la CVR en Afrique du Sud - Université Toulouse 1 Capitole

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la CVR en Afrique du Sud - Université Toulouse 1 Capitole
Nicolas BRETIN
IEP 4ème année
Module Relations Internationales
SEMINAIRE DE JUSTICE INTERNATIONALE
La Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud
Séminaire dirigé par Philippe RAIMBAULT
Institut d’Etudes Politiques de Toulouse
- Décembre 2007 -
INTRODUCTION
Le XXème siècle correspond à la consécration, à l’échelle mondiale, des Droits de l’Homme.
Les deux conflits mondiaux et les atrocités qu’ils ont incarnées ont véritablement eu l’effet
d’électrochocs, pointant du doigt la nécessité d’ériger les grands principes protégeant la
personne humaine. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH) de 1948
s’inscrit dans cette logique, de la même façon que la Constitution française du 4 Octobre
1958 dresse en principe constitutionnel le Préambule de la Constitution de 19461, qui luimême confirme l’intégration de la DDHC de 1789 au Bloc de Constitutionnalité. L’on a
également pu assister à l’essor, à l’échelle régionale, de juridictions visant à faire respecter
ces « droits inaliénables et sacrés » de la personne humaine. Le meilleur exemple reste la
Cour Européenne des Droits de l’Homme, instituée en 1959 dans le cadre du Conseil de
l’Europe par la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des
Libertés Fondamentales (entrée en vigueur en 1953). Cependant, si la force de la rhétorique
des droits de l’Homme se révèle particulièrement importante, permettant de mobiliser de
nombreux Etats autour de ces valeurs, elle n’a pour autant pas empêché plusieurs grands
massacres d’avoir lieu durant la seconde moitié du siècle dernier. En effet, la multiplication
des conflits et autres crises internes dans nombre de pays et les drames qui les ont
généralement accompagnés, ont montré les limites de la portée de ces valeurs à vocation
universelle. Les exemples sont nombreux des pays qui, sous le joug de régimes sanguinaires,
ont été victimes d’atteintes graves et délibérées aux droits et libertés humains. L’Afrique du
Sud a ainsi, pendant plus de 40 ans, vécu au rythme de l’Apartheid ; le Chili, le Guatemala
ou encore l’Argentine ou le Pérou ont connu des dictatures militaires extrêmement
violentes ; le Rwanda a été le théâtre d’un génocide terrible ; la Sierra Leone a été détruite
par une guerre civile causant le déplacement d’un tiers de la population du pays, etc. Pour
1
Article 1 du Préambule de 1946 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les
régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau
que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et
sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration
des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. »
tous ces pays, il a fallu reconstruire une société totalement décimée, en essayant
d’éradiquer la violence. Les premières Commissions Vérité et Réconciliation (CVR) sont nées
avec pour objectif de permettre aux pays de connaître la vérité sur leur passé, de l’affronter
pour pouvoir tourner la page et repartir de l’avant en évitant les scènes de vengeance.
Elles doivent aussi permettre aux gouvernements de transition nouvellement élus de
retrouver une crédibilité sur le plan de la justice internationale, en réaffirmant leurs
engagements envers les droits de l’Homme et en s’attaquant à l’impunité des régimes
précédents.
Le développement de ces CVR va considérablement s’accélérer suite au succès de celle mise
en place en Afrique du Sud, au lendemain de l’abolition du régime d’Apartheid. C’est
précisément sur le cas de l’Afrique du Sud que nous nous arrêterons, car si la Truth and
Reconciliation Commission n’est pas la première CVR à voir le jour, elle n’en demeure pas
moins l’une des plus spectaculaire dans sa forme (elle organise la confrontation directe entre
accusés et victimes), par sa surmédiatisation, et par le succès qu’elle connaîtra et qui
donnera tout son sens au concept de « justice transitionnelle ». La Commission sud-africaine
est certes un cas particulier au regard des nombreuses autres Commissions du même genre
existant ou ayant existé, mais elle n’en demeure pas moins le paradigme le plus frappant et
l’u des succès les plus retentissants. Nous chercherons donc dans un premier temps à
comprendre comment est née et a fonctionné cette Truth and Reconciliation Commission,
avant de voir que son succès tient pour beaucoup, malgré les critiques qui peuvent leur
être faites, aux valeurs portées par la Commission, et en particulier par le symbolisme
qu’incarne l’accord d’une amnistie aux criminels reconnaissant leurs crimes.
