder qu’après avoir accompli les précédentes : l’éducation, puis l’expérience, puis l’immersion. Cette idée d’imprégnation progressive rappelle les modèles d’acculturation et paraît réductrice. 4.1. Le contexte américain Cette revue de la littérature sur le point de vue des adoptés quant à leurs appartenances culturelles s’inscrit dans un contexte sociétal et historique spécifique aux États Unis, à savoir promouvoir et conseiller de façon active aux parents adoptants de garder des liens avec la culture du pays de naissance de leur enfant. Ces conseils sont donnés dans un but de prévention, une identité biculturelle positive et forte étant considérée par les auteurs comme un facteur protecteur. Le nombre d’études publiées illustre l’intérêt des professionnels pour ce sujet, mais il est à ce jour impossible d’établir un lien de causalité direct entre appartenances culturelles et état psychologique. La littérature anglo-saxonne a le mérite d’aborder la question délicate des tensions sociales et psychologiques que peuvent vivre les adoptés. Pour autant, une corrélation n’est pas une causalité, et les résultats des études sont contradictoires. D’autres facteurs susceptibles d’influencer l’état psychologique sont négligés : l’âge, le statut social, l’âge au moment de l’adoption, les traumatismes ou carences possibles avant l’adoption, les effets de l’environnement actuel et notamment l’attitude envers les migrants dans le pays étudié. La qualité du fonctionnement familial et l’adaptation à l’adoption sont prises en compte par certains auteurs [24,28,32]. Quel que soit le résultat de leur étude, la plupart des auteurs américains recommandent aux parents de favoriser la socialisation biculturelle de leur enfant. Ces préconisations, très normatives, relèvent d’un consensus professionnel plutôt que de conclusions fiables. Si elle semble en adéquation avec le contexte américain, la recommandation d’une socialisation biculturelle n’a pas de caractère universel et pourrait se révéler inappropriée dans d’autres sociétés. Dans ce contexte, comment se positionnent les principaux intéressés, à savoir les adoptés eux-mêmes ? 4.2. Le point de vue des adoptés sur leurs appartenances culturelles 4.2.1. Les adoptés, acteurs de leur apprentissage culturel Les propos des adoptés confirment certaines théories et en contredisent d’autres. Le sentiment de différence et les expériences de discrimination qu’ils rapportent soulignent 4.2.2. La dynamique des appartenances Selon les modèles d’acculturation [54], exposer l’enfant à des activités biculturelles lui suffirait pour développer une identité biculturelle. Or les propos des personnes adoptées contredisent cette vision linéaire de l’apprentissage culturel. Celui-ci dépend à la fois de l’exposition de l’enfant à une culture et de la façon dont il s’approprie ces messages [2]. Les adoptés expliquent et contextualisent leurs identifications au lieu de se définir selon une identité unique. Ils s’éloignent d’une conception statique de l’identité, au profit d’une construction dynamique à renouveler constamment dans le rapport à l’autre [4]. L’appartenance au « groupe des adoptés » selon Baden est une notion originale. Néanmoins, les 5 modèles identitaires de Baden sont réducteurs. L’adulte adopté ne s’identifierait qu’à un des modèles parmi : la culture du pays d’accueil, la culture du pays de naissance, l’identité biculturelle, la culture des adoptés, ou bien à un dernier modèle qui serait le mélange des quatre premiers [52]. Selon nous, ce dernier modèle souligne l’échec à catégoriser l’identité, qui, de par sa dynamique permanente, ne peut être appréhendée comme une donnée unique et stable. 