TROISIÈME TABLE RONDE

Transcription

TROISIÈME TABLE RONDE
T ROISIÈME
TABLE RONDE
LE DROIT EUROPÉEN : DE LA RÉVISION DU RÈGLEMENT
EUROPÉEN À L’HARMONISATION
Modérateur : Jean-Luc VALLENS
Magistrat, professeur associé à l’Université de Strasbourg
Intervenants :
Reinhard DAMMANN, Avocat Clifford Chance
Anne-Cécile SOULARD, Adjointe au chef du Bureau du droit de l’économie
des entreprises, DACS, Ministère de la justice
Christophe THEVENOT, Administrateur judiciaire
La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015
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Jean-Luc VALLENS
J’ai le privilège d’animer cette table ronde
en remplacement de dernière minute du
Professeur Michel MENJUCQ ; vous ne profiterez donc pas de son pilotage. Consacrée
au droit communautaire, cette table ronde
est sous-titrée « de la révision du règlement à l’harmonisation ». Elle s’articule bien
avec la précédente dédiée aux différences
et aux convergences de plusieurs droits de
notre continent.
Je vous présente les personnes qui ont
accepté d’y participer :
Anne-Cécile SOULARD est magistrat au
Ministère de la justice et adjointe de
Patrick ROSSI que vous avez entendu
en début de matinée. Elle a été l’expert
du Gouvernement français auprès de la
Commission européenne dans les négociations au niveau des États membres,
pour la révision du règlement communautaire.
Reinhard DAMMANN, avocat chez
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Clifford Chance à Paris, a été membre
de la Commission d’experts précédant la
phase de négociation politique autour
de la révision du règlement communautaire. Parmi ses nombreuses activités, il
faut noter ses multiples écrits sur tous
les aspects des procédures collectives ;
il est également enseignant.
Christophe THEVENOT, administrateur
judiciaire, est fortement impliqué dans
les mécanismes de prévention des diffi-
cultés des entreprises. Il est aujourd’hui président d’honneur de l’ASPAJ et
également enseignent à HEC.
Nous allons centrer nos propos sur les
aspects essentiels de ce règlement dans sa
phase de révision . En juin dernier, le
Parlement européen et la Commission européenne ont adopté un texte d’un commun
accord. La procédure est pratiquement
achevée et un nouveau texte a été finalisé
début septembre 2014, mais il n’est pas
encore validé. Ce que nous allons en dire
devra donc être à pris avec un peu de recul
puisqu’il peut encore y avoir des modifications, même si celles-ci se feront vraisemblablement à la marge.
(1)
(2)
Avec le Professeur MENJUCQ, nous avons
identifié quelques thèmes et je vais m’efforcer de suivre le fil conducteur que nous
nous sommes fixé. Tout d’abord les frontières du règlement communautaire, c’est-àdire son périmètre. La table ronde sur les
législations nationales a bien montré que
nous avons une grande variété de lois. L’une
des pistes de mutation du droit de l’insolvabilité mais aussi de convergence des droits
nationaux, est à rechercher du côté des
procédures de pré-insolvabilité. Aussi, la
première question que je vais poser à AnneCécile SOULARD, a trait au champ d’application du règlement communautaire, notamment au regard de ces procédures.
1 - NDLR – Depuis la tenue du colloque, le texte définitif du règlement révisé a été publié au JOUE le 5 juin 2015
(UE, n°848 du 20 mai 2015 relatif aux procédures d’insolvabilité).
2 - Selon l’article 92, “le présent règlement entre en vigueur le vingtième jours suivant celui de sa publication au
JOUE. Il est ainsi applicable à partir du 26 juin 2017 à l’exception de :
a) l’article 86, qui est applicable à partir du 26 juin 2016 ;
b) l’article 24, paragraphe 1, qui est applicable à partir du 26 juin 2018 (registres nationaux) ;
c) l’article 25, qui est applicable à partir du 26 juin 2019 (interconnexion des registres).
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Anne-Cécile SOULARD
Comme Monsieur VALLENS vient de le dire,
je vais vous parler d’un texte qui n’est pas
complètement figé. Le processus a démarré
par une proposition de révision de la
Commission en décembre 2012. Le dernier
texte diffusé aux gouvernements nationaux
qui présente quelques légères modifications
par rapport au texte publié en juin dernier,
devrait être présenté à la fin de l’année
2014 au Conseil justice et affaires intérieures.
