TROISIÈME TABLE RONDE
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TROISIÈME TABLE RONDE
T ROISIÈME TABLE RONDE LE DROIT EUROPÉEN : DE LA RÉVISION DU RÈGLEMENT EUROPÉEN À L’HARMONISATION Modérateur : Jean-Luc VALLENS Magistrat, professeur associé à l’Université de Strasbourg Intervenants : Reinhard DAMMANN, Avocat Clifford Chance Anne-Cécile SOULARD, Adjointe au chef du Bureau du droit de l’économie des entreprises, DACS, Ministère de la justice Christophe THEVENOT, Administrateur judiciaire La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 67 Jean-Luc VALLENS J’ai le privilège d’animer cette table ronde en remplacement de dernière minute du Professeur Michel MENJUCQ ; vous ne profiterez donc pas de son pilotage. Consacrée au droit communautaire, cette table ronde est sous-titrée « de la révision du règlement à l’harmonisation ». Elle s’articule bien avec la précédente dédiée aux différences et aux convergences de plusieurs droits de notre continent. Je vous présente les personnes qui ont accepté d’y participer : Anne-Cécile SOULARD est magistrat au Ministère de la justice et adjointe de Patrick ROSSI que vous avez entendu en début de matinée. Elle a été l’expert du Gouvernement français auprès de la Commission européenne dans les négociations au niveau des États membres, pour la révision du règlement communautaire. Reinhard DAMMANN, avocat chez 68 Clifford Chance à Paris, a été membre de la Commission d’experts précédant la phase de négociation politique autour de la révision du règlement communautaire. Parmi ses nombreuses activités, il faut noter ses multiples écrits sur tous les aspects des procédures collectives ; il est également enseignant. Christophe THEVENOT, administrateur judiciaire, est fortement impliqué dans les mécanismes de prévention des diffi- cultés des entreprises. Il est aujourd’hui président d’honneur de l’ASPAJ et également enseignent à HEC. Nous allons centrer nos propos sur les aspects essentiels de ce règlement dans sa phase de révision . En juin dernier, le Parlement européen et la Commission européenne ont adopté un texte d’un commun accord. La procédure est pratiquement achevée et un nouveau texte a été finalisé début septembre 2014, mais il n’est pas encore validé. Ce que nous allons en dire devra donc être à pris avec un peu de recul puisqu’il peut encore y avoir des modifications, même si celles-ci se feront vraisemblablement à la marge. (1) (2) Avec le Professeur MENJUCQ, nous avons identifié quelques thèmes et je vais m’efforcer de suivre le fil conducteur que nous nous sommes fixé. Tout d’abord les frontières du règlement communautaire, c’est-àdire son périmètre. La table ronde sur les législations nationales a bien montré que nous avons une grande variété de lois. L’une des pistes de mutation du droit de l’insolvabilité mais aussi de convergence des droits nationaux, est à rechercher du côté des procédures de pré-insolvabilité. Aussi, la première question que je vais poser à AnneCécile SOULARD, a trait au champ d’application du règlement communautaire, notamment au regard de ces procédures. 1 - NDLR – Depuis la tenue du colloque, le texte définitif du règlement révisé a été publié au JOUE le 5 juin 2015 (UE, n°848 du 20 mai 2015 relatif aux procédures d’insolvabilité). 2 - Selon l’article 92, “le présent règlement entre en vigueur le vingtième jours suivant celui de sa publication au JOUE. Il est ainsi applicable à partir du 26 juin 2017 à l’exception de : a) l’article 86, qui est applicable à partir du 26 juin 2016 ; b) l’article 24, paragraphe 1, qui est applicable à partir du 26 juin 2018 (registres nationaux) ; c) l’article 25, qui est applicable à partir du 26 juin 2019 (interconnexion des registres). La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 Anne-Cécile SOULARD Comme Monsieur VALLENS vient de le dire, je vais vous parler d’un texte qui n’est pas complètement figé. Le processus a démarré par une proposition de révision de la Commission en décembre 2012. Le dernier texte diffusé aux gouvernements nationaux qui présente quelques légères modifications par rapport au texte publié en juin dernier, devrait être présenté à la fin de l’année 2014 au Conseil justice et affaires intérieures. Pour les procédures de pré-insolvabilité, la Commission avait affirmé dès sa proposition de décembre 2012 qu’elle voulait