Scarifications chez les adolescents : une violence

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Scarifications chez les adolescents : une violence
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[ psychologie clinique  n°30  2010/2
 Scarifications chez les
adolescents : une violence
auto-infligée ?[1]
[ Catherine Rioult
[2]
[1]
Résumé
Des études récentes montrent que la pratique des scarifications est en nette augmentation chez
les adolescents en France. Face à une souffrance psychique irreprésentable, ce symptôme a pour
fonction de rassurer le sujet sur l’existence de ses limites corporelles, par l’épreuve de la douleur
et la vue de l’écoulement du sang. Les coupures peuvent traduire le défaut de constitution d’une
enveloppe filtrante, mais elles peuvent montrer aussi une restauration de l’enveloppe narcissique
qui, même si elle est mise à mal, rétablit le « Moi-peau ». Par le regard et la lecture du psychanalyste,
le scarifiant pourrait déplacer cette souffrance sur un support autre que le corps lui-même. Cela
pourrait permettre au sujet de sortir de l’imaginaire pour accéder au symbolique, de passer des
représentations de choses aux représentations de mots et qu’ainsi une parole surgisse, au-delà du
corps.
Mots clés
Marquage corporel ; scarifications ; adolescents ; enveloppe psychique ; psychanalyse.
Summary
H“Scarifications among adolescents nowadays: an auto-imposed violence?”
Scarifications are in sharp increase in France today among teenagers, as shown by recent studies.
For the subject the irreversible status of these marks on the body is the question. Confronted by an
unspeakable psychic suffering, this symptom enables the subject to reassure himself as to the limits
of his own body, his ability to experience pain and witness the flow of his own blood. These cuts
can translate a constitution deficiency of a filtering envelope. They can also be the sign of restoration of the narcissistic envelope, which restores the skin-ego. The person practicing scarification
could move this suffering from the body to another support, due to the look and reading of the
psychoanalyst. The subject could then leave the imaginary and achieve symbolic, going from thingrepresentations to word-representations.
Key words
Body marks ; scarifications ; teenagers ; psychic envelope ; psychoanalysis.
[1] Communication au 3e Colloque francophone de Psychologie & Psychopathologie de l’Enfant, Aux sources de la violence de
l’enfance à l’adolescence, octobre 2009, Paris, Palais de la Mutualité.
[2] Psychologue clinicienne, Docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse (Paris Diderot)..
Article disponible sur le site http://www.psycho-clinique.org ou http://dx.doi.org/10.1051/psyc/2010302104
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 Introduction
La question de la prise en charge de la violence se pose souvent dans les institutions. Les patients, que ce soient des enfants, des adolescents ou des adultes, peuvent
exercer une certaine violence envers eux-mêmes ou les autres. Parmi les auteurs qui
ont travaillé sur la question de la violence, Bergeret en donne une définition qui me
semble convenir plus précisément à mon objet d’étude. Il présente la violence comme
un instinct naturel, inné, normal, c’est le narcissisme à l’état pur, qui correspond au
droit d’un individu de se défendre pour son intégrité. La violence agie sur une autre
personne que sur le sujet ou sur des objets est impressionnante et bruyante, alors
que la violence que le sujet retourne sur lui-même est plutôt silencieuse voire même
cachée. Peut-on dire alors que la violence retournée sur soi a lieu car elle n’a pu trouver de destinataire dans la famille ou dans l’institution ?
On peut penser que si cette violence propre au sujet n’est pas entendue, elle ne
peut être symbolisée et elle pourrait ainsi se transformer en agressivité et menacer
l’économie psychique du sujet. Parmi toutes les violences qu’un sujet peut s’infliger,
certaines atteintes corporelles comme les scarifications sont une pratique répandue
chez les adolescents et les jeunes adultes et fréquemment rencontrées dans les institutions de soin. Certains qualifient ces incisions cutanées de « blessure auto-infligée », d’autres d’ «automutilation » lui donnant ainsi une valeur différente. À partir
de la clinique, comment comprendre la nature et la fonction de cette violence que le
sujet retourne contre lui-même ? Quel est l’intérêt pour un sujet adolescent de ces
blessures auto-infligées ? J’ai exploré cette question à la lumière du rapport du sujet
à la douleur et aux limites de son corps.
