Le Cartel de l`Or Bleu
Transcription
Le Cartel de l`Or Bleu
EN COUVERTURE › Eau UNE POIGNÉE DE MULTINATIONALES, DES MILLIARDS DE PROFITS, UNE SEULE RESSOURCE... QU’ON S’ARRACHE ENCORE GRATUITEMENT AU QUÉBEC. par René Lewandowski F rancine Lavoie y a cru pendant un moment. Il y a quatre ans, après avoir acheté Les Sources Saint-Élie inc., elle pensait pouvoir distribuer son eau dans les grandes chaînes d’alimentation et les dépanneurs. Mais devant les coûts d’emballage et de transport et la guerre de prix que se livraient les grandes marques, elle a Les Sources Saint-Élie est l’un des rares embouteilleurs d’eau indépendants toujours en activité au Québec, avec Amaro et quelques autres spécialisés dans les grosses bonbonnes. Presque tous les autres ont été avalés par les grands acteurs, qui ont aujourd’hui la mainmise sur plus de 80 % du marché québécois de l’eau embouteillée (voyez le tableau page 14). Selon le magazine américain Fortune, les profits mondiaux de l’industrie de l’eau atteindraient environ 40 % de ceux de l’industrie pétrolière, et auraient déjà dépassé ceux de l’industrie pharmaceutique. À CHACUN SA NAPPE Un peu comme dans le secteur pétrolier, les multinationales ont le gros bout du bâton pour fixer les prix. Un petit tour au supermarché suffit pour voir qu’il coûte parfois plus cher d’étancher sa soif que de remplir son réservoir d’essence. En mai dernier, sur la Rive-Sud de Montréal, la bouteille d’un litre d’eau Dasani se détaillait 1,29 $. «C’est de l’eau du robinet, mais selon le format, elle coûte jusqu’à 3 000 fois plus cher!» lance Gaëtan Breton, trésorier de la coalition Eau Secours!, qui milite pour une Photo: Megapress/Mauritius NESTLÉ ET DANONE CONTRÔLENT PRÈS DE 70 % DES GRANDES MARQUES D’EAU EMBOUTEILLÉE DISTRIBUÉES DANS LE MONDE. vite déchanté. «C’était devenu impossible de concurrencer les géants de l’industrie», explique-t-elle. Elle a donc changé de stratégie. Aujourd’hui, pour goûter son eau, il faut se déplacer au Ritz Carlton ou dans des chaînes de restos comme Presse café ou Sushi Shop. Car l’élixir n’est désormais vendu que sous des marques privées. Les multinationales injectent des millions pour mettre en marché leurs produits. Pour lancer Pure Life (de l’eau souterraine purifiée et minéralisée), Nestlé a dépensé 80 millions de dollars en publicité. L’idée: que sa marque vedette soit la plus largement diffusée dans le monde d’ici à 2010. Protégez-Vous Août 2004 ‹ 13 › Eau saine gestion de l’eau au Québec. Selon M. Breton, ce n’est pas tant la mainmise des multinationales qui inquiète, que le fait qu’elles puissent pomper de l’eau sans égard aux conséquences environnementales. Par exemple, fait-il valoir, on ne connaît pas vraiment tant dans le sens des environnementalistes. Ses conclusions: les connaissances sur la nature, le potentiel et le taux de renouvellement des nappes sont encore limitées; il faut user de modération pour éviter des excès de prélèvements. Pas question, cependant, de rétablir le moratoire d’un an sur le captage d’eau décrété par le gouvernement en 1997, comme l’avaient exigé avec insistance plusieurs participants aux audiences du BAPE. Après tout, faisait valoir l’orga- «L’EAU EST UNE RESSOURCE QUI A DE PLUS EN PLUS DE VALEUR, MAIS ON LA DONNE GRATUITEMENT. ÇA N’A PAS DE BON SENS!» Gaëtan Breton, coalition Eau Secours! l’état des nappes phréatiques québécoises, nisme, dans l’ensemble de la consommaet on ne sait toujours pas à quelle vitesse tion des eaux souterraines québécoises, la elles se régénèrent. «Le gouvernement proportion de l’eau embouteillée est très délivre des permis en se fondant sur des faible, se situant à 0,08 %; le reste va aux tests incomplets et ridicules», dit-il. industries, aux commerces, aux agriculLe