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QUESTIONNEMENTS SUR LES «RÉPARATIONS» POUR FAITS DE CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ : LA JUSTICE PEUT-ELLE ÊTRE AU SERVICE DU TRAVAIL DE MÉMOIRE? (*) par Roger Koussetogue KOUDÉ Enseignant à l’Institut des droits de l’homme de Lyon – Université catholique de Lyon Argumentaire La fascination et la grande séduction exercées par le symbole de la justice pénale internationale tendent à créer chez les militants une «obsession judiciaire» (1), faisant du procès – et par extension, du droit – un véritable fétiche. Certes, la scène judiciaire offre des possibilités réparatrices voire prophylactiques indéniables mais, pour que la vérité judiciaire ait véritablement les effets que nous lui prêtons, il lui faut affronter une Babylone de règles et principes juridiques – qui, faut-il encore le dire, sont la garantie même d’un procès juste et équitable –, puis traverser victorieusement les flammes de la contradiction, laquelle contradiction est inhérente à tout procès (2). Or, le droit international, de part sa nature oligarchique et conservatrice, y compris dans sa dimension pénale, n’est pas assez bien équipé pour répondre entièrement aux attentes spécifiques des victimes des crimes contre l’Humanité qui sont en premier lieu des particuliers. Et si la justice – plus spécifiquement celle habilitée à juger des crimes contre l’Humanité – ne donne pas pleinement satis(*) Les analyses qui suivent sont largement inspirées de la communication de l’auteur lors des travaux du «Parlement des Mémoires 2005», «Mémoires croisées d’Europe et d’Algérie» (Lyon, 20 & 21 mai 2005), colloque organisé par la Compagnie Artisans de Mémoires et l’Institut des droits de l’homme de Lyon – Université Catholique de Lyon. (1) J.F. Gareau, in Crimes de l’histoire et réparations : les réponses du droit et de la justice, Laurence Boisson de Chazournes (dir.), Jean-François Quéguiner et Santiago Villalpando, Bruylant, éd. de l’Université de Bruxelles, Coll. de Droit international, Bruxelles, 2004, p. 35. (2) A. Garapon, Les crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner, Paris, O. Jacob, 2002, p. 198. 398 Rev. trim. dr. h. (66/2006) faction du fait, entre autres, de ses limites techniques que l’on sait, doit-on pour autant y renoncer? Ou alors doit-on blâmer ceux qui en sont les professionnels, à savoir les juristes? Par-delà ce qui relève de la justice morale et de l’éthique, et la mise en œuvre concrète du droit, à savoir l’action judiciaire proprement dite (qui répond à des exigences procédurales, voire procédurières), on ne doit pas ignorer le problème fondamental qui demeure celui de la volonté politique des Etats. C’est pourquoi, en parlant de «réparation» (3) – ou plus largement, du travail de mémoire –, il faut savoir passer à la philosophie du droit, voire à la philosophie politique, sinon au militantisme politique tout court (4). Questions préliminaires Cette petite réflexion sur les possibilités de réparation pour faits de crimes contre l’Humanité nous laisse penser qu’on peut développer un certain nombre de questionnements à partir de deux points (possibles) d’ancrage : 1° Quelles sont les possibilités de réparation au pénal pour faits de crimes contre l’Humanité? Avec, comme question sous-jacente : la justice pénale internationale est-elle bien adaptée aux questions y relatives? (I, ci-après) 2° En quoi la réparation par le biais de la justice intègre-t-elle, peutelle (voire doit-elle?) intégrer le travail de mémoire qui se pointe en arrière fond de la question? Avec, là aussi, comme question sous-jacente : la justice peut-elle (doit-elle?) contribuer au travail de mémoire? Ou, plus radicalement encore : la justice doit-elle être au service du travail de mémoire? De quelle manière et avec quels moyens? (II, ci-après) Ces deux points d’ancrage offrent des possibilités de réflexion, d’analyse, de questionnement et probablement, de tentatives de réponse aux questions susvisées. Mais avant d’essayer d’explorer les possibilités de questionnement évoquées, il nous paraît judicieux de pointer un certain nombre d’éléments à titre préliminaire. Tout d’abord, il est important de souligner ici la difficulté de la question : nous avons appris de la psychanalyse avec Freud com(3) Partant de l’idée que la réparation (surtout lorsqu’il s’agit de crimes contre l’Humanité) est un processus et non une action ponctuelle, quelle qu’elle soit. (4) L. Condorelli, in Crimes de l’histoire et réparations : les réponses du droit et de la justice, op. cit., pp. 291-306. Roger Koussetogue Koudé 399 bien il est difficile de faire mémoire, car le travail de mémoire consiste à affronter son propre passé (5). L’activité réparatrice implique aussi cet affrontement avec le passé et donc, logiquement, d’accepter de laisser tomber le masque et regarder droit dans les yeux la « bête de l’Apocalypse » (6), pour reprendre l’expression de Desmond Tutu. Il y a, ensuite, la permanence, l’actualité et acuité de la question : partout dans le monde aujourd’hui, les victimes exigent la reconnaissance de leurs souffrances et aspirent à la réparation, dont les formes et les procédés sont variables bien évidemment. Il faut aussi prendre en compte la gravité de la question : les crimes contre l’Humanité sont une atteinte d’une telle gravité qu’ils concernent l’humanité dans son ensemble. Prenant acte de la particularité de ces crimes, comment envisager la réparation? Quels types de réparation? Comment y procéder et avec quels moyens? Trois voies peuvent être envisagées : – La première est, bien évidemment, la voie judiciaire, ce qui suscite tant d’espoir chez les victimes ou leurs ayant droits, nonobstant les difficultés inhérentes au fonctionnement de l’institution judiciaire (7), qu’elle soit nationale ou internationale? – Envisage-t-on un règlement politique, avec des risques de dérives possibles comme ce fut déjà le cas dans un certain nombre de pays où les victimes ont été sacrifiées dans leurs souffrances au nom (5) S. Freud, Remémoration, Répétition, Perlaboration (Errinern, Wiederholen, Durcharbeiten). Au plan individuel, affronter le passé, c’est à des traumatismes, des blessures que le sujet est en proie; et sa pente, observe Freud, est de céder à la compulsion de répétition que l’auteur attribue aux résistances du refoulement. Il en résulte que le sujet répète ses fantasmes au lieu de les élaborer; bien plus, il les laisse passer dans des gestes qui le menacent lui et les autres. L’analogie au plan de la mémoire collective est évidente selon Paul Ricœur «Fragile identité : respect de l’autre et identité culturelle», Conférence prononcée à l’Université Charles de Prague le 5 octobre 2000. (6) «Quelqu’un a fait remarquer qu’aucun d’entre nous n’avait le pouvoir d’effacer le passé d’un coup de baguette magique. De plus, notre expérience commune nous inclinait plutôt à penser que notre passé, au lieu de disparaître aisément, de se faire oublier, de se tenir tranquille, avait une forte tendance à revenir nous hanter, à nous garder en otages. Nous devions nous occuper de lui de façon judicieuse, regarder la bête de l’Apocalypse droit dans les yeux…», D. Tutu, in Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Albin Michel, Paris, 2000, p. 35. (7) R. Kladoum & R.K. Koudé, «Peut-on encore faire confiance à la justice tchadienne?», Contact, N’djaména (Tchad), septembre 1994. 400 Rev. trim. dr. h. (66/2006) d’une paix et d’une réconciliation (nationale) (8) érigées en dogme politique, voire en un absolu (9)? – Se contentera-t-on d’un consensus éthico-moral au nom de notre commune appartenance à l’humanité (10)? Dans ce cas, qui aurait autorité à agir au nom de l’humanité dans son ensemble et pour quel type de réparation? S’agirait-il des victimes elles-mêmes du fait de leur expérience du pire, de l’innommable (11)? d’une autorité religieuse (laquelle?) ou alors une instance particulière : mijuridictionnelle, mi-politique et mi-ecclésiastique à l’instar de la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud (12) entre 1995 et 1999? (8) Etant donné que les crimes contre l’Humanité sont une atteinte à la communauté humaine dans son ensemble, peut-on poser la question de la réconciliation au niveau national uniquement? Les crimes contre l’Humanité sont d’une telle gravité qu’ils nous font douter de notre «aptitude à la civilisation», pour reprendre la célèbre formule de Freud dans les Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915). L’auteur y fait le constat suivant, qui n’a rien d’inactuel : «Le maniement pulsionnel sur lequel repose notre aptitude à la civilisation peut être ramené en arrière, de manière durable ou transitoire, par des interventions de la vie. Sans aucun doute, les influences produites par la guerre sont au nombre des forces capables de produire un tel retour en arrière…». (9) Dans beaucoup de pays, l’amnistie a été très largement pratiquée comme mode de règlement politique des crimes commis au nom de l’Etat. Au Chili, le général Pinochet et ses complices se sont auto-amnistiés avant de passer la main à un gouvernement civil. Ils n’étaient pas opposés à la création d’une commission d’enquête, mais à condition qu’elle siège à huis clos et ne puisse enquêter ni sur le général Pinochet lui-même, ni sur les autres membres de la junte militaire, ni sur les anciens des forces de sécurité. En Argentine, la junte militaire du général Videla s’est autoamnistiée de la même manière pour les crimes commis entre 1976 et 1983. Mais le nouveau président, Raul Alfonsin, abrogea cette loi d’amnistie et mit en place une Commission nationale d’enquête sur les disparus (entre 15 000 et 30 000) qui se conclût par un rapport – Nunca Mas («Plus jamais ça!») – décrivant les rouages de la dictature. En septembre 1984, le Conseil supérieur des forces armées déclara que les actions du gouvernement militaire ne pouvaient être remises en question. L’année suivante (1985), le général Videla fut condamné à la réclusion à vie pour crime contre l’humanité. Mais, en 1986 et 1987, le gouvernement amnistia d’abord les simples exécutants (la loi de «l’obéissance due»), puis il mit un terme aux poursuites contre les autres militaires (loi du «point final»), etc. Depuis l’arrivée au pouvoir du péroniste Norbert Kirchner, les débats sur ces deux textes suscitent une très grande mobilisation des Argentins qui réclament leur révocation pure et simple. (10) D. Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Albin Michel, Paris, 2000, pp. 59 et s. (11) R.K. Koudé, «Le Rwanda ose relire les pages de l’innommable», Courrier de l’Acat, janvier & février 2003, pp. 32-34. (12) D. Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, op. cit. Roger Koussetogue Koudé 401 I. – Quelles sont les possibilités de réparation, au pénal, pour faits de crimes contre l’Humanité? La justice pénale internationale est-elle (bien) adaptée aux questions y relatives? Certes, il existe d’autres modes de réparation comme nous l’avons souligné en prélude à cette réflexion mais nous allons étudier ici spécifiquement les possibilités offertes par la voie judiciaire et notamment par la justice pénale internationale (13). Concernant les crimes contre l’Humanité, aussi bien les juridictions nationales qu’internationales peuvent en être saisies. Cependant, il y a un certain nombre de difficultés doctrinaires et techniques qu’il convient de pointer d’emblée. A. – Les considérations doctrinaires et techniques Le droit international qui fonde et régit la justice pénale internationale reste un droit profondément oligarchique et conservateur : oligarchique parce que conçu par et pour les Etats qui en sont les seuls sujets et acteurs mêmes si, aujourd’hui, cette exclusivité leur est «disputée» par les Organisations non-gouvernementales (Ong), véritables contre-pouvoirs mobiles et transnationaux, capables de faire basculer des décisions internationales importantes comme ce fut notamment le cas lors de l’adoption du traité de Rome du 17 juillet 1998 (14). Ce droit est aussi un droit conservateur, en ce sens que le droit international est avant tout un droit bodinien (15) et westphalien (16), avec comme principales caractéristiques : la (13) Nous employons cette terminologie pour désigner à la fois les juridictions internationales stricto sensu, mais aussi les actions judiciaires devant les instances juridictionnelles nationales pour les crimes contre l’Humanité ou autres catégories de crimes relevant du droit pénal international. (14) Lors des négociations en vue du traité de Rome de 1998, on a dénombré pas moins de 124 Organisations non gouvernementales présentes aux travaux préparatoires du traité. Des organisations comme No Peace Without Justice ont joué un rôle particulièrement déterminant. Plutôt qu’une Ong au sens strict du terme, il s’agissait d’un comité regroupant des parlementaires, des juristes, des maires et des citoyens réunis par le souci de la justice internationale, bien relayé par le Transnational Radical Party sous la houlette de Emma Bonino. (15) En référence à la théorie de la souveraineté selon Jean Bodin dans Les Six Livres de la République. En effet, la souveraineté selon Jean Bodin est le pouvoir indivisible et absolu de faire des lois générales. Sans ce pouvoir, il n’y a pas de véritable Etat car c’est le siège de ce pouvoir législatif suprême qui détermine la nature de l’Etat : ce qui exclut les Etats mixtes de type aristotélicien! (16) En référence au traité de Westphalie de 1648 entre les grandes puissances européennes et considéré comme le traité fondateur du droit international. 402 Rev. trim. dr. h. (66/2006) sacro-sainte souveraineté de l’Etat et la non «justiciabilité» du souverain. En l’état actuel de la justice internationale, il existe trois (voire quatre) possibilités de pouvoir engager des poursuites pour crimes contre l’Humanité. Nous allons nous intéresser essentiellement aux trois premiers cas, exception faite des poursuites engagées au niveau national par un Etat à l’encontre de ses propres ressortissants (17). 1. Les tribunaux internationaux ad hoc A l’heure actuelle, il s’agit essentiellement du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (T.P.I.Y.) et celui, équivalent, pour le Rwanda (T.P.I.R.) qui sont des juridictions non permanentes, ayant des champs d’action strictement limités (18). Ainsi donc, ces juridictions ne peuvent être saisies que spécifiquement pour les cas concernant les deux pays. Les articles 1er et 8 du statut du T.P.I.Y. habilitent cette juridiction à juger les auteurs des violations graves du droit international humanitaire commises en ex-Yougoslavie à compter du 1er janvier 1991 (à nos jours!). Cette limitation temporelle exclut d’office de la compétence du T.P.I.Y. les victimes des exactions commises dès 1989, notamment dans la province «autonome» du Kosovo. Le texte ne dit rien en ce qui concerne l’échéance de la compétence rationae (17) Il s’agit en général d’auteurs de faits d’une certaine gravité pouvant relever de la compétence matérielle de la justice internationale stricto sensu mais qui, pour des raisons évidentes, sont jugés par une instance nationale. (18) L’article 8 du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (T.P.I.Y.) indique : «La compétence ratione loci du tribunal international s’étend au territoire de l’ancienne République fédérative socialiste de Yougoslavie, y compris son espace terrestre, son espace aérien et ses eaux territoriales». L’article 7 du Tribunal pénal international pour le Rwanda (T.P.I.R.) énonce pour sa part : «La compétence rationae loci du tribunal international pour le Rwanda s’étend au territoire du Rwanda, y compris son espace terrestre et son espace aérien, et au territoire d’Etats voisins en cas de violation grave du droit international humanitaire commise par des citoyens rwandais». Le T.P.I.R. exerce sa compétence territoriale sans conditions particulières pour le pays rwandais lui-même mais ne voit celle-ci étendue aux pays voisins que si un citoyen rwandais est concerné comme auteur. Cette deuxième hypothèse introduit dans la détermination de la compétence territoriale un critère un peu particulier qui tient à la qualité personnelle de l’auteur de l’acte, sa nationalité. Par contre, qu’il s’agisse du tribunal militaire international de Nuremberg ou celui similaire de Tokyo, la compétence rationae loci n’est pas spécifiée dans un article. Toutefois, l’un est créé pour juger les grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe et l’autre pour le juste châtiment de ceux d’Extrême-Orient. Ce qui reste assez vague, même si l’éloignement de ces deux juridictions pénales est tel qu’il n’était pas certain d’envisager un cas de conflit de compétences ratione loci. Roger Koussetogue Koudé 403 temporis du T.P.I.Y. même si, aux termes de l’article 2 de la résolution (19) qui crée cette instance juridictionnelle internationale, cette échéance devra être fixée par le Conseil de sécurité de l’Organisation des nations unies (Onu) en fonction de la restauration de la paix! Les articles 1er et 7 du statut du T.P.I.R. confèrent à cette juridiction une compétence temporelle circonscrite à la période allant du 1er janvier au 31 décembre 1994. Ce qui exclut là aussi bon nombre de victimes du drame rwandais, lequel drame a commencé bien avant la période indiquée et s’est poursuivi longtemps après. Cependant, la résolution 955 (20) du Conseil de sécurité étend la compétence rationae loci du T.P.I.R. au-delà du territoire national rwandais pour les infractions graves au droit international humanitaire commises par des citoyens rwandais sur le territoire des Etats voisins du Rwanda durant la même période. Dans tous les cas, devant ces tribunaux internationaux ad hoc, les victimes n’interviennent pas en tant que telles mais juste comme témoins à charge ou à décharge. En effet, elles n’ont pas qualité de parties au procès, elles ne peuvent donc saisir ces juridictions ni demander réparation de leurs préjudices, ni – de surcroît – constituer d’association. Toutefois, l’article 79 du statut de la Cour pénale internationale (C.P.I.) laisse espérer, a priori, que la place des victimes sera améliorée devant cette nouvelle juridiction. Mais qu’en est-il exactement? 