Mes propos sont étayés par une réflexion clinique sur le cas d’une adolescente suivie en psychothérapie individuelle. Elle a ponctué les séquences de sa vie et celles
du travail analytique en s’entaillant la peau ou en se faisant blesser par d’autres. Je
fais l’hypothèse que l’acte scarificatoire aurait plusieurs fonctions correspondant à
la problématique adolescente de séparation parentale, à l’apaisement psychique lié
à la douleur physique procurée par la coupure, à la suppléance de l’insuffisance du
système pare-excitation par une véritable « réanimation physique et psychique »[3]
comme chez certains autistes. Une voie possible d’issue à cet acte scarificatoire est
le travail psychothérapeutique qui ouvre l’accès à une autre représentation du moi
corporel et permet d’éprouver des sentiments, de ressentir des émotions. C’est ce à
quoi j’ai travaillé avec la jeune Reine.
[3] Chantal Lheureux-Davidse, Les conditions d’accès à la loi chez des sujets violents, in Université Européenne d’été.
Violence dans la modernité, Actes, septembre 2003.
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 Présentation de Reine
Reine est une adolescente de treize ans et demi que j’ai reçue en psychothérapie
dans un CMPP. Ce suivi a duré environ un an et lui a permis de sortir d’une certaine
impasse dans laquelle elle se trouvait quand je l’ai vue la première fois. J’ai d’abord
reçu Reine et sa mère ensemble. Au cours de l’entretien, la mère de Reine a évoqué les difficultés de sa fille, ses tentatives de suicide aux cachets d’aspirine et ses
conduites transgressives. Par la suite, je les ai reçues séparément. Elle manifestait des
symptômes d’angoisse et de la tristesse.
Reine a un physique avenant, un visage harmonieux avec de très grands yeux bleus
cachés par quelques mèches de ses cheveux longs châtain clair. Son regard est inexpressif. Elle parle peu et semble méfiante. Elle adoptera toujours le même ton de voix,
monocorde, assez désaffecté.
Elle raconte que ses parents se sont séparés quand elle était très jeune. Elle voit
de façon irrégulière son père. Depuis quelque temps, Reine n’a plus le désir d’aller le voir. Madame M. ne l’incite pas à aller chez lui et en parle de façon très
dévalorisante.
Je demande à Reine de raconter ce qu’elle a révélé à l’assistante sociale du collège,
à propos des attouchements sexuels qu’elle aurait subis de la part de son beau-père.
Reine décrit cette scène sans aucun affect, comme un événement banal. Lors d’un
autre entretien avec la mère, je fais état de ce qui s’est passé entre Reine et son beaupère. La mère, elle aussi, banalise l’événement, en disant qu’ils en avaient parlé tous
ensemble et que les faits ne s’étaient pas reproduits. Tout au long des entretiens,
Reine parle peu. Malgré son silence et son air renfrogné, je la sens présente dans les
entretiens. Reine ne s’évade pas de la relation.
Ce comportement de mutisme et de retrait pose la question de sa généralité. Est-il
lié à la personnalité de Reine ou est-ce un mode d’être propre à l’adolescent qui a du
mal à repérer ce qu’il sent et encore plus à l’exprimer ? Y a-t-il chez Reine conjonction de son caractère propre et de ce trait adolescent ? En effet, elle dit seulement
« j’en ai marre de tout ».
Au troisième entretien, Reine porte un gros bandage autour de la main droite. Elle
raconte qu’à la sortie du collège, quelques jours auparavant, un garçon qu’elle connaît
s’est approché d’elle, lui a pris la main et lui a dit qu’il voulait lui couper. Il a sorti un
couteau et lui a entaillé le dessus de la main jusqu’au tendon. Elle a été transportée à
l’hôpital où elle a été opérée en urgence. Un chirurgien a recousu le tendon avec une
récupération in extremis.
