Voir la thèse. - Marie

Transcription

Voir la thèse. - Marie
GENÈSE DU SUPPLÉTISME VERBAL :
DU LATIN AUX LANGUES ROMANES
MARIE-ANGE JULIA
AVANT-PROPOS
Le présent ouvrage est la version remaniée d’une thèse de Doctorat,
soutenue le 2 décembre 2005, à l’Université de Paris IV–Sorbonne, devant
un jury composé de Mme M. M. J. Fernandez-Vest (CNRS et EPHE
‘Sciences Historiques et Philologiques’), Mme M. Fruyt (Paris IV-Sorbonne,
directeur de la thèse), Mme F. Gaide (Aix – Marseille I), M. J.-L. García
Ramón (Université de Cologne), Mme M. A. Orlandini (Toulouse II – Le
Mirail) et M. P. Poccetti (Rome 2). Ma reconnaissance va d’abord à Mme
Michèle Fruyt, qui m’a donné le goût de la linguistique latine et a dirigé
mes recherches avec bienveillance. Je ne puis oublier également d’adresser
ici ma reconnaissance à Mme M.M. Jocelyne Fernandez-Vest dont les
travaux m’ont inspirée. La version publiée doit beaucoup à la relecture
d’Olga Spevak, que je remercie vivement. Cet ouvrage n’aurait pas pu
s’écrire sans l’appui moral de ma famille. Que mes proches soient donc ici
remerciés.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
2
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Lorsque nous demandons à tout sujet parlant français, non linguiste de
formation, ce qu’il reconnaît dans le français je vais, nous allons, j’irai, il
saura répondre : « le verbe aller ». Si nous poursuivons notre enquête en lui
suggérant là une anomalie, il parle en toute bonne foi de « verbe
irrégulier1 » et ne distingue pas spontanément les trois radicaux qui entrent
en jeu dans le paradigme de ce verbe : v(a)-, all-, ir-. On ignore de fait
souvent que ce phénomène relève du supplétisme, l’un des processus
fondamentaux d’évolution des langues flexionnelles2.
Ce terme est encore souvent ignoré des grammaires et des dictionnaires des
langues modernes, qui maintiennent, sûrement par commodité, la confusion
entre les différents types de paradigmes irréguliers3.
La pauvreté4 des recherches en ce domaine s’explique peut-être par
l’aberration souvent inexplicable que constitue le supplétisme au regard de
l’économie linguistique et par l’invention récente de la terminologie.
1
Les grammaires modernes elles-mêmes distinguent rarement les paradigmes
supplétifs des autres paradigmes irréguliers : les premiers ressortent d’un
phénomène morphologique et lexicologique, les seconds méritent souvent leur
qualificatif en raison de modifications phonétiques explicables en diachronie.
Certains linguistes préfèrent parler de verbes autoparadigmatiques, « terme plus
approprié, selon M. BANNIARD, 1997, p. 117, que celui traditionnel d’ « irrégulier »
pour désigner une conjugaison dont le paradigme (les formes) n’est réalisé que par
ce seul verbe », par opposition aux verbes « réguliers », renommés paradigmatiques.
Cette terminologie reste ambiguë, d’autant plus qu’elle est illustrée chez cet auteur
par deux verbes « irréguliers » pour différentes raisons, lat. class. posse et fr. être.
2
Comme l’observe W. MAŃCZAK, 1966, p. 82, « le supplétisme, c’est-à-dire la
formation des radicaux à partir de racines différentes, est un phénomène très
répandu, qu’on rencontre dans toutes les langues flexionnelles et dans toutes les
périodes de leur histoire. C’est aussi un phénomène que, autant que nous sachions,
les grammaires ne font que constater sans jamais essayer de l’expliquer ».
3
Saluons les efforts terminologiques que réalisent actuellement les encyclopédies
électroniques et consultables sur l’Internet (e.g., Wikipédia). La plupart indique le
terme de supplétisme, au moins dans le corps de leur article, si elles ne lui
consacrent pas une entrée.
4
Un seul ouvrage est consacré au supplétisme - nominal et verbal - en latin, celui de R.
C. ROMANELLI, 1975, qui cumule et compare des formes sans aucun regard sur leur
fonctionnement dans les textes. D. CARCHEREUX, 2000, lui a consacré son mémoire de
maîtrise, en s’attachant aux types de supplétisme. Nous tenons à la remercier de nous
avoir fait parvenir ce mémoire, qui clarifie la terminologie et ne se contente pas de
données formelles. Il semble capital de poser explicitement le problème de la
INTRODUCTION GÉNÉRALE
3
Les termes de supplétisme et de supplétif ne sont, en fait, apparus dans le
domaine linguistique qu’à l’extrême fin du XIXème siècle : c’est au
comparatiste allemand, H. Osthoff, que l’on doit peut-être ces deux
néologismes, puisqu’il est le premier à les attester, dans son ouvrage de
1899. Un siècle plus tard, l’entente terminologique n’est toujours pas
acquise puisque le substantif hésite entre quatre bases, su(pl)pletivism-,
suppletism-, suppletivit- et sup(p)let- : l’allemand a Suppletivität (très rare),
Suppletivismus et Suppletion (rare) ; l’espagnol a supletivismo comme le
portugais, mais aussi supleción (très rare) ; l’italien n’a que sup(p)letivismo,
le français supplétisme et supplétion (très rare) et l’anglais suppletion.
Toutefois, le phénomène semble susciter de nouveau l’intérêt, puisqu’un
projet international fut mis en place par J. L. García Ramón, le projet DFG
Verbalcharakter, Suppletivismus und morphologische Aktionsart im
Indogermanischen5. Les principaux objectifs de ce projet sont les suivants :
en s’appuyant avant tout sur des études de langues particulières, déterminer
le caractère verbal et la ou les significations d’un ensemble de radicaux
verbaux indo-européens, les relations supplétives des langues anciennes, y
compris la fonction pré-aspectuelle des suffixes primaires. En outre, un
séminaire dirigé par des chercheurs de l’Université de Surrey, Dunstan
Brown, Marina Chumakina, Greville Corbett et Andrew Hippisley, est en
train de développer un logiciel d’exploitation, The Surrey Suppletion
Database, entièrement consacré au supplétisme, dans trente langues aussi
variées que le basque, le japonais, l’hébreu, le russe, le yup’ik sibérien… 6
Une étude sur le latin pourrait être conçue comme une contribution à ces
recherches sur le supplétisme dans des langues particulières et dans la
perspective secondaire d’une approche typologique, selon deux
problématiques connexes : celle de l’évolution linguistique et celle de la
grammaticalisation.
compatibilité des hypothèses structurales avec l’activité de langage dans toute sa
dynamique.
5
« Caractère verbal, supplétisme et mode du procès morphologique en indoeuropéen ». Ces recherches s’insèrent dans les travaux préparatoires à l’élaboration
du volume de la Morphosyntax des idg. Verbums, dans le cadre de
l’Indogermanischen Grammatik fondée par Jerzy Kuryłowicz. J. L. GARCÍA
RAMÓN, 1998 ; 1999 ; 2000a, b, c ; 2002a et b, travaille lui-même sur l’indoeuropéen, le védique et l’avestique ; A. CASARETTO, 2002, étudie le supplétisme en
védique, E. M. VESELINOVIĆ, 2003, en vieil-irlandais et en irlandais moderne, et D.
KÖLLIGAN, 2001, en grec. En dehors de ce projet, d’autres travaux récents ont porté
sur le phénomène en général, cf. L. VESELINOVA, 2003, ou en particulier, sur
l’allemand, cf. D. NÜBLING, 2000, W. BECKMANN, 2002, et sur les langues
caucasiennes, cf. M. CHUMAKINA, 2002.
6
Une présentation du site se trouve dans l’article d’A. HIPPISLEY, M. CHUMAKINA,
G. G. CORBETT et D. BROWN, 2004, p. 389-391.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
4
La première définition qui fut proposée fait reposer le supplétisme sur le
recours à des éléments hétérogènes pour constituer la flexion d’un seul
lexème7, d’un verbe, d’un substantif, d’un pronom ou d’un adjectif. À partir
de ce critère, H. Osthoff8 a établi une liste approfondie de tous les exemples
de supplétisme dans 45 langues indo-européennes de différentes branches,
afin de trouver, en second lieu, les sources lexicologiques pour le
supplétisme. Dans la première partie de son ouvrage, il distingue ainsi cinq
catégories morphologiques de supplétisme, qui ont pour point commun de
faire appel à des racines différentes pour constituer un même paradigme :
1) supplétisme dans la formation hétérogène d’un paradigme
verbal (1er chapitre : Verbum), au regard du temps, de l’aspect et de
la personne ;
2) supplétisme dans la formation anomale du féminin (2ème chapitre :
Femininbildung), par exemple la paire hétéronymique frater – soror
en regard du type habituel filius – filia ;
3) supplétisme dans la formation des degrés de l’adjectif (3ème
chapitre : Adjectiv), par exemple bonus – melior – optimus ;
4) supplétisme dans la formation des noms de nombre (4ème
chapitre : Zahlwort), par exemple unus – primus, duo – secundus) ;
5) supplétisme dans la formation des pronoms, au regard du genre,
du cas et de la flexion (5ème chapitre : Pronomen), par exemple les
pronoms personnels ego – mihi, tū vs uōs ; les déictiques i.-e. *so,
*sā – *tod.
Depuis l’ouvrage de H. Osthoff, certains chercheurs ont élargi la notion à
une autre catégorie : un supplétisme lexical entre un substantif et un
adjectif, par exemple la variante du radical du fr. jeu / lud-ique9 ; entre un
substantif et un verbe, par exemple en latin entre somnus et dormīre10 ; ratiō
7
Au lieu du terme ambigu du français verbe, nous préférons adopter la terminologie
de J. LYONS, 1963, p. 1977, qui distingue le lexème et la forme de lexème. M.
FRUYT, 1990, p. 22, en propose une définition claire : « Le lexème est une unité
abstraite (par ex. « dominus »), qui subsume l’ensemble des « formes de lexèmes »
(dominus, domine, dominum, domini…). Celles-ci en sont les réalisations
syntaxiquement conditionnées, dans des énoncés concrets ». Comme le lexème est
une entité abstraite, nous préférons l’étiqueter sous sa forme d’infinitif.
8
H. OSTHOFF, 1899, p. 4 ; cf. aussi O. PANAGL, 2000, p. 242.
9
Cette « supplétion » est discutée chez D. CORBIN, 1987, p. 15 et 235.
10
E. BENVENISTE, 1967, p. 11-15, montre que la racine *swep- (cf. véd. svap-) est
bien attestée dans les dérivés somnus, sopor et secondairement dans le causatif
sōpīre, mais que le latin a éliminé le présent qui serait issu de *swep- et lui a
substitué le verbe nouveau dormīre : « Il s’ensuit une relation supplétive
dormīre/somnus, qui a persisté à travers toutes les phases du latin et reste actuelle
dans les langes romanes : fr. dormir et somme/sommeil ; it. dormire et sonno ; esp.
dormir et sueño, roum. dormi et somn ». E. BENVENISTE précise à la fin de son
INTRODUCTION GÉNÉRALE
5
et putāre ; uia au sens abstrait de « voyage » et īre ; status, statiō, statūra
« être » et esse. Ce serait d’ailleurs le supplétisme le plus stable dans le
temps selon H. Rosén11.
Nous nous intéresserons seulement au supplétisme verbal, qui était très
répandu dans les langues indo-européennes les plus anciennement attestées
et dans les états que l’on peut reconstruire de l’indo-européen12. En latin,
même si le nombre de lexèmes supplétifs, comme sum / fuī, ferō / tulī,
article que ce supplétisme est « la condition normale » et que « chaque langue y tend
par ses moyens » : le grec kaqeÚdw, koim£omai et Ûpnoj, etc.
11
Tous ces exemples entre substantif et verbe relèvent du « nom de procès »
parallèle au verbe et ont été proposés par H. ROSÉN, 1981, p. 38 ; 2000, p. 270-271 :
« The most durable suppletive relations are found between verbal forms and nouns
relating to the verbal paradigm ; thus ratio « thinking » as verbal noun of putare, or
uia « going » - of ire, revealed in their functioning as the object component of
figurae ‘etymologicae’ ; rationem putare « reckon, make up accounts, ire uiam “go
one’s (or : a certain) way”. Esse, too, takes its verbal nouns from a different stem :
status, statio, and also statura, can all signify “being” (« Les relations supplétives
les plus stables se trouvent entre des formes verbales et des noms relatifs au
paradigme verbal ; ainsi ratio ‘pensée’ comme nom verbal de putare, ou uia
‘voyage’ - de ire, qui se révèlent constituer dans leur fonctionnement l’objet d’une
figure ‘étymologique’ ; rationem putare ‘considérer, établir des comptes’, ire uiam
‘passer son chemin (ou : avoir un chemin à faire)’. Esse, aussi, tire son nom verbal
d’une racine différente : status, statio et aussi statura, peuvent tous signifier
‘être’) ». L’auteur illustre son analyse par l’exemple suivant : inc. trag. 259 Ribbeck
ap. Cic. Att. 6, 9, 5, In arce Athenis statio mea nunc <mihi> placet « I am pleased to
be now in the citadel in Athens » (« Je suis heureux d’être maintenant dans la
citadelle à Athènes »). Cependant, il faudrait préciser que cette analyse est possible
pour status « situation, statut », mais douteuse pour statio, qui est plus rare, et pour
statūra, qui dénote quelque chose de trop concret ; ratio est très polysémique et ne
serait par conséquent le nom de procès de putāre que dans un sous-ensemble de ses
emplois.
12
En indo-européen, le supplétisme devait être assez répandu, étant donné que la
conjugaison n’était pas encore « régulière ». Y. DUHOUX, 1992, p. 53, s’appuie sur le
grec pour le justifier : « Quoi qu’il en soit, il paraît sûr qu’il n’existait pas, à date
indo-européenne, de conjugaison complète du type de celle que nous présentent les
grammaires grecques, avec, systématiquement, tous les temps, diathèses et modes
d’un même radical verbal (…). Ce qui existait, c’étaient des temps isolés, formés sur
tel ou tel radical, et ne constituant qu’une conjugaison lacunaire ». La valeur
aspectuelle des racines, duratives, perfectives, etc., limitait la constitution de
conjugaisons complètes. J. L. GARCÍA RAMÓN, 2000b, a posé les supplétismes i.-e.
suivants : entre une racine durative et une racine momentanée, *ses- « dormir /
*suep- « s’endormir » ; *h1eh1s- « être assis » / *sed- « s’asseoir » ; * ei- « être
couché » / *legh- « se coucher, se mettre à terre » ; entre une racine itérative et une
racine momentanée, u en- « frapper plusieurs fois » / * uedh(H)- « frapper une
fois » ; entre une racine durative et une racine momentanée, *bhegu- « fuir » /
*bheug- « échapper », *h1eguh- « boire » / *peh3(i)- « boire un coup, avaler ».
INTRODUCTION GÉNÉRALE
6
lātum, est peu élevé, il s’agit toujours de lexèmes de très haute fréquence.
La langue latine est à ce sujet une mine de renseignements féconde : elle
permet de saisir le phénomène dans son ampleur historique et sociale, sur
plusieurs siècles, parfois jusqu’aux résultats des langues romanes13. Une
place sera faite au latin tardif et au passage du latin aux langues romanes,
ainsi qu’à la différenciation territoriale du latin sur le plan lexical. On se
rend compte à l’usage que les ouvrages et articles décrivent rarement le
phénomène dans sa dimension diachronique et que, la plupart du temps, ils
donnent des descriptions portant sur des synchronies précises, plus ou
moins vastes, ou bien centrées sur la phase initiale et/ou terminale du
phénomène supplétif. Mais il faut expliquer comment l’évolution a pu
s’accomplir en permettant à une communauté de sujets parlants de délaisser
un lexème pour, au fil des générations, en établir un autre dans l’usage. La
chronologie et la configuration de cette évolution qui conduit de l’état initial
(indo-européen ou latin archaïque/classique) à l’état final (latin tardif et/ou
roman) ne sont pas claires en raison du caractère « fluide et polymorphe »14
du langage. Notre objectif n’est donc pas de décrire dans les grandes lignes
les supplétismes les plus connus, mais de voyager à travers les textes,
nombreux et variés, afin d’établir des bornes aux différentes étapes du
supplétisme. En outre, ce phénomène, rarement étudié en latin, n’est
presque jamais détaillé dans son évolution. On se contente de noter que le
latin mandūcāre a donné le français manger comme si les deux formes à
toutes les époques étaient équivalentes et que l’équation allait de soi. Or
dans quelles conditions mandūcāre signifie-t-il en latin simplement
« manger » et fonctionne-t-il syntaxiquement et lexicalement comme fr.
manger ? L’évolution est, en fait, pluridimensionnelle et graduelle. Nous
tâcherons d’en atteindre toutes les facettes à partir d’exemples précis
empruntés à toute la littérature latine, depuis le latin archaïque jusqu’au
latin tardif, voire jusqu’à l’ancien-français. Notre étude du latin prendra en
compte toutes ses variantes, et notamment ses variantes parlées, telles que
nous pouvons les percevoir indirectement à travers certains textes. Le latin
fut une langue vivante : comme toute langue moderne, il fut une langue
13
Notre étude portera donc sur huit siècles, depuis le IIIème siècle avant J.-C., avec
les premiers poètes latins, jusqu’à la date de la mort d’Isidore de Séville (560 ou 565
– 636), qui correspond à celle que l’on assigne habituellement à la fin de la
littérature latine antique ; on assiste alors à la différenciation du latin, qui donne
naissance au VIIème siècle aux langues romanes. Cf. P. GRIMAL, 1965, p. 6 ; M.
BANNIARD, 1992, p. 44 ; R. MARTIN, 1994, p. 7 et 98 ; P. BOURGAIN, 2005, p. 4348.
14
Ces deux adjectifs sont employés par M. BANNIARD, 1992, p. 41 : « Toute langue
parlée vivante forme dans son fonctionnement une réalité fluide et polymorphe, mais
unie et continue ».
INTRODUCTION GÉNÉRALE
7
dynamique, parlée par un grand nombre de sujets parlants, de niveau social
très divers.
Le supplétisme est un phénomène mineur si l’on considère le nombre de
verbes concernés15, mais majeur quant au rôle qu’il joue dans le
renouvellement lexical, dans le dynamisme d’une langue et dans le rapport
que les sujets parlants entretiennent avec leur langue, et cela d’autant plus
qu’il concerne des verbes centraux du lexique latin. Nécessaire à la langue
pour combler les défectivités ou pour combattre l’usure de ses formes, il
n’en demeure pas moins complexe : les mécanismes qui répondent à son
principe échappent parfois à notre observation. Nous tenterons, cependant,
de nous attaquer à la justification de la constitution de quelques paradigmes
supplétifs, en adoptant une méthode heuristique et en nous appuyant sur une
voie d’approche nouvelle dans l’éclairage du phénomène supplétif,
l’analyse fréquentielle et la socio-linguistique16. Il nous paraît possible de
nous faire une idée de la chronologie relative de ces changements grâce à
l’étude des mécanismes linguistiques et extra-linguistiques17 qui ont présidé
à tel supplétisme. A l’occasion de notre étude, nous avons dû, en effet,
considérer des variations lexicales diastratiques, diaphasiques ou
diatopiques, qui rendent compte de la genèse de plusieurs supplétismes
morphologiques futurs. Il existe parfois de multiples variations, au niveau
du lexique ou de la syntaxe, à certaines périodes, que la langue va ou non
grammaticaliser, sans qu’on puisse jamais prévoir quelle option sera
retenue.
Afin d’expliquer les supplétismes verbaux des langues romanes, nous
avons analysé en latin les phénomènes suivants :
15
C’est parce que ces paradigmes supplétifs sont plus difficiles à apprendre que leur
nombre est limité. A partir d’une étude en grande partie cognitive, J. BOYD, 2003,
déduit que « the neural network simulations (…) constitute evidence that the crosslinguistically low level of suppletion can be explained in terms of limitations on
memory and learning » (« Les simulations de réseaux neuronaux (…) constituent la
preuve que l’on peut expliquer la faible fréquence universelle du supplétisme en
termes de limitations sur la mémoire et l’apprentissage »).
16
B. D. JOSEPH et R. E. WALLACE, 1992, se sont attachés à la dimension sociale des
variations phonétiques et morphologiques en latin (diphtongues ae/au vs
monophtongues ē/ō, problème du h- initial, datif singulier -ae vs -ā, etc.), liées pour
la plupart à des migrations vers Rome et à partir de Rome. Pourquoi n’en serait-il
pas de même pour les changements supplétifs, surtout ceux qui prennent place en
latin tardif, période de grands bouleversements sociaux ?
17
Pour M. FRUYT, 1995, p. 311, plutôt que de parler de facteurs extra-linguistiques,
« il faudrait parler de facteurs « extérieurs à la langue qui évolue », c.-à-d. de
facteurs d’ordre historique, géographique, matériel, mais aussi linguistique ».
INTRODUCTION GÉNÉRALE
1.
A.
B.
8
le supplétisme (morphologique), qui repose :
sur la fusion totale en un seul paradigme de deux ou plus de deux
éléments hétérogènes :
a. le thème d’infectum et le thème de perfectum (ferre / tulisse ; īre /
uēnisse18) ;
b. le thème d’infectum, le thème de perfectum et le participe parfait
passif en -tus (medeor « je guéris quelqu’un » / sānāuī « j’ai guéri
quelqu’un » / medicātus « une personne une fois guérie ») ;
c. les formes de la voix active et les formes de la voix passive (facere
« faire » / fierī « être fait » ; medētur « il guérit », voix passive de
sens actif / sānātur « il guérit », voix passive de sens passif) ;
d. deux modes, l’indicatif et l’impératif (ferō / tolle, puis portā) ;
l’indicatif et l’infinitif (uādō, uādis, uādit / īre) ;
e. à l’intérieur d’un temps, les personnes (uādō, uādis,
uādit, uādunt / īmus, ītis ; uāde / īte) ;
fusion qui peut aboutir au remplacement de l’ensemble du paradigme
d’un lexème verbal par un autre lexème (ēsse / mandūcāre).
2.
la distribution aspectuelle19 de deux lexèmes qui présentent, de
manière complémentaire, différentes modalités d’un même procès20,
duratif / non duratif (momentané), itératif / singulatif ou ponctuel (lat.
tardif comedere « manger » se dit lorsqu’on mange régulièrement d’un
aliment / mandūcāre « manger » se dit pour un aliment lors d’un repas
précis21).
3.
la variation diastratique, diaphasique ou diatopique, par laquelle
des sujets parlants remplacent, selon le niveau de langue ou de registre
ou selon les régions, le lexème orthonymique (ou des formes de ce
18
Nous étudierons au chapitre II de notre première partie le cas des parfaits de
l’indicatif des lexèmes « aller » et nous montrerons en particulier au § 6.2. la
prédominance de uēnī sur iī.
19
Ce supplétisme est morphologique dans les langues, comme le grec, où la
conjugaison fonctionne encore au moins partiellement sur l’opposition aspectuelle.
La conjugaison latine telle qu’elle est attestée ne connaît probablement plus l’aspect,
seulement le temps. Cf. G. SERBAT, 1994, p. 46-47 ; pour la position adverse, cf. A.
MEILLET et J. VENDRYES, 1924, p. 262-263 ; pour une position intermédiaire, cf. K.
VAN DER HEYDE, 1934, p. 156 ; A. ERNOUT, 1953, p. 113-114, H. VAIREL, 1978 et P.
MONTEIL, 1986, p. 268.
20
Le procès est une réalité extralinguistique (état, devenir, action, etc.).
21
Ce point, qui est le nôtre, sera développé dans la partie consacrée aux lexèmes
« manger », au § 2.4.4. On peut comprendre que mandūcāre, anciennement
« mâcher » et « bâfrer » pour l’ogre (cf. *mandūcus, mandūcō), suppose l’action
répétée des mâchoires.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
9
lexème) non marqué(es) par un lexème (ou des formes de ce lexème)
marqué(es) :
a. entre la langue technique et la langue courante (medētur appartient
à la langue technique / sānat et cūrat appartiennent à la langue
courante et familière22) ;
b. entre la langue parlée par les lettrés et la langue parlée courante
(eō / uādō, ī / uāde ; uescēbātur / comēdī, mandūcāuī) ;
c. entre la langue parlée par les lettrés, la langue parlée quotidienne et
la langue parlée familière (°ī(u)ī / uēnī / fuī) ;
d. entre la Gaule et la péninsule ibérique (mandūcāre / comedere).
4.
la variation syntagmatique qui fait qu’une forme de lexème reçoit
occasionnellement la rection d’un autre lexème (in iūs īre, īte, eāmus /
in iūs ambulā).
Pour justifier nos catégories, nous avons sélectionné quatre groupes de
lexèmes, « aller », « porter », « guérir » et « manger », qui ont chacun leur
histoire, mais qui sont suffisamment représentatifs du supplétisme pour
nous permettre de tracer une image probabiliste de l’évolution des
changements.
1. Définitions du supplétisme
Le supplétisme est un phénomène qui se saisit avant tout dans ses
manifestations. Les définitions qui en furent proposées s’appuient donc
principalement sur son fonctionnement dans des langues historiques. On est
contraint de considérer les caractéristiques de chaque langue si on veut le
comprendre. Chacune constitue donc des paradigmes qui lui sont
particuliers et qui ne reposent pas sur un modèle unique.
Les grammairiens latins s’étaient déjà penchés sur ce phénomène, non en
le décrivant, mais en critiquant cette « anomalie », à l’aide de qualificatifs
péjoratifs : les verbes supplétifs sont dits tantôt defectiui, tantôt confusi chez
Charisius ; ils sont classés, chez Diomède, parmi les uerba temporibus
confusa ou corrupta uerba. Globalement, les verbes supplétifs sont
22
Nous montrerons dans notre troisième partie que ces trois lexèmes sont à l’époque
classique en distribution complémentaire : le premier, terme technique, s’oppose par
le type de discours aux deux autres, qui sont en opposition dénotative : sānāre est le
terme générique pour dénoter tout type de guérison, jusqu’aux plus profondes, alors
que cūrāre concerne globalement des blessures externes. Étant donné que medērī
était défectif, il est fort possible que, dans le temps, les lexèmes soient entrés dans
un processus de supplétisme.
10
INTRODUCTION GÉNÉRALE
considérés comme des anomalies, dans le débat général des grammairiens
latins, qui opposa les partisans de l’ « analogie » (la régularité des
paradigmes) et ceux de l’ « anomalie » 23.
La plupart des comparatistes allemands se sont intéressés surtout au
supplétisme verbal, en l’illustrant à partir de langues comme le grec et le
sanskrit24, en référence à la situation de l’indo-européen. C’est en grec que
le supplétisme fut le plus étudié25.
présent
futur
aoriste
parfait
« porter »
fšrw
o‡sw
½negkon/½neika
™n»noca
« aller »
œrcomai
e„mi
Ãlqon
™l»luqa
« manger »
hom. œdw, œsqw
et ™sq…w ; att.
™sq…w
œdomai
œfagon
™d»doka
« dire »
hom. fhm… ; att.
lšgw
™rî
hom. pass.
e‡rhtai ; att.
e‡rhka
« voir »
Ðrî ; gr. mod.
blšpw
Ôyomai
hom. f£to, hom.
et att. e„pon ; att.
e„pa
e„don ; gr. mod.
e„da
hom. Ôpwpa ;
att. ˜Òraka
« courir »
tršcw
dramoàmai
œdramon
dedr£mhka
Le verbe grec « porter », par exemple, construit son paradigme à partir de
trois racines : la première, d’origine indo-européenne, *bher-, fournit
seulement le thème de présent (fšrw). La deuxième (™negk-), peut-être
indo-européenne, est la base de l’aoriste et du parfait. Dans la koinè, on voit
sur cette base se développer, par régularisation, un paradigme complet.
Employé après un préverbe (à partir d’Aristote), il concurrence, sans
23
Varron, L. 9, 1, 1-2, s’insurge contre les grammairiens qui, parce qu’ils ne
comprennent pas ce dont ils parlent, préfèrent se contenter de l’évocation d’une
anomalia, « anomalie ». Cf. D. FEHLING, 1956, p. 227-228 et 257 ; 1957, p. 68 ; K.
STRUNK, 1977a, p. 14 et D. CARCHEREUX, 2000, p. 14-15.
24
Cf. M. DESHPANDE, 1992, pour les verbes sanskrits signifiant « être », « aller »,
« donner », « voir », « courir » ; voir aussi J. L. GARCÍA RAMÓN, surtout 2004.
25
Cf. A. BLOCH, 1940 ; P. CHANTRAINE, 1940 et H. FOURNIER, 1946, pour les verbes
« dire » ; W. VEITCH, 1967 ; F. LÉTOUBLON, 1985, pour les verbes « aller » ; D.
FERTIG, 1998 ; D. KÖLLIGAN, 2001 ; 2007.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
11
l’éliminer, la forme la plus ancienne. La troisième racine *oi(s)-, d’origine
inconnue, fournit le futur et certaines formes nominales (o„stšon, o„stÒj)26.
Les formes supplétives s’expliquent donc de deux manières : ainsi qu’en
rend compte W. Mańczak, elles sont « non seulement des archaïsmes
remontant à l’indo-européen commun, mais aussi des innovations nées
indépendamment dans différentes langues »27. C’est cet auteur qui, le
premier, a attiré l’attention sur le lien intime entre le supplétisme et la
fréquence d’emploi :
« Le supplétisme, loin d’être un phénomène rare et isolé, constitue, en réalité, un
cas particulier d’une loi générale qui s’applique à tous les domaines de la langue.
La loi formulée, qui établit un rapport entre la fréquence d’emploi et la
différenciation des éléments linguistiques, est la suivante : les éléments
linguistiques plus souvent employés sont, en général, plus différenciés que les
éléments linguistiques plus rarement usités »28.
C’est en raison de cette « loi » que les verbes les plus usuels sont, en
général, plus irréguliers, « étant donné que l’irrégularité n’est autre chose
qu’une différenciation »29. Après W. Mańczak, c’est E. Benveniste30 qui a
cherché à décrire le phénomène et pas seulement à indiquer ses résultats, en
recourant au « supplétisme lexical » :
« Il arrive qu’une racine verbale bien établie en indo-européen et largement
attestée sur toute l’étendue du domaine soit remplacée par un verbe nouveau
dans l’une des langues, alors même que les dérivés nominaux du verbe disparu y
subsistent sans changement. L’état ancien et l’état nouveau coexistent alors, et il
n’en résulte pas de conflit, chacun d’eux étant représenté par une série distincte
de formes. Il se crée ainsi une situation de supplétisme lexical, qui peut à
l’occasion se consolider en un système durable ».
Le supplétisme est par conséquent une question de fréquence. Le
remplacement opéré n’entraîne pas l’éviction de l’ancien lexème. Le
phénomène supplétif s’installe dans l’usage concomitant des deux lexèmes,
quelle que soit l’issue dans le temps.
La même année, A. A. Gorbačevskij31 attribuait deux fonctions au
supplétisme : l’une grammaticale, l’autre sémantique. Selon cet auteur, dans
le second cas, dès lors que deux mots deviennent « synonymes » (sans doute
26
A. CHRISTOL, 2000, p. 246-247, s’est intéressé à ce supplétisme et a montré la
solidarité morphologique entre le futur et les adjectifs verbaux exprimant la
modalité.
27
W. MAŃCZAK, 1966, P. 84.
28
W. MAŃCZAK, 1966, P. 84.
29
W. MAŃCZAK, 1966, P. 87.
30
E. BENVENISTE, 1967, p. 11, note 74.
31
A. A. GORBAČEVSKIJ, 1967.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
12
des synonymes « totaux » selon la terminologie de J. Lyons), leur
paradigme « tombe en lambeaux » et les deux paradigmes s’assemblent
dans une relation supplétive.
R. C. Romanelli32 résume les définitions déjà proposées par K.
Brugmann (1905), J. Marouzeau (1933), entre autres, en reprenant les deux
grandes catégories du supplétisme, verbal et nominal, et en posant la
« fusion » de plusieurs racines au sein d’un même paradigme : le
supplétisme est constitué par la substitution partielle d’une série
paradigmatique à une autre série, parce que défective ou isolée.
La proposition de définition de B. A. Rudes pose pour la première fois
un nombre minimal de formes de lexèmes pour parler de supplétisme : « the
grammatically conditioned alternation of two or more etymologically
unrelated forms to represent one and the same morpheme within a given
paradigm »33. Il ne s’agit pas de considérer uniquement les paradigmes dans
leur ensemble : il suffit de deux formes pour qu’il y ait supplétisme. B. A.
Rudes est également le premier à avoir distingué les « vrais » supplétismes
des « pseudo-supplétismes » (par exemple, eō/īs). Ces derniers sont perçus
comme de « vrais supplétismes » par des sujets parlants qui n’ont plus le
sentiment de l’unicité de la racine, mais il ne s’agit pas de supplétismes en
diachronie, puisque la phonétique historique suffit à rendre compte des
différences34.
T. Markey, qui tient également à définir le supplétisme à partir de ses
résultats « deviant, but deviant in such a way that the discrepancy cannot be
accounted for by regular or morphological change »35, parvient ainsi à une
typologie qui admet trois supplétismes : « extreme suppletion »
(« supplétisme extrême », caractérisé par l’absence de ressemblance des
formes entre elles ou par rapport aux formations régulières, par exemple
anglais go / went) ; « transitory suppletion » (« supplétisme par contact », né
32
R. C. ROMANELLI, 1975, p. 30.
B. A. RUDES, 1980, p. 655 : « la distribution grammaticalement conditionnée de
deux formes ou davantage sans lien étymologique entre elles pour représenter un
même lexème dans un paradigme donné ».
34
B. A. RUDES, 1980, p. 660. Les recherches sur le supplétisme ne tiennent pas
toujours compte de cette distinction, cf. par exemple G. PINAULT, 1979, qui qualifie
le paradigme du tokh. A āsu, B kartse de « supplétif » quand il repose sur deux
formations concurrentes de la racine *guerə- « louer ». Plus récemment, W.
BECKMANN, 2002, parle encore de supplétisme pour des formes dérivées ou ayant
subi des accidents phonétiques.
35
T. MARKEY, 1985, p. 51 : les résultats sont « irréguliers, mais irréguliers de telle
manière que l’anomalie ne peut pas être expliquée par un changement régulier ou
morphologique ».
33
INTRODUCTION GÉNÉRALE
13
de la rencontre de deux formations flexionnelles, par exemple de la
troisième et de la quatrième déclinaisons dans latin pecus / pecū) ; « basic
suppletion » (« supplétisme dans un champ lexical », qui repose sur l’échec
de la réunion de plusieurs formes autour d’un radical, par exemple anglais
brother / sister, sheep / ram). D’autres parlent encore de « full suppletion »
(« supplétisme plein ») ou de « light suppletion » (« supplétisme léger »),
respectivement pour le vrai et le pseudo-supplétisme36.
F. Létoublon37 décrit le phénomène en reprenant la distinction proposée
par B. A. Rudes : le supplétisme est une
« flexion associant en un même paradigme des thèmes appartenant à des bases
lexicales différentes (type fšrw-½negkon, fhm…-e„pon) et par extension, à des
thèmes qui ont la même origine en indo-européen, mais se sont différenciés en
grec à la suite de l’évolution phonétique, si bien que la langue ne les rapproche
plus clairement (type zî-™b…wn). On peut parler ainsi de supplétisme en
diachronie (paradigme supplétif remontant à un ancien paradigme supplétif, par
exemple le verbe « aller » en grec) ou seulement dans une synchronie donnée (le
verbe être a au présent un paradigme formé sur un thème en es-, et un autre sur
un thème en s- en français, et déjà en latin : sans l’aide de la grammaire
comparée, on verrait là un paradigme supplétif (…) ».
Nous préférons ne pas parler de « pseudo-supplétisme » ; il faut
distinguer deux radicaux synchroniques différents (deux morphèmes
différents servant à former chacun un thème verbal) et deux variantes d’un
même radical synchronique : făc- / -fĭc- / -fēc- renvoient à un même radical
latin. De plus, F. Létoublon parle de « bizarrerie de la conjugaison » quand
il ne s’agit là que de l’un des phénomènes de l’évolution d’une langue. Sa
définition met, somme toute, l’accent sur le sentiment du sujet parlant, ce
qui nous paraît primordial dans toutes les manifestations du supplétisme. De
plus, elle reprend l’un des critères posés par E. Benveniste et qui renforce le
rôle des sujets parlants :
« Le supplétisme verbal peut désormais être défini comme une complémentarité
paradigmatique, établie par l’usage, entre deux (ou plusieurs) racines de sens
voisin (…) »38.
Cette synonymie partielle des racines et des radicaux synchroniques a
souvent été prise en compte dans certaines définitions : la coexistence de
ces termes qui sont des synonymes partiels fut décrite par J. Picoche sous le
36
Cf. O. WERNER, 1987, p. 601.
F. LÉTOUBLON, 1985, p. 30. Dans la préface de cet ouvrage, à la page 5, J. Irigoin
propose également une définition du supplétisme, « conjugaison bâtie sur des
radicaux différents, porteurs du même sens dans le système où ils sont associés ».
38
F. LÉTOUBLON, 1985, p. 57.
37
INTRODUCTION GÉNÉRALE
14
nom de « supplétisme, phénomène en vertu duquel (...) des mots sans
aucune parenté naturelle39 deviennent (...) des parents par alliance »40.
Le terme de supplétisme est-il finalement le meilleur terme à adopter ? A
la suite d’autres auteurs, Y. Duhoux41 parle indifféremment de supplétisme
et d’hétéroclisie « recours à des éléments hétérogènes pour constituer la
flexion d’un mot ». F. Lázaro Carreter, dans son dictionnaire
terminologique, considère le premier terme comme générique des
phénomènes d’hétéroclisie qui ont lieu dans le paradigme verbal ou dans la
flexion nominale :
« Supleción : Fenómeno que se produce cuando en una serie morfológica se
cubren algunas formas que faltan con formas pertenecientes a otra serie. Así,
esse tomó varias formas, en latín vulgar, a sedere. Las formas incorporadas al
nuevo sistema (sea, seas ... ser, siendo, etc., en español), se denominan formas
supletivas. Alguna vez se distingue entre supleción en un paradigma nominal, y
el fenómeno se denomina entonces heteroclisis, y supleción en un paradigma
verbal, y entonces se le da el nombre de heterosicigia. Los lingüistas de
Copenhague extienden la noción de supleción a los casos de sinonimia (perrocan), es decir, a las expresiones que corresponden a un solo contenido o
plerema »42.
Nous préférons, pour notre part, imiter la prudence de F. Létoublon43, qui
évite le terme d’hétéroclisie, mieux approprié pour les alternances
préfixales et suffixales nominales. En revanche, nous retenons le terme
d’amalgame, qu’Y. Duhoux utilise à la même page, et qui marque
clairement une fusion indissociable d’éléments de provenance et de
formation différentes. I. A. Mel’čuk précise la nature de cette
hétérogénéité :
39
Plutôt que de « parenté naturelle », il faudrait parler de « parenté génétique ».
J. PICOCHE, 1977, p. 118.
41
Y. DUHOUX, 1992, p. 53.
42
F. LÁZARO CARRETER, 1981, p. 384 : « Supplétisme : Phénomène qui se produit
quand dans une série morphologique quelques formes défectives sont complétées
avec des formes appartenant à une autre série. Ainsi, esse a pris plusieurs formes, en
latin vulgaire, à sedere. Les formes intégrées au nouveau système (sea, seas… ser,
siendo, etc., en espagnol), sont appelées formes supplétives. Parfois la distinction est
faite entre le supplétisme dans un paradigme nominal, et le phénomène est alors
appelé heteroclisis, et le supplétisme dans un paradigme verbal, et alors on lui donne
le nom de heterosicigia [forme non expliquée, mais qui doit s’expliquer à partir du
grec suzug…a « union »]. Les linguistes de Copenhague étendent la notion de
supplétisme aux cas de synonymie (perro « chien » - can « chien »), c’est-à-dire aux
expressions qui correspondent à un seul signifié ou sémantème ».
43
F. LÉTOUBLON, 1985, p. 27 : « En fait, on parle d’ordinaire surtout de supplétisme
verbal et d’hétéroclisie nominale ».
40
INTRODUCTION GÉNÉRALE
15
« Suppletion is the relationship between any two linguistic units A and B
which meet the following condition : the semantic distinction between A and
B is regular while the formal distinction between them is not regular, when
the signifiants of the units A and B (understood as strings of phonemes) do
not have a sufficiently large common part ».44
Pour cet auteur, le supplétisme est un phénomène morphologique dans
lequel différentes formes flexionnelles ne sont pas suffisamment semblables
phonologiquement, d’où la règle suivante :
« Suppletion is a relation between signs X and Y such that the semantic
difference ‘d’ between X and Y is maximally regular in L [‘d’ is
grammaticalized in L], while the formal, i.e. phonological, difference d between
them is maximally irregular »45.
Cette règle autorise l’auteur à classer parmi les lexèmes supplétifs ceux
qui sont pourtant étymologiquement apparentés 46. Sont supplétives selon cet
auteur les paires reposant sur un simple et un préverbé, un radical et un
affixé, etc. Le phénomène est important, car il permet une approche
intéressante de la manière dont les formes flexionnelles sont reliées les unes
aux autres sur l’axe paradigmatique.
La définition qui nous paraît enfin tenir compte simultanément des deux
dimensions essentielles du supplétisme est celle de D. Carchereux 47 :
« à la fois morphologique (les formes supplétives permettent la création d’un
paradigme) et lexicologique (deux racines aux sens proches mais différents sont
concernées) ».
L’auteur se place d’un point de vue diachronique en parlant de
« racines » et de « création d’un paradigme », mais aussi d’un point de vue
synchronique. Le point commun entre la définition d’E. Benveniste et celle
de D. Carchereux est à nos yeux primordial : c’est l’usage que le sujet
parlant fait de ces formes hétérogènes qui est à l’origine du supplétisme et
44
I. A. MEL’ČUK, 1976, p. 45 : « le supplétisme est le rapport entre deux unités
linguistiques quelconques A et B qui répondent à la condition suivante : la
distinction sémantique entre A et B est régulière alors que la distinction formelle
entre eux n’est pas régulière, quand les signifiants des unités A et B (compris
comme chaînes de phonèmes) n’ont pas une partie commune suffisamment
grande ».
45
I. A. MEL’ČUK, 1994, p. 358 : « Le supplétisme est une relation entre des signes X
et Y, telle que la différence sémantique ‘d’ entre X et Y est au maximum régulière
en L [‘d’ est grammaticalisé en L], alors que la différence entre eux est au maximum
irrégulière ».
46
I. A. MEL’ČUK, 2000.
47
D. CARCHEREUX, 2000, p. 7. C’est nous qui soulignons.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
16
qui le valide48. Limiter les cas de supplétisme à ceux que la grammaire
admet, c’est laisser de côté un bon nombre de supplétismes, les plus vivants
et sans doute les plus intéressants puisqu’ils témoignent de la vitalité de la
langue. Si le supplétisme est bien l’amalgame d’éléments hétérogènes, il
l’est sous l’action des sujets parlants d’une langue donnée. C’est parce
qu’ils ont ressenti une carence ou une faiblesse, morphologique ou
phonétique, qu’ils ont procédé à des changements ou à des ajouts. Le terme
de supplétisme va d’ailleurs parfaitement dans ce sens d’un point de vue
étymologique. L’origine du mot oriente avantageusement la définition.
Au départ, « suppléer » signifie « compléter, ajouter ce qui manque » ou
bien « arriver par en dessous pour remplacer », comme l’indique J.-P.
Brachet : « Le verbe latin supplēre doit être rangé dans la catégorie des
préverbés en sub- dans lesquels le préfixe exprime la substitution, le
remplacement de choses ou personnes venant à manquer »49. Or le sens
fondamental de la racine *pelh1- est « verser, couler »50 (cf. lituanien pìlti
« verser (transitif) ; couler (intransitif) », arménien ełul « verser ; couler »),
secondairement « emplir » (cf. aussi lituanien pìlti, sanskrit purú« abondant,
nombreux »,
grec
polÚj
« abondant,
nombreux,
beaucoup de »51, pl»qw « être plein (de) », p…mplhmi « remplir », pÒlij
« citadelle », sanskrit pūh « remblai de protection, remblai, paroi » et son
dérivé thématique púram « remblai, château, ville »). Cette racine se
retrouve également en latin dans l’adjectif plēnus « plein » (cf. sanskrit
prā a-, pūr á-, avestique pərəna-, arménien li, vieil-irlandais lán, got. fulls,
vieil-anglais full, vieux-haut-allemand fol (allemand voll), lituanien pìlnas,
vieux-slave plŭnŭ). Le latin connaît également d’autres préverbés en -plēre
qui reprennent la double orientation de la racine : explēre « déverser,
former, constituer, réunir par accumulation ou amoncellement (sens
ancien) ; emplir (sens le plus récent) »52, implēre (> fr. emplir) « emplir »,
48
Les grammairiens latins avaient déjà leur opinion sur le point de vue de la langue
parlée (cf. usu et utimur chez PRISCIEN, Gram. 8 = GLK, 2, p. 418 : Sunt alia uerba,
quibus desunt diuersa tempora, usu deficiente, non ratione significationis. Et
quibusdam deest praeteritum perfectum et omnia, quae ex eo nascuntur (…) : ergo
aliorum uerborum perfectis, quae uidentur eamdem significationem habere, pro his
utimur ; passage cité et traduit par D. CARCHEREUX, 2000, p. 15 : « Il y a des verbes
auxquels il manque divers temps, car l’usage n’en est pas répandu, et non à cause du
sens, et auxquels il manque le parfait et tous les temps qui sont formés à partir de lui
(…) : à la place on utilise le parfait d’autres verbes qui semblent avoir le même
sens ».
49
J.-P. BRACHET, 2000, p. 259-260.
50
J. HAUDRY, 1977, p. 233-239 ; 1994, p. 119.
51
Ch. DE LAMBERTERIE, 1990, p. 607, rattache πολύς à cette racine par la matrice
métaphorique du flot de la richesse.
52
J.-P. BRACHET, 2000, p. 262.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
17
complēre « emplir », dēplēre « vider » et replēre « emplir à nouveau » et le
surpréfixé rare adimplēre « emplir ». Il nous paraît essentiel de garder à
l’esprit le sens du préfixe et de reprendre la métaphore que suggère la racine
indo-européenne de fr. supplétisme, car elle illustre parfaitement le
phénomène dans ce qu’il a de graduel et de pluridimensionnel : il s’agit,
pour des sujets parlants, de « répandre » dans leur langue de nouvelles
formes en remplacement de (c’est-à-dire à la place de ou en substitution de)
formes défectives ou défectueuses, d’amonceler le tout afin de remplir un
paradigme. Le remblai pour combler ces trous morphologiques et/ou
sémantiques sera extrait du fonds lexical ou, très rarement, emprunté à
d’autres langues, et sera d’autant plus solide que l’ancien lexème ou les
formes de l’ancien lexème mourront rapidement. Ce sont les sujets parlants
qui colmatent cette brèche, avant tout dans leur pratique orale de la langue,
puis, avec un certain décalage chronologique, à l’écrit. Tentons maintenant
de déterminer les critères qui permettent de reconnaître ce remblai.
2. « Pathologies » des lexèmes supplétifs
Puisque l’on dit en général que le supplétisme touche des cas atteints
d’anomalies, d’« infirmités » en raison de leur « irrégularité », de leur
défectuosité, de leurs insuffisances, nous empruntons à E. Littré une
métaphore du titre de son ouvrage de 1880, Pathologies verbales ou Lésions
de certains mots dans le cours de l’usa e. Lui-même le rédige en se
moquant de cette métaphore : c’est pour s’« amuse[r] » de la « variété » et
s’« instrui[re] » de la « réalité » qu’il parle de « vices », de « fâcheuses
déviations » que l’usage peut « infliger à un mot sain jusque-là »53. Mais,
pourquoi la régularité serait-elle l’indice de la bonne santé d’un mot ?
Pourquoi l’ « irrégularité » serait-elle, a contrario, une « pathologie »54 ?
Les remplacements supplétifs sont signes de la vitalité d’une langue et
participent à son inévitable renouvellement morpho-lexical. S’il n’y a pas
de modèle commun à toutes les manifestations du supplétisme, cependant
trois critères recevables pour la qualification de lexème supplétif sont
toujours retenus : la défectivité et la distribution complémentaire de deux ou
plusieurs lexèmes parasynonymes.
Le titre de l’article de K. Strunk souligne le lien indissociable entre l’état
défectif de formes et le supplétisme :
« ‘Defektivität’ und ‘Suppletion’ oder ‘Suppletivismus’ sind in der
Sprachwissenschaft komplementäre Begriffe (…). Suppletion setzt durchweg
53
E. LITTRÉ, 1880, préface.
M. MAIDEN, 1992, p. 285, montre au contraire que les formes irrégulières en
général se maintiennent très bien précisément par leur irrégularité.
54
18
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Defektivität voraus, ohne daβ ungekehrt Defektivität notwending und immer
von Suppletion begleitet wäre »55.
C’est le point de départ également de tout schéma de J. L. García Ramón,
qui, par exemple, symbolise la défectivité d’un lexème A à l’aide d’un
tiret et note le lexème supplétif à l’aide de la lettre B56 : au départ, dans une
phase I, il y a deux paradigmes de lexèmes A et B, dont l’un est défectif à
l’aoriste et au parfait, ou bien seulement à l’aoriste, et dont l’autre est
défectif ou quasi-défectif au présent, ou bien au présent et au parfait ; dans
une phase II, s’opère une restructuration des relations, qui peut donner
naissance à un supplétisme par association des formes des deux lexèmes
pour constituer un seul paradigme, complet :
Phase
I
prés.
aor.
parfait
A
–
–
(B’)57
B
B
A
ou
–
A
(B’)
B
–
Phase
II
A
B
B
A
ou
B
A
Pour que le lexème B, qui vient combler, dans une seconde phase, le
paradigme défectif du lexème A, soit considéré comme supplétif, K. Strunk
pose trois critères essentiels58 :
1. en premier lieu, l’association synchronique : on ne peut dire de deux
racines qu’elles sont supplétives que lorsqu’elles co-existent à une
époque donnée ou dans un même corpus (sum/fuī fonctionnent
conjointement à toute époque ; incipiō/coepī ne sont associés que
dans une partie de la latinité) ;
2. en deuxième lieu, la distribution complémentaire des deux racines
dans un paradigme : une forme ne peut appartenir en même temps à
deux paradigmes59 ;
55
K. STRUNK, 1977a, p. 3 : « ‘L’état défectif de formes’ et ‘supplétion’ ou
‘supplétisme’ sont en linguistique des notions complémentaires (…). Le supplétisme
suppose généralement l’état défectif de formes, sans que, inversement, cet état soit
automatiquement toujours accompagné du supplétisme ».
56
J. L. GARCÍA RAMÓN, 2002b.
57
Si le lexème B n’est pas défectif, mais présente des formes à quelques personnes
du présent, on a affaire à un « quasi-supplétisme » (Quasi-Suppletivismus). Ces
formes correspondent plutôt à une tentative de parachever le paradigme.
58
K. STRUNK, 1977a, p. 16-17. Avant K. STRUNK, V. P. KONECKAJA, 1973, posait
des critères pour reconnaître des paires supplétives, à partir de racines
étymologiquement non apparentées ou apparentées à condition que les termes qui se
sont différenciés en raison d’accidents phonétiques forment une paire
morphologiquement unique dans la langue.
59
Ce point a été facilement réfuté par M. SÁNCHEZ RUIPÉREZ, 1982, p. 135.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
3.
19
en dernier lieu, le recouvrement au niveau sémantique dans toutes
les formes de chaque thème verbal : si les éléments du paradigme
supplétif apparaissent dans un même syntagme ou dans un voisinage
immédiat, le supplétisme est assuré.
Il ne suffit pourtant pas qu’une forme puisse suppléer une autre dans
quelques contextes ; elle doit pouvoir le faire dans tous les syntagmes où
l’autre fonctionne : c’est ce qu’écrit H. Rosén, au sujet des lexèmes « aller »
du latin :
« Valency, more than the mere gaps in the system, determines the status of a
form as suppletive (…). Ultimately a syntactical distribution was abandoned, the
suppletive verb-stem holding in all positions to the syntax, i.e. to the valential
properties, distinctive of the environments of the originally suppletive forms,
and generalizing it »60.
Ce critère de vérification du supplétisme par la collocation et la cooccurrence61 nous semble essentiel : il permet de repérer clairement les
formes de l’ancien lexème qui sont abandonnées au profit des nouvelles
formes supplétives et il vérifie le recouvrement syntaxique total de celles-ci.
Nous chercherons aussi dans le phénomène de « multi-formulations » d'un
même procès – l’auteur ou les sujets parlants enchaînent, dans une suite
d'énoncés ou de propositions, des variations sur le choix du verbe lexical –
la stratégie de désambiguïsation sur le plan discursif : certaines formes ont
besoin tantôt d’être « glosées », parce qu’elles ne sont plus employées à
l’époque de la rédaction, tantôt d’être coordonnées à la forme attendue,
orthonymique.
C’est la concomitance des trois critères de K. Strunk, vérifiés
conjointement, qui permet de garantir un supplétisme. C’est de cette
manière que procède J. L. García Ramón ; ainsi au sujet de formes de
lexèmes du sanskrit :
« (…) attested in a synchronic corpus, both lexems are defective (and
synchronically synonyms) and stay in complementary distribution, namely pres.
60
H. ROSÉN, 2000, p. 281-282 : « La valence, plus que les seules lacunes dans le
système, détermine le statut d’une forme comme supplétive (...). Finalement une
distribution syntactique a été abandonnée, la racine verbale supplétive fonctionnant
dans toutes les positions syntaxiques, c.-à-d. dans les cas de valence, distinctes des
contextes propres au départ aux formes supplétives, et en en répandant l’usage ».
61
La co-occurrence par coordination nous intéressera plus particulièrement parce
que la relation parasynonymique des deux termes « est encore plus marquée quand
les deux vocables se trouvent coordonnés par une conjonction copulative
d’addition », ainsi que le démontre J.-F. THOMAS, 2001, p. 884.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
20
dāś :: aor. vidh :: perf. dadāś, so that the only semantic differences between
them are those due to a verbal stem opposition in terms of present :: aorist »62.
La défectivité, tout d’abord, est de deux ordres : morphologique et
sémantique. A l’intérieur de la défectivité morphologique, se glisse un
supplétisme qui complète un trou au niveau d’un temps, d’une voix ou
d’une personne63. Le supplétisme « aspecto-temporel » apparaît en latin
entre les deux séries symétriques de l’infectum (présent, imparfait, futur) et
du perfectum (parfait, plus-que-parfait, futur antérieur)64. Dans le
« supplétisme de voix », une forme sert de « passif » à une autre. Il existe
plus rarement un supplétisme qui comble un paradigme défectif à une ou
plusieurs formes personnelles par le recours à des formes d’un autre lexème.
Il est très important de tenir compte de la catégorie grammaticale de la
personne65 : le phénomène se manifestera plus clairement à la première et à
la deuxième personnes du singulier et du pluriel, au présent, à l’indicatif, au
subjonctif ou l’impératif. Même si « le supplétisme personnel » était peu
62
J. L. GARCÍA RAMÓN, 2004 : « attestés dans un corpus synchronique, les deux
lexèmes sont défectifs (et synchroniquement synonymes) et demeurent en
distribution complémentaire, à savoir prés. dāś :: aor. vidh :: parf. dadāś, de sorte
que les seules différences sémantiques entre eux sont celles dues à une opposition de
thèmes verbaux en termes de présent :: aoriste ». De même pour véd. ad : ghas
« manger » ; han : vadh « frapper » ; paśya- : darś « regarder » ; ay/i : ā
« marcher » (iéti (jí āti) : á āt) ; av. bar :: nas « porter » ; tokh. B /kam-/, A ām : B
/pə-/, A pār- ; et v.-irl. :beir : :uccai « porter ».
63
Cf. K. STRUNK, 1977a, p. 12 ; B. A. RUDES, 1980, p. 656-663. D. CARCHEREUX,
2000, respectivement p. 57-73, p. 45-56 ; p. 37-44, distingue trois grands types de
supplétisme : un « supplétisme aspecto-temporel », un « supplétisme diathétique » et
un « supplétisme personnel » et le cas le plus fréquent serait celui qui opposerait
temps ou voix.
64
Le système morphologique du verbe latin est binaire, infectum (terme qui signifie
littéralement « non accompli, non réalisé ») et perfectum (« accompli, achevé,
parfait »). Nous garderons ces termes qui viennent de Varron (L. 9, 25, 32 ; 10, 2,
33, pour désigner les deux séries de formes de la conjugaison latine, qui désignent
des réalités morphologiques. Comment faut-il les interpréter sur le plan temporel et
aspectuel ? Pour S. MELLET, 1990, p. 69, « Le thème de perfectum a pour seul
signifié de donner une image du procès englobant la limite finale de celui-ci » ; il est
donc borné, tandis que l’infectum est non borné. Comme le précise Ch. TOURATIER,
1994, p. 113, le thème de perfectum est le type marqué, tandis que le thème
d’infectum est non marqué : « la série de l’infectum, comme n’importe quelle forme
non marquée d’une opposition significative privative, se caractérise par l’absence de
tout morphème là où la série du perfectum présente un morphème que l’on
qualifiera, si l’on veut, d’aspectuel ».
65
Les observations d’E. BENVENISTE, 1966, p. 228, ont abouti aux oppositions
suivantes : il faut distinguer la 1ère et la 2ème personne de la 3ème. Les deux premières
(marquées et distinctes l’une de l’autre) s’opposent à la troisième (non marquée ou
neutre). Leurs formes et leurs emplois sont différents.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
21
répandu, c’est là pour nous la clé du problème : dans la conversation, le
temps le plus fréquent est le présent, et les personnes les plus fréquentes
sont celles de première et deuxième personnes du singulier. Nos lectures
nous ont conduite à remarquer à chaque fois que ce sont, précisément, les
personnes du dialogue qui sont les premières à attester les remplacements.
Le sujet parlant évite une forme et recourt à une autre forme, plus pertinente
dans la distinction des phonèmes et des morphèmes à l’oreille, plus
opérationnelle d’un point de vue pragmatique. D’ailleurs, le verbe latin qui
présente un supplétisme personnel est uolō / uīs, un verbe qui exprime entre
autres la valeur de « volonté » pour l’entité qui est en fonction de sujet dans
la proposition, à la première ou deuxième personne, locuteur ou allocutaire.
M. Fruyt et A. Orlandini66 précisent que « les marqueurs des valeurs
radicales de capacité ou de possibilité pour un sujet X sont lexicaux ou
morphologiques ». La forme de lexème (à la première personne du
singulier) va lui permettre d’indiquer, avec plus ou moins de force, ce qu’il
veut.
Par référence à ce même usage, nous ajouterons un autre supplétisme
entre les modes. Les linguistes le passent sous silence ou bien affirment
sans preuve que le mode ne jouait aucun rôle dans le supplétisme verbal
latin67. Or, les grammairiens du IVème siècle après J.-C. en ont euxmêmes parlé :
MARIUS VICTORINUS (dubium), GLK, VI, p. 200
Item defectiua sunt quae cum declinantur in genere uel persona uel
coniugatione uel tempore aut etiam modo uniformiter durare non
possunt et ob id defectiua dicuntur.
« De même sont défectifs les verbes qui, quand on les conjugue à
une voix, à une personne, à une conjugaison, à un temps, ou même à
un mode, ne peuvent maintenir une base unique, et pour cette raison
sont appelés défectifs ».
DONAT, Gram. 3, 12 (de uerbo) = GLK, IV, p. 385,
Sunt uerba defectiua alia per modos, ut cedo68, alia per formas, ut
facesso69, alia per coniugationes, ut adsum, alia per genera, ut soleo,
66
M. FRUYT et A. ORLANDINI, 2003, p. 706.
D. CARCHEREUX, 2000, p. 18.
68
Les formes d’impératif cedo, cette « donne, donnez ; apporte, apportez ; dis,
dites » sont probablement faites, selon G. MEISER, 1998, p. 185, sur la particule *keet une forme d’impératif de dare « donner », au singulier dō < do 3 < *deh3, au
pluriel –tte provenant de la syncope de *date < *dh3te, cf. gr. dÒte.
69
Facesso est un désidératif limité à certaines formes.
67
INTRODUCTION GÉNÉRALE
22
alia per numeros, ut faxo, alia per figuras, ut impleo, alia per
tempora, ut fero, alia per personas, ut [cedo facesso adsum soleo
faxo impleo fero] edo.
« Il y a des verbes défectifs, les uns par modes, comme cedo,
d’autres par formes, comme facesso, d’autres par conjugaisons,
comme adsum, d’autres par genres, comme soleo, d’autres par
nombres, comme faxo, d’autres par formes, comme impleo, d’autres
par temps, comme fero, d’autres par personnes comme edo ».
En fait, l’impératif est un mode fréquent dans l’énoncé oral, puisqu’il fait
intervenir les deux participants principaux de la situation d’énonciation : un
sujet parlant s’adresse à un allocutaire dans le but de se faire entendre 70.
C’est là que les changements vont intervenir en priorité : le supplétisme
apparaît quand la forme morphologiquement attendue n’est plus viable pour
des raisons diverses, généralement liées au signifiant : le morphème n’a pas
la capacité d’assurer la clarté auditive nécessaire et de porter les oppositions
avec les autres morphèmes. Quand la nouvelle forme, anciennement
marquée, devient usuelle et, en conséquence, perd de son caractère marqué
par suite de l’érosion liée à sa fréquence, elle a toute chance d’être déjà en
fonction de remplacement, donc supplétive. C’est ainsi que uāde vient
remplacer le monosyllabe peu étoffé ī, sans pour autant que tout le
paradigme de uādere chasse celui de īre. D’où un supplétisme entre
l’impératif uāde et le thème ī-, représenté dans l’infinitif īre, thème qui reste
majoritaire tout au long de la latinité.
Les trois catégories grammaticales touchées par le supplétisme, le temps,
la voix, la personne, ont pour point commun de reposer sur une défectivité,
initiale ou apparue au cours du « développement de la langue ».
1. La forme a toujours fait défaut.
2. Ou bien elle est tombée en désuétude et est remplacée en raison d’une
défectuosité, d’une insuffisance phonétique (phonologique) : si un
morphème ne comporte plus d’oppositions phonétiques pertinentes ou n’est
plus clairement perçu à l’oreille sur le plan du signifiant, on en choisit un
autre. Lorsqu’en outre les altérations phonétiques raccourcissent les mots,
ceux-ci sont exposés à disparaître, comme ce fut le cas pour les formes
monosyllabiques de īre : les mots trop courts ne peuvent plus remplir leur
fonction.
3. On a tendance aussi à rejeter un mot qui est devenu, par suite
d’accidents phonétiques, trop semblable à un autre. L’homophonie entraîne
70
Pour C. KERBRAT-ORECCHIONI, 1980, p. 12, la langue, autant qu’un instrument de
communication, est une activité à travers laquelle le locuteur se situe par rapport à
l’allocutaire, à sa propre énonciation, au monde.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
23
la confusion. On remédie alors aux défauts de l’homophonie en remplaçant
par un mot nouveau l’un des homophones.
4. L’insuffisance peut aussi être d’ordre sémantique : un lexème supplétif
vient remplir, par exemple, une fonction dénotative sémantico-référentielle
rendue vacante par la particularité de sens qui est venue affecter ce mot
dans la langue71. Certains hyperonymes, d’autre part, comme « manger »,
« aller », s’usent sémantiquement en raison de leur fréquence. Le sujet
parlant se débarrasse d’ordinaire des mots qui ne sont plus suffisants pour
exprimer le sens qui leur était attaché parce qu’ils se sont affaiblis, usés72.
Les causes de ces renouvellements sont complexes 73. L’emploi fréquent use
les mots, aussi bien dans leur sens que dans leur forme ; et surtout, s’il
s’agit de mots marqués ou connotés, les sèmes spécifiques s’atténuent ou les
connotations disparaissent à l’usage. La variation par une autre forme plus
marquée ou connotée est possible. Si cette variation s’installe en langue, on
est autorisé à parler de phénomène supplétif. Si elle n’existe qu’en discours,
il faut alors parler de variation diastratique et diaphasique. Ces variations
lexicales concernent également notre sujet étant donné que le terme marqué
est potentiellement apte à détrôner ultérieurement - jusqu’à un supplétisme
(morphologique) - le terme non marqué et usuel dans la langue parlée
71
E. BENVENISTE, 1967, p. 11, a illustré ce supplétisme lexical à partir du nom latin
du « sommeil » : à l’ancien substantif sopor, qui dénote non le sommeil naturel mais
la torpeur (cf. le verbe sōpīre, qui indique en général l’endormissement produit par
un soporifique), on a substitué somnus, qui repose sur une racine indo-européenne
qui désigne l’endormissement volontaire et fonctionne avec le verbe usuel du
sommeil, dormīre.
72
C’est un fait bien connu. Nous ne renvoyons qu’à J. MAROUZEAU, 1932b, p. 360
et 362 : « Le procédé le plus riche de conséquences est celui qui consiste dans la
substitution de formes nouvelles aux formes usées » ; « la langue vivante, toujours à
la poursuite de la forme expressive, sème sur sa route les formes usées, que la langue
écrite recueille en assurant à quelques-unes au moins une survie artificielle ».
73
Certains auteurs proposent aussi des explications psychologiques : H. OSTHOFF,
1899, p. 10, parle des notions « die das Interesse des Sprechenden besonders
berührten » (« celles qui touchent particulièrement l’intérêt du sujet parlant ») ; F.
LÉTOUBLON, 1985, p. 55, nuance la position de H. OSTHOFF qui « disait que les
sémantèmes se prêtent à des distinctions d’autant plus subtiles qu’ils touchent de
près à la personne : il est vrai que les paradigmes supplétifs que nous connaissons
(…) semblent avoir tous une sous-catégorisation du sujet animé ». D’autres, comme
R. C. ROMANELLI, 1975, p. 28, évoquent les « tabous originels », qui interdiraient
d’employer certaines formes. Il place néanmoins la « perspectiva grammatical »
avant la « perspectiva tabuística ». V. VÄÄNÄNEN, 1981, p. 75, évoque des « facteurs
psychiques, sociaux ethniques ». Enfin, J. G. NICHOLSON, 1989, p. 250, accorde une
grande place au « croisement d’une frontière spatiale », « the crossing of a spatial
boundary », dans l’émergence de supplétismes.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
24
courante74. Nous aurons donc à voir comment les variations se produisent et
comment l’une d’entre elles, dans certains cas, est sélectionnée et parvient à
se grammaticaliser.
Les Latins distinguaient le sermo urbanus du sermo rusticus et du sermo
plebeius ou vulgaris. On parle de « latin vulgaire »75 pour la langue parlée
par l’immense majorité de la population de l’empire romain. La norme
cultivée parlée est connue comme sermo urbanus, la langue de la
conversation des personnes qui employaient le sermo classicus ou
litterarius comme langue écrite. L’action du milieu social où l’on emploie
la variante diastratique est d’autant plus évidente en latin que la langue
quotidienne des classes défavorisées est numériquement celle de la grande
majorité de la population de l’Empire. Il est normal qu’on insiste sur ce
quotidianus sermo dont parle Cicéron, en distinguant plusieurs niveaux de
langue dans la langue parlée de tous les jours, selon le degré de culture des
sujets parlants, et en tenant compte des composantes connotatives des
termes marqués, à savoir les traits de connotation stylistique et de
connotation énonciative, qui informent sur le sujet parlant, traits qui se
trouvent étroitement liés, par l’intermédiaire de la connotation axiologique.
La connotation repose sur l’appartenance à tel niveau de langue ou à tel
type de discours, la valeur affective, la valeur axiologique, l’image associée.
Les valeurs associées et implicites devront souvent être prises en compte si
l’on veut comprendre les relations de parasynonymie entre le terme
orthonymique et la variante marquée. Il peut y avoir, en outre, cooccurrence des deux termes, car l’éviction de l’ancien terme ne s’impose
pas toujours. C’est pourquoi nous dirons que fr. bouffer supplée dans la
langue familière manger, terme neutre, et que becqueter/becter, boulotter,
74
Les variations ne sont pas la « sélection des meilleurs », mais, comme le souligne
F. JACQUESSON, 1998, p. 81, « une sélection de formes, sur un potentiel variable, en
fonction des contextes (…) ». La thèse de l’auteur nous permet ainsi de justifier le
petit nombre de variations diastratiques qui passent en langue : bien que la variation
soit toujours présente dans une langue, elle demeure « limitée à une micro-société,
sans se développer, sauf à trouver des conditions favorables ».
75
Par calque du latin, on a qualifié le latin parlé des illettrés de « vulgaire ». J.
HERMAN, 1970, p. 16, retient encore ce qualificatif : « Nous appelons latin vulgaire
la langue parlée des couches peu influencées ou non influencées par l’enseignement
scolaire et par les modèles littéraires », mais celui-ci a soulevé de très nombreuses
polémiques. M. FRUYT, 1995, p. 310, critique « le terme et la notion de « latin
vulgaire », dont tout le monde reconnaît qu’elle est insaisissable, pour la bonne
raison qu’elle est mal adaptée aux faits linguistiques qu’elle est censée décrire,
confondant sous un même terme (donc un même concept) une pluralité de
phénomènes, qui ne devraient pas être séparés du reste de la langue ». R. MÜLLER,
2001, p. 1061, étudie ce que les auteurs de l’Antiquité entendaient réellement par les
termes correspondant au sermo uulgaris.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
25
s’empiffrer, se gaver, etc., sont des variantes très marquées du terme dans
un bas niveau de langue. Le lexème familier usuel reste bouffer. Cependant,
dans d’autres cas, comme fr. manger, issu du latin mandūcāre « mâcher » et
non de l’orthonyme (com)ēsse « manger », la variante diastratique
s’introduit dans la langue au sens général et parvient à remplacer le terme
orthonymique, accédant ainsi au statut de lexème supplétif. Nous
essayerons donc de comprendre comment les variations se produisent et
comment elles parviennent dans certains cas à se grammaticaliser.
