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Réponses aux questions Voltaire, Histoire des voyages de Scarmentado Testez votre lecture  p. 46 L’origine réelle de Scarmentado est d’une grande banalité ; les repères de lieux et de date, sans être d’une grande précision, donnent l’effet réaliste nécessaire, que confirme la profession « ordinaire » du père et que souligne encore davantage la « médiocrité » du talent du poète chargé de la biographie officielle. Cette dernière, en revanche, témoigne d’une naissance mythologique et divine qui, bien que vite nuancée, renvoie le conte aux stéréotypes du genre. Mais on remarquera que la superposition de ces deux origines, place d’emblée le conte dans le registre ironique. Le départ de Scarmentado est motivé par le besoin faire des études et « l’espérance d’apprendre toutes les vérités » : il s’agit bien de la reprise de cet autre aspect du conte philosophique qu’est le voyage initiatique, qui permet au personnage de se confronter au monde en acquérant des savoirs, en confirmant ceux qu’ils possède ou, au contraire, en les corrigeant. On aura reconnu la situation de Candide, de Micromégas ou du Huron ingénu.  Chacune des étapes de la pérégrination de Scarmentado obéit au même schéma répété neuf fois : arrivé dans un pays, le héros se trouve pris dans une mésaventure qui le contraint à fuir. Le texte signale cette progression par des enchaînements lexicaux marquant départs (d) et arrivées (a) d’un paragraphe à l’autre: « Je partis (d), très content de l'architecture de Saint-­‐Pierre. [...] Je voyageai (a) en France // et je m'embarquai (d) pour l'Espagne [...] La cour était (a) à Séville // et je m'enfuis (d) vite en Perse [...] En arrivant (a) à Ispahan // Je m’embarquai (d) pour l’Europe [...] Mon vaisseau eut besoin d’être radoubé (a) vers les côtes de Golconde [...]. »  et  Tableau synthétisant les réponses : OÙ ? QUOI ? QUI ? Rome (Italie) S. est victime de jalousie France S. est effrayé par les guerres de religions. Angleterre S. est effrayé par les troubles religieux. Hollande S. est effrayé par l’intolérance et par le fanatisme. Séville (Espagne) S. commet un péché de « lèse-­‐Inquisition » (l. 85) Les gens de l’ Inquisition Turquie S. soupe chez le patriarche latin chez puis refuse d’être circoncis. Les autorités et religieuses Ispahan (Perse) S. refuse de prendre parti dans une querelle religieuse. Chine S. est pris pour un espion du Pape. Golconde (Indes) Afrique Des hommes d’Église Les autorités civiles et religieuses Les autorités civiles et religieuses Les autorités civiles et religieuses Les autorités civiles et religieuses Les autorités civiles et religieuses S. se tait mais son compagnon tient des propos jugés impies. Les autorités civiles S. est accusé d’être blanc, et, à ce titre, esclavagiste. Le capitaine nègre  Dans quatre épisodes du périple de Scarmentado, l’argent est le moyen qui permet au héros de se tirer à bon compte de situations périlleuses. « J’en fus quitte pour la discipline et une amende de trente mille reales » (Séville) « et je fus condamné en plein divan à cent coups de latte sur la plante des pieds, rachetables de cinq cents sequins ».(Turquie) « je sauvai mon prépuce et mon derrière avec mille sequins »(Turquie) « il m'en coûta encore grand nombre de sequins pour me débarrasser des moutons »(Perse). La coexistence de la religion et de l’esprit de lucre est une constante chez Voltaire, et plus généralement dans le discours antireligieux. On pourra rappeler ce passage de Babouc : e
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« Dès le lendemain matin {Babouc} se transporta dans un collège de mages. L'archimandrite lui avoua qu'il avait cent mille écus de rente pour avoir fait vœu de pauvreté, et qu'il exerçait un empire assez étendu en vertu de son vœu d'humilité. »  Parti dans le seul but « d’apprendre toutes les vérités », Scarmentado traverse ses premières mésaventures à Rome, puis en France et en Angleterre, sans réellement en souffrir, ni dans sa chair, ni dans sa conscience. Il perçoit certes les ignominies, mais s’il cherche à les éviter, c’est pour trouver la tranquillité et le rapport qu’il en fait ne va guère au-­‐delà des interrogations et des souhaits (l. 40-­‐43 ; 58 ; 74-­‐75) ; on n’y décèle nulle révolte. Le passage entre les mains de l’Inquisition ne provoque pas davantage d’indignation ; quant à la quantité des meurtres commis en Amérique (134), elle est jugée admirable (c’est-­‐
à-­‐dire « étonnante » ?). Aussi la relation candide des faits ne freine-­‐t-­‐elle pas le « désir de voyager » (138). Les brefs séjours en Turquie, puis en Perse ne sont l’occasion d’aucune critique : seule la volonté de préserver son intégrité physique et d’éviter les mauvaises affaires pousse le héros à continuer son voyage. La Chine, où pourtant Scarmentado est humilié, est résolument présentée comme « l’aventure la moins funeste ». Ces silences répétés, cette absence de mise en cause ou de critique, sont mis en perspective par la phrase qui clôt l’épisode de Golconde : « Je ne disais mot ; les voyages m’avaient formé. » (l. 236), poussant le lecteur à se demander quels enseignements le personnage avait pu retirer de ses mésaventures. Cette affirmation de la nécessité de se taire devant le Mal, de faire en quelque sorte « le dos rond » devant l’adversité, est reprise dans le dernier paragraphe : « On n’avait rien à répliquer… » (l. 270). On l’avait déjà lue aux lignes 140 (« ne plus dire mon avis ») ou 144 (« gardons le silence »). Il convient de remarquer pourtant qu’à deux reprises Scarmentado fait état de la lucidité que lui aurait apportée ses mésaventures : « Les voyages m’avaient formé (l. 235)… Instruit pas le passé (l. 245) ». Au final il semblerait, constat a priori décevant, que Scarmentado se contente d’un fatalisme prudent et d’une neutralité égoïste. Cependant il convient de rappeler que ce sont précisément ces silences assourdissants et cette naïveté du personnage qui sont les indices de la critique implicite et de la démarche ironique de l’auteur. e
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Histoire des voyages de Scarmentado  Pause lecture 1  p. 48 Comment dénoncer le fanatisme religieux ? Retour au texte  1er moment (l. 79-­‐92) : Scarmentado découvre le dispositif de l’autodafé : c’est l’occasion d’une description qui en souligne à l’envi le faste. Incidemment le héros profère la phrase qui lui vaudra ses ennuis futurs (l. 86). 2e moment (l. 93-­‐106) : autre description : le cérémonial lui-­‐même (archétype du chapitre VI de Candide) dont le moment clé (l’exécution) tient en une brève proposition (« après quoi on brûla à petit feu… »). 3e moment (l. 107-­‐129) : les conséquences pour Scarmentado ; 1er temps : interpellation et emprisonnement (le cachot très frais rappelle celui de Candide), 2e temps : interrogatoire, 3e temps : comparution devant le Grand Inquisiteur ; remarquer que l’ordre du 1er et du 2e temps, qui peut nous paraître inique, correspond à la pratique en vigueur dans les procès d’inquisition (voir p. 54) 4e moment (l. 130-­‐137) : petite digression ironique à propos des compagnons de voyage (rappel d’Ulysse ?) qui permet à l’auteur, en convoquant le texte de B. de Las Casas, de prolonger son propos sur le fanatisme.  En s’étonnant à haute voix sur le fait qu’il puisse y avoir un trône (= une place) plus éminent que celui du roi d’Espagne, Scarmentado commet un crime de « lèse-­‐Inquisition », puisqu’il remet en cause le droit du Grand Inquisiteur (le destinataire de ce trône) d’être au-­‐dessus de tout et de tous. Interprétations Le fastueux et aimable visage de l’Inquisition  La belle saison aidant, Scarmentado est particulièrement sensible à la beauté des lieux, à la profusion des richesses. La majesté des participants et l’harmonie familiale affichée concourent également la solennité de la cérémonie. Le défilé du corps inquisitorial n’est pas moins séduisant et édifiant à ses yeux : sa diversité et ses ornements peints font proprement oublier le bourreau, au profit d’un protocole qui culmine au moment du chant des prières, lui aussi tout auréolé de dévotion. Scarmentado, comme Candide plus tard, est séduit par ce que montre la cérémonie, mais incapable de comprendre ce qu’elle dit.  