Shirin Ebadi - Iranienne et libre

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Shirin Ebadi - Iranienne et libre
Shirin Ebadi : « Iranienne et libre »
« Je fus arrêtée pour la première fois par un bel après-midi de printemps, à Ramsar, une petite
ville au bord de la mer Caspienne, où l’on allait parfois fêter le Nouvel An persan. Je me
promenais dans le parc en manteau long, pantalon large et voile lorsqu’un officier de police
s’approcha de moi : « Montez dans l’estafette », me dit-il sèchement en désignant le van blanc
garé à côté. Je refusai, il me prit par le bras pour me faire traverser la rue et me fit monter de
force dans le van. Il y avait trois autres pauvres femmes recroquevillées sur leur siège. L’une
d’elles était une institutrice à la retraite, arrêtée parce qu’elle était en chaussons.
« J’ai les pieds gonflés, je ne peux pas porter de chaussures ! cria-t-elle à l’officier, qui scrutait
le parc à la recherche de nouvelles proies. Où est-il dit dans le Coran que porter des chaussons
est un crime ? »
Plus elle criait, plus il s’agitait, et il finit par nous conduire au poste de police. Ils nous ont
installées dans une pièce et nous ont dit d’y rester jusqu’à ce qu’un autre officier, une femme,
vienne nous « guider ». Selon la croyance traditionnelle d’amr be maruf va nahi az monker, les
musulmans pieux pensent qu’il est de leur devoir d’encourager la vertu et de décourager le vice
en corrigeant le comportement des membres de la communauté.
La porte s’ouvrit, et une jeune fille de dix-huit ans vêtue d’un tchador noir fit son apparition.
Notre guide était donc arrivée et, à en juger par son langage familier et sommaire, elle était
illettrée.
« Je vais vous réciter un poème de Hazrat-e-Fatima », annonça-t-elle. Fatima était la fille du
prophète Mahomet, modèle islamique de dévotion et de piété féminines.
« Femmes ! se lança-t-elle, Fatima s’adresse à vous ainsi : le plus précieux ornement d’une
femme est son hidjab. » Elle observa nos visages, l’air très satisfaite d’elle-même.
« Excusez-moi, mais Hazrat-e-Fatima n’était pas poète », commenta l’institutrice. La guide fit
semblant de ne pas l’entendre, et fit quelques vagues remarques sur le jour du Jugement, le
Paradis, l’Enfer. Elle eut l’air surpris que nous n’ayons pas remarqué la fin de son prêche
décousu.
« Hé bien, qu’est-ce que vous attendez ? Vous pouvez partir ! » Nous avions officiellement été
guidées.
Assise là sur le sol crasseux du quartier général de ce komiteh, à écouter cette jeune fille nous
sermonner, il m’a semblé évident que notre guide était un pur produit de la République
islamique. Sous le règne du Shah, cette jeune femme aurait été tranquillement chez elle, à laver
ou émincer quelque légume. Le gouvernement n’aurait eu aucun moyen de l’atteindre, même
s’il l’avait voulu, car ses parents – des gens de la campagne, attachés aux traditions – auraient
invoqué son honneur comme prétexte pour la garder à la maison. A ses débuts, le régime
islamique a eu besoin du vote des femmes issues de familles traditionnelles, et les a attirées vers
les urnes par la ruse. Si vous votez, vous aidez l’Islam, leur disait le clergé. Cela donnait à ces
femmes une confiance en elles sans précédent. Elles prenaient conscience que, contrairement à
ce qu’elles avaient cru, elles avaient de l’importance ailleurs que dans leur foyer. Leur vote
comptait. Elles avaient un rôle à jouer.