Reine raconte l’accident sans aucun affect, d’un ton monocorde. Elle dit qu’elle n’a
rien senti et qu’elle n’en veut pas au garçon qui l’a blessée. Devant ma surprise sur
son peu de réaction face à cet événement, elle répond qu’elle ne s’est pas défendue
car elle pensait qu’il n’irait pas au bout de son geste.
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Quelques semaines plus tard, Reine arrive avec un air particulièrement triste. Elle
semble accablée. Devant mon insistante interrogation sur son état, elle dit « je me
coupe ». Ce mot n’est pas surprenant mais je lui demande ce que signifie cette parole.
Elle redit qu’elle en a marre de tout. « Quand je me coupe, cela me soulage. » Elle
pratique ce geste souvent, presque tous les jours, avec un rasoir. Elle dit qu’elle sait
que ses copines le font aussi.
Elle ajoute qu’elle a rencontré un garçon nommé J. par Internet et qu’elle « sort »
avec lui. En fait, depuis plusieurs semaines, elle communique avec lui par mail et par
téléphone. Ils se voient grâce à la Webcam.
Reine est dans l’évitement de la confrontation à l’autre, à l’intensité des affects et aux
conflits intrapsychiques qui peuvent en résulter. Elle ne peut rencontrer un autre
sujet que par l’intermédiaire d’une caméra, d’une image ou par un texte écrit. Il ne
peut pas y avoir de rencontre directe. Elle reste dans une relation imaginaire avec un
garçon qui n’existe pour elle qu’à travers ces artifices. Avec J., l’investissement émotionnel est intense bien qu’elle ne l’ait jamais rencontré physiquement. Récemment,
il lui a dit qu’il voulait arrêter la relation et c’est juste après qu’elle s’est coupée. Cet
événement a lieu aussi peu de temps après le départ en voyage de sa mère, partie voir
son propre frère.
En fait, Reine explique que cela fait quelque temps qu’elle se scarifie. Sa mère l’a
remarqué et l’en a punie, elle s’est donc arrêtée, mais elle a repris. Récemment, elle a
gravé la lettre J sur son bras. C’est l’initiale du prénom de son copain, avec qui elle ne
pouvait plus communiquer car il ne répondait plus à ses messages. Reine se scarifie
dans les moments où elle se sent seule et dans un contexte de séparation où l’anxiété
est à son comble. C’est l’une des raisons qui rend la psychothérapie difficile et qui la
ralentit par de nombreuses résistances.
À partir de ce cas clinique, nous voyons que la scarification, cette incision cutanée, est
le signe d’une souffrance qui s’imprime sur la peau. Comme je l’ai dit précédemment,
les scarifications ont différentes fonctions des scarifications pour le sujet lui-même
ou pour son entourage. Ce sont ces fonctions que je voudrais examiner maintenant.
 Une violence visible
L’attaque de son corps a suscité de l’effroi aussi bien chez la mère de Reine que chez
moi. Cela ne m’a pas laissée indifférente quand je l’ai entendue décrire cet acte scarificateur. Reine a montré ses entailles, le sang séché, la trace de ses coupures. Lors
d’un entretien, elle dit « je viens de me couper » et elle montre du sang sur son avantbras. Elle ne semble pas être très à l’aise. Les scarifications ont évoqué pour moi une
blessure, quelque chose de profond ; cette vision suscite à la fois peur et fascination.
Il y a, chez Reine, une invitation à s’intéresser à elle dans un comportement exhibitionniste. C’est comme si elle me disait : « Ne me regardez pas dans les yeux, mais
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regardez-moi à travers ces marques que je fais sur mon corps. À travers les yeux, vous
verriez peut-être autre chose. »
Elle a attiré mon attention et m’a tendu « un piège à regard ». Reine pouvait cacher ou
montrer ses scarifications suivant les moments de la psychothérapie. Elle se mettait
dans une position ambivalente dans ce désir de me montrer en cachant, mais aussi de
cacher en me montrant. Le caractère indélébile de ces marques n’est pas sans poser
de questions, puisque ces traces vont rester là, comme témoins d’une époque même
révolue. Cela n’a pas semblé la troubler.