3. « Diagnostic » d’un supplétisme
Le point commun entre tous les types de supplétisme est la défectuosité :
l’ancien terme présente des défectuosités phonétiques (phonologiques),
morphologiques, sémantiques, syntagmatiques, qu’il est nécessaire de
combler. Le supplétisme se reconnaît clairement quand le remblai est donc
acquis. Mais pour en « diagnostiquer » les premiers symptômes, en filant la
métaphore utilisée au chapitre précédent, nous nous appuierons sur la
convergence de cinq analyses : paradigmatique, fréquentielle,
syntagmatique, sémantique et textuelle.
Il faut tout d’abord repérer les trous et les failles observables dans le
paradigme d’un lexème. Ces défauts sont hérités ou peuvent apparaître dans
l’histoire de la langue, lorsqu’elle abandonne des formes « irrégulières » ou
de formation archaïque. Il peut manquer tout le thème de l’infectum ou du
perfectum, ou seulement des formes particulières (le participe en *-to- est au
départ un lexème autonome76). Un lexème qui présente plusieurs thèmes est
exposé au remplacement de l’un ou l’autre de ces thèmes. Cette démarche
n’autorise à méconnaître ni l’origine indo-européenne du latin, ni les
conditionnements étymologiques qui en découlent. Mais elle n’ignore pas
non plus que la réalité d’une langue apparaît le plus clairement dans sa
dynamique historique. La défectivité d’un thème verbal avec, pour
conséquence, le supplétisme n’est pas un héritage ne varietur, mais un état
76
Pour S. MELLET, M.-D. JOFFRE et G. SERBAT, 1994, p. 351, « se confirme
l’autonomie fondamentale des formes en *-to- à l’égard des formes personnelles.
Certes, dans la majorité des cas, l’adjectif en –tus vient compléter le paradigme
verbal et son emploi est codifié. En réalité, il ne s’agit jamais que d’un très vaste
phénomène de supplétisme, qui associe deux types de formes, un verbe personnel et
un adjectif. Ce rapprochement est opéré par le locuteur ; aussi est-il précaire, soumis
à des fluctuations. Si l’on a conscience d’un parallèle dans la signification et dans le
comportement syntaxique, on considèrera l’adjectif en –tus comme élément du
paradigme verbal, et l’on parlera de ‘participe’ ». A la page 352, les auteurs
affirment que « le paradigme verbal repose donc en partie sur un vaste phénomène
de supplétisme ».
INTRODUCTION GÉNÉRALE
26
d’équilibre instable entre deux termes placés momentanément dans un
rapport de parasynonymie et de supplétisme. Les notices étymologiques
seront, dans notre travail, volontairement brèves, car l’étymologie n’a
d’intérêt que si elle pose les bases du supplétisme. Les mots ne sont pas
employés dans l’usage d’après leur valeur historique. En synchronie, les
sujets parlants oublient ou plutôt ignorent par quelles évolutions
sémantiques sont passés les lexèmes de leur langue. Ce que dit J.
Vendryes77 est capital dans notre étude : « Les mots ont toujours une valeur
actuelle, c’est-à-dire limitée au moment où on les emploie, et singulière,
c’est-à-dire relative à l’emploi momentané qui en est fait ». C’est pourquoi
nous donnerons le plus souvent toute la phrase, voire le co-texte aussi, où
apparaît l’occurrence étudiée. Les circonstances énonciatives livrent à cet
égard des pistes d’interprétation, qui permettent de mieux déceler l’intention
stylistique ou rhétorique du passage.
Nous partons, en effet, en latin d’une documentation littéraire qui
masque la réalité du phénomène linguistique. Le maintien de certaines
formes à l’écrit ne garantit pas leur usage dans la langue parlée.
Inversement, l’absence d’occurrences ou une faible fréquence d’une
variante ne prouve pas que le phénomène supplétif n’ait pas existé ou ne
soit pas encore en usage. Afin de le vérifier, nous avons inauguré une
méthode fondée sur une analyse statistique, qui permet de décrire le
phénomène quantitativement et privilégie une approche reposant sur des
calculs de fréquences78. Les données proposées ici seront exhaustives : notre
étude balaiera la latinité, sur un très grand nombre d’occurrences et sur une
pluralité de textes. Cette méthode donne, en effet, une idée globale de
l’inversion des fréquences grâce à la courbe de fréquence, qui dessine la
percée d’un lexème en regard de l’essoufflement d’un autre, usuel à une
époque de la latinité. Cette méthode a ses limites : notre analyse s’appuie
sur des textes différents par leur nature, leur dessein, leurs conditions de
production, leur auteur. Mais la pluralité est elle-même une richesse : la
concordance des pourcentages dans un nombre si important de textes variés
argumente en faveur de nos hypothèses. Il est vrai, également, que la
longueur des textes agit sur la quantité. Plus le texte est long ou le corpus
étendu, plus les chiffres risquent d’être grossis. Mais nous limiterons cet
effet de longueur par la transformation des chiffres en pourcentages. En
outre, nous prendrons en compte l’ensemble des attestations des lexèmes et
le complèterons par le relevé de la fréquence de chaque forme de lexème
77
J. VENDRYES, 1950, p. 206.
Comme le relève M. FRUYT, 1992a, p. 21, « le degré d’avancement du mécanisme
supplétif se mesure aux fréquences relatives des formes en voie d’élimination et des
formes en voie d’installation ».
78
INTRODUCTION GÉNÉRALE
27
dans chaque paradigme, à toutes les époques de la latinité 79. Ce travail est
utile en ce qu’il révèle de suite les formes qui cèdent la place et celles qui
les remplacent. Nous utiliserons pour cela des courbes de fréquence,
établies à partir du CD-Rom CLCLT-5. Nous avons, dans la mesure du
possible, comptabilisé toutes les formes de tous les textes numérisés par le
logiciel et cherché à être exhaustive. Mais pour certains lexèmes, la tâche
aurait été insurmontable (comment compter le nombre de formes de lexème
est « il mange » quand la forme est homographe de l’incontournable est « il
est » ?). Aussi, dans ces cas-là, avons-nous lu sommairement l’ensemble des
occurrences et fait le choix d’auteurs qui nous ont semblé les plus
représentatifs du phénomène supplétif. Il s’agit, non de proposer un
exemple isolé et utilisé en fonction de notre recherche, mais de valider
celle-ci par l’analyse du plus grand nombre d’occurrences. Pour assurer une
plus grande objectivité scientifique, chaque exemple cité sera
systématiquement confronté aux autres au sein d’un corpus précis ou dans
toute la documentation dont on dispose : quelle place occupe-t-il dans le
corpus ? Dans quelle mesure les variations relevées résultent-elles de la
nature des faits rapportés, du statut qui leur est accordé dans l’écriture, des
particularités stylistiques de l’auteur, etc. ?
Ces chiffres ne tiennent pas compte des différents sens de chaque
lexème. L’analyse sémantique devra nécessairement suivre les tableaux
numériques et statistiques. Nous chercherons à poser les sens et acceptions
des lexèmes dans une perspective diachronique, afin de montrer comment la
langue efface les sèmes spécifiques du lexème supplétif, marqué au départ,
et lui fait remplir toutes les fonctions de l’ancien terme hyperonyme, donc
non marqué80. Le lexème supplétif doit avoir un sens proche du premier. Ce
recoupement sémantique aménage ce que J. L. García Ramón appelle la
« zone grise » commune (« Grauenzone »). M. Fruyt a décrit le rôle des
facteurs sémantiques dans tous les types de supplétisme :
« Il faut supposer, en effet, des points communs suffisamment importants dans le
signifié, l’emploi, la distribution syntaxique des formes concernées pour qu’elles
soient superposables, substituables l’une à l’autre, ou complémentaires et
79
Notre analyse numérique tiendra compte des périodes suivantes : latin
prélittéraire, latin archaïque, latin classique, latin postclassique, latin tardif. Ce
dernier sera subdivisé en deux périodes : latin tardif I, de la fin du IIème siècle au
début du Vème siècle après J.-C. ; latin tardif II, du Vème siècle au VIème siècle après
J.-C. Nous renoncerons à l’inadéquat « latin vulgaire » ou « bas-latin », au profit de
la notion de « latin parlé tardif ». M. BANNIARD, 1993, p. 140-141, discute la
pertinence de ces termes et établit la nécessité de renoncer aux deux premiers
termes.
80
M. FRUYT, 2000, p. 44, montre que le supplétisme, qui est une innovation lexicogrammaticale, conduit à ce que « une forme verbale particulière est réutilisée –
moyennant quelques effacements éventuels de sèmes – à l’intérieur d’un autre
paradigme verbal que le sien ».
28
INTRODUCTION GÉNÉRALE
associables dans un même paradigme. Les différences de sens ou d’emploi, s’il y
en a, doivent être suffisamment réduites pour soit disparaître complètement (is et
uadis), soit être ré-interprétées comme des variations internes au paradigme,
coïncidant avec les variations institutionnalisées d’aspect, de temps ou de voix
(voix, par ex. : lat. fīō servant de passif à faciō81). Les oppositions sémantiques
entre lexèmes doivent alors se réajuster à l’intérieur d’un seul et même
lexème »82.
Nous avons retenu l’opposition entre formes non marquées et formes
marquées, dont s’est servi J. L. García Ramón à propos du supplétisme
indo-européen *bher- : *telh2- et *bher- : *h1ne -83. Il oppose le lexème non
marqué, « porter », au lexème marqué, « prendre sur soi, garder » dans le
premier cas, « enlever, prendre » dans le second cas, d’où :
1) premier cas
*bher: *telh2- ‘auf sich nehmen, aufheben’
*bhér-e-ti :
tl-n-h2-o/e- (lat. tollō, v. irl. tlenaid, tokh. B talläm)
: *tléh2-t/ tlh2-ént (gr. œtlh, lat. arch. atulas)
: *te-tolh2- (part. hom. tetlhèj, lat. tetulī, v. irl. ro:thíuil)
2) second cas
*bher: *h1ne - ‘(weg)nehmen’
gr. fšrei :
½negke
Le perfectum du lexème marqué est venu suppléer le perfectum défectif
de ferō ; tollō a maintenu son sème spécifique en recevant un perfectum
préverbé en subs-°, d’où la coexistence de deux thèmes de perfectum dans
une seconde phase (A : A’ :: B’ : B) :
Phase I ferō / – /
-
::
::
tollō / + /
(te)tulī
Phase II ferō
tulī
::
::
tollō
sustulī.
Les exemples pertinents seront ceux qui montreront un remplacement de
la forme non marquée par la forme marquée à l’intérieur d’un même
syntagme. Nous l’illustrerons, par exemple, à l’aide du procès « manger du
pain » ou « guérir des maladies » :
81
S. MELLET, M.-D. JOFFRE et G. SERBAT, 1994, p. 196-207, ont montré grâce à de
nombreux exemples que le supplétisme fīō / factus sum fonctionnait régulièrement à
l’intérieur du « passif » de faciō. Cf. aussi T. KNECHT, 1970, p. 211-217, et M. D.
JOFFRE, 1995, p. 201-206, qui émet des restrictions à cette équivalence tout en
continuant à la considérer comme supplétive.
82
M. FRUYT, 1992a, p. 21.
83
J. L. GARCÍA RAMÓN, 2002b, parle alors de Teilsuppletivismus (« supplétisme
partiel ») ; celui-ci peut être de surcroît asymétrique (A :: B’ : B).
29
INTRODUCTION GÉNÉRALE
panem comedere
morbis medērī
panem mandūcāre ;
morbos sānāre.
Le point ultime est atteint lorsque le terme supplétif remplace le lexème
usuel dans un syntagme formulaire , ainsi « manger et boire » :
ēsse et bibere
comedere et bibere
mandūcāre et bibere.
Cette dernière analyse requiert un retour sur la notion de synonymie : on
parle en général de synonymie, mais il convient plutôt de parler de
parasynonymie et, selon la terminologie de J. Lyons, de plusieurs types de
synonymie, dont la synonymie totale ou complète 84. Comme l’explique M.
Fruyt,
« La rareté de la ‘synonymie absolue’ dans les langues naturelles est
unanimement reconnue, et l’on se demande même si elle existe ou non, tandis
que la notion complémentaire de synonymie partielle s’étale, de son côté, sur
une grande variété de situations »85.
La synonymie partielle met les deux lexèmes en relation d’intersection,
avec une partie commune étendue, ou en relation d’inclusion, le sémème de
l’un étant inclus dans celui de l’autre. Puis il faut supposer un stade de
synonymie absolue dès que le supplétisme est entièrement achevé. Le
processus peut être long : la forme qui deviendra supplétive peut garder une
certaine affinité avec son origine première : uāde, jusqu’en latin tardif,
conserve une partie de la violence initialement marquée par la racine et
signifie « va » comme « va-t-en », alors que ī servait seulement à dénoter
l’envoi. Le supplétisme introduit parfois une situation linguistique
différente de la précédente. Un même champ sémantique ou lexical évolue
dans le temps et le supplétisme peut en témoigner. Si l’on prend en exemple
l’acte médical de « guérir », il sera perçu par certains, à une époque donnée,
comme technique et ayant pour objet le corps humain (medērī) ; d’autres
chercheront à lui donner une dimension plus spirituelle (sānāre) ; d’autres
encore, moins cultivés, n’envisageront que le traitement appliqué au mal
dont ils souffrent (cūrāre) ; enfin, les derniers choisiront un traitement plus
préventif et chercheront avant tout à se défendre, à se protéger (fr. guérir). Il
arrive qu’on se serve d’une nouvelle forme pour renvoyer à un concept
légèrement autre.
84
J. LYONS, 1981b, p. 148. Selon le critère II de la synonymie totale (« totally
synonymous »), les lexèmes sont des synonymes « totaux » s’ils sont synonymes et
interchangeables dans tous les contextes. Selon le critère III de la synonymie
complète (« completely synonymous »), des lexèmes sont des synonymes
« complets » s’ils sont identiques pour tous les aspects pertinents de la signification,
mais non dans tous les contextes et non dans tous leurs sens.
85
M. FRUYT, 1994a, p. 28.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
30
Notre travail consistera donc à déterminer la ou les défection(s), puis à
illustrer le remplacement des formes défectives du lexème non marqué par
une forme du lexème marqué, défectif ou non défectif, selon une fréquence
faible au début du processus, forte à la fin, qui s’accompagne de la
neutralisation des oppositions sémantiques au profit de la relation
paradigmatique et de l’unité du paradigme. L’orthonyme a le sens le plus
général ; les formes supplétives, qui au départ sont des substituts marqués,
reçoivent dans un second temps ce sens général et non marqué. A son tour,
le lexème supplétif, devenu orthonymique, s’expose à l’usure et peut faire
l’objet d’un nouveau remplacement. Ce type d’innovation résulte de l’usage
qui est fait de la langue, il est spontané. La vraie langue dynamique est celle
qui est parlée ; la langue écrite en est une variante plus élaborée86.
Il y avait sans doute, à Rome, plusieurs idiolectes, plusieurs couches
diastratiques, mais des points communs dans les variantes des langues
parlées, qui devaient jouer sur un équilibre, constamment variable, entre
fixation et évolution. Celui-ci avait un puissant allié : l’écrit. La langue
écrite représente toujours une tradition et des règles conservatrices. Les
différences entre langue parlée (évolutive) et langue écrite (normée,
conservatrice87, parfois archaïsante) sont déjà bien étudiées88. Toutefois, la
langue savante, littéraire, évolue elle aussi, même si c’est dans une moindre
mesure, évidemment, que la langue parlée du quotidien, qui est multiforme.
A travers les textes, on peut percevoir des traits de cette « vraie » langue
qu’est la langue orale. Il faut pour cela chercher les évolutions que laissent
découvrir les textes latins, pourtant à forte tendance normative, et
s’intéresser aux choix socio-stylistiques des auteurs latins. Les textes latins
86
M. M. J. FERNANDEZ-VEST, 1994, p. 117-118, a montré que l’écrit fait toujours
figure d’étalon dans les analyses scientifiques, mais que la parole « ordinaire », dont
le recueil est de facto exclu ou faussé par la nature de la documentation, présente un
intérêt capital : « L’écrit remplit souvent les fonctions les plus prestigieuses, mais la
parole est à la fois d’un point d’un vue historique et synchronique, primaire et
primordiale ». Déjà F. DE SAUSSURE, 1916, p. 142, le notait : « C’est dans la parole
que se trouve tous les changements : chacun d’eux est lancé d’abord par un certain
nombre d’individus avant d’entrer dans l’usage ». Notre propos n’est pas de
distinguer deux domaines, la parole d’un côté et la langue de l’autre, mais de
« mettre en œuvre la langue dans l’activité de parole qui en est constitutivement
inséparable » selon la véhémente recommandation de Cl. HAGÈGE, 1985, p. 312.
87
M. BANNIARD, 1992, p. 45, refuse le terme d’ « inertie » et précise qu’il vaudrait
mieux parler d’ « un dynamisme conservateur » pour la langue écrite.
88
F. DE SAUSSURE, 1916, p. 51-52, utilise à ce propos une métaphore : « L’écriture
voile la vue de la langue : elle n’est pas un vêtement, mais un travestissement ». A.
MARTINET, 1970, p. 159-160, entre autres, discute de la pertinence de distinguer ou
non la langue écrite et la langue vernaculaire, au risque de remettre en cause l’unité
derrière la diversité.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
31
nous offrent des témoignages indirects de la langue courante dans les
milieux des lettrés et dans les milieux des non lettrés89. Il sera donc essentiel
de tenir compte des modes d’énonciation et des conséquences de
l’interaction. Le message est émis intentionnellement par un auteur à un
lecteur, qui le recevra en fonction de sa culture, de son niveau social, de ses
connaissances. On ne peut passer sous silence la réception du message par
rapport à laquelle le choix des mots est mûrement pesé. Avoir toujours à
l’esprit cette composante permet de percevoir la dimension structurelle de la
communication, de manière d’autant plus évidente que le passage à l’écrit
introduit toujours un décalage avec l’énoncé oral. Il nous est également
indispensable de distinguer les niveaux de langue auxquels on accède par
l’intermédiaire des textes, en gardant à l’esprit que la langue écrite a
toujours du retard par rapport à la langue parlée et qu’elle ne livre pas
nécessairement la réalité orale. Les différents niveaux de la langue écrite et
de la langue parlée ont été détaillés par M. Banniard90 :
A.
1.
2.
3.
4.
I. Latin parlé
Latin parlé cultivé
B. Latin parlé populaire
Oratoire (discours)
1. Soutenu (communication verticale)
Soutenu (vie officielle) 2. Familier (vie privée)
Familier (vie privée)
3. Relâché (idiolectes)
Relâché (idiolectes)
II. Latin écrit
Latin écrit = latin cultivé
1. Oratoire (discours, philosophie)
89
Cf., dans la deuxième partie, consacrée aux lexèmes « porter », le § 10.1.3. par
exemple, où saint Augustin veut enseigner une prière aux fidèles non cultivés en
utilisant leur langue afin de se faire plus proche d’eux.
90
M. BANNIARD, 1992, p. 41-42 ; 1997, p. 20-21. L’auteur préfère ne pas envisager
de règle particulière pour le latin, mais l’inscrit dans une réalité langagière
universelle : « La parole latine forme un continuum sans solution de continuité entre
les registres et les niveaux de langue, même si entre les extrêmes, du plus savant au
plus relâché, les écarts peuvent être grands ; les monuments écrits offrent une
documentation ininterrompue sur l’histoire de la langue qui doit être prise comme
base pour l’étude de ce continuum, au prix naturellement de l’application de
méthodes spécifiques ». Cl. BLANCHE-BENVENISTE, 1997, p. 35, fait la même
observation : « La linguistique contemporaine a proposé des classements qui
dépassent l’opposition trop rigide entre les deux seuls pôles de l’oral et de l’écrit. Il
n’y aurait pas une opposition tranchée mais un continuum de pratiques différentes de
la langue, tant par écrit que par oral ». Cl. BLANCHE-BENVENISTE, 1997, p. 59, opte
en conséquence pour une pluralité de variations : dia-topiques (selon le lieu) ; diachroniques (selon le temps) ; dia-stratiques (selon les différences sociales) ; diaphasiques (selon les registres).
INTRODUCTION GÉNÉRALE
32
2. Soutenu (administration officielle)
3. Familier (correspondance, traités, techniques)
4. Relâché : a) par imitation de B2 et B3
b) écriture de demi-lettrés (graffiti, papyri, inscriptions)91.
Pour simplifier, nous parlerons de niveau de langue littéraire (ou
soutenu), de niveau de langue courant et de bas niveau de langue (ou
familier). Les grammairiens latins opposent les uulgaria ou communia
uerba aux sordida uerba qui appartenaient à l’argot de la plèbe, c’est-à-dire
aux affranchis, aux ruffians de Rome 92. Le niveau de langue est un mode
d’expression adapté à une situation d’énonciation particulière, qui
détermine notamment certains choix lexicaux et syntaxiques, un certain ton,
ainsi qu’une plus ou moins grande liberté par rapport aux règles d’une
langue donnée. Le niveau de langue soutenu est non seulement
« correct », mais il bénéficie d’une surveillance extrême. Employé surtout
dans la littérature et la rhétorique, ce niveau de langue utilise un vocabulaire
rare et quelquefois des figures de style recherchées. Il existe un degré
supérieur au niveau soutenu, principalement utilisé dans la poésie et la
tragédie, et qui use d’un vocabulaire spécifique, de constructions archaïques
ou archaïsantes. Le niveau de langue courant correspond à un langage
correct, tant du point de vue lexical que syntaxique. Le bas niveau de langue
est employé entre proches, entre personnes appartenant à une même
communauté sociale, dans laquelle tout formalisme peut être atténué, et il
suppose, en principe, l’absence de tout lien hiérarchique rigide entre les
allocutaires. Ce niveau de langue utilise un vocabulaire familier. Il peut être
plus ou moins relâché. Lorsqu’il est émaillé de mots et d’expressions
venues de la rue, etc., on parle en français alors de registre argotique.
L’équivalent devait probablement exister à Rome et peut-être la langue des
affranchis de Pétrone nous en donne-t-elle parfois des échantillons. Enfin,
ce niveau de langue peut devenir à son tour registre vulgaire ou trivial, par
l’emploi de mots ou d’expressions condamnés par la bienséance.
Le supplétisme est un fait de langue et de parole qui traverse les niveaux.
Cicéron rechigne à utiliser le lexème de bas niveau de langue portāre, un
sordidum uerbum comme diraient les grammairiens latins, sauf dans les
Verrines, où son mépris pour Verrès méritait au moins quelques
91
Ce tableau doit être lu avec la correction apportée par M. FRUYT, 1993, p. 262 :
« Dans le tableau des niveaux de langue (…), on lit en titre l’équation « latin écrit =
latin cultivé ». Même si le passage à l’écriture masque certains traits de la langue
orale, cette mise en équivalence nous paraît excessive : les graffiti, papyri cités sous
le point 4 du même tableau dans la rubrique latin « relâché », précisément, relèvent
du latin écrit, mais non du latin cultivé ».
92
Aulu-Gelle, 1, 22, donne un exemple de cet écart entre la langue courante et la
langue familière, avec le lexème superesse.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
33
vulgarismes93. De fait, une variation diastratique peut constituer la phase
préliminaire à un supplétisme : un lexème de bas niveau de langue est
remonté, jusqu’à la langue des gens cultivés. Cette variation peut devenir
presque une variation diaphasique (de registre), quand une même
personne emploie les deux termes dans des conditions d’énonciation
différentes ; on atteint alors un état encore plus avancé vers le supplétisme.
Enfin, à partir du moment où toute différence de niveau de langue est
effacée, où il y a une équivalence totale entre les deux formes, le
supplétisme est acquis94.
Les caractères évolutifs du latin parlé sont inévitablement masqués ou
transformés par l’écrit. Nous n’assimilerons donc pas nécessairement les
faits grammaticaux observés dans les textes au latin parlé. Certains corpus
moins conservateurs que d’autres nous livreront une variante de la langue,
assez proche de la langue parlée. D’autres échantillons de textes,
« artificiels » en ce qu’ils (re)fabriquent une variante de la langue, par refus
ou camouflage des changements, nous seront pourtant précieux, puisqu’ils
fournissent d’efficaces reproductions (ou simulations) d’états historiques
(ou conçus comme tels) de la langue latine. On se méfiera de mots, de
tournures en apparence parfaitement intégrés dans le fil du discours et que
l’on serait tenté d’interpréter comme des témoins d’un état de langue au
moment de la rédaction du texte, mais qui, en fait, ne sont que des
réminiscences purement littéraires d’un état de langue antérieur. Saint
Augustin en ce domaine emploie plusieurs variantes de la langue,
récupérant dans ses essais philosophiques des locutions très anciennes,
conjointement à des variantes plus récentes, et construisant en quelque sorte
un « patchwork ». A nous de savoir en démêler les fils.
La méthode adoptée privilégiera donc les données philologiques : seul
l’examen d’emplois attestés, suffisamment nombreux et variés, pouvait
fournir une base fiable pour la vérification d’un supplétisme. Aussi, dans
notre souci de vérifier toutes les occurrences, n’avons-nous pas souhaité
délimiter un corpus précis95. Toutefois, nous rencontrerons, chez certains
93
Cicéron recourt également dans les Verrines au tour de + ablatif, qui, dans la
langue parlée, servait à renforcer l’ablatif instrumental.
94
Nous illustrerons un supplétisme issu d’une variation diastratique, puis
diaphasique, grâce à un passage de Suétone, dans lequel Auguste emploie plusieurs
formes dénotant le procès de « manger », qui varient selon la personne à qui chacune
est destinée (cf. « manger », § 1.3.4.).
95
Il nous a semblé indispensable de couvrir toute la latinité, car, comme le signale
M. FRUYT, 1992a, p. 21, « les flexions à supplétisme mettent parfois plusieurs
siècles à se constituer, laissant paraître des signes précurseurs, puis des tendances de
plus en plus nettes. Elles résultent de phénomènes lents, qui connaissent des phases
intermédiaires, transitoires au cours desquelles on passe insensiblement d’un statut à
l’autre ».
INTRODUCTION GÉNÉRALE
34
auteurs plus que chez d’autres, quelques traits de la langue parlée, la norme
littéraire étant moins contraignante dans leurs ouvrages. On a montré
comment le latin archaïque (Plaute, puis Térence) préfigure souvent certains
traits du latin tardif96. Certains philologues ont soutenu que le latin
plautinien contenait ce qu’ils appellent des « préromanismes ». La question
se repose dans les mêmes termes à partir du moment où la langue écrite du
IIIème au VIème siècle après J.-C. est parsemée de lexèmes qui, eux aussi,
semblent préfigurer les lexèmes romans que consacreront, des siècles plus
tard, les langues romanes. Le christianisme s’est d’abord répandu dans les
classes de bas niveau de langue et les clercs ont cherché à se rapprocher du
« peuple » par la langue97.
En latin tardif en général, on observe un important renouvellement du
fonds lexical98, dû à l’usure des mots les plus employés, à l’influence du
vocabulaire spécifiquement chrétien, à l’érosion phonétique qui entraînait
une prédilection pour les formes plus pleines. Les meilleurs témoins de
l’évolution des supplétismes étudiés ici seront Tertullien, saint Jérôme, dans
ses lettres ou dans la Vulgate – par opposition à la Vetus Latina -, et
Grégoire de Tours. Les mots nouveaux, souvent des mots marqués qui
passent du registre de bas niveau de langue à un usage normal, coexistent
longtemps avec les mots anciens. Dans l’évolution postérieure des langues
romanes (qui dérivent du latin tardif dans ses variantes parlées), on
rencontrera des supplétismes verbaux complètement achevés.
Nous verrons cependant que certains remplacements prennent place
avant les langues romanes. Cicéron et Pline le Jeune, qui illustrent dans
leurs lettres le latin parlé par les personnes cultivées 99, témoigneront du
96
F. MARX, 1909.
Les auteurs chrétiens partaient du principe qu’il fallait être compris des fidèles.
Même saint Augustin, fin rhéteur, disait, Ps. 138, 20, Melius est reprehendant nos
grammatici quam non intellegant populi, « Mieux vaut être réprimandé par les
grammairiens plutôt que d’être incompris par le peuple ».
98
A. STEFENELLI, 1992, a observé que, parmi les mille mots du latin classique les
plus fréquents, les deux tiers survivent par voie héréditaire, dont plus de la moitié
sont panromans. Les mots attestés survivants sont au nombre d’environ 7 000,
auxquels il faut ajouter environ 2 000 mots non attestés par les textes écrits mais
supposés par l’évolution des langues romanes. Les mots les plus fréquents restent
stables tout au long de l’histoire du latin. En revanche, certains mots rares dans la
langue classique deviennent ensuite communs au point d’évincer leurs concurrents.
99
M. FRUYT, 1996b, p. 61, rappelle qu’aucun texte latin ne permet d’accéder
complètement à l’oral : « Nous n’avons pas accès à ce type d’énoncé dans une
langue ancienne comme le latin (…). La lettre est un genre intermédiaire entre l’écrit
et l’oral. Substitut de conversation, elle reste en partie fidèle à la formulation de
l’oral. Mais la transmission différée du message entre un locuteur et un allocutaire
qui ne se trouvent pas dans le même lieu au même moment, le fait de confier le
97
INTRODUCTION GÉNÉRALE
35
remplacement de certaines formes dans les paradigmes de « aller » et de
« manger ». Le supplétisme semble parfois complètement achevé pour ces
mêmes formes dès le latin post-classique, comme on l’observera chez
Sénèque, Stace et Apulée.
Nous serons amenée également à lire de près les textes techniques,
d’agriculture, de grammaire, d’art vétérinaire, de médecine, ceux de Caton,
de Varron, de Celse et de Columelle.
Les récits des historiens, comme Tite-Live, Tacite, constitueront par
ailleurs une source indirecte, mais féconde de l’oralité : celle-ci se recueille
dans les paroles rapportées au discours direct et se référant à d’authentiques
situations de discours100.
Enfin, pour pouvoir combler le chaînon manquant entre le latin tardif
littéraire et les langues romanes, il nous arrivera d’aller jusqu’aux Lois
Wisigothiques (rédigées vers 475 après J.-C.) et jusqu’aux Lois Saliques
(premier code de lois à avoir été rédigé dans notre pays, entre 508 et 510
après J.-C). De même, le latin médiéval pourra attester des supplétismes,
dont on ne trouve pas de trace dans les documents latins antérieurs, mais
que l’on trouve généralisés dans les langues romanes.
4. Présentation et sélection de lexèmes supplétifs
Il est difficile de dresser un tableau de tous les « vrais » lexèmes
supplétifs en latin. Certes, on élimine immédiatement de cette catégorie les
verbes aux irrégularités explicables en diachronie, mais comment tenir
compte de tous les remplacements qui ont eu lieu en latin parlé et dont on
ignore l’existence, en l’absence de textes de bas niveau de langue et/ou en
l’absence de postérité romane ? Chaque lexème mériterait une étude
particulière. Nous tentons de dresser un tableau provisoire en nous
attachant, tout d’abord, à résumer tout ce qui a été dit du supplétisme, en
incluant nos propres recherches, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, à juste
titre (ce sont les cas nets), peut-être avec raison (ce sont les cas frontières),
à tort (ce sont les cas à rejeter).
Certains cas de supplétisme sont nets et la plupart a été reconnue depuis
l’Antiquité.
message à l’écrit oblige aussi, inversement, à respecter certaines des contraintes du
code écrit ».
100
Les traductions seront empruntées à la Collection des Universités de France
quand elles existent, ou à d’autres collections, à chaque fois que nous voudrons
éviter de tirer la traduction dans le sens de notre interprétation. Il nous arrivera
parfois de confronter plusieurs traductions et de justifer la nôtre.
36
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Supplétismes (morphologiques)
temporel
par inclusion
d’une ou
plusieurs
formes d’un
lexème dans le
paradigme
d’un autre
lexème
étymologiquement non
apparenté
infectum
perfectum
sum
ferō
tollō
medeor
fallō
parcō
urgeō
incipiō
furō
antecellō
eō / uādō
fuī
(te)tulī
sustulī
sānāuī
feriō
sum / stō
eō / uādō
(/ ambulō)107
101
coepī101
īnsānīuī102
praestitī103
(uēnī104)
īcī et
percussī105
participes
lātus
sublātus
medicātus
dēceptus
temperātus
pressus
ictus et
percussus
extans106
Cf. C. SANDOZ, 1987, p. 83-88 ; D. CARCHEREUX, 2000, p. 59 ; M. FRUYT et A.
ORLANDINI, 2003, p. 720-721.
102
Cf. PRISCIEN, Gramm. 2, 419, 1 = GLK 2, p. 419, …pro is utimur…ferio percussi,
sisto statui, furo insaniui « A la place on utilise…ferio ‘je frappe’, percussi ‘j’ai
frappé’, sisto ‘je place’, statui ‘j’ai placé’ », furo ‘je suis hors de soi’, insaniui ‘j’ai été
hors de moi’ ». Voir aussi K. STRUNK, 1977a, p. 14, et O. PANAGL, 2000, p. 246.
103
Cf. CICÉRON, Dom. 132, Nemone horum ... tibi qui aetate, honore, auctoritate
antecellunt ? « N’y a-t-il personne parmi eux (…) qui vous surpassent en âge, en
rang et en autorité ? » / Brutus 103, Nemo his viris gloria praestitisset « Personne ne
les surpasserait en gloire ».
104
Cf. première partie « aller », § 6.1.
105
Cf. VARRON, L. 9, 98, Quare item male dicunt ferio feriam percussi… « C’est
pourquoi ils disent à tort ferio ‘je frappe’, feriam ‘je frapperai’, percussi ‘j’ai
frappé’ » ; l’erreur repose sur l’ordre de la présentation des temps, non sur le
paradigme. Voir aussi O. PANAGL, 2000, p. 246-247. Nous avons l’impression qu’il
y a eu renouvellement des thèmes de perfectum supplétifs de ferīre : īcī est attesté
essentiellement en latin archaïque et a sans doute été abandonné en raison de sa
proximité phonologique avec le parfait de iacere, iēcī (cf. Aulu-Gelle, 4, 17, 8, qui
parle de cette confusion) ; dans un second temps, on lui aura substitué le parfait
percussī, usuel à partir du latin classique. De même, le participe percussus a pu
prendre la place de ictus, a, um.
106
Il a pu y avoir remplacement occasionnel en latin pour esse et stāre - cf. A.
ERNOUT, 1954 -, ou plutôt entre esse et extāre – cf. J.-P. BRACHET, 1998, et H.
ROSÉN, 2000 -. L’intégration du participe extans au paradigme de esse serait de date
latine, alors que celle de l’imparfait de extāre serait plus tardive. Ici, le participe
présent de « être » n’existait pas. Donc on comble une lacune morphologique. Ce
serait un exemple supplémentaire du remplacement « morphologique », forme de
lexème par forme de lexème.
37
INTRODUCTION GÉNÉRALE
par
remplacement
de tout un
lexème verbal
par un autre108
107
terme non marqué
terme marqué 1
terme marqué 2
ēssē
ferre
sopīre
quaerere
transīre
(comēsse109)
portāre
dormīre
circāre
transuersāre
mandūcāre
fārī
loquī
medērī
uidēre
capere
mutāre
emere
fūrārī, rapere
exsuperāre
interficere
sānāre
°spicere111
°emere112
cambiāre
(com)parāre
inuolāre
antecellere113
occīdere114
fābulārī ou
parabolāre110
cūrāre
Supplétisme du protoroman, non pas du latin.
Des lexèmes peuvent fonctionner en distribution complémentaire, jusqu’au stade
de l’évolution qui fait que l’un remplace l’autre. Le phénomène peut se reproduire
plusieurs fois, d’où les deux termes marqués.
109
Pseudo-supplétisme.
110
Fārī a été remplacé par loquī, à son tour remplacé par fābulārī (esp. hablar, port.
falar, sarde faedhàre,) ou par un terme qui provenait à l’origine du vocabulaire
spécifiquement chrétien, parabolāre (it. parlare, fr. parler, catalan et occitan
parlar). Le verbe fā-rī repose sur une racine *bheh2- ; fābulā-rī est le dénominatif de
fābula ; parabolāre a été créé en latin tardif sur le substantif parabola « parole ,
comparaison, parabole », transcrit du gr. parabol». On peut supposer que d’autres
racines sont entrées dans des phénomènes supplétifs : la racine ueku-, représentée
en latin par le nom-racine uōx, le verbe uocāre, d’où uocābulum ; la racine *seku« dire », bien représentée en grec, celtique, germanique, lituanien et en latin à travers
les formes défectives inquam, inquit, insece ; la racine *uer- « parler », sous sa
forme élargie uer-dho-, dans lat. uerbum, all. Wort, angl. word, etc.
111
Cf. Varron, L. 6, 82 ; Ch. GUIRAUD, 1964 ; D. CARCHEREUX, 2000, p. 89. Il
faudrait admettre un paradigme entre le simple et les préverbés, ce qui est sujet à
discussion.
112
Sont concernés les préverbés adimō, cōmō, dēmō, dirimō, eximō, interimō,
perimō, prōmō et sūmō, cf. D. CARCHEREUX, 2000, p. 92-93.
113
Antecellere n’est pas attesté avant Cicéron, alors que exsuperāre est employé par
les premiers poètes, à l’infectum et au perfectum : ENNIUS, r. 222 V = 229 W, Quis
homo te exsuperavit usquam gentium impudentia ? « Quel homme l’a quelque part
emporté sur toi en impudence ? » ; JUVENTIUS, 2-4, Gaudia/ Sua si omnes homines
conferant unum in locum,/ Tamen mea exsuperet laetitia « Même si tous les hommes
portaient leurs joies en un seul lieu, cependant mon allégresse l’emporterait ».
114
Pour fūrārī, rapere / inuolāre, exsuperāre / antecellere, interficere / occīdere, cf.
V. VÄÄNÄNEN, 1981, p. 77. A notre avis, cette liste est loin d’être exhaustive.
108
38
INTRODUCTION GÉNÉRALE
de voix
modal
personnel
voix active
faciō, -ĕre
interficiō
perdō, -ĕre
uēndō, -ĕre
pāscō, -ĕre
medērī
indicatif
ferō
eō, īs, it, puis uādō, uādis,
uādit
voix passive
fīō / factus sum115
intereō, -īre
pereō, -īre
uēneō, -īre 116
uescor
sānārī117
impératif
tolle, puis portā118
infinitif
uāde
toutes les pers. au présent de
l’indicatif
sauf 2ère pers. sing.
uolō, uult, uolumus, uultis, uolunt
uīs119
uādō, uādis, uādit, uādunt
īre
sauf 1
ère
et 2ème pers.
pl.
īmus, ītis
ème
115
2 pers. sg.
au présent de l’impératif
2ème pers. pl.
uāde
īte
Cf. M.-D. JOFFRE, 1995, p. 195-207 ; B. GARCÍA-HERNÁNDEZ, 1998, p. 221.
Les deux paires perdō / pereō et uendō / uēneō reposent sur la même opposition
entre °dō et °eō. Les quatre paires présentées, faciō / fiō, interficiō / intereō, perdō /
pereō et uendō / uēneō recourent, pour l’expression du passif, à un autre lexème. Il
s’agit de lexèmes converses : pour la première forme, la personne dénotée par le
sujet est l’agent, pour la seconde cette même personne est le patient ; deux verbes
sont donc entrés en relation de conversion : l’expression de la voix (active/passive)
se fait alors au plan lexématique, à l’extérieur du paradigme, et peut-être aussi à
l’intérieur si cela est entré dans le paradigme finalement, ce qui constituerait un vrai
cas de supplétisme. B. GARCÍA-HERNÁNDEZ, 1989, p. 300, indique qu’il faut
distinguer la diathèse lexicale de la diathèse grammaticale ; c’est en russe que ces
couples aspectuels entrent dans le cadre d’un supplétisme généralisé dans la
morphologie, alors qu’en latin, ces cas de grammaticalisation sont limités à un petit
nombre de verbes. Mais dans les cas cités ici, il y a grammaticalisation.
117
Cf. §§ 2.4. et 2.5. : medētur, de voix « passive », c’est-à-dire « en -r », mais de
sens actif, a été suppléé pour le sens passif par sānātur.
118
Nous verrons au § 9. de notre deuxième partie que fer au sens de « porte ! »
n’apparaît presque plus dès l’époque classique que dans des tours formulaires. La
forme était fragile et les sujets parlants l’ont évitée et remplacée par la forme d’un
autre lexème, d’abord tolle, puis portā. Les autres formes de ferre sont libres. Il
s’agit donc d’un remplacement ciblé de forme de lexème.
119
Vīs est résiduel et isolé, non soutenu par un paradigme. Le verbe « vouloir »
repose sur la racine uel-, sauf à la 2ème personne du singulier < uei-si, cf. skr. vési
proprement « tu aspires à » et gr. †etai « il aspire à » ; inuītus. Le sanskrit présente
un supplétisme à la même personne : le verbe « vouloir » a une base vaś- (váśmi
« je veux »), sauf vési « tu veux ». Cf. W. COWGILL, 1978, p. 29-32, et F.
HEIDERMANNS, 2004, p. 14-15, qui parle à ce sujet de « reine Hypostase ».
116
39
INTRODUCTION GÉNÉRALE
La plupart de ces supplétismes sont issus de variations diastratiques.
Supplétismes issus de lexèmes spécifiques devenus génériques 120
à la suite d’une variation diastratique
terme non marqué
scīre
avec renouvellements
successifs
120
ferre
comēsse
medērī
bibere
censēre
flēre, dēflēre
terme marqué 1
terme marqué 2
sapere121
tollere
cēnāre
sānāre
pōtāre124
arbitrārī
lacrimāre
portāre122
uescī123
cūrāre
(pie)125
plōrāre
Des lexèmes spécifiques peuvent devenir des termes génériques par perte de
sèmes et/ou de connotation.
121
M. FRUYT, 2000, p. 22, parle de « l’existence d’une variation diastratique scīre
“savoir” / sapere “savoir” » dans certains textes comme ceux de Pétrone.
122
Portāre, au départ de bas niveau de langue, s’est élevé au long de la latinité
jusqu’à devenir un orthonyme en perdant sa valeur marquée (cf. la deuxième partie).
123
Cf. notre quatrième partie : cēnāre, qui renvoie spécifiquement au « dîner », a
servi à dénoter ce qu’aurait dû dénoter (com)ēsse : il tend à dénoter tous les repas
par extension sémantique et effacement des sèmes spécifiques, dans la langue parlée
des gens cultivés, par opposition à mandūcāre qui est d’un bas niveau de langue.
124
A l’origine, il n’y a qu’une racine, *peh3- : bibō / participe parfait pōtus de sens
actif « qui a bu » et pōtāre. Le supplétisme en indo-européen est ainsi reconstruit par
J. L. GARCÍA RAMÓN, 1998, p. 81, 2000b, 2002b, entre des racines toutes deux
défectives, *h1ē uh- (ou *h1eh2guh-) et *peh3-, l’une étant durative, l’autre
momentanée (cf. K. HOFFMANN, 1970, p. 32 = 1976, p. 532) :
prés.
*h1 guh-ti (hitt. ekuzi, e uuani ; tokh. B yokäm)
aor.
*(é)peh3-t (véd. ápāt), à côté de l’itératif *píph3-e- (véd. píbati)
parf.
*pepoh3- ? (véd. papau, gr. °pšpotai).
Cependant, dans la synchronie du latin, la paire fonctionne autrement : les deux
thèmes n’étaient plus associés tant les radicaux étaient éloignés (de même qu’en
français, on ne relie plus en général dîner et déjeuner au verbe qui leur est commun
disjunāre). Pōtāre est bien vivant à toute époque, mais moins attesté que bibere,
sans doute parce qu’il était familier et qu’il avait souvent à date ancienne une valeur
intensive en s’appliquant aux animaux ; pōtāre compte presque autant d’attestations
avant qu’après le IIème siècle apr. J.-C. ; bibere est bien plus attesté après le IIème
siècle ap. J.-C. (plus des trois quarts de ses attestations). C’est lui qui est passé en
roman : fr. boire, esp. biber, it. bere, supplantant presque entièrement pōtāre. Seul
survit sur le radical latin pō- le dérivé pō-tiō dans fr. poison.
125
Peut-être faut-il ajouter à la paire bien connue bibere/pōtāre l’impératif pie,
hellénisme qui remplaçait fréquemment dans les hauts lieux du commerce
international les impératifs attendus en latin, d’après les inscriptions et les graffiti de
marins, commerçants ou soldats de la Gaule du début de notre ère (F. BIVILLE, 1994,
p. 56). Nous avons mis ce terme entre parenthèses car il appartient à un idiolecte.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
40
Plusieurs autres cas sont moins nets. Jusqu’où faut-il remonter pour
accepter un supplétisme : jusqu’aux « racines indo-européennes »,
jusqu’aux « radicaux latins » ?
Discō emprunte à doceō son participe doctus. Discō et doceō126 sont
issus de la même racine i.-e., *dek-, qui exprime l’adéquation à ce qui est
considéré comme la norme, mais ils ne répondent pas à la même formation :
discō repose sur *di-dk- + *-sk-, doceō sur le causatif de la même racine
*dek- + *-eye/o-. Il est difficile de décider si ce cas est à retenir ou non pour
le supplétisme. En revanche, la structure consonantique commune, claire
même en synchronie, pr-, du couple premō / pressī nous conduirait, pour
cette paire-ci, à rejeter en synchronie le cas comme supplétif. C’est une
variante morphologique en synchronie, mais en diachronie c’est une même
racine, diversement élargie : respectivement *pr-em- / *pr-es- ou *pr-et-.
Que faire encore de linō / lēuī, cas similaire à la paire précédente puisqu’il
repose sur deux bases apparentées *lei- et *lē-127 ? Les sujets parlants ont dû
percevoir en synchronie une irrégularité, mais en diachronie cela ne
correspond pas à la conception du supplétisme comme formes issues de
racines i.-e. différentes.
O. Panagl128 propose un nouveau candidat à la liste canonique des
supplétismes hérités : terō / trīuī, trītus, en s’appuyant sur le LIV, qui fait
reposer ce paradigme sur le supplétisme avec les racines *terh1- « perforer,
frotter » (pour l’infectum) et trei(H)- (pour le perfectum et le participe en
-tus). En synchronie, l’unité du paradigme l’emporte. S’il y a supplétisme, il
existe seulement pour le linguiste moderne dans une perspective
diachronique. Cependant, l’élément trī- pourrait être un de ces « i-Basis »,
ainsi *trī- en regard de *terH-129.
On ne sait pas avec certitude s’il faut poser une racine commune, prk-,
pour poscō (de prk-s kō) et postulātus (sum)130 de postulō (< prkstl°lo-,
selon l’étymologie posée par M. Keller131). Ce cas ressemble à celui de
126
Pour le lien entre les deux lexèmes en latin, cf. Varron, L. 6, 62.
Ch. DE LAMBERTERIE, 1990, p. 421, refuse l’alternance canonique *li-/lei- et
résout les difficultés phonétiques qu’elle pose en admettant, « quelque hardie que
puisse paraître l’idée, que la conjugaison latine garde ici une trace de l’“alternance”
entre les deux bases radicales *lei- et *lē- ».
128
O. PANAGL, 2000, p. 246.
129
Ch. DE LAMBERTERIE, 1990, p. 447.
130
Cf. PHOCAS, GLK V, p. 438, poscor (namque hoc quoque deficit in praeterito)
postulatus sum… ; O. PANAGL, 2000, p. 246.
131
M. KELLER, 1992, p. 61-62, reprend également l’ensemble des étymologies
proposées.
127
INTRODUCTION GÉNÉRALE
41
canō / cantātus, que nous rejetterons plus loin - le participe d’un
fréquentatif vient étoffer le simple correspondant, qui n’est pas défectif -,
mais poscō répond à une autre formation, en -s e/o-, et n’avait pas à
l’origine de participe en -tus. D’autres ont proposé une paire poscō /
petītus132, en tentant de trouver des emplois communs entre poscō et petō.
Une étude exhaustive des textes s’impose.
A partir d’exemples littéraires nombreux, A. Ernout conclut que le parfait
fonctionnant en face de cernō est uīdī, la langue réservant crēuī, qui est le
parfait morphologiquement régulier de cernō, à crēscō, d’où une paire
cernō / uīdī133. Par ailleurs, « étant donné que uidērī tendait à s’employer
plutôt dans le sens de « sembler, paraître » que de « être vu », le passif de
cernō fournissait un équivalent précieux parce qu’il ne prêtait pas à cette
confusion », d’où une seconde paire uideō / cernor134 avec une « identité
absolue ». L’auteur remarque que les exemples de parfait de cernere,
lexème bien attesté à toutes les époques de la latinité, sont rarissimes et
entrent pour la plupart dans des expressions figées, alors que le parfait de
crēscō est d’un usage courant. Il n’utilise pas le terme de supplétisme –
l’article datant de 1929, ce concept était encore peu utilisé -, mais analyse le
phénomène dans les mêmes termes que les linguistes emploieraient pour
décrire un supplétisme : « La langue a accompli un travail de discrimination
et d’élimination, réservant crēuī à crēscō, utilisant uīdī comme parfait de
cernō « apercevoir, voir », et remplaçant pour exprimer l’idée de « décider
(de) l’ancien simple cernō par le composé d’aspect déterminé dēcernō ». La
langue a tendance à utiliser un autre verbe en raison de l’homophonie, mais
par prudence, nous classons ces paires dans les cas flous, puisque nous ne
sommes pas en mesure de certifier la réalité d’aucune de ces paires dans la
langue parlée135.
132
Pour A. MEILLET, 1922, p. 83, « le correspondant *porctus de skr. pr á , lit.
pĩrštas serait trop éloigné de poscō et n’a pas survécu. Pour compléter poscō,
poposcī, il a fallu recourir à petītum, petītus. On conçoit que, plus anciennement, la
langue ait recouru à des restes procitum, procitus, d’un verbe dont les autres formes
sont de bonne heure sorties de l’usage ». D. CARCHEREUX, 2000, p. 62, affirme
plutôt qu’ « on a vraiment ici affaire à un ‘recours en cas de besoin’ (…). Il ne s’agit
absolument pas ici d’un supplétisme institué ».
133
A. ERNOUT, 1929, p. 89.
134
A. ERNOUT, 1929, p. 84.
135
Pour notre part, nous avons trouvé également des occurrences où à l’actif de
uideō correspond le passif de comminīscor, jusque dans des expressions qui
semblent proverbiales, par exemple chez CLAUDIUS CAECUS, Carm. 2-3, Amicum
cum uides, obliscere miserias / inimicus si es commentus nec libens aeque « Quand
tu vois un ami, oublie tes malheurs. Mais si tu es considéré comme un ennemi, ne le
fais pas aussi volontiers ». On peut supposer aussi un sème spécifique pour
INTRODUCTION GÉNÉRALE
42
Nous procédons de même pour la paire iubeō / imperōr que É. Évrard136
qualifie de supplétive, à partir de « quelques passages de César et de
Cicéron où la parfaite synonymie des deux verbes semble évidente, mais
résulte, nous semble-t-il, d’un phénomène de supplétisme. Ce sont des
exemples où le donneur, le destinataire et le contenu de l’ordre sont les
mêmes pour les deux verbes en co-occurrence (…) iubere à l’actif et une
forme du passif d’imperare, ce dernier pouvant alors avoir pour sujet la
chose ordonnée. (…) Tout se passe comme si l’éventuelle différence de sens
entre imperare et iubere était neutralisée en raison de ce supplétisme ».
Mais l’auteur trouve la situation strictement inverse (imperāre à l’actif et
iubēre au passif) chez Cicéron : « Ici, c’est donc iubere qui est utilisé en
supplétisme pour imperare »137. Les deux lexèmes se rencontrent de surcroît
en co-occurrence pour « marquer une sorte de hiérarchie dans les ordres
donnés, imperare étant réservé à l’ordre principal et iubere aux modalités
d’exécution ; soit [pour] distinguer les sources de l’autorité en action dans la
circonstance évoquée »138. Tout cela nous semble compliqué et on serait en
peine s’il fallait grammaticaliser les formes des deux lexèmes dans un
paradigme unique. Ce cas ressort peut-être simplement du travail littéraire
de deux grands écrivains ; pour notre part, nous considérons ce cas comme
un stylème d’auteurs, étant donné que l’équivalence des deux lexèmes reste
partielle et occasionnelle.
Il reste à classer tout ce que l’on a appelé les « pseudo-supplétismes », en
synchronie ou par hétéroclisie (liée à une préverbation, une infixation ou
une suffixation), pour les rejeter en bloc même si les grammairiens latins les
ont considérés, dans leur terminologie, comme « supplétifs ». Les uns
reposent sur des thèmes qui ont la même origine en indo-européen, mais se
sont différenciés à la suite de l’évolution phonétique, si bien que la langue
ne les rapproche plus clairement. Les autres sont dits « allomorphiques »
parce qu’ils présentent des radicaux multipliés par des phénomènes
d’affixation (préfixation et suffixation), qui ne masquent pas totalement leur
origine commune139. Il s’agit de ne pas confondre procédé de création
commentus lié au jugement d’une erreur : « si tu es vu <à tort> », mais d’autres
occurrences ne le suggèrent pas.
136
É. ÉVRARD, 2001, p. 724 et 726.
137
É. ÉVRARD, 2001, p. 727.
138
É. ÉVRARD, 2001, p. 730.
139
On aura beau critiquer fr. solutionner en regard de l’orthonyme résoudre, tout
porte à croire qu’il faudra s’habituer de plus en plus à cette allomorphie commode
de la langue française parlée. Le succès de solutionner est dû au fait que les verbes
dénominatifs sont productifs en français contemporain. A cela s’ajoute le fait que la
flexion de fr. résoudre est difficile (à mémoriser) et irrégulière d’une certaine
manière.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
43
lexicale et supplétisme. Par sa fonction sémantique, la préfixation
particulière qu’est la préverbation réalise un apport sémantique dans la
dénotation d’un procès, un apport complémentaire pour le signifié de la
base (grâce à la préverbation140, com-ēsse par exemple marque l’intensité du
procès « manger » : « manger complètement »). Mais quand le préverbe
d’un lexème perd son sens originel et que la forme préverbée vient au
secours d’une ancienne forme défaillante, celle-ci commence à s’installer et
à éliminer la forme simple non marquée et peu étoffée. Ce n’est pas du
supplétisme, puisqu’il n’y a pas de changement de radical et/ou de racine,
mais, par sa forme plus longue et son sens plus intensif, comēsse vient
synchroniquement suppléer ēsse, remédiant à sa double défectuosité,
phonologique par son manque d’étoffe phonique, paradigmatique en raison
de la pluralité des radicaux (quatre au total, cf. « manger », § 2.1.1.). M.
Fruyt141 parle à ce sujet d’« apparition d’un nouveau lexème qui est un
simple ré-encodage sans changement fonctionnel », par exemple lorsqu’une
forme vient remplacer une autre, trop peu étoffée, can-tāre > fr. chanter fait
sur canere « chanter ». Il est donc nécessaire de rejeter du supplétisme tous
les participes de fréquentatifs en -tāre qui se sont imposés devant le
simple, comme saliō / saltātus ; canō / cantātus ; sustineō / sustentātus ;
ostendō / ostentātus ; exerceō / exercitātus. Cette série, posée par O.
Panagl142, n’entrera donc pas ici dans la définition que nous retiendrons du
supplétisme. Ces cas correspondent, en fait, à ceux développés par M.
Fruyt : il ne s’agit que de la rénovation, de la réactualisation du participe par
étoffement du simple, ce remplacement s’expliquant par le meilleur volume
sonore et par la régularité morphologique de la forme du fréquentatif.
Les grammairiens latins présentent de nombreuses paires infectum /
perfectum comme supplétives, mais il y a très peu de chances pour que la
majorité de ces formes ait jamais eu une réalité dans la langue parlée. Ils se
sont plu à combler des paradigmes défectifs parce que la défectivité les
gênaient sur le plan métalinguistique, mais non langagier. Ils parlent d’une
paire inchoō, incohō / orsus sum, qui ne coïncide pas avec la conception
moderne du supplétisme : le perfectum de inchoāre est attesté, certes, avec
140
Nous discuterons au § 1.1.2. de notre dernière partie la valeur du préverbe com-,
si tant est qu’il en eut une dans comēsse. De même, en français, seul le préverbé dévorer, issu de lat. dē-uorāre, survit, alors que le français n’a pas ressenti la nécessité
de remplacer l’adjectif vorace ou le substantif voracité, qui reposent tous deux sur
des formes non préfixées. Le simple uorāre était déjà moins fréquent que son
préverbé en latin archaïque. Le préverbe dē- de dēuorāre est aussi un intensif : il
marque le mouvement de haut en bas.
141
M. FRUYT, 2005, exemplier p. 1 et 3.
142
O. PANAGL, 2000, p. 246-247, tente de montrer que deux participes parfaits
passifs peuvent être affectés à un même verbe et être en distribution complémentaire
en fonction du contexte, péjoratif ou mélioratif.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
44
une fréquence croissante (les exemples sont peu nombreux en latin
classique, si ce n’est chez Cicéron, qui est également le premier à l’attester ;
les occurrences sont plus fréquentes en latin tardif) 143. Une autre paire,
metō / messem fēcī144, qui repose sur le figement d’un verbe support
(facere) et de son objet, est présentée par les grammairiens latins et citée par
O. Panagl comme type de « supplétisme plus faible »145, mais elle n’est
garantie par aucun exemple dans les textes. Une troisième paire angor /
anxius sum146 doit être le fruit d’une utilisation de la construction
attributive du verbe « être » avec l’adjectif anxius pour combler la
défectivité, à partir de l’adjectif qui prend la place d’un participe en –tus
défectif147 ; l’actif angere n’a pas non plus de perfectum. Un quatrième
couple arguor / conuictus sum148, de même, ne correspond à rien dans les
textes. Une cinquième paire uēscōr / pāstus sum149 est différemment posée
par R. C. Romanelli, pour qui uēscōr / altus sum150 s’explique par
l’incompatibilité de la racine durative du premier avec une formation de
143
Cf. GLK IV, 568, dans le traité De idiomatibus casuum qui date du VIIIème siècle.
Il est également possible que inc oāre ait été défectif en latin archaïque, de sorte
qu’il aurait d’abord reçu en latin classique un thème de perfectum supplétif, celui de
ordīrī, par métaphore passée dans la langue courante (Virgile le suggère) ; la langue
littéraire aurait développé, parallèlement, un thème de perfectum
morphologiquement régulier, moins « populaire », par analogie des autres thèmes de
perfectum de thème en -ā-, d’où inc oāuī/inco āuī.
144
Cf. Charisius, gramm. p. 329 ; Priscien, GLK II, p. 419 ; Phocas, GLK V, p. 436 ;
Dosithée, GLK VII, p. 407.
145
O. PANAGL, 2000, p. 247 et 249. Saint Augustin utilise trois fois la lexie
complexe messem fēcisse, mais dans un emploi factitif.
146
Cf. Charisius, gramm. p. 325 ; Diomède, GLK I, p. 380.
147
Les grammairiens latins complètent de même trois séries de paradigmes en
fournissant à des perfecto-présents un équivalent présent constitué d’une
« périphrase verbale » avec un adjectif ou un participe : Charisius, gramm. p. 339 et
385 ; Diomède, KGL I, p.387 ; Priscien, KGL II, 510 ; Bède le Vénérable, GLK VII,
p. 278 ; Dosithée, GLK VII, p. 425 meminī / memor sum ; odī / exōsus sum ; nōuī /
nōtum abēre). Ces périphrases verbales représentent le figement de syntagmes
libres constitués du verbe « être » et d’un adjectif, qui est parfois presque une forme
nominale du verbe (memor joue le rôle de quasi-participe présent de meminī). Les
formes de perfecto-présents dénotent un état (et non une action) ; la périphrase
verbale leur servant de présent dénote également un état.
148
Cf. GLK I, p. 249 et 380.
149
Cf. Charisius, gramm. p. 325, 345 et 467 ; Diomède, GLK I, p. 249, 262 et 380 ;
Rémi d’Auxerre, Don. p. 255.
150
R. C. ROMANELLI, 1975, p. 221-222, ne donne pas d’exemple de la paire qu’il
pose. Nous n’avons nous-même trouvé qu’un passage, chez les grammairiens latins,
qui reprend le parfait altus sum, mais celui-ci est mis en relation avec alor :
DIOMÈDE, GLK I, p. 375, alor aleris altus sum « je me nourris, tu te nourris, je me
suis nourri ».
INTRODUCTION GÉNÉRALE
45
parfait ; mais aucune des deux paires ne peut être confrontée à l’examen des
textes et leur synonymie est loin d’être évidente : ni les grammairiens latins,
ni R. C. Romanelli ne précisent si l’action de « se nourrir » concerne, dans
l’un ou l’autre cas, un animal ou une personne. Leur réalité est donc fort
douteuse. Le perfectum stetī de stō sert en latin en face de sistō comme en
face de stō. Or Priscien pose un couple sistō / statuī de statuō151. Sistō
emprunte, en fait, son perfectum à l’un ou à l’autre des deux lexèmes selon
sa construction (intransitive, « se tenir », ou transitive, « établir »). De toute
manière, l’origine commune de tous ces thèmes est clairement décelable
dans leur structure consonantique (-)st-, diversement redoublée. Les
grammairiens latins et O. Panagl152 font fonctionner reminīscōr avec
recordātus sum. Mais une étude plus approfondie serait indispensable pour
confirmer ce supplétisme. Cet exemple nous paraît, en fait, marginal : il
relève plutôt du lexique. On pose d’ordinaire les paires noscō / nōuī et
reminīscor / meminī153. Enfin, la distribution aspectuelle que Nonius
Marcellus attribue à ēdŭcāre / alere154 est fausse. La différence entre les
deux verbes ne relève pas de notre sujet, c’est seulement du lexique :
« prendre soin matériellement d’un enfant » / « nourrir ».
Même les linguistes modernes ont parlé de supplétisme pour certains
couples, alors que les textes ne permettent pas de confirmer leur existence à
ce titre dans la langue. Le DELL et R. C. Romanelli présentent les deux
lexèmes uerberō / uāpulō155 comme supplétifs, mais ceux-ci ne
151
Cf. Priscien, GLK II, p. 419.
Cf. Charisius, gramm. p. 325 et 467 ; Diomède, I, p. 380 ; O. PANAGL, 2000, p.
247. Nous avons trouvé comme exemples à l’appui de leur paire : TÉRENCE, Hec.
385, sed quom orata eius reminiscor, nequeo quin lacrumem miser « Oui, lorsque je
me rappelle ses paroles, je ne puis m’empêcher de pleurer, malheureux que je suis »
(trad. P. Grimal) ; PLAUTE, Most. 85, Recordatus multum et diu cogitaui « J’ai
beaucoup réfléchi, j’ai longtemps médité ».
153
Leur perfectum est un « perfecto-présent » qui a « une valeur sémantique
aspecto-temporelle de présent, dénotant l’état acquis à la suite de la réalisation d’une
ou de plusieurs actions passées », comme le soulignent M. FRUYT et A. ORLANDINI,
2003, p. 719-720.
154
Cf. NONIUS MARCELLUS, 422, 8, ‘alere’ et ‘educare’ oc distant : alere est uictu
temporali sustentare, educare autem ad satietatem perpetuam educere. Plautus…
Accius, Andromeda : Alui, educaui : id facite gratum ut sit seni ! « Alere (nourrir) et
educare (nourrir [au sens de « élever (un enfant) »]) se différencient ainsi : alere
consiste à assurer une subsistance temporaire ; educare, c’est élever en vue d’une
satiété permanente. Plaute… Accius, Andromède : Je l’ai nourrie, élevée : faites que
j’en obtienne de la reconnaissance dans ma vieillesse ! ».
155
Voir DELL, s.u. ; R. C. ROMANELLI, 1975, p. 244 et 250. Cf. aussi D.
CARCHEREUX, qui classe ce couple parmi les « supplétismes diathétiques ».
152
INTRODUCTION GÉNÉRALE
46
fonctionnent ensemble que chez Plaute et Térence156 et en aucun cas ce
n’est du supplétisme. Ce sont seulement des lexèmes en relation de
conversion, « frapper, maltraiter » / « être battu, recevoir des coups, avoir
mal », ce qui a servi le jeu comique : la personne qui est objet de V1 comme
patient est sujet de V2. D’ailleurs, uerberāre présente chez Plaute des
attestations à la voix passive (uerberārī, etc.). La paire docēre « enseigner,
instruire » / discere « apprendre, s’instruire »157 est à infirmer par les mêmes
arguments ; le passif de docēre est bien attesté158. La répartition entre les
préverbés en °faciō factitifs transitifs et les préverbés en °suēscō, pour
lesquels le sujet grammatical est le siège du procès 159 est plus sémantique
que paradigmatique. Le cas est similaire pour les préverbés en °faciō
transitifs et les lexèmes en -ēscō intransitifs160, qui leur empruntent à
l’occasion leur participe puisqu’ils sont défectifs au perfectum.
Il faut également rejeter tout perfectum qui repose sur un thème différent
de celui de l’infectum par affixation (préverbation ou suffixation). Les
variantes morphologiques d’un même radical latin sont nombreuses :
gignō / genuī / genitus ; accumbō, incumbō / accubuī, incubui ; excellō /
(excelluī) ? ; sedeō et sīdō / sēdī, sessum ; strīdeō / strīdī161 ; pendeō /
156
Cf. par exemple, TÉRENCE, Ad. 213, ego uapulando, ille uerberando, usque ambo
defessi sumus « Nous nous sommes tous deux épuisés, moi à recevoir des coups, lui
à en donner » (trad. P. Grimal).
157
B. GARCÍA-HERNÁNDEZ, 1998, p. 212-213, se demande si l’« opposition
diathétique » de ces deux verbes relève du niveau lexical ou du niveau grammatical :
« Une opposition de diathèse lexicale, comme celle des termes « causatif » (docere)
et « non-causatif » (discere), n’est pas moins paradigmatique que l’opposition
grammaticale « actif » (docet) et « passif » (docetur) ». En fait, l’auteur cherche à
montrer qu’ « entre les niveaux lexical et grammatical il n’y a pas une barrière
infranchissable, mais des états intermédiaires où les oppositions lexicales tendent à
se caractériser morphologiquement au moyen de l’alternance vocalique (doceo disco) (…) ». D. CARCHEREUX, 2000, p. 50, propose ce couple dans les
« supplétismes diathétiques », mais en considérant elle-même ce cas de supplétisme
comme « sujet à caution ».
158
Par exemple, 30 docērī, 14 docentur depuis le latin classique jusqu’au latin postclassique.
159
Par exemple, adsuefaciō / adsuēscō « habituer » / « s’habituer », consuēfaciō /
cōnsuēscō « accoutumer » / « s’accoutumer ».
160
Par exemple, ārefaciō / ārēscō « dessécher » / « se déchesser », calefaciō /
calēscō « échauffer » / « s’échauffer », liquefaciō / liquēscō « liquéfier » / « devenir
liquide ».
161
Cf. PRISCIEN, GLK, II, p. 481 : ‘strideo’ quoque ‘stridi’ facit, quod etiam strido,
stridis tertiae coniugationis inuenitur ; i autem tam in praesenti quam in praeterito
productam habet Vergilius... Lucanus… Statius… Accius in Alcestide : cum striderat
retracta rursus inferis « Strideo (‘je siffle’) fait aussi stridi (‘j’ai sifflé’) ; et on
trouve aussi strido, stridis à la troisième conjugaison ; ‘i’ est long aussi bien au
INTRODUCTION GÉNÉRALE
47
pependī ; teneō et tendō / arch. tetinī ; rīdeō / rīsī, rīsum ; fulgeō / fulsī162 ;
ēmineō ; ēminui ; immineō / imminuī ; fluō / flūxī, flūxus et fluctus163 ;
fruor / frūctus ; misceō / mixtus164 ; crēscō / crēuī ; tous les lexèmes en ēscō / -uī165 ; uīuēscō / uixī ; scīsco, cōnscīscō / scīuī, cōnscīuī, scītus,
cōnscītus ; obdormīscō / obdormīuī ; proficīscōr / prōfectus sum, prōfectus ;
oblīuīscōr / oblitus sum, oblitus ; nancīscōr / nānctus sum, nānctus ;
pacīscōr, dēpacīscōr / pactus, dēpactus ; ulcīscōr / ultus sum ; nāscōr /
présent qu’au passé. Virgile… Lucain… Stace… Accius, dans Alceste : quand elle
avait hurlé, lors de sa remontée, ramenée des enfers ». GLK, II, p. 521, puto
euphoniae causa non esse in usu strisi, sed stridi, quod, ut superius diximus, usus
quoque comprobat « je pense que, pour une raison d’euphonie, on n’emploie pas
strisi, mais stridi, que, comme nous le disions plus haut, l’usage aussi approuve ».