2. La Cour pénale internationale (ci-après, la Cour) La Cour, en tant que juridiction pénale internationale permanente, suscite beaucoup d’espoir tant chez les victimes elles-mêmes que chez les défenseurs des droits de l’homme. Cette institution pénale internationale se veut aussi une justice universelle et au service de l’universel. De ce point de vue, elle est donc hors du temps et de l’espace parce qu’elle est compétente pour statuer sur tous les crimes déclarés eux-mêmes imprescriptibles. La réalité est cependant tout autre et l’universalité supposée de la Cour est très vite triplement entravée : (19) Il s’agit de la Résolution 827 (1993) adoptée par le Conseil de sécurité de l’O.N.U. en sa 3 217ème réunion, le 25 mai 1993. (20) Résolution du 4 novembre 1994 portant création du T.P.I.R. 404 Rev. trim. dr. h. (66/2006) a) La saisine de la Cour Seuls trois types d’acteurs sont autorisés à saisir la Cour : les Etats parties au traité de Rome précité, le Conseil de sécurité agissant au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies et, enfin, le Procureur de la Cour qui peut se saisir ex officio. Pourtant, l’article 25 du statut de Rome consacre le principe de la responsabilité individuelle : «La Cour est compétente à l’égard des personnes physiques en vertu du présent statut…». Ainsi donc, si seules les personnes physiques peuvent être jugées et condamnées devant la Cour en vertu d’un principe dont l’origine remonte au statut de Nuremberg, il est cependant impossible à un particulier de saisir la même juridiction pour les faits dont il serait victime. b) La compétence territoriale de la Cour En théorie, il ne devrait pas y avoir de problèmes particuliers relatifs à la compétence territoriale de la Cour dans la mesure où son champ d’action est mondial (21). Elle est compétente dès lors que l’une des incriminations qui lui donnent la compétence matérielle est constituée (22). Cependant, dans la réalité, les termes du (21) J.P. Bazelaire & T. Cretin, La justice pénale internationale, Presses universitaires de France, Paris, 2000, 87. (22) Aux termes de l’article 5 du traité de Rome du 17 juillet 1998, le champ de compétence de la Cour pénale internationale se limite aux crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale à savoir : le crime de génocide, les crimes contre l’Humanité, les crimes de guerre et crimes d’agression. Pour ce qui concerne les crimes d’agression (art. 5, al. 2 du statut de Rome), la Cour n’exercera sa compétence en la matière que «… quand une disposition aura été adoptée conformément aux articles 121 et 123, qui définira ce crime et fixera les conditions de l’exercice de la compétence de la Cour à son égard». Dans tous les cas, «cette disposition devra être compatible avec les dispositions pertinentes de la Charte des Nations unies»! On retrouve les trois premières catégories d’infractions relevant de la compétence rationae materiae de la Cour dans les statuts des tribunaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, à savoir : le génocide (art. 2 du statut du T.P.I.R. et art. 4 de celui du T.P.I.Y.), les crimes contre l’Humanité (art. 3 du statut du T.P.I.R. et art. 5 de celui du T.P.I.Y.), les violations graves aux Conventions de Genève de 1949 (art. 4 du statut T.P.I.R. et art. 2 de celui du T.P.I.Y.). Ces catégories étaient déjà celles contenues dans les statuts des deux tribunaux militaires internationaux de Nuremberg et Tokyo (art. 6 du statut du Tribunal de Nuremberg et art. 5 de celui, équivalent, de Tokyo) qui indiquent, à quelques différences près, que leurs compétences portent sur les crimes contre la paix, les crimes contre les lois et les coutumes de la guerre et les crimes contre l’Humanité. Ceux qui commettent, incitent à commettre, ordonnent de commettre des crimes relevant de la compétence matérielle de la Cour pénale internationale (C.P.I.), en planifient ou préparent l’exécution, ou bien en sont complices par aide ou assistance, sont individuellement res→ Roger Koussetogue Koudé 405 statut ne sont opposables qu’aux seuls Etats ayant ratifié le traité de Rome précité; ce qui restreint ipso facto le champ (territorial) de compétence de la Cour. Même pour les Etats parties au traité de Rome susmentionné, l’article 124 du statut offre la possibilité de soustraire des poursuites pour au moins sept ans leurs ressortissants qui auraient commis des faits relevant de la compétence matérielle de la Cour! c) La compétence temporelle de la Cour et la question de l’imprescriptibilité des crimes contre l’Humanité Les crimes contre l’Humanité sont en principe imprescriptibles mais la compétence de la Cour en la matière est contrariée par le fait qu’elle ne peut être saisie que pour les faits ayant été commis après l’entrée en vigueur du statut de la Cour, c’est-à-dire le 1er juillet 2002. Le traité de Rome s’inscrit donc dans la droite ligne de l’orthodoxie juridique qui consiste à ne légiférer que pour l’avenir, sans rétroactivité donc. L’article 11, alinéa 1 du statut est on ne peut plus clair à ce sujet : «La Cour n’a compétence qu’à l’égard des crimes relevant de sa compétence commis après l’entrée en vigueur du présent statut». On peut parfaitement comprendre le souci bien fondé des rédacteurs du statut de Rome qui, par réalisme et par respect du principe fondamental de la non-rétroactivité de la loi pénale, ont décidé de faire courir l’imprescriptibilité des crimes relevant de la compétence ← ponsables de leurs actes. La commission des crimes par un subordonné ne dégage pas son supérieur de sa responsabilité s’il savait ou s’il avait des raisons de savoir que le subordonné s’apprêtait à commettre cet acte ou l’avait commis et que le supérieur n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs (art. 28 du statut de la C.P.I.). Le supérieur est donc tenu par un devoir de surveillance et de vigilance vis-à-vis de ses subordonnés dont il assume personnellement les exactions. Depuis la jurisprudence de Nuremberg jusqu’aux dispositions actuelles de la C.P.I., la position de chef d’Etat ou de haut responsable ne constitue pas une cause d’immunité. La mise en accusation de Slobodan Milosevic alors qu’il était encore en exercice en a été la plus parfaite démonstration. De même, le fait d’avoir exécuté l’ordre d’un gouvernement ne peut être une cause d’exonération de la responsabilité pénale, tout au plus un motif de diminution de peine laissé à l’appréciation souveraine du juge. On notera que l’article 26 du statut de la C.P.I. a introduit un critère d’incompétence à l’égard des mineurs de 18 ans, critère qui ne figure pas dans les statuts des tribunaux pénaux internationaux. Il convient également de faire remarquer que la responsabilité pénale internationale est désormais strictement personnelle et que rien n’est prévu pour déclarer criminelles des organisations comme ce fut le cas lors des procès de Nuremberg. 406 Rev. trim. dr. h. (66/2006) de la Cour, seulement après l’entrée en vigueur dudit statut. En effet, toute modalité contraire aurait sans aucun doute paralysé la mise en œuvre du statut ou ferait de la Cour une institution totalement inopérante! Il n’en demeure pas moins, cependant, que c’est une réelle incohérence car d’un côté, les crimes qui relèvent de la compétence matérielle de la Cour sont déclarés imprescriptibles (art. 29 du statut) et de l’autre, les dispositions du même texte créent une parenthèse temporelle. Cette incohérence peut être comprise comme une injustice faite aux victimes qui ont longtemps fondé (et fondent toujours) leurs espoirs sur cette juridiction pénale internationale. Enfin, contrairement aux tribunaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda qui ont la primauté de compétence sur les juridictions nationales parce que créés par le Conseil de sécurité de l’Onu agissant sous chapitre VII de la Charte (23), la Cour, elle, est gouvernée par le principe dit de complémentarité selon l’article 1er du statut : «Elle (la Cour pénale internationale) est complémentaire des juridictions criminelles nationales». Ce qui veut dire, concrètement, qu’à tout moment, un Etat membre au traité de Rome peut bloquer la procédure devant la Cour en faisant valoir la compétence nationale de juridiction, à charge pour le procureur (sous le contrôle de la Chambre préliminaire) de donner la preuve que l’Etat en question n’a pas la volonté ou est dans l’incapacité de mener véritablement à bien l’enquête ou les poursuites. Ce qui risque d’être particulièrement délicat même si l’article 17, alinéa 2 du statut de la Cour prévoit des critères pouvant servir à déterminer le manque de volonté ou l’incapacité de l’Etat. 3. La compétence universelle de juridiction La troisième possibilité relève de la compétence universelle de juridiction qui confère à tout Etat, sous certaines conditions, la compétence – voire l’obligation – de poursuite à l’encontre de toute personne soupçonnée de crimes particulièrement graves qui heurtent la conscience de l’humanité, même en l’absence des critères tra- (23) Le chapitre VII de la Charte des Nations unies («Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression») est celui au titre duquel le Conseil de sécurité dispose de pouvoirs pouvant aller jusqu’à l’emploi de la force armée pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. Les mesures prises dans ce cadre concernent l’ensemble des Etats membres de l’Organisation. Roger Koussetogue Koudé 407 ditionnels de rattachement (24). En effet, la compétence universelle de juridiction porte sur des crimes qui n’ont a priori aucun lien avec l’Etat poursuivant en ce sens que ces crimes sont commis à l’étranger, par des étrangers et sur des étrangers. Cette compétence universelle de juridiction est exercée au nom de l’humanité dans son ensemble au motif que les crimes contre l’Humanité sont une atteinte à chaque être humain (indépendamment de toutes contingences historiques, culturelles ou autres), uniquement au motif qu’il est membre de la «famille humaine». Les textes les plus souvent utilisés dans ce domaine sont la Convention de 1984 (dite «de New York») contre la torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, et les quatre conventions de Genève de 1949. En vertu de l’article 7 de la Convention de 1984 contre la torture, «l’Etat sur le territoire sous la juridiction duquel l’auteur présumé d’une infraction visée à l’article 4 est découvert, s’il n’extrade pas ce dernier, soumet l’affaire, dans les cas visés à l’article 5, à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale». C’est de cette disposition que se dégage le principe «aut dedere aut judicare» (soit vous