Allemagne : des emplois, à quel prix
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Allemagne : des emplois, à quel prix
Apériodique – n°14/08 – 27 janvier 2014 Allemagne : des emplois, à quel prix ? La solidité de l’emploi allemand pendant et après la crise, a surpris plus d’un pays. Tandis que la grande majorité des pays européens subissaient des pertes significatives et durables, l’emploi allemand fléchissait tout juste en 2009 pour reprendre ensuite un rythme de création d’emplois enviable par tous. Il faut cependant rester prudent sur les conclusions à tirer d’une telle « sucess storie ». Ce succès a de multiples sources, au premier rang desquelles, une croissance plus dynamique, mais aussi, toute une série de réformes structurelles du marché de l’emploi, entamées en 2003, et communément appelées lois « Hartz ». La flexibilité de l’emploi a été un atout majeur pour renforcer la compétitivité coût de l’Allemagne dont le modèle économique est largement centré sur la demande extérieure. Cependant, l’emploi du plus grand nombre s’est bâti au prix d’une flexibilité accrue et d’un développement des bas salaires. Le récent accord de coalition a provoqué l’introduction d’un salaire minimum généralisé. Celui–ci pourra-t-il désamorcer la pression salariale sans nuire à la compétitivité ? L’emploi face à la crise L’Allemagne a bénéficié d’une trajectoire atypique en termes d’emplois depuis la crise. Elle va à contre-courant par rapport aux autres grands pays européens non seulement en abaissant significativement son taux de chômage, mais aussi en réussissant à atteindre un niveau de chômage particulièrement bas au regard des comparaisons internationales. Études Économiques Groupe http://etudes-economiques.credit-agricole.com Avant la crise de 2008, le taux de chômage allemand était passé de 8% en 2000 à 10,3% en 2006 alors que celui de la France passait de 9% à 8,4% et celui de l’Italie et de l’Espagne respectivement de 10% à 6,1% et de 11,7% à 8,3%. Après la crise, on constate une inversion des tendances. Tandis que la France, l’Italie et l’Espagne pâtissaient de ses effets directs, l’Allemagne, créait des emplois et baissait progressivement son taux de chômage. % Allemagne : taux de chômage 24 20 16 12 8 4 0 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 Allemagne Espagne France Italie Source : Eurostat, Crédit Agricole S.A. Cette évolution s’amorce dès le milieu de l’année 2005 avec un recul marqué de la trajectoire du chômage. Les raisons de ce retournement sont multiples, mais les réformes structurelles amorcées sous le gouvernement Schröder ont certainement contribué à flexibiliser le marché de l’emploi. Philippe VILAS-BOAS [email protected] millions Allemagne : évolution cumulée de l'emploi depuis août 2007 2,5 2 1,5 1 0,5 0 -0,5 -1 -1,5 07 08 09 salariés 10 11 pop active 12 13 chômeurs Source : Destatis, Crédit Agricole S.A. L’héritage des réformes Hartz Les réformes structurelles de l’emploi adoptées entre 2003 et 2005 ont été mises en place par l’ancien directeur des ressources humaines de Volkswagen, Peter Hartz. Elles incluent des mesures visant à une plus grande incitation au retour à l’emploi, en abaissant la durée et les montants des allocations, mais aussi une refonte des structures existantes en créant des agences de placement jugées sur leur efficacité. De plus, l’auto-entreprenariat et différentes formes précaires d’emploi se sont développées pour résorber au maximum le chômage structurel allemand. La création des « jobs à un euro », dont le principe est de rémunérer les participants à un euro de plus que l’allocation chômage par heure travaillée, correspond à l’idée qu’il vaut toujours mieux travailler à un très bas salaire, plutôt que d’être au chômage. Les « mini-jobs », qui correspondent à des emplois à faible rémunération (450€ au maximum) sans restriction sur le nombre d’heures, et non soumis, ni aux cotisations sociales, ni à l’impôt, ont été très utilisés. Une autre forme d’emplois, appelés « midi-jobs » proposent une rémunération légèrement plus élevée (entre 450€ et 800€ par mois) mais sont soumis à un barème progressif des cotisations sociales. Ces réformes ont été une puissante incitation à une politique de modération salariale, qui s’est avérée déterminante dans la course à la compétitivité coût. Pendant la crise, la codétermination des syndicats et des patrons a fait émerger le choix d’une flexibilité encore accrue, à la fois du salaire et de la durée du temps de travail. L’allongement du nombre d’heures travaillées sans compensation salariale, le recours au chômage partiel, voire même, à la réduction des salaires de façon temporaire, ont