162
D’après le DELL, ful ō est plus archaïque que ful eō ; mais, chez les poètes
archaïques, est seulement attesté le participe présent fulgens, qui est ambigu, à
l’exception d’un fulgere à scander ful ēre chez Pacuvius ; ces poètes ont pu jouer
sur l’ambiguïté de ces deux formes, d’où exceptionnellement fulgit ; fulsī est attesté
au début en regard de ful ō et ful eō. Seules deux occurrences de fulgit sont
conservées, en outre chez d’autres auteurs, dans deux vers, l’un de Lucilius, l’autre
de Pomponius. Plus tard, fulgit et fulget coexistent chez Virgile, mais la première
forme est plus fréquente. Pour l’interprétation du phénomène par les grammairiens
latins, cf. SERVIUS HONORATUS, En. 1, 4, comm. ad versum 409, FERVERE LATE
infinitus hic a tertia est coniu atione, id est a ‘fervo fervis’: nam secundae
coniu ationis verba perdito ‘e’, quod abent ante ‘o’, in tertiam mi rant, ut ‘ferveo
fervo’, ‘ful eo ful o’: inc est <VIII 677> fervere Leucaten auroque efful ere
fluctus.
163
La racine sreu- « couler » aurait été éliminée en latin en raison de l’homonymie
qui se serait produite avec le groupe de fruōr, d’où la racine *bhleuH-.
Originairement, cette racine différait de sreu- : « se gonfler » / « aller, glisser ». Ce
serait de la notion de « se gonfler, sortir en coulant » que serait venu le sens de fluō,
sous l’influence de sreu- que remplaçait ce groupe en latin (cf. DELL). Il faudra
étudier également l’élargissement en gutturale, *-gu-, au parfait et au participe
parfait passif (fluxī, fluctus, puis fluxum), plus difficile à expliquer pour fruōr
(frūctus).
164
Le participe mixtus repose sur mi -s- et l’infectum sur mi -s -, avec réfection
en misc[e]ō, tous deux sur une racine à élargissement vélaire sourd ou sonore,
*mei- / -. Cf. M. KELLER, 1992, p. 65-78.
165
Par exemple, albeō, albescō / albuī ; al eō, al escō / alsī ; ardeō, ardescō / arsī ;
dureō, durescō / duruī ; luceō, lucescō / lūxī ; ni reō, ni rescō / ni ruī ; paueō,
pauescō / pauī ; putreō, putrescō / putruī ; seneō, senescō / senuī ; sordeō, sordescō
/ sorduī ; tepeō, tepescō / tepuī ; timeō, timescō / timuī ; ualeō, ualescō / ualuī ;
uireō, uirescō / uiruī. Cf. M. KELLER, 1992, p. 335-420, et G. HAVERLING, 2000. Il
est bien connu que les verbes en -eō partagent leur thème de perfectum avec les
verbes en -scō. Il ne s’agit pas de supplétisme, sachant que le suffixe -sc- ou le
redoublement du thème sont limités au thème d’infectum. Ce ne sont même pas des
variantes morphologiques du radical. Ce sont des thèmes différents à l’infectum et au
perfectum.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
48
nātus sum ; irāscōr / irātus sum ; pāscōr / pāstus sum ; pāscō / pāuī166 ;
mētior / mensus sum apīscor / aptus sum ; tollō / sustulī, sublātus ; auferō /
abstulī, ablātum ; fatiscor / dēfessus sum. Les lexèmes qui empruntent le
perfectum d’un lexème différemment suffixé mais étymologiquement
apparenté ne sont en rien supplétifs : lauāre / lauī (de lauere), lautum167 ;
sonāre / sonuī (de sonere), sonītus168 ; tonāre / tonuī (de tonere),
(tonitrus)169 ; secāre / secuī (d’un *sec- thématique), sectus ; iuuāre / iūuī
(d’un *iuu- thématique), (iūtus ?)170.
Les semi-déponents n’ont aucun lien avec le supplétisme de voix
puisqu’il n’y a pas de changement de radical entre l’infectum de voix active
et le perfectum de voix passive : audeō / ausus sum ; gaudeō / gāuīsus sum ;
fīdō / fisus sum ; soleō / solitus sum ; confīdō / confīsus sum ; diffīdō /
diffīsus sum ; mereō / meritus sum ; pudet / puditum est (à côté de puduit) ;
concrēscō / concrētus sum171 ; mereor / meruī172, pas plus que queō / quitus
sum173.
166
Pour la déponentisation de pāscōr, le passif intrinsèque de pāscō à époque
ancienne, cf. P. FLOBERT, 1975, p. 413-414.
167
Cf. QUINTILIEN, Inst. 1, 4, 13 : Neque has modo nouerit mutationes, quas
adferunt declinatio aut praepositio, ut ‘secat secuit, cadit excidit, caedit excidit,
calcat exculcat’ (et fit a ‘lavando’ ‘lautus’ et inde rursus ‘inlotus’ et mille alia)... «
[L’enfant] ne se bornera pas à connaître les modifications dues à la flexion ou à la
composition, comme secat/secuit, cadit/excidit, calcat/exculcat ; (de même, lōtus de
lauāre et, de là, inlūtus, et mille autres cas analogues) (…) ».
168
Le DELL propose sonāuī à l’époque impériale, mais nous n’en avons trouvé
qu’une occurrence chez un grammairien du VIème siècle, qui considère de plus ce
parfait comme fautif et n’accepte que sonuī. Quant à sonātūrum, il n’est attesté
qu’une fois, chez Horace (S. 1, 4, 43), et Priscien (Gram. 11) note la forme qu’on
attendrait, sonītūrum, parallèlement à une autre anomalie, intonāta au lieu de
*intonīta attendu (Epo. 2, 49).
169
Cf. Priscien, GLK, II, p. 473.
170
Par exemple, CÉSAR, G. 1, 26, 6, Caesar ad Lingonas litteras nuntiosque misit,
ne eos frumento neue alia re iuuarent : qui si iuuissent, se eodem loco quo Heluetios
habiturum « César envoya aux Lingons une lettre et des messagers pour les inviter à
ne fournir aux Helvètes ni ravitaillement, ni aide d’aucune sorte ; sinon il les
traiterait comme eux » (trad. L.-A. Constans).
171
Selon A. ERNOUT, 1929, p. 97.
172
Cf. P. FLOBERT, 1975, p. 198-199, pour l’inversion de ce pseudo-supplétisme à la
fois temporel et de voix.
173
Cf. DIOMÈDE, GLK, I, p. 385, Accius quitus sum ponit pro quiui hoc modo :
<Nam neque> pretio neque amicitia neque ui impelli neque prece / quitus sum. – ;
alibi eodem modo unde omnia perdisci ac percipi queuntur « Accius emploie quitus
sum (‘j’ai pu’) au lieu de quiui, de cette façon : <Car ni> par l’argent, ni par l’amitié,
ni par la violence, ni par la prière, on n’a pu m’ébranler » ; et aussi ailleurs de la
INTRODUCTION GÉNÉRALE
49
Il faut refuser enfin tous les paradigmes présentant des radicaux
différents en raison de l’évolution phonétique des formes. Ce sont des
variantes morphologiques du radical latin : par exemple, pour le verbe
« être », s- / es-. Certains qualifient sum, sumus, sunt / es, est, estis de
paradigme supplétif174, mais l’étymologie commune des formes est évidente
en diachronie. Nous rejetons les thèmes qui se sont différenciés par accident
phonétique entre les personnes d’un même temps, possum / potes ; eō, eunt /
īmus, ītis ; entre l’indicatif et l’infinitif, uolō / uelle ; dās / dăre ; entre
l’infectum et le perfectum, ăgō / ēgī / actus ; făciō / fēcī / factus ; iăciō / iēcī
/ iactus ; căpiō / cēpī / captus ; stā- / stĕtī ; tangō / te-tĭgī ; pellō / pe-pulī ;
cădō / ce-cĭdī ; cănō / ce-cĭnī. En outre, il n’y a jamais eu de « supplétisme
personnel »175 pour le verbe posse « pouvoir » : potĕs est issu d’« une
agglutination de séquence, constituée de l’adjectif potis, -e : « capable de »
et du verbe sum » 176, d’où un radical latin pot- « pouvoir » qui s’est étendu
à toute la flexion du verbe « pouvoir ». La variante pos- est phonétiquement
conditionnée, non pas supplétive. Par ailleurs, même si le thème du parfait
potuī et le participe présent potēns ont été empruntés à un verbe *potēre, en
diachronie le radical est étymologiquement apparenté à la même racine que
potis, *pet- « être maître de, être possesseur de ». Le cas posse / potuī,
potēns est donc à la limite du supplétisme en diachronie, mais ce sont plutôt
des variantes morphologiques. En synchronie, de toute façon, on a
seulement une variation pot- / pos- d’un même radical latin.
même façon : « d’où tout peut être appris et acquis ». Ce thème de perfectum est très
rare.
174
Ce n’est pas du supplétisme, mais I. A. MEL‘ČUK, 1992, p. 98, étudie ce type
qu’il qualifie de « supplétisme » dans le français suis / est (qui n’en est pas un
diachroniquement, puisque l’on peut remonter à une seule racine, cf. L.
VESELINOVA, 2000, p. 65. A. CARSTAIRS, 1994, se demande si ces irrégularités sont
d’ordre phonologique ou morphologique et adopte plutôt la première supposition. Ce
même auteur, 1988, 1990, étudie d’autres cas de « supplétions phonologiques »,
dans d’autres langues, sans distinguer les variantes du radical des vrais supplétismes
(comme italien « aller », va(d)- pour les formes accentuées / and- pour les formes
non accentuées ; sankrit asthi / asthn- / astahn- ou ast ān-). Nous ajoutons, pour
illustration, les lexèmes de l’ancien-français à alternance radicale par suite du
glissement de l’accent, du radical sur la désinence : je desjun / nous disnons ; lief /
levons ; cuevre / covrons ; pleur / plorons ; etc. ; en français moderne, je viens / nous
venons / je vins ; etc. Ce sont des variantes du radical français, ce n’est pas du
supplétisme.
175
D. Carchereux, 2000, p. 42, pose à la deuxième personne une longue, potēs, alors
que le -e- est bref, qui aurait été fournie par de potēre.
176
M. FRUYT et A. ORLANDINI, 2003, p. 712-713. Pour tous les problèmes
phonétiques, cf. le DELL, s.u., P. MONTEIL, 1986, p. 282 ; G. MEISER, 1998, p. 116,
222 ; M. FRUYT et A. ORLANDINI, 2003, p. 712-713.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
50
Etant donné que chaque supplétisme a sa manifestation propre, nous
avons choisi de limiter notre analyse à quelques groupes de lexèmes que
nous avons présentés dans les cas nets, assez variés toutefois pour englober
le phénomène du supplétisme dans sa plus grande ampleur en latin. Il serait
erroné de croire que la majorité des supplétismes reposent sur l’opposition
entre l’infectum et le perfectum177. Certes, le latin a hérité de très vieux
supplétismes, comme sum / fuī, mais on ne peut se contenter de cet
héritage. Le supplétisme répond à la dynamique de toute langue, quelle que
soit son ancienneté. Il faut voir également, au cours de la langue latine,
quels supplétismes ont été opérés.
Quatre champs sémantiques178 fondamentaux sont à cet égard
symptomatiques de l’évolution, plus que d’autres lexèmes, qui ont moins
évolué en latin. Ils concernent le procès de « aller » (première partie),
« porter » (deuxième partie), « guérir » (troisième partie) et « manger »
(quatrième partie). Nous nous sommes aussi rendu compte que, à côté des
références incontournables pour un supplétisme donné, certains lexèmes
négligés dans les études antérieures avaient pourtant joué un rôle important
dans le supplétisme en jeu. Ces parasynonymes ont constitué des variantes
occasionnelles et ciblées, qui ont pu se grammaticaliser. Nous avons déjà
évoqué les renouvellements successifs, liés au dynamisme et au continuum
de la langue. Ainsi, à la paire ferre et portāre, nous avons ajouté le lexème
courant tollere ; le trio medērī, sānāre, medicārī devra être complété par le
lexème cūrāre et des tours périphrastiques ; à ēsse, comēsse et mandūcāre,
nous associerons le très fréquent cēnāre. Nous parviendrons alors à
délimiter les séries paradigmatiques telles qu’elles sont attestées dans les
textes et à rendre compte de la genèse de supplétismes en latin ou en
français :
1. supplétismes acquis dès le latin archaïque : ferre / (te)tulisse ;
2. supplétismes en cours d’acquisition en latin : īre / uādere ; ferre /
tollere / portāre ; medērī / sānāre / medicārī / cūrāre ; ēsse /
comēsse / cēnāre / mandūcāre ;
177
C’est ce qu’affirment B. A. RUDES, 1980, p. 656, et D. CARCHEREUX, 2000, p.
13 : « En latin, le plus répandu des types de supplétismes repose sur l’opposition
infectum/perfectum ».
178
Nous aurions envie de reprendre l’expression métaphorique de « constellation
lexicale », qui, pour M. Le PENNEC-HENRY, 1986, p. 37, permet de « prendre en
compte l’ensemble des interférences ou influences qui ont contribué à l’apparition
d’un verbe, à un moment donné de l’histoire du latin ». Pour le supplétisme, comme
pour la création lexicale, il nous semble important de ne pas considérer isolément les
lexèmes concernés de prime abord par le phénomène, mais d’observer les relations
qu’ils nouent avec d’autres lexèmes de sens (très) proche, ces derniers constituant
des candidats potentiels au supplétisme, qu’ils sont parfois en mesure d’influencer.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
51
3. supplétismes acquis en protoroman ou en ancien-français : īre,
uādere / ambulāre ;
4. supplétismes abandonnés en ancien-français : medērī, sānāre,
medicārī, cūrāre / fr. guérir.
52
PREMIÈRE PARTIE : « ALLER » :
ĪRE / VĀDERE / AMBULĀRE
INTRODUCTION « ALLER
»
53
INTRODUCTION
Le verbe de déplacement1 aller, l’un des lexèmes les plus fondamentaux
et en même temps irréguliers de la langue française, amalgame trois
lexèmes latins signifiant « aller ; avancer (avec rapidité) ; se déplacer ;
marcher » : īre, ancien2 et hyperonyme non marqué de la classe, présente la
valeur sémantique la plus large mais n’a survécu en français que dans les
formes périphrastiques3 de date romane du futur et du conditionnel (fr.
j’irai, j’irais, etc.) ; uādere, ancien et défectif en latin à toutes les époques, a
fourni quelques formes personnelles du présent de l’indicatif (je vais, tu vas,
il va, ils vont) et de l’impératif (va) ; ambulāre, peut-être indo-européen
puisqu’on le trouve en celtique, et peu usité jusqu’au III ème siècle de notre
ère, a été à l’origine de toutes les autres formes du paradigme français. En
latin même, d’autres verbes ont pu entrer en variation avec l’hyperonyme :
les préverbés de īre, uenīre, proficiscī, cedere et les préverbés de cedere. Au
thème de perfectum4, seul uenīre semble avoir participé à des
remplacements fréquents.
L’évolution du supplétisme dans les langues romanes, pour ce qui est du
lexème de la langue parlée réduit à *allare, est peu claire5 et en outre
difficile à saisir en raison de la carence de témoignages écrits de la langue
parlée. Pourtant il est possible de trouver dès le latin, classique, chrétien
puis très tardif, quelques indices pertinents, de sorte qu’apparaissent, de
manière plus ou moins patente, les différentes étapes des remplacements de
1
Nous renvoyons à l’analyse de la distinction entre « verbes de mouvement » :
« verbes de déplacement » qu’a menée S. VAN LAER, 2003, p. 20-22, proposant pour
la classe des verbes de déplacement la définition suivante : « verbes dénotant le
déplacement dans l’espace d’une entité appréhendée dans sa totalité, de telle
manière que le procès présuppose au moins deux lieux distincts (l1 et l2), occupés
successivement par cette entité à deux moments distincts (t1 et t2) ».
2
Et peut-être est-ce le lexème le plus ancien, d’un point de vue étymologique : il est
bien attesté à l’époque archaïque et est issu d’une racine (proto-)indo-européenne
bien connue. Cf. « aller », § 1.1.1.
3
Pour former les périphrases du futur, les langues romanes, à l’exception du
roumain, procèdent à la soudure de īre et de abeō, abes, abet, etc. ; le
conditionnel repose sur la soudure de īre et de abēbam, abēbas, abēbat, etc.
4
Le classement du LASLA, opérant par ordre décroissant de fréquence de tous les
lexèmes, place uenīre (1212 formes du lexème) avant eō (751 formes du lexème).
Nous soulignerons au § 6.2. la prédominance de ce lexème au parfait.
5
DHLF, s.u. Il semble néanmoins probable que ambŭlāre, en raison de sa longueur,
ait été réduit à deux syllabes, d’autant plus facilement que la voyelle médiane -ŭétait brève.
INTRODUCTION « ALLER
»
54
formes de īre, relativement usuel dans un premier temps 6, archaïsant dans
un second temps, jusqu’à son élimination presque complète. Ces indices
reposent davantage sur l’usage de la langue que sur le témoignage des
grammairiens latins. Au VIIIème siècle, les grammairiens reprennent encore
la conjugaison « classique » de īre7.
En raison des alternances archaïques ĕ-/ī- et des évolutions phonétiques,
la conjugaison de īre entre dans la catégorie des verbes « irréguliers ».
Même si les linguistes comparatistes peuvent maintenant rendre compte des
alternances vocaliques du radical, celles-ci ont dû constituer pour les
latinophones des anomalies. Globalement, le lexème était fréquent en latin
classique, mais les textes de cette même époque attestent déjà de nombreux
renouvellements. Sa fréquence apparaît, en effet, très inégale selon les
formes : certaines sont de fréquence élevée, mais d’autres ne sont quasiment
pas attestées. Ces différences fréquentielles reflètent indirectement les
remplacements opérés dans la langue parlée. Ceux-ci affectent des formes
faibles et fragiles à plus d’un égard (chapitre premier) : elles sont trop
courtes, n’ont pas assez de matière sonore ou sont trop peu marquées.
S’offraient alors à eux quatre possibilités d’éviction de ces formes.
Tout d’abord, on évite partiellement certaines formes - c’est-à-dire
qu’elles sont tantôt évitées, tantôt employées -, surtout celles du perfectum,
en recourant à des parasynonymes : des préverbés de īre ou des lexèmes
reposant sur une tout autre racine (chapitre II).
En deuxième lieu, on élimine complètement des formes gênantes en
recourant aux formes correspondantes d’autres lexèmes dont dispose la
langue, comme l’illustre l’intégration de l’impératif de deuxième personne
du singulier, uāde, dans le paradigme usité de « aller », en lieu et place de
l’ancien ī (chapitre III A). Ces remplacements sont parfois circonscrits à
une locution : une forme est toujours remplacée par une autre dans une lexie
donnée, non pas avec tout complément ; ainsi, à l’impératif pluriel,
ambulāte se substitue à īte, dans quelques lexies d’auteurs chrétiens
(chapitre III B), constituant les prémices de rapprochements futurs, ce qui
ne se vérifie pas pour le singulier ambulā (chapitre III C).
6
La fréquence de īre à époque archaïque, et plus encore à époque classique, doit être
nuancée par la plus haute fréquence de ses préverbés à certains temps, modes et à
certaines personnes.
7
Cf. BONIFACE, Ars, de uerbo (b), Finitiuo instantis eo is it, inperfecto ibam,
perfecto ii, plusquamperfecto ieram, futuro ibo ; imperatiuo instanti i eat eamus ite
eant, futuro ito eat eamus itote eant ; optatiuo instanti et inperfecto utinam irem,
plusquamperfecto issem, futuro eam ; subiunctiuo instanti cum eam, inperfecto cum
irem, perfecto cum ierim, plusquamperfecto cum issem, futuro cum iero ; infinitiuo
instanti ire, praeterito isse uel itum esse, futuro itum ire, iturum esse ; participia
instantis hic iens, futuri hic iturus et cetera.
INTRODUCTION « ALLER
»
55
Enfin, on remplace progressivement certaines formes personnelles, les
formes des première et deuxième personnes, avant celles de troisième
personne, du présent de l’indicatif (chapitre IV).
On dessinera ainsi l’évolution du futur paradigme supplétif de fr. aller
tout au long de la latinité – car le processus commence en latin même –, en
fonction des auteurs, archaïques, classiques et tardifs ; en fonction du
niveau de langue, parlé ou littéraire ; en fonction du temps, du mode et
même de la personne.
Les trois lexèmes étudiés dans la perspective du supplétisme des langues
romanes n’ont ni la même ancienneté, ni le même sens à l’origine.
L’hyperonyme īre se rattache à l’une des racines indo-européennes la mieux
assurée, mais seulement au présent. La racine de uādere, elle aussi indoeuropéenne, offre une même défectivité au perfectum que *ei- et se
différencie par la nuance de vitesse et de force, fermement présente encore
en latin. L’origine de ambulāre est moins certaine et son signifié se
distingue nettement de celui des deux autres lexèmes par l’absence de cible
du procès dénoté.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
56
CHAPITRE PREMIER
INTRODUCTION À LA GENÈSE DU SUPPLÉTISME DU FR. ALLER.
DÉFECTIVITÉ DES RACINES INDO-EUROPÉENNES ; ORIGINE ET
SENS DES LEXÈMES LATINS.
Les verbes de nouvement sont particuliers et offrent souvent plusieurs
oppositions aspectuelles, atélique et télique, momentannée et itérative, etc.,
que les langues peuvent résoudre de manières différentes ; l’une d’entre
elles est le recours supplétif à plusieurs racines. Historiquement,
l’opposition est aspecto-temporelle, comme en grec ; parfois elle n’est plus
qu’arbitraire, comme en français.
1. Racines indo-européennes signifiant « aller » et supplétismes
L’une des deux racines i.-e. du terme non marqué de la classe, *h1ei-/i-,
est durative et n’est donc pas apte à exprimer l’aspect télique. Elle subsiste
dans des formes de présent radical athématique : skr. éti « il va », imá
« nous allons », yánti « ils vont », av. aēti « il va », hitt. it, louv. iti « il va »,
v. pers. aitiy « il va », gr. e„ « j’irai », e„e„ti(ion. att. e„si),pl.
‡‡,‡asi, got. iddja « j’allai », v. prus. ēit « il va », v. lit. eimì « je
vais », russ. idi « va ! ». L’infinitif s’est conservé dans le domaine
occidental : espagnol, portugais, occitan ir, romanche i, ir, ou ikr. Au sud de
l’Italie, il est devenu gire par une forme intermédiaire *yire qui produit une
palatalisation. L’infinitif sert de base au futur périphrastique (ire habeo
« j’ai à aller ») dans fr. j’irai, esp. iré, port. irei et occitan irai.
Pour les valeurs aspecto-temporelles de l’aoriste et du parfait, les langues
i.-e. ont souvent recouru à une seconde racine, *guem-, qui signifie « aller »
et « venir » et qui est attestée par les aoristes skr. á-gām « je vins », arm.
ekn « il vint », gr. hom. b£thn « ils vinrent », osq. (kúm-)bened ‘con-uenit’ ;
par les présents suffixés en -s é- skr. gácchati « il va, il vient », gr. b£ske
« va ! », alb. n-gah « il part, il se dépêche », et peut-être got. qiman
« venir » ; par les présents suffixés en *-ié- gr. … « je marche ; je vais »,
lat. ueniō « je viens » et peut-être alb. n-gan « il part » ; le parfait redoublé,
*gue-guóm/gum-, se retrouve dans skr. jagāma « il est allé », lat. uēnī « je
vins » (soit *guēm- ← ue-gum- selon G. Meiser, soit uēn- < ueuen- <
*gue-guen- selon S. Schumacher1). Comme cette racine était originellement
1
Cf. DELG, s.u. βαίνω T. V. GAMKRELIDZE et V. V. IVANOV, 1994, p. 75 ; LIV,
s.u. *guem-. Le latin ueniō a aussi donné la forme usuelle du romanche de troisième
personne du singulier pour dénoter « il va », ven / vom (avec contamination).
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
57
d’aspect télique, aoristique, elle se prêtait bien volontiers au jeu du
supplétisme2.
1.1. Supplétisme à l’aide de deux radicaux
1.1.1. *(h1)ei- / *guem- : sanskrit éti / á-gāt, ja-gā-t
présent
émi, im
impératif
i-hí, i-tāt
injonctif
(mā) gās
aoriste
á-gām
parfait
a-gā-ma, moy. ja-gm-é
En sanskrit, les renouvellements formels ont été nombreux : présent de
première classe gácchati ; sur le radical *guem- repose également le présent
véd. gámati ; aoriste gácha ; injonctif I gán ; gáman ; III jígāt ; impératif
gadhí et gahí, gántu ; gatám et gantám ; III jígātam ; jígāta ; etc.
L’avestique présente une situation similaire : présent aēiti (cf. skr. éti), en
face de l’aoriste gāt (de même origine que skr. á-gāt).
1.1.2. *g u(e)m- / *g u(e)h2- : grec …/ œ
présent
ba…nw
futur
b»somai
aoriste
œbhn
parfait
bšbhka
Le grec peut exprimer le déplacement, ciblé ou non, à l’aide de ba…nw au
présent,œbhn à l’aoriste (cf. skr. ágāt). Les renouvellements ont été
nombreux : ainsi au présent, b£skw(cf. skr. gácchati), et à l’aoriste, b»seto,
nouvelles formations sans réel avenir après Homère. Le parfait à
redoublement issu de l’i.-e., cf. gr. hom. beb£asi < *gue-*guh2-, a lui aussi
été renouvelé3. K. Strunk4 a consacré à ce paradigme un long passage dans
son célèbre article, et a ainsi conclu à un parallèle exact dans le nivellement
de la flexion en sanskrit et en grec : au départ, le paradigme est prés. *guV gua2-ti « faire étape sur étape, marcher » : aor. *e-gua2-t « faire une
étape », avec redoublement qui exprime l’itératif-intensif au présent, d’où
véd. jígāti : éti : gácchati et gr. *b…bhsi (£j : e„ : *b£skei(b£s) :
ba…nei ; puis il y a eu simplification de ces synonymes par suppression
2
Nous rencontrerons à de nombreuses occasions ueniō fonctionnant comme
parasynonyme d’īre, surtout au perfectum.
3
Pour F. LÉTOUBLON, 1985, p. 123, « le couple ancien a dû être œ/ … ».
4
K. STRUNK, 1977, p. 19-29. La distribution du védique fait partie des
« Teilsuppletivismus » (supplétisme partiel asymétrique) avec opposition entre
lexème marqué et non marqué, selon la terminologie de J. L. GARCÍA RAMÓN, 2002 :
A
B’
éti
jí āti
–
B
–
á āt.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
58
partielle, d’où un nouveau paradigme véd. éti : ágāt et gr. ba…nei : œbhn
(hom.).
1.1.3. ghengh- / *ei- : got. gaggan / iddja
L’infinitif gotique gaggan « aller » est construit sur la racine *ghengh« marcher » (cf. skr. já ghā- « jambe » et av. zanga- « cheville »). Le
parfait iddja, en revanche, repose sur un aoriste *ijja, correspondant à
l’aoriste sanskrit áyām, formé sur la racine i.-e. *(h1)ei-. Une tentative de
nivellement est attestée par une forme de parfait franc gaggida.5
1.1.4. uad- / andare : italien vado / andai
A une date bien postérieure, on trouve encore des rémanences du
phénomène supplétif, par exemple en italien. Tout le singulier et la
troisième personne du pluriel du présent de l’indicatif reposent sur la racine
du latin uādere : vado (vo), vai, va, vanno, quand tout le reste de la
conjugaison repose sur andare6 : aux deux premières personnes du pluriel
du présent, andiamo, andate, et à toutes les personnes de l’imparfait,
andavo, etc., du futur andrò, etc., du passé simple, andai, etc.
1.2. Supplétisme à l’aide de trois radicaux
En grec et dans d’autres langues romanes que l’italien, c’est jusqu’à trois
racines ou radicaux7 que l’on dénombre pour l’ensemble du paradigme de
« aller ».
5
Cf. R. C. ROMANELLI, 1975, p. 232, pour la discussion de cet hapax.
B. A. RUDES, 1980, p. 658, et M. MAIDEN, 1995, p. 40, identifient le supplétisme
de l’italien et celui de français.
7
Nous laissons de côté les langues qui recourent à d’autres racines que celles qui
vont entrer en supplétisme en latin : par exemple l’anglais I go / I went, l’allemant
gehe / ging, ou le vieil-irlandais, qui a amalgamé quatre racines : la racine i.-e.
*ten-(d)- « tendre » pour suppléer la troisième personne du singulier du présent téit
(< *ten-ti ; cf. skr. tanóti, gr. tanÚwte…nw, lat. tendere) ; les autres personnes, par
exemple la première, tíagaim, ou la troisième du pluriel tíaga(a)it, appartiennent à
un radical stei h- « marcher » (cf. skr. stighnoti, gr. ste…cw, got. steigan) ; le futur
regaid, l’impératif singulier eirgg ont été construits sur la racine *h3er- « se mettre
en mouvement » (cf. skr. íyarti, gr. Ôrnumiœrcomai, lat. orīri).
6
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
59
1.2.1. h1ei-/*h1r(-s é)-(?)8/*h1leudh- (?) : grec e„/
œ / Ã / ™»

grec
homérique
attique
présent
impératif
e„mi‡men
œrcomai
‡
œrcomai
‡qi
futur
e‡somai
™leÚsomai

e„mi‡men
aoriste
parfait
Ãlqon
o‡comai
™l»louqa
Ãlqon
™l»luqa
Le grec a conservé bien des traits de cet ancien état de faits. L’ancien
e„a une valeur de présent chez Homère, mais en attique il sert de futur. Le
présent de l’indicatif et lui seul en attique est exprimé par œrcomai « aller,
venir », parfois « marcher ». La plus ancienne forme d’aoriste qui sert par
supplétisme est attestée par gr. hom. ½luqon. L’impératif de cet aoriste,
™luqš, aurait été réduit à ™lqš, d’où l’attique Ã. De même, le parfait
ancien est gr. hom. e„l»louqe <*h1e-h1lóudh-. Le tardif ™l»luqa,repris avec
l'aoriste™luqe-repose sur une autre racine qui a fourni également le futur
homérique ™leÚsomai, exclu de l’attique9.
1.2.2. vād- / all- / ī- : français je vais, tu vas / nous
allons, vous allez / ’irai
Le paradigme du français aller repose sur trois radicaux du latin : uādere,
ambulāre et īre. Le vieil orthonyme n’a été maintenu que dans les formes
périphrastiques du futur, j’irai, et du conditionnel, j’irais. Vādere a fourni
seulement quelques formes du présent de l’indicatif, les trois personnes du
singulier, je vais, tu vas, il va, et la troisième personne du pluriel, ils vont.
Les deux autres personnes du pluriel, nous allons, vous allez, et tout le reste
du paradigme sont bâtis sur *allāre qui provient de ambulāre : sur celui-ci
ont été formés les infinitifs (aller, etc.), l’imparfait de l’indicatif (j’allais,
etc.), le passé simple (j’allai, etc.), tous les temps du subjonctif (que j’aille,
que j’allasse, etc.), les participes présent et passé (allant, allé(e)(s), etc.), les
temps composés (je suis allé, etc.) et les deux premières personnes du
pluriel de l’impératif présent et passé (nous allons, vous allez, etc.). Un
quatrième radical, celui du latin fuī, qui sert à dénoter un déplacement au
passé (cf. fr. je fus ou j’ai été à l’é lise)10, est entré en variation diastratique
avec īre, variation que l’espagnol a grammaticalisée 11.
8
Le LIV classe, avec un point d’interrogation, œrcomaisous la racine *h1er h« monter » (cf. v. hitt. arkatta).
9
F. LÉTOUBLON, 1985, rend compte de ce paradigme supplétif au premier chapitre
de son ouvrage et récapitule les formes supplétives à la page 109.
10
Cf. ÉGÉRIE, 20, 2, fui ad ecclesiam. Voici les exemples du Petit Robert pour le
français moderne : BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Lorsque j’appris que ma voisine
avait une compagne, je fus la voir ; ARAGON, Il s’en fut doucement à pied au cercle ;
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
60
1.2.3. vād- / ī- / fu- : espagnol voy, vamos, vais / iba / fuí
(emprunté à ser « être »)
En espagnol, le présent de l’indicatif voy, vas, va, etc., l’impératif de
deuxième personne du singulier ve et le subjonctif présent vaya, vayas,
vaya, etc., sont issus de uādere. re explique l’impératif pluriel id,
l’imparfait iba, ibas, iba, etc., le futur iré, irás, irá, etc., le conditionnel iría,
irías, iría, etc., l’infinitif ir, le gérondif yendo, le participe passé ido.
Anciennement, les deux premières personnes du pluriel de l’indicatif
présent, imos, ides, reposaient sur īre, mais elles ont été refaites
secondairement par analogie sur le reste de la flexion en vamos, vais. Les
formes supplétives du parfait fuí, fuiste, fué, etc., du plus-que-parfait fuera,
fueras, fuera, etc., du subjonctif imparfait fuese, fueses, fuese, etc., du
subjonctif futur fuere, fuere, fuere, etc., continuent les formes latines, grâce
à un système remodelé sur celui du parfait de ser12.
J’ai été à Rome l’an dernier ; Nous avons été l’accompa ner. Les deux premiers
exemples, au passé simple, relèvent de la langue soutenue, les deux derniers, au
passé composé, de la langue parlée ou familière. Cette variante diastratique existait
déjà dès le latin archaïque : PLAUTE, Mil. 102, is publice legatus Naupactum fuit
« Le jeune homme s’en alla en ambassade à Naupacte ». Ce dernier exemple est
proposé par H. PETERSMANN, 2003, p. 94, afin de montrer que la signification
originelle de la racine *bhu- était celle d’un verbe de mouvement « aller, se rendre à,
venir », qui, par son aspect effectif, a remplacé le passé défectif du verbe « être ».
Or, esse ne signifie jamais « aller » au présent. Ne serait-il pas plus adéquat
d’envisager un universel linguistique - B. GARCÍA-HERNÁNDEZ, 1998, p. 222, parle
d’ « un phénomène polygénétique » - qui ferait passer les verbes au passé dans la
sphère des verbes de mouvement ? Quand on se trouve quelque part, c’est qu’on y
est allé.
11
B. GARCÍA-HERNÁNDEZ, 1983, p. 331, et 1998, p. 221, propose une explication à
cette grammaticalisation : « Fui à la place de parfait de ire devient presque
panroman (cf. fr. il s’en fut), mais il ne se normalise que dans des langues qui,
comme l’espagnol et le portugais, ont des expressions différentes pour « être »
résultatif de « devenir » (hacerse – ser (fui)) et pour « être » résultatif de « aller » (ir
(fui) – estar) ; de cette façon, il n’y a pas de confusion entre le fui de ser et le
nouveau fui de ir ».
12
Par exemple, yo me fue a Madrid « je suis allé à Madrid ». M. L. JUGE, 1999,
analyse ce chevauchement complet dans certaines catégories flexionnelles des deux
verbes distincts -ir ‘aller’ et ser ‘être’ en portugais, en galicien et en espagnol. Deux
types de supplétisme sont identifiés : le type faible et fort, le dernier étant défini par
l’absence du matériel phonologique partagé entre deux formes. L’auteur reprend
également les différentes explications diachroniques qui ont été avancées pour ce
supplétisme : changement phonétique (irrégulier), analogie et contamination, mais il
penche plutôt pour un supplétisme de type fort : des formes à partir du paradigme
d’un autre lexème sont empruntées quand le paradigme original est ou devient
défectueux ; le choix du verbe ‘être’ pour remplacer quelques formes du verbe
‘aller’ est déterminé par les relations aspecto-temporelles, plutôt que par le manque
d’étoffe phonétique.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
61
1.2.4. vād- / ī- / fu- : portugais vou, vamos / ides, ia / fui
(emprunté à ser « être »)
Comme dans les trois autres langues romanes déjà présentées, en
portugais le présent de l’indicatif vou, vais, vai, vão, l’impératif de
deuxième personne du singulier vai, le subjonctif présent vá, vás, vá, etc.,
reposent sur uādere. Cependant, la première personne du pluriel de
l’indicatif présent vamos appartient aussi à ce groupe, alors que le pluriel
reste attaché au groupe de īre, imos, ides, comme l’impératif pluriel ide,
l’imparfait ia, le futur irei, le conditionnel iria, l’infinitif ir ; à ces formes il
faut encore ajouter le gérondif indo, le participe passé ido, comme en
espagnol. Le parfait fui, foste, foi, etc., le plus-que-parfait fora, foras, fora,
etc., le subjonctif imparfait fosse, fosses, fosse, etc., le subjonctif futur for,
fores, for, sont, comme en espagnol, ceux du lexème « être ».
Le cas du roumain13 est à part mais il est fort intéressant du point de vue
du choix du lexème « aller » usuel et de ses deux variantes diastratiques. Le
roumain est la seule langue romane à avoir remplacé īre par un lexème qui
remonte au latin mergere, « plonger, enfoncer », et, au sens figuré,
« engloutir, cacher, rendre invisible », donc « disparaître ». Ces sens dérivés
existaient déjà en latin classique. « Aller » se dit en roumain a merge
(présent, eu merg, tu mergi, el merge, etc. ; passé simple, eu mersei, tu
merseşi, el merse, etc. ; impératif, tu merge, voi mer eţi ; etc.). La théorie
généralement acceptée explique le passage du sens de « plonger » au sens
« aller » par une particularité de la langue des pâtres qui descendait des
montagnes « en plongeant » dans les forêts avec leurs troupeaux. Cette belle
explication métaphorique repose sur l’importance de la langue des bergers
dans la création du roumain. D. Sluşanschi a proposé une autre étymologie :
le changement de sens s’expliquerait par l’existence antérieure, dans la
langue des daces, d’une racine *marg- avec le sens de « s’éloigner, partir »,
qu’il met en relation avec l’i.-e. *merg- qui est à la base du latin mergere,
du sanskrit mār - « chercher, aller chercher quelqu’un » et mār a« chemin », de l’arménien meržem « s’éloigner » et de l’albanais mërgo(n)j
avec le même sens. Ce verbe, qui existait déjà, a reçu ultérieurement le
paradigme du lat. mergere tout en gardant son sens initial. Il faut ajouter à
côté de a merge deux variantes diastratiques : le roumain dispose d’un autre
lexème, moins fréquent, mais toujours courant et d’un niveau de langue plus
bas, le lexème a umbla qui vient du latin ambulāre ; il existe aussi un
lexème a păsa (< lat. *passāre, v. fr. passer), attesté au XVIème siècle, mais
considéré aujourd’hui comme régionalisme et vieilli. Il est difficile de
savoir s’il y a eu des remplacements et dans quel ordre ils se sont produits
13
Nous tenons à remercier vivement G. B. TARA des renseignements qu’il nous a
communiqués au sujet de trois lexèmes « aller » du roumain. L’étymologie posée
par DAN SLUŞANSCHI se trouve dans l’article « Substratul daco-moesian al limbii
române », in Limba româna 4, 1981, p. 339-342.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
62
car a merge est aussi ancien que a umbla, les deux étant attestés dans les
premiers textes roumains (au XVIème siècle).
Après ce rapide panorama des différents radicaux qui sont entrés en jeu
dans des langues i.-e., il nous faut rappeler l’origine de l’hyperonyme īre et
des deux lexèmes marqués, uādere et ambulāre, dont on saisit la vocation
supplétive dès le latin et qui connaîtront le franc succès que nous venons de
présenter dans les principales langues romanes.
2. Origine et sens du lexème hyperonymique īre
L’hyperonyme, non marqué de la classe, repose en latin sur la vieille
racine indo-européenne signifiant « aller », et reçoit le plus grande nombre
de variantes sémantiques.
2.1. Racine indo-européenne *h1ei- « aller »
re est issu de la racine indo-européenne *h1ei- « aller », non marquée, et
présente, de façon attendue, les formes athématiques īre < *ei-sĭ, et, avec
généralisation du degré e du vocalisme, eō < *ei-ō, īs, īt (abrégé en ĭt), eunt
< *ei-ontĭ ; īmus, de forme athématique (*ei-mos), est peut-être analogique
de la deuxième personne ī-tis < *ei-tes14 ou est due à l’influence du type
audīmus15. Le vocalisme radical zéro de cette racine a été conservé dans le
participe ĭtus (dans ĭtus est et subitus), dans le supin ĭtum (non attesté) et
dans le substantif très archaïque, hétéroclitique, ĭter, ĭtineris. Ce dernier
forme avec facere une lexie complexe qui sert de parasynonyme à īre. Ce
paradigme témoigne des alternances compliquées et archaïques qui étaient
en jeu dans la conjugaison indo-européenne et qui ont sans doute dérouté les
sujets parlants natifs.
En latin, au parfait, il n’y a pas eu de supplétisme mais une création de
forme. Pour certains linguistes, le parfait iī est une forme récente, de
formation obscure, pour laquelle il existe une variante īuī, rare et créée sans
doute d’après audīuī, audiī, afin d’éviter une scansion īī16. Il n’est d’ailleurs
guère employé sous sa forme simple. Seuls les préverbés sont bien attestés
au perfectum. Pour d’autres, iit < *ie-(t) serait un « moyen récessif
prétérital », provenant de l’ancien moyen fondamental, comme ½i, forme à
14
P. MONTEIL, 1986, p. 283, 328, 334, reprend l’ensemble des formes du paradigme.
Ainsi l’imparfait ī-bam est « manifestement bâti sur le thème de ī-re <*ei-sĭ, et non
sur *iens-bam (qui produirait iēbam). Le futur ī-bō de l’ancien verbe athématique
s’est répandu à partir des futurs en -bō des première et deuxième conjugaisons.
15
Telle est la position adoptée dans le DELL, s.u.
16
DELL, s.u., suppose aussi que la forme a été créée afin d’éviter la succession de
trois brèves. Cette hypothèse est peu probable.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
63
laquelle s’oppose un présent radical athématique non affixé it < *ei-ti17.
Selon G. Meiser18, le parfait latin résulterait du développement
phonétiquement tout à fait régulier du paradigme d’un parfait préindoeuropéen qu’il reconstitue ainsi : *h1i-h1oi-h2ai ; *h1i-h1oi-th2ai ;
*h1i-h1oi-ei ; *h1i-h1i-mos ; *h1i-h1i-(eh1)ri (pas de deuxième personne du
pluriel). Après la chute de la laryngale et la syncope du i à l’intervocalique,
*iiai aboutit à iī, *iiei à iiē-t (cf. CIL 626, REDIEIT) et, avec adjonction d’un
-s- à la deuxième personne du pluriel, *iioistai donne régulièrement iiestē (cf. CIL 1603, INTERIEISTI) ; īt et istī ne sont pas les résultats d’une
contraction, mais sont analogiques de la première personne du pluriel īmus.
La flexion dissyllabique iī, iimus, etc., s’explique par l’assimilation
réciproque des deux éléments de la diphtongue ei et une légère fermeture
ultérieure, d’où ē > ī, ainsi à la troisième personne du singulier iiē-t > iīt >
iit.
2.2. Sens et emplois de īre
re couvre l’ensemble des procès dénotant un déplacement, que ce soit à
pied, à cheval, en bateau, en marchant, en courant, en volant, et quelle que
soit l’entité dénotée par le sujet grammatical. Il apparaît en prose et en
poésie19.
2.2.1. Procès ciblé par le point d’arrivée : « aller »
La cible est, quand elle est explicite, signifiée par un accusatif, un datif
directif, ou un syntagme prépositionnel à l’accusatif.
PLAUTE, As. 921
… Surge, amator, i domum.
« (…) Debout, l’amoureux, rentre à la maison ».
VIRGILE, En. 5, 541
It clamor caelo…
« Une clameur passe dans le ciel (…) ».
17
F. BADER, 1997, p. 57.
G. MEISER, 1998, p. 223.
19
Le verbe īre a formé une lexie complexe, uēnum īre, devenue un verbe unique par
agglutination, uēnīre « être vendu, se vendre un certain prix », sans objet ici. C’est
une lexie complexe qui s’est lexicalisée, soudée et univerbée.
18
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
64
2.2.2. Procès ciblé d’un point de vue intrinsèque :
« marcher »
Le lexème se prête également à la dénotation de la « marche contre » un
ennemi ; il dénote alors un procès que pourrait dénoter uādere :
CÉSAR, G. 7, 67, 2
... Caesar suum quoque equitatum tripertito diuisum contra hostem
ire iubet.
« (…) César ordonne que sa cavalerie, également partagée en trois,
se porte contre l’ennemi ».
2.2.3. Procès non ciblé : « s’en aller ; disparaître »
D’ « aller », īre a pris le sens de « s’en aller », pour le temps qui
s’écoule, selon une évolution sémantique usuelle.
PLAUTE, Bac. 1203
It dies.
« Le jour s’avance ».
2.2.4. Procès non ciblé : « aller ; marcher »
En cas d’absence de cible, le procès dénoté renvoie à un déplacement
inscrit ou non dans une certaine durée ; īre dénote parfois un procès que
pourrait dénoter ambulāre :
VIRGILE, En. 12, 164
…bi is it Turnus in albis
« Turnus passe sur un bige blanc ».
VIRGILE, G. 3, 341-343
Saepe diem noctemque et totum ex ordine mensem
pascitur itque pecus longa in deserta sine ullis / hospitiis…
« Souvent, jour et nuit, et tout un mois sans interruption, le bétail paît
et marche dans de vastes déserts, sans trouver aucun refuge. (…) ».
2.2.5. Acceptions figurées
Les acceptions figurées sont nombreuses. En dehors de la lexie fréquente
en latin classique ire in sententiam aliquam, in sententiam alicuius, « se
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
65
ranger [dans le vote] à tel ou tel avis, à l’avis de qqn », on trouve déjà en
latin archaïque :
PLAUTE, As. 940
... I in crucem.
« (…) Va te faire pendre ! » (trad. P. Grimal).
Quand le procès n’est pas ciblé et quand il est accompagné d’un adverbe,
īre prend le sens de « se produire, prendre tel tour » :
CICÉRON, Att. 14, 15, 2
Incipit res melius ire quam putaram.
« Les choses commencent à aller mieux que je ne l’avais pensé ».
2.2.6. Quasi-auxiliaire
Un dernier emploi bien déterminé n’admet pas une distribution libre :
suivi du supin, īre a pu prendre une valeur voisine de celle d’un futur
proche, « aller pour (faire, voir…) ». Cette grammaticalisation est
comparable à celle du français je vais venir20.
PLAUTE, Cas. 162
Eo questum ad uicinam
« Je vais me plaindre (= je me plaindrai) à la voisine ».
C’est de cet emploi, qui tend vers le statut d’auxiliaire, que le latin a tiré
un infinitif futur passif : datum īrī « être sur le point d’être donné »21.
L’hyperonyme a subi la concurrence, plus ou moins rapidement patente,
de deux autres lexèmes marqués (cf. le tableau de fréquence du § 4.1.), dont
20
M. FRUYT, 1998, p. 83, rapproche cette tournure de la périphrase de futur avec le
verbe aller en français et y voit un renouvellement de l’encodage, fréquent « dans la
langue parlée, même en dehors des emplois de futur proche.
21
F. LÉTOUBLON, 1985, p. 238, retrace la fécondité de cette « matrice spatiale » :
« Le participe futur d’intention complétant un verbe de mouvement se prête à
l’expression d’un déplacement (déictiquement orienté) dans l’espace du texte, puis
dans le temps. L’emploi par Platon de ™Òàj… « nous allons payer
Protagoras » (…) implique en grec, comme en français avec les semi-auxiliaires
aller/venir de + infinitif, en latin avec l’auxiliaire iri (forme de « passif » du verbe
« aller » servant avec le supin à former l’infinitif futur passif), une représentation du
temps comme ligne orientée autour du centre de référence de l’énonciation, ligne sur
laquelle l’énonciateur se déplace ou qui se déplace par rapport à lui ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
66
le latin a dû effacer les traits sémantiques spécifiques, afin d’introduire
certaines de leurs formes dans la flexion de l’orthonyme.
3. Origine et sens des lexèmes marqués
Les deux lexèmes marqués uādere et ambulāre dénotent des procès tout
à fait différents22.
3.1. Origine et sens de uādere
Vādere se distingue, d’un côté, par la défectivité peut-être ancienne de sa
racine, de l’autre, par les sèmes spécifiques de celle-ci, marquée par la
détermination et le contrôle du procès par la personne sujet.
3.1.1. Racine *ueh2dhIl est essentiellement attesté par ses deux préverbés très fréquents inuādere « envahir » (intransitif et transitif)23, ē-uādere « sortir de,
s’échapper ; franchir, échapper à » (intransitif et transitif). Le LIV pose une
racine *ueh2dh- « traverser » et ne refuse pas, contrairement au DELL, la
possibilité d’un aoriste i.-e. *u h2dh/uéh2dh-s-, à l’origine du lat. -uāsi24.
3.1.2. Sens et emplois
Vādere est attesté depuis Ennius, en poésie et en prose, notamment dans
les lettres de Cicéron, et surtout chez l’historien Tite-Live. A l’époque
archaïque, uādere appartient à la langue militaire, mais il est moins usuel
que ses préverbés, qui dénotent des procès fréquents en ce contexte :
l’attaque et la défense. Son sens est précis : la personne dénotée par le sujet
grammatical a le contrôle du procès, elle est souvent sur ses pieds25, plus
rarement en bateau, à cheval, à dos de chameau ou en chaise à porteurs, et
22
Il nous faudra également aborder, dans l’analyse précise de l’évolution du
supplétisme, d’autres parasynonymes de īre, tels cedere, incedere (§ 12.2.1.5.),
uenīre (§ 6.2.), proficiscī (§ 8.1. et 2.), etc.
23
S. VAN LAER, 2003, p. 51, justifie la préverbation en in- dénotant un déplacement
hostile ou une action offensive, pour les verbes incurrō, incursō, inuādō, irruō ;
incessō, īnsultō : « La régularité de la connotation et le fait qu’elle puisse primer
dans la compréhension du procès, alors interprétable comme une action offensive,
nous invitent à attribuer cette valeur connotative au préverbe ».
24
Le DELL et le LIV admettent tous les deux un rapprochement avec v. isl. vađa, v.
h. a. watan « aller de l’avant, passer (à gué) » ; cf. lat. uadum.
25
Il n’y a pas d’indices certains qui nous permettraient d’affirmer que le mode de
déplacement fait partie des sèmes du lexème, mais les emplois où le déplacement se
fait à pied sont dominants au début de la latinité.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
67
sa marche est intentionnelle, volontaire et ciblée. Le lexème est donc
marqué dans ses emplois anciens par la dénotation d’un procès rapide,
prompt, voire violent, hostile. Le participant dénoté par le sujet grammatical
est rarement une chose : il s’agit alors dans ce cas précis d’étoiles, d’astres,
dont on décrit la course. Nous donnerons une idée de la fréquence de uādere
selon les époques au § 4.1.2.
3.1.2.1. Procès mené promptement, avec ou sans
cible : « aller ; marcher avec rapidité »
La détermination apparaît parfois explicitement par un complément à
l’ablatif instrumental. Il s’agit de « maintenir son chemin vers », comme le
signifie aussi la lexie figée iter tenēre26, généralement en situation militaire
quand le lexème a encore son sens plein :
ENNIUS, An. 8, 273 V = 268 W
Rem repetunt regnumque petunt, uadunt solida ui.
« [Les horribles soldats] cherchent à obtenir le royaume, ils marchent
avec une force inébranlable »27.
VIRGILE, En. 2, 358-359
…Per tela, per hostis / uadimus haud dubiam in mortem...
« A travers les traits, à travers les ennemis, nous marchons d’un pas
décidé vers une mort certaine (…) ».
3.1.2.2. Procès mené avec hostilité : « aller ;
marcher contre »
Le verbe est fréquemment attesté au sens de « marcher contre l’ennemi »,
la cible du déplacement étant donnée explicitement :
TITE-LIVE, 9, 23, 14
Milites... uadunt in hostem.
« Les soldats (…) marchent d’un pas déterminé contre l’ennemi ».
26
Cf. par exemple : VIRGILE, En. 1, 369-370, Set uos qui tandem quibus aut uenistis
ab oris, / quoue tenetis iter ?… « Mais vous enfin, qui êtes-vous ? De quels rivages
venez-vous ? Quel cap tenez-vous ? (…) ».
27
J. HEURGON, 1958, p. 48, recommande de corriger solida en stolida, d’où la
traduction : « Ils marchent en proie à une violence stupide ». L’association de uis et
de solida n’est attestée qu’à partir de Tite-Live (28, 21, 10). Aulu-Gelle cite le vers
en employant solida. La correction ne semble pas nécessaire dans ce contexte
d’extrême violence où est peinte la Discorde. L’accent porte dans les vers précédents
sur la haine et l’anarchie, non sur la folie.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
68
TITE-LIVE, 33, 8, 7
Philippus ... prope cursu ad hostem uadit.
« Philippe (…) marche d’un pas déterminé, presque d’un pas de
course, contre l’ennemi ».
3.1.2.3. Procès mené sans mode de déplacement
précis, avec ou sans cible : « aller, s’avancer ;
marcher »
Puis le lexème a été employé dans un sens affaibli, sans notion de
violence ou de rapidité. Les lettres de Cicéron, de niveau de langue plus
familier que celui de ses autres œuvres, en témoignent : certaines formes
devaient connaître ou avoir déjà connu une désémantisation et une
extension de sens, qui tendaient à les rapprocher des formes
orthonymiques :
CICÉRON, Att. 4, 10, 2
Pompeius in Cumanum Parilibus uenit. Misit ad me statim qui
salutem nuntiaret. Ad eum postridie mane uadebam cum haec
scripsi.
« Pompée est venu dans sa propriété de Cumes, le jour de la fête des
Parilia. Il m’a immédiatement envoyé un homme pour me saluer. Le
lendemain matin, je me rendais chez lui, quand j’eus écris ce mot ».
CICÉRON, Att. 14, 11, 2
Cras mane uadit
« Il s’en va demain matin ».
3.1.2.4. Acception figurée
Vādere présente rarement un sens figuré, qui est marqué par le sème de
« rapidité » :
PLINE l’ANCIEN, 2, 23, 1
Sedere coepit sententia haec, pariterque et eruditum uulgus et rude
in eam cursu uadit.
« Cette conception est en voie de s’établir : la foule des gens cultivés
et celle des incultes s’y précipitent en courant ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
69
3.2. Origine et sens de ambulāre
Ambulāre se différencie des deux autres lexèmes par l’absence de cible.
Il dénote un procès effectué par une personne qui n’a ni but ni horaire en
tête, dans un espace vaste, quoique « clos »28.
3.2.1. Racine *h2elh2Ambulāre « marcher » est formé d’un préverbe amb- « autour »,
équivalent du grec ¢-, et d’une racine *h2elh2- « aller sans but » (cf. gr.
¢l£omai « errer çà et là»)29, qui apparaît en second terme de composé :
ex-ul30. C’est un lexème duratif en -ā-, formé comme ē-ducāre, oc-cupāre.
Par ailleurs, il est probablement en rapport étymologique avec l’italien
andare et l’espagnol andar « aller », par un radical commun amb-. Il a
également donné le roumain umbla, le catalan et l’espagnol amblar, et, par
formation savante, le moyen-français ambuler ( ambulant). Il a évolué en
ancien-français en aller et en ambler (qui survit dans l’expression aller
l’amble pour les chevaux). On le trouve également aux deux premières
personnes du pluriel du présent en frioulan : lin (*alamus) et lais (*alatis)
par aphérèse. Le radical all- est particulier à la France du Nord.
3.2.2. Sens et emplois
Contrairement à īre, qui peut dénoter un mouvement dirigé aussi bien
que non dirigé, ambulāre n’est jamais employé en latin pour un mouvement
dirigé31. L’absence de cible le prédispose donc à être fréquemment attesté
28
Cet espace est défini par un complément de lieu à l’ablatif, précédé ou non de in,
constituant ainsi un repérage spécifique dans la classe des verbes de
déplacement : après L. TESNIÈRE, 1959, p. 75, qui a parlé d’« intralocal », S. VAN
LAER, 2003, p. 28, propose de parler de « lieu du procès » : « L’exemple-type
ambulat in horto montre qu’est susceptible d’intervenir un quatrième type de
« lieu ». Ce dernier relève, non pas du déplacement proprement dit, mais du repérage
du procès, en ce sens qu’il ne nous informe pas sur le trajet, mais qu’il constitue, en
tant qu’espace clos à l’intérieur duquel s’effectue un déplacement, un repère
global ».
29
LIV, s.u., reprend l’hypothèse de G. MEISER, selon laquelle le pluriel allomorphe
alā-, de l’italique ancien *ala-/alā- lui-même issu de la réfection de *ala-/lā- <
*h2élh2-/h2lh2-, a été généralisé dans le composé.
30
DELL, s.u.
31
Les deux occurrences de ambulāre avec ad relevées chez Grégoire de Tours,
auteur tardif, sont à traiter à part (cf. § 22.). L’exemple de Plaute est également à
rejeter car l’accusatif n’est pas directif : PLAUTE, Bac. 768, Adambulabo ad ostium...
« Je vais faire les cent pas devant la porte (…) » (trad. P. Grimal). En revanche, en
ancien-français, le verbe est à la fois intransitif, avec deux idées dominantes, la
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
70
au participe présent ambulans et à l’ablatif du gérondif, ambulandō. Le
sujet grammatical désigne en général un être humain.
3.2.2.1. Procès sans cible : « se promener »
Le sens premier était « aller autour, faire un tour », d’où « se promener :
CICÉRON, De Or. 2, 14, 60
…Vt cum in sole ambulem, etiam si ego aliam ob causam ambulem,
fieri natura tamen, ut colorer, sic...
« De même qu’en me promenant au soleil, même si je me promène
pour une autre raison, il se produit naturellement que mon teint se
colore, ainsi (…) ».
3.2.2.2. Procès sans cible : « cheminer, marcher,
aller, avancer »
Le lexème s’emploie comme synonyme de īre, gradī, avec le sens de
« marcher (au pas) », « cheminer », « aller », et s’oppose à stāre, sedēre,
currere. Il est aussi employé dans la langue juridique (cf. la formule in ius
ambula étudiée au § 14.1.4.), militaire et médicale.
PLAUTE, Cap. 13
Si non ubi sedeas locus est, est ubi ambules.
« Si tu n’as pas d’endroit où t’asseoir, tu en as où marcher ».
Térence, en particulier32, insiste sur le sème de la marche sans but précis,
inscrite dans une durée notable. Pour ce faire, il n’hésite pas à recourir à une
préverbation lourde en ajoutant au préverbé usuel dĕ-ambulāre « se
promener » (Heaut. 586) le préverbe prō-, d’où l’hapax prō-dĕ-ambulāre
« sortir pour se promener » (Ad. 765).
Par ailleurs, le complément à l’accusatif, le cas échéant, n’est pas
directif (cf. par exemple, CICÉRON, Fin. 2, 112, maria ambulauisset « après
avoir parcouru la mer ») : c’est un accusatif d’extension spatiale, renvoyant
à l’espace parcouru, et fonctionnant comme un complément d’objet
destination, « se rendre quelque part » (v. 980), et le déplacement, « se transporter
quelque part » (XIIe siècle), et transitif, pour « parcourir (une région, une distance) »
(1080) ; cet emploi ne se maintenant en français moderne que dans aller son chemin
(XIVe siècle). En outre, aller, intransitif, signifie généralement « marcher, se
déplacer » (v. 1050) ; cf. DHLF, s.u. aller.
32
Cette préverbation est plus rare chez Plaute, qui recourt à in- et à ob-, avec lequel
domine l’idée de rencontre : PLAUTE, As. 682, In-ambulandum est « Il faut se
promener là. (…) » ; Cap. 491, ob-ambulabant in foro « ils se promenaient çà et là
sur le forum ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
71
direct (cf. fr. parcourir les routes, parcourir les mers). L’exemple de Pline
l’Ancien, où le lexème est conjugué au passif et a pour sujet une distance,
prouve qu’il y a eu une réinterprétation de cet accusatif d’extension spatiale
en complément d’objet direct. L’accent est ainsi mis sur le trajet lui-même et
non sur la cible, s’il y en a une :
PLINE l’ANCIEN, 23, 26
Tunditur ipsa radix cum fico pingui erugatque corpus, si statim bina
stadia ambulentur.
« La racine pilée avec des figues grasses efface aussi les rides,
pourvu qu’aussitôt après on parcoure en se promenant deux stades ».
Assez souvent, un complément indique le cadre de la marche, introduit
par in suivi de l’ablatif ou per suivi de l’accusatif (cf. VULGATE, Gen. 24,
42, uiam meam in qua nunc ambulo ; Deut. 2, 6, ambulans per uiam).
3.2.2.3. Acceptions figurées : « marcher dans la
voie de, se comporter comme, vivre comme »
Chez les auteurs chrétiens, le lexème prend le sens figuré de « marcher
dans la voie de Dieu, vivre selon sa Loi », surtout dans la littérature
sapientielle de l’Ancien Testament ou dans les exhortations morales du
Nouveau Testament33 :
VULGATE, 4 Reg. 8, 18
Ambulauitque in uiis regum Israhel sicut ambulauerat domus Ahab
« Il imita la conduite des rois d’Israël, comme avait fait la famille
d’Achab ».
Cette présentation des trois lexèmes laisse devenir les cases qui
deviendront vides en raison du manque d’étoffe phonologique et phonétique
de certaines formes de l’orthonyme. Une analyse fréquentielle confirmera
cette faiblesse au point suivant.
4. Conclusion : défectivité, faiblesses et résistances
Il est bien connu que le simple uādere n’a pas de thème de perfectum, car
il est duratif. Mais d’autres défectivités sont patentes dès l’époque
archaïque. De même, ambulāre ne présente pas une conjugaison complète
33
L’influence de la tradition est capitale dans cette littérature. Nous pensons que
cette influence se situe dans ce cas précis au niveau de la version grecque, non pas
au niveau du terme hébreu comme on aurait pu s’y attendre. Nous le justifierons aux
§ 7., § 12.1-7. et § 15.3.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
72
avant une époque tardive. On voit alors des formes devenir fréquentes
quand celles de īre tombent en désuétude. Ce dernier résiste néanmoins très
bien à l’infinitif.
4.1. Panorama des formes attestées
Le tableau donné en annexe 2 présente le nombre d’occurrences des
lexèmes chez chaque auteur, puis établit le pourcentage d’une famille de
lexèmes par rapport aux deux autres. Si l’on fait le compte des occurrences
de chaque lexème, simple et préverbé, sur un grand laps de temps, depuis
Plaute jusqu’à saint Jérôme, il apparaît clairement que les lexèmes qui
l’emportent globalement, toutes périodes confondues, sont °īre et īre, qui
monopolise 87,71 % de toutes les occurrences ; uādere et °uādere (6,81 %)
l’emportent de peu sur ambulāre et °ambulāre (5,48 %). Dans le détail, si
nous conservons la même sélection de 23 auteurs, ce sont les préverbés de
īre qui sont les mieux attestés. Vient ensuite le simple īre. Bien moins
fréquent est ambulāre, qui devance de peu le simple uādere et ses
préverbés. En fait, les préverbés de uādere sont majoritaires par rapport au
simple jusqu’au IIIème siècle après J.-C. ; le simple ne devient plus fréquent
qu’en latin tardif. Le simple ambulāre reste de fréquence plus élevée à toute
époque que ses préverbés, ce qui n’est pas étonnant puisqu’ils dénotent des
éléments d’un procès de déplacement qui ne sont pas pertinents dans le sens
de ambulāre.
Il est donc certain que īre affectionne particulièrement la préverbation,
un peu moins uādere, et encore moins ambulāre, déjà bien long de ses
quatre syllabes.
Les trois lexèmes peuvent être attestés chez un même auteur, mais le cas
n’est pas fréquent : Cicéron, Sénèque, Tite-Live font plutôt figure
d’exception. Les écrivains, jusqu’au IIIème siècle après J.-C., recourent peu à
des formes de uādere et de ambulāre.
Dans les premiers vers de la latinité, les poètes emploient essentiellement
īre et très rarement l’un des deux lexèmes marqués : Ennius atteste uādere,
mais pas ambulāre, tandis que Plaute utilise le second lexème, mais non le
premier. Puis, à époque classique, il n’est pas exceptionnel qu’un auteur
n’utilise que l’hyperonyme īre, ainsi César, Lucrèce et Tibulle34. Chez les
poètes tels Ovide et Properce, les deux lexèmes sont attestés, mais
seulement par quelques formes, toujours les mêmes 35. Toutefois, plus on
s’avance dans la latinité et plus les formes de ambulāre sont variées (dès le
34
Ce qui est plus étonnant encore, c’est que César n’utilise que deux fois °uādere :
au parfait inuāsit et au plus-que-parfait ēuāserant, alors que l’on s’attendrait de sa
part à ce que davantage d’actions offensives soient dénotées par °uādere.
35
Il s’agit de uādere et de uādit d’une part, de ambulat d’autre part. Nous n’oublions
pas que dans le récit les formes les plus usuelles sont celles de troisièmes personnes,
du singulier et du pluriel et celle de l’infinitif présent.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
73
Ier siècle après J.-C., chez Sénèque par exemple). Il faut attendre en
revanche le IVème siècle pour voir l’infectum de uādere présenter un début
de conjugaison plus complète.
4.1.1. Formes attestées de īre
re est bien attesté depuis l’époque archaïque 36 jusqu’au latin tardif, à
toutes les formes en dehors de celles de perfectum et des formes
monosyllabiques, qui tombent rapidement en désuétude (surtout l’impératif
ī, attesté au plus tard jusqu’au IIème siècle après J.-C. ; par la suite, seuls les
poètes recourent exceptionnellement à cette forme, par archaïsme). Quant
aux formes des deux premières personnes du présent de l’indicatif, eō et īs,
elles disparaissent aussi, de tous les textes, avant le Vème siècle après J.-C.
Les préverbés de īre sont bien plus fréquents que le simple, non
seulement au perfectum, mais aussi à l’infectum37. C’est encore le cas en
latin tardif38. Seul Properce emploie plus le simple que les préverbés 39. En
général, du reste, les poètes emploient davantage le simple que les
prosateurs.
Ce sont les formes simples comportant un -r- qui se sont le mieux
maintenues : l’infinitif présent, īre, à l’origine du futur périphrastique en
français, le parfait iērunt, et le subjonctif imparfait, īrem. Une autre forme
est encore bien employée par les auteurs chrétiens, pour dénoter l’envoi des
fidèles : l’impératif pluriel īte. L’éviction de certaines formes et le maintien
d’autres donnent déjà une bonne idée des faiblesses du lexème, qui
connaîtra dès le latin la variation avec des formes de lexèmes marqués.
4.1.2. Formes attestées de uādere
Les deux préverbés de uādere l’emportent, numériquement, et de très
loin, sur le simple : Suétone n’emploie que les préverbés, et ceux-ci
représentent plus de 90 % des occurrences chez Tacite, Apulée, Aulu-Gelle.
A l’époque archaïque, seules trois formes du simple sont employées
(rarement) : uādit, uādunt, uādere, chez des poètes précisément qui
n’attestent pas ambulāre, tel Ennius (cf. le tableau du § 17.2.). Ni Plaute ni
Térence n’emploient le simple. Les poètes classiques utilisent également
uādis, uādimus, uāde, et très rarement des formes de participe, uādentem, de
36
Nous renvoyons au tableau donné en annexe 1.
Chez Plaute, les simples représentent 43 %, les préverbés 57 % de toutes les
attestations de °īre. En outre, les préverbés dénotant un mouvement sont
particulièrement variés : abīre, adīre, circumīre, exīre, inīre, introīre, obīre, praeīre,
praeterīre, prōdīre, redīre, subīre, transīre.
38
Dans la Vulgate par exemple, le simple est employé 485 fois (soit 18 %) contre 2
175 formes préverbées (soit 82 %), cf. tableaux donnés en annexe 1 et 2.
39
Les emplois du simple représente 53 % de toutes les occurrences de °īre.
37
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
74
subjonctif, uādam, uādat, de futur uādet ou d’impératif pluriel, uādite.
Cicéron emploie seulement uādit, uādunt, uādebam, deux uādere. C’est
surtout Tite-Live qui atteste le lexème, avec de nouvelles formes, uādētis,
uādēbant, uādendum, uādens, quatre fois uādentem, uādentī, deux fois
uādentes, uādentes. Sénèque utilise encore relativement bien le lexème,
puis, jusqu’à la fin du Vème siècle, les auteurs évitent complètement le
lexème simple, à une ou deux exceptions près. Il reste que c’est
essentiellement le présent (de l’indicatif, de l’impératif, de l’infinitif et du
participe) qui, à l’écrit du moins, est attesté jusqu’au II ème siècle après J.-C..
Or, à partir du IIIème siècle après J.-C., et sans doute jusqu’au passage aux
langues romanes, uādere connaît un succès grandissant. D’une part,
certaines formes, tels les subjonctifs uādat et uādant, ou le futur uādam,
font une belle percée chez les premiers auteurs chrétiens et les suivants,
mais sans survivre en ancien-français. Le simple est largement majoritaire
dans toutes les œuvres de saint Jérôme : la Vulgate, par exemple, présente
presque 9 fois sur 10 une forme du simple. Les textes exégétiques le
conjuguent à diverses personnes, temps et modes, selon les nécessités du
discours.
On remarque que ce sont les plus anciennes formes employées, en dehors
de l’infinitif, qui deviendront supplétives ; les formes les plus récemment
attestées ne passeront pas en français. Il ne faut pas s’étonner non plus que
ce soient les personnes du dialogue, au présent de l’indicatif, qui
connaissent la plus belle envolée car elles correspondent aux formes de plus
haute fréquence, dans la langue orale, pour ce type sémantique de verbe et
pour tous les verbes en général (alors que, dans la langue écrite, ce sont les
troisièmes personnes du singulier et du pluriel qui sont les plus fréquentes).