Scarmentado, candide et angélique, ne parvient à aucun moment à percevoir la gravité de sa situation et surtout l’infamie de ses tortionnaires : il leur fait crédit de leur tendresse, de leur affection, de leur sincérité, de leur cordialité (repérage des adverbes). Il leur sait gré de lui attribuer un logement beau et confortable. L’insistance est telle que le lecteur averti n’a pas de peine à en interpréter la portée ironique et la visée argumentative. La satire ironique de l’intolérance  L’Inquisition prend soin de donner le faste nécessaire pour imposer l’autorité de son jugement. Rivalisant, et dépassant donc, la pompe monarchique, elle s’assure de la caution royale, et impressionne le spectateur en jouant sur terre le spectacle de l’enfer (le défilé des condamnés parés des flammes infernales).  L’Inquisition prétend éradiquer l’hérésie ; pour cela il lui faut imposer un régime de terreur, dont la violence passe par le caractère implacable de ses jugements. La futilité des chefs d’accusation (Notre Dame d’Atocha) et leur ignominie (l’argent des frères hiéronymites), qui apparaissent aux yeux du lecteur averti grâce au procédé d’énumération, ont pour but de rendre toute résistance et toute contradiction impossible dans la population (voir p. 54).  La manière dont Scarmentado rapporte les massacres commis par les conquistadors rend ces exactions encore plus insupportables : à la fois par l’énumération des violences, par l’importance du nombre des victimes, par la cynique justification des meurtres (la conversion !). Et pourtant le personnage n’en paraît pas vraiment affecté : à peine croit-­‐il les faits, et tout juste les trouve-­‐t-­‐il « admirables ». Grâce à la polyphonie du discours, l’auteur (Voltaire) entend bien nous scandaliser, le personnage (Scarmentado), lui, reste en-­‐deçà. En effet, la relation de Las Casas est délibérément destinée à bouleverser son lecteur et à le persuader de l’horreur des faits. Après avoir insisté sur le pacifique bonheur des populations, l’évêque entreprend une énumération méticuleuse (registre réaliste) des crimes commis. Nous ne sommes plus dans la fiction comme chez Voltaire, mais de la même manière celui qui raconte reste simple comptable. À l’indifférence (incompréhension ?) de l’un fait face la froide narration de l’autre. L’effet sur le lecteur est le même. e
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Scarmentado : naïveté ou prudence ?  La naïveté de Scarmentado se signale tout au long du conte autant par ses silences que par ses interventions. Son absence de réaction face à des comportements scandaleux (Hollande), la manière dont il accepte sans sourciller les explications qu’on lui fournit (Angleterre), ses remarques incongrues (l. 76-­‐77), son adhésion aux thèses les plus effarantes (l. 74), ses interrogations (l. 41), ses erreurs (l. 170) : tout cela construit un personnage de naïf dont le but est évidemment de servir de révélateur aux maux que l’auteur veut dénoncer.  Toutefois, le personnage laisse apparaître au fil du texte des réactions qui semblent plutôt être du domaine de la prudence, voire de la stratégie : ses dérobades et ses fuites successives en témoigneraient à elles seules au même titre que ses silences. Mais on peut penser aussi à sa réponse (l. 128) au Grand Inquisiteur, à sa résolution de ne plus « entendre ni messe grecque ni latine… » (l. 179), ou aux propos destinés à rassurer et amadouer le grand mandarin chinois (l. 212 sq). L’épilogue du conte est en lui-­‐même une marque de cette prudence (voir ci-­‐après PAUSE LECTURE 2).  La relation de l’exécution capitale publique, dont Zola veut dénoncer la barbarie (qu’il s’agisse de ceux qui l’ordonnent, de ceux qui la montrent, ou de ceux qui la regardent), est faite par deux observateurs ingénus, variantes animales des Persans de Montesquieu, ou de Scarmentado. Le narrateur adopte le point de vue interne des deux compères, avec leurs propres mots, et donc leurs insuffisances pour nommer ce qu’ils ne connaissent pas. Cela crée un fort effet de décalage et contraint le lecteur à se décentrer pour considérer de façon nouvelle ce qu’il voyait mais ne regardait pas. La visée polémique du conte est donc pleinement réalisée. Et vous ? Commentaire comparé : Quelques éléments de ressemblance : Le plan : -­‐ Une même première approche séduisante. -­‐ Vient ensuite la première fausse note: T1 la mort sur le bûcher / T2 les querelles (NB dans T2 : l’évocation des querelles est beaucoup plus violente que la mention du bucher dans T1) -­‐ Puis les ennuis de Scarmentado en deux temps (T1 : prison puis discipline ; T2 :la bastonnade puis l’humiliation) -­‐ Le nouveau départ fuite (explicite dans T2) La visée : -­‐ Dénonciation des abus (lucre) et du fanatisme religieux (brutalité, déni de justice). NB : dans T1 la dénonciation dans le T1 est plus virulente que celle du T2 en raison de la dimension individuelle et de l’adoucissement suggéré par l’aventure amoureuse. Le personnage de Scarmentado : -­‐ même naïveté au début, mais du texte 1 au texte 2 on perçoit une certaine évolution puisque il n’y a pas de fuite explicitement mentionnée dans le 1, contrairement au T2. Possibilité d’une prise de conscience ?. Vers l’oral du bac 1. On attend deux pistes d’analyse : – la fiction et ses procédés de séduction : effet des réel, progression dramatique, personnage naïf, ironie (transition vers…) – la visée argumentative : dénonciation des méthodes de l’Inquisition : mise en scène, enjeux politiques, brutalité, et même barbarie (mission de conversion catholique en Amérique). 2. On attend une analyse : – du registre ironique : les signaux de reconnaissance du genre du conte, les sous-­‐entendus du propos. – du registre satirique : la critique des institutions romaines, la dénonciation du fanatisme religieux. e
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 Pause lecture 2  p. 51 Quelles ultimes leçons sur l’existence humaine peut-­‐on tirer du conte ? Retour au texte  Lors de son séjour en Inde, Scarmentado échappe au châtiment et au paiement d’une amende parce qu’il a su se taire (« je ne disais mot » 236), sans doute « instruit par le passé » (245), et conscient que « les voyages [l’]avaient formé ». Cette avant dernière étape de son périple constitue donc un franchissement important dans son apprentissage. Mais la leçon qu’il en tire est ambiguë : passivité ? Renoncement ? Lâcheté ? Égoïsme ? ou au contraire sagesse ? Stoïcisme ?  La conclusion que tire Scarmentado (270-­‐275) est une profession de foi qui explique les raisons de son renoncement à poursuivre son périple : l’ironie est amère, et derrière les jugements positifs « si sage…beau…bon…admirable » il y a le constat accablant d’une humanité vouée au Mal, dans laquelle la parole elle-­‐même est inopérante (« on n’avait rien à répliquer … ») et en regard de laquelle les désillusions personnelles sont finalement douces. Interprétations Piété et tyrannie  L’évocation satirique de Aureng-­‐Zeb repose sur le contraste comique entre la réputation et le faste hyperboliques qui précède le personnage (« des merveilles…pompeuse cérémonie…le plus pieux ») et la trivialité du présent qui lui est offert (« le balai »). Mais la satire va plus loin, et son compère Muley Ismaël en est également la cible : leur prétendue dévotion se heurte à la cruelle réalité de leur crimes dont Scarmentado souligne la brutalité (« égorgé… emprisonné… morts dans les supplices… coupait des têtes… » et l’ampleur (« un des frères… son père… vingt raïas et autant d’omras… tous les vendredis… ). Ces hyperboles répondent ironiquement et tragiquement d’autres procédés d’amplification : « sacrée majesté du sérénissime… ».  