été privilégiés afin d’éviter les licenciements. Au total, le salaire moyen par tête a nettement moins augmenté en Allemagne que dans les autres pays européens. N°14/08 – 27 janvier 2014 Cette modération salariale, complétée par des mesures drastiques sur les conditions d’allocations et d’acceptabilité d’un emploi proposé, ont eu pour effet de baisser le chômage structurel de longue durée. Le nombre de chômeurs est ainsi passé de près de 4,9 millions de chômeurs en 2005 à 2,9 millions aujourd’hui. Le taux de chômage harmonisé va ainsi passer de 11,3% début 2005, à 9,3% en 2007, et descendre jusqu’à 5,2% aujourd’hui. Le taux de chômage des jeunes passe dans le même temps de 16% à 7,6% aujourd’hui, alors qu’il explose partout ailleurs en Europe. La politique d’ajustement salarial adossée aux réformes Hartz a permis de maîtriser l’évolution du coût horaire du travail à un niveau en dessous de celui de la productivité. Les entreprises allemandes ont donc bénéficié d’un formidable avantage de compétitivité dans la mesure où la productivité par tête augmentait beaucoup plus vite que les coûts salariaux unitaires, et cela pendant une longue période. % a/a Allemagne : coûts salariaux unitaires et productivité par tête 6 5 4 3 2 1 0 -1 -2 -3 -4 00 02 04 productivité 06 08 10 12 14 coûts salariaux unitaires Source : FSO, Crédit Agricole S.A. Par ailleurs, l’amélioration de l’emploi a permis de réduire les dépenses budgétaires au titre des prestations sociales, ce qui a contribué à faire également chuter le déficit budgétaire et la dette. Les différentes étapes des réformes de l’emploi : Hartz I : Assouplissement de la réglementation sur le travail temporaire et le licenciement. Mise en place d’agences de placement. Hartz II : Création des « mini jobs », puis « midi jobs ». Incitation à l’auto-entreprenariat. Hartz III : Durcissement des conditions d’éligibilité à l’assurance chômage, et réduction de la durée d’indemnisation. Restructuration du bureau d’emploi fédéral. Hartz IV : Redéfinition de l’acceptabilité de l’emploi. Fusion de l’assistance chômage et de l’assistance sociale. 2 Philippe VILAS-BOAS [email protected] « Flexi-insécurité » ? conduit à une montée des inégalités et du risque de seuil de pauvreté. L’emploi allemand a su se rétablir rapidement après la crise en développant différentes formes d’emplois le plus souvent jugés « atypiques ». Instaurer un salaire minimum Ainsi, les emplois à bas salaires, communément appelé « mini-jobs » se sont particulièrement développés. Ils représentent aujourd’hui 7,3 millions de personnes (soit 16,5% de la population active), dont 4,7 millions ne cumulant pas d’autre emploi, et 2,6 millions de personnes ayant recours à un emploi complémentaire. A titre de comparaison, le SMIC horaire en France est à 9,53€ et concerne 3 millions de personnes soit environ 13% des salariés. Allemagne : emplois à bas salaires millions 8,0 6,0 4,0 2,0 0,0 99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 mini jobs exclusivement mini jobs avec autre activité salarié total mini Jobs Source : BA, Crédit Agricole S.A. Egalement, le recours à l’emploi à temps partiel s’est très largement répandu. Alors que celui-ci représentait 17% en Allemagne en 2000 contre 14% en France, il atteignait en 2012, plus de 22% contre 13% en France. % Part de l'emploi à temps partiel dans l'emploi total L’arrivée de la nouvelle coalition politique en septembre dernier a donné un peu plus de poids aux sociaux-démocrates (SPD), qui ont réussi à obtenir des concessions majeures des chrétiensdémocrates (CDU-CSU). Le développement des emplois à bas salaires est devenu aussi un sujet sensible pour les syndicats allemands, qui plaident pour l’instauration d’un salaire minimum à 8,50€. D’après l’institut « DIW », le coût global d’un salaire minimum à 8,50€ de l’heure pour l’économie allemande, est estimé à environ 3% de la masse salariale pour les entreprises. Dans le secteur industriel, l’impact sur les coûts salariaux est évalué à 2%, et devrait être facilement absorbable dans un contexte de reprise économique, d’autant que les marges sont restées confortables ces dernières années. Selon cette même enquête, les petites entreprises devraient néanmoins être davantage impactées que les grandes. % a/a 40 Allemagne : taux de marge % a/a 10 30 5 20 10 0 0 -5 -10 -20 -10 -30 -40 -15 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14 industrie total économie (dr.) Source : FSO, Crédit Agricole S.A. 25 L’instauration d’un salaire minimum concerne environ 7,3 millions de personnes rémunérées à moins de 8,50€ de l’heure. La grande majorité des employés à bas salaires exercent des