Les futures formes supplétives semblent avoir été utilisées assez tôt par les
latinophones au point de traverser sans dommage presque neuf siècles (cf.
chapitres III A et IV).
4.1.3. Formes attestées de ambulāre
A l’époque archaïque, ambulāre est plutôt bien attesté, surtout chez
Plaute, chez qui les formes sont variées. Il emploie quelques formes
préverbées, mais elles resteront peu attestées tout au long de la latinité (sauf
chez Tite-Live, où 8 formes sont préverbées contre une seule simple). A
l’époque classique, les prosateurs emploient le lexème, à l’inverse des
poètes, qui l’excluent presque radicalement. C’est Sénèque qui atteste le
plus grand nombre de formes variées. Puis, à partir des auteurs chrétiens,
ambulāre devient fréquent en raison de son sens figuré qui se prêtait
particulièrement à la traduction de versets bibliques. Les formes les plus
fréquentes sont celles de l’infinitif présent, de l’imparfait, du parfait, et les
gérondifs ambulandum et ambulandō. Des formes jusque là jamais attestées
connaissent même un succès inattendu, surtout l’impératif pluriel ambulāte.
Peu d’éléments constituent donc le signe avant-coureur de l’heureuse
destinée qui sera réservée à ce lexème jusqu’aux langues romanes.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
75
»
Le lexème n’a pas subi d’affaiblissement de sens en latin. Seules des
failles très ponctuelles semblent lui permettre de suppléer deux formes de
īre, et dans des syntagmes très précis (cf. § chapitre III B). Les points de
recouvrement entre ambulāre et īre sont en effet presque40 inexistants, au
point qu’il paraît impossible d’envisager un éventuel supplétisme purement
morphologique entre eux, en latin.
4.2. Zones de contact sémantique (« zone grise »)
A partir des différents sens des lexèmes, on peut construire une « zone
grise », qui montre une zone de contact plus importante entre uādere et īre
qu’entre īre et ambulāre.
ĪRE
VĀDERE
AMBULĀRE
« marcher, se déplacer »
« aller, s’avancer »
intr. + directif
« passer ; aller avec
rapidité ou
violence »
« avancer »
intr. + directif
intr. - directif
« aller, se passer, prendre telle ou telle
tournure ; s’en aller, s’écouler ; avoir
pour but de, être disposé à ; (être
vendu, se vendre un certain prix) »
« aller et venir, se
promener ; se
conduire (fig.) »
Ce tableau peut se traduire en sèmes qui, en nombre croissant pour
ambulāre, justifient le marquage et l’isolement de ce lexème par rapport aux
deux autres :
o
o
īre
uādere
o
ambulāre
<aller> <en direction de>
<aller> <en direction de> <avec violence, voire
hostilité>
<aller> <sans direction> <sans bornage temporel>
<sans cible spatiale> <dans une durée manifeste>
<dans un espace étendu> <à allure normale> <à titre
de promenade ou de voyage>.
Des points de contact apparaissent donc principalement entre īre et
uādere, tous deux « verbes de déplacement » directifs. Le second lexème ne
40
Nous tenterons néanmoins d’aborder en conclusion le rapprochement possible des
deux verbes à l’imparfait, temps qui inscrit le procès dans une durée non bornée,
quel que soit le déplacement.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
76
fait qu’ajouter à la dénotation commune du déplacement une nuance de
promptitude, voire d’hostilité, qui a en fait vite été atténuée. En revanche, le
procès dénoté par ambulāre, « verbe de modalité de déplacement »41, est
bien différent, puisqu’il renvoie à un mouvement particulier, non pas celui
quelconque d’un déplacement court ou long et ciblé ou non, mais celui
d’une promenade, d’un voyage inscrits dans une durée manifeste et dans un
espace certain. Ce n’est que par un effacement important des sèmes qu’il
peut alors dénoter un déplacement non marqué. Ainsi s’explique
vraisemblablement la réticence du latin, jusque tard, à recourir à certaines
formes de ce lexème pour un supplétisme.
4.3. Présentation de rapprochements et de remplacements
effectifs
Ces points de contact ont effectivement permis des rapprochements dès
le latin, entre īre et uādere, et entre īre et ambulāre.
4.3.1. entre īre et uādere
Vādere entretenait de plus grands contacts avec īre que ambulāre.
Vādere et īre sont tous deux aptes à recevoir l’indication d’une cible, avec
l’accusatif directif, précédé ou non des prépositions in, ad ou per. Pour la
dénotion d’un déplacement, le mode le plus employé à l’oral est
probablement celui de l’impératif. Il est fréquent de donner à son allocutaire
l’ordre de se mettre en route, de lui signifier son envoi ou son renvoi. Or,
pour étoffer la forme orthonymique d’impératif singulier de deuxième
personne du singulier, i.-e. *ei « va ! », forme monosyllabique athématique
de très faible teneur phonétique, les langues ont souvent eu recours à
diverses particules – désinence pour J. L. García-Ramón -, d’où skr. i-hí, gr.
‡qi, lit. eĩ-k 42. Le latin archaïque et classique renforce la forme par des
adverbes i nunc, nunc i ; intro i, prae i. La parade qui a connu la plus
grande longévité, puisqu’elle demeure en français, est celle du supplétisme
41
La distinction opérée entre les « verbes de déplacement dans l’espace » et les
« verbes de modalité de déplacement » par S. VAN LAER, 2003, p. 23-27, nous sert à
isoler sémantiquement et syntaxiquement le verbe ambulāre, verbe d’orientation
intrinsèque, des deux autres verbes d’orientation extrinsèque : « La spécificité
sémantique d’ambulo réside dans le fait que l’agent du procès effectue un
déplacement sans vouloir véritablement aller quelque part, ce qui revient à dire que
le procès est dépourvu d’orientation intrinsèque ». Les deux autres verbes sont
classés dans le groupe « des procès exprimant un déplacement orienté vers un repère
qui en constitue le terme ».
42
V. V. GAMKREDLIZE et T. V. IVANOV, 1995, p. 298, analysent ces formations
d’impératif athématique particulières.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
77
qui a remplacé le faible monosyllabique par l’impératif dissyllabique uāde,
au terme d’une évolution qui n’a peut-être pas été aussi longue qu’on le
croirait de prime abord. Aussi Plaute n’atteste-t-il pas moins de 103
occurrences de ī tandis que la Vulgate abandonne définitivement la forme
orthonymique et comptabilise 186 uāde.
4.3.2. entre īre et ambulāre
A l’époque archaïque, īre et ambulāre ne sont pas synonymes, le premier
restant un terme générique, non marqué du déplacement, tandis que le
second indique un mouvement intrinsèque, celui d’une marche assimilée à
une promenade, sans terme précis. L’exemple suivant montre que la marche
peut avoir un but précis (Sosie sait où il va), mais que ambulāre n’envisage
pas ce but. Quand on dit ambulāre, on n’envisage pas la cible qui pourrait
éventuellement exister, mais seulement le trajet et l’existence en un lieu (de
transit) :
PLAUTE, Amph. 153-154
Qui me alter est audacior homo aut qui confidentior,
iuuentutis mores qui sciam, qui hoc noctis solus ambulem ?
« Y a-t-il un autre individu plus audacieux, plus courageux que moi,
alors que je connais les habitudes de la jeunesse, pour me promener
seul à cette heure de la nuit ! » (trad. P. Grimal)
Mercure, qui observe Sosie et sait lui aussi où il va, emploie tout d’abord
īre, que ce soit pour désigner le mouvement de Sosie ou le sien, au vers 263,
avec un futur proche, iturust, puis avec un futur de volonté, ibo. Mais, plus
loin dans la pièce, il emploie ambulāre quand il s’adresse à Sosie :
PLAUTE, Amph. 342
Quo ambulas tu, qui Volcanum in cornu conclusum geris ?
« Où vas-tu, toi, qui portes Vulcain enfermé dans une corne ? »
La phrase, de style noble, suggère une intention parodique. Cette
occurrence reste une exception dans toute la littérature (cf. aussi et seulement
Merc. 942, infra). L’expression qui suppléera plus tard le mouvement directif
est Quo uadis. Sosie répond au dieu en recourant à l’orthonyme :
PLAUTE, Amph. 346
SO. Huc eo, eri sum seruos...
« (So.) Je vais ici, je suis l’esclave de mon maître (…) ».
L’anomalie que présente cette occurrence directive de ambulāre nous
amène à ne pas y voir un exemple de supplétisme. Il s’agit plutôt d’un écart
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
78
de langage, ironique de la part de Mercure qui se réjouit de la déambulation
de Sosie, qu’il perd volontairement. Plaute formule régulièrement la
demande de la destination à l’aide du lexème usuel, simple (soutenu par un
adverbe) ou préverbé (soutenu ou non par un adverbe), ou bien à l’aide d’un
lexème de sens très général comme (se) agere, qui fonctionne souvent
comme archilexème pour tous les verbes dénotant une action :
PLAUTE, Pers. 191
Quo ergo is nunc ?
PLAUTE, Aul. 444
Quo abis ?
« Où vas-tu donc maintenant ? »
PLAUTE, St. 247
Quo nunc is ?
« Où t’en vas-tu ? »
PLAUTE, Pers. 215
Quo agis ?
« Où vas-tu maintenant ? »
PLAUTE, As. 597
Quo nunc abis ?
« Où vas-tu ? »
PLAUTE, Pers.
Quo agis te ? Domum.
« Où t’en vas-tu maintenant ? »
« Où vas-tu ? Chez nous ».
Tandis que īre désigne un déplacement déterminé par une cible, dans un
laps de temps également déterminé, avec ambulāre la durée du déplacement
n’est pas pertinente, n’est pas prise en compte. L’importance de la durée
non bornée par le point final du déplacement ressort presque toujours des
occurrences de ambulāre, de façon inhérente au sens, appuyée ou non par
une lecture contextuelle. Chez Plaute, de nombreux vers opposent
clairement la déambulation (ambulāre) à la marche déterminée par une cible
à atteindre ((°)īre) : d’une part, les convives font quelques pas, piétinent sans
but précis, pour faire passer le temps ; d’autre part, Cylindre se doit de
marcher sur-le-champ jusqu’à Ménechme, détermination qui concorde avec
l’emploi du futur de īre :
PLAUTE, Men. 276-277
Prius iam conuiuae ambulant ante ostium,
quam ego opsonatu redeo. Adibo atque alloquar.
« Les convives sont déjà à faire les cent pas devant la porte avant que je
ne revienne du marché. Je vais aller leur dire un mot » (trad. P. Grimal).
Cependant d’autres exemples ne sont pas aussi clairs. Le passage suivant
présente deux formes d’injonction de īre, selon toute attente puisque
Stratippoclès propose à son ami Chéribule d’entrer chez lui, la destination
étant clairement soulignée par l’adverbe de lieu intro :
PLAUTE, Ep. 157-158
STR. Eamus intro huc ad te... / EP. Ite intro...
« (Str.) Entrons ici chez toi (…). (Ep.) Rentrez. (…) ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « ALLER
»
79
Juste après, Epidicus, qui s’encourage lui-même à aller à la rencontre de
son maître, recourt à l’adjectif verbal de īre (Ep. 163, Adeundumst « Il faut
y aller ! »). Mais les vers suivants (quelle que soit la leçon retenue pour
l’impératif de īre) attestent īre et ambulāre, tous deux déterminés par une
cible : au déplacement orienté vers l’intérieur de la maison, intro, répond un
mouvement vers l’extérieur, foras et le ex- de exambulet :
PLAUTE, Ep. 164-165
I abi intro atque adulescenti dicam nostro erili filio,
ne hinc foras exambulet…
« Va, entre et je dirai à notre jeune maître, le fils de notre maître, de
ne pas mettre le pied dehors (…) »
D’ailleurs, les deux verbes peuvent présenter des constructions
identiques, mais uniquement dans un type d’énoncé : ainsi avec intro,
ambulās remplace īs dans un énoncé à valeur jussive (nous verrons que
celui-ci a sans doute facilité le rapprochement) :
PLAUTE, Ep. 303
AP. Quin tu is intro atque huic argentum promis ?
« (Ap.) Maintenant, rentre et va prendre l’argent pour le lui donner »
(ibid.).
PLAUTE, Merc. 942
EVT. Quin tu istas omittis nugas ac mecum huc intro ambulas ?
« (Eut.) Allons, laisse toutes ces sottises et entre avec moi là » (ibid.).
Certes, les deux lexèmes dénotent presque toujours dans les textes un
procès selon des marquages différents (indication du terme et de la durée du
déplacement pour īre, mouvement de flânerie sans cible dénotée et dans une
durée non bornée par le point final pour ambulāre43) ; ce marquage est
accentué par la caractérisation du mode de déplacement (cf. le gérondif
ambulando). Néanmoins, apparaît déjà une certaine proximité au mode de
l’impératif (cf. le remplacement de ī par ambulā dans deux locutions,
chapitre III C). Il ne s’agit pas de reconnaître déjà le lexème supplétif du
français, mais seulement de montrer comment, occasionnellement, l’une de
ses formes a pu suppléer une forme faible ou métriquement impossible de
l’usuel īre. En dehors de ce cas, il ne peut s’agir que d’une variation
lexicale, exceptionnellement calculée par l’auteur.
43
Nous nous demandons si ambulāre ne peut être également classé dans les verbes
de modalité de déplacement quand il signifie « se promener », car il dénote
explicitement un déplacement lent, non homogène puisqu’il s’accompagne de pas,
de pauses plus ou moins nombreux.
PARFAITS « ALLER
»
80
CHAPITRE II
PRÉMICES DE SUPPLÉTISME EN LATIN PAR ÉVICTION LOCALISÉE :
LE CAS DES PARFAITS DE L’INDICATIF
Le parfait est le temps par excellence du supplétisme. Les raisons de ce
phénomène sont variées : il s’agit parfois de l’incompatibilité de l’aspect
momentané du parfait avec l’aspect duratif inhérent à certaines racines,
comme uādere (cf. § 3.1.1.) ; des problèmes phonétiques ont pu se poser pour
d’autres lexèmes. L’hyperonyme īre, qui n’est pas aussi bien attesté au parfait
qu’on l’aurait cru, était prédisposé à entrer dans un système supplétif. Une
première faiblesse se laisse deviner à travers certaines personnes jamais
attestées : ni īistī ni īimus ni īistis ne sont attestés ; iī est à peine usité ; les
troisièmes personnes du singulier īit (31 occurrences dans l’Antiquitas1, mais
aucune dans la Vulgate) et du pluriel ierunt (23 occurrences jusqu’au IIème
siècle après J.-C. ; 12 occurrences dans la Vulgate) sont attestées, mais restent
rares. De fait, les formes présentant un -r- paraissent avoir été plus fortes
(ierat, ierant sont bien attestés, cf. annexe 3). La seconde faiblesse tient à
l’articulation peu aisée des deux i contigus. Ces deux points négatifs nous
amènent à vérifier si le parfait orthonymique était vraiment usuel dans la
langue, d’autant plus que plusieurs verbes de déplacement s’imposent par le
nombre des occurrences, surtout uenīre et abīre.
5. Très faible fréquence du parfait ancien, iī, īuī
Le parfait du simple īre n’est guère usité, dès le latin archaïque. Il apparaît
le plus souvent à côté d’un supin ou d’un préverbé ; ou bien il est suivi d’un
hyponyme :
PLAUTE, Bac. 347
CH. Deos atque amicos iit salutatum ad forum.
« (Ch.) Il est allé saluer les dieux et ses amis au forum ».
PLAUTE, Cist. 698 et 702
HA. Sed is hac iit (…) / Sed is hac abiit. (…) inc uc iit : hinc
nusquam abiit.
« (Ha.) Mais l’homme est passé par ici. (…) Mais cette personne est
partie par ici. (…) Parti d’ici, il est allé ici ; mais d’ici, il n’est allé
nulle part ».
1
Nous nous référons à la périodisation du logiciel CLCLT-5 : l’Antiquitas recouvre
le latin depuis les premiers poètes archaïques du IIIème siècle avant J.-C. jusqu’au
latin post-classique de la fin du IIème siècle après J.-C.
PARFAITS « ALLER
81
»
Le parfait de īre est encore attesté dans la Vulgate, avec une préférence pour
les formes au moins dissyllabiques grâce au -u- intervocalique : sont ainsi
attestées la troisième personne du singulier īuit (22 occurrences), la première
personne du pluriel īuimus (une occurrence), ainsi que la troisième personne du
pluriel iērunt (12 occurrences). Étant donné que saint Jérôme a évité toutes les
formes monosyllabiques du lexème, on comprend aisément l’intérêt de cette
consonne -u- : elle permet d’éviter le caractère monosyllabique qui guettait déjà
ces formes (comme par ailleurs le présent eo, eunt, le subjonctif eam, eas, eat,
etc.)2. Nous devinons dès lors que cette faiblesse articulatoire a été évitée depuis
longtemps, par la force de gravité des parasynonymes.
6. Fragilité articulatoire de iī compensée par des formes plus fortes
Des hyponymes ou certains lexèmes antonymes (uenīre/abīre), mais qui
parviennent parfois à neutraliser leur sens d’opposition par perte sémique,
sont de très haute fréquence au parfait (voire au thème de perfectum).
6.1. Prédominance des parfaits de « satellites »
Les parfaits de « satellites » sont en fait de haute fréquence depuis les
premiers textes latins en notre possession3. Voici, tout d’abord, leur
dénombrement, toute construction confondue :
31
4
≈ 600
Patres
latini I
22
38
≈ 3 200
abiit
208
480
221
269
892
accessit
ingressus est
350
40
529
221
33
64
173
90
705
350
Antiquitas
iit, iuit
iuit
uēnit
(1)
22
≈ 800
Patres
latini II
1
9
≈ 1 300
Medii aeui
scriptores
2
376
≈ 3 600
Vulgate
La forme générique īit a été grandement concurrencée par la forme
correspondantes d’autres verbes de déplacement, depuis Plaute jusqu’aux
auteurs chrétiens. Deux formes se distinguent nettement : uēnit et abīit.
L’extension de uenīre a dû être accentuée par l’absence de valeur déictique
2
Ce choix semble avoir été assumé par saint Jérôme même, car les autres auteurs
chrétiens utilisent le thème de perfectum sans -u-. En outre, la Vetus latina l’atteste
également : VETUS LATINA, 1 Macc. 11, 39, Iit ad Emalcuhel Arabum « Il se rendit
chez Iamlekou l’Arabe ».
3
Nous avons dû lire presque 18 000 occurrences afin de départager la forme de
parfait uēnit de celle de présent uĕnit, et nous avouons notre difficulté à donner un
chiffre exact, d’où notre prudence exprimée par le signe ≈ « environ ».
PARFAITS « ALLER
82
»
du lexème. Il faut par ailleurs noter la belle performance de ingressus est,
pourtant déponent.
6.2. Suprématie de uēnit et abīit
Intéressons-nous par exemple à la Vulgate, qui n’atteste guère plus le
parfait orthonymique et dans laquelle la liste des lexèmes marqués est longue.
Si nous nous attachons à la construction avec un accusatif directif (avec les
prépositions in et ad suivies d’un nom de lieu ou de personne, ou sans
préposition, par exemple domum), il ressort que deux lexèmes centripètes se
démarquent, tout d’abord uēnit, puis abīit ; ascendit, descendit et ingressus
est sont également bien attestées :
iuit
9
uenit abiit ascendit descendit ingressus est exiit
88
62
52
22
292 135
accessit
introi(u)it
25
21
Voici les autres formes de lexèmes très ponctuellement attestées avec
l’accusatif directif :
iuit
9
transiit
12
pertransi(u)it
3
rediit
2
subiit
1
Il semble que le traducteur, soucieux du choix des termes, ait préféré
recourir à un hyponyme, plus précis que le lexème générique, qui était déjà
affaibli par son articulation peu aisée. Le passage suivant ne présente pas
moins de trois formes de lexèmes, avec des alternances qui témoignent du
souci de uariatio. En situation de traduction, il peut y avoir une influence du
lexème grec4 :
VULGATE, 1 Gal. 17-21 ; 2, Gal. 1
Neque ueni Hierosolyma ad antecessores meos apostolos sed abii in
Arabiam... deinde post annos tres ueni Hierosolyma ... deinde ueni
in partes Syriae et Ciliciae ... deinde post annos quattuordecim
iterum ascendi Hierosolyma...
« Sans aller à Jérusalem trouver les apôtres mes prédécesseurs, je m’en
allai en Arabie (…). Ensuite, après trois ans, j’allai à Jérusalem. (…)
4
La même variatio s’observait déjà dans le texte grec, mais autour du parfait
usuellement supplétif : ἀnÁlqon... ἀpÁlqon... Øpšstreya... ἀnÁlqon... ἀnšbhn...
ἀnšbhn...En grec, Ãlqon est à la fois centrifuge et centripète, il n’a donc pas
d’orientation déictique. C’est peut-être aussi le cas pour le latin uenīre. Nous
rappellerons les valeurs accordées à ce lexème en note 244 et discuterons ce point au
§ 16.2.
PARFAITS « ALLER
»
83
Ensuite je suis allé dans des régions de Syrie et de Cilicie. (…) Ensuite,
au bout de quatorze ans, je montai de nouveau à Jérusalem (…) ».
Certes, le parfait du simple īre n’est pas totalement éliminé de la Vulgate.
Ainsi, après l’emploi d’une forme d’impératif uenī, grammaticalisée comme
age en un adverbe d’exhortation, sans valeur déictique, et d’une forme du
lexème générique īre au subjonctif d’ordre, saint Jérôme recourt au parfait
orthonymique, à valeur centripète:
VULGATE, 1 Reg. 9, 10
Veni eamus et ierunt in ciuitatem in qua erat uir Dei5
« ‘Viens, allons !’ Et ils allèrent à la ville où se trouvait l’homme de
Dieu ».
Si le parfait de uenīre s’est si bien introduit dans les textes, c’est que,
d’une part, la formation et l’articulation de la forme ne posaient aucun
problème et que, d’autre part, le lexème était rendu apte à assumer toutes les
orientations possibles6. Aussi, sans se limiter au mouvement centripète,
pourvoit-il également au mouvement centrifuge. De fait, la même
construction que plus haut est parallèlement attestée avec uenīre :
5
La version hébraïque ne se souciait pas de la répétition : trois formes de « aller » se
succèdent, deux d’impératif de deuxième personne du singulier, et un d’imparfait de
troisième personne du pluriel. En grec, l’on trouve d’abord un adverbe de lieu, puis
deux formes du lexème usuel, au subjonctif aoriste de première personne du pluriel
pour l’ordre ponctuel, et à l’indicatif aoriste de troisième personne du pluriel : deàro
kaˆ poreuqîmen kaˆ ™poreÚqhsan e„j t¾n pÒlin
6
Le lexème uenīre comme fr. venir est « un indicateur de relation spatiale
impliquant une orientation de l’espace par rapport à l’instance d’énonciation »,
comme l’a défini F. LÉTOUBLON, 1985, p. 46. Il relève donc anciennement du
mouvement « centripète », de la déixis « afférente », par opposition à īre
« centrifuge », de déixis « efférente ». S. VAN LAER, 2003, p. 135, considère ce
caractère centripète comme « incertain » : « Le seul élément que nous puissions
conserver pour décrire la spécificité sémantique de uenio concerne l’idée d’un
déplacement orienté vers une borne, un repère ». Le DHLF, s.u., rattache venir à
« une racine i.-e. (…) qui exprime le but ». En fait, en latin uenīre peut être attesté
avec les deux orientations au sein d’un même passage : TÉRENCE, Ad. 231, Nisi eo
ad mercatum uenio, damnum maxumumst « Si je ne vais pas là pour le marché, c’est
une très grosse perte » / 233, nunc demum uenis ? « C’est seulement maintenant que
tu viens ? ». Il repose sur une racine i.-e. peut-être non orientée déictiquement, qui a
donné des formes centripètes ou centrifuges (ba…nw). En outre, nous pouvons établir
un parallèle avec les deux lexèmes supplétifs du grec « aller », composés des deux
racines *ei- centrifuge et *h1l-eu-dh- centripète. D’ailleurs, F. LÉTOUBLON, 1985, p.
46, poursuit ainsi : « Quoi qu’il en soit à l’origine des valeurs déictiques des deux
racines, on constate qu’elles étaient essentiellement défectives, parce que
lexicalement marquées dans l’ordre des procès. Etant défectives et d’ordre de procès
opposé avec un sens voisin, elles étaient aptes à s’unir en un système supplétif,
c’est-à-dire à manifester leur complémentarité paradigmatique ».
PARFAITS « ALLER
»
84
VULGATE, Marc. 14, 16
Et abierunt discipuli eius et uenerunt in ciuitatem7
« Ses disciples partirent et allèrent à la ville ».
C’est donc peut-être Ãlqon qui a influencé uēnī. Le parfait uēnī ne
remplace pas systématiquement ī(u)i dans les textes, mais il est nettement
plus fréquent. La force de uēnī tient à son aptitude à une double orientation,
centripète ou centrifuge, et à la facilité articulatoire de ses formes
clairement dissyllabiques ou trisyllabiques. S’agit-il d’un remplacement ou
seulement d’un cas fréquent de parasynonymie ? Il est certain que uenīre a
conservé jusqu’au français sa spécificité pour le mouvement centripète,
mais il peut dénoter aussi autre chose. Son parfait a pu paraître commode à
l’usage de sujets parlants qui préféraient éviter l’effort articulatoire que
nécessitait le parfait orthonymique, mais il est difficile de dire si celui-ci est
resté dans la langue parlée par le peuple. Le supplétisme en français repose
sur la généralisation de la conjugaison de *allāre, aller. Il n’est pas de date
latine, car ambulāuī, relativement bien attesté, reste fermement attaché à la
dénotation de la marche sans cible explicite.
7. Iī et ambulāuī
Dans la Vulgate, les 38 occurrences de ambulāuit dénotent toujours la
marche, concrète ou figurée, en l’absence de toute cible explicite, et se
trouvent de fait dans l’incapacité d’introduire des compléments directifs.
Tous les compléments sont à l’ablatif-instrumental ou à l’ablatif
d’accompagnement (cf. aussi Is. 57, 2, ambulauit in directione sua) :
VULGATE, Is. 50, 10
Qui ambulauit in tenebris et non est lumen ei speret in nomine Domini8
« Celui qui marcha dans les ténèbres sans qu’aucune lueur lui
apparaisse, qu’il se confie dans le nom du Seigneur ».
Néanmoins, pour la marche figurée, nous pressentons qu’un
remplacement a été effectué par les auteurs chrétiens du milieu du IV ème
siècle. La locution fonctionnait à date plus ancienne avec le parfait
orthonymique. Ainsi est-il remarquable de trouver dans un livre
7
Il en était ainsi en grec : kaˆ Ãlqon e„j t¾n pÒlin
Ce verset présente le lexème usuel « aller » en hébreu, au parfait, elk, ou en grec,
au participe présent, oƒ poreuÒmenoi
8
PARFAITS « ALLER
85
»
deutérocanonique, inspiré d’abord du texte hébreu, puis grec9, le parfait īuit,
que saint Jérôme ne retiendra pas dans sa propre traduction et remplacera
par le parfait ambulāuit dans son sens métaphorique :
VETVS LATINA, Eccli. 48, 25
Et fortiter iuit in uia Dauid patris sui
« Et avec force il marcha dans la voie de David son père ».
= VULGATE, 4 Reg. 22, 2
Et ambulauit per omnes uias Dauid patris sui
« Et il marcha dans toutes les voies de David son père »10
Ce remplacement limité à certaines lexies complexes est également
attesté pour d’autres formes (telles que īte → ambulāte, cf. chapitre III B) :
dans des locutions figurées
Phase I ī(u)it
Phase II ambulāuit
īerunt
ambulāuerunt
Il n’est pas imité de l’hébreu, qui se contente de recourir au lexème
générique et usuel, mais du grec, qui opère le remplacement dans le
Nouveau Testament :
Modèle
hébraïque
AT
elk

Ãlqon
¢nÁlqon
™poreÚqh

Ãlqon
¢nÁlqon
™poreÚqh
‫הﬥֵ רּ‬
™poreÚqh
periep£thsen
marche spatiale
‫הﬥֵ רּ‬
« il alla »
marche figurée
« il marchait »
Modèle grec
elk
Vetus Latina
Vulgate
AT, NT
AT, NT
uēnit,
ī(u)it,
abīit, etc.
uēnit, ī(u)it,
abīit, etc.
ī(u)it
ambulāuit
Il ne s’agit pas d’un remplacement morphologique qui serait valable dans
tout le paradigme du parfait de « aller », quelle que soit la construction. Ce
remplacement se limite à quelques formes, dans certaines lexies complexes,
sans répercussion, du moins immédiate, sur l’ensemble du paradigme, mais
il s’impose dans le type de construction concerné. Nous entrapercevons
9
L’hébreu et le grec ont aussi le lexème usuel « aller », à l’imparfait en hébreu, à
l’aoriste en grec : par exemple, 2 Chronique 34, 2, ™poreÚqh ™n Ðdo‹j Dauid toà
patrÕj aÙtoà
10
Cf. aussi VULGATE, 2 Par. 34, 2, Et ambulauit in uiis Dauid patris sui « Et il
marcha dans les voies de David son père ».
PARFAITS « ALLER
»
86
toutefois des prémices du rapprochement futur des deux lexèmes dans les
langues romanes et, déjà en latin, leur aptitude à échanger des formes. Nous
réservons l’étude du détail pour un autre mode : à l’impératif, des formes à
peine ou nulle part usitées (ré)apparaissent précisément dans les lexies
présentées plus haut. Ce sont ces formes qui sont à l’origine d’un
remplacement d’abord stylistique (choix d’un lexème métaphorique), puis
morphologique par l’extension de la variante syntagmatique à tous les
temps du discours, au parfait comme à l’infinitif et au futur :
VULGATE, 1 Ioh. ep. 2, 6
Qui dicit se in ipso manere debet sicut ille ambulauit et ipse
ambulare
« Celui qui prétend demeurer en Lui doit se conduire lui aussi
comme celui-là s’est conduit »11.
11
Le texte grec opérait déjà le remplacement du lexème usuel : Ð lšgwn ™n aÙtù
mšnein Ñfe…lei kaqëj ™ke‹noj periep£thsen kaˆ aÙtÕj peripate‹n
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
87
CHAPITRE III A
SUPPLÉTISME DE Ī REMPLACÉ PAR VĀDE,
DE VIRGILE À SAINT JÉRÔME
La deuxième personne du singulier de l’impératif présent du verbe
« aller », usuellement ī en latin archaïque, classique et post-classique, a été
remplacé par uāde en latin. C’est la forme retenue dans le paradigme de
aller en français, va. Ce supplétisme n’est pas valable pour la forme du
pluriel, uādite restant presque inusité tout au long de la latinité ; le fr. allez
vient du paradigme de ambulāre, soit de ambulāte, soit de l’impératif
conjugué du lexème de l’ancien-français *allāre1. Nous connaissons le
point de départ et le point final, le stade latin et le stade de l’ancienfrançais ; l’évolution interne du phénomène n’a pourtant pas été
reconstituée. Pour ce faire, il faut établir les relations et oppositions,
morphologiques, sémantiques et séquentielles, qui ont pu exister entre les
deux formes, qui sont à un moment donné devenues synonymes au point
que uāde, la forme pourtant la moins usuelle, devienne, par un
remplacement définitif, la forme paradigmatique de « aller ». Nous
parvenons à tracer les grandes lignes de l’évolution de ce supplétisme grâce
à la poésie latine et à la Vulgate : l’une se servant d’une forme dans des
contextes nobles et dans un haut niveau de langue, celui de l’épopée, l’autre
entérinant un usage de la langue orale. Une approche fréquentielle,
normative, contrastive et sémantique rendra compte de cette évolution.
8. Attestations des formes au cours de l’histoire du latin
Un aperçu des attestations des formes au cours de la latinité, siècle par
siècle, auteur par auteur, nous donne une première approche du phénomène,
très séduisante, puisqu’elle tend à confirmer le remplacement de ī, tombé en
désuétude rapidement, par uāde, alors que ce n’est pas le cas pour īte et
uādite. Par commodité, nous commencerons par ces deux formes, qui ne
fonctionnent pas en paire même occasionnelle.
1
En celtique, le supplétisme est encore plus complexe puisqu’il recourt à trois
racines pour le paradigme de « aller » à l’impératif : *ten- à la troisième personne du
sg. (tét), *ergh- à la deuxième personne du pluriel (eircid) et *teg- ailleurs (première
personne du sg. tíag, tíach ; première personne du pl. tíagam ; troisième personne du
pl. tíagat). Cf. R. THURNEYSEN, 1946, p. 211.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
88
»
8.1. Vādite et īte (abīte)
Aux deux formes du pluriel uādite et īte, nous ajoutons les attestations
d’un « satellite », abīte, de haute fréquence. Ce sont tout d’abord deux
poètes, Plaute et Ovide, qui emploient fréquemment īte. Le premier utilise
également souvent son préverbé abīte, alors que le second ne l’atteste pas.
César
Salluste
Virgile
Horace
Tibulle
Properc
e
Ovide
4
2
1
-
1
1
-
1
12
-
-
4
-
6
-
22
-
Sénèque
le Père
Cicéron
4
1
TiteLive
Catulle
uadite ite
29
abite 14
Térence
Plaute
Tableau 1 : du IIème siècle av. J.-C. à la fin du Ier siècle av. J.-C.
11
1
5
-
En latin post-classique, la forme usuelle reste īte, bien attestée de
nouveau chez deux poètes, Sénèque, dans ses tragédies, et Stace.
Martial
Juvénal
Suétone
Aulu-Gelle
Priapea
2
6
-
Stace
1
18
-
Valerius
Flaccus
1
-
uadite
ite
abite
Pétrone
Sénèque
dramatur
ge
Lucain
Sénèque
philosophe
Tableau 2 : du Ième siècle ap. J.-C. au IIème siècle ap. J.-C.
4
1
1
6
-
26
1
4
1
3
-
2
2
-
1
Jusqu’en latin chrétien, īte ne cède aucun terrain ; uādite n’est même pas
attesté dans l’œuvre colossale de saint Augustin.
Vulgate
st Jérôme
(citations
bibliques)
8
-
38
-
1
69
9
66
-
4
Iohannes
Cassianus
st Ambroise
1
Prudence
Claudien
3
4
-
st Augustin
Lactance
4
-
st Jérôme
(discours et
lettres)
st Cyprien
uadite
ite
abite
Tertullien
Tableau 3 : du IIIème siècle ap. J.-C. au Vème siècle ap. J.-C.
234
1
5
-
1
1
te s’impose à toute époque et globalement sur toute la latinité (789
occurrences au total).
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
uadite
ite
abite
IIIème et Ier siècle
IIème
av. J.-C.
siècle av.
J.-C.
1
40
75
15
5
Tableau 4 : Totaux.
Ier siècle
IIème
ap. J.-C.
siècle
ap. J-C.
4
108
3
11
7
»
IIIème
siècle
ap. J.C.
3
16
-
89
IVème et
début du
Vème siècle
ap. J.-C.
1
9
539
789
18
48
Vādite n’est pratiquement pas attesté (seulement 9 occurrences dans toute
la latinité) et semble relever d’un usage purement littéraire : serait-ce dû à la
personne grammaticale2 ? Nous avons l’impression que, dès l’époque
archaïque, seules trois formes étaient usuelles : uādit, uādunt, uādere¸ les
seules attestées dans les premiers textes en notre possession. Dès le début de
la latinité, uādere est sans doute rare car trop marqué. Au contraire, īte
l’emporte de très loin à toutes les époques : īre est dominant, donc īte aussi.
En outre, cette forme n’est pas limitée à la poésie : on la trouve en prose
dans des discours directs, chez Tite-Live par exemple. Elle n’avait pas à être
remplacée compte tenu de l’étoffe phonique de sa structure dissyllabique et
trochaïque.
L’impératif du préverbé ab-īre « s’en aller », bien attesté par ailleurs,
connaît un vif succès (48 occurrences au total) chez les auteurs de bas
niveau de langue, essentiellement Plaute, Pétrone, Martial, Suétone, puis
saint Jérôme tant dans sa traduction de la Vulgate que dans ses discours ou
lettres3. Abīte semble appartenir à un niveau de langue bas, puisque les
auteurs qui privilégient le style élevé, Virgile, Ovide, l’évitent et recourent,
même pour signifier « Va-t-en », à īte.
8.2. Vāde et ī (abī)
Le problème se pose en d’autres termes pour le singulier : d’une part le
préverbé ab-ī l’emporte au début de la latinité sur le simple ; d’autre part,
2
Le lexème ne connaît à la deuxième personne du pluriel que trois autres
attestations, l’une au présent de l’indicatif uāditis (Stace, Th. 6, 657), l’autre au futur
uadētis (Tite-Live, 7, 35, 11), une dernière bien plus tard à l’imparfait du subjonctif
uāderētis (Julien, Amos 1, 5).
3
Les 9 abīte de la Vulgate apparaissent dans l’Ancien Testament (dont trois dans la
Genèse) et reflètent sans doute une ancienne version de la Vulgate, marquée
d’expressions propres à la langue « populaire », avant que, comme le précise V.
VÄÄNÄNEN, 1981, p. 18, saint Jérôme ne se soucie de donner une tenue plus
littéraire aux textes sacrés. LACTANCE, Inst. 3, 23, 5, écrit : abite, inquit, in
profundum malae cupiditates, ego uos mergam, ne ipse mergar a uobis, selon une
traduction que reprend presque littéralement à son compte saint JÉRÔME, Iouin. 9,
abite, inquit, pessum malae cupiditates : ego uos mergam, ne ipse mergar a uobis.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
90
»
uāde est bien mieux attesté que la forme du pluriel et lpassera en ancienfrançais. Un tableau fréquentiel montre avec évidence le remplacement de ī
par uāde, à une date que nous tenterons de préciser en fin d’analyse. Plaute
atteste très bien ī, quoiqu’il emploie plus souvent le préverbé abī. Chez
Térence aussi, la forme préverbée est plus fréquente que la forme du simple.
Il faut noter dès à présent les 7 occurrences de uāde chez Ovide, ce qui
représente un nombre assez élevé compte tenu de sa fréquence faible chez
tous les autres auteurs.
Properce
Ovide
Tite-Live
Sénèque
le Père
Accius
Horace
- (11)
17
40
Virgile
1
-
Varron
Térence
1
-
Cicéron
Pacuvius
103
135
Catulle
Ennius
uade
i
abi
Plaute
Tableau 1 : du IIème siècle av. J.-C. à la fin du Ier siècle av. J.-C.
4
6
1
1
9
3
5
-
7
22
4
6
9
1
7
-
<1> 2(4)
-
1
-
Dans l’ensemble des œuvres post-classiques, la forme usuelle est ī, sauf
dans les tragédies de Sénèque (7 ī contre 8 uāde).
Sénèque
philosophe
Sénèque
dramaturge
Lucain
Pétrone
Valerius
Flaccus
Silius Italicus
Stace
Martial
Juvénal
Apulée
Aulu-Gelle
Hygin le
mythographe
Priapea
Tableau 2 : du Ier siècle ap. J.-C. au IIème siècle ap. J.-C.
3
8
-
8
7
-
1
-
1
-
1
8
-
1
12
-
12
20
7
3
19
-
1
4
1
2
1
-
1
-
1
-
uade
i
abi
Chez saint Ambroise déjà, ī n’est plus du tout employé.
4
Ausone
Claudien
st
Ambroise
Vulgate
1
-
1
3
2
-
7
1
69
-
181
2
139
2
2
-
223
5
-
Iohannes
Cassianus
Ammien
Marcellin
13
1
Prudence
Lactance
4
-
st Jérôme
(citations
bibliques)
st Jérôme
(discours
et lettres)
st
Augustin
st Cyprien
uade
i
abi
Tertullien
Tableau 3 : du IIIème siècle ap. J.-C. au début du Vème siècle ap. J.-C.
2
3
1
25
3
-
Accius présente le lexème préverbé en per- ; Varron le cite en le glosant par uade
περι. Nous reprendrons et commenterons ce passage au § 8.2.1.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
91
»
Au final, même si ī l’emporte numériquement jusqu’au IIème siècle après
J.-C., uāde s’impose de très loin en latin chrétien et sur toute la latinité.
Tableau 4 : Totaux.
IIIème et
IIème
siècle
av. J.-C.
uade
i
134
abi
178
Ier
siècle
av.
J.-C.
12
41
16
Ier siècle
ap. J.-C.
IIème
siècle ap.
J-C.
30
68
11
5
12
8
IIIème
IVème et début
siècle ap. du Vème siècle
J.-C.
ap. J.-C.
18
1
588
26
17
652
281
231
La forme attestée à date archaïque est ī, comme en témoignent deux
fragments de poésie d’Ennius et Pacuvius, et surtout Plaute. Elle prédomine
encore en latin classique, en poésie comme en prose. Les vers de Properce ou
les discours insérés dans les récits de Tite-Live ne présentent que cette forme.
D’autres auteurs attestent également uāde, mais ils recourent majoritairement
à ī : les Epîtres d’Horace, par exemple, attestent 5 fois ī en regard d’une seule
occurrence de uāde. C’est en latin post-classique que l’on note le premier
recul de ī devant uāde, d’abord dans les tragédies de Sénèque, puis dans les
Silves de Stace. Nous commenterons plus loin l’incidence de la nature de ces
textes sur la fortune des deux formes de lexème. Puis, dès le IIème siècle, ī
tombe en désuétude. Seuls les auteurs qui ont réagi contre le processus de
désagrégation de la langue par un retour aux modèles classiques maintiennent
le monosyllabique ī : c’est la cas de l’historien Ammien Marcellin, du poète
épique Claudien et du poète de l’idylle Ausone, dont la culture des brillants
poètes de jadis influençait très fortement l’écriture. En revanche, les auteurs
ecclésiastiques qui désavouaient les normes classiques, tels l’Africain
Tertullien, saint Cyprien, même le poète saint Ambroise, n’emploient plus
que uāde. Saint Jérôme, qui s’appliquait pourtant à donner une tenue plus
littéraire aux textes sacrés dans sa version de la Vulgate, conserve
exclusivement uāde, la forme usuelle dans la langue familière des gens non
cultivés. Seul saint Augustin, sans nul doute parce que lui-même fait usage
des artifices de la vieille rhétorique, emploie la forme monosyllabique, dans
son ancienne séquence poétique i nunc, à côté d’autres formes monosyllabiques, is, it, eunt, qui n’apparaissent pas dans la Vulgate. Or, uāde n’est
pas une forme usuelle dans la langue parlée par tous jusqu’au latin postclassique. Tout indo-européen qu’est son radical (cf. § 3.1.1.), il n’apparaît
pas dans un paradigme solidement attesté. Une seule forme du lexème est
bien installée dans les premiers textes, uādit, la troisième personne du
singulier du présent de l’indicatif. En revanche, la forme uāde, à l’instar de
bien d’autres formes du même lexème, n’est pas présente dans les fragments
des tout premiers poètes : seuls ī et īte sont attestés (cf. tableaux § 8.1. et
8.2.), ce qui n’implique pas que uāde n’existait pas. Toutefois uādere avait,
à l’époque archaïque, un sens précis qui expliquerait pourquoi son impératif
n’est pas attesté (cf. infra). Un fragment d’Accius repris par Varron
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
92
présente un uāde préverbé à l’aide de per-, mais il constitue un hapax dans
toute la latinité5 :
VARRON, L. 7, 2, 14
Quod est apud Accium : ‘peruade polum...’
polus Graecum, id significat circum caeli : quare quod est ‘peruade
polum’ ualet uade perˆ pÒlon.
« Dans le vers d’Accius : ‘Avance-toi sur ton char à travers le ciel
(…)’, le mot polus est grec, il signifie le cercle du ciel : en
conséquence l’expression peruade polum (avance-toi à travers le
ciel) équivaut à uade (va) perˆ pÒlon (à travers le pÒloj) ».
Le préverbé per-uāde chez Accius, selon Varron, aurait le sens du simple
uāde suivi de la préposition grecque correspondant au préverbe. C’est une
interprétation synchronique dont nous ne pouvons tenir compte ici : dans
per-uade, per- est un préverbe, et la tmèse éventuelle à laquelle la remarque
de Varron fait peut-être allusion serait per… uade ou uade … per et serait
archaïque ou archaïsante6. C’est seulement à partir de Virgile que uāde
commence à être bien attesté (cf. § 10.1.). On l’a essentiellement en poésie,
dans la tragédie puis dans l’épopée, et son emploi est limité à certains
contextes. Tout d’abord, dans l’Enéide, la forme entre dans une séquence de
structure similaire aux formules homériques : l’impératif est accompagné
d’un autre impératif devenu un adverbe d’énonciation, uade age (cf.
§ 10.1.2.) ; puis, la forme apparaît dans des interactions verbales 7 précises,
selon la position hiérarchique des intervenants sociaux : il s’agit d’un ordre
officiel, en contexte quasi militaire, où un locuteur hiérarchiquement
supérieur charge son allocutaire d’une mission solennelle. Seul ī est
employé d’un égal à un égal. Ce n’est que par la suite que uāde entrera dans
différentes séquences, toutes poétiques, jusqu’à Stace (cf. § 11.4.2.). Celuici l’emploie encore avec age ou bien tout seul, dans un domaine moins
noble, pour des faits de la vie quotidienne. Chez les auteurs chrétiens, uāde
5
Les formes usuelles de peruādere sont peruādere (Lucrèce, Tite-Live, Cicéron,
Sénèque ; surtout chez les auteurs chrétiens), peruādit, peruādunt (Tite-Live, Tacite),
peruāderet (Tite-Live, Tacite). Les autres formes, attestées une seule fois, sont :
peruādat (Tite-Live), peruadens (Vitruve), peruādō (Apulée), peruāderem (Apulée).
6
M. FRUYT, 2001, p. 88-89, revient sur ce qui est traditionnellement appelé la
« tmèse », qui, en latin, reflète en réalité une situation ancienne : « La disjonction
d’un préverbe latin ne se produit que dans des conditions très particulières : c’est un
trait de la langue archaïque et poétique archaïsante (…) ».
7
Alors que la linguistique traditionnelle analyse les énoncés comme des formes
autonomes, la perspective interactionniste, que C. KERBRAT-ORECCHIONI, 1990, a
adoptée, rappelle qu’en général le langage se pratique au moins à deux : faire usage
de la parole, c'est surtout s’adresser à autrui dans une situation sociale déterminée. F.
GAIDE, 1997, 2001, s’est intéressée aux interactions verbales en latin, chez Pétrone
et Plaute.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
93
est clairement la forme usuelle, d’un supérieur à un inférieur ou d’un égal à
un égal (cf. § 10.4.). Toutefois, nous trouverons les premières traces nettes
d’une extension sémantique et d’une désémantisation, avec un emploi de
uāde au sens de ī « va ! », d’un égal à un égal, en tout contexte, dès Stace,
dans ses Silves, de plus bas niveau de langue que ses autres œuvres. Dans le
cas de uāde, il faut certes considérer le changement de niveau de langue,
mais aussi et surtout le changement sémantique : la personne dénotée par le
sujet de uādere a le contrôle du procès. Or, à l’impératif « va » ou « va-ten », le sujet grammatical est l’allocutaire : il reçoit un ordre. Il n’a donc
peut-être plus le contrôle du procès, il obéit seulement. Il s’agit d’un « agent
causé », non plus d’un « agent causateur ». Le changement sémantique a pu
se faire plus facilement à cette forme d’impératif. Le sème du procès est
entamé puisque, même si le sujet manifeste par la suite sa volonté, il est mis
en marche8. L’impératif suppose donc cette désémantisation partielle.
Quant à abī, il a connu un vif succès au début de la latinité, chez Plaute
et Térence, au point de l’emporter numériquement sur le simple. Il
l’emportait également sur le plan phonétique (deux syllabes au lieu d’une)
et sur le plan sémantique par la précision du préverbe dénotant
l’éloignement. Quand le locuteur rejette violemment l’allocutaire, l’ordre
est dénoté par abī. Les traits des interactions verbales sont donc aussi
importants : abī, qui se rencontre dans la comédie de bas niveau de langue,
est utilisé autant par un maître que par un esclave à l’adresse d’un esclave
ou d’un homme libre pour des faits de la vie quotidienne, alors que uāde est
noble et prononcé dans la poésie de haut niveau de langue par un supérieur
à un inférieur. La connotation de abī est peut-être ce qui a fait sa faiblesse,
car, même si la forme continue à être attestée par-ci par-là dans les textes,
les poètes postérieurs l’ont évitée et ont eu recours à des adverbes spatiaux
(par exemple procul, retro, cf. § 10.1.3.). Cette absence est également liée
aux textes que nous possédons.
L’analyse fréquentielle des formes met donc en évidence au départ des
emplois numériquement semblables entre ī et son préverbé abī, alors que
uāde s’immisçait dans la langue écrite, avec un emploi d’interaction verbale
différent. Vāde était doublement soutenu par son étoffe phonétique et peutêtre par le sens marqué de son propre radical9 : sans l’aide d’un préverbe
(contrairement à l’hyperonyme īre), il pouvait dénoter le déplacement
« vers ». Sa faible fréqeunce jusqu’au Ier siècle après J.-C. ne laissait pas
présager l’avenir de uāde dans l’évolution supplétive du paradigme.
8
Nous tenons à remercier M. FRUYT de cette précision qui éclaire l’évolution
sémantique du lexème étudié.
9
L’autorité est avant tout marquée par le mode de l’impératif. Il est également
possible que le choix du lexème y participe.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
94
9. Place de uāde dans le paradigme de uādere et de ses préverbés
Afin de mieux cerner la place de l’impératif uāde dans la conjugaison
latine, nous souhaitons donner un aperçu de l’ensemble du paradigme. Il
apparaîtra ainsi que le simple est non seulement défectif au perfectum, mais
encore mal attesté à l’infectum, dès le latin archaïque et même à l’époque
classique : le verbe était trop précis et trop militaire et c’étaient ses
préverbés qui étaient les plus utiles. Ceux-ci, essentiellement inuādere et
ēuādere, sont bien employés à tous les temps et à tous les modes, à toutes
les époques, dans tous les genres, prose et poésie confondues 10.
9.1. Aperçu des lexèmes et formes de lexèmes attestés au cours
de la latinité
Le paradigme du simple paraît faible en regard de celui des préverbés
variés et nombreux. Ainsi nous nous demanderons si un phénomène de dépréverbation, fréquent en poésie, ne serait pas venu renforcer l’usage de
uādere dans la langue parlée. Ce sont deux poètes, d’époque différente, qui
ne recourent qu’au simple : Ennius et Horace, ce dernier attestant une fois
l’impératif uāde (cf. § 10.2.2.). En revanche, Plaute, Lucrèce et Suétone
conjuguent à des temps et modes variés les préverbés, sans jamais employer
le simple ; ils recourent aux préverbés dans des contextes militaires ou
autres, parfois dans une acception figurée.
Le simple, qui est toujours peu employé, se prête à une préverbation
variée (avec les préverbes in-, ē-, circum-, inter-, per- et super-) chez des
auteurs divers, poètes, historiens, de toute époque, de tout niveau de langue.
Le préverbé inuādere signifie « marcher dans ou sur, envahir », dans un
sens propre ou figuré. Ēuādere dénote le procès de « sortir de, s’échapper
de ; finir par être ou par devenir » ou d’ « échapper à ». Le préverbé
peruādere « s’avancer à travers, pénétrer jusqu’à ; envahir, pénétrer » est
plus rare. Sont peu attestés circumuādere « attaquer de tous côtés, envahir,
s’emparer de » (au propre et au figuré), superuādere « franchir, escalader »,
et interuādere « venir entre ».
Chez Martial, toutes les formes du simple sont des formes de deuxième
personne du singulier, alors que les formes préverbées sont des formes de
troisième personne du singulier. Juvénal recourt à la forme d’impératif du
simple, alors que Properce choisit la forme préverbée en in-.
A l’exception de Sénèque dans son théâtre, les auteurs qui utilisent trois
préverbés emploient à peine le simple, et ils emploient les préverbés les plus
anciennement attestés.
10
Il nous semble inutile d’illustrer ici le paradigme de īre, parfaitement installé en
latin. Nous renvoyons seulement aux tableaux donnés en annexe 3.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
95
Plus on allonge la liste des préverbés, plus le simple se fait rarissime.
Mais celui-ci peut présenter des formes peu usitées, voire des hapax (cf.
chez Tite-Live uādendum et les formes de participe présent).
Les préverbés sont donc bien attestés, comme le confirme d’ailleurs leur
postérité romane (cf. fr. envahir et évader). Au contraire, le paradigme du
simple uādere est mal assuré et seules les formes les plus anciennement
attestées se maintiennent tout au long de la latinité, c’est-à-dire uādit,
uādunt et uādere. De plus, elles ont été employées de manière stricte : soit
en poésie, dans des conditions d’énonciation particulières (cf. § 10.1., chez
Virgile, § 10.2., chez Ovide), soit en prose, dans des tournures figées (cf.
§ 18.1., dans la langue militaire de Tite-Live, pour des soldats qui marchent
au combat, in proelium). Il faut attendre le latin chrétien pour découvrir
l’attestation d’une conjugaison plus complète du lexème, surtout à certaines
personnes du présent de l’indicatif (cf. § 10.4., dans les commentaires et
discours de saint Jérôme).
9.2. Les formes d’impératif en -uāde préverbées
Les auteurs classiques et post-classiques qui attestent uāde, tous des
poètes ou des dramaturges, emploient peu de formes du reste du paradigme.
Il en va de même pour les formes d’impératif préverbées. Nous avons relevé
en tout seulement 22 occurrences de inuāde, ēuāde et peruāde - mais
aucune attestation de circumuāde, superuāde, interuāde -. Ces formes
apparaissent dans la poésie classique (à deux exceptions près, la première
dans une lettre de Sénèque, la seconde dans une Déclamation du pseudoQuintilien) et chez des auteurs tardifs, Tertullien, Ausone, saint Augustin et
Claudien, dans une prédication, un sermon ou un poème encore, dans des
textes donc à la rhétorique classique. Saint Jérôme n’emploie aucune de ces
formes préverbées.
Si uāde n’entrait donc pas dans un paradigme fermement constitué, c’està-dire dont les formes en général étaient peu employées, comment a-t-il
bien pu devenir si courant au point de remplacer la forme usuelle, de même
que uādit et uādunt ont remplacé les monosyllabiques it et eunt ? Tentons
maintenant de justifier ce remplacement par la comparaison, menée sur le
plan morphologique et sémantique, des deux formes « Va ! » et « Allez ! »
du latin.
10. Étude contrastive de uāde/ī et uādite/īte
L’étude contrastive de l’emploi des formes d’impératif au singulier et au
pluriel nous renseigne utilement sur l’évolution des formes et l’acquisition
du paradigme supplétif. Nous aurons ainsi confirmation de l’absence de
concurrence entre īte et uādite dans les textes, et par conséquent de
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
96
l’absence de remplacement de la première forme par la seconde en langue.
te a deux syllabes, il n’a donc pas besoin d’être remplacé. Il n’y aura
jamais, en outre, tentative d’harmonisation du paradigme, même quand
uāde suppléera ī : on ne trouvera pas un pluriel uādite qui correspondrait au
singulier uāde. La genèse du supplétisme est complexe. Au départ, ī,
employé en poésie comme en prose, dans les textes de bas ou haut niveau
de langue, connaît une distribution variée et des variantes sémantiques, alors
que des conditions d’énonciation précises déterminent l’emploi de uāde, qui
a invariablement le même signifié et est, de plus, limité à un style élevé de
la « grande » poésie. Seuls les plus nobles personnages ou les dieux ont
droit à uāde. Il s’agit d’un ordre énoncé à un inférieur, et il est
immédiatement suivi d’effet, ce qui est loin d’être toujours le cas avec ī. La
force de uāde, accentuée par sa position à l’ouverture ou à la fermeture de
discours ou de poèmes, détermine l’envoi de l’allocutaire vers une mission
d’une haute importance. Puis, au fur et à mesure de la latinité, uāde reçoit
une distribution bien plus large, que ce soit à proximité de l’autre forme ou
de façon isolée. L’évolution de la répartition des emplois de chacun, suivant
une analyse chronologique qui privilégiera à chaque époque les auteurs clés,
nous permettra d’éclairer notablement l’acquisition morphologique,
sémantique et syntagmatique du supplétisme.
10.1. La poésie de Virgile
Les premières attestations de uāde se rencontrent chez Virgile. Celui-ci
l’emploie dans des locutions qui laissent à penser que la forme ne
correspond pas à une dé-préverbation de in-uāde et qu’elle ne fonctionne
pas encore comme ī.
10.1.1. Paradigme
En regard de plusieurs occurrences de uāde, on ne trouve qu’une attestation
de uādite (En. 11, 176). Au contraire, īte est bien attesté (En. 11, 24 ; etc.).
10.1.2. Syntagmes
te peut être, comme ī mais non comme uāde11, accompagné de l’adverbe
nunc, qui indique le « maintenant » du moment de l’énonciation :
VIRGILE, En. 11, 119
Nunc ite et miseris supponite ciuibus ignem.
« Allez maintenant, et dressez un bûcher à vos malheureux
concitoyens ».
11
Les attestations de uāde avec nunc sont tardives et seulement au nombre de trois.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
97
VIRGILE, En. 7, 425-426
I nunc, ingratis offer te, inrise, periclis :
Tyrrhenas, i, sterne acies ; tege pace Latinos.
« Va maintenant, héros dont on se rit, t’offrir à d’ingrats périls ; va,
écrase les armées tyrrhéniennes, protège de la paix les Latins ».
Cet ordre donné par Allecto, déguisée en vieille prêtresse de Junon, à
Turnus n’est pas suivi d’effet, puisque celui-ci tourne en dérision son insulte
(et v. 435 uatem inridens « se riant de la prêtresse ») ; le locuteur désire
vivement le départ de l’allocutaire et répète à deux reprises l’impératif ī,
mais l’allocutaire refuse et replonge dans son sommeil interrompu par
Allecto. Le second ī n’est pas accompagné d’un adverbe et il est
immédiatement suivi d’un autre impératif (autre que age), ce qui est le cas
le plus fréquent dans l’Enéide. Dans cette tournure grammaticalisée, ī est un
morphème d’ordre, jussif, qui vient renforcer, intensifier l’impératif. La
valeur lexicale de la tournure est portée par le verbe à l’impératif.
Vāde est suivi (à une exception près, cf. En. 3, 480) de l’impératif age :
VIRGILE, En. 3, 462
Vade age et ingentem factis fer ad aethera Troiam.
« Va donc et par des hauts faits porte aux nues la puissance d’Ilion ».
10.1.3. Sens
Or, cet envoi de uade age n’apparaît pas dans n’importe quel contexte.
Plusieurs conditions se révèlent à la lecture des vers qui précèdent. Les
déplacements d’Enée et de ses compagnons sont dénotés par le lexème
usuel īre, préverbé diversement, abeunt (v. 452) et adeas (v. 456), et sont
assimilés à une course, deux fois à l’aide du substantif cursus (v. 454 et
460). En revanche, l’envoi est ordonné par le devin à l’aide de uādere,
soutenu par une forme d’impératif de sens plus ou moins vide, age, et par
un connecteur ĕt, avec lesquels il forme une unité métrique en raison de
l’élision des -ĕ finaux (uad(e) ag(e) e│t). Les mêmes observations sont
possibles pour l’occurrence voisine :
VIRGILE, En. 3, 479-481
Ausoniae pars illa procul, quam pandit Apollo. / Vade, ait o felix nati
pietate. Quid ultra / prouehor et fando surgentis demoror Austros ?
« La partie de l’Ausonie que t’assigne Apollon est encore loin. Va,
dit-il, ô heureux père d’un fils plein de piété ! Pourquoi te parler plus
longtemps et retarder, par mes discours, les Austers qui se lèvent ? »
Le roi-devin Hélénus presse Anchise, d’une manière qui n’est pas
autoritaire puisque les deux personnages sont égaux sur le plan social, mais
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
98
qui est néanmoins insistante : l’injonction se veut pressante, énergique ; il
n’y a pas de temps à perdre dans le départ (cf. ici demoror, plus haut
morae), d’autant que la route est longue (cf. procul). La peur du délai dans
cette mise en route est bien trop souvent soulignée pour ne pas être
essentielle dans les conditions d’apparition de uāde ; soit le locuteur presse
instamment le départ de l’allocutaire, soit il l’envoie pour presser quelqu’un
qui s’attarde :
VIRGILE, En. 4, 222-226
Tum sic Mercurium adloquitur ac talia mandat :
‘uade age, nate, uoca zephyros et labere pinnis,
Dardaniumque ducem, Tyria Karthagine qui nunc
expectat fatisque datas non respicit urbes,
adloquere et celeris defer mea dicta per auras.
« Alors il s’adresse à Mercure et lui donne les ordres que voici : ‘Va
donc, mon fils, appelle les Zéphyrs et prends ton envol. Le chef
dardanien, qui s’attarde maintenant dans la tyrienne Carthage, ne
songe plus aux villes promises par les destins : parle-lui et porte-lui
mes propos en t’élançant par les brises rapides.’ »
En tant que souverain (mandat et v. 238 imperio), Jupiter donne un ordre
à Mercure et l’envoie auprès d’Enée. A ce repos d’Enée s’oppose la
nécessité d’un prompt départ de Mercure, aidé de ses ailes et des vents
rapides ; le fidèle messager répond sans délai à l’ordre et se met en route
avec promptitude et rapidité (v. 237-238, ille patris magni parere parabat /
imperio « Il s’apprêtait à obéir à l’ordre de son souverain père », avec un
remarquable imparfait, qui indique que Mercure prit même de l’avance en
se préparant avant la fin du discours de son père, peut-être dès l’injonction
uade age)12. De fait, l’injonction pressante est suivie d’effet : la mise en
route est immédiate et le locuteur adopte une bonne « vitesse de croisière ».
Le messager parvient auprès d’Enée si promptement (avec un préverbé de
uādere qui souligne la diligence et l’agressivité, continuo inuadit « Aussitôt
il l’aborde ») que l’allocutaire « brûle de prendre la fuite » (v. 281, ardet
abire fuga). Avec ī et īte, en revanche, le locuteur est très rarement
supérieur à celui à qui il donne l’ordre : en dehors de En. 9, 116-117, où
Cybèle fait preuve d’autorité (iubet) sur les déesses-poupes qu’elle
commande et qui obéiront en se détachant et en allant au fond des ondes,
toutes les occurrences de ī et de īte ne marquent pas d’ordre vraiment
pressant, au point que le locuteur lui-même n’est pas assuré de l’exécution
de ce qu’il ordonne. Il s’agit parfois d’un ordre donné à regret :
12
La succession de ces quatre impératifs, de plus en plus longs et décomposant la
mise en route pour accentuer sa rapidité, rappelle la gradation ascendante du Cid de
Corneille : « Va, cours, vole »…
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
99
VIRGILE, En. 6, 544-546
Deip obus contra ‘ne saeui, ma na sacerdos :
discedam, explebo numerum reddarque tenebris.
i decus, i, nostrum: melioribus utere fatis’.
« Déiphobe reprend : ‘Ne te fâche pas, grande prêtresse ; je vais
m’en aller, je vais compléter la foule des ombres et je serai rendu aux
ténèbres. Va, notre gloire, va ; jouis d’un destin meilleur’ ».
Déiphobe, pour répondre à la Sibylle, qui renvoie son cadavre dans le
monde des morts, demande à Enée de partir, avec une répétition qui
souligne la contrariété ; même l’allocutaire aurait sans doute aimé retarder
son départ afin de poursuivre l’entretien (v. 537, et fors omne datum
traherent per talia tempus « et ils eussent peut-être passé tout le temps
donné à prolonger un tel entretien »). Le locuteur est résigné, triste, comme
Didon dans En. 4, 424 ou dans le vers suivant :
VIRGILE, En. 4, 380
i, sequere Italiam uentis, pete regna per undas.
« Va, poursuis l’Italie à la merci des vents, gagne les royaumes à
travers les ondes ».
L’ordre donné peut être si inefficace que, comble du sort, c’est le
locuteur en personne qui est obligé de partir. La valeur illocutoire de ī n’est
pas ici jussive. Didon n’a aucune autorité sur Enée, elle se résigne à le
laisser partir. Puis, en fait, c’est elle qui part (v. 389, fugit). Plus loin (En. 4,
593), à l’aide de īte, Didon enjoint ses rameurs de préparer la flotte afin de
suivre Enée : īte a bien une valeur jussive, mais les allocutaires ne sont pas
là. La même ironie apparaît avec l’ordre ī donné par Romulus à des morts
(cf. En. 9, 617). A une exception près donc, le locuteur ne met pas l’accent
avec ī ou īte sur le délai à respecter ; et surtout il est loin d’avoir de
l’ascendant sur son allocutaire. Au contraire, l’ordre énoncé avec uāde est
donné par un supérieur à un inférieur, qui obtempère immédiatement. La prise
en compte des interactions verbales nous permet donc de dire que ī et īte sont
non marqués et que uāde est marqué.
Chez Virgile, uāde introduit donc un ordre noble, s’accommodant du
caractère élevé de l’épopée ; il est prononcé par un supérieur à un inférieur,
avec effet immédiat, alors que ī ou īte sont non marqués. La mission dont le
locuteur charge celui à qui il s’adresse est elle aussi d’une haute importance.
La notion d’imminence, de rapidité, de révocation de tout délai demandé,
toujours explicitement dénotée cotextuellement, marque une évolution
sémantique. Comme uāde signifie chez Virgile, non pas « marche intentionnellement et volontairement », selon le sens premier du radical latin, mais
« pars, va promptement et avec rapidité », par extension de sens, nous
pouvons admettre un début de désémantisation, qui tend à rapprocher la
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
100
forme de la forme orthonymique ī. Ce rapprochement trouve une illustration
dans les locutions qui forment une unité métrique en début de vers et qui
sont un peu grammaticalisées : Vād(e) age, d’une part, I nunc, d’autre part,
et qui ne sont pas sans rappeler plusieurs débuts de vers homériques : B 163,
etc., 'All’ „qi nàn, suivi ou non dans le même vers d’un autre impératif de
deuxième personne du singulier – présent ou aoriste – ; A 141, etc., Nàn d’
¥ge et A 210, etc. (très fréquent), ¢ll’ ¥ge (nàn), suivi ou non dans le
même vers d’un autre impératif de deuxième personne du singulier. En
outre, grec „qi nàn, ¢ll’ ¥ge, nàn d’ ¥ge ou latin I nunc et Vade age
remplissent une même fonction énonciative, celle d’une mise en route de
l’allocutaire parfois suivie d’un autre ordre à l’impératif, avec coordination
des deux ordres (uade a e et … fer « Allez, va et porte… ! », c’est-à-dire
« Allez, va porter… ! »), ou sans coordination des ordres (uade age caue,
cf. § 10.2.2.). Cette grammaticalisation des verbes de mouvement se
rencontre de même dans fr. Va voir…, Viens voir…, angl. Go and see…,
Come and see…, esp. Vaya y vea…, etc. Selon A. Orlandini, la séquence
grammaticalisée de l’impératif ī suivi de nunc fonctionne comme une
« espèce d’adverbe d’énonciation » et est comparable à la formule figée fac
ut (« fais en sorte que ») ou fac + infinitif actif, à valeur hypothétique
(« imaginez que… »). L’impératif est, en effet, un mode privilégié pour
réaliser le passage du niveau propositionnel au niveau textuel, ce qui est,
selon E. Traugott, la première étape dans le processus orienté vers la
grammaticalisation (I Propositional > II (Textual) > III Interpersonal). Le
processus de grammaticalisation entraîne une dé-catégorisation (le passage
de verbe principal à verbe support) ainsi qu’une ré-interprétation
sémantique. La première étape (« Tendency 1 ») du procès de
grammaticalisation réalise un glissement d’une situation externe (concrète,
par exemple un verbe de mouvement) vers une situation interne (plus
abstraite : évaluative, perceptive, cognitive, par exemple une tournure
concernant l’énonciation). La description du processus faite par E. Traugott
correspond exactement à la grammaticalisation de I nunc13.
10.2. La poésie d’Ovide
Dès Ovide, on note une évolution, à tous les niveaux.
10.2.1. Paradigme
Ovide n’atteste pas uādite, tandis que īte se rencontre souvent. Il emploie
davantage ī que uāde, mais cette dernière forme est aussi bien
représentée (7 uāde en regard de 22 ī).
13
Nous remercions infiniment A. ORLANDINI de ces précisions capitales pour
comprendre la grammaticalisation de I nunc en particulier.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
101
10.2.2. Syntagmes
Seul ī peut également être suivi de nunc. En revanche, ī et uāde
précèdent parfois d’autres impératifs présents de la même personne :
OVIDE, Pont. 4, 3, 53
‘i, bibe’ dixissem ‘pur antes pectora sucos’
« Va boire, eussé-je répondu, ces breuvages qui guérissent les
maladies de la raison ».
OVIDE, Ars 2, 635
I nunc, claude fores, custos odiose puellae,
« Va maintenant, odieux gardien, fermer la porte sur ta maîtresse ».
Ici, ī est déjà un peu grammaticalisé : le procès important est bibe
« bois » ou claude « ferme ». Son emploi repose sur la grammaticalisation
des verbes de mouvement : ī ne dénote pas un déplacement, mais la forme
est seulement un moyen d’introduire l’ordre. Un changement plus important
se manifeste chez Ovide dans la place et le syntagme où ī et uāde
apparaissent. L’impératif n’est plus toujours placé à l’initial de vers ; il
trouve également place à l’intérieur du vers, au deuxième pied par exemple,
devant l’adverbe procul qui intensifie le départ (cf. F. 6, 594 pour ī et Met.