4.2.3. La socialisation culturelle proposée par l’entourage Certains adoptés estiment que la socialisation biculturelle ne doit pas être une obligation imposée par leur entourage, et contredisent les injonctions des professionnels. Selon Quiroz, les éléments culturels transmis par les parents adoptifs risquent en effet de n’être que des artéfacts de la culture de naissance, sans permettre la construction d’une identité métissée, tout en rappelant à l’enfant sa différence [55]. Harf s’éloigne des prises de position en faveur de la socialisation biculturelle et interroge des parents adoptants sur leurs pratiques spontanées. Ses résultats mettent en lumière des positions parentales diverses et créatives vis-à-vis du lien à garder avec la culture du pays de naissance de leur enfant [56]. Les propos des adoptés révèlent donc un parti pris théorique américain en faveur de la socialisation biculturelle, indépendant des résultats empiriques. Ils confirment l’importance subjective des expériences de discrimination et le rôle actif des adoptés dans la construction de leurs appartenances culturelles. Enfin, ces propos éclairent les failles méthodologiques et conceptuelles L. Benoit et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 63 (2015) 413–421 de cette littérature, que nous proposons de discuter en vue de recherches ultérieures. 4.3. Limites méthodologiques 4.3.1. Études quantitatives Les participants recrutés dans des associations de soutien à l’adoption ou des colonies de vacances biculturelles constituent un biais [28,31,57]. L’âge est rarement pris en compte dans les analyses, ce qui néglige les effets du développement identitaire. Les études transversales révèlent des appartenances culturelles différentes selon l’âge [24,30,31,47]. Pour autant, elles sont ponctuelles et échouent à objectiver une dynamique développementale, ce que permettraient des études longitudinales. La diversité des échelles limite la comparabilité des études. La Multi-group Ethnic Identity Measure (MEIM) est l’échelle d’identité ethnique la plus utilisée dans la littérature anglo-saxonne [14]. Néanmoins, des échelles sont construites par les auteurs et utilisées dans leur propre étude sans standardisation rigoureuse (pas de validation préalable et peu de mesures de la fiabilité inter-juge) [28,32,41,45]. D’autres sont des versions modifiées de la MEIM, sans mesure de fiabilité au sein de l’étude [31,44,47]. 4.3.2. Études qualitatives Les études qualitatives utilisent des entretiens semistructurés, ethnographiques, ou des autobiographies [10,12,16,45,52]. L’origine de ces données et le statut des locuteurs devraient être pris en compte. L’âge de la personne est rarement précisé lorsque ses propos sont cités, ce qui empêche de contextualiser le discours au regard du développement identitaire. Certaines questions telles « Comment te décris-tu en termes ethniques ? » sont suggestives et les auteurs se déclarent surpris par des réponses d’enfants telles que « une personne tout simplement » ou « je n’y avais jamais pensé » [45]. La notion d’identité ethnique serait-elle imposée par les auteurs ? Dans leur analyse, Huh et Reid choisissent de regrouper dans une même catégorie les enfants qui se déclarent « Américains » et ceux qui ne se désignent pas en termes ethniques. L’absence d’identification ethnique ne semble donc pas considérée comme une option à part entière [45]. 4.4. Limites conceptuelles 4.4.1. Validité et fiabilité des échelles Les échelles d’identité utilisées dans la recherche sur l’adoption ont été construites pour les migrants et leurs enfants [27,28,31,44,46]. Les adoptés sont également des migrants, mais les conditions de leur migration et leur environnement familial devraient être pris en compte. Si certains auteurs déplorent le faible nombre d’études quantitatives sur l’identité culturelle des adoptés [1,2], nous questionnons en priorité leur validité et leur fiabilité. D’une part, ces échelles construites pour les migrants doivent être validées chez les adoptés. Le risque est en effet d’obtenir des résultats fiables d’une étude à l’autre, mais sans validité au regard de l’expérience des personnes adoptées. D’autre part, les auteurs modifient sans cesse les échelles 419 existantes ce qui limite leur fiabilité. Selon nous, il s’agit moins d’une erreur méthodologique que d’une nécessité conceptuelle. Ces échelles ne sont pas pertinentes pour traduire l’expérience des personnes adoptées, et les auteurs tentent d’adapter leur méthode à leur objet, sans y parvenir pleinement. Ainsi, pour appréhender le vécu des personnes adoptées, les études quantitatives devraient être précédées d’un véritable effort conceptuel. 