extradez, soit vous poursuivez)! L’affaire Pinochet, qui a tant défrayé la chronique, a laissé croire que la compétence universelle de juridiction pouvait se passer des (24) Traditionnellement, il existe un certain nombre de possibilités pour l’Etat d’agir pour les crimes commis hors du territoire national. Nous en retenons ici trois : La compétence personnelle active : c’est une procédure qui consiste à engager des poursuites contre un national auteur d’un fait criminel survenu à l’étranger et qui n’a pas fait l’objet de poursuites dans le pays où le crime a été commis. Peu importe ici la nationalité de la victime, l’auteur des faits criminels peut être poursuivi dès lors qu’il se trouve sur le territoire national de l’Etat dont il est le ressortissant; La compétence personnelle passive : ce procédé permet à l’Etat dont le ressortissant a été victime d’un crime commis à l’étranger par un étranger, d’engager des poursuites contre l’auteur des faits si celui-ci n’a pas été jugé par son propre pays. L’Etat poursuivant peut lancer un mandat d’arrêt et compter sur la coopération des autorités d’autres Etats pouvant appréhender l’auteur des faits incriminés; La compétence réelle : c’est modalité qui permet à l’Etat dont les intérêts (monnaie, aéronefs ou autres biens meubles ou immeubles) ont été attaqués de demander à poursuivre les auteurs de ces faits pourtant survenus à l’étranger. En dehors de ces cas, la compétence de l’Etat en matière de justice est une compétence rationae loci. La compétence universelle de juridiction, elle, porte sur les crimes qui n’ont a priori aucun lien avec l’Etat poursuivant en ce sens que ces crimes sont commis à l’étranger, par des étrangers et sur des étrangers. 408 Rev. trim. dr. h. (66/2006) considérations de politique internationale (25) mais très vite, la real politik a repris ses droits. Même la Belgique, avant-poste de la lutte contre l’impunité par le mécanisme de la compétence universelle, a dû reconsidérer sa position pour une double raison : d’une part, les menaces à peine voilées de nombreux pays dont le plus puissant d’entre eux, et d’autre part, le risque évident d’une immigration judiciaire massive, en provenance essentiellement des pays du sud. Les différentes difficultés et dispositions susvisées, qui sont autant d’écueils quant au bon fonctionnement de la Cour, font valoir finalement la primauté des juridictions nationales des Etats sur la justice pénale internationale dans un domaine qui recueille pourtant l’assentiment de la composante la plus représentative de la communauté internationale. Aussi, la Cour – qui représente tout un symbole de réprobation universelle des crimes les plus graves et de l’impunité –, perd un peu de sa puissance symbolique par cette dépendance vis-à-vis des Etats qui restent finalement maîtres du jeu. Cette incohérence fondamentale entre l’universalité supposée de la Cour et la réalité, qui fait d’elle une institution soumise au bon vouloir de la souveraineté des Etats, est absolument préjudiciable aux victimes des crimes et de l’impunité que cette institution est censée faire cesser partout dans le monde. Mais par-delà ces considérations doctrinaires et techniques, quelles sont exactement les possibilités de réparations offertes par le droit pénal international? B. – Les possibilités de réparation en droit pénal international Alors que les statuts des tribunaux militaires (de Nuremberg et de Tokyo) et des deux tribunaux internationaux (pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda) n’accordent aucune attention particulière à la réparation des victimes, le statut de Rome habilite la Cour pénale internationale à établir des principes applicables aux formes de réparation (telles que la restitution, l’indemnisation ou la réhabilitation, etc.) à accorder aux victimes des crimes relevant de sa compétence ou à leurs ayants droit. C’est dire que l’attention du (25) Dans l’affaire Pinochet, les juges britanniques ont considéré que l’action initiée par le juge madrilène Balthazar Garzon était tout à fait recevable, que l’immunité dont pouvait se prévaloir l’accusé – tout comme le fait que les actes incriminés aient été commis dans le cadre de l’exercice de ses fonctions en tant que chef d’Etat – ne leur étaient pas opposable, etc. C’est uniquement pour des raisons de santé – nous a t-on dit –, et uniquement pour ces raisons que M. Pinochet a pu regagner son pays, le Chili. Roger Koussetogue Koudé 409 droit pénal international, qui s’était jusque là centrée sur la figure du criminel, les poursuites et la sanction, est désormais portée aussi sur la souffrance et les intérêts particuliers de la victime. Cette évolution conforte les réclamations actuelles pour ce qui concerne les crimes de l’histoire (26). En vertu de l’article 75 (paragraphe 1er) du statut de la Cour, celle-ci peut déterminer l’ampleur du dommage, de la perte ou du préjudice causé aux victimes ou à leurs ayants droit, en indiquant les principes sur lesquels elle fonde sa décision. Elle peut aussi rendre contre la personne condamnée une ordonnance, que les Etats parties s’engagent à appliquer, indiquant les réparations qu’il convient d’accorder aux victimes ou à leurs ayants droit. Enfin, la Cour peut décider que l’indemnité accordée à titre de réparation sera versée par l’intermédiaire du Fonds (d’indemnisation) visé à l’article 79 du statut, lequel fonds est créé sur décision de l’assemblée des Etats parties, au profit des victimes relevant de la compétence de la Cour. Ici encore, on frise le sophisme car d’un côté, les individus n’ont pas qualité à agir devant la Cour pour les faits dont ils seraient victimes et de l’autre, il leur est tout à fait possible (?) de percevoir des indemnités pour les préjudices subis à titre personnel! L’article 25, alinéa 4 pose comme principe que la responsabilité pénale des individus n’affecte en aucun cas la responsabilité des Etats en droit international, ce qui laisse penser aux possibilités d’une réparation sur la base du droit international public. En effet, le droit international public offre une gamme de modes de réparation dont les plus privilégiés restent : la restitution intégrale pour les préjudices matériels, l’indemnisation pour les préjudices extrapatrimoniaux ou immatériels résultant de la perte d’un être cher par exemple (le pretium doloris), etc. Il y a aussi la satisfaction dont la forme et les modalités sont très variées, adaptées au cas d’espèce, à savoir : la reconnaissance de la violation, l’expression des regrets ou d’excuses formelles, création d’un fonds fiduciaire pour gérer l’indemnisation dans l’intérêt des bénéficiaires, une action disciplinaire ou pénale contre les agents se trouvant à l’origine du fait illicite, ou encore l’octroi des dommages et intérêts. D’autres formes sont également concevables et pourraient mieux s’adapter aux exigences de la réparation des grands crimes. Le droit international public prévoit également dans certains cas l’obligation pour le responsable du fait (26) Nous entendons ici par «crimes de l’histoire», les crimes ayant été commis dans un passé plus ou moins lointain et ayant marqué l’histoire, d’une certaine manière, du fait de leur gravité notamment. 410 Rev. trim. dr. h. (66/2006) internationalement illicite d’offrir des assurances et des garanties de non-répétition, lesquelles garanties peuvent, là aussi, assumer des modalités très variées, adaptées au cas d’espèce. Mais tous ces procédés relèvent d’un autre domaine d’étude que nous ne saurions davantage approfondir dans le cadre de cette réflexion (27). Ainsi donc, indépendamment du droit pénal international et de ses difficultés doctrinaires et techniques, il existe à l’heure actuelle un certain nombre de mécanismes créés pour répondre aux demandes de réparation des dommages résultant de violations graves des droits de l’homme. Le droit à un recours effectif est reconnu par les principaux instruments relatifs aux droits de l’homme, y compris les instruments régionaux en matière de droits de l’homme. La Convention européenne contient une disposition pertinente (art. 13) qui reconnaît le droit à un recours effectif dans les termes suivants : «Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que les violations auraient été commises par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles». Pour ce qui concerne le système africain des droits de l’homme (28), la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples s’est prononcée à plusieurs reprises pour préciser le concept du droit à un recours effectif. En effet, pour la Commission, les recours doivent être non seulement disponibles et pratiques (29), encore faut-il que leur mode de fonctionnement soit impartial et conforme aux principes généraux du droit (30), tels que reflétés dans les instruments de l’Organisation de l’unité africaine (O.U.A., aujourd’hui Union africaine) et des Nations unies ainsi que d’autres (27) Le droit international public fournit donc une variété de modes de réparation avec une conception plus large de la réparation. Ce droit offre des moyens pouvant constituer une alternative au versement d’une indemnisation ou pouvant couvrir la réparation d’autres types de préjudices, notamment : la restitution des biens spoliés, la demande officielle d’excuses par les autorités responsables, la réintégration des victimes dans leur histoire ou la récupération de leur nationalité d’origine, etc. Bien évidement, ces alternatives ne sauraient constituer des échappatoires pour la réparation intégrale en cas de responsabilité avérée découlant du fait illicite. Elles visent plutôt à mieux satisfaire