4, 649-650 pour uāde, § 10.2.3). En outre, uāde age n’est plus attesté.
L’impératif fonctionne seul et se trouve éloigné du second impératif, par
exemple saluta dans le vers suivant :
OVIDE, Tr. 1, 1, 15
Vade, liber, uerbisque meis loca grata saluta.
« Va, mon livre, et donne le salut de ma part aux lieux qui me sont
chers ».
Chez Horace, le seul uāde (vs 9 ī) se prête à une séquence originale, qui
souligne l’évolution :
HORACE, Ep. 1, 13, 19
Vade, uale, caue ne titubes mandataque frangas.
« Va, porte-toi bien, crains de tomber et de casser ce qui t’est
confié ».
L’occurrence est désémantisée : le sujet grammatical peut s’en aller, mais
ni la cible ni l’intention d’aboutir à quelque chose ne sont dénotées. Cette
occurrence formulaire (cf. la formule pour prendre congé, ualē !) a pu être
entraînée, en clôture d’épître dans une succession de trois impératifs de trois
syllabes, par une double allitération en /a/ … /e/, une assonance en /w/ et un
chiasme /wa/ c /aw/, qui sont des procédés poétiques. Le seul sème qui
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
102
demeure est celui de l’éloignement par rapport au locuteur (le poète fait ses
recommandations à Vinius Asella avant son départ). Cette formule
témoigne d’une étape intermédiaire dans le processus supplétif.
10.2.3. Sens
Il est de plus en plus difficile de distinguer les emplois des deux
impératifs de mise en mouvement. Certes, uāde est dit par un supérieur à un
inférieur envoyé en mission avec promptitude :
OVIDE, Rem. 152
Vade per urbanae splendida castra togae.
« Va à travers les camps de la toge qui briguent les dignités de la
ville. ».
L’ordre est donné par Ovide aux amoureux sur lesquels il peut asseoir sa
supériorité de poète expert en amour. Vade per… peut équivaloir ici à peruade. L’image militaire dont se sert le poète (castra) suggère un emploi
encore marqué de uāde. Dans l’exemple suivant, Bacchus explique à Midas,
qu’il avait enduit d’or, où et comment il s’en soulagera ; l’envoi est rendu
pressant par le uāde, qui assure à la fois la mise en avant, l’envoi, ainsi que
la marche, le déplacement jusqu’au fleuve, c’est-à-dire qu’il est télique :
OVIDE, Met. 11, 137
‘uade’ ait ‘ad magnis uicinum Sardibus amnem
« Va-t-en/va vers le fleuve voisin de la grande ville de Sardes ».
La force de l’injonction est manifeste également dans la capacité de uāde
et de īte d’assurer l’ouverture d’un poème, alors que ī n’apparaît jamaos au
premier vers, dans le même contexte par exemple de l’envoi d’une lettre à
qui le poète s’adresse :
OVIDE, Tr. 3, 7, 1-2
Vade salutatum, subito perarata, Perillam, / littera, sermonis fida
ministra mei.
« Va saluer Périlla, lettre tracée à la hâte, fidèle messagère de mes
paroles ».
OVIDE, H. 18, 15
Protinus aec scribens ‘felix, i, littera !’ dixi,
« Aussitôt, écrivant ces lignes ‘Pars, heureuse lettre’, m’écriai-je ».
apparaît souvent dans des injonctions antiphrastiques : le poète
s’exhorte ainsi au départ, anéanti par la violence des coups qu’il a portés sur
son amante, mais il ne partira pas et ne souhaite pas partir :
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
103
OVIDE, Am. 1, 7, 35
I nunc, magnificos uictor molire triumphos,
« Va maintenant, vainqueur, préparer un superbe triomphe ».
Ce « contre-ordre », ī nunc, en ce qu’il est contraire au souhait intime du
locuteur, est récurrent dans les Héroïdes (où uāde n’est pas employé)14.
nunc, īte n’ont pas de réelle orientation pragmatique et n’en ont jamais eu :
le locuteur ne donne pas une valeur forte à l’injonction. Au contraire,
uādere avait, à l’origine, dans son signifié, un sème de violence, de vitesse,
de rapidité, conservé dans les deux préverbés, inuādere et ēuādere, et
traduit à l’impératif par une virulence et une promptitude dans l’ordre. Ces
deux points ont pu s’atténuer au fur et à mesure de la pratique de la langue,
le simple évoluant plus rapidement que les préverbés 15. Aussi commence-ton à trouver chez Ovide des ordres donnés par uāde qui ne sont pas
exécutés :
OVIDE, Met. 4, 649
Huic quoque ‘uade procul…’
« Il répondit aussi : ‘Va-t-en loin d’ici (…)’ ».
L’ordre est prononcé par Atlas à Persée, que le roi tente de repousser par
crainte d’un vieil oracle, mais en vain, puisque Persée au lieu de fuir le
terrasse. La tentative de renvoi était pourtant faite avec violence (v. 649
uimque minis addit manibusque expellere temptat « Aux menaces il ajoute
la violence ; de ses propres mains il essaie de chasser le héros »). La
tentative de renvoi n’aboutit pas malgré le renforcement par l’adverbe
procul marquant l’éloignement. On pourrait envisager que le sème de
« violence » inhérent à la racine de uādere se maintienne ; la traduction par
« Va-t-en » conviendrait alors assez bien. Mais on peut soutenir également
que ce sème n’appartient pas ici à uāde et qu’il relève de la force
pragmatique de l’énoncé :
OVIDE, Ars 3, 505-506
‘I procul hinc,’ dixit ‘non es mi i, tibia, tanti’, / ut uidit uultus
Pallas in amne suos.
« Va-t-en loin d’ici, flûte, tu ne vaux pas autant à mes yeux », dit
Pallas en voyant ses traits dans l’eau ».
Quant au troisième critère que nous relevions chez Virgile dans les
conditions d’apparition de uāde, c’est-à-dire la notion de diligence, de
promptitude souhaitée par le locuteur, nous ne l’observons plus chez Ovide.
14
15
H. 3, 26 ; 4, 127 ; 9, 105 ; 12, 204 ; 17, 57.
J.-P. BRACHET, 2000, p. 46.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
104
Inversement, c’est avec īre que l’accent est mis sur la rapidité du
déplacement, toujours avec mora, dans la continuité d’autres verbes de
mouvement marquant la célérité, ainsi « courir » et « fuir » 16 (Rem. 214, I
procul, 217 ire... ire, 218, currere, 219, morentur, 222, moras, 224, fuge…
fugast). D’autres termes marquent la diligence en dehors de mora, ainsi citi
dans l’occurrence suivante où le premier īte dénote un vrai départ et où le
second īte est un semi-auxiliaire qui introduit le second impératif, attrahite :
OVIDE, Met. 3, 562-563
‘Ite citi’ - famulis hoc imperat - ‘ite ducemque
attrahite huc uinctum ! iussis mora segnis abesto!’
« Allez à l’instant (l’ordre s’adressait à ses serviteurs), allez traîner
ici le chef de la troupe, chargé de chaînes ! Qu’on exécute mes
volontés sans retard et sans faiblesse ».
te dénote ce que uādite pourrait dénoter : la mise en avant avec la
désignation d’une mission ; l’autorité du locuteur sur les allocutaires, ici
Penthée sur ses serviteurs (imperat et iussis) et la détermination, la rapidité
de celui qui est chargé de cette mission (outre mora, citi17 et segnis).
est donc encore plus fréquent que uāde et reste le terme non marqué.
Cependant, l’affaiblissement sémantique de uāde a pu s’accentuer : seul
demeure le sème de « départ », un départ intensifié parfois par l’adverbe
procul (cf. § 10.2.2). Toutefois, le passage suivant des Tristes montre que
les deux formes d’impératif ne sont pas encore totalement
interchangeables : la deuxième personne du singulier du futur de īre, à
valeur d’ordre, dénote le mouvement, avec une cible explicite, in urbem,
alors que l’impératif uāde dénote le départ seulement :
OVIDE, Tr. 1, 1, 1-3
Parue – nec inuideo – sine me, liber, ibis in urbem, / ei mihi, quo
domino non licet ire tuo ! / uade, sed incultus, qualem decet exulis esse.
« Petit livre, j’y consens, tu iras sans moi dans la ville où il ne m’est pas
permis d’aller, à moi qui suis ton maître ; va, mais sans ornements,
comme il convient à quelqu’un qui appartient à un exilé ».
Une étape supplémentaire sera franchie dans le théâtre de Sénèque, où
les deux formes ī et uāde se trouvent juxtaposées à l’initiale d’un même
vers.
16
Cf. aussi F. 2, 248-249, … moras : / i… moretur ; Ars 2, 222-226, I nunc… / …
uenias … abi / Occurras… / Curre… moretur…
17
De même, i clôt la satire avec nécessité d’un déplacement rapide, citus,
chez HORACE, S. 1, 10, 92, I, puer, atque meo citus haec subscribe libello « Va,
garçon, et dépêche-toi d’ajouter ces vers à mon petit livre ».
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
105
10.3. Le théâtre de Sénèque
Sénèque emploie 11 fois uāde, dont 8 dans son théâtre, et toujours à
proximité d’une forme de īre simple ou préverbée, justement le plus souvent
à l’impératif. Les 3 autres uāde apparaissent dans les œuvres de prose, ce
qui est frappant à cette époque de la latinité.
10.3.1. Paradigme
Le dramaturge emploie une seule fois uādite, forme presque inusitée
dans toute la latinité, à côté de l’orthonyme : la répétition de īte (attesté 18
fois dans les tragédies) prouve qu’il s’agit d’une exhortation et non d’un
vrai verbe de mouvement ; uādite, en revanche, dénote un départ, par
opposition au retour dénoté par re-ferte :
SÉNÈQUE, Med. 845-847
Ite, ite, nati, matris infaustae genus, / placate uobis munere et multa
prece / dominam ac nouercam. Vadite et celeres domum / referte
gressus, ultimo amplexu ut fruar.
« Allez, allez, ô mes fils, enfants d’une mère infortunée, vous
concilier par les présents et mille supplications votre maîtresse, votre
marâtre. Partez et revenez vite à la maison pour que je puisse jouir de
vos derniers embrassements »18.
Les faits sont beaucoup plus étonnants au singulier : la forme la plus
employée est uāde, précédant ī d’une occurrence (8 uāde contre 7 ī), alors
qu’auparavant uāde était peu fréquent ou absent chez tous les auteurs.
Sénèque se distingue, en outre, par l’emploi de deux autres formes
préverbées sur le même radical latin, ēuāde (attesté 3 fois : Ep. 32, 3 ; Ep.
117, 23 ; Herc. f. 582-585), inuāde (attesté une fois : Phaed. 160 ; on peut
discuter l’authenticité des deux occurrences de l’Hercules Oetaeus) :
SÉNÈQUE, Herc. f. 582-585
Tandem mortis ait ‘ uincimur’ arbiter / euade ad superos, lege
tamen data : / tu post terga tui perge uiri comes, / tu non ante tuam
respice coniugem.
18
De même Caton ordonne aux Romains chez LUCAIN, 9, 268-269 et 272, Ite, o
degeneres, Ptolemaei muneris arma / spernite... / Vadite securi ; meruistis iudice
uitam / Caesare non armis, non obsidione subacti « Allez, cœurs dégradés, rendre
le crime de Ptolémée inutile ! (…) Partez en toute sûreté vous présenter à César, il
est juste qu’il vous laisse la vie, puisque vous vous rendez à lui sans avoir soutenu ni
siège, ni combat ».
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
106
« Enfin, l’arbitre de la mort proclame : ‘Nous sommes vaincus,
échappe-toi et va chez ceux d’en haut, mais une condition est
pourtant fixée : toi, la compagne, suis les traces de ton époux, toi ne
te retourne pas vers ton épouse’ ».
Cet exemple de ēuāde est remarquable par sa similitude d’emploi avec le
simple uāde, quand il avait encore son sens plein : le sens est assez proche
et les conditions d’apparition du lexème sont identiques (même image
militaire, même envoi avec une mission fixée, cf. lege…data, par des
impératifs qui suivent le premier, perge et respice). Le recours à des formes
préverbées clairement marquées est l’indice d’une désémantisation de uāde
probablement bien avancée à cette époque de la latinité. L’étude syntaxique
et sémantique tendra à le confirmer.
10.3.2. Syntagmes
D’une part, la séquence ī nunc est encore bien attestée dans les
tragédies (cf. par exemple, Herc. F. 89). D’autre part, Sénèque, comme
Ovide, emploie uāde coordonné à un autre impératif de deuxième personne
du singulier autre que age. C’est la preuve que la désémantisation de uāde
est en cours et que le tour uāde et + impératif est grammaticalisé, comme
nous le notions plus tôt dans la latinité au sujet de ī :
SÉNÈQUE, Phoen. 622
…uade et id bellum gere
« (…) Va et fais [= va faire] une guerre telle que… »
Cet auteur atteste également une construction originale à ce moment de
la latinité : le déplacement peut être précisé non dans son terme, mais par le
lieu que le personnage doit traverser, une fois à l’aide d’un groupe
prépositionnel introduit par per, une seconde fois à l’aide d’une proposition
relative introduite par quā.
SÉNÈQUE, Med. 1026-1027
IA. Per alta uade spatia sublime aetheris, / testare nullos esse, qua
ueheris, deos.
« (Ja.) Oui, va à travers les hautes régions du ciel supérieur attester
qu’il n’y a point de dieux dans l’espace où tu t’élèves ! »
SÉNÈQUE, Med. 604
Vade qua tutum populo priori.
« Va par où tes prédécesseurs ont trouvé la sécurité ».
Il y a une certaine majesté dans l’image per alta … spatia sublime
aetheris qui rappelle la poésie grecque et virgilienne, avec une assonance en
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
107
/w/ entre les deux verbes de mouvement, uade et ueheris. Per… uade
pourrait être une variante dé-préverbée de per-uade, mais le contexte n’est
pas militaire et l’impératif est suivi d’une forme d’infinitif qui précise en
quoi consiste la mission. La construction avec quā s’observe habituellement
avec īre, ainsi dans un traité philosophique de Sénèque, qui coordonne it et
uadit :
SÉNÈQUE, Const. 14, 4
…Non it qua populus, sed ut sidera contrarium mundo iter intendunt,
ita hic aduersus opinionem omnium uadit.
« (…) [Le sage] ne suit pas le même chemin que la foule, mais,
comme les astres qui cheminent en sens inverse de la voûte céleste, il
va à contre-courant de l’opinion commune »19.
A notre avis, uadit « il va, il chemine » est ici l’équivalent de it sur le
plan dénotatif. Il y a sans doute supplétisme. De plus, il faut noter le nombre
non négligeable de uāde juxtaposés à ī dans le théâtre de Sénèque, qui
semble les employer indifféremment.
10.3.3. Sens
A priori, tous les critères retenus dans l’emploi ancien de uāde peuvent
encore apparaître lorsque l’impératif n’est pas accompagné de ī :
SÉNÈQUE, Med. 281-284
CR. Iam exisse decuit. Quid seris fando moras ? / ME. Supplex
recedens illud extremum precor, / ne culpa natos matris insontes
trahat. / CR. Vade : hos paterno ut genitor excipiam sinu.
« (Cr.) Tu devrais déjà être partie : pourquoi retardes-tu ton départ
grâce à tous ces discours ? (Méd.) En m’en allant je veux t’adresser,
suppliante, une suprême prière : que le crime de la mère ne retombe
pas sur ses fils innocents ! (Cr.) Pars : je les recueillerai
paternellement dans mon sein comme leur père ».
Créon peut s’arroger une autorité certaine sur Médée suppliant et priant.
Et cette seconde tentative de renvoi immédiat porte ses fruits, même s’il
19
Vādere dénote parfois la course des astres. Cf. aussi SÉNÈQUE, Ep. 93, 9, Scimus
sidera impetu suo uadere, praeter terram nihil stare, cetera continua uelocitate
decurrere « Nous savons que les astres avancent d’un mouvement autonome, que
rien n’est stable sauf la terre, que tout le reste connaît une course rapide
perpétuelle ». Le mouvement dénoté ici par uadere (vs l’immobilité dénotée par
stare) n’est pas aléatoire, il est déterminé par la trajectoire. Comme il ne s’agit pas
d’une personne, on ne peut parler de volonté, mais la phrase souligne l’autonomie
des astres, impetu suo. Ils ne dépendent donc pas de quelque chose.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
108
essuie un léger retard avant et après. Quoique l’obéissance ne soit pas
obtenue aussi rapidement que par les souverains de Virgile, il s’agit toujours
d’un ordre pressant, appuyant sur la diligence et l’imminence du départ.
Mais n’est-il pas possible de considérer ces critères comme désormais
contextuels eu égard à l’explicitation rendue nécessaire de ces notions de
promptitude et de détermination dans la mise en route ? Tout d’abord, la
forme de lexème est suivie d’une expression qui explicite la notion de
vitesse.
SÉNÈQUE, Med. 190
... Vade ueloci uia
« (…) Va par une route rapide ».
De même, dans les Lettres ou dans les Questions naturelles, uāde est
suivi d’un syntagme à l’ablatif de manière ou d’un adverbe marquant les
modalités de cette marche :
SÉNÈQUE, Ep. 37, 4
Vna ad hanc fert uia, et quidem recta ; non aberrabis ; uade certo
gradu.
« Une seule voie conduit vers celle-ci [la sagesse], et qui plus est une
voie directe ; tu ne pourras t’en écarter ; va d’un pas résolu ».
Avec un adverbe de manière, uāde est répété, fait unique dans la
littérature, ce qui a pour effet de faire correspondre le but de la marche au
mode de déplacement adopté :
SÉNÈQUE, Nat. 6, 32, 6
‘Vade fortiter, uade feliciter ! Nihil dubitaueris ; redderis’.
« ‘Va avec courage ; va tout joyeux. Pas d’hésitation ! Tu seras de
retour’ ».
Vāde apparaît également à proximité de l’impératif orthonymique, dans
une même réplique, voire par juxtaposition à l’attaque d’un même vers.
fonctionne fréquemment comme « embrayeur » de mouvement selon un
dessein précis et uāde, quand il est un vrai verbe de mouvement, dénote la
mise en route qui consiste en un éloignement effectué par l’allocutaire :
SÉNÈQUE, Med. 986 et 1007
O nuptialem ! Vade, perfectum est scelus (…) / I nunc, superbe,
uirginum thalamos pete.
« Ô jour d’hyménée ! Va-t-en ; le crime est consommé. (…) Va
maintenant, homme superbe, va rechercher le lit des vierges ».
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
109
SÉNÈQUE, Med. 186, 190 et 197
CR. abeatque tuta… / ... Vade ueloci fuga (…) / I, querere Colchis.
ME. Redeo…
« (Cr.) Qu’elle s’en aille en toute sécurité (…). Va, fuis au plus vite (…).
Va te plaindre à Colchos. (Méd.) J’y retourne ».
Il faudrait peut-être traduire ici uāde par « Va-t-en » car Créon, craignant
une des perfidies de Médée, veut la repousser (v. 188-9, Arcete, famuli,
tactu et accessu procul « Esclaves, empêchez-la de me toucher et de
m’approcher »). et uāde n’ont pas dans cette occurrence le même rôle : ī
suivi de l’impératif est grammaticalisé, uāde est le vrai verbe d’action,
comme dans le vers suivant :
SÉNÈQUE, Tro. 791
I, uade liber, liberos Troas uide.
« Va, marche en liberté et vois les Troyens libres »20.
Un dernier rapprochement dans le vers entre ī et uāde ne semble pas
comparable : entre les deux apparaît un profuge dont le préverbe prosouligne la mise en avant ; dans ce contexte de fuite, uāde pourrait être mis
pour ē-uāde, par dé-préverbation21 :
SÉNÈQUE, Oed. 1051
I, profuge, uade – siste, ne in matrem incidas.
« Va, fuis, marche, place-toi pour ne pas tomber sur ta mère ».
A ce stade de la latinité, uāde a donc déjà subi un affaiblissement de sens
notable. Sa fréquence est en augmentation et la forme fonctionne comme ī.
D’autres auteurs confirment cette équivalence, ainsi, avec une ponctuation
discutable - nous préférons faire dépendre le supin de uade, plutôt que de
ire, car le supplétisme semble réalisé - :
MARTIAL, Epigram. 1, 70, 1-2
Vade salutatum pro me, liber : ire iuberis / Ad Proculi nitidos,
officiose, lares.
« Va saluer de ma part, mon livre : tu as l’ordre d’aller, mon
serviteur, à la resplendissante maison de Procule ».
20
Les assonances en /w/ et /d/, uāde/uĭde, avec le troisième impératif reprenant la
voyelle du premier impératif, i, et le polyptote līber/līberōs, s’accordent avec ce
moment d’extrême douleur pour le locuteur qui sait qu’elle envoie son fils à la mort.
Pour cette raison, nous préférons la leçon du manuscrit A liber à celle de E puer.
21
Il est également possible de voir dans profuge un vocatif, « en accord, nous précise
A. ORLANDINI, avec le rôle du personnage d’Œdipe, qui est toujours profugus ».
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
110
Vāde ne sert pas à dénoter le départ, mais signifie l’envoi vers une
personne, « va saluer ». Au lieu de se placer du point de vue de l’allocutaire
que l’on envoie vers une destination, souvent lointaine (« va accomplir telle
mission », avec un uāde télique), on peut également se placer du point de
vue du locuteur, qui tente de repousser son allocutaire22. L’emploi de
l’adverbe foras dans l’exemple suivant appuie cette analyse :
MARTIAL, Epigram. 11, 104, 1
Vxor, uade foras, aut moribus utere nostris
« Ma femme, quitte la maison, ou conforte-toi à mes goûts ».
Ici, le remplacement supplétif est quasiment effectué. Quel que soit le
point de vue adopté, les sèmes marqués ont disparu : ceux de la violence ou
de la vivacité dont l’envoyé devait faire preuve. Il ne reste plus que la
valeur de l’envoi ou du renvoi. Vāde a alors pénétré dans toutes les couches
de la population, comme en témoigne son emploi avec le connecteur ergō :
JUVÉNAL, 2, 13-132
…Vade ergo et cede seueri / iugeribus campi, quem neglegis...
« Va-t-en donc et renonce aux arpents de l’austère Champ de Mars,
dont tu te désintéresses ! (…) »
L’ordre donné par le poète à un certain Gravidus, dont la bassesse entraîne
le renvoi méprisant de la part du locuteur, appartient à un niveau de langue
très bas ; ergo est peut-être d’un plus bas niveau de langue qu’age, forme avec
laquelle il constituait une unité métrique chez Virgile (cf. § 10.1.3.). Un autre
syntagme confirme la désémantisation de uāde : dans une conversation
« authentique » (ou du moins « simulée », au sens de J. Fernandez-Vest23)
avec un grammairien à moitié instruit (semidoctus), Aulu-Gelle recourt à uāde
nunc dans le tour grammaticalisé avec une seconde forme d’impératif :
AULU-GELLE, 15, 9, 10
‘Vade’ inquam “nunc et abeto ad requirendum tri inta dies…’
« ‘Va maintenant, dis-je, prendre trente jours pour rechercher
(…)’ »24.
22
Pensons également à la formule devenue proverbiale Vade retro, Satana(s) des
Evangiles (Marc., 8, 33 ; Matth., 4, 10, Vade (retro) (me), Satana, avec un adverbe
soulignant explicitement la volonté de repousser l’autre.
23
M. M. J. FERNANDEZ-VEST, 2006, p. 210, parle d’« oral simulé » pour les
dialogues d’œuvres de fiction.
24
On pourrait penser qu’il s’agit d’une conversation verticale, mais l’emploi de uāde
chez les auteurs de la même époque ne le confirme pas.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
111
Le tour grammaticalisé usuel était déjà uade (nunc) (et) + impératif. Au
début de Ier siècle ap. J.-C., uāde a donc déjà perdu des sèmes. L’évolution
est achevée au moins en latin tardif.
10.4. Les commentaires et les discours de saint Jérôme
Cette nouvelle orientation de uāde, qui prend en compte soit le point de
vue de l’allocutaire envoyé en mission (« Va » + impératif précisant la
mission), soit le point de vue du locuteur, qui veut renvoyer l’autre (« Va-ten, loin de moi, éloigne-toi », avec violence ou simple renvoi), est
totalement acquise dès le IVème ap. J.-C. dans les textes.
10.4.1. Paradigme
La forme monosyllabique ī, qui avait pour inconvénient d’avoir peu
d’étoffe phonologique et exigeait un effort articulatoire important (c’est une
voyelle d’avant longue), disparaît des textes dès le IVème siècle25. Aucun ī
n’apparaît dans toute l’œuvre de saint Jérôme ; seul īte est employé (70
occurrences). Vādite est attesté une fois, juste à côté d’un préverbé de īre,
circu(m)-īte :
VULGATE, Ios. 6, 7
Ad populum quoque ait ‘uadite et circuite ciuitatem...’
« Il dit aussi au peuple : ‘Passez et faites le tour de la ville (…)’ »26.
Vāde apparaît 141 fois dans les commentaires, les discours et les lettres
de saint Jérôme. Dans sa traduction de la Vulgate, on compte 181
occurrences, dans la bouche de Dieu ou du Christ :
VULGATE, Num. 22, 20
Venit ergo Deus ad Balaam nocte et ait ei ‘si uocare te uenerunt
homines isti surge et uade cum eis ita dumtaxat ut quod tibi
praecepero facias’ ; surrexit Balaam mane et strata asina profectus
est cum eis
« Dieu vint à Balaam pendant la nuit et lui dit : ‘Ces gens ne sont-ils
pas venus t’appeler ? Lève-toi, et va avec eux, mais tu feras
25
Les quelques ī attestés encore chez deux poètes du début du Vème siècle relèvent
d’un emploi archaïsant (Claudien, Pros. 3, 136-137 et Prudence, Cath. 12, 99-100.
26
Cette occurrence de uādite relève peut-être d’un phénomène de traduction : le
texte hébreu présente l’impératif, non pas de l’hyperonyme « aller », mais du verbe
« passer » : ‫ ﬠִבְדוּ‬obrû. La version grecque offre l’infinitif aoriste du verbe usuel
« aller », préverbé en peri-: perielqe‹n.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
112
seulement ce que je te dirai’. Au matin, Balaam se leva, sella son
ânesse et partit avec les princes de Moab ».
Vade cum eis et profectus est cum eis sont coréférentiels : ils dénotent le
même procès, le déplacement du disciple. L’accent est mis sur le point de
départ et non sur son terme, alors que dans l’occurrence suivante, le procès
est télique et déterminé par la charge d’une mission :
VULGATE, Ion. 1, 2
Surge, uade in Nineuen ciuitatem randem…
« Lève-toi, lui dit-il, va à Ninive, la grande ville (…) ».
Le plus souvent, l’allocutaire se soumet à l’injonction et son départ27 est
alors dénoté par un préverbé de īre : c’est donc bien uāde qui fonctionne
comme l’impératif de īre pour dénoter l’éloignement par rapport au
locuteur, c’est-à-dire un mouvement centrifuge 28 :
VULGATE, Luc. 17, 19
Et ait illi ‘surge, uade quia fides tua te saluum fecit’
« Puis il lui dit : ‘Relève-toi, pars ; ta foi t’a sauvé’ ».
VULGATE, Matth. 9, 6
Tunc ait paralytico ‘surge, tolle lectum tuum et uade in domum
tuam’ et surrexit et abiit in domum suam.
« ‘Lève-toi, dit-il alors au paralytique, prends ton lit et va-t-en chez
toi’. Et il se leva et s’en alla chez lui ».
10.4.2. Syntagmes
La Vulgate emploie uāde dans trois tours que nous distinguons à partir
des coordonnants et des prépositions. La forme conserve son sens plein avec
les prépositions in et ad dénotant la cible du déplacement (Gen. 22, 2, uade
in terram Visionis « va à la terre de Vision » ; Exod. 7, 15, Vade ad eum
27
Le lexème usuel pour signifier « partir » en latin classique, proficīscī, n’est attesté
que trois fois à l’impératif présent, profiscere et deux fois avec uāde selon une
volonté de redondance confirmée par l’ordre variable de la coordination des deux
formes (VULGATE, Gen. 28, 2, Sed uade et proficiscere ; VULGATE, 1 Reg. 22, 5,
proficiscere et uade).
28
Pour le mouvement inverse, l’approche centripète par rapport au locuteur, uenī est
bien attesté, d’où l’opposition entre les valeurs déictiques de uāde ! centrifuge et
uĕnī ! centripète dans l’exemple suivant : VULGATE, Matth. 8, 9, Dico huic ‘uade’ et
uadit et alio ‘ueni’ et uenit « Et je dis à l’un : ‘Va !’ et il va, et à un autre : ‘Viens !’
et il vient ».
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
113
mane ecce « Va le trouver demain matin »). Vāde est, par ailleurs, souvent
suivi d’une autre injonction, à laquelle il est coordonné ou juxtaposé :
VULGATE, Is. 18, 11
Vade et dic domino tuo
VULGATE, 3 Reg. 18, 8
Vade dic domino tuo
« Va et dis à ton maître »
« Va dire à ton maître »
Le tour grammaticalisé uāde et + impératif est fréquent29. Enfin, uāde est
employé sans autre impératif, mais avec un subjonctif d’ordre ou de
souhait ; la traduction tient compte de cette grammaticalisation :
saint AUGUSTIN, Serm. 4, 14
Vade, benedicat te pater tuus.
« Va chercher la bénédiction de ton père ».
Vāde est parfois accompagné d’un complément de manière ; le
déplacement est alors dénoté dans le récit par un préverbé ab-īre :
VULGATE, 4 Reg. 5, 19
Qui dixit ei : ‘uade in pace’ ; abiit ergo
« Il lui dit : ‘Va en paix’. Il partit donc ».
Alors qu’en latin classique et post-classique, seul ī était redoublé, c’est
uāde qui l’est désormais. La répétition, qui est un procédé de la construction
orale du sens, confirme l’usage de la forme dans la langue parlée :
saint AUGUSTIN, Serm. 26
… ‘uade, uade, pone supra puerum mortuum’.
« (…) ‘Va, va le mettre sur l’enfant mort’ ».
10.4.3. Sens
Comme la forme uāde supplée ī, elle a reçu les différents sens de celuici. Elle peut dénoter, comme dans la poésie classique, l’envoi de quelqu’un
en mission ; le renvoi de l’allocutaire que l’on éloigne de soi ; ou elle
autorise le départ de l’allocutaire, comme une formule de politesse :
saint AUGUSTIN, Serm. 301A
Ire uis ? muta frontem, et uade.
« Veux-tu t’en aller ? Change de visage et va-t-en ».
29
Nous avons remarqué que, dans ses commentaires bibliques, saint Jérôme omettait
souvent la coordination.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
114
»
Dans cet exemple, uāde est bien la forme supplétive servant d’impératif
présent au lexème « aller », dont l’infinitif est īre à l’infinitif (ambulāre ne
sera pas installé en lieu et place de īre en latin). En outre, uāde devient le
terme usuel pour ordonner l’éloignement, en regard du terme classique abī,
ce qui est rendu possible par la polysémie de l’impératif :
saint CYPRIEN, Testim. 3, 1
… ‘abi et reuertere, cras ego dabo’…
VULGATE, Prou. 3, 28
… ‘uade et reuertere et cras dabo tibi’…
« (…) ‘Va-t-en et reviens, (et) demain je te le donnerai’. (…) ».
Vāde remplace à la fois ī et abī, car il a pris la place du terme générique.
Il en assume tous les emplois : celui de la dénotation d’un vrai
mouvement, « Va » et « Va-t-en », et son emploi grammaticalisé avec une
autre forme d’impératif. Alors que chez Virgile l’envoi en mission imposé
par un supérieur à un inférieur à l’aide de uāde était suivi d’effet, l’usage de
la forme dans la langue parlée par le peuple a dû entraîner son extension de
sens, permettant ainsi son entrée dans le paradigme du lexème « aller ». Il
nous reste à définir à quelle époque ce supplétisme a été grammaticalisé.
11. Conclusion
Nous pouvons enfin progresser dans la connaissance du supplétisme qui
introduit petit à petit uāde dans le paradigme de īre, dont toutes les formes
monosyllabiques ont été éliminées. Ce supplétisme, qui a été acquis au
terme d’une longue évolution, dans la tradition écrite du moins, a fait entrer
une forme de lexème, peu attestée jusqu’au IVème siècle, dans le paradigme
établi du verbe « aller », et qui sera à l’origine du français va.
11.1. Schéma récapitulatif
Le schéma suivant reprend l’évolution proposée :
terme générique,
non marqué
terme spécifique,
marqué
30
latin de l’époque
archaïque et
classique
ī
īte
uāde
uādite
latin tardif
uāde
īte
ambulā
(ambulāte)30
Nous parlerons de ce supplétisme au chapitre III B.
français
va
(allez)
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
115
La démonstration gagnera en pertinence si, à l’étude de l’évolution
sémantique de chaque forme de lexème, nous ajoutons l’examen de
l’évolution des formes selon leur étoffe phonétique, avant de tenter une
datation plus précise du supplétisme.
11.2. Évolution sémantique de uāde vers la polysémie de ī
L’étude de toutes les occurrences de uāde, depuis ses premières
attestations chez Virgile jusqu’à la Vulgate, a mis à jour une évolution
sémantique qui a rapproché progressivement cette forme de l’orthonyme ī,
au point de supprimer les différences dans le signifié, l’emploi et la
distribution syntaxique. Ainsi, par un affaiblissement de sens, uāde a perdu
des sèmes, que l’on reconnaît dans les emplois anciens de uādit et de
uādere, celui de la rapidité ou de l’hostilité, et encore dans les préverbés ēuādere et in-uādere. Ces sèmes convenaient bien au renvoi violent du
français Va-t-en !, et ils ont été effacés au point que uāde n’a plus signifié
que « Va » pour tout envoi, dans toute interaction verbale. Après la
suppression de la coordination entre cet impératif et un autre qui dénote le
procès justifiant l’envoi, il a pu simplement servir à « embrayer » cette
mission ordonnée à un allocutaire, qui reste libre d’obéir ou non : uāde dic,
uāde fac, « va dire, va faire »… sont des tours grammaticalisés très
fréquents dans la Vulgate, à côté des uāde qui dénotent un vrai mouvement.
11.3. Double étoffe phonétique de uāde
Il semble logique par ailleurs que ce soit la forme d’impératif ī qui ait
cédé en premier lieu dans le paradigme de īre, pour deux raisons : la
première tient à la faible étoffe phonique du monosyllabe ī, même renforcée
par nunc ; la seconde est liée à la première : l’impératif est un mode
injonctif, pressant, et nécessite de fait une forme « tonique ». Or uāde est
dissyllabique et la première syllabe, qui est ouverte, est longue parce qu’elle
contient une voyelle longue ; de telles syllabes longues ont une tenue
vigoureuse. La valeur distinctive du phonème /w/ à l’initiale a continué à
exister lorsque la bi-labiale u est devenue labio-dentale v. Quant à uādite, on
comprend bien qu’il n’ait jamais pu l’emporter sur īte : cette forme-ci a été
soutenue par la relative solidité de sa structure dissyllabique ; īte n’a donc
pas eu besoin d’être remplacé par uādite. Le cas de ī et celui de īte n’étaient
pas les mêmes sur le plan phonétique. Nous posons alors, à un moment
donné de la latinité que nous allons maintenant déterminer, le paradigme du
verbe « aller » à l’impératif présent : au singulier uāde, au pluriel īte,
paradigme qui sera encore renouvelé à date ultérieure.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
116
11.4. Date clé du supplétisme
Nous achèverons l’étude de ce supplétisme en proposant deux dates,
d’abord une date officielle (celle attestée par les textes), puis une date
officieuse (celle que suppose l’usage de la langue), compte tenu du fait que
l’écrit est souvent plus long à entériner les renouvellements qui sont déjà
acquis dans la langue parlée.
11.4.1. Date officielle : la Vulgate
L’œuvre qui a officialisé ce supplétisme et que les linguistes ont
reconnue depuis longtemps31, est la Vulgate. Il n’est pas difficile de voir que
saint Jérôme a abandonné systématiquement tous les monosyllabes du
paradigme de īre. Or, d’autres pères de l’Eglise, déjà Tertullien, qui écrivait
vers 200, saint Cyprien au milieu du IIIème siècle ou encore saint Ambroise
dans la seconde moitié du IVème siècle, emploient eux aussi exclusivement
uāde. Nous ne pouvons donc nous contenter de la Vulgate pour dater
l’acquisition de ce supplétisme. Au pluriel, il n’y a aucune exception : seul
īte est resté usuel (Luc. 8, 48, uade in pace / Iac. 2, 16, Ite in pace
« Va/Allez en paix »). Mais il nous apparaît certain que la forme du
singulier était déjà, avant saint Jérôme, bien implantée comme impératif de
« aller », même si ī est maintenu par archaïsme dans les textes, chez saint
Augustin entre autres (§ 8.2.1.). Celui-ci reprend en effet, dans son
commentaire sur l’Evangile de saint Jean, un passage de la Vulgate avec le
classique ī suivi de l’adverbe nunc suivant en cela une vieille séquence
poétique, alors que saint Jérôme choisit uāde :
saint AUGUSTIN, Eu. Ioh. 6, 20
I nunc, Donate, et clama : ‘disertus sum’ ; i nunc et clama.
« Va maintenant, Donat, et crie : Je suis éloquent ! Va maintenant, et
crie ! »
VULGATE, Hier. 2, 2
Vade et clama in auribus Hierusalem.
« Va et crie ceci aux oreilles de Jérusalem ».
Il serait donc plus exact de dire que saint Jérôme a entériné un
renouvellement paradigmatique acquis déjà dans l’usage courant :
31
V. VÄÄNÄNEN, 1981, p. 75, notait que « dans la Vulgate, font défaut les formes
monosyllabiques de īre : imp. sg. i, (…) ; en revanche, on trouve imp. sg. uade 181
fois ». L’auteur parle de « suppléant ».
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
117
SÉNÈQUE, Ben. 4, 38, 2
I, ostende, quam sacra res sit mensa hospitalis...
« Va montrer combien c’est chose sacrée que la table hospitalière
(…) ».
VULGATE, Matth. 8, 4
Vade ostende te sacerdoti
« Va te montrer au prêtre (…) ».
Vāde avait déjà perdu à cette époque tout sème spécifique : il était
devenu le terme générique. Cet emploi n’est pas propre au latin de la
Vulgate. On relève un uāde dans l’un de ses réquisitoires ; il s’agit, en outre,
du tour grammaticalisé actualisé uāde et + impératif :
saint JÉRÔME, Ruf. 3, 20
Vade potius Romam et praesens apud eum expostula cur tibi et
absenti et innocenti fecerit contumeliam.
« Va plutôt à Rome requérir en personne auprès de lui le motif de
l’opprobre qu’il t’a infligé, alors que tu étais à la fois innocent et
absent ».
Même si ī subsistait dans les grammaires encore dans la seconde moitié
du IVème siècle32, uāde prédominait déjà dans les textes épurés de toute
influence normative et de fait à l’oral. Ce supplétisme se manifeste
clairement chez les auteurs chrétiens, mais plusieurs indices nous suggèrent
un changement amorcé bien plus tôt.
11.4.2. Date officieuse : Stace
Il est difficile de déterminer quand la forme a commencé effectivement à
suppléer ī dans la bouche des sujets parlants latins. Nous oserons cependant
avancer la fin du Ier siècle après J.-C.. Nous pouvons nous appuyer sur deux
données, l’une linguistique, l’autre historique : les changements
linguistiques commencent généralement dans la langue parlée avant l’écrit,
qui est plus lent à entériner les évolutions de la langue ; en outre, la
littérature latine du Ier siècle après J.-C. est marquée par l’emploi de lexèmes
d’un bas niveau de langue. Or, dans les années 80, Stace rend témoignage
de l’affaiblissement sémantique de uāde. Cette forme est encore chez lui
compatible avec des lexèmes dénotant la vitesse et la promptitude :
32
Cf. Boniface, cité au début de notre première partie.
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
118
STACE, S. 5, 2, 180
Vade alacer maioraque disce mereri !
« Va avec entrain et apprends à mériter de plus grands honneurs ».
L’adverbe alacer renforce le sème de rapidité contenu dans le radical
latin uād- s’il n’est pas déjà effacé. Mais la position de uāde, en clôture de
poème, rappelle celle de uādit dans les lettres de Cicéron, où le lexème avait
déjà le sens de « départ » (cf. § 18.3.2.) et cette forme apparaît à quelques
vers de distance d’un autre uāde, désémantisé (cf. infra). Un autre passage
permet de comprendre la désémantisation de uāde : la répétition de uāde
dans deux vers successifs, pour la première fois dans la littérature latine,
met en valeur l’affaiblissement sémantique de la forme en même temps que
son usualité croissante :
STACE, S. 3, 4, 35-36
… uade age mecum, / uade, puer...
« Va donc avec moi, va, enfant ! (…) ».
Le second uāde est une reprise anaphorique du premier, avec ellipse de
mecum. Avec le premier uāde, le mouvement sollicité est celui d’un
accompagnement, alors que c’était ī qui dénotait ce procès33, anciennement
et encore chez Stace lui-même, mais dans son épopée, donc dans une poésie
de plus haut niveau de langue :
STACE, Th. 7, 507-508
I mecum patriosque deos arsuraque saltem / tecta uide …
« Viens avec moi, vois au moins les dieux de ta patrie et les
demeures que tu promets à la flamme (...) ».
Ces exemples tendent à confirmer le supplétisme dans la langue parlée.
En outre, chez Stace, la distribution des formes est remarquable : d’une part,
les ī sont tous employés dans la Thébaïde et l’Achilléïde, donc dans deux
épopées inspirées de la littérature grecque et de la poésie de Virgile et
d’Ovide34 ; par ailleurs, c’est uāde qui apparaît dans les Silves, d’inspiration
plus libre et de niveau de langue moins soutenu. Le fait que l’ordre soit
donné dans le vers suivant à un enfant laisse attendre la forme qu’il a
l’habitude d’entendre et que, pour cette raison, il comprendra :
33
Cf. par exemple PLAUTE, Men. 405, ...i hac mecum semul « (…) viens par ici avec
moi ».
34
Les deux occurrences des Silves ne représentent que des exceptions apparentes,
car l’on peut supposer que, dans le travail d’improvisation, Stace a eu en mémoire
une vieille séquence poétique, i nunc, arrivant à l’aide de cet « impromptu » en
attaque de vers, comme plus haut le vieux syntagme uade age (cf. Virgile, § 10.1.2.).
IMPÉRATIF SINGULIER « ALLER
»
119
STACE, S. 5, 2, 175
Vade, puer, tantisque enixus suffice donis
« En avant, enfant ! et par tes efforts montre-toi à la hauteur de
pareils bienfaits ».
Notre opinion est que uāde était déjà introduit dans la langue parlée, au
sens faible de « Va, pars », tandis que ī demeurait à l’écrit35. Il est
vraisemblable que la forme ī, dont l’étoffe phonétique et sémantique était
insuffisante à l’oral, ait disparu très tôt de la langue latine parlée, et qu’on
lui ait préféré une forme de lexème, de sens précis, spécifique puisque
dénotant la violence et la promptitude de l’envoi enjoint. Compte tenu de la
combinaison presque obligée, dès Plaute, de ī avec un connecteur, un
adverbe, un pronom personnel, un vocatif ou un autre impératif, nous
supposons que la forme, peu étoffée, connut très tôt dans la latinité une
désémantisation, qui entraîna sa grammaticalisation et son emploi comme
quasi-particule énonciative, parallèlement ou conjointement à d’autres
impératifs, eux aussi grammaticalisés, tels ăgĕ et uălē. Même si le niveau de
langue élevé de certains textes, surtout l’épopée, maintenait la forme
orthonymique, nous supposons que ī fut remplacé par uāde plus tôt que l’on
ne pourrait le penser a priori. Stace, qui atteste abondamment l’impératif
uāde > fr. va, est aussi le premier auteur à présenter une conjugaison
complète au singulier : uādō > fr. vais, uādis > fr. vas, uādit > fr. va (cf.
chapitre IV).
35
Ce cas est comparable à celui du fr. baser/fonder sur. On sait que l’on doit
écrire fonder sur, et pourtant on a tendance de plus en plus à écrire baser sur,
expression que l’on utilise à l’oral depuis de nombreuses années déjà et qui s’est
généralisée à partir de la langue technique de l’aviation.
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
120
CHAPITRE III B
PROGRESSION DE AMBULĀTE DANS LE PARADIGME DE « ALLER »
Le paradigme du verbe « aller » à l’impératif présent associait
initialement le singulier ī au pluriel īte, deux formes appartenant au lexème
orthonymique īre dénotant le mouvement. Puis, peu à peu, sans doute
d’abord dans la langue parlée, puis à l’écrit, ī a été concurrencé et
finalement suppléé par une autre forme de lexème de mouvement, celle de
la mise en avant preste et rapide, uāde. Au IVème siècle après J.-C., même si
les grammairiens latins ne mentionnent pas le phénomène supplétif, s’opère
définitivement le remplacement, attesté par les auteurs chrétiens. A cette
même époque, le pluriel īte est toujours employé, quels que soient les
hyponymes attestés conjointement1. Nous pouvons déjà, néanmoins,
montrer les prémices de la concurrence, pour l’instant faible, qui imposera
beaucoup plus tard une autre forme dénotant à l’origine la marche
déambulatoire, ambulāte. Or, cette forme n’est nulle part attestée avant le
milieu du IVème siècle. Il nous faudra expliquer cette absence, dans les
textes du moins. Le singulier correspondant à ce pluriel, ambulā, est
employé pour sa part depuis Plaute, mais il n’a jamais concurrencé ī comme
l’a fait uāde selon l’évolution illustrée au chapitre III A. Nous aurons
également à envisager un cas de variation entre īte et ambulāte, mais selon
une répartition syntagmatique suffisamment importante pour avoir
probablement gêné, durant toute la latinité, un remplacement
morphologique2 de īte par ambulāte.
12. Le tardif ambulāte en regard de l’usuel īte
La forme ambulāte n’est pas attestée dans les textes, c’est-à-dire dans la
connaissance certes réduite des énoncés latins qui est la nôtre, avant le
milieu du IVème siècle après J.-C. De surcroît, cet impératif n’apparaît que
dans des locutions qui présentent une particularité, d’où l’emploi
d’ambulāte en distribution complémentaire avec la forme usuelle īte.
12.1. Attestation de ambulāte et de īte au cours de la latinité
En latin chrétien, ambulāte fait une petite percée face à īte, qui est
demeuré usuel et prédominant depuis le début de la latinité jusqu’au-delà du
1
Nous avons déjà montré que uādite n’a jamais eu de réelle existence dans la
littérature et vraisemblablement dans la langue au § 8.1.
2
Dans le cadre du supplétisme, un remplacement « morphologique » signifie qu’il
est intégré dans la morphologie et donc systématisé, la forme nouvelle devenant
obligatoire ou une variante obligatoire diastratique.
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
121
»
Vème siècle après J.-C. Mais cette percée s’est effectuée dans des conditions
très strictes, que nous délimiterons plus loin. Il n’est guère surprenant de
trouver, à l’époque archaïque et classique, la plus grande fréquence de īte
dans la comédie et en poésie, en grande partie dialogiques, chez Plaute,
Virgile et Ovide. En revanche, ambulāte est totalement inusité, alors qu’est
attesté le singulier ambulā (cf. § 13.).
Pacuvius
Térence
Catulle
Cicéron
César
Salluste
Virgile
Horace
Tibulle
Properce
Ovide
Tite-Live
Sénèque
le Père
ambulate
ite
Plaute
Tableau 1 : du IIème siècle av. J.-C. à la fin du Ier siècle av. J.-C.
29
-
4
4
1
-
1
12
-
4
6
22
11
5
La situation reste identique les deux siècles suivants, où nous ne
parvenons toujours pas à trouver trace de ambulāte :
Sénèque
dramaturge
Lucain
Pétrone
Valerius
Flaccus
Stace
Martial
Juvénal
Tacite
Suétone
Apulée
Aulu-Gelle
Priapea
ambulate
ite
Sénèque
philosophe
Tableau 2 : du Ième siècle ap. J.-C. au IIème siècle ap. J.-C.
1
18
6
4
6
26
4
3
-
-
-
2
-
En latin chrétien, ambulāte apparaît enfin et sa fréquence est haute dans
la Vulgate.
153
695
Iohannes
Cassianus
10
38
Prudence
8
st Augustin
5
-
st Jérôme
(discours et
lettres)
st Ambroise
-
st Jérôme
(citations
bibliques)
Claudien
-
Vulgate
Victorin
4
Vetus Latina
Lactance
4
Arnobe
ambulate
ite
st Cyprien
Tertullien
Tableau 3 : du IIIème siècle ap. J.-C. au Vème siècle ap. J.-C.
33
66
3
-
594
23
4
5
6
1
Au final, c’est īte qui l’emporte numériquement (789 occurrences) devant
ambulāte (160 occurrences).
3
dont 1 corrigé par saint Jérôme, 5 par un inconnu à partir du grec. + 1 perambulate
+ 1 pseudo-saint Augustin.
5
dont 22 corrigés par saint Jérôme, 2 par un inconnu à partir du grec.
4
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
ambulate
ite
IIIème et Ier siècle
IIème
av. J.siècle
C.
av. J.-C.
40
75
Tableau 4 : Totaux.
Ier siècle
IIème
ap. J.-C. siècle
ap. JC.
108
11
122
»
IIIème
siècle
ap. J.C.
16
IVème et
début du
Vème siècle
ap. J.-C.
160
539
160
789
La toute première attestation de ambulāte en notre possession est celle de
C. Marius Victorinus, professeur de rhétorique et grammairien du milieu du
IVème siècle. Les passages bibliques traduits à l’aide de cette forme ne seront
pas remaniés plus tard par saint Jérôme :
MARIUS VICTORINUS, Gal. 2, 5, 16
Dico autem uobis : spiritu ambulate... Ambulate ergo, inquit, in spiritu,
id est uitam agite.
« Or je vous dis : allez en Esprit (…). Allez donc, dit-il, en Esprit,
c’est-à-dire vivez en lui ».
La nécessité que l’auteur a ressentie d’expliciter la formulation ambulate
spiritu dénonce une locution métaphorique qui n’était pas d’un accès
évident (cf. id est et l’ajout de la préposition in). Le sens devait être d’autant
peu évident que la locution n’appartenait pas à l’usage courant du latin et
qu’elle a été bâtie par les auteurs chrétiens à des fins stylistiques et
religieuses, soucieux qu’ils étaient de rendre au mieux le message du Christ
par un langage imagé. Ce n’est pas un hasard si le premier auteur à attester
la forme est le même qui a créé une langue philosophique nouvelle, qui sera
utilisée au Moyen Âge. L’emploi nouveau d’autres syntagmes, tout aussi
métaphoriques et donc subtils dans leur sens global, s’explique par le même
souci de coller au plus près de l’image suggérée par le texte grec :
saint AMBROISE, Off. 1, 1, 45, 221
Et apostolus ait : ‘Sicut in die honeste ambulate’, quod graece dicunt
eÙsc»mwj, hoc autem proprie significat : bono habitu, bona specie.
« Et l’apôtre dit : ‘Comme il sied en plein jour, menons une vie
honorable’, ce qu’on dit en grec eÙsc»mwj, mais l’adverbe signifie
proprement : avec une belle attitude, avec un bel aspect ».
La glose précise bien le sens dans lequel il faut prendre ce calque de la
version grecque : æj ™n ¹mšrv eÙschmÒnwj peripat»swmen. Dans la Vetus
latina, la personne utilisée est celle de la première du pluriel :
VETVS LATINA, Rom. 13, 13
Sicut in die honeste ambulemus
« Comme il sied en plein jour, menons une vie honnête ».
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
123
Le lexème peripatîsignifiait en grec classique « circuler, aller et venir,
se promener » et selon l’emploi figuré des auteurs chrétiens « se comporter,
se conduire, vivre ». Ambulāre prend de facto le même sens, celui de « se
conduire, vivre de telle manière », par calque sémantique à partir de
peripatî. Il n’est pas alors synonyme de īre. Ces deux points nous
permettent alors de nuancer la fréquence de ambulāte : il s’agit bien d’une
forme relevant d’un radical latin adéquat pour traduire le lexème grec, mais
apparaissant en premier lieu dans le cadre des commentaires bibliques. La
locution originelle présentait le subjonctif de première personne du pluriel
ambulemus, commentée diversement par
- un impératif de deuxième personne du pluriel : sicut/quasi in die honeste
ambulate (Victorinus, saint Ambroise, Origène, dans la traduction de
Rufin) ;
- un subjonctif de troisième personne du singulier : ut in die honeste
ambulet (Rufin) ;
- un indicatif de troisième personne du singulier : quasi in die positi
honeste ambulamus (Arnobe le Jeune) ;
- un indicatif de troisième personne du pluriel : in die honeste ambulant
(saint Jérôme) ;
- un participe présent au nominatif pluriel : quasi in die honeste ambulantes
(saint Jérôme) ;
avec une locution proche :
- un subjonctif de deuxième personne du pluriel : ut (et) honeste ambuletis
(saint Augustin, saint Jérôme) ;
- un participe présent au nominatif singulier : honeste ambulans (saint
Augustin).
En réalité, la formule la plus fréquente est honestē uiuere au verbe
« vivre » chez les commentateurs et même chez des auteurs plus anciens :
saint AUGUSTIN, Conf. 1, 19, 30
Placere tunc mihi erat honeste uiuere.
« Leur plaire était alors pour moi vivre honnêtement ».
CICÉRON, CM 70
Breue enim tempus aetatis satis longum est ad bene honesteque
uiuendum.
« Une existence, même courte, est toujours assez longue pour qu’on
y puisse vivre bien et honnêtement ».
Il est donc juste de réduire le total des 160 occurrences de ambulāte à un
nombre très limité de syntagmes bibliques, repris et explicités par de
nombreux commentateurs chrétiens. La forme semble, en fait, avoir été
d’abord choisie par les premiers auteurs chrétiens, ceux qui ont traduit du grec
les épîtres de saint Paul, puis elle a été réutilisée par saint Jérôme dans
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
124
quelques autres passages de sa traduction de l’hébreu, comme nous allons le
montrer. La tournure est un « christianisme », une expression technique
spécifiquement chrétienne.
12.2. Réduction des attestations de ambulāte à quelques locutions
Il nous faut étudier les attestations de ambulāte en classant les locutions
dans lesquelles entre la forme. Elles ne sont en réalité guère variées et ont
un point commun : elles sont à prendre dans un sens figuré. Le chemin à
suivre n’est pas concret, mais métaphorique.
12.2.1. Ambulāte in + mot dénotant un aspect essentiel
de la croyance
L’emploi le plus fréquent de ambulāte est celui qui l’associe à une marche
déterminée par la compagnie d’une notion abstraite positive, cardinale, qui
constitue les fondements de la foi chrétienne, l’amour, la charité, la sagesse, le
feu qui brûle le croyant, l’ensemble de ces fondements étant rassemblé dans la
terme de « préceptes » : dilectione, c(h)aritate, sapientia, praeceptis, lumine
(ignis uestri) et flammis (cf. aussi Eph. 5, 2, ambulate in dilectione « Suivez
la voie de l’amour » ; Col. 4, 5, in sapientia ambulate « Conduisez-vous avec
sagesse » ; saint JÉRÔME, Eph. 3 = saint AUGUSTIN, Ep. 148, 44, 1,
ambulate in charitate « suivez la voie de la charité »). Dans l’exemple
suivant, l’impératif suit d’autres formes de ambulare6 :
VULGATE, Ezech. 20, 16 ; 18 ; 21
In praeceptis meis non ambulauerunt… Dixi autem ad filios eorum
in solitudine in praeceptis patrum uestrorum nolite incedere… et
exacerbauerunt me filii in praeceptis meis non ambulauerunt.
« Ils ne s’étaient pas conduits selon mes lois (…) Et je dis à leur
enfants au désert : Ne vous conduisez pas selon les règles de vos
pères (…) Mais les fils se rebellèrent contre moi, ne se conduisirent
pas selon mes lois ».
Ambulāre a été employé par les auteurs chrétiens tardifs, dans un sens
particulier, celui de « se comporter », alors que des versions, plus anciennes,
de la Vetus Latina présentaient une forme du générique īre7 :
6
Cf. également 5, 7 et 11, 12, in praeceptis meis non ambulastis ; 11, 20, in
praeceptis meis ambulent ; 18, 9 et 18, 17, in praeceptis meis ambulauerit ; 5, 6 et
20, 13, in praeceptis meis non ambulauerunt ; 36, 27, in praeceptis meis ambuletis.
7
C’est l’orthonyme qui est employé en hébreu, alors que le grec présente un verbe
« marcher », poreÚomai : Ezech. 20, 18 et 19, ‫ ﬥְ ﬤרּ‬lku / poreÚesqe ; Ezech. 20, 16 et
21, ‫ הﬥֵ רּ‬elk ‫ וכלח‬elku / ™ύ. Précisons que la version anglaise a opté pour
l’usuel « aller », walk.
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
125
VETVS LATINA (recensio Theodulphina), Bar. 2, 10
Et non audiuimus uocem ipsius ut iremus in praeceptis Domini…
« Et nous n’avons pas écouté sa voix en marchant selon les ordres du
Seigneur (…) ».
L’hyperonyme devait paraître insuffisant pour rendre compte de l’image
du texte grec, assez tôt puisque les premiers auteurs chrétiens cherchaient
d’autres formulations (cf. Victorinus § 12.1. et Tertullien, Pud. 19, Beati qui
ex praeceptis agunt « Heureux ceux qui vivent selon vos préceptes »8). Une
dernière locution est en fait issue du remaniement d’une plus ancienne
locution (cf. Vulgate, Is. 50, 11, § 12, 3, 19) où l’homme s’encourage à
marcher aidé de la lumière de Dieu10, à la première personne du pluriel :
VULGATE, Is. 2, 5
Domus Iacob uenite et ambulemus in lumine Domini
« Maison de Jacob, venez, marchons à la lumière du Seigneur ! »
Ce remaniement, similaire à celui que nous proposions plus haut au sujet
de sicut in die honeste ambulemus → ambulate, repose sur le changement
de mode et de personne, selon les nécessités de la situation d’énonciation. Il
est encore possible de trouver la troisième personne du pluriel, au futur (cf.
Vulgate, Is. 60, 3).
12.2.2. Ambulāte + adverbe positif, cautē, prūdenter
Les modalités de la marche peuvent être indiquées par un adverbe :
honestē, cautē et prūdenter ambulate11 (cf. saint Jérôme, Ephes. 3,
§ 12.3.2). Dans son commentaire, saint Jérôme modifie le mode et la
8
Nous ajoutons « demeurer dans les préceptes du très-haut » in praeceptis altissimi
permanserit chez un pseudo-saint CYPRIEN, Serm. 61 ; « être tenu par les préceptes
divins » cuius diuinis praeceptis continetur, chez FIRMINUS MATERNUS, Err. 19, 2 ;
« rester attaché aux préceptes célestes » sed praeceptis inhaerebat caelestibus, chez saint
AMBROISE, Abrah. 2, 2, 6 ; « se tourner vers la loi » praeceptis animum intendere, et Luc.
1 ; et la formule assez fréquente de « vivre en soumission aux lois » praeceptis parere.
9
La version hébraïque offre l’usuel ‫ ﬥְ ﬤרּ‬lku « allez », tandis que le grec choisit une
forme marquée « marchez » : poreÚesqe tù fwtˆ toà purÕj Ømîn kaˆ tÍ flogˆ Î
™xekaÚsate.
10
Une autre version présente la locution sans le nom de la lumière : saint AMBROISE,
Paen. 1, 14, ‘Ambulate in igne flammae uestrae, quem accendistis uobis’. L’ajout de
lumine semble accentuer le sens figuré dans lequel le chrétien doit entendre la
locution et qui ne devait pas être évident au IVème siècle.
11
Cette formule était déjà attestée par un passage de Sénèque, mais nous ne voyons
pas de lien direct entre ces deux époques (SÉNÈQUE, Ep. 66, 36, prudenter ambulare
« de marcher prudemment »).
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
126
personne pour les besoins de son exégèse, car la formule biblique présente
la deuxième personne du subjonctif :
VETVS LATINA, Eph. 5, 15
Videte itaque quomodo caute ambuletis non quasi insipientes sed ut
sapientes
« C’est pourquoi voyez comment vous conduire prudemment, non
comme des insensés mais comme des sages ».
A une date plus ancienne, les verbes de mouvement associés à caute ou
honeste étaient particulièrement variés, mais, chez les auteurs chrétiens, le
choix de ambulāre semble correspondre à une volonté stylistique propre, à
côté d’autres choix de parasynoymes12 qui signifient « vivre » (uīuere ou
uersārī, par exemple chez saint Augustin, Psalm. 138, 8, caute
prudenterque uersari « de vivre avec précaution et prudence »)13.
12.2.3. Ambulāte + spīritū
Une autre locution indique, seulement avec l’ablatif14, la compagnie de
l’Esprit Saint, dans des épîtres qui conjuguent ambulāre à des temps, des
personnes et des modes variés :
VETVS LATINA, Gal. 5, 16 ; 25
Dico autem spiritu ambulate… Si uiuimus spiritu spiritu et
ambulemus15
« Or je dis : conduisez-vous selon l’Esprit (…). Si nous vivons par
l’Esprit, conduisons-nous aussi par l’Esprit ».
VETVS LATINA, Cor. 2, 12, 18
Nonne eodem spiritu ambulauimus16
« N’avons-nous pas marché dans le même esprit ? »
12
Nous étudierons plus loin l’association de honeste à l’usuel īre, mais l’expression
a un autre sens.
13
Cf. ACCIUS, 568 R = 570 W = 244 D, caute ingredimini « avancez avec précaution » ;
PLAUTE, Curc. 31, caute ut incedas uia « Ne t’avance pas à la légère » ; CÉSAR, G. 5, 49,
2, iter caute diligenterque faciat « qu’il aille avec précaution et diligence ».
14
Une seule fois est employée la préposition, in spiritu, chez saint Jérôme (Ezech. 1, 3).
15
Contrairement au latin, la version grecque ne répétait pas le même lexème dans les
deux passages : 5, 16, lšgw dὲ, pneÚmati peripate‹te; 5, 25, e„ zîmen pneÚmati,
pneÚmati kaˆ stoicîmen.
16
C’est de nouveau le même lexème en grec : periepat»samen.
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
127
12.2.4. Ambulāte + dum diem/lucem habetis
Le nom du jour ou de la lumière dans la locution associant l’impératif à
une subordonnée circonstancielle de temps renvoie en fait à la connaissance
du Christ, à Dieu lui-même, « lumière éternelle » :
VULGATE, Ioh. 12, 35
... ambulate dum lucem habetis17 ut non tenebrae uos conprehendant
et qui ambulat in tenebris nescit quo uadat
« (…) marchez tant que vous avez la lumière, de peur que les
ténèbres ne vous atteignent : celui qui marche dans les ténèbres ne
sait pas où il va ».
Cette dernière occurrence est particulièrement intéressante : sont ainsi
mis en parallèle ambulate et uadat, alors que dans la Vetus Latina, élaborée
à partir de la même version grecque18, la forme verbale de la subordonnée
au subjonctif relevait du paradigme de īre :
VETVS LATINA, 1 Ioh. ep. 2, 11
In tenebris ambulat et nescit quo eat
« Il marche dans les ténèbres et il ne sait où il va ».
Même si ambulāre a pu être utilisé au sens figuré de « se comporter,
vivre », il restait clairement associé aux autres verbes de mouvement, īre,
uādere, accēdere et currere (cf. saint Augustin, Eu. Ioh. 52, 13 et Arnobe
Junior, Psalm. 38).
12.2.5. Ambulāte + ut filii lucis
La notion de « lumière » est encore présente lorsque l’impératif
recommande de se comporter en enfant de Dieu :
VETVS LATINA, Eph. 5, 8
Eratis enim aliquando tenebrae nunc autem lux in Domino ut filii
lucis ambulate19
« Jadis vous étiez ténèbres, mais à présent vous êtes lumière dans le
Seigneur ; conduisez-vous en enfants de lumière ».
17
La locution en grec recourt au même lexème que plus haut : peripate‹te æj tÕ
fîj œcete.
18
Le texte grec recourt, lui, à un lexème « satellite » : peripate‹ kaˆ oÙk oἶden poà
Øp£gei.
19
Ambulāte traduit encore le lexème grec « se comporter » : ™n škna fwtÕj
peripate‹te. Pour un exemple de la locution avec uīuere, cf. VICTORIN, Ephes. 2, 5,
1, Sic uiuite ut filii dei « Vivez ainsi en fils de Dieu ».
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
128
12.2.6. Ambulāte + préposition (post et in) + substantif
ou anaphorique
Une autre preuve du choix stylistique de la forme ambulāte repose sur la
construction avec la préposition post. La marche métaphorique vers le
Christ ou Dieu, dans des versions de la Bible plus anciennes et mêmes
ultérieures, est dénotée par l’usuel īte :
saint JÉRÔME, Ioh. 2 (commentaire rédigé aux alentours de 400)
Si Dominus est deus, ambulate post eum.
« Si le Seigneur est Dieu, marchez à sa suite ».
LUCIFER de CAGLIARI, Quia absentem nemo debet iudicare nec
damnare 1, 17 (commentaire rédigé entre 350 et 370) ;
QUODVULTDEUS, Symbol. 3, 1 (commentaire rédigé vers 450)
Si est Dominus deus, ite post ipsum.
« Si le Seigneur est Dieu, allez à sa suite ».
Saint Jérôme emploie les deux impératifs : ambulāte apparaît dans la
Vulgate, où l’auteur souhaitait relever le niveau de langue, et īte dans le
commentaire du passage biblique qu’il a lui-même établi. Ce parallèle ne
nous invite nullement à supposer les débuts d’un supplétisme, seulement à
repérer un choix rhétorique sans incidence directe dans le futur
remplacement (cf. § 10.4.3. pour la datation) :
VULGATE, Ezech. 20, 39
Inguli post idola uestra ambulate et seruite eis
« Chacun, marchez à la suite de vos idoles et servez-les ».
saint JÉRÔME, Ezech. 6, 20
Ite, inquit, post idola uestra et seruite eis.
« Allez, dit-il, à la suite de vos idoles et servez-les »20.
Il est également possible de marcher, non à la suite du Seigneur, mais en
lui :
20
Le même tour est attesté dans la VETUS LATINA, CY F03 (189, 3), nolite ambulare
post deos alienos ut seruiatis eis. Il existe par ailleurs une variante du même passage
avec un autre lexème : PS-CY al 8 (100, 14) ne incitetis me in operibus manuum
uestrarum ad disperdendos uos. La version grecque ne présentait que le lexème
usuel : m¾ poreÚesqe Ñp…sw qeîn ¢llotr…wn toà douleÚein aÙtoÚj. La Vulgate
présente un tout autre texte : Exod. 22, 19, qui immolat diis occidetur praeter
Domino soli « Qui sacrifie à d’autres dieux sera voué à l’anathème ».
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
129
VETVS LATINA, Col. 2, 6
Sicut ergo accepistis Christum Iesum Dominum in ipso ambulate
« Comme donc vous avez reçu le Christ Jésus, le Seigneur, marchez
[= vivez] en lui-même ».
Le sens de ce ambulāte peut être rapproché de celui de « vivre », de
même que plus haut, car il est question du choix de vie à adopter, ce qui est
signifié ailleurs par l’usuel latin uīuere, complété par un lexème de
mouvement et l’hyperonyme de la vie, esse :
VETVS LATINA, Act. 17, 28
In ipso enim uiuimus et mouemur et sumus
« C’est en Lui-même en effet que nous avons la vie, le mouvement et
l’être ».
12.2.7. Ambulāte + in uia, per uias + détermination
abstraite21
Dans la locution suivante, l’impératif est aussi rapproché du lexème
« vivre »22 :
VULGATE, Prou. 9, 6
Viuite et ambulate per uias prudentiae
« Vivez et marchez en suivant la voie de la sagesse ».
Quand le mouvement dénoté n’est pas une marche métaphorique
équivalant à un mode de vie, on trouve, comme il est attendu, l’impératif de
īre (cf. aussi Deut. 1, 40) :
VULGATE, Matth. 22, 9
Ite ergo ad exitus uiarum
« Allez donc aux départs des chemins ».
L’ancienne traduction – ou du moins un usage de plus bas niveau de
langue - devait autoriser, même dans la dénotation de la marche
métaphorique, le recours à la forme usuelle, comme en témoigne un sermon
de saint Augustin, dans lequel la référence à la vie est aussi présente :
21
Une variante est attestée chez saint AUGUSTIN, Serm. 12, perseueranter nunc
ambulate per fidem ueritatis « Marchez donc avec constance dans la foi de la
vérité ».
22
Cf. également saint AUGUSTIN, Serm. 31, SL41, Bene uiuite, ambulate uiam dei
« Vivez dignement, marchez dans la voie de Dieu » ; et saint JÉRÔME, Tract. psalm.
127, ‘E o sum uia et uita et ueritas’, ambulate in ea « ‘Je suis la Voie et la Vie et la
Vérité’, suivez-la ».
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
130
saint AUGUSTIN, Serm. 260D
uos alloquor : per ipsam uiam ite, qua non pereatis.
« Je vous exhorte ainsi : allez par sa voie même, par où vous ne
périrez pas ».