les inclure dans le règlement européen tout en précisant dans la présentation de sa proposition, mais pas dans le corps du règlement révisé, qu’elle n’entendait pas inclure les procédures confidentielles dans le champ d’application. Quand les travaux de négociation ont débuté, on savait donc que la conciliation qui ne correspond pas à la définition de l’article 1er, ne pouvait être incluse dans ces procédures. Or, contre toute attente, les espagnols ont demandé l’inclusion de l’une de leurs procédures proche d’une forme de procédure de pré-insolvabilité avec une suspension des poursuites qui pourrait ressembler à une conciliation sans lui correspondre tout à fait. La délégation française a, en tout état de cause, réagi pour demander que soit inscrit expressément dans l’article 1er du règlement portant sur le champ d’application, le terme « public ». Ainsi, dans le texte tel qu’il va être discuté lors du prochain conseil, cet article indique expressément que le règlement ne s’applique qu’aux procédures publiques. C’est d’ailleurs tout à fait cohérent avec la création des registres d’insolvabilité nationaux interconnectés qui seront accessibles à tous. Pour répondre à votre question, la conciliation n’entrera donc pas dans le champ d’application du règlement révisé. En revanche, les autres procédures françaises qui interviennent à un stade de pré-insolvabilité le pourront. C’est le cas de la sauvegarde, de la sauvegarde accélérée et de la sauvegarde financière accélérée. Jean-Luc VALLENS Merci de ces précisions. Cela confirme les limites relatives aux procédures concernées par le règlement communautaire. Il reste à souhaiter que dans l’annexe A où figureront les procédures pour chacun des pays, ne soient pas intégrées des procédures qui seraient proches de procédures confidentielles, les États conservant la maîtrise de l’indication des procédures qu’ils entendent soumettre au champ d’application du règlement communautaire. La « dérive » vers les procédures confidentielles a donc été évitée et cela se traduit bien dans les considérants du futur règlement où est mentionnée clairement la nécessité d’une procédure publique. Cela n’efface en rien le risque futur de voir reconnaître des procédures étrangères qui ne répondraient pas ou pas tout à fait à la définition. Je me tourne vers Reinhard DAMMANN pour lui demander quelques mots sur le champ d’application territorial du règlement. Comme vous le savez, il a vocation à s’appliquer aux aspects intra-communautaires, comme la reconnaissance des procédures dans un autre État membre, l’exécution des décisions prises dans une procédure arrêtée dans un autre État membre ou la La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 69 réglementation consacrée aux relations entre les États de l’Union européenne. C’est un effet volontairement limité. Or la Cour de justice s’est prononcée en janvier 2014, de manière surprenante, sur une application extensive du règlement communautaire. Reinhard DAMMANN Dans l’affaire SCHMID , le syndic allemand a essayé de récupérer des actifs transférés en Suisse peu avant l’ouverture de la procédure principale allemande. Il a ainsi intenté une action révocatoire de droit allemand qui peut s’analyser comme une action en nullité (équivalent de la période suspecte en droit français). Le transfert des actifs en Suisse a constitué le seul élément d’extranéité dans cette procédure allemande. S’est donc posée la question de la compétence juridictionnelle : le liquidateur allemand doit-il aller en Suisse pour intenter l’action, en application de son droit international privé parce que l’Allemagne ignore la règle du regroupement de l’ensemble des procédures d’un groupe auprès du tribunal d’ouverture de la procédure principale ? Contrairement au droit français où on essaie de centraliser l’ensemble des procédures, le droit allemand considère que ces actions sont régies par le droit commun. Si on applique le règlement communautaire, ce que la Cour de justice, de manière surprenante, a considéré qu’il fallait faire, cela signifie que l’on va lui reconnaître un effet extraterritorial au-delà des frontières de l’Union européenne. Jusque-là, la doctrine avait considéré que le règlement ne s’appliquait qu’à l’intérieur de l’Union européenne, exception faite du Danemark, de Gibraltar et des îles anglo-normandes. Maintenant, on