La brève allusion aux souverains européens (240-­‐244) esquisse un idéal d’exercice du pouvoir tolérant. On pense évidemment à certains princes éclairés de l’Europe du Nord et à ce précepte tiré de La Voix du sage et du peuple (1750, un des 1ers ouvrages censurés de Voltaire) : « Le prince philosophe encouragera la religion qui enseigne toujours une morale pure et très utile aux hommes ; il empêchera qu’on ne dispute sur le dogme, parce que ces disputes n’ont jamais produit que du mal ». La dénonciation de l’esclavage  et  Le premier argument du capitaine nègre, pour justifier le fait que blancs et noirs ne puissent être qu’ennemis, repose sur la différence physique entre les uns et les autres. Derrière une pertinence logique de surface (« par conséquent… »), cet argument (ethnologique) est absurde puisqu’il repose sur un présupposé moralement inacceptable. Le second argument (par analogie), qui évoque les tourments subis pas les esclaves, équivaut à invoquer la loi du talion et la loi du plus fort, négligeant à nouveau toute référence morale. Le raisonnement, logiquement construit, est donc inacceptable, puisqu’il s’appuie sur des présupposés non partagés (paradoxaux). Dans l’extrait tiré de L’Esprit des Lois, Montesquieu fait le même usage ironique d’un raisonnement absurde, et donc inacceptable. Au cynisme du 1er argument, succède un non moins odieux recours à la nécessité économique (quelle disproportion entre le bénéfice mercantile et les pertes humaines !). L’argument raciste des § 4 et 5 se superpose exactement – de façon inversée ! – à celui invoqué par le capitaine ; quant aux deux dernières propositions, elles s’appuient sur des présupposés ethnocentriques (culturels et religieux), évidemment insoutenables.  Le raisonnement absurde du capitaine a évidemment pour but de soutenir –par ironie – la dénonciation de l’esclavage par Voltaire. On repèrera trois cibles : les thèses raciales (racistes) qui défendent l’esclavage au nom d’une prétendue loi sacrée, la barbarie des pratiques esclavagistes, l’appât du gain qui aveugle les Européens au point de les priver de toute humanité et tout relativisme (voir Candide, ch. XVII : « Quelques enfants du village, [...] jouaient au palet à l’entrée du bourg ; [...] leurs palets étaient d’assez larges pièces rondes, jaunes, rouges, vertes, qui jetaient un éclat singulier. Il prit envie aux voyageurs d’en ramasser quelques-­‐uns ; c’était de l’or, c’était des émeraudes, des rubis [...] ». On y ajoutera un dernier aspect, qui ne concerne pas seulement l’esclavage : la pratique de la loi du plus fort.  Les colons blancs du roman de Céline, tiennent un discours qui fait écho de façon inversée et à 200 ans de distance à la dénonciation de Voltaire dans ce passage : on retrouve les mêmes présupposés raciaux et e
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culturels, la même violence (verbale et physique), la même exploitation économique, la même méconnaissance de l’Autre. Il est à noter que si la visée argumentative de Voltaire dans ce passage est sans ambiguïté, celle de l’auteur du Voyage au bout de la nuit est moins nette… Scarmentado : enfin lucide ?  On renverra pour ces questions à ce qui a été dit en réponse à la question 7 de la rubrique TESTEZ VOTRE LECTURE et à la question 2 ci-­‐dessus. Et vous ? Dissertation Plan possible pour la dissertation (à accompagner d’exemples littéraires et non-­‐littéraires) I. Les bénéfices peu avouables de la satire et de la caricature 1) Une arme redoutable qui touche sa cible non dans ce qu’elle est vraiment, mais plutôt dans ce qu’elle laisse voir. 2) La dérision est un moyen de « briller » en faisant rire aux dépens de… 3) Une façon de suppléer à une argumentation défaillante par la simplification. II. Le grossissement du trait : une défaite de la pensée 1) Il risque de provoquer l’effet inverse de celui attendu. 2) La simplification ne tient en aucun cas lieu d’argumentation pour faire admettre son point de vue. 3) L’attaque « ad hominem » a peu de chance d’être généralisable. 4) Intellectuellement cela n’honore pas celui qui l’utilise, puisque justement il se dérobe devant le combat sur le fond des idées. III. Éloge de la satire authentique 1) Elle peut être vraiment drôle à condition de ne pas être méchante. 2) Elle doit pouvoir être soutenue par des arguments. 3) Elle doit avoir une portée universelle. Vers l’oral du bac 1. La visée argumentative / Pistes possibles : 1. Les cibles de Voltaire – le fanatisme, et la dévotion outrancière ; – le despotisme ; – la méconnaissance de l’autre ; – l’ethnocentrisme européen. 2. L’argumentation indirecte – l’ironie ; – le discours polyphonique. 2. La satire / Pistes possibles : 1. Les ressorts comiques – les faits d’ironie (les procédés de rupture) ; – les procédés d’amplification (parallélismes, grossissement) ; 2. La dénonciation – les querelles dérisoires, les pratiques judiciaires, le pape (voir supra « la visée argumentative », 1) e
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D’Holbach, Le Bon Sens, conte oriental. Testez votre lecture  p. 58  et  Un derviche, fort pieux, fort considéré et fort choyé par ses voisins, décide un jour de faire le pèlerinage de La Mecque afin de remercier Dieu de tant de félicité. Son voyage est un parcours enchanté : les hommes, pourtant en guerre, le saluent avec cordialité et respect, la nature lui offre à foison ses libéralités. Devant tant de bonheur, le derviche ne cesse de louer la Providence. Pourtant, alors qu’il a franchi les montagnes qui se dressent sur sa route, le derviche se trouve face au spectacle hideux d’un champ de bataille couvert de morts et de blessés. Des charognards et des loups se repaissent des restes humains et le derviche, qui a miraculeusement le don de les comprendre, les entend louer, à leur tour, la Providence si généreuse pour eux.  Les caractéristiques du conte sont ici réunies : la brièveté, la présence d’un personnage principal à qui il arrive une suite d’aventures (péripéties prenant ici la forme d’un voyage), la présence du merveilleux. La leçon (morale, enseignement) finale à tirer, reste cependant non exprimée. C’est au lecteur de conclure lui-­‐
même sur la portée philosophique (métaphysique) du récit.  et  Le derviche est un homme de prière, plongé dans la contemplation bienheureuse (« jours tranquilles…solitude agréable »). Ses seuls moyens de subsistance lui sont fournis par les gens des alentours qui voient en lui leur intercesseur auprès de Dieu. Personnage principal du conte, le derviche n’est pas un héros : nul exploit, ni surtout rien qui puisse attirer la sympathie du lecteur ou son désir d’identification. Sa naïveté, son optimisme béat, son insouciance d’homme coupé du monde, nous le montrent bien incapable de porter un message positif.  et  Les bontés de la providence se résument, aux yeux du derviche, aux bienfaits d’une nature prodigue en fruits et fleurs, aux provisions généreusement fournies par ses voisins, et à la respectabilité que lui vaut son habit. En revanche, cette vision idyllique se dissipe bien vite au spectacle de la guerre et de ses ravages. On peut remarquer que cette vision ne provoque en lui que de la consternation (« son âme en est consternée ») : nulle mention de ce qu’il (se) dit jusqu’à la fin du conte… Comment interpréter ce silence ? Peur devant une révélation soudaine ? Incrédulité et refus de renoncer à ses illusions ? À moins qu’il ne tire pour lui-­‐même la leçon que la parole des loups laisse entendre.  Dans la perspective philosophique de d’Holbach la Providence est une fable : « [L’Homme] s’imagine que l’univers entier est fait pour lui. » (Le Bon Sens, § 94) Lorsque les loups interprètent la félicité qui leur échoit avec les mêmes mots que le derviche quelques lignes plus haut, le philosophe entend discréditer d’un coup la notion de Providence ; le renversement de perspective (ici ce sont les loups, ce pourrait être n’importe quel autre animal, n’importe quelle plante) veut montrer – par l’absurde – qu’« Une imagination enivrée ne voit dans l’univers que les bienfaits du ciel, un esprit plus calme y trouve et des biens et des maux » (ibid. § 99). e