Sur la question de la trace visible, Freud apporte une contribution d’importance
car il constate un paradoxe dans les situations de guerre. Les personnes blessées
physiquement s’en sortent mieux que celles qui ne portent pas de trace. Il en déduit
que la blessure physique a pour effet de produire un surinvestissement narcissique
de l’organe souffrant. Le surplus d’excitation ne reste pas libre et peut ainsi se lier à
l’organe souffrant. Le traumatisme n’envahit pas toute la personnalité du sujet mais
il est circonscrit à la blessure. Lorsqu’elle se voit, il y aurait pour le sujet un bénéfice
de la marque.
De façon analogue, Reine s’intéresse à la partie de son corps endommagé, elle réorganise une économie libidinale du corps. Elle remet l’organe traumatisé au centre. La
main blessée qu’elle exhibe comme un trophée lui permet de cliver soma et psyché
en supprimant les limites entre perceptions internes et externes. Peut-on rapprocher
la mise en avant de sa main bandée avec certains mécanismes à l’œuvre dans les
organisations narcissiques où le phallus, symbole de puissance, doit être montré et
admiré ? La fragilité de Reine l’amène à chercher pour une part sa réassurance dans
un amour narcissique et dans l’affirmation de la possession du phallus. Quelle est la
part de l’autoérotisme dans son comportement ?
« La vue du sang me fait du bien. » Reine exprime ainsi l’aspect salvateur à ses yeux de
son geste. Au début, elle ne peut rien en dire, ne verbalise pas, elle veut que je regarde
la trace de son mal-être et de sa souffrance. Je lui propose alors de dire ce qu’elle ressent. Il me semble que si elle peut parler de ses sensations de ses perceptions et de ses
émotions, un espace pourra être créé entre son acte et la représentation qu’elle en a.
Comment la mère de Reine a-t-elle regardé sa fille quand elle était bébé ? Le stade
du miroir, comme l’a expliqué Lacan, est l’époque de la construction de la séparation
subjective entre le sujet et l’autre. L’enfant ne se voit pas par son œil propre mais
toujours par l’œil de la personne qui l’aime ou le déteste. On peut se demander
quel regard a été porté sur Reine par sa mère. Winnicott, par ses travaux, confirme
l’importance du premier regard, en particulier celui de la mère qui va constituer un
miroir pour le bébé. En ce sens, Lacan et Winnicott se rejoignent. Le comportement
actuel de Reine laisse penser qu’en effet le regard a une place particulière dans son
fonctionnement puisqu’elle sollicite le regard de l’autre comme un appel au lien. Les
dessins, les lettres et les marques corporelles « fabriqués » attendent un destinataire
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comme Reine attend une réponse au manque de regard de sa mère. Le recours aux
scarifications est un moyen d’attirer l’attention lorsque l’énonciation de mots n’est
pas possible.
Reine n’a pu constituer une image positive d’elle-même car elle n’a pas trouvé de
signifiant pour la représenter, ni de regard contenant de la part de ses parents. Elle
a eu besoin d’en appeler à sa psychothérapeute comme autre soutenant. Au fur et
à mesure des séances, elle a senti mon regard contenant et a pu s’investir dans la
psychothérapie.
 L’adolescent et les limites corporelles
La spécificité de l’adolescence est la venue au premier plan de la génitalité. Cela
entraîne à la fois une métamorphose du corps et un remaniement psychique. À l’adolescence, le corps devient un enjeu entre le jeune et sa famille et lui sert à exprimer
son malaise. Le corps est aussi un lieu de contradiction que tantôt il attaque, tantôt il
embellit dans un érotisme effréné.
En effet, la contradiction peut se traduire sous forme symptomatique et manifester
l’encombrement que l’adolescent ressent devant son corps qui lui échappe. Il ne sait
pas repérer ce qu’il ressent, il ne sait pas le nommer et même il ne sait pas qu’il ne
sait pas. Parfois le rapport qu’il entretient avec son corps est suffisamment paradoxal
pour qu’il ne puisse pas se l’approprier. C’est cette étrangeté qui va provoquer un
clivage chez l’adolescent. Les deux perspectives qui émanent de ces positions sont
assez différentes quant à l’avenir du sujet.