Pour les procédures de pré-insolvabilité, la
Commission avait affirmé dès sa proposition
de décembre 2012 qu’elle voulait les inclure
dans le règlement européen tout en précisant dans la présentation de sa proposition,
mais pas dans le corps du règlement révisé,
qu’elle n’entendait pas inclure les procédures confidentielles dans le champ d’application. Quand les travaux de négociation ont
débuté, on savait donc que la conciliation qui
ne correspond pas à la définition de l’article
1er, ne pouvait être incluse dans ces procédures. Or, contre toute attente, les espagnols ont demandé l’inclusion de l’une de
leurs procédures proche d’une forme de
procédure de pré-insolvabilité avec une
suspension des poursuites qui pourrait ressembler à une conciliation sans lui correspondre tout à fait. La délégation française a, en tout état de cause, réagi pour
demander que soit inscrit expressément
dans l’article 1er du règlement portant sur
le champ d’application, le terme « public ».
Ainsi, dans le texte tel qu’il va être discuté
lors du prochain conseil, cet article indique
expressément que le règlement ne s’applique qu’aux procédures publiques. C’est
d’ailleurs tout à fait cohérent avec la création des registres d’insolvabilité nationaux
interconnectés qui seront accessibles à
tous.
Pour répondre à votre question, la conciliation n’entrera donc pas dans le champ d’application du règlement révisé. En revanche,
les autres procédures françaises qui interviennent à un stade de pré-insolvabilité le
pourront. C’est le cas de la sauvegarde, de la
sauvegarde accélérée et de la sauvegarde
financière accélérée.
Jean-Luc VALLENS
Merci de ces précisions. Cela confirme les
limites relatives aux procédures concernées
par le règlement communautaire. Il reste à
souhaiter que dans l’annexe A où figureront
les procédures pour chacun des pays, ne
soient pas intégrées des procédures qui
seraient proches de procédures confidentielles, les États conservant la maîtrise de
l’indication des procédures qu’ils entendent
soumettre au champ d’application du règlement communautaire. La « dérive » vers les
procédures confidentielles a donc été évitée et cela se traduit bien dans les considérants du futur règlement où est mentionnée
clairement la nécessité d’une procédure
publique. Cela n’efface en rien le risque
futur de voir reconnaître des procédures
étrangères qui ne répondraient pas ou pas
tout à fait à la définition.
Je me tourne vers Reinhard DAMMANN
pour lui demander quelques mots sur le
champ d’application territorial du règlement. Comme vous le savez, il a vocation à
s’appliquer aux aspects intra-communautaires, comme la reconnaissance des procédures dans un autre État membre, l’exécution
des décisions prises dans une procédure
arrêtée dans un autre État membre ou la
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réglementation consacrée aux relations
entre les États de l’Union européenne. C’est
un effet volontairement limité.
Or la Cour de justice s’est prononcée en
janvier 2014, de manière surprenante, sur
une application extensive du règlement
communautaire.
Reinhard DAMMANN
Dans l’affaire SCHMID , le syndic allemand
a essayé de récupérer des actifs transférés en Suisse peu avant l’ouverture de la
procédure principale allemande. Il a ainsi
intenté une action révocatoire de droit allemand qui peut s’analyser comme une action
en nullité (équivalent de la période suspecte
en droit français). Le transfert des actifs
en Suisse a constitué le seul élément d’extranéité dans cette procédure allemande.
S’est donc posée la question de la compétence juridictionnelle : le liquidateur allemand doit-il aller en Suisse pour intenter
l’action, en application de son droit international privé parce que l’Allemagne ignore la
règle du regroupement de l’ensemble des
procédures d’un groupe auprès du tribunal
d’ouverture de la procédure principale ?