12.2.8. Ambulāte seul
La seule occurrence où l’impératif pourrait correspondre à notre emploi
de « Allez ! » apparaît dans une version ancienne reprise dans la recensio
Theodulphina :
VETVS LATINA, Bar. (recensio Theodulphina) 4, 19
Ambulate filii ambulate ego enim derelicta sum sola
« Allez, mes enfants, marchez [= vivez] ! Moi, en effet, je reste
délaissée, seule ».
Néanmoins, il est possible de sous-entendre un complément de lieu post,
per ou in (cf. Bar. 4, 19, nec ambulauerunt per uias mandatorum Dei « ils
n’ont pas marché par les voies de ses préceptes » ; Bar. 3, 13, Si in uia Dei
ambulasses « Si tu avais marché dans la voie de Dieu ») : ce n’est pas une
simple mise en avant, semblable à celle de īte ; il s’agit d’une marche qui
suit les voies de Dieu, puisque ses fils se sont détournés de sa Loi. Quand la
marche n’est pas assimilée à un cheminement dans les voies de Dieu, la
mise en avant ne peut être dénotée que par l’usuel īte (cf. saint AMBROISE,
Psalm. 18, 2, Ite, proficiscimini, filii « Allez, partez, mes fils »). Il paraît
donc assuré que ambulāte et le reste du paradigme avait un sens et un
emploi particuliers qui ne lui permettaient pas de suppléer īte. Néanmoins,
cette répartition syntagmatique entre ces deux verbes de mouvement,
différente d’un supplétisme, montre qu’un rapprochement entre les deux
lexèmes est possible dans l’esprit du sujet parlant.
12.3. Distribution syntagmatique : abstrait vs concret
L’emploi de ambulāte semble répondre à une spécificité du latin
chrétien, qui nous conduira à poser quelques bases dans la théorie du
supplétisme.
12.3.1. Un christianisme
Nous avons déjà mis en évidence le choix que fait saint Jérôme de la
forme ambulāte dans certaines locutions bibliques. Ce choix peut lui être
propre : des versions antérieures ou même la version hébraïque, n’offrent
que l’usuel īte. Il ne s’agit pas de supplétisme, seulement d’un
christianisme ; c’est un emploi technique dans un idiolecte :
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
131
VULGATE, Is. 50, 11
Ambulate in lumine ignis uestri et in flammis quas succendistis
« Marchez (Lemaître de Sacy, 1707) / Allez (les autres traductions
de la Bible, toutes faites à partir de l’hébreu) dans la lumière de votre
feu et dans les flammes que vous avez allumées ».
ORIGÈNE, dans la traduction de RUFIN, Num. 23, 4
Ite in lumine ignis uestri et in flamma, quam accendistis.
« Allez dans la lumière de votre feu et dans la flamme que vous avez
allumée ».
SALVIEN, Gub. 8, 1, 7
Ite in flammam ignis quam accendistis.
« Allez dans la flamme du feu que vous avez allumée ».
Ce remplacement n’est pas limité à la forme d’impératif. Tout le
paradigme de ambulāre est retenu dans la construction des lexies complexes
métaphoriques.
12.3.2. Compléments abstraits vs concrets
Tous les ambulāte bibliques sont à prendre dans un sens figuré : il s’agit
soit d’une marche métaphorique vers la vérité de Dieu, soit d’un choix de
vie dirigée de même vers Dieu. Nous avons ainsi proposé deux variantes
sémantiques, distinguées en fonction du complément et confirmées par le
parallèle avec d’autres lexèmes dénotant un mouvement, (-)cēdere, currere,
ou avec l’usuel « vivre », uīuere : « marchez en esprit dans telle voie » ;
« suivez tel mode de vie ». Pour les deux variantes, le cheminement reste
avant tout abstrait, spirituel : c’est une conversion qui conduit le pécheur à
changer radicalement de vie et à emprunter une nouvelle voie, qui mène à
Dieu, à la lumière des fondements de la foi, la vérité, la charité, l’amour.
Saint Jérôme a respecté scrupuleusement dans sa Vulgate ce christianisme,
réservant l’usuel īte à un envoi ou un renvoi en direction d’un lieu ou d’une
personne concrets : « allez à tel endroit, auprès de telle personne » ; « allezvous en à tel endroit, auprès de telle personne » ; le déplacement est
physique et la destination est introduite par diverses prépositions (in, ad,
ante, per, post), ou divers adverbes (procul, foras, huc, adhuc, hac,
prorsus). La distribution est nette ; le comportement honnête demandé au
chrétien diffère de la marche concrètement dénotée par īre :
saint JÉRÔME, Ephes. 3
Caute ambulate atque prudenter.
« Conduisez-vous avec précaution et sagesse ».
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
132
VULGATE, 1 Macc. 6, 40
Et distincta est pars exercitus regis per montes excelsos et alii per
loca humilia et ibant caute et ordinate
« Une partie de l’armée royale se déploya sur les hauts de la
montagne et une autre en contrebas, et tous avançaient avec
précaution et ordre ».
Il se peut que ambulāte partage un même complément avec īte, introduit
alors par per ou post suivi d’un pronom (cf. § 12.2.6.). Néanmoins, la
répartition s’opère toujours entre les deux formes en fonction du degré de
réalité « charnelle » : le premier invite à suivre la réalité intangible qu’est
Dieu, tandis que le second exige de marcher à la suite d’une personne
présente en chair et en os. Cette distribution reproduit exactement la
distinction relevée ci-dessus entre la marche métaphorique et la marche
spatiale.
12.3.3. Distribution circonscrite et sans lendemain
Toutefois, ni cette distribution propre à saint Jérôme dans sa traduction
de la Vulgate, ni même les remplacements occasionnellement attestés dans
des exégèses n’expliquent le futur supplétisme. Il est impossible, à partir
des seuls textes exégétiques ou autres à notre disposition, de discerner une
quelconque tentative de supplétisme. Ce sont des variations. Il semble plus
raisonnable de penser que, encore au début du Vème siècle, est maintenue la
valeur sémantique ancienne du lexème ambulāre (la cible n’est pas
explicite, le parcours et la manière dont il est accompli sont focalisés ; le
lieu du déplacement est dénoté par in + ablatif). D’ailleurs, l’impératif est
suivi d’un ablatif-locatif dénotant le lieu « clos » du déplacement, alors que
īte est suivi de l’accusatif directif (in uia ambulate / in uiam ite, § 12.2.7.).
Là n’est pas la brèche qui aurait laissé ambulāte s’introduire dans le
paradigme de « aller ».
12.4. Absence d’un remplacement paradigmatique de īte/uāde
par ambulāte/uāde
Jusqu’à une date tardive, seul īte fonctionne, dans les textes, comme
impératif pluriel de « aller » en regard du singulier uāde :
VETVS LATINA, Lib. Ant. Bibl. Ps. Phil. 32, 13
Vade terra, ite celi et fulgura, ite angeli militie, ite.
« Va, terre ; allez, ciels et foudres ; allez, anges de l’armée céleste ;
allez ».
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
133
On ne trouve aucune co-occurrence de ambulāte et de uāde23. Au début
du Vème siècle, ambulāre possédait encore le sens d’un déplacement non
ciblé dans le temps et l’espace, de sorte qu’il ne pouvait dénoter la mise en
route, comme uāde. Le sens plein du lexème condamnait donc tout
remplacement avec īre, que ce soit à l’impératif ou à tout autre mode,
temps, personne. A ce moment de la latinité, ambulāte n’était pas rapproché
du paradigme de īre. C’est précisément parce que le lexème dénotait encore
une marche dans son déroulement qu’il se prêtait à la traduction du grec
peripatî« circuler, aller et venir, se promener » et, selon l’emploi figuré
des auteurs chrétiens, « se comporter, se conduire, vivre ». Nous avons vu
que certaines versions antérieures à la Vulgate traduisaient l’hébreu, qui
recourt au verbe de base « aller », par le terme de base du latin īte, mais que
saint Jérôme a amplement développé la traduction par ambulāre, par calque
sémantique à partir de î. Etant donné que la forme ambulāte est
marquée face à l’usuel īte, il paraît logique que ce soit cette forme qui entre
dans les locutions abstraites, métaphoriques, l’autre forme continuant à
dénoter le mouvement physique. Les sujets parlants latins disposaient
également de uādite, mais cette forme n’est attestée que dans des textes
poétiques et n’appartenait pas à la langue courante. Saint Cyprien fait le
choix stylistique de la forme de faible fréquence uādite dans une lettre où il
cite la Bible, mais jusqu’au terme du « latin » les seules formes usuelles ont
été īte ou uenīte, l’une centrifuge, l’autre centripète, dans tous les registres
de la langue, même dans la langue parlée :
saint CYPRIEN, Testim. 3, 100
Qui sititis uadite ad aquam et quodquod non habetis pecuniam
euntes24 emite et edite sine pecunia.
« Vous qui avez soif, allez vers l’eau ; et même si vous n’avez pas
d’argent, venez, achetez et mangez sans payer ».
23
Nous avons trouvé un seul exemple où le singulier fonctionne comme
parasynonyme de uāde, mais il faut exprimer des réserves au sujet de l’authenticité
du texte : Ps. MAXIMINUS TAURINENSIS, Lect. 15, fol. ms. 4,2 r, Vade in pace fuge
uitiorum bella ambula in pace pudicitiae in humilitatis sobriaetatis et cetera « Va en
paix, fuis l’attrait des vices, va dans la paix de la pudeur, de l’humilité, de la
tempérance, etc. ». Nous sommes plutôt tentée d’y voir seulement une variante de
manuscrit, au sujet de l’association peu usuelle et spécifiquement chrétienne de uade
et de in pace.
24
Le participe présent euntes est étonnant car le texte hébreu et le texte grec
présentent l’impératif de « aller », comme saint Ambroise, infra. De plus, il y a ici
antériorité du procès dénoté par euntes par rapport à emite ; or, le participe présent
latin marque la concomitance et non l’antériorité. Nous commenterons les
différentes traductions de « manger » dans la quatrième partie, qui est consacrée au
supplétisme de ce groupe lexical constitué de edō, comedō et mandūcō.
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
134
saint AMBROISE, Ios. 7, 42, 102
Qui sititis ite ad aquam et quicumque non habetis argentum ite emite
et bibite et manducate sine argento
« Vous qui avez soif, allez vers l’eau ; vous tous qui n’avez pas
d’argent venez, achetez, buvez et mangez sans payer ».
VULGATE, Is. 55, 1
O omnes sitientes uenite ad aquas et qui non habetis argentum
properate emite et comedite uenite emite absque argento
« Vous tous qui avez soif, venez/allez vers l’eau ; même si vous
n’avez pas d’argent, hâtez-vous, achetez et mangez, venez et achetez
sans payer ».
Le même traducteur de la Vulgate propose une autre version dans ses
commentaires qui est remarquable à plus d’un titre dans l’analyse du
phénomène supplétif : d’une part, il reprend la correction de saint Cyprien
pour le second impératif, transformé en participe présent, alors que ni le
texte hébreu, ni le texte grec ne l’ont ; d’autre part, il propose un troisième
impératif, ambulāte, en lieu et place de īte ou uenīte :
saint JÉRÔME, Is. 15, 55, 1xx
Qui sititis, ite ad aquam, et quotquot non habetis pecuniam, euntes
emite, et comedite, et ambulate, et emite absque pecunia
« Vous qui avez soif, allez vers l’eau ; même si vous n’avez pas
d’argent, venez, achetez et mangez ; marchez et achetez sans
payer ».
L’équivalence ainsi établie sur le plan syntagmatique l’est également sur
le plan morphologique, mais non sur le plan sémantique. Il serait périlleux
d’y voir déjà un supplétisme : on ne peut probablement pas considérer les
deux formes comme parfaitement équivalentes d’un point de vue
sémantique. La première forme, īte, est fidèle au texte hébreu qui répète
‫ ﬥְ ﬤרּ‬lku « allez ». La seconde forme, ambulāte, est en fait un calque du texte
grec qui a poreÚesqe « marchez ». Ici, il y aurait peut-être un début de
rapprochement entre les deux paradigmes, mais ambulāte n’a pas encore
perdu, à ce stade de la latinité, ses sèmes spécifiques.
12.5. Maintien du sens spécifique de ambulāte
A ce stade de la latinité, il n’y a pas de supplétisme à l’impératif pluriel
puisque le sens de ambulāte est spécifique, marqué. Et même quand les
deux formes se trouvent juxtaposées, ce qui est exceptionnel, leur sens n’est
pas pour autant exactement identique : c’est un phénomène de traduction
qui est en cause. La seule occurrence qui suggèrerait que les deux lexèmes
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
135
ont une même valeur dénotative est la suivante : ambulāre s’y trouve
précisé par la même direction que īre, quā, le lieu par où l’on passe :
saint AUGUSTIN, Serm. 132
Hac enim debes ire, qua illi non sit periculosum sequi : immo tu ipse
qua uis eam sequi, illuc debes ambulare.
« Car tu dois aller par là par où elle peut te suivre sans danger ; que
dis-je ? tu dois toi-même aller vers là par où tu veux qu’elle te
suive ».
12.6. Conclusion
12.6.1. Le remplacement de īte par ambulāte : un
christianisme, par fidélité au texte grec des Epîtres
Pour tomber au plus près de la vérité, il faut opérer une distinction à
l’intérieur même du texte biblique, précisément dans les discours
épistolaires. Les remplacements de īte par ambulāte ont tout d’abord
commencé dans les Epîtres de saint Paul, exactement comme le grec
remplace la forme orthonymique et usuelle « allez », poreÚesqe,par une
forme dénotant la marche figurée, peripate‹te. Pour dénoter un procès
spécifique, il faut un lexème spécifique 25. C’est ainsi qu’on parvient à
expliquer les locutions suivantes dans les Epîtres :
aux Romains :
sicut in die honeste ;
aux Ephésiens :
in dilectione ; ut filii lucis ;
aux Colossiens : in sapientia ; in ipso ;
aux Galates :
spiritu.
Les premiers traducteurs ont ainsi tenté de calquer le sens du lexème grec
« se comporter, vivre », sens que n’exprimait pas l’hyperonyme īre, en
utilisant d’abord l’usuel uīuere « vivre », puis le terme marqué ambulāre
dans une acception figurée. Les commentateurs, y compris saint Jérôme, ont
à leur tour étendu les locutions dans leurs exégèses :
aux Ephésiens :
in charitate ; caute… atque prudenter.
25
Un autre lexème, inusité jusqu’alors à l’impératif singulier et pluriel, est
abondamment employé : ingredere et in rediminī (cf. tableau § 13.). Ces attestations
sont d’autant plus remarquables que les deux formes concernées sont des déponents
et qu’elles sont assez longues. Comme ambulāte a été spécialisé dans la marche
figurée, les auteurs chrétiens ont pu employer une nouvelle forme, plus intense,
perambulāte, ou bien ont récupéré un vieux lexème in- redī, avec perte du sème
« entrer dans », pour exprimer le sens propre de ambulāre : les locutions où entre
in rediminī sont à prendre dans le sens concret de la marche spatiale : Gen. 9, 7,
ingredimini super terram « marchez sur terre, parcourez la terre » (cf. aussi Psalm.
99, 3 ; 99, 4).
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
»
136
Dans ces Epîtres, īte n’apparaît pas car celles-ci ont pour but d’indiquer à
l’allocutaire ou au lecteur le mode de vie qu’il doit adopter, d’où la
fréquence de ambulāte dans des genres épistolaires de registre injonctif.
12.6.2. Remplacement de īte par ambulāte dans l’AT
sur l’initiative de saint Jérôme
Dans un second temps, saint Jérôme, qui disposait de ces lettres, s’en est
sans doute inspiré pour d’autres passages de sa propre traduction, lorsque le
« Allez » de l’hébreu signifiait en réalité « Vivez », ainsi :
Isaïe :
in lumine ignis ; in ea (uia) ;
Ezéchiel :
post idola uestra ;
le Livre des Proverbes :
per uias prudentiae ;
l’Evangile selon saint Jean : dum lucem habetis.
Que ce soit pour envoyer quelqu’un vers une cible, ou bien pour exiger
un nouveau mode de vie, la version hébraïque ne recourt qu’à l’hyperonyme
usuel ‫ ﬥְ ﬤרּ‬lku « allez ». Les exégèses conservent parfois l’hyperonyme, qui
était employé dans les plus anciennes traductions bibliques, d’où les īte
relevés chez d’autres auteurs. Dans le reste de la Vulgate, saint Jérôme
traduit normalement l’usuel « Allez » de l’hébreu par īte dénotant l’envoi ou
le renvoi.
12.6.3. Schéma récapitulatif
Le remplacement de quelques īte par ambulāte ne relève pas d’un
supplétisme avec morphologisation de la nouvelle forme dans le paradigme
de īre. Il est motivé d’un double point de vue, sémantique et syntagmatique.
Il permet néanmoins un premier rapprochement entre les deux verbes de
mouvement. Le schéma suivant résume cette évolution :
IMPÉRATIF PLURIEL « ALLER
Latin
classique

marche
spatiale
Modèle
hébraïque
« vivez »
Vetus Latina,
exégèses
Vulgate,
exégèses
AT
AT
NT
AT
NT
AT
NT
īte
‫ﬥְ ﬤרּ‬
lku
™p£gete;
poreušsqe
™p£gete;
poreušsqe
īte
īte
īte
īte
(uīuite),
uītam
agere
‫ﬥְ ﬤרּ‬
lku
« allez »
marche
figurée
Modèle grec
137
»
poreušsqe
peripate‹te īte

ambulāte ambulāte ambulāte

(uīuite26)
12.6.4. Essai de réponse à la lenteur du supplétisme
(acquis à date tardive, en protoroman ?)
Le supplétisme a tardé du fait que ambulāre avait des sèmes spécifiques
et n’était donc pas synonyme de īre. De plus, īte était phonétiquement assez
solide pour se maintenir, même si la forme de singulier correspondante avait
déjà cédé la place. Tant que ambulāre dénotait la marche dont la cible était
intrinsèque, il lui était impossible de remplacer l’orthonyme īre. Il semble
cohérent que l’impératif ambulāte ait mis beaucoup de temps à prendre du
terrain sur l’usuel īte, plus encore que les autres formes du paradigme,
compte tenu de sa double spécificité, syntaxique et énonciative. Ce serait
plutôt la forme ambulāre de l’infinitif qui aurait pu commencer, l’une des
premières dans le paradigme, à perdre ses sèmes spécifiques et à se
désémantiser en partie pour ne plus conserver que des sèmes génériques. Le
mode de l’infinitif neutralise, en effet, certaines oppositions grammaticales
à l’intérieur du paradigme verbal. L’affaiblissement de sens de l’ensemble
du paradigme de ambulāre pourrait paraître plus probable après le terme
fixé du « latin », lorsque la forme fut altérée phonétiquement et que la
conjugaison de « aller » fut fondamentalement remaniée par éviction de
toute forme de issue du latin īre, en dehors de l’infinitif présent à la base de
la périphrase du futur īre habeō (fr. j’irai, tu iras, il ira, etc.). Mais les Lois
wisigothiques invitent à revoir cette analyse (cf. § 22.) Contrairement à la
forme du pluriel, la forme du singulier ambulā n’entrera jamais en
supplétisme avec ī, malgré des rapprochements dès le latin archaïque.
26
Aucun uīuite n’est attesté dans la latinité, à l’exception d’une seule occurrence
dans un texte très tardif du VIIIème après J.-C., qui juxtapose cette forme à la
locution figée étudiée au § 12.2.7. faisant ainsi pléonasme : Defensor Locogiacensis,
Liber scintillarum 68, 10, Viuete et ambulate per uias prudentiae.
138
AMBULĀ
CHAPITRE III C
DISQUALIFICATION DE AMBULĀ DU PARADIGME DE « ALLER »
Alors la forme du pluriel ambulāte n’apparaissait pas avant le milieu du
IVème siècle, la forme du singulier ambulā est attestée à date archaïque mais
ne survivra pas en ancien-français. De fait, elle ne concurrence ni ī ni uāde.
13. Attestations de ambulā et de ī au cours de la latinité
Ambulā comptabilise, jusqu’au début du Vème siècle après J.-C., 161
occurrences, ce qui est peu par rapport au 652 occurrences de uāde pour la
même période. En outre, entre d’une part Plaute et Térence, et d’autre part
les auteurs chrétiens, la forme est inusitée.
Ennius
Pacuvius
Térence
Accius
Catulle
Cicéron
Varron
Virgile
Horace
Properce
Ovide
Tite-Live
Sénèque
le Père
ambula
i
Plaute
Tableau 1 : du IIème siècle av. J.-C. à la fin du Ier siècle av. J.-C.
17
103
1
1
2
17
-
1
-
-
6
9
5
22
6
4
En latin post-classique, ambulā n’est attesté qu’une seule fois, par
Sénèque (Ep. 55, 11) ; ses tragédies manifestent une large préférence pour
perge - plus attesté même (16 occurrences) que ī (7 occurrences) -.
Sénèque
dramaturge
Lucain
Pétrone
Valerius
Flaccus
Silius Italicus
Stace
Martial
Juvénal
Apulée
Aulu-Gelle
Hygin le
mythographe
Priapea
ambula
i
Sénèque
philosophe
Tableau 2 : du Ier siècle ap. J.-C. au IIème siècle ap. J.-C.
1
8
7
1
1
8
12
20
19
4
-
-
-
-
Comme ambulāte, ambulā est nettement plus fréquente en latin chrétien,
mais elle est bien moins employée que uāde (dans la Vulgate, uāde aparaît
186 fois, ambulā 11 fois1).
1
Ces 11 occurrences doivent être, de plus, circonscrites à cinq passages, dont trois
dans les Evangiles, qui reprennent la même locution surge et ambula, répétée parfois
trois fois de suite dans la bouche de différents locuteurs.
139
AMBULĀ
- 23
7 -
Iohannes
Cassianus
2
Prudence
Ausone
Claudien
1
st Augustin
Ammien
Marcellin
-
st Jérôme
(discours et
lettres)
Victorin
-
st Jérôme
(citations
bibliques)
Lactance
1
-
Vulgate
st Cyprien
2
-
Vetus Latina
Tertullien
ambula
i
st Ambroise
Tableau 3 : du IIIème siècle ap. J.-C. au début du Vème siècle ap. J.-C.
9
-
5
-
553
5
3
3
3
112
-
Au final, sur toute la latinité, c’est ī qui est l’emporte ; c’est aussi le cas,
dans une moindre mesure, pour un « satellite » perge. Mais les périodes de
haute fréquence ne sont pas les mêmes : le début de la latinité pour ī et la fin
pour perge, recede et ingredere.
IIIème et
IIème
siècle
av. J.-C.
i
134
41
perge
19
ambula
2
recede
1
ingredere
Ier
siècle
av.
J.-C.
41
44
1
3
Tableau 4 : Totaux.
Ier siècle
IIème
ap. J.-C. siècle
ap.
J-C.
12
68
39
5
1
16
1
1
-
IIIème
siècle
ap.
J.-C.
1
3
2
-
IVème et
début du
Vème siècle
ap. J.-C.
26
95
138
73
82
308
225
161
95
87
En fait, la fréquence de ambulā est à nuancer : elle est essentiellement
due à saint Augustin, qui commente amplement deux locutions, surge et
ambula (avec la variante surge, tolle grabatum tuum et ambula) et ambula
per hominem. Comme pour le pluriel, il nous faut donc étudier l’emploi de
ambulā à partir des différents syntagmes dans lesquels entre la forme.
14. Réduction des attestations de ambulā à quelques locutions
Le nombre de syntagmes différents attestés avec ambulā est très faible :
quatre à l’époque archaïque, cinq dans la Vulgate (quatre dans l’AT et une
dans le NT) et trois dans les commentaires bibliques.
14.1. Locutions à l’époque archaïque
Plaute emploie 17 fois ambulā : 6 fois la forme seule, 2 fois avec la
conjonction de coordination ergō suivie ou non de l’adverbe citō, 5 fois
2
3
dont 6 corrigés par saint Jérôme, 1 par un inconnu du grec.
+ 1 pseudo-saint Augustin.
AMBULĀ
140
avec l’adverbe bene et 4 fois, enfin, avec le complément de destination in
iūs. Térence n’emploie la forme qu’une fois seule et une fois dans
l’expression in iūs.
14.1.1. Ambulā employé seul
Quand ambulā est employé seul à l’époque archaïque, il dénote l’action
de marcher, la marche profitable au malade par exemple4 :
PLAUTE, Curc. 240
PA. Ambula : id lieni optumumst.
« Marche ; c’est le meilleur pour la rate ».
La forme sert parfois à imposer avec force la mise en mouvement à
quelqu’un qui résiste au mouvement demandé par le locuteur :
PLAUTE, Pers. 750
… SA. Surdus sum : ambula.
« (…) (Sa.) Je suis sourd : marche ».
Celui qui exige le mouvement le demande parfois à l’allocutaire en
employant d’abord ī. Mais si l’autre temporise, il renouvelle sa demande
avec ambulā, ordre plus fort5, car la forme dénote concrètement la marche
attendue de la part de l’allocutaire. Il ne s’agit en aucun cas de supplétisme.
C’est ainsi que, par une progression argumentative, le maître Ballion
demande au petit de le précéder et, devant l’absence de réaction de celui-ci,
4
C’est dans cet emploi qu’est attestée la seule occurrence d’ambulā dans la période
entre le latin classique et le latin post-classique : Sénèque invite son ami Lucilius à
entretenir leur amitié par des promenades : SÉNÈQUE, Ep. 55, 11, Itaque mecum
stude, mecum cena, mecum ambula « C’est pourquoi étudie en ma compagnie, dîne
en ma compagnie, promène-toi en ma compagnie ».
5
Cf. O. DUCROT, 1973, p. 230-231 ; 1984, p. 58, a montré qu’un ordre pouvait être
plus fort qu’un autre, dans la perspective d’une pragmatique sémantique. J.
Moeschler, 1985, p. 54-55, schématise ce « principe de force argumentative » et en
conclut que « certes un argument peut être évalué en termes de pertinence, et de
vérité, mais il peut aussi l’être en termes de force. L’argumentation serait à ce titre
un phénomène graduel qualifiable en termes de « plus » ou « moins », et non un
phénomène absolu » ; le sens est ainsi conçu « comme un ensemble d’instructions »,
1985, p. 65. Dans l’injonction, le locuteur pose, dans son énoncé, une action à
réaliser, et impose cette action à l’allocutaire de manière combinatoire, pour que
celui-ci l’exécute. Le locuteur se donne un statut de pouvoir plus grand avec une
forme que s’il avait utilisé une autre forme. L’allocutaire reçoit ainsi une obligation
plus forte d’obéir : il est ici censé se soumettre plus vite, obéir sans délai à l’ordre
d’ « aller ».
AMBULĀ
141
le hâte plus vivement en le bousculant et en le contraignant à se mettre en
marche6 :
PLAUTE, Ps. 240, 242, 249 et 263
BA. I prae, puere... / Quid [hoc], malum, tam placid<e> is, puere ? /
... BA. I, puere. / ... BA. Ambula tu.
« (Ba.) Va devant, petit. (…) Pourquoi, malheur, vas-tu si lentement,
petit ? (…) (Ba.) Va, petit ! (…) (Ba.) Marche, toi ! »
De même, ambulā sert à marquer un ordre plus fort que abī, lorsque le
locuteur veut mettre fin à une scène d’affrontement et ainsi renvoyer celui
dont il ne supporte plus la vue :
TÉRENCE, Heaut. 379-380
... SY. abeas si sapias. CLIT. eo.
quid istic ? SY. manebit. CLIT. [o] hominem felicem ! SY. ambula.
« (…) (Sy.) Tu devrais t’en aller, si tu étais raisonnable. (Clit.) Je
m’en vais. Mais, et lui ? (Sy.) Il restera. (Clit.) Ô l’heureux homme !
(Sy.) Marche ! [= Allons, ouste ! (P. Grimal, Gallimard, 1971)] »
Il y a ici aussi une progression argumentative : le subjonctif abeas
d’ordre ou de possibilité est moins fort que l’impératif ambula
d’ordre. Cette même progression permet de justifier la juxtaposition des
deux formes dans le vers suivant7 : il ne peut s’agir de supplétisme,
seulement d’une gradation - nous l’observions de même pour i, uade
(§ 10.3.3.) ; ite, ite, uadite (§ 10.3.1.) - :
PLAUTE, Trin. 1108
Nihil est morae. I, i, ambula, actutum redi.
« Rien ne peut te retarder, va, va, file et reviens tout de suite » (P.
Grimal)
14.1.2. Ambulā ergō (citō)
Accompagnée de la conjonction de coordination conclusive ergō, la
forme d’impératif sert à demander avec virulence un mouvement ou à
6
Cf. aussi PLAUTE, Poen. 716, LY. Age eamus intro… LY. Age age ambula « (Ly.)
Allons, entrons. (…) (Ly.) Allons, allons, marche ». Grâce à la progression
argumentative, le second ordre est plus fort. La volonté de presser l’autre transparaît
également dans la répétition de l’adverbe d’énonciation age.
7
Ce vers a fait l’objet d’une transmission hasardeuse. D’autres leçons sont
probables : A moracli <i > Havet : moracii BC, D (-tii) morae, cito Ritschl morae
tibi C. F. Müller. L’édition Budé retient la leçon : moracli ; <i>, ambula.
AMBULĀ
142
dénoter un renvoi. L’adjonction de l’adverbe d’énonciation age, ou
interjection, qui insiste sur l’exaspération que le locuteur veut laisser
transparaître, vient également renforcer la force de l’ordre :
PLAUTE, Ps. 920
PS. Ambula ergo cito.
« (Ps.) Marche donc plus vite ».
PLAUTE, As. 488
LE. Ita facito, age ambula ergo.
« (Léon.) A ta guise. Allons, marche donc ! »
14.1.3. Bene ambulā
Parfois, le renvoi est signifié avec bienveillance ou amabilité : on
souhaite à l’allocutaire un bon trajet en adjoignant l’adverbe bene à
ambulā8. Cette locution fonctionne comme une formule de politesse, qui
permet de prendre congé de l’autre et de clôturer, par là, la scène. C’est une
sorte d’ « au-revoir » amical, comme en témoigne l’adverbe commode du
passage suivant :
PLAUTE, Most. 852-853
…quam uis ire intro audacter licet.
eo ego hinc ad forum. TH. Fecisti commode, bene ambula.
« Tu peux entrer sans aucune crainte. Moi, je vais au forum. (Th.) Tu
as été bien aimable ; bonne promenade ! »
8
Dans toute la latinité, la locution *ī bene ou *ben(e) ī n’est nulle part attestée. H.
ROSÉN, 2000, p. 276, rend compte précisément de l’aptitude de ambulā à remplacer
dans ce cas eō : « A necessary condition of setting up one paradigm of i- with
ambula- is fulfilled by the valency properties of two verbs : the mentioned finite
forms of ambula-, i.e., the sing. imperative, have explicit or implicit directives, and
sometimes also separatives. This does not apply, in the same texts, to other forms of
ambulare which occur in absolute or locative construction. Furthermore, ambula !
and ire in other grammatical forms complement each other in context. (…) Is bene
ambula ! the regular counterpart, “Farewell”, to the greeting bene uenisti !
“Welcome” » (« Une condition nécessaire à l’établissement d’un paradigme de iavec ambula- est accomplie par les propriétés de valence des deux verbes : les
formes personnelles mentionnées de ambula-, c.-à-d. l’impératif singulier, ont des
directions explicites ou implicites, et parfois également à sens de séparation . Cela
ne s’applique pas, dans les mêmes textes, à d’autres formes de ambulare qui
apparaissent dans une construction absolue ou locative. En outre, ambula ! et ire
sous d’autres formes grammaticales se complètent l’un l’autre en contexte (…).
Bene ambula ! est le pendant régulier, « Adieu ! », de la formule de salutation à
l’arrivée bene uenisti ! « Bienvenue ».).
AMBULĀ
143
PLAUTE, Cas. 526
Cura, ego ad forum modo ibo : iam hic ero. ALC. Bene ambula.
« Fais les préparatifs ; moi, je vais aller pour un moment au forum ;
je serai bientôt de retour. (Alc.) Bonne promenade ! »
Quand la cible est indiquée, ici par un complément de lieu ad forum, le
mouvement est alors dénoté par la forme de lexème ībō. Nous pouvons
même dire que c’est une caractéristique de l’emploi de Bene ambulā de
toujours suivre l’indication d’un trajet signifié par une forme de īre9. Et
même quand le déplacement n’est pas ciblé, c’est une forme de °īre qui est
employée avant la formule d’au-revoir :
PLAUTE, Pers. 50
SAG. At pol ego aps te concessero. TOX. Iamne abis ? bene
ambulato.
« (Sag.) Alors, par Pollux, je vais te quitter. (Tox.) Tu t’en vas déjà ?
Eh bien, bonne route ».
Cet emploi s’apparente à une formule de clôture au même titre que bene
uale(to) (Plaute, St. 397, Merc. 327). D’ailleurs, avec la forme d’impératif
futur ambulātō, les deux locutions se succèdent dans la bouche des
locuteurs prenant mutuellement congé (cf. aussi Merc. 327) 10 :
PLAUTE, Cap. 451-452
HEG. Quem hic ferat secum ad legionem, hinc ire huic ut liceat
domum.
tu intro abi. TYN. Bene ambulato. PHIL. Bene uale...
« (Heg.) Qu’il devra emporter avec lui pour aller à l’armée, afin de
pouvoir se rendre d’ici jusque chez lui. Toi, rentre. (Tyn.) Bon
voyage ! (Phil.) Porte-toi bien ! (…) »
14.1.4. Ambulā in iūs, in iūs ambulā
Plus étonnante est la locution qui associe ambulā à in iūs : à d’autres
personnes, c’est l’hyperonyme īre qui est employé, ainsi à la deuxième
personne du pluriel de l’impératif présent, à la première personne du pluriel
du subjonctif présent ou à l’infinitif présent11 :
9
Cette remarque est également valable pour l’impératif futur : PLAUTE, Ep. 377, EP.
Abeo. STR. Bene ambulato « (Ep.) Je m’en vais. (Str.) Bonne route ! »
10
La locution n’est pas attestée en revanche au pluriel, tandis que la formule avec
ualete est employée sept fois (Plaute, St. 143, etc.).
11
H. ROSÉN, 2000, p. 276-277, analyse ce remplacement par rapport à l’indicatif et à
une plus ancienne substitution avec le lexème uocāre : « we have before us a clear
AMBULĀ
PLAUTE, Poen. 1229
HA. Ite in ius...
144
PLAUTE, Poen. 1342
AG. Leno, eamus in ius.
« (Ha.) Allez au tribunal. (…) » « (Ag.) Marchand, allons au tribunal. »
PLAUTE, Truc. 840
Eamus, tu, in ius. DI. Quid uis in ius me ire ?
« Et toi, allons au tribunal (Di.) Pourquoi veux-tu que j’aille au
tribunal ? »
Térence présente la locution, en ordre inverse par rapport à Plaute, mais
avec une distribution complémentaire identique : ambulā à la deuxième du
singulier de l’impératif et eamus à la première du pluriel au subjonctif
d’ordre.
TÉRENCE, Phorm. 936 et 980
… DE. In ius ambula.
.... In ius eamus.
« (…) (De.) Va au tribunal ! … (…) Allons au tribunal ».
PLAUTE, Curc. 621 et 624
… ambula in ius. THER. Non eo…
… ergo ambula in ius...
« (…) Va au tribunal. (Ther.) Je refuse (…). Allons donc au
tribunal ! (…) »
remodelling of the ancient formula of the in ius uocatio, as it is reflected, with ire, in
citations from the Twelve Tables (1.1) : Si in ius uocat, ni it, antestamino ; later lawgiving also keeps to the ancient wording – with no intervention of ambulare or any
other verb of going – of the formula used by a plaintiff for a court summons to
redress a grievance. In the Comic passages all elements of this ancient procedural
formula occur for word : the summoning (Plaut. Pers. 745) Age ambula in ius, leno.
“well, go to court, pimp.” :: Quid me in ius uocas ? “Why do you summon me to
court ?” ; the producing of witnesses (Plaut. Curc. 621, above) : Ambula in ius ::
Non eo :: Licet te antestari ? “Can I produce a witness in your matter ?” :: Non licet.
“No” » (« nous avons affaire à une restructuration claire de l’antique formule dans
l’assignation en justice, comme c’est reflété, avec ire, dans les lois des Douze Tables
(1.1) : Si in ius uocat, ni it, antestamino ; la législation postérieure garde également
les termes antiques – sans l’emploi de ambulare ou de tout autre verbe « aller » - de
la formule employée par un plaignant pour une assignation devant le justice pour
réparer un grief. Dans des passages des comédies, tous les éléments de cette antique
formule procédurale apparaissent mot pour mot : la convocation (Plaut. Pers. 745)
Age ambula in ius, leno. “Bien, allez au tribunal, proxénète.” :: Quid me in ius
uocas ? “Pourquoi m’assignes-tu en justice ?” ; la production des témoins (Plaut.
Curc. 621, ci-dessus) : Ambula in ius :: Non eo :: Licet te antestari ? “Puis-je
produire un témoin dans votre affaire ?” :: Non licet. “Non” »).
AMBULĀ
145
Il n’existe pas de forme d’impératif à la première personne du pluriel ;
eamus est obligatoire et attendu. C’est ambulā qu’il faut justifier. Deux
explications sont possibles. En latin, il y a plusieurs manières d’exprimer la
valeur jussive, avec plus ou moins de force. C’est ainsi que le même ordre
peut être énoncé au subjonctif :
PLAUTE, Poen. 1349
… ANTA. Leno, in ius eas.
« (…) (Anta.) Marchand, va au tribunal ».
Eas est un subjonctif d’ordre mais dont la valeur jussive est plus faible
que ambulā. Peut-être ambula in ius est-il un ordre plus intense que in ius
eas, comme nous l’avons montré plus haut pour ambulā seul vs ī. Dans le
vers Curc. 621, l’allocutaire refuse d’obéir à l’ordre et répond par Non, une
négation polémique, donc par une négation forte. L’emploi de l’impératif
ambulā peut s’expliquer par le recours à une forme dont la valeur jussive est
plus forte que ī. Par ailleurs, si Plaute n’atteste pas ce même ordre avec la
forme d’impératif du lexème usuel, c’est que *ī in iūs / *in iūs ī aurait été
difficile à prononcer en raison de la contiguïté des trois phonèmes /i/ à
l’initiale de chacun des trois mots. C’est peut-être une raison articulatoire
qui explique que la tournure ne soit pas attestée : dans un cas, on aurait /ī/ +
/ĭ/ + /i /, dans l’autre /ĭ/ + /i / +/ī/. En outre, l’ordre pouvait perdre sa valeur
distinctive à l’oreille.
On serait tenté de noter une contradiction entre le complément de
destination, in iūs, et le lexème ambulāre, qui dénote un déplacement non
ciblé dans l’espace. Pourtant, la répartition des formes en fonction de la
personne et du mode utilisés ne connaît pas d’exception, ce qui nous oriente
vers une solution nouvelle qui tienne compte de tous ces paramètres. Nous
proposons d’y voir une distribution complémentaire pour les formes
d’impératif singulier : ī entre dans des syntagmes variés, mais non dans les
locutions bene ambula ou in ius ambula, pour lesquelles la seule forme
attestée est ambulā. L’emploi de cette forme s’explique différemment dans
les deux locutions : dans bene ambula, ambulā a son sens plein et a la même
valeur illocutoire de souhait de prospérité que la formule bene uale ; la
locution in ius ambulā s’explique pour deux raisons, l’une énonciative
(force de l’ordre) et l’autre phonétique (souci articulatoire). Le problème ne
se posait pas au pluriel puisque, dans la locution īte in ius, la désinence -te
évitait la rencontre de deux voyelles de même timbre. Comment expliquer
alors que ce soit la forme ambulā qui ait été choisie ? Quel que soit l’ordre
des mots, ambulā in iūs chez Plaute, in iūs ambulā chez Térence, le
syntagme s’articulait sans difficulté. Plus encore, les deux formes ī et
ambulā ont pu être sémantiquement rapprochées : ambulā apparaît parfois
seul, avec une valeur jussive plus forte que ī ou abī :
AMBULĀ
146
PLAUTE, Poen. 717
LYC. Age, eamus intro. CO. Te sequor. LYC. Age, age, ambula.
« (Lyc.) Allons, entrons. (Coll.) Je te suis. (Lyc.) Allons, allons,
marche ».
PLAUTE, Persa 250
... SO. Abeo. PAE. Et ego abiero. SO. Ambula.
« (…) (Soph.) Je m’en vais. (Paeg.) Et moi aussi, je m’en vais.
(Soph.) Marche ! »
Aux deux īre préverbés en ab- employés par deux locuteurs,
Sophoclidisca et Pégnion, répond l’impératif ambulā énoncé par le premier
locuteur, en clôture d’une scène (scène 2 de l’acte II). La servante et le page
passent la scène à se disputer et repoussent sans cesse leur départ, chacun
tentant de faire partir l’autre en premier12. Les abī sont nombreux dans la
scène, et pourtant elle se clôt par un ambulā. Sa valeur illocutoire est celle
d’un « je t’envoie promener », d’une formule qui se veut injurieuse en lieu
et place d’une déclaration d’amour manquée (par exemple, (SO.) Odiosu’s.
(PAE.) Mers tu mala’s « (So.) Tu es odieux ! (Pae.) Toi, tu es une mauvaise
denrée »). De même, les deux formes d’impératif se trouvent
juxtaposées dans le vers suivant :
PLAUTE, As. 108
LIB. Ego eo ad forum, nisi quid uis. DEM. Ei, bene ambula.
« (Lib.) Moi, je vais au forum, à moins que tu attendes quelque chose
de moi. (Dem.) Va ; bonne promenade !
L’esclave demande poliment à son maître l’autorisation de partir (nisi
quid uis). Le maître approuve ce déplacement avec bene ambula. C’est
l’interaction verbale qui peut justifier ici le recours à ambulā : la forme
permet à un supérieur de donner un ordre plus fort à un inférieur 13. En
raison de son unicité et de la différence due à la valeur illocutoire de la
forme, cet exemple ne nous autorise pas à parler de supplétisme, il nous
permet seulement d’entrapercevoir une possibilité de rapprochement.
12
Après la dispute de Pégnion et Toxile, aux vers 189 PAE. Tum tu igitur sine me
ire ; 191 TO. Quo ergo is nunc ?, 195 TO. Abi modo, qui s’achève sur le départ de
Toxile, c’est au tour de Sophoclidisca de disputer le départ de Pégnion et c’est elle
qui a le dernier mot avec ambula : 197 SO. Cesso ire ego quo missa sum ? PAE. Eo
ego. TO. I sane : ego domum ibo ; 200 PAE. Illic hinc abiit intro huc ; 215 SO. Iam
abi : uicisti. PAE. Abi nunciam ergo ; 217 SO. Eo ego hinc haud longe ; 223 PAE.
abi iam ; 236 PAEG. abi iam ; 236 PAEG. Enim non ibis nunc ; 247 PAE. Abi.
13
Ce cas se rencontre pour d’autres formes du lexème ambulāre, ainsi pour la forme
de deuxième personne du singulier du présent de l’indicatif : cf. Plaute, Merc. 942,
§ 4.3.2., où ambulās a une valeur jussive supérieure à īs.
AMBULĀ
147
14.2. Locutions en latin tardif
Après une longue période où ambulā est totalement inusité à une
exception près, la forme réapparaît en latin tardif, mais seulement dans huit
locutions figées qui ne se justifient pas par un supplétisme : la forme entre
dans des énoncés formulaires, des lexies complexes, avec un certain degré
de figement ; elle ne s’explique pas par un choix libre du sujet parlant. En
grande partie, ces locutions sont similaires à celles que nous avons déjà
relevées pour la forme du pluriel (cf. § 12.2.) Les lexies complexes ambula
coram me (VULGATE, Gen. 17, 1, « marche en ma présence »14), ambula in
Domino deo tuo (saint AUGUSTIN, Eu. Ioh. 7, 7, « marche dans le Seigneur
ton Dieu »), ambula per uiam (VETVS LATINA, Bar. 4, 2 « marche par cette
voie »), ambula in uiis cordis tui (VULGATE, Eccles. 11, 9, « marche dans
les voies de ton cœur »15) et, avec un accusatif d’extension spatiale, illam
uiam ambula (saint AMBROISE, Bon. Mort. 6, 24, « parcours cette voie »)
dénotent une marche métaphorique : il s’agit de se conduire avec fidélité et
constance dans la voie de Dieu. Cette voie est celle de l’Amour, de l’Esprit,
de la foi et de l’humilité (saint AUGUSTIN, Serm. 91, amore ambula
« marche selon l’Amour » ; saint AUGUSTIN, Serm. 163, spiritu ambula
« marche selon l’Esprit » ; Serm. 25D = 360B, ambula in fide « marche
dans la foi » ; Serm. 88, ambula per fidem « marche par la foi » ; Serm. 123,
ambula per humilitatem « marche par l’humilité »). Dans la lexie cum
lugentibus ambula (VETVS LATINA, Eccli. 7, 38, « marche avec les
affligés »), il ne s’agit pas de marcher physiquement avec quelqu’un, ce que
la Vulgate dénote par uāde cum16, il faut partager leur douleur et les diriger
vers le chemin de Dieu, qui saura les consoler de son Amour. Quand la
marche est seulement physique, la forme choisie est alors l’impératif usuel
uāde (par exemple, saint AUGUSTIN, Litt. 12, 11). Le NT n’emploie ambulā
que dans une locution qui le coordonne à un ou deux autres impératifs surge
et tolle17 ; ailleurs, on trouve uāde :
VETVS LATINA, Act. 3, 6
Surge et ambula et adprehensa ei manu dextera adleuauit eum et
protinus consolidatae sunt bases eius et plantae et exiliens stetit et
ambulabat et intrauit cum illis in templum ambulans et exiliens et
14
L’hébreu utilise la forme usuelle ‫ ﬥְ ﬤרּ‬lku ; le grec emploie un lexème qui signifie
« plaire à » : eÙaršstei ™nant…on ™moà kaˆ g…nou ¥memptoj.
15
L’hébreu recourt encore à ‫ ﬥְ ﬤרּ‬lku, tandis que le grec opte pour le même lexème
qu’au pluriel « se promener » ; « se comporter, vivre » : perip£tei ™n Ðdo‹j kard…aj
sou kaˆ ™n Ðr£sei Ñfqalmîn sou.
16
Cf. Vulgate, Ruth 1, 15, uade cum ea « accompagne-la ».
17
Voici les autres passages : VULGATE, Luc. 5, 23, surge et ambula ; Marc. 2, 9, et
Ioh. 5, 8, surge et tolle grabattum tuum et ambula ; Ioh. 5, 11 et 5, 12, tolle
grabattum tuum et ambula.
AMBULĀ
148
laudans Dominum et uidit omnis populus eum ambulantem et
laudantem Deum
« ‘Lève-toi et marche !’ Et le saisissant par la main droite, il le
releva. A l’instant ses pieds et ses chevilles s’affermirent ; d’un bond
il fut debout, et le voilà qui marchait. Il entra avec eux dans le
Temple, marchant, gambadant et louant Dieu. Tout le peuple le vit
marcher et louer Dieu ».
VULGATE, Marc. 2, 11
Surge tolle grabattum tuum et uade in domum tuam
« Lève-toi, prends ton grabat et va chez toi ».
La différence se situe au niveau de l’indication ou non d’une cible. La
forme ambulā, conformément au sens du lexème, n’a pas de cible18, tandis
que seul uāde reçoit un complément de lieu, in domum tuam (cf. aussi
VULGATE, Ion. 3, 2, Surge uade ad Nineuen ciuitatem magnam « Lève-toi,
va à Ninive, la grande ville »).
15. Conclusion
Ambulā n’a pas servi de forme supplétive pour ī. L’inaptitude de cette
forme tient tant au maintien du sens plein du lexème ambulāre qu’à son
ancrage dans des locutions métaphoriques et formulaires19.
15.1. Maintien du sens concret et de l’indétermination
La forme ambulā demeure encore fortement associée à un mouvement
indéterminé, contrairement à la forme devenue usuelle uāde fréquemment
complétée par une destination. En outre, ambulā a une valeur jussive plus
forte que uāde, de même qu’il exprimait un ordre plus intense que ī en latin
18
Nous avons relevé un passage de saint Augustin où sont associés ambulā et ad ; la
valeur de la préposition est ambiguë : elle peut indiquer l’accompagnement ou la
direction : saint AUGUSTIN, Psalm. 142, 15, Ambula ad prophetiam, ambula ad
lucernam praedictorum futurorum, ambula ad uerba Dei. (…) Ambula ad formam
serui « Marche accompagné de la prophétie, marche à la lampe des futures
prédictions, marche au Verbe de Dieu. (…) Marche à la forme de l’esclave ». Nous
avons l’impression que ce ad signifie presque « en gardant à la face ».
19
Une seule occurrence d’ambulā employé seul pourrait dénoter ce que uāde
dénoterait, mais l’authenticité du texte pose problème : CPLVT, LAB Ps.-Phil. 50, 7,
Ambula, quoniam scis pro quibus oraueris « Va, puisque tu sais pour qui tu as
prié », en regard de l’usuel : VETVS LATINA, Act. 22, 21, Vade quoniam ego in
nationes longe mittam te « Va, puisque c’est au loin, vers les païens, que, moi, je
veux t’envoyer ».
AMBULĀ
149
archaïque (cf. § 14.1.4.) De la même manière, son préverbé perambulā est
une forme intensive pour le sème « parcours, traversée d’une surface » : en
Gen. 13, 17 ou 2 Reg. 24, 2, l’ordre est donné par Dieu à Abraham ou à
Joab (donc d’un supérieur à un inférieur) ; le contexte lui aussi présente des
mots intensifieurs (in longitudine et in latitudine ; omnes). La locution
uāde(/īte) per terram n’est pas une expression intensive et il n’y a pas de
lexèmes intensifs dans le cotexte. Vāde et īte sont plus « neutres » que perambulā et per-ambulāte, qui sont intensifs et accompagnés de morphèmes
intensifieurs.
15.2. Possibilité d’une variante sémantique de sens figuré
Comme la forme du pluriel, ambulā a pu recevoir une acception figurée,
dans certaines locutions. La marche, métaphorique, conduit le pécheur dans
les voies de Dieu. L’ordre donné au paralysé, surge et ambula, ne signifie
pas seulement « marche », mais « conduis-toi désormais selon la Loi de
Dieu », puisque lui sont remis ses péchés et que le Christ insiste sur le sens
de cette guérison qui est en même temps une conversion, de cœur, d’esprit
et d’âme nous dit saint Augustin20. Ce dernier glose d’ailleurs ambulā par
un verbe de mouvement et par la notion morale du bien :
saint AUGUSTIN, Serm. 256
Quid est, ambula ? Profice, in bono profice.
« Marche ! Qu’est-ce-à-dire ? Fais des progrès, mais des progrès
dans le bien ».
Ambulā s’oppose alors à uāde, qui dénote exclusivement la marche
spatiale. Cette distribution, qui est un christianisme, ne joue aucun rôle dans
l’évolution du paradigme supplétif de « aller », mais convient au message
biblique, qui invite les hommes à dépasser le cadre terrestre dans lequel ils
vivent, afin d’accéder au monde de Dieu. Cette dénotation différente de la
marche physique et de la marche figurée s’observait déjà en grec, mais non
en hébreu.
15.3. Schéma récapitulatif
Nous pouvons ainsi faire un parallèle avec le tableau comparatif déjà
établi à l’endroit du pluriel. Cependant, nous reproduisons le schéma, en
tenant compte des petites différences dans les attestations.
20
Cf. Eu. Ioh. 17, 7 à 11.
150
AMBULĀ
Latin
Latin
Modèle
archaïque classique hébraïque

marche
spatiale
« va ;
marche »
marche
figurée
AT
AT
œpage;
perip£tei
ī;
ambulā
ī;
uāde
‫ﬥְ ﬤרּ‬
lku
─
uīue
‫ﬥְ ﬤרּ‬
lku
« marche,
vis »
Modèle grec
NT
VULGATE,
exégèses
AT
uāde ;
œpage;
perip£tei ambulā
eÙaršstei ; perip£tei ambulā
perip£tei

NT
uāde [in],
ambulā
[Ø]
ambulā
(uīue1)
Ce tableau nous permet d’entrapercevoir les premiers rapprochements
effectués entre les deux formes uāde et ambulā. On peut maintenir une
différence sémantique forte, uāde dénotant l’envoi, ambulā ne bornant pas
le déplacement ; mais certaines juxtapositions vite lues pourraient gommer
quelque peu ces nuances :
CPLVT, Esdr. 92
Exdra, uade in pace et ambula cum prophetis meis.
« Esdras, va en paix et marche (va ?) avec mes prophètes ».
Les deux formes sont suivies d’un complément précisant le mode du
déplacement. En outre, dans le cadre de l’analyse de la locution présentée
au § 14.2., nous avons trouvé un passage particulièrement intéressant
puisqu’il opère des remplacements successifs, en fonction de la syntaxe. La
locution surge et ambula se transforme en surge et uade quand l’indication
d’une cible est dénotée. Et c’est un préverbé de īre qui est employé à la
place de uādere lorsque doit être utilisée une forme de parfait2 :
1
La forme uīue dans ce type d’énoncé a à peu près la même valeur référentielle que
ambulā, mais elle est très rare dans la Vulgate : elle est essentiellement présente dans
le livre de Daniel dans les locutions in aeternum uiue, in sempiternum uiue, « Vis à
jamais », en 2, 4 ; 3, 9 ; 5, 10 ; 6, 6 et 6, 21. C’est la même éternité que propose Dieu
lorsqu’il invite à le suivre dans ses voies. Nous avons trouvé une variante syntaxique
chez saint AUGUSTIN, Eu. Ioh. 33, 6, uade, uiue « Va, vis ».
2
Le texte grec recourait aux mêmes substitutions : T… g£r ™stin eÙkopèteron, e„pe‹n,
'Af…enta… sou aƒ ¡mart…ai, À e„pe‹n, ”Egeire kaˆ perip£tei ; ... 'Egerqeˆj «rÒn sou
t¾n kl…nhn, kaˆ Ûpage e„j tÕn oἶkÒn sou. Kaˆ ™gerqeˆj ¢pÁlqen e„j tÕn oἶkon aÙtoà.
impératif présent
Ûpage e„j + acc.
perip£tei Ø
aoriste
¢pÁlqen e„j + acc.
perip£thsen.
AMBULĀ
151
VULGATE, Matth. 9, 5
Quid est facilius dicere ‘dimittuntur tibi peccata’ aut dicere ‘surge et
ambula’ ut sciatis autem quoniam Filius hominis habet potestatem
in terra dimittendi peccata tunc ait paralytico ‘surge tolle lectum
tuum et uade in domum tuam’ et surrexit et abiit in domum suam
« Quel est donc le plus facile, de dire : ‘Tes péchés sont remis’, ou
de dire : ‘Lève-toi et marche’ ? Eh bien, pour que vous sachiez que le
Fils de l’homme a le pouvoir sur la terre de remettre les péchés,
‘lève-toi – dit-il alors au paralytique, - prends ton lit et va chez toi’.
Et il se leva et s’en alla chez lui ».
En définitive, īte n’avait pas de raison d’être remplacé en latin puisque la
forme était phonétiquement solide. On assiste, en revanche, à l’élimination
de la forme monosyllabique du singulier ī. Comme le supplétisme entre ī et
uāde était bien installé dans la langue parlée, il s’avérait inutile de le
modifier. En conséquence, ambulā n’a jamais pu trouver de place dans un
supplétisme avec uāde. Seuls quelques remplacements occasionnels,
circonscrits sémantiquement et syntaxiquement, ont été effectués en latin.
PRÉSENTS « ALLER
»
152
CHAPITRE IV
VĀDŌ, VĀDIS, VĀDIT, VĀDUNT, À L’ASSAUT DES FORMES DE ĪRE
Vādere dénotait à l’origine un déplacement rapide, voire hostile, une
action offensive, comportant presque toujours une cible. Jusqu’à la fin du I er
siècle avant J.-C., les formes attestées sont réduites à un tout petit nombre
qui va de pair avec le cadre strict de leur condition d’apparition. On observe
que plus les formes attestées sont nombreuses, plus les emplois du lexème
sont variés. La désémantisation de uādere est liée à l’usage croissant du
lexème. Nous voyons là un indice du caractère supplétif du lexème, non
plus simple hyponyme, terme marqué en regard de l’hyperonyme īre, mais
le remplaçant de īre pour quelques formes accusant des faiblesses. Nous
tenterons de cerner l’évolution de ce supplétisme à l’aide d’exemples
empruntés à des auteurs classiques, en particulier Cicéron dans sa
correspondance, et des auteurs tardifs. Il apparaîtra que l’effacement
progressif des oppositions lexicales anciennes n’est pas strictement parallèle
à toutes les personnes.
16. Quasi-défectivité des deux premières personnes du pluriel du présent
de l’indicatif de uādere
Il faut tout d’abord restreindre l’analyse des quatre formes présentées
dans le titre : les trois personnes du singulier uādō, uādis, uādit et la
troisième personne du pluriel uādunt.
16.1. La flexion de l’ancien-français : formes non supplétives
issues de lat. uādere (1ère, 2ème, 3ème pers. sg. et 3ème pers. pl.) vs formes
supplétives (1ère et 2ème pers. pl)
Ce sont les quatre formes qui ont été retenues dans le paradigme de
l’ancien-français aller au présent de l’indicatif, comme le confirment les
premiers textes (je vai, etc.). Aux deux personnes du pluriel, nous allons,
vous allez, par un supplétisme plus récent, la langue a choisi les formes du
lexème ambulāre (si le phénomène a eu lieu en latin) ou *allare (si celui-ci
a eu lieu en proto-roman). En ancien-français, les formes supplétives sont
donc allons, allez en synchronie ; va(s), vai(s), vont sont « normales ». C’est
donc l’inverse du latin où les formes non supplétives sont īmus, ītis et où les
autres formes, uādō, uādis, uādit, uādunt, sont supplétives.
PRÉSENTS « ALLER
»
153
16.2. Rareté des attestations de uādimus et uāditis dès
l’Antiquité latine
16.2.1. Tableau comparatif de uād-, ī-, ambulā- aux 1ère
et 2ème pers. pl.
Les attestations de uādimus et uāditis sont rarissimes, à toute époque (cf.
annexe 3). Vādimus et uāditis ont une très faible fréquence dans la période
appelée Antiquitas dans le CD-Rom CLCLT-5 et disparaissent pratiquement
dans les textes tardifs. En revanche, les formes īmus et ītis sont mieux
attestées et se maintiennent en latin chrétien, sauf dans la Vulgate à une
exception près. Par ailleurs, l’étonnante explosion du nombre d’attestations
en ce qui concerne ambulāmus et ambulātis, formes de très faible fréquence
dans l’Antiquitas, doit être nuancée : comme nous l’avons vu, ces deux
formes sont souvent employées parce qu’elles entrent dans des locutions
figurées avec le sens particulier de « vivre, se comporter », acception peu
évidente que commentent amplement les exégèses (cf. § 12.2. et 14.2.).
16.2.2. L’unique attestation dans l’Antiquitas de uāditis
Le seul uāditis vraiment assuré1 se trouve chez un auteur qui atteste par
ailleurs 45 fois le lexème, en particulier à la deuxième personne du
singulier du présent de l’indicatif :
STACE, Th. 6, 656-658
…hunc potius, iuuenes, qui moenia saxis / frangere, qui Tyrias
deiectum uaditis arces, / hunc rapite…
« Jeunes guerriers qui vous apprêtez à saper les murs de Thèbes et à
en renverser les tours, voici plutôt, voici le disque qu’il faut saisir »
(trad. M. Nisard).
La construction de uādere avec un infinitif objet et un supin, au sens
d’un futur proche, « aller pour », est unique dans toute la littérature. La
traduction de M. Nisard suppose une grammaticalisation.
16.2.3. Les quatre attestations dans l’Antiquitas de
uādimus
Trois des quatre attestations de uādimus apparaissent chez deux poètes,
Virgile et Lucain, qui par ailleurs emploient relativement bien le lexème
1
L’autre occurrence repose en fait sur la restitution d’un texte très abîmé : Frontonis
epistulae ad Verum imperatorem, 2, 14, uos u<t>riusque gratiam sectantes
me<am> moder<ant>is uiam u<a>ditis.
PRÉSENTS « ALLER
»
154
uādere2 (et surtout l’une de ses formes, uādite, alors qu’elle est de même
presque inusitée durant toute la latinité). La première occurrence de
l’Enéide présente la forme dans le contexte d’un combat militaire, comme
dans l’œuvre de Tite-Live :
VIRGILE, En. 2, 358-360
… per tela, per hostis / uadimus haud dubiam in mortem mediaeque
tenemus / urbis iter...
« (…) à travers les projectiles, à travers les ennemis, nous courons à
une mort certaine, et nous passons par la rue centrale. (…) »
La forme a le sens fort de sa base, ainsi que le souligne haud dubiam. Il ne
s’agit pas seulement d’« aller » quelque part dans le sens de la périphrase
tenemus … iter, mais bien de « courir » avec détermination à sa mort comme
l’on court au combat : uādimus … in mortem reprend les ordres du vers 353
moriamur et in media arma ruamus3. La seconde occurrence, qui suit de
quelques vers la première, se trouve dans le même contexte de la marche
guerrière :
VIRGILE, En. 2, 396
Vadimus immixti Danais haud numine nostro
« Nous marchons, mêlés aux Danaens, mais sans l’aveu des dieux ».
Virgile était déjà le premier auteur à bien attester uāde (et uādite, cf.
§ 10.1.). L’auteur qui atteste ensuite uādimus affectionne aussi uādere et
emploie, comme Virgile, les impératifs du singulier et du pluriel, ce dernier
étant lui aussi presque inusité :
LUCAIN, 9, 382
Vadimus in campos steriles exustaque mundi
« Nous allons traverser des déserts brûlés par l’ardeur dévorante du
soleil ».
Cette variation, poétique et non supplétive, fait coïncider l’effet
rhétorique à la description d’un paysage particulièrement hostile. Pouvonsnous en déduire qu’au milieu du Ier siècle après J.-C. le radical du lexème
était encore associée à la notion d’hostilité ? Ce n’est plus le déplacement
en lui-même qui est hostile, mais le lieu que l’on traverse. Ce transfert du
2
Chez Virgile, nous avons relevé un uādit, deux uādimus, quatre uāde, un uādite, un
uādentem ; chez Lucain, deux uādō, deux uādis, deux uādit, un uādimus, un uādat,
deux uādite, un uādentem.
3
Nous renvoyons également à l’expression fréquente chez Tite-Live, uad- in
proelium, § 18.2.
PRÉSENTS « ALLER
»
155
sème d’hostilité sur le complément est à nos yeux un indice de la
désémantisation du lexème, dans l’usage. Ce n’est qu’ainsi que peut
s’expliquer le supplétisme de ī par uāde, déjà sensible à ce moment de la
latinité. Il est possible que, grâce à cet affaiblissement de sens, le lexème ait
été usité à toutes les personnes, sans qu’un remplacement eût été jamais
entrepris pour la première personne du pluriel : la forme orthonymique reste
bien attestée, même si les auteurs recourent exceptionnellement à
l’hyponyme. Apulée emploie uādimus, à côté de īmus :
APULÉE, Met. 2, 32
Sed cum primam plateam uadimus...
« En arrivant au premier carrefour (…) ».
APULÉE, Met. 1, 17
‘Quin imus, inquam, et itineris matutini gratiam capimus’.
« ’Pourquoi ne pas aller, dis-je, et profiter du plaisir de marcher le
matin ?’ »
Les deux formes uādimus et īmus n’ont ni le même emploi – la première
apparaît dans un récit, la seconde dans un dialogue -, ni la même valeur –
imus a une valeur illocutoire jussive et équivaut à eamus, un subjonctif
d’ordre -. Par ailleurs, la construction de uādimus avec l’accusatif de
l’espace parcouru est exceptionnelle ; la locution itineris gratiam capere est
elle aussi originale. Nous ne pensons pas trouver dans cette occurrence le
témoignage de l’usage de uādimus dans la langue parlée. Il serait pourtant
tentant d’interpréter ce uādimus par rapport à un usage oral, puisque, deux
siècles plus tard, il est attestée dans la Vulgate. Mais la seule occurrence
biblique de cette forme apparaît après trois verbes de déplacement à la
même personne, quoique à des temps différents. Il pourrait s’agir d’une
simple variation lexicale de la part d’un auteur qui manifeste un certain
penchant pour le lexème uādere en général4 :
VULGATE, Iud. 19, 18
Profecti sumus de Bethleem Iuda et pergimus ad locum nostrum qui
est in latere montis Ephraim unde ieramus Bethleem et nunc
uadimus ad domum Dei
« Nous sommes partis de Bethléem qui est en Juda, et nous
retournons en notre maison, qui est au côté de la montagne
4
Saint Jérôme ne récuse pas des formes aussi peu usitées que celle de l’impératif
présent au pluriel ou celle du participe présent : nous avons relevé dans la Vulgate
22 uado, 11 uadis, 20 uadit, uadimus, 3 uadunt, 18 uadam, 2 uades, 2 uadet, uadent,
25 uadam, 8 uadas, 17 uadat, 6 uadant, 186 uade, uadite, 17 uadens.
PRÉSENTS « ALLER
»
156
d’Ephraïm, d’où nous étions allés à Bethléem : nous allons
maintenant à la maison de Dieu » (trad. L.-I. Lemaître de Sacy).
Saint Jérôme a évité toutes les formes du présent de l’indicatif de īre et a
choisi de les remplacer par des formes de préverbés de īre, ainsi le lexème
uenīre5, ou bien encore d’autres verbes de mouvement 6. De plus, uādere
était déjà supplétif à l’impératif singulier :
VULGATE, Ezech. 3, 4
Vade ad domum Israhel
« Va à la maison d’Israël ».
Il nous paraît peu vraisemblable de voir dans l’occurrence de uādimus un
exemple de supplétisme en raison de son caractère unique. En dehors de la
deuxième personne du singulier de l’impératif présent et des trois premières
personnes du singulier et de la troisième personne du pluriel de l’indicatif
présent, le lexème quasi-supplétif devait être uenīre, même s’il n’est jamais
parvenu à suppléer définitivement (c’est-à-dire à être employé
systématiquement pour) le mouvement centrifuge dénoté par īre parce qu’il
n’avait pas de valeur déictique propre. Les exemples bibliques qui illustrent
ces remplacements à caractère supplétif sont abondants :
VULGATE, Ioh. 21, 3
‘Vado piscari’ dicunt ei ‘uenimus et nos tecum’ et exierunt et
ascenderunt in nauem
« ‘Je vais pêcher’. Ils lui dirent : ‘Nous allons7 aussi avec toi’. Ils
sortirent et montèrent dans une barque ».
Saint Jérôme recourt pour la première personne du pluriel de l’indicatif
présent au lexème uenīre, pour la troisième personne du pluriel de l’indicatif
parfait à un préverbé du lexème orthonymique ex-īre, et pour la première
personne du singulier au lexème uādere, déjà supplétif depuis longtemps à
l’impératif singulier et employé ici dans le tour grammaticalisé avec
l’infinitif. Nous aurons à discuter plus longuement, en conclusion, de cette
5
Par exemple à la première personne du pluriel ou à la troisième personne du
pluriel, nous avons uenimus au lieu de imus pour dénoter un mouvement centripète
par rapport à l’allocutaire (cf. fr. nous venons vers, à toi) : VULGATE, Hier. 3, 22,
Ecce nos uenimus ad te « Nous voici, nous allons à Toi ». Vēnerunt remplace
souvent la troisième personne du pluriel du parfait de īre, ierunt, forme qui est très
peu employée dans la Vulgate : VULGATE, Iud. 21, 2, Veneruntque omnes ad domum
Dei in Silo « Et ils allèrent tous à la maison de Dieu, à Silo ».
6
A l’infinitif présent, le traducteur emploie īre : VULGATE, Eccles. 7, 3, Melius est
ire ad domum luctus quam ad domum conuiuii « Mieux vaut aller à la maison du
deuil qu’à la maison du banquet ».
7
L.-I. LEMAÎTRE DE SACY, 1707, traduit lui aussi uenimus par « allons ».
PRÉSENTS « ALLER
»
157
catégorie de « quasi-supplétifs » : la langue marque un penchant indéniable
pour tel lexème marqué en remplacement de l’hyperonyme, comme l’attestent
les très nombreux compléments centrifuges (avec les prépositions in ou ad)
du lexème uenīre ; celui-ci est même apte à entrer dans les mêmes tours
grammaticalisés que īre : uenite et suivi d’un subjonctif d’ordre à la première
personne du pluriel est une formule d’exhortation à partir, comme ī, uāde / īte
et + impératif :
VULGATE, Is. 2, 3
Et ibunt populi multi et dicent ‘uenite et ascendamus ad montem
Domini…’
« Des peuples nombreux s’y rendront et diront : ‘Allez/Venez8, montons
à la montagne du Seigneur (…)’ ».
Mais, conformément aux remplacements successifs des cases devenues
vides, la langue se doit également de suppléer les procès dénotés par
l’ancien lexème marqué à l’aide d’un autre lexème. Or le latin ne dispose
pas d’un autre lexème marqué comme centripète. Il ne peut donc transférer
irrémédiablement le lexème quasi-supplétif dans le paradigme orthonymique. Là s’arrête le processus de supplétisme. En outre, il n’y avait pas de
raison phonétique de faire disparaître complètement īmus et ītis.