I. Genèse de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR)
A. Le contexte de la création de la CVR
En 1991 est aboli le régime d’Apartheid. Ce régime, officiellement institutionnalisé en 1948,
était basé sur le postulat de la supériorité de la race blanche. Il s’agissait donc de permettre
la concentration du pouvoir et le contrôle des richesses du pays dans les mains des Blancs,
les autres races (les Noirs par-dessus tout) étant considérées comme « secondaires ».
Pendant 43 années, les Sud-africains non Blancs se voient refuser les droits politiques
fondamentaux, les libertés de mouvement et de réunion, l’accès à l’éducation et à des soins
de santé décents, etc. Les déménagements forcés sont monnaie courante. Toute
contestation de cette politique ségrégationniste est sévèrement réprimée.
Au lendemain de l’abolition de ce régime, la société doit totalement être reconstruite. En
effet, si les droits des Indiens, des Métis et des Noirs sont de nouveau reconnus, les blessures
causées durant tant d’années par le racisme ne peuvent être oubliées et effacées d’un
simple revers de main. Les stigmates de l’Apartheid sont bien là et l’impunité, dans son
principe, demeure parfaitement inacceptable. Pourtant Nelson Mandela, leader de l’ANC
– African National Congress – libéré après 27 ans de détention et Monseigneur Desmond
Tutu, archevêque anglican et futur président de la CVR, les deux principaux porte-parole
du mouvement anti-Apartheid, se sont fixés pour objectif principal de ne donner aucune
satisfaction à tout désir de vengeance. Selon eux, il faut, au contraire, favoriser la
réconciliation.
Après de longues réflexions, est créée en 1993 la « Truth and Reconciliation Commission », la
Commission Vérité et Réconciliation (CVR). Le principe de cette Commission, fruit de
l’accord trouvé entre l’ANC et le National Party (NP), est d’accorder une amnistie aux
auteurs des crimes d’Apartheid à la condition que les accusés reconnaissent publiquement
et officiellement, lors d’audiences solennelles surmédiatisées, avoir gravement violé les droits
de l’Homme, et l’avoir fait pour des motifs politiques. Il apparaît absolument impératif que
la révélation des criminels sur les atrocités qu’ils ont commises soit pleine, totale, honnête. La
CVR, qui ressemble fortement à un tribunal, n’est pourtant pas une instance juridictionnelle,
elle n’a pas le rôle du juge et ne sanctionne pas pénalement les accusés. Si l’amnistie n’est
pas accordée, les auteurs des crimes – les « perpetrators » – sont transférables devant des
juridictions pénales où ils peuvent être jugés ; à l’inverse, si la CVR accorde l’amnistie, cette
dernière ne sera officielle qu’une fois que le Parlement l’aura prononcée (cf. paragraphe
suivant).
L’intérêt de l’amnistie, qui de prime abord semble largement avantager la cause blanche,
est de favoriser l’auto-dénonciation. La confrontation victime/accusé a plusieurs intérêts :
elle permet d’assouvir la quête de vérité sur l’histoire de l’Apartheid, pour l’ensemble de
l’Afrique du Sud ; elle permet aussi aux victimes de mettre un visage sur leur bourreau, de
savoir réellement ce qui est arrivé à un de leur proches, de connaître la vérité ; elle permet
enfin aux accusés jouant pleinement le jeu de la CVR de ne plus avoir à répondre de leurs
actes devant la justice. Les victimes sont invitées – voire incitées – à se rendre aux audiences
de la Commission, non pas pour pardonner, mais simplement pour entendre l’aveu et la
demande du pardon de la bouche des « perpetrators ». Mandela et Desmond Tutu ont
néanmoins parfaitement conscience que les victimes ne pourront jamais accorder le pardon.