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 Pause lecture  p. 59 Retour au texte  Le franchissement du « sommet de la montagne », revêt une fonction dramatique et symbolique : le lieu correspond en effet à un moment décisif du voyage du derviche, celui qui le fait passer d’un monde paisible à un monde de violence extrême (de l’humanité bienveillante à la déshumanisation). C’est aussi le passage d’une illusion à une désillusion. Celui du renversement philosophique qui constate l’inanité de la notion de Providence.  Le mot Providence apparaît à trois reprises : « [les] bienfaits dont sa providence le comblait [...] la main riche et libérale de la providence qui se montre partout occupée du bonheur de la race humaine [...] ta providence, qui veille sur tes créatures ». Chaque fois la notion (voir lexique, p. 107) est déterminée de façon élogieuse avec une accumulation de termes mélioratifs. La succession des deux points de vue (le derviche (1 et 2) puis les loups (3), avec la même détermination hyperbolique, fonctionne comme un signal ironique invitant le lecteur à s’interroger sur la notion et, évidemment, à la remettre en cause. Interprétations Le conte oriental  Voir ci-­‐dessus, « Testez votre lecture », réponse à la question 3.  Les ingrédients du conte oriental sont réunis : référence géographique, culturelle et religieuse, stéréotype du lieu édénique (rappel des peintures ou tapisseries orientales, cf. p 22,26, 56), pouvoir magique conféré au personnage, mais aussi violence et cruauté. Le conte de d’Holbach peut être rapproché par exemple du Zadig de Voltaire. La dénonciation de la guerre  Le champ de bataille est décrit précisément du « point de vue » du derviche, ce qui confère sa force à la visée argumentative. On notera l’insistance sur le caractère visuel de ce moment : « spectacle hideux se présente tout à coup à ses regards [...] II découvre [...] Il la mesure des yeux et la voit couverte [...] Cette vue plonge… ». La violence transparaît dans le vocabulaire (« désolée…fer… flamme… cadavres… sanglante… dévoraient… corps morts… ». La dimension tragique est suggérée par le vocabulaire : « vaste plaine…entièrement désolée » et les figures de l’amplification : « plus de cent mille... » (hyperbole) , « les aigles, les vautours, les corbeaux et les loups » (énumération). La question de la Providence  Sitôt franchi le sommet de la montagne, le derviche est abattu (étymologie de « consterné »). Quelque chose en lui s’effondre, la parole lui manque, et son épouvante (voir réponse à la question 5) cède le pas à « une sombre rêverie ». Le lecteur ne saura jamais la conclusion qu’il tire de ce surgissement de l’enfer après la traversée du paradis. Les exclamations enthousiastes de la première partie de son voyage ont fait place à un silence qui pourrait bien être celui de la désillusion.  et  L’exclamation finale des loups est drôle parce qu’elle est le démarquage d’une parole déjà entendue dans la bouche du derviche (l. 34) ; mais le sourire du lecteur provient surtout du fait qu’elle éclaire de façon ironique le débat sur la Providence. La leçon du conte, que le derviche formule peut-­‐être en son for intérieur, est suggérée par l’absurdité de la situation et le double renversement qui s’opère : le derviche passe d’un monde idyllique à un autre qui dément brutalement son enthousiasme, puis ce sont les loups qui sont dans la posture des zélateurs de la providence : en mettant en évidence la relativité de la notion, le philosophe la réduit à néant. On lit au dans le Bon Sens, § 93 : « On nous répète à tout moment que nous devons à la providence une reconnaissance infinie pour les bienfaits sans nombre dont il lui plaît de nous combler. On nous vante surtout le bonheur d’exister. Mais hélas ! Combien est-­‐il de mortels qui soient véritablement satisfaits de leur façon d’exister ? », puis, au § 97, cette question ironique : « Tous ces animaux ne raisonneraient-­‐ils pas aussi juste que nos théologiens s’ils prétendaient que l’homme a été fait pour eux ? ». Voilà en deux remarques la leçon du conte.  La question de la Providence ne fait réellement partie du débat des idées qu’à la fin du XVIIe siècle. Elle ne prend des proportions philosophiques polémiques qu’à l’époque des Lumières. Jusque là, et la fable de La Fontaine porte témoignage de cette vision chrétienne originelle, il va de soi que « Dieu fait bien ce qu’il fait ». La question du mal, dont on ne nie pas l’existence, est résolue par le dogme la faute originelle : c’est le discours de Pascal, par exemple, au XVIIe siècle. e
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Diderot, Les Deux amis de Bourbonne Testez votre lecture  p. 66  Les différents locuteurs repérables : – Mme de Prunevaux (c’est elle dont on entend la voix dès le début du conte). – Le subdélégué Aubert (Mme de Prunevaux lui cède la parole, l. 107) – Le curé Papin, dont la lettre est jointe au récit du subdélégué. – Madame de Maux, la mère de Mme de Prunevaux, dont la lettre en réponse au curé Papin est jointe au récit de Mme de Prunevaux. – Un locuteur anonyme (Diderot ) qui prend la suite du récit de Me de Prunevaux pour développer une réflexion littéraire sur le genre des contes.  Chronologie de Félix : 1re étape : Les deux amis : Olivier et Félix vivent en bonne entente (68). 2e étape -­‐ La clandestinité : à la mort d’Olivier Félix prend la fuite ; il rencontre les charbonniers et, ignorant le destin de son ami, entreprend de le retrouver. Une altercation avec la maréchaussée entraine la mort du charbonnier (189). 3e étape -­‐ Félix en charge de deux veuves : Félix apprend la mort de son ami Olivier. La veuve du charbonnier et celle d’Olivier sont désormais les compagnes de son désespoir (256). 4e étape-­‐ La fuite infinie : Félix devient garde chasse, mais à la suite d’une nouvelle querelle il doit à nouveau s’enfuir ; il s’engage chez les Prussiens ; on perd sa trace (314).  Les preuves de l’amitié qui unit les deux hommes sont multiples : la narratrice rapporte qu’ils se sauvent réciproquement la vie plusieurs fois (10-­‐12-­‐26), que lorsqu’un Olivier est tombé amoureux, Félix s’est effacé alors que pourtant il aimait la même fille ; qu’enfin le jour où Olivier apprit la condamnation de Félix, il se sacrifia et perdit la vie pour sauver son ami. Cette amitié, dont la narratrice dit qu’elle peut sembler « animale » (c’est-­‐à-­‐dire instinctive), est visible dans les choix d’écriture : on sera sensible aux occurrences des pronoms et adjectifs indéfinis « même », ou de l’adverbe « ensemble », ou des verbes pronominaux réfléchis.  