16.3. Raison du maintien de la très faible fréquence des formes
uādimus et uāditis au sein du paradigme de uādō
Les deux formes īmus et ītis, dissyllabiques et à première syllabe longue,
jouissaient d’une tenue phonétique telle que leur articulation était pertinente
à l’oreille des sujets parlants. Les formes de uādere au présent de l’indicatif
ont vu leur fréquence augmenter lorsque les formes de īre cessaient d’être
clairement perçues en raison de leur monophtongaison, mais pour īmus et
ītis, il n’y avait pas ce besoin. Les deux formes sont donc restées ce qu’elles
étaient : de très faible fréquence. Pourquoi uādimus et uāditis n’ont-ils pas
cependant intégré plus tard le paradigme supplétif, aux côtés de uādō, uādis,
uādit, uādunt, jusqu’à l’ancien-français ? Si ces deux formes ne sont jamais
entrées dans l’usage, c’est que deux cases devaient être vides lors du
passage en ancien-français, lorsque l’orthonyme īre a été complètement
éliminé (sauf au futur) puis remplacé par *allāre. Les sujets parlants ont
alors préféré remplacer les deux premières personnes du pluriel en
8
On peut discuter du sens de ce uenite, centripète ou centrifuge, traduit par
« Allons » dans la Bible de L.-I. LEMAÎTRE DE SACY, 1707 : il nous semble plus
probable d’envisager une exhortation à aller à cette montagne puisque tous les
peuples (cf. le verset précédent omnes gentes) sont déjà sur place, plutôt que de
croire à une invitation adressée à d’autres peuples qui rejoindraient les premiers
arrivés.
PRÉSENTS « ALLER
158
»
empruntant les formes au lexème supplétif. Le problème se pose
différemment pour les autres personnes, qui ont été monophtonguées et
devaient avoir rapidement cédé dans la langue orale, et même dans la
langue écrite comme nous allons le voir.
17. Données comparatives : offensive et victoire de quatre formes de
uādere sur celles de īre au présent de l’indicatif
Les données comparatives sont, inversement, plus fournies pour les trois
premières personnes du singulier et la troisième personne du
pluriel. L’offensive sur les formes de īre semble avoir été menée de longue
date et marquera la victoire éclatante de ces personnes jusqu’au paradigme
supplétif des langues romanes.
17.1. Données chiffrées
Les données chiffrées permettent une première approche de l’évolution
du phénomène, qui n’apparaît pas, du reste, similaire à chaque personne.
Antiquitas
Patres
latini I9
Vulgate
uādō
eō
ambulō
5
102
12
1ère pers. sg. ind. prés.
178
19
≈ 2 00011
27
6
uādis
īs
ambulās
9
26
5
2ème pers. sg. ind. prés.
49
11
200
51
7
uādit
it
ambulat
54
220
24
3ème pers. sg. ind. prés.
226
20
72
271
25
uādunt
18
3ème pers. pl. ind. prés.
37
3
9
Patres
latini II10
Medii aeui
scriptores
51
377
1
35
15
37
9
99
1
43
114
26
241
632
64
380
37
188
depuis le IIIème siècle jusqu’en 500 après J.-C.
entre 501 et 735.
11
Nous espérons que notre lecteur nous accordera son indulgence face à ce
dénombrement approximatif, mené sur les 70 000 occurrences de /eo/ fournies par le
logiciel CLCLT-5.
10
PRÉSENTS « ALLER
110
15
eunt
ambulant
76
258
159
»
25
103
26
68
292
Comme pour les deux premières personnes du pluriel, nous nuançons la
percée de ambulāre, sujet à de nombreux commentaires bibliques en raison de
son usage crypté dans des locutions métaphoriques. Nous insisterons
davantage sur l’inflexion plus marquée de la troisième personne du singulier
par rapport aux autres personnes dans le paradigme de īre : it connaît
rapidement une baisse de fréquence très importante, quand les deux autres
personnes du singulier se maintiennent un peu plus longtemps dans les
premiers textes chrétiens avant d’être totalement éludées après le Vème siècle.
A partir de cette date, tout le singulier de l’orthonyme ne se maintient plus, en
dehors des traités de grammaire, de quelques vers ou de très rares homélies
(surtout dans le syntagme formulaire it et redit, eunt et redeunt). La troisième
personne du pluriel semble manifester une résistance plus importante. Parmi
les auteurs chrétiens, seul saint Jérôme a rejeté toutes les formes du présent et
les a remplacées par celles de uādere ou de divers hyponymes. Les autres ne
rejettent pas aussi catégoriquement l’orthonyme eunt. L’étude du supplétisme
ne doit pas se contenter du survol de l’évolution des formes au fil des siècles,
mais s’appliquer à confronter l’usage propre à chaque auteur, au sein même
d’une période précise. Des indices fournis par des auteurs antérieurs nous
obligent à reconsidérer ces premières données, exclusivement littéraires. C’est
là sans doute la tâche la plus ardue d’un tel sujet : surprendre les sujets
parlants mêmes, dans l’usage quotidien de leur langue12.
17.2. Répartition par auteur
Ennius
Catulle
Cicéron
Virgile
Properce
Ovide
Tite-Live
Sénèque
Pline le Jeune
Lucain
Martial
Stace
Juvénal
Apulée
Vulgate
st Jérôme
(commentaires)
st Jérôme
(discours, lettres)
st Augustin
Les quatre formes étudiées apparaissent en poésie comme en prose. Mais il
sera très profitable de préciser, dans un second temps, la nature des textes et leur
niveau de langue.
uādō
-
-
-
-
-
1
-
1
-
2
-
5
-
1
22
3
4
103
uādis
-
-
-
-
-
1
-
4
-
2
2
3
-
-
11
9
3
22
12
Nous avons souligné en introduction l’évolution plus rapide du supplétisme dans
la langue parlée, la langue écrite tardant davantage à entériner les nouvelles formes,
dès lors qu’entrent en jeu des faiblesses articulatoires touchant l’orthonyme.
PRÉSENTS « ALLER
160
»
uādit
1
2
2
1
2
2
10 12
8
2
-
4
1
-
20
38
12
63
uādunt
1
-
1
-
-
-
7
-
-
-
-
-
2
3
16
4
2
4
Les deux formes attestées au tout début de la latinité sont celles de la
troisième personne, du singulier et du pluriel, donc celles du récit. Puis ce
sont Ovide et Sénèque qui, les premiers, introduisent les deux autres
personnes du singulier, qui s’imposeront définitivement en latin tardif. Nous
verrons au paragraphe suivant dans quel sens ces formes sont employées
chez ces auteurs. Se confirme par ailleurs la première analyse des données
chiffrées : la dernière personne doit être isolée des autres ; la forme la plus
usuelle eunt n’a pas cédé comme celles du singulier, puisque, en dehors de
saint Jérôme, elle reste majoritaire. Ainsi saint Augustin n’emploie que 2
fois uādunt alors qu’il atteste encore 55 eunt. Notre étude prendra en
compte ces différentes mises en route du supplétisme.
18. Fondation et datation du supplétisme īre / uādere
Vādere marqué au début de la latinité par sa nuance de rapidité et
d’hostilité13 doit connaître un affaiblissement de sens important afin d’entrer
en supplétisme avec l’orthonyme non marqué īre. Or, dès la correspondance
de Cicéron, nous trouvons des occurrences qui invitent à revoir déjà le sens
de la base. La valeur sémantique d’action offensive se maintient chez des
historiens comme Tite-Live et Salluste14, mais elle semble avoir été effacée
aussi tôt dans la latinité, comme dans la future forme supplétive de
l’impératif uāde (cf. § 11.4.2.).
18.1. Offensives guerrières : l’emploi de uādere chez Ennius,
Tite-Live et Salluste
Dans ses premières attestations, la forme uādit apparaît dans la langue
militaire et marque la détermination et la rapidité du déplacement, comme le
soulignent ici ingenti cursu et percitus :
ENNIUS, An. 18, 479 V = 447 W
Ingenti uadit cursu qua redditus termo est
« Il marche dans une course impétueuse par laquelle il atteint son but ».
13
Il semble que le sème le plus ancien soit celui de la rapidité, comme l’attestent les
vers archaïques. Secondairement, cette rapidité a pu être interprétée comme
violente : un déplacement vif est perçu comme agressif, brutale, hostile, surtout si le
milieu fait lui-même obstacle, résiste à la promptitude du mouvement.
14
Salluste n’atteste que la forme d’infinitif présent, uādere, cf. § 18.1.
PRÉSENTS « ALLER
»
161
LUCILIUS, Sat. fr M 795 = C 228, 44
Sed fuga fingitur : <ut> timido pede percitus uadit.
« Mais il pense à la fuite à mesure qu’il avance emporté d’un pied craintif ».
Le procès le plus proche du sens de la racine apparaît chez deux
historiens, non chez tous les historiens15. Chez Tite-Live, l’emploi de
uādere est circonscrit à des offensives guerrières, respectant le sens plein de
la base. Les compléments désignent toujours le combat ou le lieu dans
lequel on se lance avec violence, in proelium, ou bien l’ennemi que l’on
attaque avec force (cf. aussi 3, 63, 1 ; 9, 13, 2 ; 9, 23, 14) :
TITE-LIVE, 7, 16, 5
Signum poscunt ingenti clamore celsique et spe haud dubia feroces
in proelium uadunt.
« A grands cris, ils réclament le signal de la bataille, et un espoir
assuré de vaincre les fait s’avancer au combat gonflés d’assurance et
d’ardeur ».
Il n’y a aucun lexème qui puisse exprimer le même procès que uādere ;
les autres verbes de mouvement ne sont pas intrinsèquement marqués par la
rapidité et la détermination de l’agent (28, 2, 3, ... uenerunt ; tum... arma
Romani capiunt acieque iusta in pugnam uadunt « (…) Ils revinrent ; alors
(…) les Romains s’arment et marchent au combat en formation
régulière »)16. C’est pourquoi on trouve chez Tite-Live des formes très peu
attestées par ailleurs : les impératifs de son discours l’entraînent à recourir
par exemple à la deuxième personne du pluriel du futur de l’indicatif (7, 35,
11, per corpora sopita uadetis « Vous marcherez à travers des corps
15
On pourrait considérer que les deux occurrences chez Tacite du lexème simple, en
regard des très nombreux préverbés, constituent des bribes de cet emploi ancien (cf.
VIRGILE, En. 2, 358, per hostis uadimus ; TITE-LIVE, 31, 39, 13, per aduersos uadunt
hostes ; mais VALÈRE-FLACCUS, 1, 438 et 6, 237, ire per hostes) : TACITE, Hist. 3,
41, … quia nec uadere per hostis tam parua manu poterat... « (…) car avec une
troupe aussi faible il ne pouvait pas passer à travers l’ennemi (…) ». Mais pour la
seconde attestation, la locution est unique ; ordinairement on trouve le complément
in mare avec se (ab-, de-)iicere (cf. An. 14, 5, 2 in mare iactus), se penetrāre (ou
ēuādit chez Quinte-Curce) : TACITE, An. 14, 8, 1, Hi molium obiectus, hi proximas
scaphas scandere ; alii quantum corpus sinebat uadere in mare « Ceux-ci montent
sur les digues ; ceux-là dans les barques les plus proches ; d’autres s’avancent dans
la mer, jusqu’à hauteur d’homme ».
16
C’est (°)īre qui est toujours employé quand le déplacement vers l’ennemi n’est
pas offensif ou immédiatement offensif : TITE-LIVE, 26, 17, 3, Inde pergit ad hostes
ire « De là il marcha en direction de l’ennemi » ; 26, 12, 7, ... nemo priuato consilio
ad hostem transibat... « (…) personne individuellement ne se décidait à changer de
camp (…) ». Cependant, en qualité d’hyperonyme, il dénote parfois le même procès
que uādere : TITE-LIVE, 2, 30, 13, ... cursu in proelium ierant « (…) ils avaient
attaqué au pas de charge » ; 2, 10, 5, Vadit inde in primum aditum pontis…
ineundum proelium « Il fonce à la tête du pont (…) pour en venir aux mains ».
PRÉSENTS « ALLER
»
162
assoupis »). Salluste développe le sème de rapidité et de violence de uādere,
ainsi avec la préposition super qui donne une image concrète du massacre :
SALLUSTE, Iug. 94, 6
Quod ubi accidit, eo acrius Romani instare, fundere ac plerosque
tantummodo sauciare, dein super occisorum corpora uadere, auidi
gloriae certantes murum petere, neque quemquam omnium praeda
morari.
« A ce moment, les Romains les pressent avec plus de vigueur
encore, les enfoncent, en blessent le plus grand nombre sans les
achever, puis marchent sur les morts, luttant avides de gloire à qui
atteindra d’abord le mur, sans qu’aucun s’attarder à piller ».
Il serait tentant de marquer une opposition tranchée entre °īre et uādere,
le second dénotant par sa base la violence de l’offensive menée. Mais celuici est plus rare que les préverbés en īre17. En outre, cet emploi est propre à
Tite-Live ; les autres historiens recourent à d’autres lexèmes18. L’usage de
uādere semble, en effet, à la même époque correspondre à un emploi plus
large du lexème, dans d’autres textes, mêmes poétiques.
18.2. Déplacements rapides en dehors du contexte militaire :
l’emploi de uādere chez Catulle, Virgile et Ovide
Vādere peut servir chez les poètes dans une image qui puise dans la
langue militaire. L’Enéide ne présente qu’une occurrence de uādit (vs 30
occurrences de it), mais elle est attendue puisqu’en contexte militaire :
VIRGILE, En. 8, 702
et scissa gaudens uadit Discordia palla.
« la Discorde va et vient, joyeuse, la robe déchirée »19.
17
Par exemple, l’œuvre de Tite-Live présente 15 proelium ini- et seulement 3 in
proelium uad-.
18
César n’emploie jamais uādere ; il choisit presque toujours committere avec le
nom du combat ou dūcere avec le nom de l’ennemi : CÉSAR, Gal. 1, 15, 2, cum
equitatu Heluetiorum proelium committunt « Ils s’engagent dans un combat contre la
cavalerie des Helvètes » ; 4, 14, 2, ne aduersus hostem ducere « s’il valait mieux
marcher contre l’ennemi ». L’expression apparaît encore dans la Vulgate, mais au
sein d’une comparaison aux tonalités épiques : VULGATE, Hier. 8, 6, Omnes conuersi
sunt ad cursum suum quasi equus impetu uadens in proelio « Tous s’égarent à
poursuivre leur course, tel un cheval qui dans son élan fonce au combat ».
19
Le vers suivant, avec une forme de participe présent, montre lui aussi que dans le
sémème de uādere il y a l’idée que celui qui avance n’a pas peur, il est décidé,
résolu : VIRGILE, En. 6, 262-263, tantum effata furens antro se immisit aperto ; / ille
ducem haud timidis uadentem passibus aequat « Bornant là ses paroles, transportée
PRÉSENTS « ALLER
»
163
De même, chez Ovide, le lexème se trouve non loin d’une image
militaire et épique qui souligne la frénésie, presque la bestialité du
déplacement. Aussi la course d’Hécube est-elle comparée à celle de la
lionne en furie : elle marche délibérément, avec conviction, après le
ravisseur de son petit, désigné par hostem :
OVIDE, Met. 13, 547-549 et 551
Vtque furit catulo lactente orbata leaena / signaque nacta pedum
sequitur, quem non uidet, hostem, / sic Hecube, postquam cum luctu
miscuit iram, / ... uadit ad artificem dirae, Polymestora, caedis
« Comme une lionne, à qui on a enlevé un lionceau qu’elle allaitait
encore, s’abandonne à sa fureur et, quand elle a trouvé les traces de
son ennemi, le poursuit sans le voir, ainsi Hécube, unissant en elle la
colère au désespoir (…), va trouver Polymestor, artisan de ce
meurtre abominable » (trad. G. Lafaye).
L’outil comparatif ut des vers suivants confirme l’emploi métaphorique
de uādit :
OVIDE, Met. 3, 701-704
Perstat Echionides nec iam iubet ire, sed ipse / uadit … ad sacra
Cit aeron… / ut fremit acer equus, cum bellicus aere canoro / signa
dedit tubicen…
« Le fils d’Echion s’obstine ; il n’ordonne plus d’aller, mais marche
en personne sur le Cithéron (…) comme un ardent coursier, lorsque
le bronze sonore de la trompette guerrière a donné le signal, frémit »
(ibid.).
Toutefois, le lexème commence à être employé chez les poètes en dehors
du contexte militaire. La nuance de rapidité est encore souvent soulignée
par plusieurs syntagmes, ainsi dans les vers suivants de Catulle où seul
uādit n’est pas explicité par un adjectif ou un ablatif de manière comme les
autres lexèmes dénotant un déplacement :
CATULLE, 63, 30-33
Viridem citus adit Idam properante pede chorus. / Furibunda simul
anhelans uaga uadit animam agens / Comitata tympano Attis per
opaca nemora dux... / rapidae ducem secuntur Gallae properipedem.
« Le chœur à pas pressés s’élance sur l’Ida verdoyante. En même
temps, délirante, haletante, Attis va, égarée, expirante, au son du
tambourin, guide ses compagnes à travers les bois touffus (…) ;
rapides les Galles suivent les pas précipités de leur guide ».
de fureur, elle s’est élancée dans l’antre béant ; lui règle sur les pas de son guide ses
pas intrépides ».
PRÉSENTS « ALLER
»
164
La forme est peut-être encore marquée par le sème de rapidité : il y a un
but à ce déplacement précipité, atteindre les sommets boisés de Cybèle.
Cependant Attis est uaga : elle n’a pas tous ses esprits. La forme uadit est
encore accompagnée de l’adjectif uagus, dans le vers suivant, au sujet du
bond furieux du lion de Cybelle :
CATULLE, 63, 78 et 86
‘Agedum’ inquit ‘age ferox I’ (…) / uadit fremit refringit uirgulta
pede uago.
« ’Va, dit-elle, va, élance-toi, terrible (…)’ [L’animal sauvage] court,
frémit, il brise de tous côtés les arbrisseaux sous ses pas » (trad. G.
Lafaye).
La forme reste de très faible fréquence dans les textes, mais elle semble
connaître un début d’extension de sens.
18.3. Déplacements non marqués : l’emploi de uādere chez
Properce, Cicéron et Sénèque
Dans la même période, le lexème se rencontre paradoxalement dans des
poèmes ou dans des lettres de niveau de langue plus bas20, sans dénoter
spécifiquement un déplacement rapide ou hostile. Nous observions déjà ce
paradoxe pour uāde attesté dans des passages nobles de l’épopée par
exemple virgilienne, comme un peu plus tard dans les épigrammes ou
satires, de très bas niveau de langue, dans lesquelles la spécificité ancienne
du lexème est totalement neutralisée.
18.3.1. Vādere dans les élégies de Properce : liberté et
désinvolture du mouvement
Properce, dans toutes ses élégies, n’emploie jamais it, mais uādit à deux
reprises (cf. aussi 3, 14, 29) :
PROPERCE, 2, 23, 13-14
Contra, reiecto quae libera uadit amictu / custodum et nullo saepta
timore, placet.
20
H. ROSÉN, 2000, p. 280, note ce paradoxe : « Catullus again uses [uadere] only in
the framework of the uncharacteristically ornate style of his Alexandrian poems,
while Cicero exhibits this verb, curiously enough, in the informal style of the Atticus
letters » (« Catulle de nouveau emploie [uadere] seulement dans le cadre du style
non précisément orné de ses poèmes d’inspiration alexandrique, alors que Cicéron
atteste ce verbe, assez curieusement, dans le style informel des lettres à Atticus »).
PRÉSENTS « ALLER
»
165
« Au contraire, la femme qui marche/va libre, son voile rejeté en
arrière, sans être entourée de gardiens qu’elle redoute, me plaît ».
Il s’agit dans les deux cas de la femme qui se déplace sans se presser ;
elle se complaît à séduire les passants tout en se promenant. Il est difficile
de savoir si cet auteur, tantôt archaïsant, tantôt familier, certifie l’usage
parlé du lexème. Mais le sens nettement affaibli et l’absence totale de it
nous portent néanmoins à envisager un début de supplétisme, dont témoigne
également la correspondance de Cicéron.
18.3.2. Vādere dans la correspondance de Cicéron :
neutralité et familiarité du mouvement
Cicéron n’emploie qu’une fois it21 (et aucun eunt). Il utilise en revanche
abondamment les préverbés (cf. tableau donné en annexe 1), et quelques
formes de uādere dans des locutions nouvelles, alors qu’anciennement ces
mêmes compléments étaient régis par l’hyperonyme :
CICÉRON, Tusc. 1, 40, 97
Vadit enim in eundem carcerem atque in eundem paucis post annis
scyphum Socrates… Theramenes.
« Socrate se rend [avec détermination] 22 à la même prison, il reprend
la même coupe qui a déjà servi il y a quelques années à Théramène »
(trad. J. Humbert).
PLAUTE, Poen. 692
Adueniens irem in carcerem recta uia.
« Je serais allé à la prison tout droit »23.
Plus insolite encore est l’emploi du lexème dans la correspondance, deux
fois en fin de lettre, à l’imparfait ou au présent à valeur de futur proche (cf.
aussi au § 3.1.2.3, Att. 4, 10, 2, uadebam), dans le sens de « s’en aller »24 :
21
Cf. CICÉRON, Nat. 3, 30, 74, Sessum it praetor « Le préteur va prendre sa place ».
Nous ajoutons cette précision à la traduction de J. HUMBERT, dans les C.U.F., car
il se peut que Cicéron souhaite souligner, par le choix du lexème et par sa place à
l’initiale de phrase, la détermination de Socrate dans sa marche vers la mort : rien ne
pourrait l’arrêter ou perturber le « calme d’une si grande âme » (hac maximi animi
aequitate).
23
Nous ne pas parlerons pas ici de remplacement supplétif pour deux raisons qui
tiennent essentiellement au trait peu commun de l’expression : d’une part, uādere
n’est attesté dans aucune comédie de Plaute – il devait encore appartenir strictement
au vocabulaire militaire – ; d’autre part, chez Cicéron, l’expression fonctionne
comme antonyme de locutions usuelles avec des lexèmes dénotant la passivité et la
soumission du condamné, dēdūcī ou coniicī in carcerem.
22
PRÉSENTS « ALLER
»
166
CICÉRON, Att. 14, 11, 2
Lentulus Spinther hodie apud me ; cras mane uadit.
« Lentulus Spinther loge chez moi aujourd’hui ; il s’en va demain
matin ».
Les deux occurrences ont pour point commun l’adverbe de temps ancien
et usuel, mane, avec la précision du jour concerné, postridie ou cras. Au
parfait, par quasi-supplétisme, c’est le lexème uenīre, jamais ī(u)ī :
CICÉRON, Att. 10, 14, 1
Seruius, ut antea scripsi, cum uenisset Non. Mai., postridie ad me
mane uenit.
« Servius, arrivé le 7 comme je te l’avais précédemment annoncé, est
venu me voir le lendemain matin ».
La dernière occurrence de uādere est tout aussi étonnante : elle fait suite
au participe futur de īre, forme défective dans le paradigme de uādere, et au
participe futur de uenīre, qui sert de parasynonyme au premier participe
avec effacement du sème spécifique du mouvement centripète, et qui a donc
une valeur résultative :
CICÉRON, Att. 9, 1, 2
Quaero autem, quo facilius scire possim quid acturi sint, iturine ad
Pompeium et, si sunt, qua quandoue ituri sint. ... Gnaeus noster ante
putabat Brundisium uenturos esse quam se ... Hinc uero uulgo
uadunt.
« Je m’en enquiers, pour pouvoir plus facilement savoir ce qu’ils ont
l’intention de faire, s’ils rejoindront Pompée, et en ce cas, par quelle
route et quand. (…) Mon cher Gnaeus pensait qu’ils arriveraient
avant lui à Brindes (…). D’ici, en tout cas, les gens partent en grand
nombre ».
Le verbe signifie « s’en aller », avec un mouvement efférent, hinc
indiquant le lieu d’où part le mouvement. Il est probable que, lorsque le
lexème supplétif s’introduit peu à peu dans la langue parlée et se
désémantise, il reçoit les diverses constructions du lexème neutre usuel, ici
par référence à l’antithèse usuelle eunt vs redeunt (cf. TITE-LIVE, 40, 11, 3,
Qui hinc... Romam eunt, ... redeunt « Ceux qui d’ici se rendent à Rome (…)
reviennent (…) »). Au final, dans les trois occurrences épistolaires de
24
Il est normal de trouver aussi l’orthonyme īre, au participe présent iens (Att. 4, 9,
2, Ante diem IIII Kal. Maias iens in Pompeianum bene mane haec scripsi « Je t’écris
ce mot le 27, de très bon matin, en allant à ma maison de Pompéi ») : il n’y a aucune
raison de dire uādens et le procès n’est pas celui de « s’en aller » comme dans
Att. 14, 11, 2.
PRÉSENTS « ALLER
167
»
uādere, le sujet grammatical a encore le contrôle du procès, mais le contexte
militaire est totalement absent. Le mode de déplacement n’est pas indiqué il est fort probable que Cicéron se rendra en chaise à porteurs -. La cible est
très claire pour Att. 4, 10, 2, ad eum, Pompée, et est mise à l’initiale :
thématique, elle fait le lien entre les deux phrases ; la forme verbale,
uadebam, est alors rhématique. En revanche, dans Att. 14, 11, 2, la cible
n’est pas explicite, mais Cicéron se doute certainement de la destination de
l’esclave : il doit retourner chez son maître, Atticus. De même, dans Att. 9,
1, 2, on insiste sur le point de départ ; le lexème prend alors le sens de
« s’en aller ». Toutefois, il reste du sens ancien du lexème la notion de
détermination : le sujet grammatical ne tarde pas, il prend rapidement la
route, dès le lendemain matin, et ne fait pas d’étape : tandis que Gnaeus
pense s’arrêter en chemin, à Brindes, la foule rejoint d’une traite Pompée.
Le sujet sait où il va, la cible étant explicite ou implicite, et décide de partir,
par sa propre volonté et avec détermination. Il semble bien que uādit,
uādunt et quelques autres formes commencent à s’introduire dans la langue
parlée, plutôt de bas niveau de langue, dans un sens affaibli qui les
rapprochent des formes orthonymiques peu étoffées it et eunt. Comme
uādere est défectif au parfait, Cicéron emploie uenīre25. Nous pourrions
résumer l’évolution ainsi :
Phase I
Phase II
usuel
parasynonymes
(de plus bas niveau de langue)
présent ou futur (mane)
passé
it, uĕnit
uēnit
uādit
Ø
uādit
uēnit
En latin chrétien, le remplacement supplétif de it par uādit est
définitivement acquis ; uenīre est encore attesté, mais dans une moindre
mesure qu’en latin classique :
VULGATE, Deut. 16, 7
Maneque consurgens uades in tabernacula tua
« Puis, au matin te levant, tu iras à tes tentes ».
VULGATE, 1 Reg. 20, 35
Mane uenit Ionathan in agrum
« Le lendemain matin, Jonathan alla dans la campagne ».
25
Par exemple CICÉRON, Att. 4, 9, 1, Venit etiam ad me in Cumanum a. d. VI « Il est
venu à son tour me voir dans ma villa de Cumes le 25 ».
PRÉSENTS « ALLER
»
168
18.3.3. Vādere chez Sénèque : entre archaïsme et
innovation
Vādere est autant attesté dans la prose – philosophique et épistolaire que dans le théâtre de Sénèque26, ce qui n’est pas du tout le cas pour īre27.
Mais cette répartition numérique est « fausse » : dans son théâtre, uādere est
circonscrit à ses emplois anciens. Nous notions plus haut l’association du
lexème à la traversée d’un obstacle opaque, chez Catulle (63, 31, uadit …
per opaca nemora), laquelle est reprise dans le théâtre de Sénèque, par
archaïsme poétique28 : Herc. f. 857, Ceteri uadunt per opaca tristes « Tous
les autres s’avancent tristement au travers des ténèbres ». De même, les
nuances anciennes du lexème s’accommodaient bien de la violence d’une
fureur subite (cf. Catulle, 63, 31, furibunda ; Ovide, Met. 13, 549, furit) :
Phoen. 427, SAT. Vadit furenti similis aut etiam furit « (Sat.) Elle va
semblable à une furie, ou plutôt c’en est une ». Une autre occurrence
présente un complément poétique, tramite, selon une métaphore cosmique
qui semble également ancienne29 : Oed. 987, omnia certo tramite uadunt
« Tout va dans une voie tracée ». Cet emploi métaphorique est aussi attesté
dans la prose, ainsi dans le livre consacré aux comètes : Nat. 7, 23, 2, Hi
autem agunt aliquid et uadunt et tenorem suum seruant paresque sunt
« Quant aux comètes, elles sont actives, elles se meuvent, elles ont de la
continuité et sont toujours pareilles »30. Cet emploi aura un grand avenir,
puisqu’on en trouve une trace encore dans la Vulgate : Ioh. 16, 28, Exiui a
26
Sur les 12 occurrences de uādit, 6 apparaissent dans sa correspondance ou ses
discours philosophiques, 6 dans son théâtre ; la même répartition s’observe pour les
4 uādunt (2 et 2).
27
Une seule occurrence de it se rencontre dans son théâtre, en regard des 15
attestations de la prose ; toutes les 25 occurrences de eunt sont présentes en dehors
de ses pièces de théâtre.
28
Cette association trouve un écho dans la métaphore ancienne de la marche
cosmique : SÉNÈQUE, Nat. 2, 17, 1, Dum luctatur per obstantia atque interscissa
uadere, ipsa ignem fuga accendit. « Les efforts [de l’air], en traversant les nuages
déchirés qui lui font obstacle, propagent l’incendie par sa fuite même ».
29
Cf. l’astronome MANILIUS, Astr. 3, 483-484, Illa etiam poterit nascens uia ducere
ad astrum / Quod quandoque uadis emissum redditur orbi « Voici une autre
méthode pour déterminer le point du cercle des signes qui, s’élevant du sein de
l’Océan, commence à reparaître sur l’horizon », et l’architecte VITRUVE, 9, 1, 6, Sol
autem signi spatium, quod est duodecuma pars mundi, mense uertente uadens
transit « Le Soleil, lui, franchit l’étendue d’un signe, c’est-à-dire le douzième du
ciel, dans sa marche au cours d’un mois ».
30
Cf. également SÉNÈQUE, Ep. 93, 9, Scimus sidera impetu suo uadere, praeter
terram nihil stare, cetera continua uelocitate decurrere « Nous savons que les astres
cheminent par leur propre impulsion, qu’excepté la terre, rien n’est fixe, que tout
parcourt sa carrière d’une continuelle vitesse ». Sénèque nous explique ainsi le
fondement de la métaphore astrale : de même que la racine de uādere dénote la
rapidité d’un déplacement, de même le mouvement des astres ne s’arrête pas ; ils
filent rapidement dans leur course sans fin.
PRÉSENTS « ALLER
»
169
Patre et ueni in mundum iterum relinquo mundum et uado ad Patrem « Je
suis sorti du Père et venu dans le monde. Maintenant je quitte le monde et je
vais vers le Père ». Le jeu remarquable sur les verbes de
déplacement appuie notre opinion développée au § 18.3.2. d’un quasisupplétisme, à cette époque, entre le présent supplétif uādō et le parfait de
uenīre.
Cependant, en même temps, certains vers de Sénèque attestent des
remplacements nouveaux, ainsi avec le complément per artus :
VIRGILE, En. 9, 434
… Pulc rosque per artus / it cruor…
« Le sang parcourt ses beaux membres ».
SÉNÈQUE, Herc. f. 414
Gelidus per artus uadit exanguis tremor.
« Un frisson glacial parcourt mes membres livides »31.
En prose, cette évolution apparaît avec encore plus de clarté, car la
spécificité sémantique du lexème est neutralisée, ou plutôt très affaiblie :
OVIDE, Am. 3, 8, 8
Turpiter huc illuc ingeniosus eo.
« Malgré mon talent, je vais honteusement ici et là ».
SÉNÈQUE, Ep. 28, 3
Vadis huc illuc ut excutias insidens pondus ...
« Tu vas ici et là pour secouer le poids assis sur toi (…) ».
Chez Sénèque, en outre, la fréquence de uādere s’accroît suffisamment
pour que nous interprétions ce phénomène comme le résultat du processus
supplétif qui est en cours ; ainsi, en l’absence notable de ībat, quelle que
soit la nature du texte, nous trouvons la forme uādēbat avec une
construction originale ad + un adjectif verbal :
SÉNÈQUE, Ep. 94, 64
Modo in Hispaniam et Sertoriana arma, modo ad colligandos
piratas ac maria pacanda uadebat.
« Il allait tantôt en Espagne contre les armées de Sertorius, tantôt
pour arrêter les tentatives des pirates et pacifier les mers ».
31
Comme l’infinitif de l’hyperonyme n’a pas réellement cédé, le remplacement de
īre par ambulāre n’a pas lieu d’être : CLAUDIEN, Ruf. 2,431, Laceros iuuat ire per
artus « Il leur plaît de marcher sur ses membres en pièces ». Ce vers contamine
Virgile, Ovide (Met. 9, 169) et Lucain (Phars. 2, 165).
PRÉSENTS « ALLER
»
170
Serait-ce un trait de la langue parlée familière ? Nous n’avons relevé que
trois attestations de l’imparfait de uādere, chez Sénèque, Cicéron et TiteLive :
TITE-LIVE, 21, 11, 9
Itaque latius, quam qua caederetur, ruebat, perque patentia ruinis
agmina armatorum in urbem uadebant.
« Aussi le rempart s’écroulait-il sur une surface plus large que les
endroits sapés, et par les ouvertures dues aux effondrements, des
colonnes d’hommes en armes investissaient la ville ».
Mais l’on irait trop vite à superposer toutes ces occurrences. Le lexème
ne présente pas chez l’historien le même sens que dans la prose épistolaire,
de niveau de langue plus relâché : Tite-Live conserve le sens ancien, la
dénotation d’une action offensive rapidement menée ; en revanche, l’emploi
de uādere dans les lettres s’explique par un affaiblissement de sens, relevant
de la langue familière. Certaines personnes de ce lexème, peut-être tout un
temps, ont pu céder à l’oral, en remplacement de formes de īre jugées
faibles, incommodes. Celles-ci apparaissent dans les lettres, mais elles sont
majoritairement employées dans des locutions figurées et figées (Att. 14, 20,
4, Prorsus <melius> ibat res « Les choses vont de l’avant »). La langue
familière, qui avait sans doute déjà intégré fermement les personnes du
singulier du présent de l’indicatif, au moins les deux premières, a pu être
tentée par le remplacement d’autres formes. Si l’orthonyme était évité par
les sujets parlants, dans les entretiens plutôt familiers, la parade la plus
facile était de récupérer un lexème dans le fonds qu’offrait la langue. Or
uādere présentait, certes seulement à l’infectum, une conjugaison plus
« régulière » que īre (d’un point de vue synchronique). De surcroît, la
détermination qu’exprime le lexème, même affaiblie, étaye la force
illocutoire du discours ou de l’échange épistolaire. D’ailleurs, Sénèque
atteste amplement le lexème dans ses dialogues, notamment dans ses
consolations, où la langue familière est une forme de connivence entre le
locuteur et l’allocutaire. Vādere, par exemple, entre dans une métaphore de
la vie vue comme une « route » (cf. uestigia) :
SÉNÈQUE, Marc. 16, 4
Cornelia Liui Drusi clarissimum iuuenem inlustris ingenii,
uadentem per Gracchana uestigia... amiserat.
« Cornelia, la femme de Livius Drusus, avait perdu un fils très en
vue et intellectuellement brillant, qui marchait sur les traces des
Gracques (…) ».
La conséquence directe de ce début de supplétisme est double. Tout
d’abord, toutes les formes ne cédant pas - notamment celles qui
appartiennent à des personnes ou des temps, modes qui ne sont pas
PRÉSENTS « ALLER
»
171
privilégiés dans la situation d’énonciation du dialogue -, certaines formes de
l’orthonyme apparaissent encore au moins aussi souvent que celles
correspondantes de uādere, ainsi celles du participe présent32. D’autre part,
les deux lexèmes connaissent une répartition à l’écrit : īre est usuel dans les
œuvres philosophiques de Sénèque, c’est-à-dire dans les discours de niveau
de langue soutenu ; uādere est plus fréquent dans les textes de niveau de
langue plus relâché. Dans la lettre suivante, Sénèque reprend l’antonymie
fréquente īre vs redīre mais fait correspondre à l’infinitif īre la forme de
présent uādit, de sens affaibli puisque renforcé par un adverbe dénotant la
détermination :
SÉNÈQUE, Ep. 92, 31
Magnus erat labor ire in caelum : redit. Cum hoc iter nactus est,
uadit audaciter contemptor omnium…
« Aller au ciel, c’était un labeur immense : elle y [= notre âme]
retourne. Lorsqu’elle en a trouvé le chemin, elle va hardiment,
dédaigneuse de tout le reste… »
De même, au participe présent de īre correspond la forme de présent
uādit :
SÉNÈQUE, Polyb. 13, 2
In praeceps euntem leniter diuinae manus usus moderatione
deposuit.
« Le soin d’une main divine m’a rattrapé par sa tempérance alors que
je me précipitais à l’abîme ».
SÉNÈQUE, Phaed. 179
... uadit animus in praeceps sciens / remeatque frustra sana consilia
appetens.
« (…) Mon âme sait qu’elle va aux abîmes et revient, mais
vainement, vers les bonnes inspirations qu’elle voudrait suivre ».
Cet emploi témoigne, si ce n’est de l’implantation de uādit dans l’usage
parlé de la langue, au moins d’un début de désémantisation33 qui ouvre la
32
L’œuvre de Sénèque présente 2 eunti et 2 uādentī ; 6 euntem contre 3 uādentem.
Le pluriel atteste un seul uādentia contre 3 euntēs (acc.), 4 euntium, et 2 euntibus.
33
Sénèque atteste de même, avec une grande fréquence si on le compare à d’autres
écrivains, le participe présent, avec un sens plus ou moins fort, dans des tournures
peu usuelles : Ep. 40, 8, Vix oratori permiserim talem dicendi uelocitatem
inreuocabilem ac sine lege uadentem « C’est à peine si je pardonne à l’orateur cette
précipitation qui va sans règles et sans lois » ; Ep. 76, 4, Ad honesta uadenti
contemnendus est ipse contemptus « Dès lors qu’on marche à la vertu, il faut savoir
PRÉSENTS « ALLER
»
172
porte à un supplétisme īre / uādit. Tentons de dater plus précisément le
phénomène selon les formes concernées.
18.4. Datation
Afin de cerner correctement le moment où les formes cèdent, il nous faut
distinguer chaque personne, en fonction des personnes du dialogue d’un
côté, des personnes du récit de l’autre. Nous ne voyons pas d’obstacle à
envisager des supplétismes à double ou triple vitesse, car les termes du
problème ne se posent pas de la même manière selon que telle forme
présente ou non une certaine étoffe phonétique, ou bien selon que la langue
parlée use ou non de telle forme. Ici se trouve encore validée le postulat de
départ : l’écrit tarde davantage à entériner les évolutions de la langue.
18.4.1. Les personnes du dialogue : 1ère et 2ème pers. du
sg. et du pl.
Dès le début du Ier siècle après J.-C., les deux formes orthonymiques eō
et īs se font beaucoup plus rares. Nous pouvons avancer sans crainte que le
supplétisme est en cours d’acquisition à ce moment : à l’oral sûrement, et
dans de très nombreux textes, où uādō et uādis s’installent. Cette datation
coïncide avec une autre forme privilégiée du dialogue, celle de deuxième
personne du singulier de l’impératif présent, uāde. Sénèque n’emploie déjà
plus īs. Le seul eō qu’il atteste peut se justifier par la structure figée de la
locution34 :
SÉNÈQUE, Phoen. 63 et 73
In plana tendis ? uado... / … dum prior, quo uis eo…
« Gagnes-tu la plaine ? J’y vais (..). Pourvu que je passe la première,
je vais où tu veux (…) ».
mépriser le mépris même ». Il est le seul auteur à présenter le participe
neutre uadentia (Ben. 4, 5, 3).
34
Nous avons trouvé des exemples de cette locution à des dates plus anciennes,
quand l’hyperonyme était encore bien attesté aux deux premières personnes du
singulier, même dans la bouche d’un personnage grossier (exemple de Plaute), voire
à d’autres personnes et temps (exemple d’Horace) : PLAUTE, Ps. 1328, PS. Si is, aut
dimidium aut plus etiam faxo hinc feres. SI. Eo : duc me quo uis « (Ps.) Si tu y vas,
tu auras la moitié de cet argent ou même plus. (Si.) J’y vais ; mène-moi où tu
veux » ; HORACE, Ep. 2, 2, 40-41, Post haec ille cautus quantumuis rusticus : ‘ibit /
eo quo uis qui zonam perdidit’ inquit « L’autre, avisé bien que grossier, lui dit : ‘Il
ira là où tu veux qu’il aille celui qui a perdu sa ceinture’ ».
PRÉSENTS « ALLER
»
173
Plus remarquable est ce uādō, en construction absolue et en réponse à
une interrogation que se pose Antigone à elle-même : il se rapproche
sensiblement d’une réponse orale ; il est d’ailleurs suivi de trois pronoms
démonstratifs relevant de la déixis proche, donc du dialogue. Il nous semble
que ce vers apporte un témoignage capital dans notre étude de l’acquisition
du supplétisme pour cette personne. Le recours très occasionnel à eō et īs
dans des œuvres postérieures est un trait de style soutenu : il s’agit
essentiellement du fin styliste Novatien et du grand rhéteur que fut saint
Augustin, dans les mêmes commentaires ou sermons :
NOVATIEN, Trin. 28 = saint AUGUSTIN, Serm. 229G
Si me diligeretis (/me), gauderetis quia eo ad patrem.
« Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père ».
saint CYPRIEN, Mort. 7 = NOVATIEN, Trin. 28 = saint AUGUSTIN, Serm.
229G = VULGATE, Ioh. 14, 28, etc.
Si me diligeretis, (/me) gauderetis quia (/quoniam) uado ad patrem.
« Si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je vais au Père ».
18.4.2. Les personnes du récit : 3ème pers. du sg. et du
pl.
L’évolution a-t-elle été aussi rapide pour les troisièmes personnes ?
Certes, le supplétisme pouvait déjà être en cours pour uādit et uādunt, avec
une plus grande avancée pour le premier, dès le Ier siècle après J.-C.35, mais
il n’est pas encore totalement assuré d’un point de vue sémantique. Les
deux formes conservent le sens fort de la racine chez Tite-Live ou chez
Sénèque, dans un contexte militaire marqué par l’hostilité ou bien dans la
métaphore du mouvement cosmique. Les locutions figées avec īre et quo,
par exemple, sont encore maintenues, même dans une lettre :
SÉNÈQUE, Ep. 77, 12
Eo ibis, quo omnia eunt.
«Vous irez où vont tous les êtres ».
Probablement les écrivains avaient encore connaissance de la spécificité
sémantique de uādere, mais son emploi tendait déjà à s’affaiblir ou n’était
plus qu’un trait de style élevé 36. Sénèque use d’images poétiques anciennes
35
Nous notons le témoignage étonnant de Pline l’Ancien, qui n’atteste aucun it
contre 8 uādit ; 2 eunt contre un uādunt.
36
Cf. encore en latin tardif, saint AUGUSTIN, Serm. 306B, ire quo eunt uiduae et
aniculae « aller où vont les veuves et les vieilles femmes ». La suite présente un
PRÉSENTS « ALLER
»
174
dans son théâtre. Les archaïsmes sont forcés dans l’occurrence suivante, qui
combine deux emplois anciens du verbe, l’image militaire et l’image de
l’opacité de la nature :
SÉNÈQUE, Phaed. 93-94
Fortis per altas inuii retro lacus / uadit tenebras miles audacis proci
« En soldat courageux d’un amant téméraire il va à travers les
profondes ténèbres du lac que l’on ne repasse pas ».
Si l’on s’obstinait à maintenir un sens fort et ancien pour le lexème,
comment parviendrait-on à justifier la présence de compléments précisant
l’absence de détermination (Phaed. 373-374, uadit incerto pede) ou
l’absence de rapidité (Marc. 11, 2, dispari gradu uadit) du déplacement,
chez le même auteur ? De même, chez Ovide, le lexème sert parfois à
dénoter des progressions sans cible, des pérégrinations lentes et retardées ;
le sème de l’hostilité se déplace sur les compléments de lieu :
OVIDE, Tr. 4, 3, 74
Ardua per praeceps gloria uadit iter.
« La gloire progresse difficilement par une route abrupte ».
OVIDE, Ars 1, 382
Non ego per praeceps et acuta cacumina uadam
« Je n’avancerai pas à travers des précipices et des rochers aigus ».
Ici, le verbe signifie « avancer ». Il y aurait presque incohérence à
traduire uādit, dans les deux occurrences, à partir du sens qu’il avait chez
Ennius. Plus probablement, les troisièmes personnes du singulier et du
pluriel, de sens affaibli, commencent bien à se prêter au jeu du supplétisme,
sans qu’il soit encore totalement entériné à l’écrit ; ainsi on trouve chez
Sénèque la paire īre / uādit :
SÉNÈQUE, Med. 968
Manesque ad imos ire securas iube
« Dis-leur qu’elles aillent sans crainte au fond des enfers ».
SÉNÈQUE, Tro. 145
liber manes uadit ad imos
« Libre, il va au fond des enfers ».
remplacement usuel dans la langue parlée qui emprunte le parfait de « être » pour
signifier « aller » aux temps du passé : in ecclesia fui « Je suis allé à l’Eglise ».
PRÉSENTS « ALLER
»
175
Nous ne disposons pas de données orales autres que celles que veulent
bien nous livrer quelques auteurs, au travers de quelques passages. Mais ces
indices, qui tendent à supposer un supplétisme acquis au moins dès le I er
siècle après J.-C. pour les personnes du dialogue et peut-être celles du récit,
se trouvent confirmés par d’autres approches.
19. Conclusion
L’analyse du remplacement des formes du présent de l’indicatif de
« aller » nous permet d’apporter un autre éclairage à la théorie du
supplétisme, sous quatre angles convergents : phonétique et articulatoire,
paradigmatique, sémantique et syntaxique.
19.1. Approche phonétique et articulatoire
Nous avons déjà évoqué, au sujet de l’impératif orthonymique ī, les
raisons qui ont pu pousser les sujets parlants à remplacer rapidement la
forme par uāde, de tenue phonétique plus forte. De même, au présent, les
formes monosyllabiques comme īs ou it, ou les formes qui sont devenues
monosyllabiques par évolution phonétique comme eō et eunt37, étaient peu
étoffées. L’oral a dû encore accentuer cette gêne articulatoire : une réponse
réduite à Eo ou à Is pouvait ne pas être facilement entendue. Un flot de
paroles rapide entraînerait de surcroît des confusions entre la forme du
lexème et l’anaphorique, à l’ablatif ou au nominatif singulier (à la longueur
près pour ce dernier cas, si la conversation conservait vraiment ce critère
pertinent). Ce pouvait être également le cas pour les deux formes de
subjonctif, remplacées par uādam et uādās, puisqu’il y avait homophonie
avec l’anaphorique féminin, eam et eās. En outre, uādere avait à son grand
avantage une première syllabe longue, sur laquelle tombait l’accent ; la
syllabe initiale venait ainsi intensifier une réponse courte, réduite à la forme
verbale : Vādō « J’y vais », Vādis « Tu y vas », Vādit « Il y va », Vādunt
« Ils y vont ».
19.2. Approche paradigmatique
19.2.1. Les trois phases du supplétisme
Ce n’est pas un hasard si ce sont ces formes qui ont d’abord été
remplacées car ce sont aussi les formes de plus haute fréquence pour ce type
sémantique de verbe et pour tous les verbes en général dans une situation de
Les formes eō et eunt ont évolué en ĭō et ĭunt, par fermeture de la voyelle
e- initiale, puis sont devenues monosyllabiques par consonnification de ĭ- en *y-.
37
PRÉSENTS « ALLER
176
»
dialogue dans la langue orale. Le schéma suivant tente de rendre compte des
différentes étapes du supplétisme, plus ou moins rapidement installé selon
les personnes. Les formes en gras désignent les formes usuelles. Les formes
uādō et uādis deviennent clairement usuelles en latin chrétien (phase III),
mais il nous semble qu’elles pouvaient déjà être supplétives en latin postclassique (phase II) dans l’usage courant ou de bas niveau de langue. Pour
tenir compte de cette période de flottement, nous avons préféré indiquer
seulement la forte augmentation des formes supplétives en phase II, en
mettant en gras à la fois les formes de īre et celles de uādere.
Phase I
(latin archaïque)
Phase II
(lat. post-classique)
Phase III
(latin chrétien)
formes
orthonymiques
usuelles
formes
hyponymiques
formes
orthonymiques
formes
supplétives
« montantes »
formes
orthonymiques
inusitées
Formes
supplétives
eō
*uādō38
eō
uādō
eō
uādō
is
*uādis
is
uādis
is
uādis
it
uādit
it
uādit
it
uādit
eunt
uādunt
eunt
uādunt
eunt
uādunt
Ces remplacements n’entraînent pas pour autant l’alignement de tout le
paradigme de « aller » sur le radical des formes supplétives : l’infinitif īre
ne sera jamais suppléé en latin ; uādere reste défectif au perfectum et
fonctionne dès lors avec le perfectum de īre, simple ou préverbé chez Pline
l’Ancien, ou avec d’autres verbes « satellites » (chapitre II) :
PLINE l’ANCIEN, 2, 18, 1
Hac proceres iere Romani, hac nunc caelesti passu cum liberis suis
uadit39 maximus omnis aeui rector Vespasianus Augustus fessis
rebus subueniens.
« C’est par ce chemin que sont allés les plus grands des Romains et
par où s’avance aujourd’hui d’un pas céleste, avec ses enfants, le
plus grand souverain de tous les temps, l’empereur Vespasien, qui
donne ses soins à l’Empire épuisé ».
38
Nous mettons un astérisque aux deux formes du dialogue uādō et uādis car nous
n’avons pas d’attestations en latin archaïque (phase I). Cette absence se justifie par
l’emploi du lexème en contexte militaire.
39
Serait-il possible que uādit soit ici une forme de parfait, homophone de celle du
présent ?
PRÉSENTS « ALLER
»
177
19.2.2. Contaminations quasi-supplétives
L’alignement de tout le paradigme n’est pas achevé pour « aller », mais
des tendances à l’alignement s’observent parfois. La Vulgate atteste très
bien uādere au présent de l’indicatif, du subjonctif, de l’impératif et du
participe (seulement au nominatif singulier), ainsi qu’au futur (seulement à
la première personne du singulier). En revanche, il reste totalement inusité
ou presque à l’infinitif présent et à l’imparfait de l’indicatif ou du
subjonctif. Ces essais d’alignement ne seront pas validés en ancien-français,
mais on en observe quelques-uns en latin, ainsi chez Martial et chez
Juvénal, même dans la locution ancienne īre et redīre :
CICÉRON, Att. 10, 1, 3
… ut, dum oratores eant e[n]t redeant…
« (...) le temps pour les parlementaires de faire leurs allées et venue ».
MARTIAL, Epigramm. 11, 1, 4
Vadas et redeas ineuolutus
« Tu irais et tu reviendrais sans avoir été ouvert ».
Ces remplacements relèvent probablement au départ de traits familiers,
quand les formes orthonymiques monosyllabiques sont en train de céder
dans la langue parlée du fait de leur faiblesse phonétique (eas, eat, eant) les autres formes de subjonctif de īre, qui sont dissyllabiques, restent
solides40 -. L’alignement complet sera réalisé en ancien-français, sur l’autre
radical supplétif, celui de ambulāre.
19.3. Aspect sémantique
Le remplacement de formes de īre par des formes de uādere s’explique
pour des raisons phonétiques et sémantiques. Pour entrer en supplétisme
avec īre, uādere a dû subir une désémantisation, tout en recevant la variété
des emplois concrets et figurés de l’hyperonyme.
19.3.1. Appauvrissement sémantique
Il est usuel qu’un complément signale la direction et le but de celui qui
se déplace : « Je vais, tu vas » à tel endroit. Fréquemment, on s’accorde
40
Par exemple uadant vs eamus chez saint JÉRÔME, Zach. 2, 8 Vsquequo ueniant
populi… et uadant habitatores unus ad alterum, dicentes : ‘eamus et deprecemur
faciem Domini…’ « Partout où se rendent les peuples et vont les habitants l’un vers
l’autre, ils disent : ‘Allons et écartons de nous la face de Dieu’ ».
PRÉSENTS « ALLER
»
178
aussi le droit d’enjoindre l’envoi ou le renvoi de l’autre à un endroit précis.
Dans tous les cas, il est préférable que le procès soit énoncé avec force car il
implique soit une rupture (« moi, je vais, sans toi » ; « toi, tu vas sans
moi »), soit une demande de compagnie qui brise la solitude (« je vais,
veux-tu m’accompagner ? » ; « tu vas, veux-tu que je t’accompagne ? »).
L’indication de la mise en route est orientée d’un point de vue pragmatique,
elle est une invitation à autre chose, adressée explicitement ou non à
l’allocutaire ; le procès dénoté par eō inclut les enjeux de la relation :
PLAUTE, As. 108
LI. Ego eo ad forum, nisi quid uis …
« (Li.) Moi, je vais au forum, à moins que tu attendes quelque chose
de moi (….) ».
Eō est soutenu par le pronom personnel de première personne. Le
locuteur peut aimer se mettre en avant dans le dialogue, mais on peut
supposer que l’hyperonyme, neutre, non marqué, réduit à une très courte
forme, manquait de matière phonique. L’adjonction d’adverbes (nunc, huc),
de pronoms (ego), d’impératifs qui fonctionnent comme des particules
énonciatives (age) viennent soutenir la forme peu étoffée en latin archaïque.
Dans un second temps, on choisit un autre procédé : on remplace la forme
par une autre de structure dissyllabique, et avec un accent tonique tombant
sur la première syllabe : uādō, uādis, comme l’impératif singulier uāde, se
suffisent à elles-mêmes. En outre, le sens de uād-, pour lequel l’agent a le
contrôle du mouvement, convenait bien à ce genre de procès où le locuteur
a tendance à mettre en avant son autorité : le lexème, marqué
étymologiquement par la vitesse et la détermination du mouvement, donne
de l’ascendant au locuteur sur l’allocutaire, ce que soulignait anciennement
uāde par la supériorité de celui qui ordonnait sur celui qui obéissait (cf.
§ 10.1.3.). Avec une force pragmatique supérieure, le locuteur signifie à
l’allocutaire l’empressement de son propre mouvement ou celui qu’il attend
de lui. Mais la force de la racine s’atténuait dans l’usage ordinaire et répété
des formes. Plus uādere a été employé, plus il s’est propagé dans la langue
parlée, plus il a subi une neutralisation sémantique par conformité avec le
sens du lexème générique en remplacement duquel il avait été choisi :
« marcher avec détermination » > « s’en aller » > « aller ».
19.3.2. Enrichissement des emplois
Les formes supplétives s’appauvrissent sémantiquement, mais
inversement s’enrichissent dans leurs emplois, grâce à la neutralité qu’elles
héritent des formes orthonymiques. Elles vont jusqu’à prendre la place de
l’orthonyme dans des locutions figées, ainsi dans la lexie complexe ire in
sententiam alicuius :
PRÉSENTS « ALLER
»
179
TITE-LIVE, 23, 10, 4
Omnes in eam sententiam ierunt.
« Tous les sénateurs se rangèrent à cet avis ».
APULÉE, Met. 6, 32
Talibus dictis non pedibus sed totis animis latrones in eius uadunt
sententiam.
« A ces paroles, les brigands se rangent à son avis, non avec leurs
pieds mais de tout leur cœur »41.
Plus la fréquence des formes supplétives augmente, plus leurs emplois et
leurs constructions se diversifient.
19.4. Aspect syntaxique
Le lexème supplétif reçoit du lexème qu’il remplace ses constructions
syntaxiques in extenso : ici, la construction absolue (avec orientation
implicite ou non, Sénèque, Phoen. 63, cf. § 18.4.1.) ou avec une cible
prépositionnelle introduite par ad, in, per :
VIRGILE, En. 4, 173
Extemplo Libyae magnas it Fama per urbes
« Sur-le-champ, la Renommée va à travers les grandes villes de
Libye ».
SÉNÈQUE, Nat. 3, 10, 2
Per uastum caeli spatium lato impetu uadit.
« Elle va, d’un large mouvement, à travers le vaste espace du ciel ».
L’évolution de la genèse du supplétisme pour « aller » ne se suit donc
pas facilement : il faut faire avec une langue écrite, qui mêle plusieurs états
de langue et ne restitue pas directement la langue parlée par le peuple à
l’époque de la rédaction de l’ouvrage. L’effet est seulement stylistique dans
l’accumulation42 suivante où semblent se succéder, en ordre variable mais
avec le même sens, la forme supplétive, une forme parasynonymique et
41
Il est nécessaire de bien distinguer l’évolution de chaque mode. Nous avons déjà
noté à plusieurs reprises l’absence de supplétisme à l’infinitif présent. Il en est de
même pour cette locution : PLINE le JEUNE, Ep. 2, 11, 22, ... in Cornuti sententiam
ire coeperunt « (…) ils commencèrent à se ranger à l’avis de Cornutus ».
42
L’« accumulation », telle qu’elle est définie par M. Aquien et G. Molinié, 1996, p.
442, est « une forme d’énumération par démultiplication de syntagmes de nature et
de fonctions semblables ».
PRÉSENTS « ALLER
»
180
l’ancienne forme orthonymique, totalement inusitée à l’époque de saint
Augustin :
saint AUGUSTIN, Serm. 9
Ad fornicem uado, ad meretricem pergo, ad prostitutam eo.
« Je vais vers la taverne ; je vais auprès de la courtisane, je vais
auprès de la prostituée ».
saint AUGUSTIN, Ep. 143, 44, 9
Eat ad deum uel pergat uel uadat ad deum…
« Que l’esprit aille vers Dieu ou s’avance ou (s’en) aille vers
Dieu… »
Essayons toutefois de récapituler les grandes phases de la genèse de ce
supplétisme, jusqu’à la constitution du paradigme de l’ancien français, au
sujet duquel nous tenterons une hypothèse novatrice.
PRÉSENTS « ALLER
»
181
CONCLUSION SUR LES SUPPLÉTISMES LATINS DE « ALLER »
20. Esquisse en quatre phases de l’évolution du supplétisme en latin
L’orthonyme « aller » du latin n’appartenait pas synchroniquement à un
type de conjugaison régulière et plusieurs de ses formes étaient
phonologiquement fragiles : comment le sujet parlant natif pouvait-il
percevoir l’alternance radicale e- / i-, par exemple eo / is ? Comment
pouvait-il pallier à l’oral la fragilité des monosyllabes ou des dissyllabes
devenus rapidement des monosyllabes ? Le sujet parlant a le moyen de
recourir à des formes préverbées, de plus forte teneur phonétique, même si
eo in n’est pas l’équivalent de ineo1. Mais il est un autre moyen, plus
durable, car plus accessible au sujet parlant : il consiste à puiser, parmi
d’autres lexèmes simples, des formes supplétives, dont on peut effacer les
traits sémantiques spécifiques.
20.1. Première faille : la faible teneur phonétique des formes
monosyllabiques
La forme qui a cédé en premier, sans doute dès le début du Ier siècle
après J.-C., même si elle était maintenue dans quelques écrits par archaïsme,
était celle de l’impératif présent de deuxième personne du singulier ī,
monosyllabique. Malgré sa voyelle longue, elle avait peu d’étoffe phonique,
phonétique et phonologique. Elle convenait mal à la force indissociable de
l’injonction émise par ce mode, alors que la langue avait à sa disposition un
lexème uādere, qui dénotait à lui seul la détermination et la promptitude du
déplacement : la forme uāde était apte à signifier, avec intensité, l’envoi
aussi bien que le renvoi, avant d’être désémantisée. Puis ce sont les formes
monosyllabiques du présent de l’indicatif qui ont gêné les locuteurs : eō et
eunt ont tendu vers une prononciation monosyllabique à cause de la
consonnification en [y] de la voyelle /ĭ/ initiale, résultat de la fermeture de
/ĕ/. Les formes eō, is, it, eunt ont été remplacées, plus ou moins rapidement
selon la personne, par uādō, uādis, uādit, uādunt, peut-être au cours du Ier
siècle après J.-C.
20.2. Seconde faille : l’inadéquation des formes familières et du
niveau résolument littéraire des textes bibliques
Quand les auteurs chrétiens du IVème et Vème siècles ont voulu marquer la
métaphore du mouvement spirituel dans les voies de Dieu, comme le faisait
1
S. VAN LAER, 2003, p. 429.
CONCLUSION « ALLER
»
182
déjà la version grecque de la Bible, ils ont remplacé les formes de īre des
premières versions latines par des formes de ambulāre, qui avait déjà
remplacé épisodiquement īre dans deux lexies figées chez Plaute et
Térence. Dans ces mêmes locutions bibliques, les formes de ambulāre sont
parfois remplacées par des formes de uādere dans des textes de plus bas
niveau de langue. Ces remplacements ne sont pas supplétifs, mais tendent à
confirmer des rapprochements en latin des trois lexèmes qui formeront le
paradigme supplétif du français.
20.3. Schéma récapitulatif de la genèse de l’évolution du
supplétisme
Phase I : lexème non marqué īre (lexèmes marqués abīre, uenīre, etc.)
Phase I bis : remplacement de l’impératif ī par ambulā dans deux lexies
figées (Plaute)
 Phase II : remplacement supplétif de l’impératif ī par uāde (Ier
siècle après J.-C.)
 Phase III : remplacement supplétif de certaines formes de īre par
celles de uādere, dans un niveau de langue courant (I-IIIème siècles après
J.-C.), d’abord eō, īs par uādō, uādis, puis it, eunt par uādit, uādunt,
puis d’autres formes encore.
Phase IV : remplacement des formes de īre par celles de
ambulāre dans des lexies métaphoriques du latin chrétien (IVème–
Vème siècles après J.-C.)
 Phase IV bis : remplacement des formes de présent de ambulāre,
dans ces lexies métaphoriques, par celles de uādere, dans un niveau
de langue courant (IVème-Vème siècle après J.-C.).

21. Illustrations des quatre phases
Nous illustrerons ces phases à l’aide de syntagmes dénotant le
déplacement physique, puis à l’aide de locutions métaphoriques.
21.1. Première illustration : « aller après quelque chose,
quelqu’un »
Phase I
ENNIUS, An. 16, 424 V = 395 W
Aestatem autumnus sequitur, post acer hiemps it
« L’automne suit l’été, l’hiver glacial vient après (sous-entendu
eum) ».
CONCLUSION « ALLER
»
183
VULGATE, Hier. 7, 9
… et ire post deos alienos quos i noratis…
« (…) et suivre des dieux étrangers, que vous ne connaissez pas… ».
saint AMBROISE, Fid. 5, 7
Ecce totus mundus post eum abit.
« Voilà que le monde entier part après lui ! »
Phase II
VULGATE, Matth. 16, 23
Vade post me Satana
« Passe derrière moi, Satan ! »
Phase III
GRÉGOIRE le GRAND, Mor. 18, 32
Ecce totus mundus post eum uadit.
« Voilà que le monde entier part après lui ! »
saint AUGUSTIN, Serm. 330
Si enim uadis post me, sequeris me.
« Car si tu vas après moi, tu me suis ».
VETVS LATINA, Eccli. 14, 23
… uadens post illam quasi uestigator
« (…) la poursuivant comme le chasseur ».
Phase IV
VULGATE, Hier. 16, 12
Ecce enim ambulat unusquisque post prauitatem cordis sui mali
« Voici que chacun de vous suit les égarements et la corruption de
son cœur ».
VULGATE, Hier. 2, 5
Ambulauerunt post uanitatem et uani facti sunt
« Ils ont suivi la vanité, et ils sont devenus vains ».
Phase IV bis
saint JÉRÔME, Hier. 3
... ut uadant post desideria cordis sui mali
« (…) qu’ils suivent les désordres de leur cœur pervers ».
CONCLUSION « ALLER
»
184
21.2. Deuxième illustration : « aller en paix »
Phase I
CPLVT, Iub. 27, 14
In pace ibit et in pace rediet.
« Il ira en paix et reviendra en paix ».
Phase II et III
VULGATE, Exod. 4, 18
Abiit Moses et reuersus est ad Iethro cognatum suum dixitque ei
‘uadam et reuertar ad fratres meos in Aegyptum’ (…) cui ait Iethro
‘uade in pace’
« Moïse quitta ce lieu et s’en revint vers Jéthro, son beau-père, et lui
dit : ‘Je vais m’en aller et retourner vers mes frères en Egypte (…)’.
Jéthro lui répondit : ‘Va en paix !’ ».
Phase IV
VULGATE, Mal. 2, 6
In pace et in aequitate ambulauit mecum
« Il a marché avec moi dans la paix et dans l’équité ».
Phase IV bis
VULGATE, 1 Reg. 20, 13
Dimittam te ut uadas in pace
« Je te laisserai aller en paix ».
21.3. Troisième illustration : « aller dans les ténèbres »
Phase I
VULGATE, Tob. 4, 11
Et non patietur animam ire in tenebras
« Et elle empêchera l’âme d’aller dans les ténèbres ».
SÉNÈQUE, Oed. 320
... ultima in tenebras abit.
« (…) Finalement elle s’en va dans les ténèbres ».
Phase III
SÉNÈQUE, Phaed. 93-94
Fortis per altas inuii retro lacus / uadit tenebras miles audacis
proci.
« En soldat courageux d’un amant téméraire il va à travers les
profondes ténèbres du lac que l’on ne repasse pas ».
CONCLUSION « ALLER
»
185
Phase IV
VULGATE, Is. 9, 2
Populus qui ambulabat in tenebris uidit lucem magnam
« Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande
lumière ».
Phases I et IV, puis III et IV
VETVS LATINA, 1 Ioh. ep. 2, 11
In tenebris ambulat et nescit quo eat
« Il marche dans les ténèbres et ne sait pas où il va ».
VULGATE, Ioh. 12, 35
Qui ambulat in tenebris nescit quo uadat
« Celui qui marche dans les ténèbres ne sait pas où il va ».
Phase IV bis
saint JÉRÔME, Eccles. 6, 1+
In tenebris uadit.
« Il marche dans les ténèbres ».
22. Hypothèse au sujet de la phase finale : les Wisigoths
Il manque une dernière phase, qui illustrerait l’installation du lexème
ambulāre dans le paradigme usuel de « aller », quelle que soit la
construction, figurée ou concrète. Certes, on saisit déjà le supplétisme des
formes de présent de première, deuxième et troisième personnes, uādō,
uādis, uādit, uādunt, mais on n’explique pas la faille qui a fait céder les
deux premières personnes du pluriel. Nous proposerons une hypothèse qui
s’appuie sur le témoignage des Lois wisigothiques, et refuserons tout
d’abord de considérer qu’il y a supplétisme chez Egérie, comme le suggère
la traduction de P. Bourgain2 :
ÉGÉRIE, 4, 5
… Sed non ipsa parte exire abebamus, qua intraueramus, sicut
superius dixi, quia necesse nos erat et loca omnia sancta ambulare
et monasteria, quecumque erant ibi, uidere ...
« (…) Mais nous ne devions pas en sortir par où nous étions entrés,
comme je l’ai dit plus haut, parce que nous devions aller à tous les
lieux saints et voir tous les ermitages qui étaient là (…) » (trad. P.
Bourgain).
2
P. BOURGAIN, 2005, p. 138-139 et 142.
CONCLUSION « ALLER
»
186
Ambulare est ici employé transitivement, d’après des tours comme iter
facere « parcourir » :
ÉGÉRIE, 6, 3
…Filii autem Isra el de eodem loco, sicut scriptum est in libris
sancti Moysi, ambulauerunt iter suum.
« (…) Cependant les fils d’Israël depuis ce même lieu, comme il est
écrit dans les livres du saint Moïse, parcoururent leur chemin ».
Chez Egérie, la construction du lexème est variée : on y trouve aussi
ambulans per iter (9, 6), per loca suspecta ambulaueramus (9, 3), in eo
loco… ambulant (6, 2) et sans complément Interea ambulantes (1, 1). De
plus, loca omnia sancta ambulāre ne signifie pas « aller à tous les lieux
saints », mais « les parcourir », « les visiter », conformément au sens du
lexème en latin. Jusque dans les textes latins du Moyen Âge, c’est l’infinitif
présent īre (1 763 occurrences entre le VIIIème siècle et le XVème siècle3) qui
l’emporte de loin sur ambulāre (« seulement » attesté 518 pour la même
période4 et toujours, à une exception près, au sens de « marcher ». Ambulāre
a toujours été marqué, dans le latin de Rome et des auteurs chrétiens, par
l’absence de cible depuis les premiers textes5. Certes, les textes des auteurs
chrétiens de l’époque d’Égérie sont influencés, plus ou moins selon les
personnalités, par la langue des vieilles traductions latines, en même temps
qu'ils reflètent, plus ou moins selon le genre littéraire, la langue de leur
temps. Il ne serait donc pas impossible d’apercevoir, cependant, çà et là
quelques bribes de la réalité de la langue à l’époque de la rédaction de
l’Itinerarium. Mais nous n’y croyons pas pour le passage concerné : dans
tout l’Itinerarium, ambulāre n’a que le sens de « marcher, se promener,
visiter ». Nous soulignerons la nécessité de ne pas associer le sens et la
construction : les verbes de mouvement ont telle valeur sémantique et telle
construction syntaxique, et il est dangereux de justifier un sens à partir de la
seule construction du verbe6.