La plupart d’entre elles considèrent précisément les crimes d’Apartheid comme étant
impardonnables. L’amnistie tend à incarner ce pardon en réalité, en effaçant plus ou moins
le crime reconnu par le coupable, et finalement la procédure de la CVR est censée
concrétiser ce que les victimes ne peuvent pas faire. La présence des victimes n’est pas
fondamentalement nécessaire lors des audiences, car il se trouve que ce n’est pas
directement à elles que l’on va demander d’accepter le pardon ; pourtant, l’amnistie
devant être prononcée par quelqu’un de légitime, c’est en l’occurrence au peuple que l’on
doit faire appel. C’est son représentant qui le fait : le Parlement. L’amnistie est ainsi
déclarée au nom des victimes, qu’il y ait pardon ou non. Cela signifie qu’il s’agit en réalité
d’un acte de réconciliation nationale, fruit des négociations des deux grandes mouvances
politiques que sont l’ANC et le NP. Il convient ici, ainsi que l’explique Mark Freeman2, de ne
pas oublier que «dans le contexte du travail d’une Commission de Vérité, la distinction la
plus importante à faire est celle qui sépare la réconciliation individuelle de la réconciliation
nationale ou politique, la première étant plus complexe et difficile à atteindre. (…) Le
pardon, la cicatrisation et la réconciliation des processus profondément personnels, les
besoins, ainsi que les réactions de chacun vis-à-vis de la pacification et de la divulgation de
2
Mark Freeman est le directeur du bureau de Bruxelles du Centre International pour la Justice Transitionnelle
(ICTJ, international Center for Transitional Justice), organisme international aidant les pays qui cherchent à
établir des responsabilités pour violations massives des droits de l'Homme. La citation utilisée est tirée du site
internet d’informations sur la situation des droits humains en Algérie, www.algeria-watch.org.
la vérité, peuvent être différents». La CVR correspond donc à un processus national, une
dynamique globale visant à refonder une communauté sud-africaine.
Malgré tout, cette logique présente une certaine difficulté. L’on peut se demander pourquoi
les Blancs (et le NP) ont finalement obtenu gain de cause (la possibilité d’amnistier les
criminels), alors que pourtant l’impunité apparaissait comme inconcevable pour les victimes.
Cela s’explique par le fait qu’aux yeux de Mandela et de Desmond Tutu, l’Afrique du Sud,
pour se reconstruire, ne devait pas seulement tourner la page de l’Apartheid ; elle devait
également éradiquer la violence, afin de rendre possible la démocratie et l’Etat de droit. Il
fallait une paix civile, un renoncement à la guerre intestine.
B. les mécanismes de la CVR
Après des mois de débat, la Commission dans sa forme définitive est créée. Avec Desmond
Tutu à sa tête, elle est composée de trois éléments : un Comité d’Amnistie, chargé d’étudier
les demandes d’amnistie, un Comité des Droits de l’Homme devant lequel les victimes se
présentent et racontent leur histoire, et un Comité de Réhabilitation et de Réparation qui
soumet des recommandations pour la transformation des institutions civiles sud-africaines
et l’indemnisation des victimes. Le Comité de Réhabilitation et de Réparation est
également chargé d’apporter un soutien aux victimes durant la période d’activité de la
Commission. A ce titre, treize porte-parole sont recrutés afin d’apporter un soutien
psychologique aux victimes. Néanmoins, le Comité de Réhabilitation et de Réparation est
de loin l’organe de la Commission le plus pauvre en personnel et en ressources financières.
