Une liberté attaquée par l`ennemi et restreinte par l`Etat

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Une liberté attaquée par l`ennemi et restreinte par l`Etat
PAR JUDITH BUTLER
Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’Etat
Par Judith BUTLER, Philosophe, professeure à l’université Berkeley (Californie) — 19
novembre 2015
http://www.liberation.fr/france/2015/11/19/une-liberte-attaquee-par-l-ennemi-et-restreintepar-l-etat_1414769
A Saint-Denis, le matin du mercredi 18 novembre, pendant l'opération policière. Photo Albert
Facelly pour Libération
La philosophe américaine Judith Butler était à Paris au moment des attentats. Forte de
son expérience du 11 septembre 2001, elle met en garde : sommes-nous en train de
pleurer les morts ou de nous soumettre à la puissance d’un Etat de plus en plus
militarisé et d’accepter la suspension de la démocratie ?
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Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’Etat
Je suis à Paris et je suis passée boulevard Beaumarchais, près du lieu de la tuerie de vendredi
soir. J’avais dîné à dix minutes d’une autre cible. Tous ceux que je connais sont sains et saufs,
mais beaucoup de gens que je ne connais pas sont morts, ou traumatisés, ou en deuil. C’est
choquant et horrible. Aujourd’hui, il y avait du monde dans les rues l’après-midi, mais
personne le soir. Et ce matin, c’était très calme.
D’après les débats qui ont eu lieu à la télévision publique immédiatement après les
événements, il semble clair que «l’état d’urgence», bien que temporaire, annonce un Etat
sécuritaire renforcé. A la télévision, on a débattu de la militarisation de la police (comment
«achever» le processus), de l’espace de liberté et de la manière de lutter contre l’«islam», une
entité aux contours flous. Hollande s’est efforcé de paraître viril lorsqu’il a déclaré qu’on était
en guerre, mais, obnubilés par le caractère imitatif de sa performance, on n’a pas pu prendre
son discours au sérieux.
Et pourtant, tout bouffon qu’il est, c’est lui le chef des armées maintenant. La distinction
Etat/armée se dissout sous l’effet de l’état d’urgence. Les gens veulent voir la police, et ils
veulent une police militarisée pour les protéger. Un souhait dangereux, même s’il est
compréhensible. Les aspects sympathiques des pouvoirs spéciaux accordés à la puissance
souveraine au titre de l’état d’urgence, comme la possibilité offerte à tous de se faire
raccompagner chez soi gratuitement en taxi hier soir ou l’ouverture des hôpitaux à toutes les
personnes touchées, n’y sont pas pour rien. Il n’y a pas de couvre-feu, mais les services
publics sont réduits au minimum et aucune manifestation n’est autorisée. Même les
rassemblements (1) d’hommage aux morts étaient techniquement illégaux. Je me suis rendue
à l’un d’eux, sur la place de la République. La police ne cessait d’inviter la foule à se
disperser, mais rares ont été ceux qui ont obtempéré. Ce fut pour moi un bref moment
d’espoir.
On reproche aux commentateurs qui cherchent à faire la distinction entre les diverses
communautés musulmanes et les multiples opinions politiques d’ergoter sur des nuances (1).
Apparemment, il faut que l’ennemi soit entier et singulier pour être vaincu, et la différence
entre musulman, jihadiste et EEIL (Etat islamique en Irak et au Levant) se brouille dans le
discours public. Les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EI
ne revendique les attentats. J’ai trouvé intéressant que Hollande annonce trois jours de deuil
national et qu’il renforce en même temps les contrôles de sécurité, ce qui est une autre
manière de lire le titre de l’ouvrage de Gillian Rose, Mourning Becomes the Law (2).