a une application extraterritoriale du règlement au regard de l’ensemble des pays tiers comme la Suisse, les États-Unis ou le Canada… On peut s’interroger sur les consé(3) 70 quences pratiques de cette jurisprudence qui permet, en l’occurrence au tribunal allemand, d’appliquer le règlement communautaire à toute action qui s’y rattache. C’est ici un coup d’épée dans l’eau car, du côté Suisse, il n’y a pas de reconnaissance automatique des décisions. Cette application extraterritoriale est intéressante en théorie mais en pratique elle ne donne pas grand-chose. Quelles sont les dispositions du règlement qui peuvent recevoir une application extraterritoriale ? Pour l’heure, seul un sujet a été débattu devant la Cour de justice, à savoir le caractère universel ou territorial de la procédure. La procédure principale qui a un caractère universel va pouvoir englober l’ensemble des actifs. On peut donc considérer qu’avec l’effet extraterritorial du principe d’universalité, on va pouvoir faire en sorte que l’ensemble des actifs du débiteur tombe dans le champ d’action du règlement, y compris les actifs localisés dans un pays tiers. En revanche, pour une procédure secondaire, ce sera un effet territorial renforcé, contrairement à ce que pense la Cour de cassation. Cette application va vraisemblablement amener la juridiction française à réviser le caractère territorial du règlement communautaire, pour faire en sorte qu’une procédure secondaire ne comprenne que les actifs localisés en France. C’est un bouleversement de conception qui s’annonce. Mais en dehors de la situation que je viens d’énoncer, les autres dispositions du règlement conserveront un caractère intracommunautaire parce que la Cour de Justice 3 - CJUE, 16 janv. 2014, R. Schmid, Aff. C-328/12. La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 ne peut aller au-delà du règlement. La jurisprudence SCHMID a un impact important en termes de territorialité et en ter- mes d’universalité dans les différentes procédures ; mais sur les règles matérielles, l’impact sera limité. Jean-Luc VALLENS On verra donc à l’usage… Comme nous avons abordé la question des procédures de pré-insolvabilité, on va faire une incidente pour sortir momentanément du règlement communautaire et s’intéresser à un autre texte du droit communautaire : la recommandation adoptée par la Commission européenne, le jour même où l’ordonnance du 12 mars a été prise par le Gouvernement français. Cette recommandation s’inscrit dans une logique de convergence et préconise aux États membres de rapprocher leurs législations. Il ne s’agit donc plus seulement du règlement communautaire consacré aux relations, à la reconnaissance et à l’exécution des décisions. La Commission demande purement et simplement aux États de modifier leur droit substantiel. De ce point de vue, la recommandation du 12 mars 2014 présente un intérêt certain puisqu’elle donne des orientations fortes aux législateurs nationaux sur les procédures de pré-insolvabilité et l’effacement des dettes pour les débiteurs afin de leur permettre un nouveau départ. Ces deux axes ont été choisis par la Commission européenne parce que ce sont des domaines favorables au redressement des entreprises, à la fois en pré-insolvabilité et par le redressement des personnes physiques grâce à un effacement des dettes. Il s’agit de deux aspects forts de notre droit national et aussi de beaucoup de droits nationaux en matière d’insolvabilité. On n’évoquera ici que le premier point qui concerne principalement les sociétés. Je vais redonner la parole à Reinhard DAMMANN pour lui demander en quoi cette recommandation a été respectée par avance par le pouvoir législatif en France. Reinhard DAMMANN Très brièvement, le droit français a été un précurseur et aujourd’hui beaucoup d’États membres sont en train de l’imiter. La France a d’ores et déjà accompli son devoir s’agissant de la mise en conformité de son droit avec la recommandation. S’agissant des comités de créanciers à la française, cette question mérite quelques retouches, la recommandation parlant de classes de créanciers (comme c’est le cas dans plusieurs droits étrangers). En droit des entreprises en difficulté, on mélange les créanciers dans trois comités, quelle que soit la qualité de leurs créances. Certains droits étrangers, comme les droits anglais ou