Dix-sept commissaires sont nommés pour superviser les trois comités. Ils ont été choisis dans
l’optique de représenter le mieux possible l’ensemble de la société sud-africaine, et se
répartissent donc de la façon suivante : sept Noirs, six Blancs, deux Métis et deux Indiens. Au
plus fort de son activité, la CVR sud-africaine a compté près de 400 membres – ce qui
dépasse de très loin les effectifs des CVR précédentes (Angola, Argentine, Chili…). Son
budget annuel dépasse lui aussi celui des autres Commissions, avec près de 9 millions de
dollars par an. Durant près de trois ans, la CVR mène des enquêtes formelles, notamment
médico-légales, fait comparaître des témoins, recommande des réparations aux victimes,
accorde l’amnistie à certains criminels. En totalité, le Comité des Droits de l’Homme a
recueilli les dépositions de 20000 personnes, aux quatre coins du pays. Des audiences
publiques ont été organisées dans 80 communautés du pays, soient tous les lieux où plus de
deux cents personnes sont venues faire une déposition. Les cas les plus marquants et les plus
symboliques ont été sélectionnés pour être présentés au cours des audiences.
Comme nous l’avons vu plus haut, la CVR n’est pas une juridiction, bien qu’elle s’apparente
fortement au rôle d’un juge et ait véritablement des allures de tribunal : les audiences
permettent une confrontation directe entre victime et bourreau, une longue procédure
d’instruction précède ces auditions, et surtout la Commission œuvre pour l’obtention de la
justice au regard des crimes du passé. Pourtant, elle n’a pas le rôle d’un juge, en ce sens
qu’elle ne dit pas le droit. Ce n’est pas une juridiction au sens étymologique du terme (juris
dictio : dire le droit). En réalité, elle dit le non-droit : en accordant l’amnistie, elle offre la
possibilité pour le « perpetrator » d’éviter la prison, de ne pas être jugé dans le cadre d’une
procédure pénale. C’est un paradoxe, puisqu’elle dit le non-droit mais elle le dit
juridiquement (l’amnistie a une base juridique). Ces zones institutionnalisées de non-droit
existent aussi en France, par exemple avec l’article 16 de la Constitution de 1958 qui autorise
le Président à sortir du droit dans des circonstances exceptionnelles. Ainsi, le rôle et la
fonction de la CVR sont fondamentalement souverains : elle a le pouvoir de soulever, de
suspendre le droit. Elle agit pour dire l’exception du droit. Finalement, si l’on admet que la
Commission sud-africaine est l’inverse d’une juridiction, ses concepteurs (Mandela et
Desmond Tutu) s’accordent à dire qu’elle sert une justice supérieure, la justice réparatrice.
Cette justice réparatrice doit favoriser le pardon et permettre de refonder une
communauté sud-africaine unie. La réconciliation doit naître du pardon des victimes suite
à l’aveu des criminels. Mais en réalité elle est également permise par un élargissement de la
portée de la CVR. Car les cas étudiés par la Commission ne portent pas seulement sur des
crimes commis par des Blancs sur des Noirs, mais également par des Noirs sur des Blancs et
même des Noirs sur des Noirs. En effet, les crimes anti-Apartheid étaient fréquents, de
même que les règlements de compte entre Noirs (lynchages et meurtres des « traîtres à la
cause », qui ne se battaient pas contre l’Apartheid). La CVR part donc du principe que
l’inacceptable a été commis par les Blancs mais aussi par les Noirs. Il en découle que les
crimes pouvant être étudiés et amnistiés par elle ne sont pas seulement les crimes
d’Apartheid, mais l’ensemble des crimes commis sous le régime d’Apartheid. Cet
élargissement du cadre d’étude de la CVR permet de laisser de côté la spécificité
idéologique de l’Apartheid et d’évacuer, par là même, la question de crime contre
l’Humanité. Il s’agit donc uniquement de faire face au passé du pays, et de reconnaître les
torts de chacun afin de pouvoir reconstruire, ensemble, une communauté sud-africaine
unie.