mini-jobs (54%). Des emplois précaires qui sont souvent privilégiés par les PME. 20 15 10 5 0 2000 France 2007 Allemagne 2011 Italie 2012 Espagne Source : OCDE, Crédit Agricole S.A. Bas salaires, temps partiels et travail temporaire ont certes permis une plus grande flexibilité du travail au profit de la compétitivité coût et de la balance commerciale, mais ils ont également N°14/08 – 27 janvier 2014 L’introduction d’un salaire minimum risque, en effet, d’avoir des effets limités. Dans la pratique, il existe déjà un grand nombre d’accords de branches sur les salaires minimaux. La démarche est toutefois symbolique car c’est la première fois qu’un gouvernement allemand accepte l’idée d’un salaire minimum unique et généralisé, alors que jusqu’ici seules les organisations syndicales et patronales négociaient conjointement les rémunérations au travers des conventions 3 Philippe VILAS-BOAS [email protected] collectives. Celles-ci pouvaient varier selon les professions et les länders. Salaires horaires négociés (en euros) Branches Gestion des déchets Construction Zone Ouest Est Revêtement de toiture Electricité Ouest Est Ouest Est nettoyage commercial Echaffaudage Peinture et vernissage Services de sécurité Blanchisseries Agence de travail temporaire Ouest Est Ouest Est Ouest Est Ouest Est janv-12 janv-13 8,33 8,68 12,23 12,38 11,63 11,63 11,00 11,20 9,80 9,90 8,65 8,85 10,08 10,17 8,11 8,28 9,50 10,00 10,75 10,75 9,75 9,75 7,53 7,91 6,53 7,50 7,80 8,00 6,75 7,00 7,89 8,19 7,01 7,50 Source : WSI Tarifpolitik 2012, Crédit Agricole SA En outre, contrairement au SMIC français, le montant du « mindestlohn », salaire minimum, risque de ne pas être défini par l’État. Il fera l’objet, comme toujours, d’une cogestion entre les patronats et organisations syndicales. Le gouvernement fédéral se contenterait donc de rendre légal et de généraliser à tout le pays, le salaire minimum ainsi défini. L’introduction du salaire minimum devrait débuter à partir de 2015 à un niveau estimé à 8,50€. Mais jusqu’en 2017, salariés et employeurs pourront se mettre d’accord sur le niveau des bas salaires. D’autre part, les emplois à temps partiels se voient également réformés. Lorsqu’un salarié à temps partiel atteint les 9 mois d’ancienneté au sein de l’entreprise, celle-ci devra dorénavant le rémunérer à un niveau de salaire identique à celui d’un travailleur à temps plein. Cette mesure concerne plus de 11 millions de personnes travaillant à temps partiel. De plus, les « mini jobs », qui, autrefois, n’étaient pas assujettis aux cotisations de la sécurité sociale, le deviendront, avec pour conséquence le renchérissement du coût pour ce type de contrat. L’ensemble de ces mesures a pour but de redistribuer un peu plus de justice sociale auprès des personnes à bas salaires. Elles se traduiront mécaniquement par une augmentation des coûts pour les employeurs, qui devront accepter de rogner leurs marges. Néanmoins, les perspectives d’emploi demeurent encore favorables, avec notamment un besoin de main-d’œuvre qualifiée encore important pour des commandes industrielles en hausse. L’instauration d’un salaire minimum devrait favoriser la demande intérieure et ralentir l’accumulation des excédents courants, si souvent critiquée par la Commission européenne. Si ce changement ne modifie pas fondamentalement la stratégie de croissance allemande, il souligne tout de même que son modèle peut encore s’ajuster. La conquête des marchés extérieurs, aujourd’hui garante de la croissance outre-Rhin, s’est forgée sur une boucle « salaire, compétitivité et emploi ». Le succès du « modèle allemand » est indéniable, mais il a un coût élevé pour les salariés à bas revenus. L’introduction d’un salaire minimum généralisé devrait améliorer leur situation sans trop peser sur la compétitivité du pays. Crédit Agricole S.A. — Études Économiques Groupe 12 place des Etats-Unis – 92127 Montrouge Cedex Directeur de la Publication : Isabelle Job-Bazille – Rédacteur en chef : Jean-Louis Martin Documentation : Dominique Petit - Statistiques : Robin Mourier Secrétariat de rédaction : Véronique Champion-Faure Contact: [email protected] Consultez les Etudes Economiques et abonnez-vous gratuitement à nos publications sur : Internet : http://etudes-economiques.credit-agricole.com iPad : l’application Etudes ECO disponible sur l’App store Cette publication reflète l’opinion de Crédit Agricole S.A. à la date de sa publication, sauf mention contraire (contributeurs extérieurs). Cette opinion est susceptible d’être modifiée à tout moment sans notification. Elle est réalisée à titre purement informatif. 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