allemand, permettent de rationaliser les classes de créanciers sous le contrôle d’un juge en regroupant les créanciers en fonction de la qualité de leurs créances, ce qui paraît beaucoup plus intéressant, plus logique. C’est le seul point de la recommandation qui nécessite réflexion afin de faire en sorte que le droit français devienne concurrentiel par rapport au droit anglais notamment. La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 71 Jean-Luc VALLENS Sans vouloir être devin, on peut supposer qu’avec la mode qui tend à imiter ce que font les États-Unis et avec l’influence de ce qu’on croit meilleur dans d’autres pays de l’Union européenne, il y a de fortes chances pour que le législateur français suive avec attention les évolutions des droits influencés par cette recommandation. Peut-être se lancera-t-il dans une nouvelle réforme du droit des entreprises en difficulté, en perpétuelle mutation, pour reprendre l’expression de Patrick ROSSI. 72 Revenons au règlement communautaire. L’un des soucis que nous avons rencontré au cours des 12 années d’application, c’est ce que l’on appelle le forum shopping ou le « tourisme judiciaire » : c’est-à-dire le fait que des débiteurs changent de pays au gré des besoins et d’une comparaison des avantages respectifs des lois nationales. Ce n’est pas uniquement dans le cadre du droit de l’insolvabilité que ce phénomène s’est développé. On l’a vu dans le domaine social ou dans le domaine fiscal. Par exemple, dans le domaine social, un arrêt récent de la Cour de justice de l’Union européenne admet que les États peuvent réglementer les aides sociales en tenant compte notamment des transferts de sièges réalisés dans le seul but de bénéficier d’aides auxquelles les intéressés n’auraient pas droit. Le forum shopping a des aspects légitimes et des aspects qui le sont moins. Il est fondé dans la mesure où existe la liberté d’établissement qui doit s’appliquer, sauf cas de fraude. Un arrêt déjà ancien dit d’ailleurs que la fraude est un élément que les États peuvent prendre en compte. Le forum shopping s’illustre, dans le cas de la France, par des démarches d’entreprises qui viennent ouvrir des procédures collectives sur le territoire national à la demande de leurs créanciers parce que ces derniers ont su prendre des suretés localisées dans un autre État, afin de sauvegarder les intérêts de ceux-ci. Certains débiteurs comparent ainsi les lois et choisissent de s’implanter dans un autre État membre pour bénéficier d’avantages qu’ils prêtent à ce droit. On critique beaucoup le droit français mais il est attractif pour les débiteurs, lorsqu’ils veulent bénéficier par la liquidation judiciaire de l’effacement de leurs dettes. Le forum shopping apparaît mauvais car empreint d’un abus de droit, voire de fraude. Anne-Cécile SOULARD, pouvez-vous nous dire quel est le sentiment du ministère de la justice sur cette pratique et sur la manière dont le règlement communautaire a pris en compte la problématique, notamment, pour les personnes physiques ? Anne-Cécile SOULARD Dans le règlement actuel, le principal mode de lutte contre le forum shopping passe par la notion de centre des intérêts principaux. Avec ce critère, les juridictions peuvent ouvrir une procédure d’insolvabilité au lieu où le débiteur a son activité économique réelle, quand bien même il aurait domicilié son siège social dans un autre État membre. C’est à partir de ce critère que la Commission a fondé sa proposition de révision ; elle consacre ce critère puisqu’elle l’intègre dans le texte du règlement luimême . Elle le renforce en y ajoutant de nouvelles garanties procédurales. (4) La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 Désormais, la juridiction saisie d’une demande d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité a le pouvoir de vérifier ce critère ; en d’autres termes, la juridiction saisie contrôle d’office que le débiteur a bien son centre des intérêts principaux dans son ressort. Autre garantie procédurale : le droit de recours ouvert à tout créancier intéressé contre la décision d’ouverture d’une procédure d’insolvabilité. Dans les considérants du règlement, il y a maintenant une sorte de guide méthodologique pour les juridictions afin de leur permettre d’identifier ce qu’est le centre des intérêts principaux, y compris pour déterminer la connaissance que