Contrairement au droit français où on
essaie de centraliser l’ensemble des procédures, le droit allemand considère que ces
actions sont régies par le droit commun. Si
on applique le règlement communautaire, ce
que la Cour de justice, de manière surprenante, a considéré qu’il fallait faire, cela
signifie que l’on va lui reconnaître un effet
extraterritorial au-delà des frontières de
l’Union européenne. Jusque-là, la doctrine
avait considéré que le règlement ne s’appliquait qu’à l’intérieur de l’Union européenne,
exception faite du Danemark, de Gibraltar
et des îles anglo-normandes. Maintenant, on
a une application extraterritoriale du règlement au regard de l’ensemble des pays tiers
comme la Suisse, les États-Unis ou le
Canada… On peut s’interroger sur les consé(3)
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quences pratiques de cette jurisprudence
qui permet, en l’occurrence au tribunal allemand, d’appliquer le règlement communautaire à toute action qui s’y rattache. C’est
ici un coup d’épée dans l’eau car, du côté
Suisse, il n’y a pas de reconnaissance automatique des décisions. Cette application
extraterritoriale est intéressante en théorie mais en pratique elle ne donne pas
grand-chose.
Quelles sont les dispositions du règlement
qui peuvent recevoir une application extraterritoriale ? Pour l’heure, seul un sujet a
été débattu devant la Cour de justice, à
savoir le caractère universel ou territorial
de la procédure. La procédure principale qui
a un caractère universel va pouvoir englober
l’ensemble des actifs. On peut donc considérer qu’avec l’effet extraterritorial du
principe d’universalité, on va pouvoir faire
en sorte que l’ensemble des actifs du débiteur tombe dans le champ d’action du règlement, y compris les actifs localisés dans un
pays tiers. En revanche, pour une procédure
secondaire, ce sera un effet territorial renforcé, contrairement à ce que pense la Cour
de cassation. Cette application va vraisemblablement amener la juridiction française à
réviser le caractère territorial du règlement communautaire, pour faire en sorte
qu’une procédure secondaire ne comprenne
que les actifs localisés en France. C’est un
bouleversement de conception qui s’annonce. Mais en dehors de la situation que je
viens d’énoncer, les autres dispositions du
règlement conserveront un caractère intracommunautaire parce que la Cour de Justice
3 - CJUE, 16 janv. 2014, R. Schmid, Aff. C-328/12.
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ne peut aller au-delà du règlement. La
jurisprudence SCHMID a un impact important en termes de territorialité et en ter-
mes d’universalité dans les différentes procédures ; mais sur les règles matérielles,
l’impact sera limité.
Jean-Luc VALLENS
On verra donc à l’usage…
Comme nous avons abordé la question des
procédures de pré-insolvabilité, on va faire
une incidente pour sortir momentanément
du règlement communautaire et s’intéresser à un autre texte du droit communautaire : la recommandation adoptée par la
Commission européenne, le jour même où
l’ordonnance du 12 mars a été prise par le
Gouvernement français. Cette recommandation s’inscrit dans une logique de convergence et préconise aux États membres de rapprocher leurs législations. Il ne s’agit donc
plus seulement du règlement communautaire
consacré aux relations, à la reconnaissance
et à l’exécution des décisions. La
Commission demande purement et simplement aux États de modifier leur droit substantiel. De ce point de vue, la recommandation du 12 mars 2014 présente un intérêt
certain puisqu’elle donne des orientations
fortes aux législateurs nationaux sur les
procédures de pré-insolvabilité et l’effacement des dettes pour les débiteurs afin de
leur permettre un nouveau départ. Ces deux
axes ont été choisis par la Commission européenne parce que ce sont des domaines
favorables au redressement des entreprises, à la fois en pré-insolvabilité et par le
redressement des personnes physiques
grâce à un effacement des dettes. Il s’agit
de deux aspects forts de notre droit national et aussi de beaucoup de droits nationaux
en matière d’insolvabilité. On n’évoquera ici
que le premier point qui concerne principalement les sociétés.
Je vais redonner la parole à Reinhard
DAMMANN pour lui demander en quoi cette
recommandation a été respectée par avance
par le pouvoir législatif en France.
Reinhard DAMMANN
Très brièvement, le droit français a été un
précurseur et aujourd’hui beaucoup d’États
membres sont en train de l’imiter. La France
a d’ores et déjà accompli son devoir s’agissant de la mise en conformité de son droit
avec la recommandation.