Enfin, la portée de la CVR se trouve renforcée par le fait qu’elle ait un statut métaconstitutionnel, supérieur à la constitution du pays. Les deux parties de l’accord donnant
naissance à la Commission (ANC et NP) ont accepté que les principes sous-tendant cette
Commission aient un caractère constitutionnel. En réalité, en 1993, à la signature de l’accord,
une liste d’une trentaine de grands principes a été arrêtée, regroupant les valeurs
démocratiques et réaffirmant les principaux droits civils et politiques des individus ainsi que
la reconnaissance de la dignité de la personne humaine. Ces valeurs constituent un
retournement complet vis-à-vis des valeurs de l’Apartheid. Ajoutées au principe de
l’amnistie telle que rendue possible selon les critères de la CVR, elles forment le Bloc
Constitutionnel provisoire de 1993. Ce socle de valeurs est déclaré non révisable pour
l’élaboration de la nouvelle constitution sud-africaine (qui entrera en vigueur en 1995)3. En
réalité, ces grands principes de 1993 sont méta-constitutionnels : comme la Constitution du
pays n’existe pas encore, le caractère irrévocable de ces principes les place au-dessus du
futur texte constitutionnel.
Ainsi, face à un contexte historique difficile, l’Afrique du Sud a fait le choix d’affronter son
passé. Le pays a choisi de faire face aux souffrances vécues sous le régime d’Apartheid afin
de connaître la vérité et d’éradiquer la violence. La mise en place de la Truth and
Reconciliation Commission doit permettre la réconciliation des peuples ; dans le même
temps, face aux pressions croissantes que la Société Internationale a pu exercer sur le pays,
la CVR doit affirmer la volonté nouvelle, en Afrique du Sud, de respecter les droits de
l’Homme et les canons et valeurs fondamentales qui les accompagnent. Comme nous allons
le voir à présent, le succès de la CVR sud-africaine tient aussi aux fondements
philosophiques forts la sous-tendant. Malgré tout, aux yeux de certains ces grands principes
n’ont pas réellement été couronnés de succès.
3
L’on pourrait se demander pourquoi la Constitution de l’Afrique du Sud n’a pas directement été rédigée dès
1993. La réponse tient au fait que, pour rédiger une constitution, il faut un « peuple souverain », or ce peuple
souverain est une réalité indisponible au lendemain du régime d’Apartheid, qui constituait la négation même
du peuple sud-africain. La parenthèse 1993-1995 constitue une période de transition, durant laquelle la CVR
s’est attachée à réconcilier le peuple sud-africain et à recréer une communauté de valeurs.
II. L’impact controversé de la CVR
A. La portée philosophique du travail de la CVR
La CVR, ainsi que nous l’avons vu, incarne le besoin de justice au regard des atrocités qui
ont pu se dérouler sous le régime d’Apartheid, en même temps qu’elle est le socle du vivreensemble futur. En cela elle assure une transition, une justice transitionnelle, sans juges ni
tribunaux. La CVR s’est construite sur des principes philosophiques forts, puisant leur source
dans le discours de Desmond Tutu. L’archevêque, président de la CVR, a clairement pensé
l’action de la Commission comme devant favoriser l’ « ubuntu », terme zoulou signifiant
l’aptitude à vivre humainement, ensemble, en reconnaissant autrui comme étant un
homme égal à moi-même. Par ailleurs, il a mêlé ce concept d’ « ubuntu » aux valeurs
chrétiennes de pardon, de repentir et de réconciliation auxquelles il est attaché. Il convient
ici de s’arrêter quelques temps sur les grands principes philosophiques liés à la vision de
Desmond Tutu et sous-tendant l’action de la CVR, afin de bien mesurer le poids qu’a eu la
Commission en Afrique du Sud.
Plusieurs auteurs se sont penchés sur le processus vérité-réconciliation et sur la question du
pardon. Parmi eux, Garapon et Ricœur4 ont une vision très proche. Ils s’inscrivent tous deux
dans la lignée d’un courant fortement contestataire de la pensée individualiste et libérale
des droits de l’Homme incarnée par la philosophie des Lumières. A ce titre, ils affirment que
ce qui se présente a priori comme une injustice – l’amnistie – correspond au contraire à la
mise en place d’une justice supérieure. Il ne s’agit pas d’une justice individuelle et rétributive,
à laquelle nous sommes aujourd’hui habitués ; pour eux, il existe une justice réparatrice,
basée sur un acte fondamental que Ricœur appelle la reconnaissance. Cette reconnaissance
s’effectue par rapport à autrui, dans le regard d’autrui, dans la communauté. Il s’agit donc
de la reconnaissance de l’autre, en opposition à l’individualisme méthodique des Lumières –
le cogito ergo sum de Descartes, où je prends pleinement conscience de mon existence en
4
A. Garapon a publié, en 2002, Des crimes que l’on ne peut ni punir, ni pardonner : pour une justice
internationale (éd. Odile Jacob). L’ouvrage Vérité, Réconciliation, Réparation sous la direction de B. Cassin, O.