ministère de l’Environnement teurs, aux municipalités et aux particuliers. (MENV) rétorque qu’aLa rigueur reste vant d’attribuer une néanmoins de mise: l’eau source d’eau, il exige souterraine demeure toujours une étude extrêmement vulnérable hydrogéologique aux à la pollution (par les frais des embouteilleurs pesticides et le fumier, les (jusqu’à 60 000 $). Ces dépotoirs, les résidus q prélevée au Québec prélevée ailleurs au Canada études permettent de miniers et les hydrocardéterminer le volume bures), et une nappe soud’eau qui se trouve dans terraine contaminée est Evian la source et de prévoir difficile et coûteuse à Labrador q les impacts — au moyen nettoyer. Naya q de tests de pompage — Larochelle q À QUI LA sur la nappe souterraine FACTURE? ainsi que sur les nappes Depuis 10 ans, le environnantes; ensuite, Montclair Aberfoyle ministère de l’Environelles permettent de Perrier nement a attribué vérifier la qualité de Vittel 19 sources, dont l’eau de source et de San Pellegrino 11 depuis 2000. «Mais s’assurer de l’étanchéité Plus de 70 autres marques dans le monde seulement le tiers sont en entre les eaux de suractivité», indique Luc face et souterraines, afin Proulx. Aucun des d’éviter la contaminaDasani exploitants ne paie pourtion, explique Luc tant de redevances pour Proulx, directeur du pomper l’eau du Québec. milieu municipal au Aquafina «C’est une ressource qui MENV. Quelques indépendants a de plus en plus de En mai 2000, un Amaro q valeur, mais on la donne rapport du Bureau d’auKiri q gratuitement. Ça n’a pas diences publiques sur Sources Saint-Élie q de bon sens», s’insurge l’environnement Nutrinor q Gaëtan Breton. (BAPE) abondait pour- Les grands acteurs W W W Photo: Réjean Poudrette W 14 › www.pv.qc.ca Au Québec, il se consomme annuellement près de 380 millions de litres d’eau embouteillée, selon une estimation de janvier 2001 de TDG Consulting. Mais l’industrie en capte bien davantage, puisque déjà en 1996 plus de 33 % de la production était exportée. Une manne pour les embouteilleurs, qui n’ont pas à payer leur matière première. Si seule Danone pompe l’eau de ses petites bouteilles au Québec, les fabricants des bonbonnes de 18 L — entre 40 et 45 % de l’eau vendue ici — la puisent tous ici. La situation préoccupe les dirigeants politiques. À un point tel qu’en novembre 2002, au moment du dépôt de sa politique de l’eau, le gouvernement de Bernard Landry avait prévu la perception de redevances de 10 à 15 millions de dollars par an des embouteilleurs. Une goutte d’eau dans l’océan des profits, certes, mais l’idée était de créer un fonds national de l’eau destiné à financer la réfection des infrastructures municipales. Avec l’arrivée au pouvoir des libéraux, la mesure a été retardée. «Nous sommes conscients que l’eau a une valeur, mais nous ne voulons pas payer tout seuls», dit la présidente de l’Association des embouteilleurs d’eau du Québec, Anita Jarjour, qui est aussi directrice des affaires réglementaires chez Danone Canada. Chiffres à l’appui, les embouteilleurs estiment qu’il serait injuste d’assumer seuls la note alors qu’ils utilisent moins de 1 % de l’ensemble de la consommation des eaux souterraines. Le MENV étudie donc différents scénarios. L’un d’eux serait de cibler l’ensemble des exploitants commerciaux et industriels pour qu’ils se partagent la facture. L’actuel ministre de l’Environnement, Thomas Mulcair, a également ouvert la porte à l’exportation de l’eau en vrac en juin dernier. Même si cette activité s’accompagnait de redevances aux régions, l’idée qu’elle puisse être soumise aux règles de l’Accord de libre-échange nordaméricain inquiète certains interlocuteurs qui craignent que la précieuse ressource devienne une marchandise comme les autres. Débat en vue.‹