S’agissant des comités de créanciers à la
française, cette question mérite quelques
retouches, la recommandation parlant de
classes de créanciers (comme c’est le cas
dans plusieurs droits étrangers). En droit
des entreprises en difficulté, on mélange
les créanciers dans trois comités, quelle que
soit la qualité de leurs créances. Certains
droits étrangers, comme les droits anglais
ou allemand, permettent de rationaliser les
classes de créanciers sous le contrôle d’un
juge en regroupant les créanciers en fonction de la qualité de leurs créances, ce qui
paraît beaucoup plus intéressant, plus
logique. C’est le seul point de la recommandation qui nécessite réflexion afin de faire
en sorte que le droit français devienne
concurrentiel par rapport au droit anglais
notamment.
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Jean-Luc VALLENS
Sans vouloir être devin, on peut supposer
qu’avec la mode qui tend à imiter ce que font
les États-Unis et avec l’influence de ce
qu’on croit meilleur dans d’autres pays de
l’Union européenne, il y a de fortes chances
pour que le législateur français suive avec
attention les évolutions des droits influencés par cette recommandation. Peut-être se
lancera-t-il dans une nouvelle réforme du
droit des entreprises en difficulté, en perpétuelle mutation, pour reprendre l’expression de Patrick ROSSI.
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Revenons au règlement communautaire. L’un
des soucis que nous avons rencontré au
cours des 12 années d’application, c’est ce
que l’on appelle le forum shopping ou le
« tourisme judiciaire » : c’est-à-dire le fait
que des débiteurs changent de pays au gré
des besoins et d’une comparaison des avantages respectifs des lois nationales. Ce
n’est pas uniquement dans le cadre du droit
de l’insolvabilité que ce phénomène s’est
développé. On l’a vu dans le domaine social
ou dans le domaine fiscal. Par exemple, dans
le domaine social, un arrêt récent de la Cour
de justice de l’Union européenne admet que
les États peuvent réglementer les aides
sociales en tenant compte notamment des
transferts de sièges réalisés dans le seul
but de bénéficier d’aides auxquelles les
intéressés n’auraient pas droit.
Le forum shopping a des aspects légitimes
et des aspects qui le sont moins. Il est
fondé dans la mesure où existe la liberté
d’établissement qui doit s’appliquer, sauf
cas de fraude. Un arrêt déjà ancien dit
d’ailleurs que la fraude est un élément que
les États peuvent prendre en compte. Le
forum shopping s’illustre, dans le cas de la
France, par des démarches d’entreprises
qui viennent ouvrir des procédures collectives sur le territoire national à la demande
de leurs créanciers parce que ces derniers
ont su prendre des suretés localisées dans
un autre État, afin de sauvegarder les intérêts de ceux-ci. Certains débiteurs comparent ainsi les lois et choisissent de s’implanter dans un autre État membre pour bénéficier d’avantages qu’ils prêtent à ce droit.
On critique beaucoup le droit français mais
il est attractif pour les débiteurs, lorsqu’ils
veulent bénéficier par la liquidation judiciaire de l’effacement de leurs dettes. Le
forum shopping apparaît mauvais car
empreint d’un abus de droit, voire de fraude.
Anne-Cécile SOULARD, pouvez-vous nous
dire quel est le sentiment du ministère de la
justice sur cette pratique et sur la manière
dont le règlement communautaire a pris en
compte la problématique, notamment, pour
les personnes physiques ?
Anne-Cécile SOULARD
Dans le règlement actuel, le principal mode
de lutte contre le forum shopping passe par
la notion de centre des intérêts principaux.
Avec ce critère, les juridictions peuvent
ouvrir une procédure d’insolvabilité au lieu
où le débiteur a son activité économique
réelle, quand bien même il aurait domicilié
son siège social dans un autre État membre.
C’est à partir de ce critère que la
Commission a fondé sa proposition de révision ; elle consacre ce critère puisqu’elle
l’intègre dans le texte du règlement luimême . Elle le renforce en y ajoutant de
nouvelles
garanties
procédurales.
(4)
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Désormais, la juridiction saisie d’une
demande d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité a le pouvoir de vérifier ce critère ; en d’autres termes, la juridiction saisie
contrôle d’office que le débiteur a bien son
centre des intérêts principaux dans son
ressort.