Dans le cadre d’une contradiction symptomatique, selon la façon dont il a traversé
le stade du miroir, l’adolescent a une image de lui plus ou moins stabilisée et sur
laquelle il va pouvoir prendre appui pour, petit à petit, intégrer les nouvelles sensations qu’il éprouve. Au cours de son développement, c’est dans le contact peau à peau
avec sa mère, au moment de la naissance, puis plus tard dans le nourrissage, dans
la toilette et les soins qu’elle procure à son bébé, que l’enfant initie sa présence au
monde. Les mouvements de son corps participent pleinement à cet éveil. Cet aspect
du développement est décrit par Freud en 1923 : « Le moi est avant tout un moi
corporel, il n’est pas seulement un être de surface mais il est lui-même la projection
d’une surface »[4]. En 1927, il ajoute une note en bas de page où il explique que le moi
est finalement dérivé de sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur
source dans la surface du corps. La genèse du moi remonte à la toute petite enfance
et prendrait son origine dans les sensations corporelles. L’intrication corps/psyché se
trouve au cœur du passage de l’adolescence. Tout bouleversement du corps perturbe
le fonctionnement du moi. C’est dans ces contradictions que s’inscrivent les scarifi[4] S. Freud, (1923). Le moi et le ça, Essais de psychanalyse, Paris : Payot, 1981.
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cations, quand les représentations du corps ambivalent viennent à manquer dans les
relations corps/psyché.
La fonction contenante du moi-peau correspond au handling maternel de Winnicott,
c’est la façon dont l’enfant est traité et manipulé. Le moi-peau se construit comme
représentation psychique. La façon dont la mère répond aux besoins de l’enfant
imprime sa marque au regard que l’adolescent porte sur lui-même. Les coupures
peuvent traduire ce défaut de constitution de l’enveloppe psychique dont parle
Didier Anzieu.
Ce qui me paraît intéressant dans le travail d’Anzieu, par rapport à la problématique
des scarifications, c’est la notion d’enveloppes psychiques, d’autant plus importantes
qu’elles conditionnent le contenu psychique du sujet. La fonction contenante est de
l’ordre du pare-excitation qui aurait le même rôle que celui qu’il a au niveau de la
peau. C’est le mécanisme à l’œuvre chez Reine, dont le système pare-excitation est
perturbé, débordé, défaillant, intolérant. Elle n’a pu installer un bon pare-excitation
et se construire une image du corps stable, car comme le dit Freud (cité par Anzieu),
c’est la mère qui sert de pare-excitation « jusqu’à ce que le moi en croissance de l’enfant trouve sur sa propre peau un étayage suffisant pour assumer cette fonction »[5].
 Fonction de la douleur
La scarification est une tentative de lutte contre la souffrance psychique et de maîtrise des tensions internes. Dans ce décalage entre le moment où Reine s’entaille et
celui où elle en parle, du temps s’est écoulé. Par contre, le moment de l’attaque de
son corps est une mise en acte sans délai : elle ressent la nécessité de ce geste, elle le
fait. C’est immédiat. Avant et après la scarification, elle n’est plus la même. Reine dit
que lorsqu’elle se scarifie, elle est apaisée. Cela la calme mais cela ne dure pas, ce qui
explique qu’elle est obligée de recommencer. Paradoxalement, c’est dans l’entame
qu’elle dit sentir l’intégrité de son corps, même en voyant le sang couler comme signe
de vie. La douleur physique permet une sorte de matérialisation de la souffrance
psychique.
En cela, on peut rapprocher ce comportement de celui des très jeunes enfants qui,
pour sentir leurs limites physiques, ont recours à des actes d’automutilation, comme
se taper la tête contre les barreaux du lit ou se donner des coups. Ces actes ont valeur
de réaction de défense à l’intrusion que représente la présence d’autrui. Si ce type de
comportement est considéré comme normal jusqu’à un certain âge (2 ou 3 ans) chez
tous les enfants, il devient pathologique au-delà.
Chantal Lheureux, qui a beaucoup travaillé avec les enfants autistes, explique qu’ils
se cognent des parties du corps, l’arrière de la tête par exemple, jusqu’à se blesser.