les revendications formulées par les victimes dans des cas particuliers… Toujours est-il qu’avant d’accéder à ces différentes formes de réparation, les victimes doivent affronter des citadelles juridiques qui se présentent dans l’établissement de la responsabilité pour les grands crimes ou crimes de l’histoire. (28) Système issu de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, adoptée en 1981 et entrée en vigueur en 1986. (29) Affaire Rencontre africaine des droits de l’homme (Raddho) c. Zambie, Communication 71/92. (30) Affaire Constitutional Rights Project c. Nigéria, Communication 60/91. Roger Koussetogue Koudé 411 principes de fixation de normes internationales (31). Dès lors, il «serait incorrect d’obliger les plaignants à user des voies de recours qui ne fonctionnent pas de façon impartiale et qui ne sont pas tenues de statuer conformément aux principes de droit. Le recours n’est ni adéquat ni efficace» (32). Cette première approche est révélatrice d’une difficulté cruciale : l’emploi des procédés juridiques dans la recherche d’une solution juste au problème réel de la réparation pour faits de crimes contre l’Humanité. La science et la technique juridico-judiciaires, souvent sollicitées à l’appui de cette fin louable, révèlent face à ce défi tout autant leur potentiel – aujourd’hui considérablement renforcé –, que leurs limites et leurs infirmités congénitales. Ce qui fait qu’elles ne produisent pas nécessairement les effets positifs qu’on leur prête (33)! Doit-on pour autant renoncer à l’action judiciaire? Ou dénaturer le droit et, avec lui, l’institution judiciaire elle-même pour parvenir par (tous les moyens!) à une fin aussi légitime que la réparation et la mémoire? Que peuvent donc les juristes à ce niveau, eux qui tiennent au respect scrupuleux des règles, à la rigueur qu’exige leur métier pour des raisons de sécurité juridique et de paix sociale? II. – En quoi la réparation par le biais de la justice intègre-t-elle, peut-elle (doit-elle?) intégrer le travail de mémoire? La justice doit-elle être au service du travail de mémoire? De quelle manière et avec quels moyens? Les crimes contre l’Humanité sont d’une nature spécifique : ils sont en général commis sur la base d’une contestation violente de l’autre, du fait de ce qu’il est, tout en lui refusant le statut d’être humain. C’est sans doute pour cela que l’expérience vécue par ceux et celles qui sont les victimes de ces crimes crée une attente d’une nature toute particulière, à savoir : la reconnaissance qui est aussi une possibilité de renaissance. Les victimes attendent de la justice une réparation qui aille au-delà de la simple restitution de leurs droits ou d’une indemnisation quelconque, fût-elle financière, ou (31) Affaire Legal Ressources Foundation c. Zambie, Communication 211/98. (32) Affaire Constitutional Rights Project c. Nigéria, Communication 60/91. (33) J.-F. Gareau, in Crimes de l’histoire et réparations : les réponses du droit et de la justice, op. cit., pp. 25-38. 412 Rev. trim. dr. h. (66/2006) encore du châtiment des coupables. Elles aspirent à une réparation beaucoup plus grande qui ne saurait se satisfaire d’une action ponctuelle – même judiciaire, avec toutes les vertus curatives et même préventives qu’on lui prête –, mais une «réparation-processus» (processus de réparation donc) devant s’inscrire dans la durée, c’est-àdire dans le travail global de mémoire. A. – Les vertus réparatrices et prophylactiques du procès Le droit international, avons-nous dit d’emblée, est un droit oligarchique et conservateur qui ne reconnaît que les Etats comme sujets et acteurs (34). Le droit international est donc par nature un droit interétatique dont la vocation est de régir les relations entre Etats. Aussi, contrairement au droit pénal national qui a pour finalité, entre autres, de défendre les valeurs communes à une société donnée, le droit pénal international pouvait tout au plus assurer la défense des intérêts communs aux Etats, c’est-à-dire les intérêts des communautés politiques organisées et dotées d’un pouvoir souverain. Or, la justice pénale internationale est aujourd’hui fondée non seulement sur une communauté d’intérêts étatiques, mais aussi et surtout, sur une communauté de valeurs (éthico-morales et juridiques) (35) ayant une portée universelle. Le mandat de la justice pénale internationale consiste alors à poursuivre les auteurs des violations graves aux droits de l’homme et à lutter contre l’impunité, rendre justice aux victimes, prévenir la commission de nouvelles violations et faire émerger la vérité judiciaire afin de prévenir tout négationnisme ou révisionnisme, etc. Dans son effectuation, la justice pénale internationale ne reconnaît que les personnes physiques – quelle que soit l’autorité dont elles se réclament –, et à ce titre, seule leur responsabilité personnelle peut être engagée devant elle. Ce qui permet de rejeter les excuses traditionnelles de la qualité officielle et d’invalider, à l’occasion, l’immunité due à l’obéissance aux ordres d’un gouvernement (34) Ce principe comporte quelques exceptions, à savoir : La responsabilité individuelle visée à article 25 du statut de la Cour qui fait que les auteurs des faits relevant de la compétence matérielle de cette juridiction doivent répondre de leurs actes à titre personnel; L’évolution actuelle du droit international qui fait que de nombreuses organisations non gouvernementales peuvent tout à fait prétendre au statut d’acteurs du droit international, y compris en matière pénale, compte tenu de leur rôle déterminant, entre autres, pour la défense et la promotion des droits de l’homme. (35) Notamment les droits de l’homme. Roger Koussetogue Koudé 413 légal. Cette approche qui est issue des Principes de Nuremberg (36)fait désormais autorité en droit pénal international. C’est en ce sens qu’elle est reprise dans les statuts des tribunaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda ainsi que dans le statut de Rome de 1998 pour ce qui concerne la Cour pénale internationale. Si la qualification classique de «crimes contre la paix» visait à protéger l’ordre international (37), les crimes contre l’Humanité et (36) En particulier les quatre premiers Principes : Principe 1 : «Tout auteur d’un acte qui constitue un crime de droit international est responsable de ce chef et passible de châtiment»; Principe 2 : «Le fait que le droit interne ne punit pas un acte qui constitue un crime de droit international ne dégage pas la responsabilité en droit international de celui qui l’a commis»; Principe 3 : «Le fait que l’auteur d’un acte qui constitue un crime de droit international ait agi en qualité de chef d’Etat ou de gouvernement ne dégage pas sa responsabilité en droit international»; Principe 4 : «Le fait d’avoir agi sur ordre de son gouvernement ou de celui d’un supérieur hiérarchique ne dégage pas la responsabilité de l’auteur en droit international, s’il a eu moralement la faculté de choisir». Ces Principes, dits ‘de Nuremberg’, consacrés par le statut dudit et dans les jugements de ce tribunal militaire international (1950), vont être repris par le Tribunal pénal international ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et celui, équivalent, pour le Rwanda. (37) Les principes de Nuremberg et le Tribunal militaire international du même nom ont semblé privilégier l’atteinte portée à l’ordre international par les puissances de l’Axe, davantage que les crimes affreux dont ils se sont rendus coupables. En effet, le Principe 6 de Nuremberg et l’article 6 du statut dudit établissent la hiérarchie des crimes de droit international comme suit, selon leur gravité : Crimes contre la paix, c’est-à-dire le fait de i) Projeter, préparer, déclencher ou poursuivre une guerre d’agression ou une guerre faite en violation de traités, accords et engagements internationaux; ii) Participer à un plan concerté ou à un complot pour l’accomplissement de l’un quelconque des actes mentionnés à l’alinéa i; Crimes de guerre, c’est-à-dire les violations des lois et coutumes de la guerre qui comprennent sans y être limitées, les assassinats, les mauvais traitements ou la déportation pour les travaux forcés, ou pour tout autre but, des populations civiles dans les territoires occupés, l’assassinat ou les mauvais traitements des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l’exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction perverse des villes ou villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires; Crimes contre l’humanité, qui comprennent l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation ou tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions sont commis à la suite d’un crime contre la paix ou d’un crime de guerre, ou bien en liaison avec ces crimes. Force est de constater que le génocide n’y figure pas explicitement comme catégorie de crime de droit international. Or, avec les deux tribunaux internationaux → 414 Rev. trim. dr. h. (66/2006) les crimes de génocide sont des catégories qui trouvent leurs justifications dans la condamnation des violations et atteintes graves commises contre des personnes physiques, des individus donc. Ces catégories du droit pénal international inaugurent l’entrée de l’individu sur la scène du droit international (38) en ce sens qu’il devient (pénalement) sujet et acteur de droit international. 