peuvent avoir les créanciers de la réalité de celui-ci. Pour les personnes physiques, la notion est là-aussi étayée : de nouvelles règles sont posées, notamment en raison de l’application du règlement révisé aux consommateurs. Cela ne concernera pas notre droit, car le législateur français n’a pas prévu d’insérer les procédures de surendettement dans l’annexe A du règlement. Jean-Luc VALLENS J’ajoute que le règlement communautaire dans sa version révisée intègrera une présomption en faveur du siège statutaire. Sur le modèle de ce qui est prévu pour les personnes morales, est intégrée la résidence principale du débiteur, personne physique, de manière à aligner les présomptions. C’est important, non pas sur l’analyse de la compétence, mais sur la charge de la preuve : lorsqu’on établit une présomption, on fait basculer l’obligation de démontrer quelque chose à la partie qui conteste. Évidemment pour une personne physique qui revendique la compétence de la juridiction qu’elle saisit, la difficulté vient de l’absence de débat contradictoire véritable entre le débiteur d’un côté, le tribunal de l’autre si on peut dire et personne en face. Ni les créanciers, ni le procureur ne sont véritablement impliqués dans les procédures ouvertes à l’égard des particuliers, ce qui va « bénéficier » d’une certaine manière au forum shopping, puisque quand on est seul face au tribunal, on présente évidemment les éléments de preuve que l’on veut. Je donne maintenant la parole à Reinhard DAMMANN pour qu’il nous dise ce qu’il pense du forum shopping. Reinhard DAMMANN Comme vous l’avez formulé, il y a du bon et du mauvais forum shopping. Si on examine les considérants du règlement communautaire, on voit bien que celui-ci s’efforce de faire cette distinction. Si une personne physique cherche un déplacement de son domicile, uniquement dans le but d’améliorer sa situation au détriment de ses créanciers, ce qui a déjà été jugé par la Cour d’appel de Colmar à plusieurs reprises, nous sommes en 4 - Dans le texte non révisé du règlement européen, la définition du centre des intérêts principaux n’apparaît que dans le considérant 13. La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 73 face d’un mauvais forum shopping. En revanche, si l’on se place dans un groupe de sociétés, comme dans le cas de l’affaire PIN Group AG dont la holding était installée au Luxembourg et les sociétés filiales en Allemagne, il s’est avéré nécessaire de regrouper l’ensemble des procédures pour proposer un plan de restructuration cohérent sous la houlette d’un seul juge. Le transfert du centre des intérêts principaux qui a été réalisé en trois semaines, en avertissant l’ensemble des créanciers, a été jugé acceptable par le Tribunal de Cologne. Autre exemple, celui d’Eurotunnel dont le centre des intérêts principaux de la société (5) anglaise a été transféré de la GrandeBretagne vers la France. Il ne s’agissait pas d’une opération frauduleuse mais d’une recherche de solution globale à travers ce transfert réel. Dans cette situation, il est impératif d’en informer les créanciers et de jouer la transparence. Si on n’écarte pas la possibilité de tels transferts pour les sociétés, la règle est différente pour les personnes physiques, pour qui les motivations de recherche d’un for accommodant sont plus critiquables. Dans le cas des groupes de sociétés, c’est le plus souvent du bon forum shopping qu’il faut encourager à condition que celui-ci soit réel et transparent. (6) Jean-Luc VALLENS 74 Il est particulièrement difficile, on vient de le souligner, de tracer la frontière entre ce qui est légitime et ce qui l’est moins. Avant d’en venir aux groupes, on pourrait aborder la question de la collaboration des praticiens de l’insolvabilité dans l’articulation entre procédure principale et procédure secondaire. Petit rappel : la procédure principale est ouverte au centre des intérêts principaux, la procédure secondaire intervient au lieu de l’établissement. Comment s’articulent entre ces deux procédures les évolutions de la jurisprudence communautaire et celles de la jurisprudence française ? Reinhard DAMMANN L’arrêt BURGO est intéressant ici. Il s’agit d’une société belge ayant fait l’objet d’une procédure collective en France et pour laquelle un créancier italien est venu déclarer sa créance avec retard. Le liquidateur a annoncé à