Deux registres peuvent caractériser le récit de la vie de Félix : tout deux sont destinés à provoquer attente et émotion chez le lecteur. Il s’agit d’abord du registre dramatique, qui s’appuie essentiellement sur la conduite du récit avec sa succession de péripéties, ses fragments de dialogue (différents types de discours rapportés), l’absence presque constante de description (au profit de la narration). Le second est le registre pathétique, qui insiste sur l’expression des sentiments, essentiellement celui de la douleur. Le vocabulaire sera particulièrement analysé. On sera également attentif aux tournures exclamatives, à toutes les figures de l’amplification et à l’utilisation des différents temps de la conjugaison dans le récit. Cet aspect du conte renvoie directement à la notion de sensibilité (v. p. 74)  La lettre du curé Papin arrive comme un contre-­‐point abrupt à la fin du récit de la vie de Félix. Le conte s’est efforcé de (dé)montrer la vertu de Felix, en dépit de ses manquements à la loi civile, en insistant sur la dimension presque christique du personnage. Pas une seule fois le récit ne fait référence aux vertus chrétiennes : elles sont pourtant omniprésentes, démontrant « qu'on peut être en état de faire du bien, et de se rendre plus utile au monde par la Morale sans la foi, que par la Foi sans la Morale » (voir texte complémentaire page 73). La lettre du curé affirme, par la thèse inverse, qu’il ne peut y avoir de vertu en dehors de la Foi. Cette lettre, à ce moment du conte, ne peut pas faire adhérer le lecteur à la thèse qu’elle défend, tant la vie et le personnage de Félix ont convaincu le lecteur de la quasi sainteté du personnage. C’est pour Diderot une façon de faire entendre les échos de son athéisme.  L’histoire des Deux amis de Bourbonne ne possède pas les caractéristiques propres au conte philosophique du XVIIIe siècle. Il y manque sans doute la concision de l’intrigue et la fantaisie des personnages, incompatible avec la coloration sensible du propos. Le souci du réalisme, qui ne laisse place à aucune forme de merveilleux, n’est pas plus un trait du conte traditionnel. En revanche, il ne fait pas de doute que le conte possède une visée argumentative, qui place l’histoire des deux amis au cœur d’une réflexion sur les rapports entre la foi et la morale.  Diderot distingue trois types de contes : – le conte « merveilleux », dans lequel l’auteur a laissé libre cours à son imagination, sans se contraindre à une quelconque vérité. Le lecteur ne doit chercher aucune fidélité à un monde qu’il connaît. Le pacte de e
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lecture autorise toutes les fantaisies. Les aventures d’Ulysse peuvent relever de ce conte-­‐là. Dans ce conte on sera attentif au fond. – le conte « plaisant », sans doute moins irréaliste que le précédent, mais extravagant malgré tout, gagnant surtout son pari de séduction par le charme de son écriture. De ce conte-­‐là on retiendra la forme. Le poète La Fontaine est de ces conteurs. – le conte « historique », à la manière de ceux de Diderot, qui est affaire d’illusion, de détails : dans ces contes la vérité est le but, la poésie le moyen. Ici tout se joue dans l’effet minutieux du réel ; Diderot, critique d’art, connaît bien les ressorts de cette manière des peintres d’être à la fois véridiques et menteurs. e
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 Pause lecture 1  p. 68 Comment toucher le lecteur par la peinture de l’amitié ? Retour au texte  L’emploi des temps de la conjugaison dans l’extrait correspond à l’emploi standard des temps du récit (il s’agit de celui fait par le subdélégué). Les temps du passé sont représentés : imparfait et passé simple alternent selon les besoins de la narration. Le passé simple est dominant, pour signifier la succession des événements et contribuer au registre dramatique. Le récit fait en outre un usage important du présent de narration, particulièrement dans les moments les plus dramatiques: lignes 165-­‐176, 192…. On trouve, à la ligne 186, un emploi particulier : il s’agit du présent l’énonciation, puisque la phrase appartient au discours du subdélégué : « la maison d’Olivier, qui est située, comme vous savez … » (le vous désigne les interlocutrices).  Les registres dominants sont ceux de l’ensemble du conte : – registre dramatique, soutenu par la succession des événements, les faits de juxtaposition, l’alternance du récit et des éléments de discours rapporté, les effets d’insistance (énumération : 172), l’emploi du présent de narration (voir ci-­‐dessus). – registre pathétique, traduit par le vocabulaire des sentiments, les modalités exclamatives, suspensives et interrogatives. L’alliance de ces deux registres est à rattacher au courant sensible et à une volonté de dramatisation théâtrale ; ce qui n’étonnera pas sous la plume de Diderot (voir ci-­‐après).  Le choix délibéré du seul discours direct (dans cet extrait et dans le reste du récit de la vie de Félix) correspond à cette recherche de la vérité dont parle par ailleurs Diderot. On peut aussi penser à l’écriture dramatique du théâtre. Pour mémoire on peut noter la présence du discours narrativisé : « elles le prièrent si instamment de vivre, elles lui remontrèrent d'une manière si touchante qu'il était leur unique ressource, qu'il se laissa persuader. ». Interprétations La marque du théâtre  Quelques scènes : « Il s'arrête à la porte ; il étend le cadavre à ses pieds, et s'assied le dos appuyé contre un arbre, et le visage tourné vers l'entrée de la cabane. [...] « Elle s'éveille ; elle ne trouve point son mari à côté d'elle ; elle cherche Félix des yeux ; point de Félix. Elle se lève ; elle sort ; elle voit ; elle crie ; elle tombe à la renverse. Ses enfants accourent, ils voient, ils crient ; ils se roulent sur leur père ; ils se roulent sur leur mère. La charbonnière, rappelée à elle-­‐même par le tumulte et les cris de ses enfants, s'arrache les cheveux, se déchire les joues [...] […] Dans le premier moment, il tourna ses yeux autour de lui, comme un homme qui sort d'un profond sommeil, et il dit : « Où suis-­‐je ? Femmes, qui êtes-­‐vous ? » La charbonnière lui répondit : « Je suis la charbonnière. » Il reprit : « Ah ! oui, la charbonnière... Et vous ?... » La femme Olivier se tut. Alors il se mit à pleurer, il se tourna du côté de la muraille, et dit en sanglotant : « Je suis chez Olivier... ce lit est celui d'Olivier... et cette femme qui est là, c'était la sienne ! Ah ! » Quelques sommaires : « il revint sur le champ de bataille ; il mit le cadavre du charbonnier sur ses épaules, et reprit le chemin de la cabane, où la charbonnière et ses enfants dormaient encore. « Ils passèrent ainsi trois jours et trois nuits à se désoler [...] Après un long circuit à travers nos montagnes et nos forêts, ils arrivèrent à la maison d'Olivier, [...] Puis il défaillait, puis il revenait, et disait en soupirant : « Que ne me laissait-­‐il ? Pourquoi s'en venir à Reims ? Pourquoi l'y laisser venir ? » Puis sa tête se perdait ; il entrait en fureur ; il se roulait à terre, et déchirait ses vêtements. [...] pendant tout le temps qu'il resta dans cette maison, il ne se coucha plus. Il sortait la nuit, il errait dans les champs, il se roulait sur la terre, il appelait Olivier ; une des femmes le suivait et le ramenait au point du jour.  Les paroles de Félix apparaissent sous forme de phrases presque exclusivement interrogatives, impératives ou exclamatives « Tuez-­‐moi [...] Tuez-­‐moi ; enfants, par pitié, tuez-­‐moi [...] Femme, prends ton bissac, mets-­‐y du pain, et suis-­‐moi [...] Où est Olivier ? [...] Et vous êtes leurs femmes, et vous me secourez ! [...] « Que ne me laissait-­‐il ? Pourquoi s'en venir à Reims ? Pourquoi l'y laisser venir ? [...] Où suis-­‐je ? Femmes, qui êtes-­‐vous ? [...] Ah ! e