Autre garantie procédurale : le droit de
recours ouvert à tout créancier intéressé
contre la décision d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité. Dans les considérants
du règlement, il y a maintenant une sorte de
guide méthodologique pour les juridictions
afin de leur permettre d’identifier ce qu’est
le centre des intérêts principaux, y compris
pour déterminer la connaissance que peuvent avoir les créanciers de la réalité de
celui-ci. Pour les personnes physiques, la
notion est là-aussi étayée : de nouvelles
règles sont posées, notamment en raison
de l’application du règlement révisé aux
consommateurs. Cela ne concernera pas
notre droit, car le législateur français n’a
pas prévu d’insérer les procédures de surendettement dans l’annexe A du règlement.
Jean-Luc VALLENS
J’ajoute que le règlement communautaire
dans sa version révisée intègrera une présomption en faveur du siège statutaire. Sur
le modèle de ce qui est prévu pour les personnes morales, est intégrée la résidence
principale du débiteur, personne physique,
de manière à aligner les présomptions. C’est
important, non pas sur l’analyse de la compétence, mais sur la charge de la preuve :
lorsqu’on établit une présomption, on fait
basculer l’obligation de démontrer quelque
chose à la partie qui conteste. Évidemment
pour une personne physique qui revendique
la compétence de la juridiction qu’elle saisit,
la difficulté vient de l’absence de débat
contradictoire véritable entre le débiteur
d’un côté, le tribunal de l’autre si on peut
dire et personne en face. Ni les créanciers,
ni le procureur ne sont véritablement impliqués dans les procédures ouvertes à l’égard
des particuliers, ce qui va « bénéficier »
d’une certaine manière au forum shopping,
puisque quand on est seul face au tribunal,
on présente évidemment les éléments de
preuve que l’on veut.
Je donne maintenant la parole à Reinhard
DAMMANN pour qu’il nous dise ce qu’il
pense du forum shopping.
Reinhard DAMMANN
Comme vous l’avez formulé, il y a du bon et
du mauvais forum shopping. Si on examine
les considérants du règlement communautaire, on voit bien que celui-ci s’efforce de
faire cette distinction. Si une personne
physique cherche un déplacement de son
domicile, uniquement dans le but d’améliorer
sa situation au détriment de ses créanciers,
ce qui a déjà été jugé par la Cour d’appel de
Colmar à plusieurs reprises, nous sommes en
4 - Dans le texte non révisé du règlement européen, la définition du centre des intérêts principaux n’apparaît que
dans le considérant 13.
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face d’un mauvais forum shopping.
En revanche, si l’on se place dans un groupe
de sociétés, comme dans le cas de l’affaire
PIN Group AG dont la holding était installée au Luxembourg et les sociétés filiales en
Allemagne, il s’est avéré nécessaire de
regrouper l’ensemble des procédures pour
proposer un plan de restructuration cohérent sous la houlette d’un seul juge. Le
transfert du centre des intérêts principaux
qui a été réalisé en trois semaines, en avertissant l’ensemble des créanciers, a été
jugé acceptable par le Tribunal de Cologne.
Autre exemple, celui d’Eurotunnel dont le
centre des intérêts principaux de la société
(5)
anglaise a été transféré de la GrandeBretagne vers la France. Il ne s’agissait pas
d’une opération frauduleuse mais d’une
recherche de solution globale à travers ce
transfert réel. Dans cette situation, il est
impératif d’en informer les créanciers et
de jouer la transparence. Si on n’écarte pas
la possibilité de tels transferts pour les
sociétés, la règle est différente pour les
personnes physiques, pour qui les motivations de recherche d’un for accommodant
sont plus critiquables. Dans le cas des groupes de sociétés, c’est le plus souvent du bon
forum shopping qu’il faut encourager à
condition que celui-ci soit réel et transparent.
(6)
Jean-Luc VALLENS
74
Il est particulièrement difficile, on vient de
le souligner, de tracer la frontière entre ce
qui est légitime et ce qui l’est moins. Avant
d’en venir aux groupes, on pourrait aborder
la question de la collaboration des praticiens de l’insolvabilité dans l’articulation
entre procédure principale et procédure
secondaire.
Petit rappel : la procédure principale est
ouverte au centre des intérêts principaux,
la procédure secondaire intervient au lieu
de l’établissement.
Comment s’articulent entre ces deux procédures les évolutions de la jurisprudence
communautaire et celles de la jurisprudence
française ?