[5] D. Anzieu (1985). Le moi-peau, Paris : Dunod, 1995, p. 101.
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La douleur physique est souvent utilisée inconsciemment comme un moyen efficace
pour réanimer les parties effacées de leur image du corps et retrouver des sensations
perdues à la suite de clivage. C’est un moyen sûr pour lutter contre des angoisses
d’arrachement ou d’effacement.
À quoi correspond chez Reine cette réanimation sensorielle, elle si souvent en retrait
ou absente de la relation ? Reine s’abîme ou se laisse abîmer, sans répondre, dans
différentes effractions de son corps. Face à une souffrance irreprésentable, l’acte scarificatoire répond au besoin de se rassurer sur l’existence de ses limites corporelles
et à l’épreuve de la douleur. On peut se demander si l’entaille à la main a entraîné
Reine à reprendre la main par une nouvelle effraction de son corps, dans une tentative de maîtrise de soi, de son objet interne et de contrôle de ses émotions. Les scarifications seraient pour elle un moyen d’opérer une différenciation, de marquer une
limite entre son espace propre et l’extérieur, entre soi et l’autre. C’est comme si elle
se reconstituait une peau. Se scarifier c’est une façon d’attaquer et de punir l’autre
en soi. Le retournement de la violence contre soi ne prend son sens qu’à considérer
cette maîtrise par l’incorporation.
 Se couper pour se séparer des figures parentales
L’impossibilité ou l’extrême difficulté de certains jeunes à exprimer verbalement ce
qu’ils ressentent de leur relation à leurs parents, les amènent à agir parfois dans des
comportements à risque, parfois en portant atteinte à leur corps. Comme nous l’ont
bien montré les anthropologues, notre corps n’est pas seulement un bien propre, il est
aussi un bien social ; nous pouvons ajouter qu’il est un bien familial. Quand l’enfant
porte atteinte à l’intégrité de son corps, il vise ses parents au-delà de sa propre peau.
L’adolescent qui se scarifie attaque le corps qui lui a été transmis et que ses parents
voudraient voir préservé comme un corps idéal. Nous pourrions dire que lorsque la
relation avec un objet externe n’est pas bonne, le sujet attaque l’objet interne.
L’attaque physique est là comme équivalent d’une attaque psychique. La colère
ou la rage accompagnent souvent le geste de l’entaille. Il y a aussi un autre aspect
qui concerne le retournement contre son propre corps de l’agressivité vis-à-vis des
parents. Puisqu’il ne lui est pas possible d’attaquer physiquement ses parents, à cause
des interdits sociaux, l’adolescent s’attaque lui-même. En quelque sorte, les scarifications exerceraient une fonction de coupure, une tentative d’inscription d’une séparation s’avérant impossible. Selon Véronique Dufour et Serge Lesourd « Les coupures
de la surface [de la peau…] mettent en acte dans le réel une coupure non advenue
dans le symbolique »[6]. Par les scarifications, Reine réalise un acte provocateur pour
tenter de se faire entendre, de se faire aimer ou d’être sécurisée. L’objet haï serait
[6] V. Dufour et S. Lesourd, Traces du rien, Adolescence, Paris, 2004, 48, p. 273–280
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pour elle le corps-objet de sa mère trop présent, intrusif, trop semblable au sien et
dont elle voudrait se séparer.
Reine pressent nécessaire la séparation d’avec sa mère mais elle la redoute. En portant atteinte à elle-même, c’est sa mère que Reine attaque. Se couper de sa mère,
c’est rompre les liens ambivalents, dans cette relation particulièrement fusionnelle.
L’atteinte du corps du sujet vise en fait l’objet maternel non séparé et peu différencié,
pris dans un lien archaïque. Pour elle, grandir et s’autonomiser c’est devenir adulte
et responsable, mais aussi traverser la difficulté de se détacher de son statut d’enfant.
Elle dit que lorsque sa mère a vu pour la première fois ses scarifications, elle a eu
une forte réaction de répulsion et lui a enjoint d’arrêter. En continuant à se scarifier
malgré l’interdiction de sa mère, Reine manifeste que ces entailles constituent pour
elle un appel au regard de celle-ci. Est-ce comme si elle lui disait : « Regarde jusqu’où
je suis obligée d’aller pour que tu me regardes ? »
L’appel au père est analogue. Il a quitté le foyer familial quand Reine était petite.