A cette époque, le peuple ne votait pas vraiment, il approuvait la légitimité du système sans
discuter. Même sous le règne du Shah, l’urne électorale était un concept étranger à la plupart
des Iraniens. En général, la cour approuvait au préalable la liste des candidats et les résultats ne
surprenaient personne. Un de mes proches, membre du Parlement sous le règne du Shah, ne
s’était même pas rendu plus de deux fois dans la région qui l’avait soi-disant élu. Les gens
n’avaient aucune idée de ce qu’étaient des élections, et c’est pourquoi, lorsqu’on les mena par la
suite aux bureaux de vote de la République islamique, ils ne comprenaient toujours pas
pourquoi. Je me souviens d’avoir vu à la télévision ces gens qui faisaient la queue au début de
la Révolution ; le journaliste leur demandait : « Pour qui allez-vous voter ? », et la plupart des
gens répondaient simplement : « Pour la victoire de l’Islam, bien sûr ! »
La population ne connaissait pas les révolutionnaires inscrits sur les listes, mais elle entendait
l’appel des mosquées – « Votez, pour faire plaisir à l’Imam Zaman (le douzième Imam chiite) »
- et répondait présent le jour des élections. Elle pouvait choisir librement entre plusieurs
candidats inconnus, et croyait au bien-fondé de ce procédé même si elle était peut-être
indifférente aux résultats. Au fil du temps, les gens se sont intéressés de plus près au processus
électoral ; ils ont compris qu’ils choisissaient des représentants qui prendraient des mesures qui
affecteraient directement leur vie, et ont fait plus attention à leurs choix. Mais,
malheureusement, au début des années 1990, au moment où les Iraniens prenaient conscience
que les élections leur donnaient voix au chapitre sur la manière dont était gouverné leur pays,
une loi fut passée, donnant à un corps de religieux non élu appelé le Conseil des Gardiens de la
Constitution un droit d’approbation sur les candidats aux élections parlementaires et
présidentielles. En vertu de cette loi, les Iraniens ont donc perdu le droit de choisir librement
leurs représentants. Les élections en Iran ne tournèrent jamais à la farce, comme dans les
dictatures voisines, mais elles cessèrent de refléter la volonté du peuple. Pour les femmes qui
étaient illettrées ou qui appartenaient à la première génération à être allée à l’école, l’acte de
vote était un puissant symbole. Une femme pouvait jouer un rôle dans la société, et c’est cette
conviction qui avait permis à la jeune provinciale de dix-huit ans de me brailler un sermon
médiocre, alors que j’étais une ancienne juge de plus de quarante ans. Je n’aurais pas été
surprise que cette fille ait des cousines inscrites à la faculté, car à cette époque les universités
devenues islamiques étaient dédiées à l’instruction des filles comme elle. Les filles portaient le
hidjab en cours et les classes n’étaient pas mixtes ; même les tables de la cafétéria étaient
séparées. Si les universités avaient été des lieux de débauche sous le Shah, qu’étaient-elles à
présent ? Réhabilitées ! Purifiées ! Les patriarches n’avaient plus d’excuses pour empêcher
leurs filles de s’instruire, et elles se retrouvèrent donc en classe et dans des dortoirs à Téhéran,
loin de leurs parents. Toute une génération de femmes dont les mères avaient été prisonnières
de leur foyer se retrouvaient dans des grandes villes, à lire des livres. Peu à peu, pour des filles
issues de familles attachées aux traditions, s’inscrire à l’université devint à la mode.
Bien évidemment, l’on ne parlait pas encore de féminisme ; « féministe » était un adjectif
péjoratif qu’utilisaient les radicaux pour désigner toute personne qui, comme moi, contestait les
lois discriminatoires. Il était encore trop tôt pour un mouvement populaire militant pour le droit
des femmes. La majorité des femmes n’étaient pas encore favorables à de telles idées, car elles
commençaient à peine à prendre conscience de leur condition. Parfois, la prise de conscience est
très lente ; en chemin, on se trompe : on prend un comportement tyrannique pour de l’autorité,
et l’accès à l’éducation pour l’égalité des droits. Mais, ce jour-là, j’ai vu quelque chose se
mettre en marche. Et non sans douleur, car l’idéologie qui mènerait la jeune guide à l’université
était la même qui m’avait ôté mes fonctions de juge. »
(Shirin Ebadi : Iranienne et libre
Ecrit avec la collaboration d’Azadeh Moaveni
Traduit de l’anglais par Laure Manceau
Editions La Découverte, 2007, p. 135-139