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oui, la charbonnière... Et vous ?... [...] Je suis chez Olivier... ce lit est celui d'Olivier... et cette femme qui est là, c'était la sienne ! Ah ! » C’est la traduction verbale du grand désarroi qui anime le personnage. De plus ces types de phrases, très expressives, accentuent la théâtralité des situations. (voir le texte en écho page 69)  Tels les acteurs du drame bourgeois, ou les personnages de la peinture édifiante (Greuze, Le Fils puni), semblables également aux acteurs du mélodrame au siècle suivant, les personnages de cet épisode sont définis par leurs gestes. Le comportement du corps (geste, déplacement, posture, voix) traduit le sentiment. Dans l’extrait des Entretiens sur le Fils naturel (page 69), Diderot souligne la dimension physique du jeu théâtral et il précise que c’est bien l’acteur (être de chair) qui donne à la parole son énergie. Dans l’extrait qui nous occupe, la gestuelle des personnages est la manifestation naturelle et indispensable de leurs émotions. On peut remarquer que ces mentions s’apparente aux didascalies d’un texte théâtral. « il mit le cadavre du charbonnier [...] il étend le cadavre à ses pieds, et s'assied le dos appuyé contre un arbre, et le visage tourné vers l'entrée de la cabane. [...] elle cherche Félix des yeux [...] Elle se lève ; elle sort ; elle voit [...] elle tombe à la renverse. Ses enfants accourent [...] ils se roulent sur leur père ; ils se roulent sur leur mère. [...] elle s'arrache les cheveux, se déchire les joues ; Félix immobile au pied [...] la tête renversée en arrière, [...] il entre [...] il tomba, et se fendit la tête [...] Les deux veuves le relevèrent [...] Puis il défaillait,[...] ; il se roulait à terre, et déchirait ses vêtements. [...] il tira son sabre, et il allait s'en frapper ; mais les deux femmes se jetèrent sur lui, [...] les voisins accoururent. On le lia avec des cordes, [...] il se tourna du côté de la muraille… » / On pourra comparer ces passages avec l’extrait du Fils Naturel (texte 2, p. 69-­‐70). Amitié et don de soi  La souffrance de Félix prend d’abord la forme de l’abattement, lorsqu’il ramène le corps du charbonnier : « Il étend le cadavre à ses pieds, et s'assied le dos appuyé contre un arbre, et le visage tourné vers l'entrée de la cabane. [...] Félix immobile au pied de son arbre, les yeux fermés, la tête renversée en arrière, leur disait d'une voix éteinte : « Tuez-­‐moi. » », puis lorsqu’il apprend la mort d’Olivier, son effarement est suivi d’un accès de douleur extrême qui confine à la folie : « Il se trouva mal ; il tomba, et se fendit la tête contre la huche à pétrir le pain. Les deux veuves le relevèrent ; son sang coulait sur elles ; [...] Puis il défaillait, puis il revenait, et disait en soupirant : « Que ne me laissait-­‐il [...] » Puis sa tête se perdait ; il entrait en fureur ; il se roulait à terre, et déchirait ses vêtements. Dans un de ces accès, il tira son sabre, et il allait s'en frapper ». Pour finir, le sentiment de douleur s’estompe et Félix retrouve ses esprits : « et il resta comme mort pendant trois ou quatre jours, au bout desquels la raison lui revint. Dans le premier moment, il tourna ses yeux autour de lui, comme un homme qui sort d'un profond sommeil… »  La première douleur passée ([elle] sort ; elle voit ; elle crie ; elle tombe à la renverse [...] s'arrache les cheveux, se déchire les joues ») la charbonnière montre la même dignité que la femme Olivier (« Au silence de cette femme, à son vêtement, à ses pleurs, il comprit qu'Olivier n'était plus »). Puis les deux femmes se dévouent pleinement pour apporter leur soutien à Félix : « Les deux veuves le relevèrent ; son sang coulait sur elles ; et tandis qu'elles s'occupaient à l'étancher avec leurs tabliers [...] Ces deux femmes en eurent tant de soin, elles lui inspirèrent tant de pitié, elles le prièrent si instamment de vivre, elles lui remontrèrent d'une manière si touchante qu'il était leur unique ressource, qu'il se laissa persuader. [...] Une des femmes le suivait et le ramenait au point du jour. » Le conte délaisse ici le thème de l’amitié pour célébrer plus généralement le don de soi à travers les personnages des deux femmes. Et vous ? Écriture d’invention 1. Plusieurs pistes possibles : – L’amitié se manifeste dans la douleur (Félix). – L’amitié continuée par le don de soi (les deux veuves). 2. Plusieurs pistes possibles : – La technique du récit (alternance récit discours, locuteurs différents) – La succession des événements – Les lieux et les personnages : mythologie du bandit – Les sentiments. e
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 Pause lecture 2  p. 71 Comment le conte « historique » devient-­‐il conte philosophique ? Retour au texte  Les différents énonciateurs : – Le subdélégué Aubert : 315-­‐323 ; – Le curé Papin (sa lettre) : 327-­‐355 ; – La narratrice, Mme de Prunevaux : 356-­‐358 // 369-­‐374 (on ?) ; – Mme de Maux – Maman (sa lettre) : 359-­‐368.  La lettre du curé Papin obéit à la rhétorique et au vocabulaire des sermons (ceux de Bossuet contenaient plus d’humanité !) : d’où l’abondance du lexique religieux : « La Providence qui a châtié [...] la volonté de Dieu [...] aux yeux de Dieu [...] sentiments de la piété [...] respect dû à l'Église [...] la loi du souverain [...] sans sacrements [...] signe de religion [...] aucune marque de repentir [...] tribunal de la pénitence [...] écoles de la paroisse [...] L'évangile[...] sa charité[...] le pasteur… »  Les deux mots « touchée » et « éclairée » recouvrent exactement la distinction entre cœur et esprit, ou sentiment et raison. Par ce distinguo Mme de Maux semble se féliciter d’avoir échappé à temps à une faute (le verbe « séduire » à la ligne 362 traduit un sentiment de culpabilité : séduire c’est écarter hors du droit chemin). Cette nuance lexicale vaut surtout par ses enjeux : voilà en effet un curieux renversement, qui fait de la pitié et de la charité des fautes contre l’esprit et du curé Papin un directeur de conscience chargé du « bon choix » rationnel des âmes méritant d’être sauvées, plutôt que d’encourager sans exclusive l’amour du prochain. Diderot prend ici le relais de toutes les critiques athées et anticléricales de son époque, et réactive le débat sur le conflit entre Foi et morale (voir infra et texte 1 page 72). Interprétations La vertu et la piété  Le curé Papin utilise les mots de la justice civile pour qualifier les deux amis : « deux brigands, dont tous les pas dans ce monde ont été trempés de sang [...] » ; leur humanité même est mise en doute : « des gens de cette espèce ». Il oppose « ces deux hommes » (valeur péjorative du démonstratif) aux « vrais indigents ». Quant à la femme Olivier c’est « une arrogante ». ,  et 12 La thèse soutenue par le curé Papin est que l’amitié qui a lié ces deux hommes ne peut être considérée comme une vertu admirable, puisque les deux hommes ont vécu en dehors des règles de l’Église : brigands aux yeux de la justice des hommes, ils sont aussi -­‐et surtout-­‐ des mécréants (« aucun signe de religion aucune parque de repentir ») et des païens. Leur vertu est peut-­‐être reconnue au nom de la nature, mais pas au nom de Dieu. De ce fait ils ne peuvent prétendre bénéficier de la charité chrétienne. La manière dont la « femme Olivier » a négligé le secours de l’Église dans l’éducation de ses enfants est d’ailleurs un argument supplémentaire pour considérer qu’il n’y a pas de salut possible. Le texte-­‐écho 1 reprend, de manière moins agressive et implicitement, cette idée dans les propos de la Maréchale, sans doute sous l’influence de son confesseur. Le texte écho 2, dans la droite ligne du courant encyclopédiste, argumente clairement en faveur de la thèse inverse : il peut y avoir une morale et une vertu en dépit de l’absence de la Foi. Un point e vue différent  L’avis du subdélégué (l. 315-­‐323) montre que ce dernier, qui n’a pas lu la lettre mais qui connaît son bonhomme, a bien compris que l’homme d’Église jugerait Félix avec les œillères de sa croyance, ses préventions (« la tête un peu étroite » dit cela par litote). Plus grave, il le soupçonne de manquer de l’élémentaire charité chrétienne (il a « le cœur mal tourné »), et donc de cet amour du prochain qui devrait être sa règle de conduite. La réponse de Mme de Maux au curé peut sembler étrange. Maîtresse de Diderot, cette aristocrate que l’on pourrait croire « éclairée » par la fréquentation de son amant, voire partageant les mêmes réticences quant à la foi, ne formule aucune objection à l’encontre de la thèse et des arguments du curé Papin. Elle salue son analyse du cas des deux amis, et le remercie de l’avoir remise dans le droit chemin. Elle va même jusqu’à lui confier son obole à destination d’autres âmes plus dignes de Dieu. Faut-­‐il voir là l’attitude d’une personne « sous influence » ? est-­‐elle réellement de bonne foi ? ou au contraire fait-­‐elle preuve de cynisme ironique ? Rien dans le texte ne permet de décider. Personnage à rapprocher de la Maréchale de ***. (texte écho 1) e