Reinhard DAMMANN
L’arrêt BURGO est intéressant ici. Il s’agit
d’une société belge ayant fait l’objet d’une
procédure collective en France et pour
laquelle un créancier italien est venu déclarer sa créance avec retard. Le liquidateur a
annoncé à celui-ci qu’il est forclos et que la
créance ne peut être admise. Ce créancier
demande alors l’ouverture d’une procédure
secondaire en Belgique, afin de lui
(7)
permettre, du moins l’espère-t-il, de récupérer le droit de produire sa créance en
droit belge. Le tribunal belge a considéré
que le créancier instrumentalisait la procédure secondaire. La CJUE dans cet arrêt a
clairement indiqué que rien dans le règlement communautaire ne permet d’affirmer
qu’il y a une opportunité de ne pas ouvrir de
procédure secondaire ; en d’autres termes,
5 - Groupe allemand composé d’une centaine de sociétés dont une holding luxembourgeoise qui assurait la gestion
stratégique (V. à ce sujet : Annales du droit luxembourgeois, volume 21, 2011, Bruylant, p. 244 sq ; document téléchargeable sur : www. ehp.lu/uploads/media/droitdessocietes2006-2012.pdf)
6 - C’est désormais précisé dans le règlement révisé.
7 - V. Arrêt de la CJUE (première chambre) du 4 septembre 2014.
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le règlement communautaire ne s’applique
pas à cette question, celle-ci relève du seul
droit national belge. L’arrêt ajoute que le
droit national belge ne peut pas discriminer
les créanciers locaux de créanciers étrangers, italiens en l’occurrence.
Un mot encore, ajouté par un arrêt de la
Cour de cassation qui a fait grand bruit :
est-ce que, dans le cadre d’une procédure
secondaire, le syndic de la procédure peut
intenter une action en responsabilité contre
les dirigeants d’une société qui fait l’objet
d’une procédure secondaire en France ?
Dans cette affaire, le procureur de la
République a voulu sanctionner par une
interdiction de gestion, les dirigeants belges de la société ayant fait l’objet d’une
procédure collective secondaire en France.
La réponse de la Cour de cassation a été
négative : ce type d’action doit être concentré au for de la procédure principale, en
l’occurrence la Belgique, mais pas la France.
Si nous examinons le règlement communau-
taire dans sa dernière version, on doit constater que la Commission européenne corrige
le tir dans les considérants. Il est clairement précisé qu’il sera possible pour le syndic de la procédure secondaire d’exercer
des actions en responsabilité contre les
dirigeants. La procédure secondaire devient
ainsi une procédure à part entière. Et à mon
sens, la procédure secondaire et la procédure principale ont désormais un statut
comparable même si on considère toujours
que l’une est subordonnée à l’autre. En
effet, la procédure secondaire ne doit plus
seulement protéger les créanciers locaux,
elle doit aussi rationaliser la gestion des
actifs. La coordination entre les procédures
principales et secondaires est donc devenue
essentielle.
Je me tourne vers Christophe THEVENOT,
pour savoir quelle est la portée pratique de
ces évolutions pour le syndic de la procédure principale ou secondaire ?
Christophe THEVENOT
Je ne vais pas répondre à la question parce
que je n’ai pas encore été moi-même syndic
d’une procédure principale ou secondaire.
Néanmoins, je me suis trouvé dans la situation d’être co-syndic dans des procédures
distinctes. J’ai ainsi pu constater que la
coordination pouvait être difficile, notamment lorsque les objectifs des professionnels nommés divergent, comme ce fut le cas
par exemple dans une affaire où mon collègue hollandais souhaitait procéder à une
cession dans le cadre du droit anglais alors
que nous avions un objectif de préservation
de l’activité dans le cadre du droit français.