Cayla et P.-J. Salazar (éd. Seuil, 2004) rassemble, quant à lui, les essais de différents auteurs – dont P. Ricœur
– sur l’esprit et les travaux de la CVR.
méditant seul. Dans le cadre de la CVR, Ricœur et Garapon expliquent que lorsqu’un
« perpetrator » reconnaît ses crimes, il procède à une reconnaissance de lui-même (en tant
que criminel) ; et dans le même temps il accepte de s’aligner sur un point de vue qui n’est
pas le sien mais celui de la communauté. En d’autres termes, il épouse les valeurs nouvelles
d’une communauté nouvelle qui considère que les crimes pour la supériorité de la race
Blanche sont punissables. Cet acte de reconnaissance est performatif : en reconnaissant la
nouvelle éthique démocratique de la communauté, le « perpetrator » la constitue. Elle
n’existe pas avant ses paroles, mais elle prend corps et devient une réalité dès lors qu’il
reconnaît avoir été un criminel. Par ailleurs, l’acte de reconnaissance est mutuel, en ce sens
que l’amnistie est considérée comme le remerciement au criminel d’avoir avoué les
exactions dont il s’est rendu coupable. C’est un « donnant-donnant » : « tu as fait beaucoup
pour la communauté en avouant, c’est à mon tour, je te pardonne ». Comme cela a été
expliqué auparavant, l’on n’attend pas des victimes qu’elles pardonnent. La Commission
cherche simplement à instaurer un dialogue, une communication, une reconnaissance
mutuelle – le bourreau reconnaît la victime comme en étant une, et la victime, elle,
reconnaît la nécessité de dépasser cette relation, de refaire communauté avec le bourreau.
C’est au moment où l’un pardonne et l’autre opère que se forme la nouvelle communauté.
Cette conception de la justice ne manque pas de heurter le droit classique, notamment du
fait de la non-punition du coupable. Ricœur insiste malgré tout sur le bien-fondé de cette
justice réparatrice, diamétralement opposée à la justice rétributive : lorsque chacun renonce
à ce à quoi il s’attend, donc à son intérêt individuel, il devient une victime une seconde fois,
mais c’est au service de la communauté cette fois-ci. En cela précisément, les CVR
s’apparentent à un « Contrat Social », au sens où Hobbes l’a notamment développé dans
son Léviathan. En l’occurrence, la Commission est le lieu où se forme la communauté par
homologie des individus. L’on entend par homologie l’unification des paroles, des discours ;
pour Hobbes c’est l’aveu qui permet cette unification, et qui est à la base de l’avènement
de la communauté. L’aveu est l’acte d’alignement sur la parole d’autrui ; avant l’aveu, la
souveraineté de l’accusé est absolue, et le rapport de force extrêmement tendu. Prenons
l’exemple de l’aveu dans le domaine militaire sous la Rome antique : lorsque l’armée
romaine remportait une guerre contre un ennemi, il ne suffisait pas de cette simple victoire
pour jouir des avantages qui l’accompagnaient en temps normal (gloire, droits politiques,
droits sur les vaincus comme par exemple esclavage, grâce, etc.). Le sort juridique des
vaincus dépendait de la reconnaissance des vainqueurs comme tels, et pour que le
vainqueur le soit en fait et en droit, le vaincu devait avouer sa défaite. En réalité, le
vainqueur était dépendant de la souveraineté du vaincu. Le paradoxe est tel que plus le
rapport de force est tendu – plus le fort est fort et le faible est faible –, plus l’aveu du faible
s’avère nécessaire. L’exemple plus contemporain de la Résistance française durant la
Seconde Guerre Mondiale illustre parfaitement cette souveraineté absolue du faible, ce
malgré la pression exercée par le fort. Malgré la défaite militaire incontestable de la France,
De Gaulle a refusé d’avouer. Résister revenait donc à désavouer, à désobéir, à refuser de
voir le droit (en l’occurrence celui de Vichy) comme du droit. En cela l’aveu est un acte
d’homologie et un acte performatif par la même occasion : en avouant je valide le discours
d’autrui qui dit que je suis vaincu, et dans le même temps je deviens vaincu de manière
pleine, effective. Dans le cadre des CVR, tant que le criminel n’avoue pas, le rapport de