celui-ci qu’il est forclos et que la créance ne peut être admise. Ce créancier demande alors l’ouverture d’une procédure secondaire en Belgique, afin de lui (7) permettre, du moins l’espère-t-il, de récupérer le droit de produire sa créance en droit belge. Le tribunal belge a considéré que le créancier instrumentalisait la procédure secondaire. La CJUE dans cet arrêt a clairement indiqué que rien dans le règlement communautaire ne permet d’affirmer qu’il y a une opportunité de ne pas ouvrir de procédure secondaire ; en d’autres termes, 5 - Groupe allemand composé d’une centaine de sociétés dont une holding luxembourgeoise qui assurait la gestion stratégique (V. à ce sujet : Annales du droit luxembourgeois, volume 21, 2011, Bruylant, p. 244 sq ; document téléchargeable sur : www. ehp.lu/uploads/media/droitdessocietes2006-2012.pdf) 6 - C’est désormais précisé dans le règlement révisé. 7 - V. Arrêt de la CJUE (première chambre) du 4 septembre 2014. La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 le règlement communautaire ne s’applique pas à cette question, celle-ci relève du seul droit national belge. L’arrêt ajoute que le droit national belge ne peut pas discriminer les créanciers locaux de créanciers étrangers, italiens en l’occurrence. Un mot encore, ajouté par un arrêt de la Cour de cassation qui a fait grand bruit : est-ce que, dans le cadre d’une procédure secondaire, le syndic de la procédure peut intenter une action en responsabilité contre les dirigeants d’une société qui fait l’objet d’une procédure secondaire en France ? Dans cette affaire, le procureur de la République a voulu sanctionner par une interdiction de gestion, les dirigeants belges de la société ayant fait l’objet d’une procédure collective secondaire en France. La réponse de la Cour de cassation a été négative : ce type d’action doit être concentré au for de la procédure principale, en l’occurrence la Belgique, mais pas la France. Si nous examinons le règlement communau- taire dans sa dernière version, on doit constater que la Commission européenne corrige le tir dans les considérants. Il est clairement précisé qu’il sera possible pour le syndic de la procédure secondaire d’exercer des actions en responsabilité contre les dirigeants. La procédure secondaire devient ainsi une procédure à part entière. Et à mon sens, la procédure secondaire et la procédure principale ont désormais un statut comparable même si on considère toujours que l’une est subordonnée à l’autre. En effet, la procédure secondaire ne doit plus seulement protéger les créanciers locaux, elle doit aussi rationaliser la gestion des actifs. La coordination entre les procédures principales et secondaires est donc devenue essentielle. Je me tourne vers Christophe THEVENOT, pour savoir quelle est la portée pratique de ces évolutions pour le syndic de la procédure principale ou secondaire ? Christophe THEVENOT Je ne vais pas répondre à la question parce que je n’ai pas encore été moi-même syndic d’une procédure principale ou secondaire. Néanmoins, je me suis trouvé dans la situation d’être co-syndic dans des procédures distinctes. J’ai ainsi pu constater que la coordination pouvait être difficile, notamment lorsque les objectifs des professionnels nommés divergent, comme ce fut le cas par exemple dans une affaire où mon collègue hollandais souhaitait procéder à une cession dans le cadre du droit anglais alors que nous avions un objectif de préservation de l’activité dans le cadre du droit français. Au-delà, je souhaiterais faire un commentaire sur quelques aspects issus de la recommandation du 12 mars. L’harmonisation que la Commission promeut, vise à unifier des conceptions très différentes, 75 comme on l’a vu lors de la table ronde précédente. L’une de ces conceptions porte sur la place du créancier dans les procédures d’insolvabilité. On voit bien qu’il existe deux écoles : l’école anglaise et l’école américaine, même si les États-Unis ne font pas partie du règlement. Paul OMAR l’a rappelé, en Grande-Bretagne, le droit d’agir revient au créancier alors que le Chapter 11 américain, laisse malgré tout une place au dirigeant, au moins pendant quelque temps. Dans ce merveilleux melting pot qu’est la Commission, l’ensemble des pays devrait, de mon point de vue, plutôt résister au lobby purement anglais afin de prévoir la prééminence