Elle ne veut plus le revoir, elle lui en veut, tout en n’étant pas indifférente à la relation avec lui. Est-ce que quelque chose du même ordre s’est rejouée avec son amoureux virtuel ? Les parents de Reine semblent très immatures, une mère fusionnelle
et un père absent. Reine vit en même temps des moments abandonniques et des
moments trop excitants. Les angoisses d’intrusion et de fusion alternent avec des
angoisses d’abandon. Il n’y a pas de continuité dans les liens mais une contenance
parentale défaillante depuis la petite enfance. Cette séparation nécessaire entraîne
peut-être pour elle d’en passer par une coupure réelle de son corps. Ces entailles
lui permettent de soutenir l’investissement d’une représentation de soi pour se
différencier de l’objet. L’interprétation que l’on peut donner de son comportement
est que la scarification lui donne l’illusion de construire une séparation entre sa
mère et elle.
Dans la séance de psychothérapie, mise en position de sujet, cette jeune fille peut
me voir comme une mère symbolique qui, à la fois, l’écoute, la regarde mais la maintient à une certaine distance d’elle. Reine peut me montrer ses scarifications, ce que
n’accepte pas sa mère, et elle peut donc en parler peu à peu quand je lui demande
de nommer son ressenti. L’une des conséquences de cette position subjective est de
pouvoir sortir du registre de l’imaginaire pour intégrer le registre du symbolique.
 Conclusion
Les scarifications sont des symptômes souvent transitoires qui traduisent une souffrance et un appel à l’autre. Le corps est le lieu de cette souffrance non verbalisée
et pourtant bien visible. La trace laissée sur la peau s’affiche et se lit comme une
tentative d’inscription d’affects refoulés. L’acte scarificatoire révèle un faisceau de
défaillances dans la structure névrotique : une vulnérabilité narcissique, des manques
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dans le pare-excitation et dans le système de séparation-individuation, une tentative
d’accrocher le regard de l’autre, une mise en acte dans le réel d’une faille du symbolique. Quand le sujet porte atteinte à son corps, c’est son Moi qu’il attaque en lien
avec l’autre. Néanmoins, on peut lire aussi dans les scarifications une potentialité
organisatrice de tous ces ratages, un message envoyé qui cherche un destinataire et
qui demande à être lu.
Chez Reine, nous avons vu que cet acte répondait à la nécessité vitale de se sentir
exister et de se construire des limites qu’elle n’avait pas. Au-delà de son aspect pathologique, ce cas permet de mettre en évidence la douleur ressentie par le sujet et le
rôle auto-calmant assorti d’une dimension érotique de l’atteinte du corps. Elle a été
dynamisée par le transfert et les paroles échangées lui ont permis d’abandonner son
narcissisme et de sortir du conflit avec son corps. Reine ne se scarifie plus et il lui est
possible maintenant d’envisager d’autres champs d’investissement.
Didier Anzieu considère que la peau est le lieu de l’écriture de l’inconscient qui met
l’analyste en position de Champollion, le décrypteur. Le psychanalyste considère le
sujet en devenir ou en chemin. En institution, ces jeunes qui s’entaillent nous interpellent et il importe de ne pas tomber dans le « piège à regard » qu’ils nous tendent.
Cette manifestation d’une souffrance peut se transformer en agressivité. Elle n’arrive
pas à se dire et nécessite une prise en charge plurielle pour contenir et soulager l’angoisse du sujet en autorisant une parole qui permettra l’expression de leur mal de
vivre et une ouverture à l’autre et donc au monde.
 Références
Anzieu, D. (1985). Le moi-peau, Paris : Dunod, 1995.
Assoun, P.-L. (printemps 1994). Au premier regard. Pour une métapsychologie du ravissement
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Dufour, V. et Lesourd, S. (2004). Traces du rien. Adolescence, 48, Paris, 273–280.
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Seuil, 1966.
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