force est tendu entre lui et les victimes. Malgré la pression que ces dernières exercent sur lui
pour extorquer l’aveu, il demeure souverain de sa parole. En revanche, s’il avoue, le
« perpetrator » ne conteste plus les souffrances que lui imposent les accusateurs. Il ratifie sa
détention, sa persécution, pour en faire un droit. Avec l’aveu, le coupable exprime son
consentement à être assujetti en même temps qu’il aligne sa parole sur autrui. Il dit de lui
ce qu’autrui dit de lui, il s’approprie ce discours, il l’homologue. En réalité c’est la société qui
parle quand elle accuse le criminel et, en avouant, ce dernier s’insère dans cette
communauté.
Comprendre la portée philosophique du travail de la CVR permet donc d’appréhender le
fort symbolisme et l’humanisme de la démarche. Considérant que révéler la vérité
permettra plus facilement la guérison, l’Afrique du Sud a envoyé un signal fort à la Société
Internationale, en démontrant son attachement aux droits humains. De manière générale,
le succès de la CVR est reconnu par tous ; cependant des lacunes ont malgré tout été
pointées du doigt.
B. Les critiques apportées à la CVR
L’élément le plus controversé quant au fonctionnement et à l’impact de la CVR sudafricaine demeure la question de l’amnistie, qui constituait la voie vers la liberté pour les
auteurs de crimes. Beaucoup de sud-africains ont considéré que le prix à payer pour
connaître la vérité était élevé, trop élevé. L’opinion internationale s’y est elle aussi opposée,
l’ex-secrétaire général de l’ONU Kofi Annan réaffirmant que l’amnistie ne devrait pas être
accordée pour les crimes de guerre ou les crimes contre l'humanité. Le site internet des
Commissions Vérité et Réconciliation 5 résume très bien la situation problématique à
laquelle l’Afrique du Sud a dû faire face :
« On espère qu’en faisant de la révélation complète la condition de l’amnistie, la
vérité se fera jour. Si 7116 personnes se présentent devant le comité d’amnistie et
livrent des informations importantes pour beaucoup de victimes, on s’accorde à
dire que les perpétrateurs qui s’abstiennent de s’adresser à la Commission sont
beaucoup plus nombreux que ceux qui le font et que la majorité des individus
qui témoignent omettent nombre de leurs crimes. En conséquence, si de
nouvelles informations importantes sont révélées, dans la plupart des cas, les
20000 victimes ayant témoigné devant le Comité des Droits de l’Homme
n’obtiennent pas de nouvelles informations. Théoriquement, le fait que
l’amnistie soit liée à une révélation complète des crimes devrait pousser les
perpétrateurs à lâcher le morceau. Toutefois, le service des enquêtes de la
Commission manque de personnel et demeure inefficace. Le Comité d’Amnistie
ne peut pas toujours vérifier si les perpétrateurs ont révélé l’intégralité de leurs
crimes ou non. En outre, la menace de poursuites est relativement faible vu le
nombre considérable de perpétrateurs et le prix élevé de chaque procès. Ceuxci savent donc que probablement l’Etat ne les inculpera pas tous. »
Cette dernière phrase met en exergue le deuxième problème lié à la CVR : pour que la
formule fonctionne, l’ensemble de la société doit jouer le jeu de la Commission. Or le
gouvernement a clairement été critiqué pour son manque de volonté à engager des
poursuites. Cela revient à enterrer le passé plutôt que l’affronter, ce qui est le contre-pied
parfait de la mission de la Commission. Pourtant, le nombre de rejet de demandes
d’amnisties est conséquent : sur les 7116 demandes effectuées, seulement 1312 ont été
accordées, les 5143 restantes ont été rejetées. Pour ces derniers cas, les coupables sont
théoriquement transférables devant une juridiction pénale, mais c’est à l’Etat de faire la
démarche. Encore une fois, le site internet des Commissions Vérité et Réconciliation résume
très bien les problèmes liés à l’impact du travail de la CVR :
« D’une manière générale, il est frappant que le rapport final de la Commission
et ses recommandations ne suscitent pas de soutien politique. A ce jour, aucune
5
Ce site est consultable à l’adresse suivante : www.truthcommission.org.