4.4.2. Expériences de racisme et de discrimination Les personnes adoptées parlent d’amalgames et de discriminations. Cette dissonance entre les appartenances culturelles et l’apparence physique est nommée par Lee le paradoxe de l’adoption visible [2]. Malgré leur souci de prendre en compte ces réalités sociales, certaines confusions de catégories apparaissent dans les écrits américains. Les personnes concernées par une adoption internationale et celles concernées par une adoption nationale visible y sont désignées par le terme unique « TRIAS » (Trans-racial and international adoptees). De plus, Lee constate la confusion fréquente entre les termes « race » et « ethnie » [2]. En France, cette confusion amène les auteurs à proscrire ces deux mots, afin de ne pas légitimer de telles catégorisations par leurs écrits. D’un point de vue sociologique, Fassin estime que la confusion des catégories ne tient pas nécessairement d’un défaut méthodologique, mais de la complexité des réalités sociales. L’incapacité à nommer impliquerait alors une obligation de penser : « le langage ne dévoile pas seulement ce que l’on voudrait cacher – le racisme. Il énonce aussi ce qui résiste à la catégorisation et à la désignation – la complexité et l’ambiguïté du rapport à soi et aux autres » [58]. Selon les théories américaines, une identité ethnique forte et positive serait la meilleure stratégie de défense contre le racisme. Pourtant, aucune étude n’explore les stratégies spontanées des adoptés pour faire face à ces expériences [2]. Enfin, très peu d’études concernent les enfants adoptés qui ressemblent physiquement à leurs parents [3]. 4.4.3. La notion de culture Parler de liens culturels dans le cadre des adoptions visibles pourrait être une généralisation excessive de la notion de culture, utilisée pour désigner la différence physique [59]. Il est cependant nécessaire de s’appuyer, tout en la complexifiant, sur la notion de culture du pays de naissance, car ces éléments culturels imprègnent les questionnements identitaires des enfants ou adolescents adoptés. La notion de culture peut être évoquée par les parents lorsqu’ils s’interrogent sur l’origine de leur enfant adopté ou sur ces actions. L’outil transculturel est donc avant tout clinique. Il permet à l’enfant ou l’adolescent adopté de parler d’altérité, d’une famille biologique et de métissage, sans pour autant se montrer déloyal envers les parents adoptifs. Il permet aux parents de parler d’ambivalence ou de difficultés, tout en préservant le nouveau lien filiatif. 5. Conclusion Les propos des adoptés confirment certaines théories anglosaxonnes et en contredisent d’autres. À ce jour, aucun lien entre l’état psychologique et les appartenances culturelles des 420 L. Benoit et al. / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 63 (2015) 413–421 adoptés n’est prouvé. Les adoptés évoquent des discriminations, mais aussi des découvertes culturelles variées dont ils ont l’initiative. Pour le clinicien sollicité par les adoptés ou leurs parents, il s’agit avant tout d’accompagner une construction identitaire complexe et délicate. Les spécificités de l’adoption internationale et la relative nouveauté de ces situations familiales imposent donc un effort conceptuel. Si les associations d’adoptés portent un discours dans l’espace public [60,61], peu d’études explorent le point de vue de personnes adoptées sur leurs appartenances culturelles. Cet article, construit à partir de données indirectes et partielles, ne prétend pas à l’exhaustivité. Des études qualitatives plaçant les adoptés en position d’expertise permettraient d’explorer leurs stratégies identitaires et d’apporter ainsi une écoute nouvelle à la voix des adoptés. Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Castle H, Knight E, Watters C. Ethnic identity as a protective factor for looked after and adopted children from ethnic minority groups: a critical review of the literature. Adopt Q 2011;14(4):305–25. [2] Lee RM. The transracial adoption paradox history, research, and counseling implications of cultural socialization. Couns Psychol 2003;31(6):711–44. [3] Scherman RM. A Theoretical look at biculturalism in intercountry adoption. J Ethn Cult Divers Soc Work 2010;19(2):127–42. [4] Skandrani S, Harf A, Mestre C, Moro MR. La question culturelle dans l’adoption internationale. 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