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La narratrice (369-­‐374) se garde bien de juger les propos de Mme de Maux (sa mère…) : on peut comprendre qu’elle préfère dire allusivement tout le mal qu’elle pense du curé Papin : avec l’expression modalisée « on pense bien », qui met le lecteur de son côté en soulignant l’attitude prévisible du curé, et avec l’évocation soigneusement pathétique du dénouement de cette affaire : « péri de misère…réfugiée dans la forêt…malgré son grand âge…elle subsiste comme elle peut… » Du conte historique au conte philosophique  et 11 Le conte est un éloge de l’amitié. L’histoire des deux amis illustre la façon dont deux être frustes peuvent atteindre, sans l’aide d’aucune pensée religieuse consciente, la vertu absolue. La lettre du curé Papin, apporte un point de vue opposé (voir réponse aux questions 5 et 6). L’amitié n’y est plus reconnue comme une vertu en soi, mais comme dépendante de la bonne pratique religieuse. Le « brevet de bonne conduite en amitié » et les bénéfices de la charité chrétienne qui l’accompagnent, ne peuvent, selon le point de vue du curé Papin, être attribués sans l’estampille de l’Église. Il s’agit bien d’un renversement par rapport à ce que dit et montre le conte. Mais cela n’invalide pas pour autant la leçon. On est, à ce moment du conte, au cœur d’un débat qu’illustrent les deux textes-­‐échos (p. 72-­‐73) : celui qui pose la question d’une morale sans religion et qui se demande si l’on peut être vertueux et athée. Les philosophes des Lumières osent là une réflexion nouvelle ; plus tard on parlera de « morale laïque », non sans avoir frôlé le vertige nihiliste : « si Dieu n’existe pas, alors tout est permis » (Dostoïevski). Et vous ? Dissertation Plan possible (à accompagner d’exemples littéraires) I. Le roman, défense et illustration du Bien – Conformité à la morale universelle, qui ne peut laisser penser que le mal triomphe. – Une satisfaction pour le lecteur, qui se trouve conforter dans sa morale personnelle. – Le triomphe du bien et de la vertu satisfait un besoin esthétique d’équilibre et d’apaisement. II. Le roman, le lieu des infractions. – La vraie vie n’est pas forcément le triomphe du bien et de la vertu. – Un dénouement hors des normes du genre peut être stimulant pour l’esprit et le cœur. – La peinture du vice et du mal peut-­‐être littérairement et esthétiquement plus forte. Vers l’oral du bac 1. Plusieurs pistes possibles : – les vertueux : la vertu est indépendante de la religion -­‐ le subdélégué A., Mme de Prunevaux.(R7-­‐R9) – le fidéiste : Il n’y a de vertu en dehors des voies de la Foi chrétienne – Papin.(R5-­‐6) – le cas de Mme de Maux : comment interpréter sa lettre ? (R8) 2. Plusieurs pistes possibles : – Les trois types de contes (voir « Testez votre lecture », réponse à la question 7) – Éloge de la vérité de la nature et des « petites circonstances » – Diderot, critique d’art. e
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 Lecture transversale 1  p. 79 Qu’est-­‐ce qu’un conte au temps des Lumières ? Retour au texte  La nouvelle relève du genre romanesque, mais est centrée sur un événement, un personnage ou deux personnages, lesquels possèdent une réelle épaisseur. C’est un genre bref, peu propre à véhiculer des leçons, contrairement au conte ; ce dernier ajoute à la brièveté, une portée didactique nette, et une thématique qui s’éloigne souvent de l’effet de réel. Les personnages du conte sont souvent des silhouettes au service d’une idée. L’apologue, plus bref encore, est franchement didactique (en vers, on parle de fable) : tout y rapidement esquissé (personnage, cadre, intrigue), seule compte la leçon (la morale). Au regard de ces critères, il apparaît que le récit de Voltaire est un conte, et que celui de d’Holbach est à classer plutôt dans la catégorie des apologues. Le récit de Diderot relève davantage du genre de la nouvelle. Mais la fin (voir Pause lecture 2), la dilution de son intrigue (histoire d’une vie), la structure de la narration (éclatée et polyphonique) en font un objet littéraire à part. Interprétations Quels itinéraires ?  et  Les trois récits sont des récits de parcours. Le conte de Voltaire est un vrai voyage (cf le titre), initiatique et philosophique. Narré à la première personne, il accumule les péripéties, confrontant le héros à des obstacles dont chacun est destiné à lui apprendre la vie. À la fin le personnage de S. tire une leçon, une conclusion… et sa révérence : on peut parler d’une fin non aboutie, puisque le personnage ne semble pas avoir d’autre perspective que de courber le dos devant les épreuves. Le petit récit de d’Holbach est un « trajet », sans lieu vraiment, sans date. Symétriquement construit à partir de deux visions du monde (paradis vs enfer) il a, pour son auteur, le seul but de mettre à mal l’idée de Providence. La fin escamote totalement le personnage, dont on ne sait rien. L’histoire est réduite à un intermède dont le lecteur est invité à tirer seul la leçon. Sous le titre Les Deux Amis de Bourbonne Diderot propose un autre parcours : celui d’une vie. Mais l’existence de Félix s’apparente elle aussi à un cheminement symbolique, car sous la menace perpétuelle d’être pris, le personnage est obligé de se déplacer, et chacun des événements auxquels il doit faire face renforce l’éloge de l’amitié que constitue le conte. À la fin, ce ne sont ni la lettre assassine du curé Papin ni l’annonce de la mort misérable de Félix qui ne parviendront à ternir l’image de l’amitié. Des trois contes, celui de Diderot pourrait être considéré finalement comme le plus optimiste. Merveilleux ou réalisme ?  Le bref récit de d’Holbach, le plus conforme des trois au genre du conte, présente les caractéristiques du merveilleux : son absence d’ancrage presque total dans le temps et dans l’espace (voir la première phrase), son exotisme stéréotypé, le don de parole et de la conscience fait aux loups et surtout le pouvoir magique donné au derviche de les comprendre.  Le conte de Diderot répond à la typologie dressée par H. Coulet (texte 1, p. 79) : « son lecteur connaît l’illusion produite par le caractère cohérent, plausible, d’un monde imaginaire différent du monde réel et commandé par le monde réel » : l’histoire d’Olivier et de Félix, de leurs femmes et de leurs enfants, de leurs ennuis judiciaires, de leurs douleurs et de leurs espoirs, sont certes les fruits de la fiction narrative, mais jamais l’effet de réel n’y semble pris en défaut : « [le conteur] satisfera à deux conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps historien et poète, véridique et menteur » (Les Deux amis de Bourbonne, l. 416-­‐418). La succession pathétique des malheurs qui frappent Félix, qui est justement la marque du poète et du menteur, ne fait que renforcer l’illusion du réel et servir les intentions du texte. Une fiction qui enseigne ?  Le conte de Diderot, par son ampleur narrative, par la justesse de sa fiction (voir ci-­‐dessus la réponse à la question 5), par la discrétion de sa visée argumentative (l’échange épistolaire final n’est pas décisif), est sans doute le moins didactique des trois contes. Voltaire, malgré la fantaisie narrative des Voyages de Scarmentado, laisse voir ses intentions polémiques en jouant sur la structure répétitive et démonstrative des épisodes. Le Conte oriental de d’Holbach est paradoxalement celui qui relève le moins de la fiction (voir ci-­‐dessus la réponse à la question 4) et le plus de la didactique par son « enseignement » philosophique (métaphysique). e