1. Le prétoire comme instance égalisatrice Seules les personnes physiques peuvent comparaître devant une juridiction pénale et l’une des particularités de la scène judiciaire tient à sa capacité à mettre tous les acteurs sur un même pied d’égalité. La mise en présence des acteurs au procès est faite sous l’autorité de la loi que le criminel contre l’humanité a violée, voire défiée. Or, en réalité, il n’y a rien d’aussi fragilisant que d’être pris de vitesse et d’avoir à s’expliquer, à se justifier publiquement et, comme le dit à juste titre Desmond Tutu, «quand on est sur la défensive, la partie est perdue d’avance» (39). C’est sans doute ce qui faisait dire à Jean-Jacques Rousseau que, devant la justice, le grand devient petit, le riche devient pauvre et que le monarque devient sujet. Saddam Hussein, Augusto Pinochet ou Hissein Habré dépouillés de la toute puissance qu’ils ont usurpée ne sont pas les ← pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ainsi que la Cour pénale internationale, la hiérarchie va nettement s’inverser en faisant du génocide «le crime des crimes». Les deux tribunaux internationaux, créés dans un contexte débarrassé de la guerre froide, font disparaître la notion jadis capitale de «crime contre la paix» et mettent l’accen plutôt sur les «infractions graves aux Conventions de Genève», «les violations des lois et coutumes de guerre», le «génocide» et les «crimes contre l’Humanité». La typologie et la classification des crimes de droit international deviennent plus précises avec le statut de Rome et la Cour pénale internationale qui en est issue. Le Chapitre II du statut («Compétence, recevabilité et droit applicable») consacre une nouvelle typologie des «crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale». Ces crimes sont : Le crime de génocide, c’est-à-dire les crimes commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux; Les crimes contre l’Humanité, qui consistent en des crimes commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque; Les crimes de guerre, c’est-à-dire les infractions graves aux Conventions de Genève du 12 août 1949 lorsque ces crimes visent les personnes ou les biens protégés par les dispositions de ces Conventions; Et enfin, le crime d’agression, dont la définition et les conditions de l’exercice de la compétence de la Cour à son égard sont renvoyées à plus tard, conformément aux dispositions des articles 121 et 123 du statut de la Cour. (38) J. Vergès, De la stratégie judiciaire, Les éd. de Minuit, Paris, 1992, p. 135. (39) D. Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, op. cit., p. 198. Roger Koussetogue Koudé 415 surhommes qu’ils croyaient être mais de simples individus semblables à ceux qu’ils ont soumis à l’humiliation, à la torture, à la disparition ou à la mort violente (40). L’univers et la puissance symbolique de la scène judiciaire font de ces personnages – qui ont véhiculé la terreur parmi leurs semblables – de simples imposteurs confrontés à leurs crimes odieux et sommés au nom de la civilisation à rendre des comptes et, à l’occasion, de retrouver le chemin le plus important pour tous à savoir, celui de notre commune humanité. Dépouillées de tous leurs droits et rejetées hors de l’humanité, la scène judiciaire offre aux victimes un forum, leur permet de retrouver la place et les droits qui leur ont été refusés et ce, en présence de leurs bourreaux. D’où l’intérêt et la valeur symbolique de la présence de l’accusé à son procès, d’ailleurs consacré comme principe par l’article 63 du statut de la Cour pénale internationale (41). De là, la nécessité et l’enjeu (capital) de s’assurer de la présence à leur procès des personnes poursuivies, comme ce fut le cas avec le procès Eichmann ou Barbie, pour ne citer que ces exemples antérieurs à la Cour pénale internationale. L’assignation rappelle à l’accusé qu’il est l’obligé de la loi. Et l’acte d’accusation en lui-même est une mise en demeure, une demande d’explication adressée à l’accusé au nom de la loi (et de la civilisation) afin qu’il se présente devant le juge (42). Sans la pré(40) Les victimes tiennent à cette présence contrainte : lors du procès Barbie, l’une des victimes déclarait qu’après cette confrontation, elle pourrait enfin dormir. Même constat lors du procès Papon à travers ces propos rapportés par le quotidien Libération du 9 janvier 1998 : «Monsieur Papon : oh! on peut se regarder, c’est vraiment la première fois», s’exclama Juliette Benzazon. «Je n’étais pas faite pour être déportée, j’étais faite pour venir vous parler (…). Je crois que Dieu m’a laissée en vie pour que je parle à ce procès». Rien que ça justifie le procès : si les effets sur la mémoire collective restent très controversés, ce procès serait donc au moins bénéfique pour de nombreuses mémoires individuelles. (41) C’est l’un des sujets de différends entre les pays de droit continental qui acceptent le jugement par contumace et les pays du Common Law qui refusent les procès in absentia, c’est-à-dire hors la présence de l’accusé. La comparution constitue une fonction symbolique essentielle du procès. La présence de toutes les parties – du moins de celles qui peuvent encore l’être – est une condition de la catharsis judiciaire : assistance en chair et en os des protagonistes d’abord, mais aussi présence à soi-même pour la personne qui est mise en demeure de s’expliquer, d’assumer ce qu’elle a fait; enfin, présence d’une société à elle-même. C’est probablement pour cette raison également que les procès in absentia ne sont pas prévus par les statuts des T.P.I. Le cadre du procès réalise donc une triple confrontation : d’une cité politique avec son passé, de la victime avec son bourreau, et enfin, de l’action d’un homme avec la loi. (42) Si l’accusé refusait de se présenter, ce serait une dérobade voire un aveu. Et s’il se présente, c’est qu’il accepte d’occuper la place d’accusé qui lui est assignée. Dès lors, accuser c’est déjà prendre une décision : c’est estimer que l’on a à l’égard de quelqu’un une raison et des charges suffisantes pour pouvoir le faire… 416 Rev. trim. dr. h. (66/2006) sence de l’intéressé, sans le face-à-face entre la victime et son bourreau sous l’autorité de la loi qui rétablit la stricte égalité, l’effet cathartique ne pourrait advenir véritablement. En effet, on prête généralement au procès pénal des vertus cathartiques à partir de l’idée que l’acceptation, l’expression, la reconnaissance de la réalité de la souffrance des victimes peuvent les soulager, voire les guérir. Certaines victimes des crimes contre l’Humanité vont jusqu’à dire que le seul fait de raconter leurs souffrances est déjà, pour elles, un début de guérison. La publicité des débats – aujourd’hui amplifiée par les médias – est en soi une première peine infligée aux criminels sous forme de dénonciation et d’humiliation publiques. Cette dénonciation publique est d’autant plus grande qu’elle se fait aujourd’hui devant les caméras de télévision du monde entier! 2. Dire les faits, nommer ce qui s’est passé L’espace judiciaire est un lieu de prise de parole pour dire publiquement ce qui s’est passé, en reconnaître la nature criminelle et donc inhumaine. La réprobation globale d’une politique ne suffit pas à immuniser les victimes et la société contre le retour du passé : «… notre expérience commune nous inclinait plutôt à penser que notre passé, au lieu de disparaître aisément, de se faire oublier, de se tenir tranquille, avait une forte tendance à revenir nous hanter, à nous garder en otages» (43). C’est pour cela que le crime contre l’humanité exige que l’on aille dans les détails de ce qui s’est passé : «Le diable est dans le détail»! Car le procès permet de redonner à chaque victime un nom, une identité, d’établir les faits et de rendre public ce qui était un huis clos en brisant la loi tyrannique du silence. Bref, le procès est le moyen par lequel la société peut donner à chaque crime une adresse… Ce travail de nomination, d’établissement des faits et la publicité des débats qui s’en suit sont indispensables tant pour les victimes – pour commencer un vrai travail de deuil – que pour les bourreaux qui doivent faire face à leurs atrocités. Juger un criminel, c’est l’obliger à affronter son propre passé et donc à faire cet exercice ô combien difficile dont parlait Freud (44). Le déni de l’autre et le déni du réel vont de pair et c’est dans ce sens-là que toute politique totalitaire est mensongère et même négationniste (45) : «De quelque façon que cette guerre finisse, dit (43) D. Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, op. cit., p. 35. (44) S. Freud, Remémoration, Répétition, Perlaboration, précité. (45) A. Garapon, Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner, op. cit., p. 209. Roger Koussetogue Koudé 417 un jour un SS à Primo Lévi, nous l’avons déjà gagnée contre vous; aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, et même si quelques-uns en échappent, le monde ne les croira pas» (46). Cette caractéristique du crime contre l’humanité donne au témoignage une fonction bien particulière : «Ecouter les témoins devient beaucoup plus qu’un acte de procédure destiné à éclairer un tribunal dans une affaire particulière : c’est empêcher qu’un projet criminel reste douteux et donc éviter sa victoire posthume. Témoigner n’est plus seulement établir un fait, contribuer à prouver un crime, mais commencer à y mettre un terme puisque l’essence même de ce crime est d’être invisible. Le témoignage se confond avec la réparation, la possibilité dans une enceinte de justice apaise la souffrance née de la négation», écrit Antoine Garapon dans l’ouvrage précité (47). Dès lors, dire et nommer le crime comme mal offre déjà un début de réparation pour les victimes : connaître et faire connaître les faits, dire la réalité de ces faits – indépendamment de toute sanction – est déjà œuvre de justice. Autrement dit, la réhabilitation de la vérité est en elle-même une activité à la fois curative et préventive (48). Le procès a aussi pour fonction de rétablir l’autorité de la vérité après une parenthèse de mensonges, car toute politique criminelle est en même temps une entreprise mensongère comme l’ont montré tous les totalitarismes, qu’il s’agisse du nazisme, du stalinisme ou de l’apartheid. Dans tous ces cas, le mensonge était un moyen de survie du système… 3. De la connaissance des faits à la reconnaissance des victimes Parmi les attentes spécifiques des victimes des crimes contre l’Humanité, il y a la reconnaissance (officielle) (49) des atrocités dont elles ont été l’objet par ceux qui les ont commises ou fait commettre. Le travail de mémoire ne peut donc se satisfaire d’une simple information sur les faits criminels, même si l’information peut (46) Primo Lévi, Si c’est un homme, Julliard, Paris, 1987, p. 11. (47) A. Garapon, Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner, op. cit. , p. 207. (48) En Afrique du sud, la quête de la vérité après la chute de l’apartheid a pris la préséance sur la justice avec les travaux de la Commission vérité et réconciliation. (49) Dans une pièce intitulée La jeune fille et la mort, l’auteur dramatique chilien Ariel Dorfman évoque l’histoire d’une jeune dame confrontée à l’homme qui l’a torturée et violée alors qu’elle était détenue pour ses opinions politiques. Avec une arme, elle menace de tuer son tortionnaire et violeur qui s’entête à nier lâchement sa culpabilité en tentant de forger un alibi. Il finira par avouer pour avoir la vie sauve. En effet, les dénégations du tortionnaire blessaient au plus profond d’ellemême la jeune dame, portant ainsi atteinte à son identité et sa personnalité meurtries. 418 Rev. trim. dr. h. (66/2006) participer à la mémoire et à la réhabilitation de la vérité. La mémoire et la justice sont à envisager du côté de la reconnaissance, davantage que de celui de la (simple) connaissance historique des faits. L’espace offert par le procès est donc un lieu où la parole de la victime croise celle de son agresseur en présence du juge qui, statuant en vertu de la loi, doit œuvrer à l’émergence de la vérité en tant que crime. Faire officiellement mémoire des crimes commis, reconnaître la souffrance des victimes et désigner publiquement le coupable qui doit répondre de ses actes devant la société, c’est finalement porter un jugement moral. C’est aussi faire allégeance à un système de valeurs qui transcendent toutes particularités, y compris la raison d’Etat. Le procès, tout comme la sanction qui lui est consécutive, sont autant d’occasions pour la société de faire alliance avec la victime dans sa souffrance, de mettre fin à sa solitude. La souffrance entendue ici à la fois comme douleur et attente, comme on dit d’un courrier qu’il est «en souffrance», c’est-à-dire qu’on ignore à la fois son origine et sa destination (50). Les victimes des crimes contre l’Humanité vivent dans une douloureuse attente (soif) de justice! 4. Du crime au châtiment : l’issue du procès Nombre de victimes, leurs représentants ou ayants droit tiennent à l’action pénale et cette revendication ne se satisfait pas des mécanismes inhabituels comme, par exemple, les différentes commissions de vérité ou de réconciliation (51). En effet, ce n’est pas l’appât d’un possible gain qui anime ceux et celles qui militent pour une résolution judiciaire : un hypothétique règlement matériel dont pourraient bénéficier les victimes n’est pas la finalité de leurs réclamations. De même, un arrangement à l’amiable est généralement loin de satisfaire pleinement les victimes, même si, comme on le dit généralement, un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès. (50) S. Baqué, «Le lieu du juste», in Traumatismes de guerre-Actualités cliniques et humanitaires, Francis Maqueda (dir.), éd. Hommes et perspectives, Revigny-surOrnain, 1999, p. 142. (51) Ces commissions vérité et réconciliation sont d’une actualité permanente : on citera, entre autres, les expériences sud-américaines et les limites qu’elles ont montrées, la commission sud-africaine et les vertus qu’on lui prête à tort ou à raison, les juridictions gacaca qui piétinent au Rwanda, l’instance éthique et réconciliation au Maroc ou les politiques du pardon et de la réconciliation au Tchad, en Algérie, etc. Roger Koussetogue Koudé 419 Une victoire en bonne et due forme dans l’arène judiciaire a donc une puissante valeur symbolique : on passe de la connaissance du crime, qui suscite la réprobation publique, à sa condamnation de laquelle intervient le châtiment. Ce procédé, qui va du crime au châtiment, est censé entraîner la réhabilitation des victimes par la reconnaissance officielle de leurs souffrances au nom du peuple, voire de l’humanité dans son ensemble. Et enfin, l’opprobre public jeté sur le criminel et ce, d’autant plus que son acte criminel repose sur une déshumanisation (52) et une grande souffrance à échelle de l’humanité. Mais si le procès est un lieu symbolique de réparation et de mémoire, c’est aussi une instance critique parfois «dangereuse». B. – Les «risques» liés au procès et les limites de l’action judiciaire Le procès est donc à la fois une instance symbolique et critique : symbolique parce qu’il est le lieu où l’on nomme les faits, reconnaît la souffrance des victimes et les honore, etc. La scène judiciaire permet la reconstruction narrative. C’est donc un lieu où le peuple (voire l’humanité, pour ce qui concerne les crimes contre l’Humanité) – au nom duquel est dite la loi – fait allégeance à la civilisation tout en condamnant la barbarie quelle qu’elle soit. Mais en même temps, dans un Etat de droit, la scène judiciaire est une instance critique parce que le procès donne à l’accusé un certain nombre de droits et que ce dernier peut, à l’occasion de la confrontation, mettre en pièces les récits officiels (53). Faudrait-il pour autant contourner les règles fondamentales de la justice au nom de la (même) justice? Aussi, convient-il de souligner par ailleurs que la justice ne prétend pas dire (ou imposer) la vérité historique, non seulement parce qu’elle n’en a ni la compétence ni les moyens, mais aussi, – probablement – par souci de sauvegarder la liberté du chercheur (54). Nul n’ignore, cependant, que la liberté de la recherche peut parfois servir d’alibi à des fins idéologiques, comme l’histoire et l’actualité l’ont d’ailleurs malheureusement souvent montré (55)… (52) J.-F. Gareau, in Crimes de l’histoire et réparations : les réponses du droit et de la justice, op. cit., p. 33. (53) A. Garapon, Les crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner, op. cit., p. 279. (54) R. Roth, «Le juge et l’histoire», in Crimes de l’histoire et réparations : les réponses du droit et de la justice, op. cit., p. 5. (55) J.-P. Cambier, dans Lyon, capitale du négationnisme, Gollias, Lyon, 1985, pp. 7-16. 420 Rev. trim. dr. h. (66/2006) 1. Principes directeurs et les règles de la justice ou la question des «technicalités» C’est un anglicisme (issu de «technicalities», formule plutôt péjorative dans le jargon juridique anglo-saxon) qui traduit bien la lourdeur et la pénibilité des considérations de procédure dans le procès. Ces considérations ou exigences de la procédure sont parfois assimilées à des formalités secondaires inutiles, voire outrageantes pour les victimes. Au nom de la mémoire, doit-on se passer des instruments «prosaïques» de la justice que sont la procédure et les principes directeurs du procès? Il est vrai que traiter les criminels contre l’humanité comme s’ils étaient innocents – ce qui découle du principe de la présomption d’innocence –, peut devenir insupportable pour les victimes (56), surtout quant il s’agit des survivants. Alors douter, même méthodiquement, de la culpabilité du criminel contre l’humanité est parfois (déjà) assimilé à une offense, voire à une insulte à la mémoire des victimes car c’est un peu douter de leurs souffrances et de leurs paroles (57). Or, les principes et garanties qui régissent l’institution judiciaire (le respect des règles de procédure, la présomption d’innocence, la matérialité de la preuve, le droit de et à la défense, le principe du contradictoire, le droit à un traitement juste et humain…) sont d’une stricte observance et d’application stricte. Le prétoire est par principe une instance égalisatrice mais dans bien des cas, le traitement égal des victimes et leurs bourreaux peut paraître scandaleux. Bien souvent, il n’est pas évident pour les rescapés des crimes de masses de faire face à leurs bourreaux comme on a pu le remarquer lors des procès du T.P.I.Y. ou du T.P.I.R. où de nombreux témoins, encore très marqués, ont eu quelque peine à apporter la preuve des faits criminels dont ils ont été l’objet. Comment exiger, par exemple, d’un unique survivant d’un massacre survenu sur une colline du Rwanda en 1994 d’apporter la preuve de ses (56) Le but du procès n’est ni de diaboliser ni de rejeter les bourreaux hors de l’humanité, comme eux l’ont fait de leurs victimes, mais de les juger. Le jugement est aussi la restitution d’un rapport politique : le procès est une instance qui permet la reconnaissance, non seulement pour la victime, mais aussi pour l’accusé auquel il est reconnu la faculté d’agir et d’user de sa liberté. Le sens premier de la justice est d’enrayer la logique de la vengeance, de répondre au mal sauvage du crime par des mesures justes et contrôlées de la sanction. (57) «De quelque façon que cette guerre finisse, nous l’avons déjà gagnée contre vous; aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, et même si