Au-delà, je souhaiterais faire un commentaire sur quelques aspects issus de la
recommandation du 12 mars. L’harmonisation que la Commission promeut, vise à
unifier des conceptions très différentes,
75
comme on l’a vu lors de la table ronde précédente. L’une de ces conceptions porte sur
la place du créancier dans les procédures
d’insolvabilité. On voit bien qu’il existe deux
écoles : l’école anglaise et l’école américaine, même si les États-Unis ne font pas partie du règlement. Paul OMAR l’a rappelé, en
Grande-Bretagne, le droit d’agir revient au
créancier alors que le Chapter 11 américain,
laisse malgré tout une place au dirigeant, au
moins pendant quelque temps. Dans ce merveilleux melting pot qu’est la Commission,
l’ensemble des pays devrait, de mon point de
vue, plutôt résister au lobby purement
anglais afin de prévoir la prééminence du
débiteur, du moins pendant un certain
temps. Autre élément que je trouve très
intéressant dans les efforts d’harmonisation de la recommandation dans le cadre des
comités de créanciers, c’est la notion de
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best interest test qui a été développée précédemment. En tant que praticien, je trouve que c’est un excellent critère qui n’est
malheureusement pas prévu dans notre
droit national. Il fait beaucoup de sens,
comme disent les anglais ; il est empreint de
pragmatisme, c’est essentiel dans cette
matière.
Un autre point sur lequel je voudrais réagir,
ce sont les objectifs que doivent poursuivre
les législations nationales. On voit dans la
recommandation que le désintéressement
des créanciers a une place prépondérante.
Néanmoins, la première place est donnée à
la pérennité de l’entreprise et, plus loin derrière, à la préservation de l’emploi. On peut
s’interroger sur une définition plus large
des objectifs inscrits dans les législations
nationales, à commencer par la nôtre. Je n’ai
pas de réponse, mais pour faire écho aux
propos déjà tenus, la création de valeur ou,
à tout le moins, la re-création d’une valeur
perdue en raison d’une situation économique, pourrait être un des objectifs. Je
m’arrête là car je n’ai pas les curseurs pour
la mesurer. Mais, cela pourrait faire sortir
notre propre droit des critiques dont il fait
l’objet.
Un dernier mot : le droit des entreprises en
difficulté, le redressement des entreprises, c’est surtout du droit social, je le vis
tous les jours. Tant que les cycles, la vitesse des cycles de traitement des difficultés
et donc de leur impact social ne seront pas
uniformisés, on aura des différences difficilement surmontables entre les États
européens. On voit bien que dans les pays de
culture anglo-saxonne, l’embauche, le licenciement sont rapides. En France, ces cycleslà sont au contraire très longs ; le premier
impact, étant que cela influence le nombre
des procédures ainsi que le nombre des
plans.
Jean-Luc VALLENS
76
On est au cœur des difficultés puisque le
règlement communautaire et la recommandation semblent surfer sur des droits voisins et convergents, ce que la réalité
démontre régulièrement. Nous ne sommes
pourtant pas dans une logique d’harmonisation facile, tant au regard des objectifs des
procédures, que de la problématique du
maintien de l’emploi. On pourrait aussi ajouter la protection des privilèges généraux
qui ne sont absolument pas partagés par
d’autres législations et la place très variable des créanciers et des tribunaux. Il y a
ainsi des vases communicants : lorsque les
créanciers ont des pouvoirs importants, les
tribunaux en ont peu et inversement. Dans
ce paysage, il est difficile d’imaginer de
converger, sauf à la marge sur des questions comme la pré-insolvabilité ou le
redressement des débiteurs par l’effacement de leurs dettes. En définitive, on
devrait confluer vers des points pour lesquels on sait que cela est possible. C’est
certainement ce que la Commission européenne a constaté avant de s’arrêter sur le
texte de compromis de la recommandation.
Abordons maintenant le dernier point : à
savoir, les groupes de sociétés. Jusqu’à présent, le règlement communautaire les ignorait. Le règlement révisé les intègre dans un
chapitre particulier, dans une logique de
coopération et de coordination, sur le modèle de l’articulation qui existe déjà entre les
procédures principales et secondaires. Les
groupes de sociétés sont un des objectifs
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forts des travaux engagés par la
Commission européenne et le Parlement
européen. Le texte arbitré a ainsi intégré
cet aspect de manière détaillée et sophistiquée. Par ailleurs, le droit français lui-même
a incorporé cette logique dans la réforme
du 12 mars 2014. Non pas tant dans l’ordonnance elle-même que dans le décret d’application qui va mettre en musique les princi-
pes généraux de coordination dans le cadre
des groupes de sociétés.
On a donc le niveau communautaire et le
niveau national. Anne-Cécile SOULARD, qui
a suivi les travaux de révision du règlement
communautaire dans le cadre des négociations entre États membres, voulez-vous
nous parler des orientations choisies ?