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Des héros ?  et  Scarmentado est trop attentif à sauver son intégrité physique, trop centré sur lui-­‐même, trop « spectateur du monde » (cette indolence est le contre-­‐point de son ingénuité) pour représenter des valeurs morales ou sociales vraiment positives. Il y a chez lui peu d’empathie, peu de charité, peu d’humanité, finalement. Le personnage, lui-­‐même observateur, est surtout un objet d’observation et d’expérience, un révélateur ; il n’évolue presque pas dans sa « lecture » du monde. Paradoxalement le récit à la première personne ne laisse jamais transparaître quelque sentiment qui puisse l’humaniser, et donc être porteur de valeurs (positives ou négatives). Scarmentado, pour ces raisons, est surtout un prétexte (un support) à la visée argumentative du texte. Le derviche est tellement enfermé dans son égocentrisme (première moitié du conte) qu’il est vain de chercher en lui une valeur positive d’humanité. La pitié qu’il pourrait éprouver devant les ravages de la guerre ne suscite en lui qu’une « sombre rêverie ». Personnage inconsistant (cela est si vrai que la fin du conte l’escamote), il n’est là que pour servir la réflexion métaphysique, et il n’a finalement pas plus de « poids » dans la fiction que les loups. En revanche, Félix, Olivier et leurs familles, personnages du conte de Diderot, sont éminemment investis des valeurs de l’humanité la plus essentielle (l’allusion à Oreste et Pylade place d’emblée le conte dans une perspective anthropologique et mythique). Ces personnages font preuve d’amitié et de don de soi, ils éprouvent le sentiment de l’injustice, ils sont fidèles et courageux : toutes ces qualités permettent au conte d’être une belle histoire, qui touche la sensibilité, avant d’être une leçon de morale (quoi qu’en disent les dix dernières lignes du texte : l. 442-­‐452). e
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 Lecture transversale 2  p. 82 Pourquoi et comment penser l’homme dans le conte au XVIIIe siècle ? Retour au texte  Le conte de Diderot situe les événements dans les environs de Bourbonne, ville de Champagne ; le seul repère daté fourni par le texte concerne la bataille Hastenbeck (28) qui se déroula durant la Guerre de Sept ans en 1757. Le conte est donc strictement contemporain de son écriture et de sa publication. C’est de ce fait le plus réaliste des trois contes, le plus « historique » selon les termes de Diderot. Le conte de Voltaire raconte un voyage aisément repérable sur un planisphère, sans vraiment entrer dans des détails géographiques précis. Quant à la date de l’événement, il faut la situer (l. 31) à l’époque du roi Louis XIII (1610-­‐1643) et au moment du procès du ministre Barneveld, supplicié en en 1619 (61). L’époque choisie par Voltaire répond sans doute à un choix de prudence (éviter les allusions directes à l’actualité) et à un choix dramatique (l’Europe et l’orient sont alors profondément agités par toutes sortes de conflits). Le bref intermède de d’Holbach n’est ni précisément daté, ni précisément localisé ; à part quelques allusions « orientalisantes », il n’offre aucun repère d’aucune sorte, répondant ainsi parfaitement à sa vocation d’apologue. ,  et  On l’a vu (R8 supra), les personnages du conte de Diderot sont les seuls à réellement posséder une « épaisseur », une personnalité. De ce fait il n’y a que dans Les Deux Amis de Bourbonne que l’existence privée des personnages est réellement évoquée, alors que les questions touchant la vie publique ne sont abordées que rapidement lors des démêlés des personnages avec la justice ou –de façon plus grave-­‐ lorsque le conte propose une réflexion sur les rapports du peuple avec les puissants (voir la morale des 10 dernières lignes). La situation est différente dans les deux autres contes : d’Holbach traite la question de l’existence privée de son derviche (en dehors de quelques généralités au début) en centrant sa narration sur la question de la Providence (qui ne relève pas de la vie publique). Voltaire, au contraire, escamote totalement les enjeux privés de la vie de Scarmentado (exception faite de sa naissance et de quelques aventures amoureuses), et développe à l’extrême les thèmes spécifiques à la vie publique : la tolérance, la justice, la guerre, l’exercice du pouvoir. Le lecteur d’aujourd’hui, grâce à Voltaire, trouve matière à réfléchir sur son époque, puisque ces thèmes ne cessent d’être au centre de nos préoccupations de citoyens. Mais la réflexion sur la Providence ou sur les rapports entre Morale et religion, si elle est posée différemment aujourd’hui, continue également à occuper la pensée contemporaine. Interprétations La politique  et  Le conte de Voltaire stigmatise les exactions du fanatisme et de l’intolérance, les abus des pouvoirs tyranniques, la collusion des autorités religieuses avec le pouvoir séculier, les rapports obscurs de la religion avec l’argent, l’ignominie de l’esclavage. De façon moindre celui de Diderot, s’en prend à la justice expéditive, ou au mépris des puissants pour les « gens de peu ». On peut trouver chez d’Holbach, la mise en évidence des désastres de la guerre. La religion  Chez Voltaire surtout, la dénonciation s’accompagne de moquerie, de grossissement : en cela on peut parler de satire. Au réalisme cru pour évoquer la barbarie liée au fanatisme ou au délire des tyrans, Voltaire préfère toujours l’ironie et la modalisation. Le choix de la satire, qu’on retrouve dans les chapitres fameux de Candide (la guerre, l’autodafé…et même l’esclavage), permet plus sûrement de toucher le lecteur que le recours au pathétique. La morale  et Le conte de Diderot est celui qui se propose de réfléchir à des questions de morale : la vie de Félix, homme rustre mais sensible, est une invitation à s’interroger sur l’amitié, sur le sacrifice de soi, sur les valeurs morales du peuple opposées à celle de l’aristocratie, sur les rapports entre la foi et la morale. Plus généralement c’est la question du Bien qui est posée. Au terme de l’histoire, le lecteur, en vient à penser que Félix, par ailleurs bandit et mécréant-­‐ c’est-­‐à-­‐dire hors des normes sociales admises de l’époque-­‐ est finalement un homme vertueux, un homme de bien. Ce qui est évidemment une remise en cause fondamentale de l’orthodoxie morale (celle du curé Papin, par exemple) et un coup porté à l’ensemble de l’édifice social. e
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La leçon des voyages  Au XVIIIe siècle, les progrès de la navigation lointaine n’ont pas seulement favorisé le commerce ; ils ont aussi permis la conquête d’espaces et de savoirs nouveaux. Les récits de navigateurs (Bougainville, La Pérouse) ont alors nourri le goût de l’aventure lointaine et de nouvelles rencontres. Naquit alors un regard différent sur l’Autre qui a mis fin à l’ethnocentrisme européen. Dans le roman ou dans le conte des Lumières le récit de voyage permet aux écrivains de faire preuve de plus d’audace et de liberté en empruntant le point de vue des héros voyageurs : Micromégas chez Voltaire, l’ingénu débarqué d’Amérique (Voltaire), les faux candides persans en visite en Europe (Les Lettres persanes de Montesquieu), Scarmentado faisant inlassablement le tour des fanatismes de la planète. Chaque fois un regard « étranger », souvent (faussement) naïf, pas toujours critique, se pose sur les pratiques des hommes : et c’est finalement toujours une façon de porter un jugement sur la société européenne. La satire prend ainsi à revers la censure et contribue aux changements que la société réclame e
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