des recommandations n’a été appliquée dans la législation. Il est plus troublant
encore que le Parlement n’ait débattu le rapport que pendant une demijournée et n’ait pas abordé les questions difficiles soulevées par le rapport. La
question de l’amnistie générale est à nouveau soulevée et le président Thabo
Mbeki fait plusieurs commentaires empreints de sous-entendus sur l’importance
de laisser le passé au passé. Si de «petites indemnisations urgentes » sont versées
à des personnes nommément désignées comme victimes dans le rapport final de
la Commission, on n’a pas encore décidé s’il convenait de mettre en place une
politique d’indemnisation complète. Le rapport complet en cinq volumes
(environ 4000 pages) est accessible en ligne et se trouve dans la plupart des
librairies, mais il est toujours hors de portée pour la majorité des Sud-africains.
Jusqu’à présent, aucune version plus accessible et plus courte n’a été publiée. En
outre, le rapport n’est publié qu’en anglais. Etant donné qu’il y a 11 langues en
Afrique du Sud, il y a là une négligence importante. »
CONCLUSION
Ces dernières années l’on a pu assister à la multiplication du nombre de Commissions Vérité
et Réconciliation dans le monde. Aujourd’hui, on en recense pas moins d’une trentaine, de
nombreuses ayant été mises en place récemment en Afrique et plusieurs étant encore en
pleine activité. Ce développement intense et très rapide témoigne de la réussite d’un
modèle ayant apporté des solutions à une problématique épineuse. Clairement, le cas sudafricain a servi d’exemple à bien d’autres pays. Pourtant la « Truth and Reconciliation
Commission » n’a pas été la première à être mise en place – dès 1974 par exemple,
l’Ouganda se dotait d’une CVR. Mais la CVR de Mandela et Desmond Tutu a
véritablement permis une transition souple et efficace, sans cacher ou nier le passé.
L’Afrique du Sud est le seul pays à avoir doté sa CVR du pouvoir d’amnistie. Aujourd’hui
encore, ce point fait débat. Cependant cette volonté de pardonner est porteuse de valeurs
philosophiques et humanistes fortes, qui sont sans aucun doute à relier au succès de la
Commission sud-africaine. Cette capacité à examiner les violation massives des droits de
l’Homme sous le régime d’Apartheid, mais surtout à promouvoir la paix et la réconciliation
et à renforcer la démocratie, a contribué à la reconnaissance du concept de CVR en tant
qu’instrument vital de l’établissement de la paix et de la promotion de la justice
transitionnelle dans les sociétés sortant d’un conflit.
BIBLIOGRAPHIE - WEBOGRAPHIE
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internationale, France, O. Jacob, 2002.
B. CASSIN, O. CAYLA et P.-J. SALAZAR, Vérité, Réconciliation, Réparation, France, Seuil,
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Les chroniques en ligne de l’ONU : http://www.un.org/french/pubs/chronique/index.html
Le site internet des CVR : http://www.truthcommission.org/index.php?lang=fr
Le site internet du Centre International pour la Justice Transitionnelle, le ICTJ :
http://www.ictj.org/en/
Le site d’Algeria Watch, centre d’informations sur la situation des droits humains en Algérie :
http://www.algeria-watch.org/francais.htm