Sommes-nous en train de pleurer les morts ou de nous soumettre à la puissance d’un Etat de
plus en plus militarisé et d’accepter la suspension de la démocratie ? Comment cette dernière
peut-elle fonctionner plus facilement lorsqu’elle est vendue à la première ? Trois jours de
deuil national ont été décrétés, mais l’état d’urgence peut durer jusqu’à douze jours avant
qu’un vote de l’Assemblée nationale ne soit nécessaire. Par ailleurs, l’Etat explique qu’il doit
aujourd’hui restreindre les libertés pour défendre la liberté, ce qui semble être un paradoxe qui
n’embarrasse pas les experts cathodiques. Oui, les attentats visaient très clairement des lieux
emblématiques de la liberté quotidienne en France : le café, la salle de concert rock, le stade
de football. Dans la salle de concert, l’un des assaillants responsables des 89 assassinats
sauvages s’est apparemment lancé dans une diatribe contre la France, l’accusant de ne pas être
intervenue en Syrie (contre le régime d’Assad), et reprochant à l’Occident son intervention en
Irak (contre le régime baasiste). Donc, il ne s’agit pas d’une position, si l’on peut dire, contre
l’intervention occidentale dans l’absolu. Il existe aussi une politique des noms : EIIS (Etat
islamique en Irak et al-Sham), EIIL, Daech. La France refuse de dire «Etat islamique», car
cela reviendrait à en reconnaître l’existence en tant qu’Etat. Elle tient également à garder le
terme «Daech» pour que cela reste un mot arabe, qui n’entre pas dans la langue française. En
attendant, cette organisation a revendiqué le carnage, en précisant qu’il s’agissait d’un
châtiment pour tous les bombardements aériens qui tuent des musulmans sur le sol du califat.
Le fait qu’ils aient pris un concert de rock pour cible - endroit idéal pour un massacre - a été
expliqué : ce lieu accueillait des «idolâtres» et «une fête de perversité». Je me demande
comment ils connaissent le terme «perversité». On dirait qu’ils ont des lectures étrangères à
leur domaine de spécialité.
Les candidats à la présidentielle font chorus : Sarkozy propose d’ouvrir des camps de
rétention, et explique qu’il est nécessaire d’arrêter ceux qui sont suspectés d’avoir des liens
avec les jihadistes. Et Le Pen réclame des expulsions, après avoir récemment traité les
nouveaux migrants de «bactéries» (1). Maintenant que l’on sait que l’un des tueurs, d’origine
syrienne, serait entré dans le pays via la Grèce, la France pourrait bien avoir une raison de
renforcer sa guerre nationaliste contre les migrants.
Je parie qu’il sera important de suivre le discours sur la liberté dans les jours et les semaines à
venir, et qu’il aura des implications pour l’Etat sécuritaire et les versions rétrécies de la
démocratie qui nous seront présentées. Une version de la liberté est attaquée par l’ennemi, et
une autre version est restreinte par l’Etat. L’Etat défend la version de la liberté attaquée
comme l’essence même de la France, et pourtant, il suspend la liberté de réunion («le droit de
manifester») au beau milieu de sa période de deuil, et prépare une militarisation encore plus
poussée de la police. Sur le plan politique, la question semble être : quelle version de la droite
sortira des urnes aux prochaines élections ? Et qui devient maintenant une droite acceptable
dès lors que Le Pen est «au centre» ? Voilà qui laisse présager des temps terrifiants et tristes,
mais espérons que nous pourrons toujours penser, parler et agir au milieu de tout ça.
Le deuil semble strictement limité au cadre national. Les près de 50 morts de la veille à
Beyrouth sont à peine évoqués, et l’on passe sous silence les 111 tués en Palestine au cours
des dernières semaines ou les victimes à Ankara. La plupart des gens que je connais disent
être «dans l’impasse», incapables de faire le point sur la situation. On pourrait y réfléchir en
introduisant une notion de chagrin transversal, pour étudier comment fonctionne la jauge du
chagrin, pourquoi un café pris pour cible me déchire le cœur bien plus que d’autres cibles ne
le peuvent.
Il semble que la peur et la colère puissent conduire à se jeter violemment dans les bras
d’un Etat policier. Je suppose que c’est la raison pour laquelle je préfère ceux qui se
trouvent dans l’impasse. Cela signifie qu’il leur faudra du temps pour y voir clair. Il est
difficile de réfléchir quand on est accablé. Il faut du temps et des gens qui soient prêts à le
prendre avec vous, ce qui a une chance de se produire dans un rassemblement (1) non
autorisé.
Traduit de l’anglais par Architexte, Paris (Marielle Santoni, Marie-Paule Bonnafous
et Martine Delibie).
(1) En français dans le texte.
(2) Littéralement, «le deuil devient la loi», ouvrage non traduit en français.
Judith BUTLER Philosophe, professeure à l’université Berkeley (Californie)