du débiteur, du moins pendant un certain temps. Autre élément que je trouve très intéressant dans les efforts d’harmonisation de la recommandation dans le cadre des comités de créanciers, c’est la notion de La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 best interest test qui a été développée précédemment. En tant que praticien, je trouve que c’est un excellent critère qui n’est malheureusement pas prévu dans notre droit national. Il fait beaucoup de sens, comme disent les anglais ; il est empreint de pragmatisme, c’est essentiel dans cette matière. Un autre point sur lequel je voudrais réagir, ce sont les objectifs que doivent poursuivre les législations nationales. On voit dans la recommandation que le désintéressement des créanciers a une place prépondérante. Néanmoins, la première place est donnée à la pérennité de l’entreprise et, plus loin derrière, à la préservation de l’emploi. On peut s’interroger sur une définition plus large des objectifs inscrits dans les législations nationales, à commencer par la nôtre. Je n’ai pas de réponse, mais pour faire écho aux propos déjà tenus, la création de valeur ou, à tout le moins, la re-création d’une valeur perdue en raison d’une situation économique, pourrait être un des objectifs. Je m’arrête là car je n’ai pas les curseurs pour la mesurer. Mais, cela pourrait faire sortir notre propre droit des critiques dont il fait l’objet. Un dernier mot : le droit des entreprises en difficulté, le redressement des entreprises, c’est surtout du droit social, je le vis tous les jours. Tant que les cycles, la vitesse des cycles de traitement des difficultés et donc de leur impact social ne seront pas uniformisés, on aura des différences difficilement surmontables entre les États européens. On voit bien que dans les pays de culture anglo-saxonne, l’embauche, le licenciement sont rapides. En France, ces cycleslà sont au contraire très longs ; le premier impact, étant que cela influence le nombre des procédures ainsi que le nombre des plans. Jean-Luc VALLENS 76 On est au cœur des difficultés puisque le règlement communautaire et la recommandation semblent surfer sur des droits voisins et convergents, ce que la réalité démontre régulièrement. Nous ne sommes pourtant pas dans une logique d’harmonisation facile, tant au regard des objectifs des procédures, que de la problématique du maintien de l’emploi. On pourrait aussi ajouter la protection des privilèges généraux qui ne sont absolument pas partagés par d’autres législations et la place très variable des créanciers et des tribunaux. Il y a ainsi des vases communicants : lorsque les créanciers ont des pouvoirs importants, les tribunaux en ont peu et inversement. Dans ce paysage, il est difficile d’imaginer de converger, sauf à la marge sur des questions comme la pré-insolvabilité ou le redressement des débiteurs par l’effacement de leurs dettes. En définitive, on devrait confluer vers des points pour lesquels on sait que cela est possible. C’est certainement ce que la Commission européenne a constaté avant de s’arrêter sur le texte de compromis de la recommandation. Abordons maintenant le dernier point : à savoir, les groupes de sociétés. Jusqu’à présent, le règlement communautaire les ignorait. Le règlement révisé les intègre dans un chapitre particulier, dans une logique de coopération et de coordination, sur le modèle de l’articulation qui existe déjà entre les procédures principales et secondaires. Les groupes de sociétés sont un des objectifs La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 forts des travaux engagés par la Commission européenne et le Parlement européen. Le texte arbitré a ainsi intégré cet aspect de manière détaillée et sophistiquée. Par ailleurs, le droit français lui-même a incorporé cette logique dans la réforme du 12 mars 2014. Non pas tant dans l’ordonnance elle-même que dans le décret d’application qui va mettre en musique les princi- pes généraux de coordination dans le cadre des groupes de sociétés. On a donc le niveau communautaire et le niveau national. Anne-Cécile SOULARD, qui a suivi les travaux de révision du règlement communautaire dans le cadre des négociations entre États membres, voulez-vous nous parler des orientations choisies ? Anne-Cécile SOULARD Comme vous venez de l’indiquer, dans le règlement actuel, aucune disposition n’aborde la