quelquesuns en échappent, le monde ne les croira pas» (Parole d’un SS à Primo Lévi, dans : Si c’est un homme, précité). Roger Koussetogue Koudé 421 allégations, lui qui est dans ce cas son propre et seul témoin? Or, certains accusés (ou leurs défenseurs) n’ont pas hésité à utiliser fort cyniquement des situations de ce genre pour «terroriser» les survivants lors des procès! Toutefois, et nonobstant cela, il n’est simplement pas possible que les victimes aient un statut privilégié devant la justice où l’égalité des parties est l’une des conditions mêmes de son effectuation (58) : au procès, la parole et les arguments de la victime doivent nécessairement et contradictoirement croiser ceux de la défense, laquelle doit disposer des moyens nécessaires et adéquats à cette fin. La raison fondamentale ici est non seulement d’ordre technique, compte tenu des exigences de la procédure judiciaire, mais aussi (et surtout) elle répond à un impératif éthique : toute juste cause doit être défendue par des moyens eux-mêmes justes et légitimes sans quoi elle risque d’être malheureusement gravement viciée et compromise. Demander que justice soit rendue aux victimes, que lumière soit faite sur ce qui s’est passé, etc., c’est accepter d’affronter les fameuses «technicalités», ces principes directeurs de la justice qui sont indispensables pour tout procès juste et équitable. C’est sans doute pour cela que Joseph Rovan, ancien résistant déporté à Dachau, écrit qu’il aurait préféré que «M. Papon restât impuni, plutôt que de le voir condamné en violation des bases de notre ordre juridique et moral, issues de nos traditions tant chrétiennes que révolutionnaires» (59). 2. Le juge et la vérité historique (60) Si l’activité du juge le fait plonger dans le passé comme le font les historiens, sa méthode et le but qui lui est assigné sont spécifiques. Le juge est soumis à des contraintes techniques, à savoir les éléments constitutifs et les règles de compétence alors qu’à l’inverse, l’historien doit rester le plus libre possible et n’être tenu que par des règles éthiques et méthodologiques. La vérité judiciaire se construit nécessairement de manière procédurale, contradictoire et par épreuves successives : elle est «adversiale» et conflictuelle et non consensuelle, comme dans les protocoles scientifiques. Le juge n’est pas détenteur de la vérité historique car celle-ci s’établit de manière positive, alors que la justice, elle, procède néga(58) Garapon A., Les crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner, op. cit., p. 170. (59) Ouest-France, 24 octobre 1997. (60) Voy. à ce sujet, Robert Roth : «Le juge et l’histoire», in Crimes de l’histoire et réparations : les réponses du droit et de la justice, op. cit., pp. 3-11. 422 Rev. trim. dr. h. (66/2006) tivement par élimination, notamment par le rôle des parties au procès. La vérité judiciaire émerge des faits soumis contradictoirement au juge, lequel ne peut statuer ni infra ni ultra petita, c’est-à-dire rien que sur les faits. Historien et juge font tous les deux recours au passé mais pour des raisons bien différentes : le premier cherche à comprendre les causalités et à éclairer le contexte général d’un fait historique alors que le second convoque le passé en vue d’établir les faits, les nommer et les qualifier juridiquement dans la perspective d’un jugement dont la fonction est de trancher. Au bout de son action, le juge doit «arrêter», c’est-à-dire mettre un point final à une affaire, en désignant et sanctionnant le coupable en même temps qu’il restitue (par la reconnaissance) sa place et ses droits à la victime. Le travail de l’historien vise à faire la lumière sur le contexte global d’un fait historique, à comprendre l’influence des structures d’une société donnée et les facteurs déterminants qui ont pesé (pèsent) sur l’évolution de cette société et sur son destin. L’historien est en général amené à travailler essentiellement sur documents et (exceptionnellement) sur témoignages tandis que le juge, lui, doit travailler à corps présents (61) en ce sens que la justice pénale a pour but de statuer sur une responsabilité personnelle. Enfin, le juge pratique un doute méthodique en vue d’une décision de trancher qui s’appelle précisément «arrêt», ayant valeur et autorité jurisprudentielles possibles, susceptible donc de lier la communauté judiciaire dans son ensemble (62). C’est dire que le juge est contraint par une échéance alors qu’à l’inverse, l’historien, outre le fait qu’il cultive un doute systématique et infini, peut réinterpréter sans arrêt un même événement. Ce qui l’expose à des risques de diffamation (c’est-à-dire le fait de n’avoir pas vérifié suffisamment ses sources) ou – bien plus grave encore –, de révisionnisme voire de négationnisme. (61) A. Garapon, Les crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner, op. cit., p. 202. (62) Bien évidemment, il existe des possibilités de recours qui, selon les cas, permettent de confirmer ou d’infirmer une décision de justice, de même qu’un procès peut être carrément révisé si la nécessité et l’importance s’avèrent telles sur la base d’éléments nouveaux particulièrement déterminants. Toutefois, certains principes généraux du droit tels le non bis in idem (art. 10 du statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, art. 20 de la Cour pénale internationale, etc.), l’autorité de la chose jugée ou l’épuisement des recours, etc., font que certaines décisions de justice lient la communauté judiciaire (nationale ou internationale, selon les cas) dans son ensemble. Roger Koussetogue Koudé 423 Hypothèse à poursuivre… Le travail de réparation et de mémoire ne saurait se faire sans un minimum de vigilance car, si la barbarie violente et destructrice (la feritas (63)) peut être plus ou moins facilement (?) vaincue, comme ce fut le cas du nazisme et d’autres formes de totalitarisme, la barbarie douce (la vanitas (64)), elle, s’est montrée beaucoup plus subtile dans ses différentes manifestations (65). Elle se réclame de la liberté, celle du chercheur par exemple; elle se veut prétendument intellectuelle et scientifique : mais elle n’est en réalité que relativisme, révisionnisme voire négationnisme (66). En effet, la figure sophistique du révisionniste ou du négationniste, parce qu’elle prétend à la liberté intellectuelle et scientifique, n’effraye pas autant que celle d’un Hitler, d’un Staline ou d’un Saddam Hussein! C’est pourquoi, la réparation, et plus globalement le travail de mémoire, doit aussi consister à inciter à la vigilance permanente face à l’imposture. Dans le «Plus jamais ça!» qui caractérise les sociétés en sortie de crise, il y a deux choses à entendre et à méditer. a. D’abord le «ça!» qui traduit la volonté de comprendre, de clarifier «ce qui s’est passé». Or, ce qui s’est passé (à savoir les crimes contre l’Humanité) a la particularité de nous frapper d’étonnement : «Comment est-ce possible?». Ou encore : «Comment en est-on arrivé là?». b. En deuxième lieu, il y a le «Plus jamais!» qui est un engagement pour le présent et pour l’avenir; un engagement (un serment!) vis-à-vis des générations montantes et futures afin que ce qui s’est passé ne se reproduise plus jamais. Contrairement à Jacques le fataliste de Diderot qui s’est refusé avec opiniâtreté à prononcer la première lettre de l’alphabet, la communauté internationale, confrontée en permanence à la régression barbare, a eu le courage de prononcer le a de l’étonnement («Comment est-ce possible?»), puis le b de la nomination (et de l’indignation collective) en qualifiant ces faits de «crimes contre l’Humanité» et le c de l’engagement pour l’à-venir, à savoir le «Plus jamais ça». C’est donc cet engagement, né de la réprobation géné(63) J.-F. Mattei, La barbarie intérieure, Presses universitaires de France, Paris, 1999. (64) Ibid. (65) R.K. Koudé, «Comment comprendre la barbarie?», Contribution à la IIIème Triennale de la War Resisters’ International (W.R.I.), Dublin (Irlande) 59 août 2002. Lettre de la triennale, n° 3 du 7 août 2002, p. 10. (66) M. Moissonnier, in Lyon, capitale du négationnisme, op. cit., pp. 29-42. 424 Rev. trim. dr. h. (66/2006) rale des grands crimes, qui s’est traduit par la création des deux tribunaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda. Ces juridictions sont des instances temporaires certes, mais elles ont le mérite d’avoir ouvert la voie à l’avènement d’une cour criminelle internationale permanente : la CPI. En soulignant que la CPI est «complémentaire» des juridictions nationales qui ont la charge de jouer le rôle principal dans la répression des crimes qu’il définit, le statut de Rome reconnaît que c’est aux Etats qu’il revient au premier chef de réprimer les crimes de portée internationale… Or, les Etats ont tendance à recourir à des solutions qui leur sont propres pour faire face à la psychologie sociale des crimes contre l’Humanité, surtout lorsque ces crimes ont été «sponsorisés» par la puissance publique. C’est ici que se pose l’une des questions fondamentales de notre temps liées à la mise en œuvre de la justice pour faits de crimes contre l’Humanité : comment articuler la justice nationale – dite au nom d’un peuple particulier –, et la justice internationale dont la possibilité et la réalisation sont du ressort de l’humanité dans son ensemble? Plus exactement, comment concilier la démarche culturelle que chaque peuple est en droit de faire légitimement valoir au nom des valeurs qui lui sont propres, et la démarche «civilisationnelle» fondée, elle, sur des valeurs communes à l’ensemble de l’humanité; universelles pour ainsi dire? Lyon, le 31 octobre 2005 ✩