Anne-Cécile SOULARD
Comme vous venez de l’indiquer, dans le
règlement actuel, aucune disposition
n’aborde la question des groupes de sociétés. Dans sa proposition, la Commission
européenne a fait une sorte de « copier-coller » de ce qui est prévu pour la coopération
entre les procédures principales et secondaires. C’est donc un service minimum qu’elle propose.
Il est dit qu’il faut une coopération quand
des procédures d’insolvabilité concernent
des sociétés appartenant à un même groupe.
À cela s’ajoute la possibilité pour le syndic
(le praticien de l’insolvabilité, selon la nouvelle terminologie) de demander une
suspension dans une autre procédure d’insolvabilité pour des sociétés du groupe.
Beaucoup de délégations auraient aimé aller
plus loin, mais la Commission s’est heurtée
aux différences de conception nationale.
Plusieurs propositions ont d’ailleurs été faites dans le cadre des groupes de travail :
notamment, la proposition allemande qui
prévoyait d’ouvrir une procédure de coordination au lieu où le groupe a une sorte de
« super COMI » que l’on pourrait qualifier
de centre des intérêts principaux du groupe. Cette proposition s’est heurtée à une
forte opposition de l’ensemble des autres
délégations présentes. Nous sommes arrivés à une position de compromis où il y a
bien une procédure de coordination du groupe qui peut être ouverte, mais pas au lieu du
centre des intérêts du groupe, cette
notion-là ayant été écartée, faute d’existence juridique du groupe. Néanmoins, l’idée
d’avoir une procédure de coordination spécifique au groupe a été jugée intéressante
et a donc été conservée. Celle-ci pourra
être demandée par tout praticien de l’insolvabilité à toute juridiction saisie pour l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité qui
concerne une société membre d’un groupe.
Ensuite, un praticien d’insolvabilité coordinateur sera désigné et aura pour mission
d’élaborer un plan de coordination, lequel
comprendra des recommandations pour le
traitement de l’insolvabilité du groupe des
sociétés. Ce praticien aura, par ailleurs, le
pouvoir de régler les conflits qui pourraient
survenir entre les praticiens nommés dans
les différentes sociétés du groupe.
On va ainsi un peu plus loin que la proposition
faite par la Commission européenne sans
aller jusqu’à la proposition allemande qui,
pourtant, avait été acceptée par le
Parlement européen dans le courant de l’année 2014.
La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015
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Jean-Luc VALLENS
Vous voyez que les débats portent sur des
points techniques et politiques et que la difficulté majeure est d’arriver à identifier
des critères susceptibles d’être acceptés
par tous. La détermination d’une procédure
pilote n’est pas un préalable à la coordination et à la coopération, c’en est juste un
aspect ; parfois, il faut que la coordination
des procédures, la coopération entre les
professionnels et les tribunaux précèdent.
Je laisse la parole à Reinhard DAMMANN
qui a également suivi ces travaux.
Reinhard DAMMANN
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Vous l’avez compris, il fallait convaincre et
non imposer dans le cas des groupes de
sociétés car c’est cela qui était au cœur des
discussions dans le groupe d’experts. A-t-on
la possibilité dans le cadre d’un groupe de
permettre à un seul syndic d’imposer sa
solution à l’ensemble des autres sociétés du
groupe ? C’était inconcevable car alors on
aurait, me semble-t-il, donné les clefs aux
holdings anglaises, luxembourgeoises ou hollandaises . On aurait alors renoncé à faire
valoir le point de vue des sociétés opérationnelles qui doivent être protégées. Les
débats ont été extrêmement agités sur cet
aspect. Heureusement, cette conception n’a
pas été retenue. Il faut ici saluer l’effort
des différents gouvernements qui ont fait
barrage à cette idée de vouloir imposer,
dans un groupe de sociétés, une solution
unique dictée par la loi d’un pays sur la base
de considérations nationales.
En conclusion, il est impératif d’avoir un
équilibre entre un aspect territorial et un
aspect universel. Je pense que le couple
procédure principale - procédure secondaire marche bien avec la coopération. En
matière de groupe de sociétés, c’est la
même réalité que celle qui s’impose dans le
couple procédure principale – procédure
secondaire.
Jean-Luc VALLENS
Je cède la parole au professeur FrançoisXavier LUCAS pour clôturer cette matinée.
La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015