question des groupes de sociétés. Dans sa proposition, la Commission européenne a fait une sorte de « copier-coller » de ce qui est prévu pour la coopération entre les procédures principales et secondaires. C’est donc un service minimum qu’elle propose. Il est dit qu’il faut une coopération quand des procédures d’insolvabilité concernent des sociétés appartenant à un même groupe. À cela s’ajoute la possibilité pour le syndic (le praticien de l’insolvabilité, selon la nouvelle terminologie) de demander une suspension dans une autre procédure d’insolvabilité pour des sociétés du groupe. Beaucoup de délégations auraient aimé aller plus loin, mais la Commission s’est heurtée aux différences de conception nationale. Plusieurs propositions ont d’ailleurs été faites dans le cadre des groupes de travail : notamment, la proposition allemande qui prévoyait d’ouvrir une procédure de coordination au lieu où le groupe a une sorte de « super COMI » que l’on pourrait qualifier de centre des intérêts principaux du groupe. Cette proposition s’est heurtée à une forte opposition de l’ensemble des autres délégations présentes. Nous sommes arrivés à une position de compromis où il y a bien une procédure de coordination du groupe qui peut être ouverte, mais pas au lieu du centre des intérêts du groupe, cette notion-là ayant été écartée, faute d’existence juridique du groupe. Néanmoins, l’idée d’avoir une procédure de coordination spécifique au groupe a été jugée intéressante et a donc été conservée. Celle-ci pourra être demandée par tout praticien de l’insolvabilité à toute juridiction saisie pour l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité qui concerne une société membre d’un groupe. Ensuite, un praticien d’insolvabilité coordinateur sera désigné et aura pour mission d’élaborer un plan de coordination, lequel comprendra des recommandations pour le traitement de l’insolvabilité du groupe des sociétés. Ce praticien aura, par ailleurs, le pouvoir de régler les conflits qui pourraient survenir entre les praticiens nommés dans les différentes sociétés du groupe. On va ainsi un peu plus loin que la proposition faite par la Commission européenne sans aller jusqu’à la proposition allemande qui, pourtant, avait été acceptée par le Parlement européen dans le courant de l’année 2014. La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015 77 Jean-Luc VALLENS Vous voyez que les débats portent sur des points techniques et politiques et que la difficulté majeure est d’arriver à identifier des critères susceptibles d’être acceptés par tous. La détermination d’une procédure pilote n’est pas un préalable à la coordination et à la coopération, c’en est juste un aspect ; parfois, il faut que la coordination des procédures, la coopération entre les professionnels et les tribunaux précèdent. Je laisse la parole à Reinhard DAMMANN qui a également suivi ces travaux. Reinhard DAMMANN 78 Vous l’avez compris, il fallait convaincre et non imposer dans le cas des groupes de sociétés car c’est cela qui était au cœur des discussions dans le groupe d’experts. A-t-on la possibilité dans le cadre d’un groupe de permettre à un seul syndic d’imposer sa solution à l’ensemble des autres sociétés du groupe ? C’était inconcevable car alors on aurait, me semble-t-il, donné les clefs aux holdings anglaises, luxembourgeoises ou hollandaises . On aurait alors renoncé à faire valoir le point de vue des sociétés opérationnelles qui doivent être protégées. Les débats ont été extrêmement agités sur cet aspect. Heureusement, cette conception n’a pas été retenue. Il faut ici saluer l’effort des différents gouvernements qui ont fait barrage à cette idée de vouloir imposer, dans un groupe de sociétés, une solution unique dictée par la loi d’un pays sur la base de considérations nationales. En conclusion, il est impératif d’avoir un équilibre entre un aspect territorial et un aspect universel. Je pense que le couple procédure principale - procédure secondaire marche bien avec la coopération. En matière de groupe de sociétés, c’est la même réalité que celle qui s’impose dans le couple procédure principale – procédure secondaire. Jean-Luc VALLENS Je cède la parole au professeur FrançoisXavier LUCAS pour clôturer cette matinée. La Lettre de l’Observatoire Consulaire des Entreprises en Difficultés - numéro spécial - juillet 2015