3
Grégoire de Tours emploie 14 fois l’infinitif īre, en regard de 5 occurrences de
l’infinitif ambulāre, ce verbe étant construit par ailleurs avec per ou contra.
4
Ces chiffres sont eux-mêmes à nuancer car ils témoignent non de la langue
quotidienne, mais du latin plus archaïque conservé par l’Eglise et plus volontiers
écrit.
5
D’où les emprunts tardifs en français du XIV ème siècle fr. préambule au latin
médiéval praeambulum, neutre substantivé du latin tardif praeambulus « qui marche
devant » et du XVème siècle fr. déambuler « se promener » au latin deambulāre ; cf.
DHLF, s.uu.
6
Dans notre exemple, la langue maternelle du traducteur est le français et il a traduit
du latin au français. Nous émettons l’hypothèse que c’est justement le français qui
l’a conduit à cette confusion : il semble avoir traduit ambulāre à partir du sens que le
verbe a pris en français, comme le suggère sa note : « Egérie évite les formes
monosyllabiques de īre et n’utilise que celles qui subsisteront en roman ». Même si
CONCLUSION « ALLER
»
187
D’après le DHLF, qui se fonde sur des formes du latin tardif, la forme
qui a pu céder en premier serait l’impératif pluriel du lexème déjà
phonétiquement altéré *allāre7. Dans ce cas, le lexème roman aurait subi
une neutralisation des sèmes spécifiques, à l’image du remplacement au
singulier de ī par ambulā chez Plaute. Il n’est guère étonnant que le sujet
parlant se soit tourné vers un lexème de conjugaison régulière et productive,
celle de la première conjugaison. Le point de départ émis n’est pas non plus
incohérent : comme le supplétisme repose sur la langue parlée et que l’un
des deux modes les plus fréquents à l’oral pour « aller » est celui de
l’impératif – le second étant l’indicatif -, le nouveau lexème renforçait la
force de l’ordre militaire, de même que uāde, la forme supplétive du
singulier, intensifiait au départ la rapidité d’exécution exigée par celui qui
enjoignait l’envoi, et de même que ambulā marquait un ordre plus fort que
la forme orthonymique chez Plaute (cf. § 14.1.1.). Il ne resterait plus alors
qu’à remplir les cases vides, c’est-à-dire celles qui n’avaient pas connu
encore en latin de remplacement supplétif, les deux premières personnes du
pluriel du présent de l’indicatif, et toutes celles des autres temps et modes
en dehors du futur.
Toutefois, nous sommes en mesure d’affirmer qu’à partir de la seconde
moitié du Vème siècle après J.-C., en Gaule, ambulāre supplée l’ancien
hyperonyme īre dans la langue parlée (latine ? créole ?) de bas niveau
de langue, sous l’influence des envahisseurs Wisigoths. Nous ne savons
pas s’il faut maintenir ou non l’épithète de la langue « latine », puisque l’on
atteint le terme du « latin » habituellement posé aux alentours de l’an 6008.
Trois témoignages successifs, très précieux à nos yeux, ainsi qu’une
correspondance étymologique entre le gotique et ce « latin » nous apportent
la preuve de la réalité de ce remplacement supplétif. Celui-ci est clairement
acquis dans les Lois wisigothiques, rédigées vers 475 après J.-C. Le roi
Euric, qui contrôle une partie de la Gaule et de la péninsule ibérique, fait
rédiger, avec l’aide de juristes romains, un code de lois gothiques. Alors
qu’au perfectum seuls les préverbés de īre sont employés (redisse, etc.), ces
l’on devait avoir le verbe classique īre, ce serait sa forme d’infinitif, donc une forme
dissyllabique. Tout porte à croire, de l’aveu même de son auteur, que la traduction a
été influencée à tort par la langue maternelle. On peut dès lors s’interroger sur la
pertinence d’une traduction qui risque d’infliger des distorsions au texte-source du
fait même de la langue que l’on parle. Cette question est d’autant plus pertinente que
cette langue maternelle, le français, est issue de la langue que l’on traduit, le latin.
Cf. M.-A. JULIA, 2008c.
7
Le DHLF, s.u. aller, semble assez d’accord avec un point de départ défini à partir
du mode de l’impératif : « On a pensé, d’après les formes du bas-latin, que les ordres
militaires commandant d’avancer auraient pris, à partir de ambulare, cet aspect
abrégé, d’où l’impératif allez !) ».
8
Voir la note 13 de l’introduction.
CONCLUSION « ALLER
»
188
lois présentent à l’infectum ambulāre, systématiquement déterminé par une
direction régie par in ou ad + accusatif :
MGH, Leges Visigothorum 3, 4, 17
… in ciuitatem ambulare…
MGH, Leges Visigothorum 9, 2, 3
… in ostem… non ambularet…
… ad domum suam ambulaturum…, etc.
A côté de ces formes de ambulāre, on rencontre à la troisième personne
du pluriel uadunt, forme usuelle depuis très longtemps en latin et qui sera
celle du français (ils) vont :
MGH, Leges Visigothorum 9, 2
… ad bellum non uadunt…
MGH, Leges Visigothorum 8, 1, 7
… in expeditionem uadunt…
La situation est identique dans les Lois Saliques, rédigées un peu plus tard,
entre 508 et 510 :
MGH, Pactus legis Salicae 1 § 3, et 50 § 2
… ad domum illius ambulare…
MGH, Pactus legis Salicae 50 § 4 et 113
… ad casa(m) illius… ambulet…, etc.
à côté de :
MGH, Pactus legis Salicae 31 § 3
… ad farinarium uadit…
D’un côté, les collaborateurs du roi Euric sont des Gallo-Romains autant
que des Barbares, de l’autre, c’est le Bréviaire du Wisigoth Alaric qui a
servi de modèles aux Lois Saliques. Est-ce à cause des Wisigoths que
ambulāre a été utilisé comme verbe directif en lieu et place de l’orthonyme
īre, redoutable à conjuguer pour ceux qui ne maîtrisent pas le latin ? Nous
serions portée à croire que ce peuple a joué un rôle dans ce supplétisme. En
effet, ni Césaire d’Arles, ni Venance Fortunat, ni aucun auteur d’Italie ou
d’Afrique de la même époque (Grégoire le Grand, etc.) n’attestent cet
ambulāre directif. Ce sont, précisément, deux auteurs de la Gaule et de
l’Espagne, qui faisaient partie de l’empire wisigoth, entre la seconde moitié
du VIème siècle et le premier quart du VIIème siècle, qui recourent à cette
CONCLUSION « ALLER
»
189
construction. La langue du premier, Grégoire de Tours (né vers 538 et mort
en 594), qui n’a reçu qu’une formation médiocre (selon lui), est très hybride
et présente la même situation supplétive que dans les Lois wisigothiques.
GRÉGOIRE DE TOURS, 6, 11
Ad regem iussi sunt ambulare.
« Ils reçurent l’ordre d’aller trouver le roi ».
GRÉGOIRE DE TOURS, 6, 6
At ille nihil moratus, uelociter ad metatum uadit.
« Aussitôt, il va rapidement à son logis ».
Or, un peu avant la naissance de Grégoire de Tours, vers 480, les
Wisigoths étaient arrivés en conquérants à Tours. La ville passa sous leur
tutelle et désormais la Loire était la frontière nord du royaume wisigoth,
avant que la victoire du roi franc Clovis, en 507 à Vouillé, ne fît passer
Tours et la Touraine sous la tutelle franque. Le lexème était déjà peut-être
installé dès cette époque dans l’usage. Le second auteur à attester la
construction directive de ambulāre est Isidore de Séville (né vers 560-570 et
mort en 636), le principal artisan de la « Renaissance wisigothique » en tant
que conseiller des princes wisigoths :
ISIDORE de SÉVILLE, Gen. 31, 39
Fit ergo Dan coluber in uia, quia in praesentis uitae latitudinem eos
ambulare prouocat, quibus quasi parcendo blanditur.
« Dan devient donc sur le chemin serpent, parce qu’il appelle à aller
vers toute l’étendue de leur vie présente ceux qu’il charme en les
épargnant ».
Cet exemple est unique dans toute la littérature de la « Renaissance
wisigothique » de l’Espagne. Il est connu que, face aux autres nations de la
Romania occidentale, la péninsule ibérique se détache avec netteté par son
conservatisme et une tendance certaine à l’archaïsme 9. Il est donc possible
que l’Espagne ait choisi d’étendre quelques formes de uādere dans le
paradigme de « aller » à la place de celles de īre, quand la Gaule optait pour
un remplacement avec ambulāre.
9
On trouve une autre idée chez M. BANNIARD, 1992, p. 185, qui propose pour ce
conservatisme ibérique la même explication que V. Väänänen, 1981 : « Il est
loisible de supposer que les provinces romanisées les premières aient gardé des traits
relativement archaïques du latin ». Ce même conservatisme s’observe pour
« manger » avec le choix de comedere quand la Gaule choisit mandūcāre. Il est
étonnant de constater qu’à la même époque où uādere connaît un succès grandissant
à Rome, c’est un empereur né dans la péninsule ibérique, Trajan, qui est au pouvoir.
CONCLUSION « ALLER
190
»
En outre, si l’on regarde de plus près le supplétisme de « aller » en
gotique et celui qu’attestent les lois wisigothiques écrites en « latin », on est
frappé de la ressemblance dans le processus des deux langues. L’infinitif
présent du gotique gaggan « aller » est construit sur une racine * hen h« marcher », qui entre en supplétisme au parfait avec la racine i.-e. *(h1)ei« aller ». En cherchant à concilier dans leur traduction le gotique et le latin,
les juristes gallo-romains et wisigoths ont pu établir une correspondance
entre le lexème « aller » en gotique, au départ « marcher », et ambulāre, qui
passe alors du sens de « marcher » à celui de « aller ». Les Wisigoths ont pu
préférer de surcroît ambulāre pour la facilité de sa conjugaison : c’est le
seul lexème « aller » qui appartienne à la première conjugaison. Le
supplétisme de ce « latin » pouvait être le suivant :
présent
parfait
Gotique
gaggan
« aller »
iddja
« être allé »
latin
ambulāre
°isse
Ce supplétisme passerait ensuite dans l’usage vernaculaire du protoroman parlé sur les territoires concernés. Il se serait propagé ultérieurement
sur une plus grande partie du territoire : au gré de leur invasion, les
Wisigoths s’adressent aux Gallo-romains dans une langue latine qui possède
des particularités propres aux envahisseurs. Ce phénomène a pu être
favorisé par les ordres qu’ont donnés les Wisigoths eux-mêmes aux Galloromains soumis, tels que *amb(u)lāte « Allez ! », sous une forme abrégée
en raison de l’usure habituelle des mots très fréquents 10. Notre hypothèse est
ainsi parfaitement compatible avec l’hypothèse communément admise, qui
pose comme point de départ du paradigme français les ordres militaires. En
outre, si le supplétisme est né dans ces conditions d’énonciation, nous
pouvons parvenir à expliquer aussi les deux premières formes du pluriel de
l’indicatif présent. Il s’agit de sujets parlants faisant partie d’un groupe
(pour le « nous ») ou qui s’adressent à un autre groupe de sujets parlants
(pour le « vous »). L’emploi des deux premières personnes du pluriel doit
être dans ces conditions plus fréquent, d’où des questions comme « Où
allez-vous ? » (*Quo am(bu)latis ? vs au singulier Quo uadis ?) et des
réponses comme « Nous allons à… » (*Am(bu)lamus ad, in… vs au
singulier uado ad…, § 18.3.3.2.). Les deux formes de *allāre s’intègrent
alors dans la morphologie du présent de l’indicatif : à uādō, uādis, uādit,
uādunt, déjà bien installés dans l’usage, répondent désormais aux deux
10
Si, comme l’affirme A. MARTINET, 1970, p. 187, c’est « lorsque la fréquence
d’une unité s’accroît [que] sa forme tend à se réduire », tout porte à dénoncer le
supplétisme dans cet abrègement de ambulāre en allāre. Cf. aussi W. MAŃCZAK,
1980, p. 62-68, pour les changements de lettres inhabituels, justifiés par la fréquence
du mot.
CONCLUSION « ALLER
»
191
premières du pluriel *allamus et *allatis. Nous datons par conséquent
*allate, *allamus, *allatis de cette époque wisigothique en Gaule du fait des
contacts des deux langues. Ce serait peut-être, finalement, par le fait d’un
bilinguisme gotique et latin que l’on obtiendrait une explication du
supplétisme du français.
Il faudra s’intéresser aux textes de latin très tardif, à la recherche
d’indices plus précis. En attendant, nous proposons une autre piste de
recherche. Le point de contact le plus important entre īre et ambulāre se
trouve, théoriquement, à l’imparfait et au participe présent, qui sont tous
deux d’aspect duratif, celui-ci convenant bien à un procès temporellement
non borné. Les textes tardifs proposent d’ailleurs des rapprochements qui
vont en ce sens :
VULGATE, Psalm. 125, 6
Qui ambulans ibat et flebat portans ad seminandum sementem
ueniens ueniet in exultatione portans manipulos suos.
« Celui qui, marchant/s’en allant, allait et pleurait portant la semence
à semer, en revenant reviendra dans l’allégresse portant ses gerbes ».
VULGATE, Ezech. 10, 11 et 16
cumque ambularent in quattuor partes gradiebantur non
reuertebantur ambulantes sed ad locum ad quem ire declinabat
quae prima erat sequebantur et ceterae nec conuertebantur…
cumque ambularent cherubin ibant pariter et rotae iuxta ea
« Lorsqu’elles [= les roues] avançaient, elles allaient dans les quatre
directions et ne se retournaient pas en avançant ; mais quand celle
qui était la première allait d’un côté, les autres suivaient aussi sans
tourner ailleurs (…). Lorsque les chérubins avançaient, les roues
allaient aussi auprès d’eux ».
Il faut noter dans le premier passage un parallélisme de construction qui
nous invite à croire que les deux formes ambulans et ibat dénotent ici le
même procès, « aller », par opposition au procès « venir » dénoté par deux
formes appartenant à un même lexème, uenīre. Dans le second passage, īre
est à l’imparfait de l’indicatif et à l’infinitif présent ; ambulāre est au
participe présent et au subjonctif imparfait. Ces deux passages n’illustrent
peut-être qu’une simple parasynonymie. Ils peuvent néanmoins montrer
comment le futur lexème supplétif du français a pu se rapprocher de
l’hyperonyme « aller », dès le latin.
INTRODUCTION « PORTER
»
DEUXIÈME PARTIE : « PORTER » :
FERRE, (TE)TVLĪ / PORTĀRE, PORTĀVĪ /
TOLLERE, SVSTVLĪ
192
INTRODUCTION « PORTER
»
193
Le latin possède plusieurs lexèmes signifiant « porter »1, entre autres
ferre, l’orthonyme, portāre et tollere, qui ont connu des rapprochements
divers mais assez forts pour conduire au remplacement du terme non
marqué, ferre, par un terme marqué, portāre (d’où fr. porter). Ferre, qui
présente lui-même une conjugaison supplétive, repose sur une racine
durative *bher-, et contient un sème inhérent de mouvement ; portāre, qui
présente une flexion régulière, dénote également un mouvement et a un sens
plus concret ; tollere, qui a connu une évolution sémantique différente de
celle de ferre, a fourni le thème de perfectum supplétif de l’orthonyme,
(te)tul-. Les attestations de ces trois lexèmes suggèrent des emplois
communs et montrent, au terme d’un processus qui s’étalera sur plusieurs
siècles, une nette évolution en faveur du deuxième lexème et une
redistribution des emplois. On peut, en effet, supposer des points
comparables suffisamment importants dans l’emploi, la distribution
syntaxique, le signifié des lexèmes concernés pour qu’ils soient
superposables ou complémentaires avant la spécialisation définitive. Il
convient de rechercher ces interstices en analysant leur fréquence et leurs
emplois selon les deux thèmes, perfectum (chapitre II) et infectum (chapitre
IV), et en isolant le mode tout à fait particulier de l’impératif (chapitre III).
Il apparaîtra ainsi que des formes de l’hyperonyme ont été très tôt évitées ou
figées dans des lexies complexes, et que des formes des termes marqués
sont, inversement, montées en force. Ces évictions semblent déterminées
par des causes autres que celles que nous posions pour les formes de
l’orthonyme « aller » : elles s’expliqueraientt par le niveau de langue auquel
appartient les lexèmes marqués, de l’appréciation même des auteurs, qui
avouent leurs réticences à employer la forme usuelle dans la langue parlée
par le peuple et maintiennent par archaïsme la forme orthonymique tombée
en désuétude dans un niveau de langue courant ou familier. Ces
remplacements de formes, installés dans la langue parlée quotidienne,
s’imposent néanmoins peu à peu dans la langue écrite, jusqu’à l’usage
exclusif et définitif de portāre.
1
Le Thesaurus, s.u., p. 527 sqq., dresse une liste impressionnante de verbes pouvant
signifier “porter” : ferre, afferre, auferre, dēferre, circumferre, conferre, effere,
inferre, offerre, prōferre, referre ; portāre, apportāre, asportāre, circumportāre,
comportāre, dēportāre, disportāre, exportāre, importāre, perportāre, praeportāre,
reportāre, supportāre, transportāre ; tollere, sustollere ; uehere, aduehere,
conuehere, dēue ere, ēue ere, inuehere, prōue ere ; trahere ; sustinere ; gerere ;
agere ; abēre ; tenēre ; ostentāre ; rapere ; capere ; mouēre, admouēre ; estāre ;
rauāre ; gignere ; intendēre ; immittere ; ēri ere ; addūcere, indūcere ; incitāre ;
impellere ; praestāre ; praebēre ; dicere ; patī ; tolerāre ; sufferre.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
194
CHAPITRE PREMIER
INTRODUCTION À LA GENÈSE DU SUPPLÉTISME DU FR. PORTER.
DÉFECTIVITÉ DES RACINES INDO-EUROPÉENNES ;
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES LATINS.
Les racines i.-e. à l’origine des lexèmes latins « porter » étaient déjà,
pour certaines, soumises à des supplétismes : les incompatibilités d’aspect
de l’une imposaient qu’une ou plusieurs autres racines viennent compléter
son paradigme, d’où le paradigme supplétif du latin ferre.
1. Racines indo-européennes signifiant « porter » et supplétismes
Quatre racines indo-européennes, défectives ou non, ont servi à dénoter
le procès de « porter ». Pour décrire ces racines, nous utiliserons les termes
de perfectif et d’imperfectif, qui conviennent parfaitement sur le plan indoeuropéen. Mais, en latin, on a une opposition binaire entre ce que l’on
appelle, au plan du signifiant, infectum et perfectum, d’après la terminologie
de Varron. Ces termes sont commodes d’un point de vue morphologique,
mais ils ne suffisent pas à dénoter toutes les fonctions aspecto-temporelles
du perfectum ; H. Vairel (1978), par exemple, a bien montré que c’est un
faux problème : le thème de perfectum dénote un accompli et correspond
aussi à un temps du passé. Le latin a dû mettre un certain temps à constituer
cette dichotomie formelle : on a des traces d’une époque où le thème fu- a
servi de « subjonctif », qui fonctionne comme un subjonctif présent ; la
forme fuat, par exemple, qui ne relève d’aucun des deux thèmes d’un point
de vue morphologique, est un témoin de cette époque antérieure à la
constitution d’un système rigoureux autour de deux thèmes. En latin, il est
donc nécessaire de parler de t ème d’infectum et de thème de perfectum, en
distinguant clairement le premier thème du présent et le second du parfait.
Le thème d’infectum fer- et le temps du présent ferō, fers, fert, etc., sont
deux choses différentes. Nous réserverons les termes de présent et de
parfait pour le temps.
1.1. Racine *bherLa racine i.-e. *bher- « porter », très bien attestée, fournissait un présent
thématique représenté dans skr. bhárāmi « je porte », av. baraitī « il porte »,
phryg. aβ-βερετ « il porte », gr. fšrw, lat. ferō « je porte », v. irl. berim « je
porte », got. (+) bairan « porter » ; enfanter », v. sl. bero « je prends, je
rassemble », arm. berem « je porte », et un présent athématique dans véd.
bhárti, dans l’impératif homérique fšrte, et dans le lat. fers, fert, fertis, fer,
ferte ; un lexème de l’italique commun s’observe à travers ombr. fertu
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
195
« fertō », ferest « feret », volsque ferom « ferre », etc. Cette racine, à valeur
aspectuelle d’« imperfectif » ou de « duratif », ne fournissait ni aoriste, ni
parfait1. D’où des supplétismes divers dans des langues i.-e. : la conjugaison
supplétive du grec fšrw associe au présent fšrw (racine *bher-) le futur
o‡somai(racine *h3eit- « emporter ») et l’aoriste ½negkon, ½negka, le
parfait™n»noca (racine *h1ne - « porter, atteindre, obtenir ») et les adjectifs
verbaux o„stÒj, o„stšon(racine *h3eit- « emporter »). Certaines formes ont
connu des renouvellements qui tendaient à aligner la conjugaison sur un
seul thème, d’où tardivement un aoriste ½fera et en grec moderne œfera2.
1.2. Racine *telh2La racine *telh2- « soulever, prendre sur soi »3 a donné naissance à des
thèmes : d’aoriste, *télh2-/tlh2- (cf. gr. hom. tal£ssai, ion.-att. œtlhn « j’ai
supporté, j’ai pris sur moi », lat. arch. abs-tulās, at-tulat) ; de présent,
*tl-né/n-h2- (cf. gr. ¢na-tšllw « je fais se lever ; je me lève », -tšllomai,
arm. t‘ołowm « je permets », lat. tollō, ombr. en-tentu « place (le feu)
dans », v. irl. tlenaid « il emporte », tokh. B talla « il lève, supporte » ; de
parfait, *te-tólh2/tlh2- (cf. gr. tštlamen « nous supportons », lat. arch. tetulī,
lat. tulī)4. La racine avait une valeur aspectuelle de « perfectif ». Associée à
la racine à valeur aspectuelle de « duratif », *bher-, elle a permis de
constituer un paradigme complet en latin, en fournissant au thème
d’infectum fer- le thème de perfectum tetul- (réduit par haplologie à tul-5), le
supin lātum et l’adjectif en *-to-, lātus (de tlātum, -tus, cf. gr. tlhtÒj). Ces
emprunts faits par ferre à tollere ont entraîné, dit-on, l’emprunt par tollere
du perfectum, du supin et du participe parfait passif de son préverbé en
su(b)s- : sustulī, sublātum, sublātus. D’après le DELL, « tollō signifiait
d’abord « porter, supporter », comme le prouvent tolerō et le fait qu’il a pu
fournir à ferō son parfait et son supin. Mais le sens de « porter » étant
1
DELL, s.u. Le LIV pose un thème d’aoriste avec un point
d’interrogation : ?*bh r/bhér-s- : véd. ab ār, v. irl. birt, -bert. En arménien, c’est
l’ancien imparfait eber « il a porté »1 (= skr. ábharat, gr. œfere), qui sert d’aoriste en
face du présent berē « il porte ». En latin également, certains portabā-, imparfait de
portāre, sont employés au sens d’un parfait et en concomitance avec des parfaits
préverbés de ferre (cf. § 3.1.2.2.).
2
DELG, s.u.
3
La racine n’a pas le sens de « porter, apporter », comme l’a montré J. L. GARCÍA
RAMÓN, 2000a ; 2002.
4
LIV, s.u.
5
Ainsi en témoignent CHARISIUS, GLK, I, 247, fero … tuli et tollo … tuli ; 249, fero
tuli, quod est ex uerbo tollo ; DIOMÈDE, GLK, I 372 ; et MACROBE, exc. gramm. V
606, 37 Gramm. suppl. 258, 7, fero per tempora deficit. Nam tuli de altero uerbo,
quod est tollo, accipit « Fero est défectif par les temps. Il emprunte, en effet, tuli à
un autre verbe, qui est tollo ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
196
exprimé, d’autre part, par ferō, erō, portō, le présent tollō s’est spécialisé
dans le sens de « lever » et « enlever », ce qui expliquerait qu’il ait
emprunté son thème de perfectum à sustollō « porter en soulevant » ».
1.3. Racine *per(h2)La racine *per- « traverser » a donné : des thèmes de présent, *pé-por/pr(cf. got. (+) faran « marcher »), *pi-pér/pr- (cf. skr. píparti « il fait passer, il
sauve »), peut-être *pér-ie- (cf. gr. pe…rw « je traverse, je transperce ») ; un
causatif (cf. skr. pāráyati « il fait traverser ») ; et un thème d’aoriste, *pér/pr- (cf. av. fra-frā « je veux dépasser »)6. C’est à cette racine qu’on peut
relier la base adverbiale *pr-, à l’origine de nombreux adverbes,
prépositions ou préverbes désignant, entre autres, l’antériorité, la proximité
(lat. per, prō, prae, prī, prope, skr. pári, gr. per…, per, got. fair…). Le
fréquentatif lat. portāre, qui n’a pas de correspondant dans les autres
langues indo-européennes7, est le seul des trois lexèmes étudiés à ne pas
recourir à des thèmes issus de racines différentes. Sa régularité
morphologique constitue un avantage face à l’irrégularité de ferre.
1.4. Racine *Heg-esLa raxine du latin gerere, es-, appartient au vocabulaire fondamental
du latin dès les premiers textes, avec le sens général de « prendre en charge,
porter ». A. Christol8 a récemment exploré une voie possible vers un
prototype indo-européen He -es-, grâce à des correspondances avec
l’ombrien gomia (cf. gr. gÒmoj « charge(ment) »), le sanskrit yam- « guider,
tenir (fermement) en main, brandir », yatate « viser, s’efforcer de » et yama« jumeau » (lat. gemius)9, le grec gšnto (cf. Il. 8, 43) et gšmw « être plein,
être chargé de », et avec le slavon җети, жъмҗ « sf…ggein »
(« étreindre ») : « On a au moins un exemple d’une racine en *-es- en
concurrence avec une racine *-em- dans le même champ sémantique : *treset *trem- « trembler ». Il semble que *-em- avait une valeur durative
(présent uem- en face de ueh2-, etc. ; lat. premere en face de pressi) et
*-es- une valeur aoristique. Si l’on rapproche es- « prendre en charge » de
em- (gr. gšmein), on a un couple comparable ; avec une sémantique
cohérente, la différence de sens entre ces deux verbes relève de l’aspect
(ponctuel ~ duratif) ».
6
LIV, s.u. Ch. DE LAMBERTERIE, 1990, p. 436, pose une racine avec une laryngale :
*perh2-/preh2- « passer ».
7
L’ombr. portatu, portaia et portust semblent empruntés au latin, cf. DELL, s.u.
8
Cf. A. CHRISTOL , 2005, p.18 du livret du colloque.
9
J. L. GARCÍA RAMÓN nous précise qu’un rapport entre véd. yama- « jumeau » et
He -es- est phonétiquement impossible.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
197
Le latin gerere signifiait au départ « porter (sur soi) », dans la
construction d’un énoncé agentif. Il a pu être un parasynonyme occasionnel
de ferre, mais il n’y a eu entre les deux lexèmes aucun rapprochement
constant, car gerere a vite évolué, par extension, vers le sens de « faire,
accomplir », limitant ainsi grandement la « zone grise » de partage.
2. Sens et emplois des trois lexèmes
Les trois verbes étudiés reposent donc sur des racines qui devaient
posséder à l’origine des sèmes différents. Mais, dès le latin archaïque, on
voit des points de contact, une « zone grise » de partage, s’installer entre
ferre et portāre d’une part, entre ferre et tollere d’autre part.
2.1. Sens et emplois de ferre dans le procès de « porter »
L’hyperonyme ferre, non marqué, qui est de loin le lexème « porter » le
plus usuel de toute la littérature latine jusqu’au III ème siècle ap. J.-C. (tout
thème confondu), possède la plus grande aptitude à déployer des variantes
sémantiques. D’emploi propre ou figuré, il dénote diverses façons de
« porter » un être humain, un objet, une notion morale, avec ou sans
mouvement (explicite ou implicite). Nous renvoyons au plan adopté par le
Thesaurus pour le détail des emplois de ferre – entre autres, celui qui lui est
propre de dénoter le procès de « rapporter, raconter » -. Nous privilégierons
les points de contact ou de divergence dans les emplois des lexèmes
concernés pour comprendre la genèse du supplétisme du français porter.
2.1.1. « porter, supporter » le poids de (quelqu’un ;
quelque chose de concret ou d’abstrait) ; « avoir sur soi »
Ferre (et *fer-) n’a pas dans son sémème la notion de charge lourde,
pesant sur tout point du corps d’une personne. Il n’est pas marqué par une
charge particulière et il n’est pas connoté, à l’inverse de portāre. C’est
pourquoi Ovide propose à sa bien-aimée de la porter dans ses bras à l’aide
de feremus, tandis qu’il parle des charges qui pèsent sur les femmes dans
leur besogne quotidienne à l’aide de portat :
OVIDE, Am. 2, 16, 30
Corpore nos facili dulce feremus onus.
« Mon corps portera aisément ce doux fardeau ».
OVIDE, Pont. 3, 8, 11-12
femina… / suppositoque grauem uertice portat aquam.
« La femme (…) porte sur sa tête l’eau pesante ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
198
Mais, comme il est l’hyperonyme, ferre peut également dénoter le
transport de charges lourdes, à l’instar de portāre, ce qui constituera une
première zone de partage importante.
2.1.1.1. « porter » une charge concrète avec
déplacement (« apporter, amener, emporter,
transporter ») ; « (se) porter » quelque part,
« (se) déplacer »
Au sens de « porter, emporter » quelque chose, conjointement à l’idée
d’un déplacement, ferre entre en co-occurrence avec tollere : ainsi, les deux
verbes alternent dans un chiasme poétique, à l’image du chant alterné sur
lequel repose la composition de l’églogue ; ce chiasme fait de tollemus et de
feremus des parasynonymes :
VIRGILE, B. 5, 51-52
… Daphnimque tuum tollemus ad astra ; / Daphnin ad astra
feremus…
« (…) et nous élèverons ton cher Daphnis jusqu’aux astres ;
jusqu’aux astres nous porterons/élèverons Daphnis (…) ».
Dans une cinquantaine d’occurrences, ferre est associé à sē, au sens de
« se porter, se mettre en mouvement, se déplacer » (VIRGILE, G. 1, 408-409,
qua se fert Nisus ad auras « par où Nisus se porte dans les airs »). Cet
emploi n’est pas commun avec portāre, attesté une seule fois dans toute la
latinité avec le pronom sē qui est vraiment un réfléchi - il ne s’agit pas de la
voix pronominale grammaticalisée -. Mais ferre partage cet emploi avec
tollere, à la différence près que ce dernier dénote toujours un mouvement
vertical, du bas vers le haut (VIRGILE, En. 2, 699, genitor se tollere ad auras
« mon père se lève dans les airs »).
2.1.1.2. « porter » une charge concrète avec idée
subsidiaire de déplacement (« avoir sur soi,
soutenir »)
Ferre dénote parfois le procès de « porter », réalisé sans déplacement ou
plus précisément accompagné d’un déplacement qui reste subsidiaire et
passe au second plan. Il signifie alors « avoir sur soi, soutenir ». Il est alors
en co-occurrence avec tenēre, qui marque plus particulièrement le procès de
« porter » dans la main (Sénèque, Ep. 95, 47). Spécifiquement, le procès
peut consister dans le fait de « porter » un enfant ou le petit d’un animal,
emploi que ferre partage avec gerere, gestāre et portāre (PLINE l’ANCIEN,
8, 28 ; 8, 163 ; 8, 187).
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
199
2.1.1.3. « porter » quelque chose d’abstrait avec
ou sans déplacement
Il arrive que le lexème ferre régisse un complément abstrait. Dans
plusieurs comédies de Plaute, l’échange d’identité qui complète l’échange
vestimentaire s’effectue à l’aide de ferre et du nom imaginem, qui dénote la
reproduction des traits de quelqu’un (PLAUTE, Cap. 39, Huius illic, hic illius
hodie fert imaginem « le premier se fait passer aujourd’hui pour le second,
le second pour le premier »). Plus tard, cette locution connaîtra un
renouvellement avec portāre (cf. § 10.1.3.). En outre, les lexies verbales
complexes dans lesquelles ferre est le « verbe support » sont nombreuses :
ferre suffragium, ferre suffragia, ferre sententiam, ferre priuilegium, ferre
rogationem ; par exemple, le procès de « porter, présenter une loi » est
dénoté par ferre, avec ou sans legem.
2.1.2. « prendre pour emporter »
Ferre peut dénoter l’acte de « prendre quelque chose », dans un
mouvement initial, afin d’ « (em)porter cette chose » (VIRGILE, En. 9, 133,
arma ferunt « elles prennent les armes »).
2.1.3. « prendre sur soi », donc « supporter, endurer »
Le sens moral « supporter, endurer » de ferre est bien attesté, dès les
premiers vers et jusqu’en latin tardif, surtout avec l’adverbe
aegre (TÉRENCE, Ad. 547, aegre solus… fero « seul, je le supporte
difficilement »). Ferre fonctionne alors en co-occurrence avec patī, tollere,
tolerāre et portāre.
2.2. Sens et emplois de tollere dans le procès de « porter »
Tollere a servi spécifiquement au procès de « porter en soulevant,
soulever ». Etait-il marqué quand il a fourni son thème de perfectum et son
supin à ferre ? A l’infectum du moins, il apparaît comme marqué dans ses
premières attestations :
ENNIUS, r. 9 V = 12 W
Male uolentes famam tollunt, bene uolentes gloriam.
« En cherchant le mal, on soulève contre soi l’opinion, en cherchant
le bien on s’attire la gloire ».
D’après le DELL, tollō signifierait d’abord « porter, supporter ». Il nous
paraît peu approprié de conforter cette déduction, comme le fait le
dictionnaire, en partant de tolerāre, d’abord et uniquement attesté au sens
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
200
moral de « supporter ». Tollere dénote avant tout le fait de « porter » une
charge concrète ou abstraite, sans dimension morale, mais selon un
mouvement d’élévation, d’un point plus bas que celui de la destination.
Cette spécificité demeure primordiale tout au long de la latinité. Elle est
neutralisée uniquement en cas de supplétisme (au thème de perfectum) ou
de variations ciblées à l’impératif (cf. § 9.3.2.).
2.2.1. « porter en soulevant, soulever » le poids de
(quelqu’un ; quelque chose de concret ou d’abstrait)
Tollere dénote un procès marqué par l’élévation de l’objet : il spécifie
que ce qui est porté est d’abord soulevé, souvent de terre, avant d’être
chargé sur son support. Le déplacement de cette charge, concrète ou
abstraite, peut ne pas importer dans le signifié du verbe.
2.2.1.1. « porter en soulevant » une charge
concrète
avec
déplacement
(« soulever,
transporter »)
Pour porter la charge, il est nécessaire le plus souvent de la soulever,
surtout si elle se trouve à terre (PLAUTE, Ps. 1247-1248, An id uoltis ut me
hinc iacentem aliquis / tollat ? « Vous voulez peut-être que je tombe et que
quelqu’un me ramasse par terre ? »). Lorsqu’il y a déplacement, le lexème
signifie souvent « emporter » ; il est alors un parasynonyme occasionnel de
ferre, efferre ou auferre - avec une orientation différente -, ainsi que de
(°)
portāre et sustinēre – qui, lui, ne tient pas compte du mouvement
précédant le procès de « porter », mais spécifie le poids d’appui de la
charge -. C’est dans cette acception que tollere, ferre et portāre sont attestés
tous trois avec le complément frumentum ou praedam, sans que tollere
apparaisse comme marqué par un mouvement d’élévation :
CÉSAR, G. 7, 14, 9
… oppida Romanis proposita ad copiam commeatus praedamque
tollendam.
« (…) des villes offertes aux Romains pour emporter des quantités
de vivres et du butin ».
OVIDE, Met. 2, 872-873
Inde abit ulterius mediique per aequora ponti / fert praedam …
« Puis il s’en va plus loin et il emporte son butin en pleine mer ».
TITE-LIVE, 1, 15, 2
… raptam ex agris praedam portantes Veios rediere.
« (…) ils repartirent à Véies emportant le butin volé dans les champs ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
201
2.2.1.2. « porter en soulevant » une charge
concrète avec idée subsidiaire de déplacement
Le mouvement d’élévation d’un point plus bas que celui où on destine
l’objet en question prédomine parfois, sans qu’intervienne un déplacement (CICÉRON, Caecin. 60, quae de terra ipsi tollerent, non esse arma
caespites neque glebas « (…) les mottes de gazon et de terre qu’eux-mêmes
soulevèrent de terre n’étaient pas des armes »).
2.2.1.3. « porter » quelque chose d’abstrait avec
ou sans déplacement
Le verbe entre dans la construction de la locution figurée tollere animos
« relever le courage, le moral » de quelqu’un (VIRGILE, En. 9, 127).
2.2.2. « prendre pour enlever »
Le verbe reçoit également le sens de « prendre », comme ferre (§ 2.1.2.),
pour enlever quelqu’un (PLAUTE, Bac. 571, Tollam ego ted in collum atque
intro hinc auferam « je vais te prendre sur mes épaules et t’emmener là-bas,
dans leur maison »).
2.2.3. « lever, élever ; enlever »
Tollere a, en général, le sens de « lever, élever ; enlever », avec des
compléments concrets (OVIDE, Mét. 6, 366, tollensque ad sidera palmas
« et levant les mains au ciel ») ou abstraits (CICÉRON, Rep. 1, 38, si errorem
uelis tollere « si l’on veut écarter tout malentendu »). Dans cette acception,
les points de contact avec ferre et portāre sont nuls. Seuls des préverbés de
ferre sont exceptionnellement attestés dans des contextes semblables, ainsi
dans l’acception de « exalter » avec le même ablatif laudibus (HORACE, O.
1, 21, 9, Vos Tempe totidem tollite laudibus « Vous, exaltez d’autant de
louanges Tempé » ; CÉSAR, C. 3, 87, 1, … consilium summis laudibus
efferret « (…) il exalta par les plus grandes louanges le projet »).
2.2.4. « supporter, se charger de »
Rarement, tollere signifie « supporter, se charger de », dans un emploi
proche de celui de tolerāre, de ferre ou de suscipere proprement « prendre
de bas en haut », selon un mouvement identique à celui que dénote tollere
« porter d’en bas vers le haut » (CICÉRON, Verr. 2, 3, 1, quid oneris in
praesentia tollant, sed quantum in omnem uitam negotii suscipere conentur
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
202
« quel fardeau ils s’imposent pour ce moment, et bien plus encore de
combien de soucis ils se disposent à se charger pour tout le reste de leur
vie »).
2.2.5. Hypothèse sur la constitution du paradigme de
ferre et de tollere
La constitution du paradigme supplétif de ferre et du paradigme de
tollere n’est jamais présentée en détail et, néanmoins, est admise telle
quelle, sans aucun déroulement chronologique précis des faits. On suppose
que les thèmes de perfectum tetul- (tul-) et sustul- sont associés aux thèmes
d’infectum toll- et sustoll-, sans autre appui que la racine commune à ces
thèmes. Comment peut-on rapprocher sans discussion tul- de tollere (sans
astérisque) quand les textes en notre possession ou que d’autres langues i.-e.
ne l’attestent pas ? Nous nous demandons s’il est vraiment pertinent de
partir d’un paradigme de date indo-européenne, complet, avec un thème
d’infectum, représenté par le latin toll-, et un thème de perfectum, représenté
par le latin tul- et que ferre aurait emprunté à tollere. Quel argument
prouverait que toll- et (°)tul- ont la même ancienneté et ont appartenu à un
même paradigme ? Pourquoi *fer- (ou *bher-), thème initialement défectif
puisque lié à une racine à valeur de « duratif », n’aurait-il pas été suppléé
par *te-tul- (ou *te-tlh2-), thème initialement défectif puisque lié à une
racine à valeur de perfectif, avant que ne soit créé un présent marqué
comme tel par la nasale infixée, lors de la restructuration de la conjugaison
autour d’un système temporel ?
2.2.5.1. i.-e. *t(e)lh2- « perfectif » vs *bher« imperfectif »
A titre de simple supposition, nous souhaiterions proposer une autre
diachronie, qui tiendrait davantage compte des formes et de leurs
attestations : en vertu de l’indépendance originelle des thèmes, seul un
« perfectif » a pu être créé sur la racine *telh2- – qui est à l’origine de
l’aoriste grec œtlanet du thème de perfectum latin (te-/sus-)tul- –, en regard
de (après ? avant ?) son pendant « imperfectif » bâti sur la racine *bher-.
Cette supposition permettrait d’expliquer dans un second temps
l’élargissement morphologique du thème en vue de son intégration dans le
système temporel : tl-n-(h2)- > *toln- > toll-10. La répartition des thèmes
dans les textes s’avère parfois surprenante.
10
Il faudrait également s’interroger sur le degré radical, toujours présenté dans les
ouvrages comme degré zéro, parce que les plus anciennes formations à infixe nasal
de l’indo-européen présentaient au pluriel un vocalisme prédésinentiel réduit, mais il
pose problème : il oblige à passer par tollunt, qui aurait d’abord été athématique,
pour expliquer tollō (cf. P. MONTEIL, 1986, p. 287-288, ou à recourir au subjonctif
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
203
2.2.5.2. lat. (te)tul- : ferDès le latin archaïque, le thème de perfectum à redoublement tetul- est
associé au thème d’infectum fer-. Puis la langue ne conserve que le thème
réduit par haplologie à tul- : alors que les comédies de Plaute présentent 21
occurrences de tetul- en regard de 3 tul-, celles de Térence n’offrent déjà
plus que 2 tetul- en regard de 15 tul-. C’est bien tetul- qui fonctionne
paradigmatiquement avec fer- chez Plaute, avec un même complément
concret, tabellas (PLAUTE, Bac. 810, tabellas tetuli « J’ai apporté les
tablettes » / PLAUTE, Bac. 935, tabellas … fero « Je porte les tablettes »),
condiciōnem (PLAUTE, Rud. 1040, quam condicionem tetulerit « quel
arrangement il a proposé » / PLAUTE, Rud. 1030, ecquid condicionis audes
ferre ? « Désires-tu consentir à un arrangement ? »), ou dans la lexie figée
avec auxilium :
PLAUTE, Rud. 892-893
Bene factum et uolup est me hodie his mulierculis / Tetulisse
auxilium...
« J’ai bien fait, et je suis content d’avoir aujourd’hui porté secours à
ces jeunes filles (…) ».
PLAUTE, Amph. 869
... ueni ut auxilium feram.
« (...) je suis venu pour porter secours »11.
Un autre complément, celui du « pied », confirme ce point : le lien
étymologique entre tollere et tetulisse ne se manifeste plus, puisque tollere
pedes signifie « lever, soulever le pied (supera/super) » vs tetulisse/ferre
pedem pedem « mettre le pied, porter le pied (intro) » :
italo-celtique du type *tel-ā- pour rendre compte du traitement de tollō, qui ne
correspondrait pas à celui de sternō (cf. DELL, s.u.). Ce passage de ĕ à ŏ devant un l
palatal serait spécifique (M. NIEDERMANN, 1953, p. 54, et P. MONTEIL, 1986, p. 284,
n’illustrent ce passage que devant un l vélaire).
11
Une forme archaïque de subjonctif présent ou équivalant à un subjonctif présent
sur un thème archaïque (qui n’est ni le thème d’infectum à infixe nasal, ni le thème
de perfectum à redoublement) est attestée avec l’autre nom du « secours », ops,
constituant une locution figurée qui concurrence auxilium (te)tulisse / ferre :
MACROBE, GLK V, p. 606 (cf. ACCIUS, 102 R = 64 W = Andr. 393 D), ‘et ‘Fero,
tuloi’ toll, tuli’… Accius in Andromeda etiam ex eo quod est tulo… declinat - / Nisi
quid tua facultas nobis tulat opem, peream --- « Si tu n’arrivais pas à nous venir en
aide, je périrais ». Macrobe rattache cette forme tulat à un verbe tulo, forme qui, en
fait, n’est pas attestée et qu’il doit recréer par analogie.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
204
PLAUTE, Cas. 815
PAR. Sensim + supera tolle limen pedes, mea noua nupta.12
« (Par.) Lève un peu les pieds pour passer le seuil, chère nouvelle
épousée ».
PLAUTE, Men. 630
ME. Neque edepol ego prandi neque hodie huc intro tetuli pedem.
« (Mé.) Mais moi je n’ai pas dîné, par Pollux, et aujourd’hui je n’ai
pas mis le pied dans cette maison ».
PLAUTE, Men. 692
Tu huc post hunc diem pedem intro non feres, ne frustra sis.
« Toi, tu ne remettras plus les pieds ici après ce jour, prends-y bien
garde. »
2.2.5.3. lat. sustul- : tollNous avons en outre à nous interroger sur le fonctionnement de tollere et
sustollere, d’une part, et du thème de perfectum commun sustul-, d’autre
part. Il est attendu que tollere, même dénué de la préverbation en su(b)s-,
soit associé au thème sustul-, puisque ce thème de perfectum est le seul qui
soit à la disposition de la langue du fait que (te)tul- a déjà été affecté à fer-.
Les premières attestations de sustulisse et de tollere réunissent les deux
thèmes en distribution paradigmatique, sur le témoignage de la survivance
du sens ancien de la reconnaissance d’un enfant :
PLAUTE, Cist. 184 ; 186-187
Reperire quae sustulerit... / Meretricem illam inuenire, quam olim
tollere, / ... uiderat.
« (…) rechercher la femme qui avait relevé la petite fille, (…)
découvrir la courtisane qu’il avait vue autrefois relever l’enfant
(…) ».
Ce paradigme sustul- / toll- s’explique peut-être par une métonymie : en
dénotant le fait qu’on relève un enfant (de sa corbeille), on le prend dans ses
bras, on dénote aussi les procès qui vont suivre et qui sont en relation de
contiguïté selon les attentes de la plupart des sujets parlants de cette
communauté linguistique. D’ailleurs, déjà chez Plaute, le sens du thème de
perfectum évolue, parallèlement à l’évolution du thème d’infectum, d’où
« élever, relever » (PLAUTE, Merc. 925, Sonam sustuli « J’ai remis ma
12
L’édition de la C.U.F. corrige le manuscrit en recourant à un préverbé de tollere :
Sensim super attolle limen pedes, mea noua nupta.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
205
ceinture » ; PLAUTE, Truc. 640, animos sustulit « elle a pris du poil de la
bête »).
2.2.5.4. lat.Ø : sustollere
Si sustulisse paraît ancien par ses attestations et ses emplois, sustollere n’est
en revanche pratiquement pas attesté et disparaît avant la fin du Ier siècle avant
J.-C., avant de réapparaître en latin chrétien : nous ne relevons que 5
occurrences chez Plaute13, 2 chez Catulle, une chez Lucrèce et une chez
Sénèque. Quoique les dictionnaires établissent un lien paradigmatique évident
entre sustollere et sustulisse14, les textes ne permettent pas de l’illustrer. Le
perfectum est ancien dans sa formation et son emploi, alors que le thème
d’infectum préverbé sus-tollere présente un emploi conforme à celui, plus
récent, de tollere, « lever, élever, soulever, enlever ». Il serait peut-être plus
exact de reconnaître un paradigme associant usuellement sustulisse à tollere
seul, et non à sustollere. Une seule fois et dans une comédie de Plaute qui a
pour trame de fond les multiples reconnaissances d’une petite fille, sustollere
pourrait renvoyer à l’emploi ancien de tollere : il répond à un plus-que-parfait,
sustulerat, d’un vers précédent, ainsi qu’à un autre infinitif présent, supponere,
d’un vers suivant :
PLAUTE, Cist. 547-550 et 552-553
... PHA. Illam quae meam gnatam / sustulerat ?...
LA. Dico ei, quo pacto eam ab hippodromo uiderim / erilem nostram
filiam sustollere…
ME. Nam mihi ab hippodromo memini adferri paruolam / Puellam
eamque me mihi supponere.
« (Pha.) Celle qui avait recueilli ma fille ? (…) (La.) Je lui dis
comment je l’avais vue recueillir dans l’hippodrome la fille de notre
maître. (…) (Mé.) Je me rappelle en effet que l’on m’a amené de
l’hippodrome une toute petite fille, et que je l’ai reconnue comme la
mienne ».
Mais ce sustollere reste isolé en regard des 9 occurrences du thème de
perfectum15 et paraît venir remplacer, dans l’écriture de ce seul vers d’une
comédie transmise dans un état fort endommagé, le présent simple : c’est
tollere, proprement « soulever l’enfant » (de terre ou de la corbeille dans
laquelle il était posé), qui fonctionne habituellement en regard de sustulisse.
13
Plaute emploie également deux préverbés de tollere rarissimes ou constituant un
hapax : sustollere et contollere (Aul. 813 et Bac. 535, Contollam gradum « Je m’en
vais l’aborder »).
14
Cf. par exemple le DELL pour qui tollō a « emprunté son parfait à sustollō ».
15
Cist. 124, sustuli ; 167, sustulit ; 184, sustulerit ; 548, sustulerat ; 564, sustulit ;
619, sustulit ; 659, sustuli ; 679, sustulerit.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
206
Plaute paraît plutôt employer sus-tollere comme un véritable préverbé de
tollere, dont le sens s’explique à partir du sens le plus récent du
simple (même dans Cist. 550, supra, où l’acte de reconnaissance exécuté
par une courtisane est flétri par l’enlèvement, sustollere peut signifier
« sous-lever », avec un relief particulier pour la position et le mouvement
dénotés par su(b)s-). Après Plaute, sustollere est parfois attesté dans des
textes poétiques, mais ses occurrences sont rares et liées à la langue
technique de la marine :
CATULLE, 64, 210-211
Dulcia nec maesto sustollens signa parenti / sospitem Erechtheum se
ostendit uisere portum.
« Et il ne montra pas à son père affligé, en hissant l’heureux signal,
qu’il allait voir sain et sauf le port d’Erechthée ».
CATULLE, 64, 235
candidaque intorti sustollant uela rudentes
« (…) et que des cordages confectionnés par torsion hissent des
voiles blanches ».
LUCRÈCE, 4, 906-907
multaque per trocleas et tympana pondere magno
commouet atque leui sustollit machina nisu.
« Et, grâce aux poulies et aux grues [d’un vaisseau], une machine
déplace et soulève d’un effort léger bien des objets très pesants ».
De nombreux lexèmes techniques sont, en même temps, usuels dans un
registre de bas niveau de langue16. C’est sans doute le cas pour sustollere,
employé une seule fois par Sénèque17 et placé dans la bouche d’un jeune
homme (adulescentem) : celui-ci use du préverbe à cause de son sens plein
qui fait image, alors que le sage (sapienti uiro) recourt à une forme de
l’hyperonyme :
16
Il est fréquent d’entendre quelqu’un dire familièrement qu’il a raté son train,
expression qui a été puisée dans le vocabulaire technique de la chasse : rater
« prendre un rat » s’appliquait aux armes à feu qui ne partaient pas. On ne gagne
plus, mais on rafle la mise, le prix, toutes les médailles.
17
Sénèque atteste une seule fois sustollere, en regard de 83 occurrences de tollere,
49 de ad(/t)tollere et 28 de extollere dans toute l’œuvre de Sénèque en notre
possession. Nous ne retenons pas l’une des leçons de la Métamorphose suivante, les
éditeurs lui préférant celle présentant le préverbe ex- : OVIDE, Met. 13, 542,
Interdum toruos extollit ad aethera uultus (/ sustollit) « Tantôt elle lève vers les
cieux son visage farouche » (trad. G. Lafaye). C’est le simple tollere qui apparaît
deux fois par ailleurs dans cette construction (Met. 1, 86 ; 1, 731).
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
207
SÉNÈQUE, Ep. 71, 25
…dicet fortunatiorem sibi uideri, qui omnia rerum aduersarum
onera rigida ceruice sustollat, qui supra fortunam exstet… Scit se
esse oneri ferendo.
« (…) [Le jeune homme] dira qu’il trouve plus heureux celui qui
soutient, sans fléchir la nuque, les charges de toutes les adversités,
qui se dresse plus haut que la Fortune (…). [Le sage] sait qu’il est
capable de supporter son fardeau ».
L’un des sèmes du lexème simple correspond déjà à la valeur d’un
su(b)s-, d’où le caractère redondant d’un sustollere. Celui-ci a peut-être été
usuel dans la langue parlée au quotidien en raison de son préverbe qui fait
redondance avec le radical toll-, proprement « porter en soulevant ». Cette
intensification de la position « sous » peut n’être que de date latine.
2.2.5.5. Schéma récapitulatif
Les attestations des formes invitent modifier quelque peu la présentation
traditionnelle de ce supplétisme : c’est un problème de chronologie que de
dire que ferre a emprunté son thème de perfectum à tollere ; ou que tollere a
emprunté son thème de perfectum à sustollere. Les textes ne nous conduisent
pas à recourir à sustollere pour compléter le paradigme défectif de tollere,
mais définissent les échanges en ces termes : la racine i.-e.18 durative *bherfait pendant, à un stade donné de l’indo-européen, à une racine « perfective »
*tl(h2)-, selon un supplétisme reflété en latin par fer-/(te)tul-19. La racine
*tl(h2)- ou le thème *tul- aura également servi à former un thème de
perfectum préverbé en su(b)s-, sus-tul-, pour marquer spécifiquement le
procès de soulever de terre ou de sa corbeille l’enfant que l’on a reconnu. A
un stade ultérieur, lors de la restructuration de la conjugaison autour d’un
système temporel, un nouveau présent aura été créé par infixation nasale sur
la racine *tl(h2)-, d’où toll-. Ce thème d’infectum sera rapproché du thème de
perfectum sustul-, à un moment où il est encore défectif, ce qui l’entraînera à
perdre son emploi ancien lié au rituel indo-européen de la reconnaissance de
l’enfant pour recevoir la même extension de sens que tollere. Ce
rapprochement avec un préverbé en su(b)s- ne paraît pas aberrant : le sème
18
Nous ne prétendons pas ici que *bher- et tlh2- aient été des racines supplétives en
indo-européen : à un moment donné, un groupe de sujets parlants a pu associer des
formes issues de ces racines, avant de faire évoluer éventuellement le supplétisme
dans une autre voie par le choix d’autres formes.
19
On peut se poser la question de savoir si ces deux oppositions coïncident.
Comment est-on passé en latin de l’opposition indo-européenne héritée verbe duratif
ou imperfectif vs perfectif à l’opposition latine t ème d’infectum (dénotant une
action en cours, non accompli) vs de perfectum (dénotant une action accomplie ou
passée) ?
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
208
« sous » est explicité et nous avons vu plusieurs exemples où tollere
apparaissait en co-occurrence avec des parasynonymes préverbés en su(b)s-.
Enfin, en latin, dans la langue technique de la marine ou dans la langue parlée
par le peuple, on aura formé un thème d’infectum redondant sustollere
correspondant au perfectum sustulisse. Puis on aura aussi diversement
préverbé tollere, selon des marquages spécifiques du mouvement, les plus
fréquents étant ad(/t)tollere20 et extollere21.
i.-e. *bher- /*te-tl(h2)[fšrw
tštlamen]
*fer- / *te-tul*sus-tul*tolnlatin fer- / (te)tul-
sustul- / tollsustoll-, attoll-, extoll- ; contoll-, prōtoll-22.
2.3. Sens et emplois de portāre dans le procès de « porter »
Portāre est marqué par son sens concret. Tous les préverbés ont
également le sens concret. Le sens moral dérivé apparaît tardivement.
2.3.1. « porter, supporter le poids de (quelqu’un ;
quelque chose de concret ou d’abstrait) ; avoir sur soi »
D’après le DELL, le sens ancien entretient un rapport direct avec porta
« passage, porte », portus « passage, port », d’après l’illustration suivante :
CÉSAR, G. 5, 23, 2 et 3
Duobus commeatibus exercitum reportare instituit. ac sic accidit,
uti … ulla omnino nauis, quae milites portaret, desideraretur...
« Il décida de ramener son armée en deux convois. Et il se trouva
que (…) absolument aucun navire qui transportait des troupes ne fut
perdu (…) ».
20
Plus de 400 occurrences de ad(/t)toll-, plus de 730 occurrences de ad(/t)ul- à partir
du BTL-2.
21
Plus de 240 occurrences de extoll-, plus de 310 de extul- à partir du BTL-2.
22
Ce verbe est peu employé, mais il se retrouve chez divers auteurs et à diverses
époques : Plaute, Cas. 447 ; 679 ; Ps. 860 ; Lucilius fr 7 ; Lucrèce, 5, 309 ; AuluGelle, NA 3, 16, 15 ; Ammianus Marcellinus, 31, 7, 11.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
209
Portāre apparaît plusieurs fois dans un contexte maritime 23 ou terrestre,
avec franchissement d’un vaste espace, une mer, un territoire ennemi,
jusqu’à une destination qui est le port ou le prochain camp. Cet emploi n’est
pas propre à César24, qui recourt abondamment à la préverbation, propice à
intensifier l’idée de déplacement, surtout le franchissement avec trans-.
( )
° Portāre se trouve alors en co-occurrence avec (°)īre, qui sert de
parasynonyme occasionnel en tant que terme générique :
CÉSAR, G. 7, 61, 3 et 4
…hostibus nuntiatur… milites nauibus transportari… existimabant
tribus locis transire...
« (…) L’ennemi apprend que des navires transportent des soldats
d’une rive à l’autre. (…) Ils pensaient qu’ils franchissaient le fleuve
en trois endroits (…) ».
Un autre point semble important pour saisir le sens premier du lexème :
tous les compléments de (°)portāre, que ce soit chez César ou chez d’autres
auteurs, ont pour point commun de dénoter une charge lourde :
CÉSAR, G. 5, 1, 2
Ad onera, ad multitudinem iumentorum transportandam paulo
latiores quam quibus in reliquis utimur maribus.
« A cause des charges et du grand nombre de bêtes de somme qu’ils
devaient transporter, il leur donne une largeur un peu supérieure à celle
des bâtiments dont nous nous servons sur d’autres mers ».
Le contexte souligne souvent le poids dont on se charge.
PLAUTE, St. 276 et 278
Itaque onustum pectus porto laetitia lubentiaque…
Amoenitates omnium uenerum et uenustatum adfero.
« Aussi je porte une poitrine chargée de joie et de plaisir ; (…)
j’apporte les plaisirs de toutes les Vénus et de toutes les Grâces ».
23
T.V. GAMKRELIDZE et V. IVANOV, 1995, p. 580-581, parviennent à établir un
rapport étymologique entre la mer et le port : oss. fūrd/ford « large rivière, mer » vs.
av. p r tu « gué, pont », lat. portus « port », cf. angiportus « passage étroit ».
24
De même, les premiers poètes emploient le lexème en contexte fluvial ou
maritime : ENNIUS, An. inc. 610 V3 = Varia 44 W, Massili portabant iuuenes ad
litora tanas « Des jeunes gens transportaient au rivage des [bouteilles ?] qui venaient
de Massilia » ; ENNIUS, An. 7, 226 V3 = 177 W, Et melior nauis quam quae stlataria
portat « Et le bateau meilleur qu’un qui porte des marchandises exotiques ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
210
Le lexème est marqué en latin, non plus par la notion de passage, mais
par les sèmes de « concret » et de « lourd ». On observe parfois, et déjà chez
Plaute, une neutralisation du sème « concret » de portāre, qui élargit ainsi
sa zone de contact avec ferre (§ 2.1.1.3.).
2.3.1.1. « porter » une charge concrète avec
déplacement (« apporter, amener, transporter »)
Le procès de « porter » une charge concrète est le plus souvent
accompagné d’un déplacement, qui est signalé généralement par un
complément prépositionnel à l’accusatif (PLAUTE, As. 690, onus in uia
portare « porter la charge dans la rue » ; As. 524, ad nos iussit deportari « Il
a fait porter chez nous »). Chez Plaute, ce déplacement a, tantôt pour cible,
tantôt pour point de départ, le port :
PLAUTE, Cap. 869
… Tantum ego nunc porto a portu tibi boni.
« (…) En fait je t’apporte du port un immense bonheur ».
Cette séquence, reprise trois fois dans les comédies de Plaute, constitue
ce qu’on appelle une « figure étymologique »25. Ici, ce doit être seulement
l’identité de la séquence /port/ qui la justifie, et non un jeu étymologique.
Deux fois, on trouve aussi ferre dans cette séquence, peut-être par souci de
uariatio après une forme préverbée de portāre, ou même seul :
PLAUTE, St. 295
Tantum a portu adporto bonum, tam gaudium grande adfero.
« J’apporte du port un si grand bonheur, j’apporte une joie si
immense ».
PLAUTE, Mil. 1194
PAL. Ego illi dicam, ut me adiutorem, qui onus feram ad portum, roget.
« (Pal.) Moi, je lui dirai de me demander de l’aider à porter les
paquets jusqu’au port ».
Pour le Digeste, qui opère une triple répartition lexicale selon le mode de
transport, portāre serait spécialisé dans le transport réalisé par des bêtes de
somme :
DIG. 50, 16, 235
Ferri proprie dicimus, quae quis suo corpore baiulat, portari ea,
quae quis in iumento secum ducit, agi ea, quae animalia sunt.
25
C’est un rapprochement synchronique par similitude du signifiant et, dans une
certaine mesure, du signifié ; mais il se trouve que, pour les philologues modernes,
les deux mots sont apparentés diachroniquement.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
211
« On dit qu’est ferri (‘porté’) ce qu’un homme porte sur son propre
corps, portari (‘porté’) ce qu’un homme emmène avec lui sur une
bête de somme, agi (‘portés’) les êtres animés ».
Mais, dans les textes archaïques et classiques, ces verbes n’observent pas
cette stricte répartition ; (°)portāre et (°)ferre assument tout type de transport,
maritime (cf. Ennius, note 423) ou terrestre (cf. CICÉRON, Rep. 2, 9, in
terras portare).
2.3.1.2. « porter » une charge concrète avec idée
subsidiaire de déplacement (« avoir sur soi,
soutenir »)
Lorsque portāre, surtout au participe présent, dénote le procès de
« porter » une charge concrète, accessoirement avec ou sans déplacement ou
sans déplacement, il signifie alors « avoir sur soi, soutenir » et devient un
parasynonyme occasionnel de tenere, au même titre que ferre (cf.
§ 2.1.1.2.) :
STACE, S. 1, 1, 57-59
... Laborant / sub genio, teneat quamuis aeterna crepido, / quae
superingesti portaret culmina montis.
« … [La terre] est accablée par ton génie, quoiqu’un piédestal éternel
le soutienne, qui porterait les cimes d’une montagne entassée sur
lui ».
En particulier et seulement à date tardive, portāre a servi à désigner le
procès de « porter un enfant », remplaçant ferre, plus ancien dans cet
emploi :
VULGATE, Macc. 7, 27
Fili mi miserere mei quae te in utero decem menses portaui
« Mon fils, aie pitié de moi qui t’ai porté neuf mois dans mon sein ».
2.3.1.3. « porter » quelque chose d’abstrait avec
ou sans déplacement
On trouve quelques exemples déjà chez Plaute de portāre avec des
compléments abstraits, commençant ainsi à partager cet emploi avec ferre,
pour lequel celui-ci est au contraire bien installé :
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
212
PLAUTE, Merc. 161-163
CHAR. Vae tibi. ACAN. Tibi equidem a portu adporto hoc. CHAR.
Quid fers ? dic mihi.
ACAN. Vim, metum, cruciatum, curam, iurgiumque atque inopiam.
CHAR. Perii, tu quidem thensaurum huc mi adportauisti mali.
« (Char.) Malheur à toi ! (Acan.) C’est précisément ce que je
t’apporte du port. (Char.) Que m’apportes-tu, dis-moi ? (Acan.) Un
coup violent, la peur, le tourment, le souci, les querelles et la
détresse. (Char.) Pauvre de moi ! C’est toute une cargaison de
malheurs que tu m’as apporté là ».
Le préverbé adportāre, marqué par la grande quantité, dénote un procès plus
intense que ferre :
PLAUTE, Merc. 269-270
Verum hercle simia illa atque haedus mihi malum / Adportant…
« Mais ce singe et ce bouc, mordieu, m’apportent bien du malheur
(…) ».
TÉRENCE, And. 432-433
DA. Hic nunc me credit aliquam sibi fallaciam / portare...
« (Da.) Il pense maintenant que je lui apporte quelque fourberie
(…) ».
2.3.2. « prendre pour emporter, emmener » (seulement
au passé, en latin tardif)
Rarement et seulement au parfait et à l’imparfait, portāre a reçu le sens
de « prendre », concurrençant ainsi tul- :
TERTULLIEN, Idol.
Et uirgam portauit Moyses…
« Et Moïse prit le bâton… »
2.3.3. « prendre sur soi », donc « supporter, endurer »
(en latin tardif)
Le sens moral dérivé n’est attesté à l’écrit qu’à partir du latin chrétien
(VULGATE, Is. 53, 4, Dolores nostros ipse portauit « Il a enduré nos
souffrances »). Portāre étend encore sa zone de partage avec ferre (cf.
§ 2.1.3).
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
213
2.4. Conclusion : points de contact sémantiques
Des points communs sont apparus entre les trois lexèmes, à des moments
différents de la latinité, laissant place à des évolutions sémantiques
convergentes ou divergentes. C’est portāre qui s’aligne sémantiquement sur
ferre et reçoit la plupart des emplois de l’hyperonyme, tandis que celui-ci se
spécialise. La zone grise du tableau suivant, qui signale ces emplois
communs, met en relief cette superposition historique des sens de portāre
sur ceux de ferre, le lexème non marqué, et montre, en regard, les
spécialisations de sens pour ce dernier. La zone commune aux deux lexèmes
n’est donc pas négligeable. En revanche, tollere reste marqué et connaît une
évolution propre et indépendante.
PORTĀRE
FERRE
TOLLERE
« porter, supporter le poids de, porter en soulevant (quelqu’un,
quelque chose de concret ou d’abstrait) »
« prendre sur soi, donc supporter »
« transporter, apporter, amener, avoir sur
soi »
« comporter ; prendre pour
emporter, emmener ; orienter,
diriger ; rapporter, raconter26 ;
obtenir ; lever »
« lever, élever ; enlever »
L’extension de sens de portāre entraîne une plus haute fréquence. Les
statistiques du chapitre suivant vont le prouver. Cette corrélation est un
indice fondamental dans la genèse de l’évolution d’un supplétisme.
3. Défectivité, faiblesses et résistances des formes simples et préverbées
Même si portāre est rare en poésie27, le relevé des formes attestées
s’avère toutefois pertinent si l’on prend en compte leur fréquence à chaque
26
Seul le préverbé reportāre peut avoir le sens de « rapporter » (VIRGILE, En. 7,
167-168, nuntius ... reportat / aduenisse uiros... « le messager rapporte que des
hommes sont arrivés (…) ». Cet emploi, unique et poétique, ne nous semble pas
devoir être pris en compte dans la zone grise du simple.
27
Le site de Perseus recense 739 occurrences de portāre en prose, contre 140 en
poésie.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
214
période de la latinité. (°)Ferre l’emporte de très loin sur (°)portāre, de la
littérature archaïque à la littérature post-classique. Mais (°)portāre gagne
progressivement du terrain sur (°)ferre, comme le laisse clairement percevoir
le latin chrétien. Pour autant, il faudra corriger cette analyse, selon que l’on
envisage le lexème simple ou les lexèmes préverbés : portāre grignote
également les emplois de ses propres préverbés. Les statistiques tendront
donc à montrer l’avantage que le simple portāre gagne sur tous les autres.
3.1. Formes simples : inversion des rapports de fréquence
entre ferre et portāre
Fer- et son perfectum supplétif tul- au sens de « porter » l’emportent de
très loin sur portāre et portāuisse en latin archaïque et classique, mais le
thème d’infectum subit une nette inflexion en latin post-classique et
disparaît ensuite avec ce sens en ancien-français.
3.1.1. Attestation de chaque paradigme selon les
périodes de la latinité
Les quatre thèmes verbaux ont été classés selon les dates de leur
attestation et les auteurs qui les utilisent.
3.1.1.1. Période archaïque
Portāre est très rarement attesté dans les inscriptions archaïques et l’est
beaucoup moins que ferre au sens de « porter ».
Pour signifier « porter », Plaute recourt nettement plus souvent à ferre
qu’à portāre (par exemple, nous ne notons dans les Bac. qu’une seule
occurrence de (°)portāre en regard de 28 (°)ferre « porter »). Il n’utilise pas
plus de deux occurrences de (°)portāre par comédie, à l’exception du Merc.
et du St., qui offrent quatre attestations. Plaute n’atteste que trois fois
portāre au thème de perfectum, alors que tul- est très fréquent. Enfin,
chacun des deux lexèmes a un préverbe de prédilection, ad- pour portāre,
au- pour ferre, sauf au thème de perfectum, où attul- est le seul attesté à
deux exceptions près (Merc. 163, adportauisti ; St. 412, adportauisse).
3.1.1.2. Période classique
César emploie lui aussi beaucoup plus fréquemment (°)ferre que
° portāre au sens de « porter » : par exemple, on relève seulement 6
occurrences de (°)portāre dans G. 1, en regard de 31 (°)ferre, tous thèmes
confondus ; un seul portāre est non préverbé contre 7 ferre. L’ensemble des
écrits de Cicéron présente 156 occurrences de (°)portāre, avec une très nette
préférence pour les préverbés (seulement 26 occurrences du simple, dont 6
portant et 8 portāre/portārī). La majorité de ces occurrences se trouvent
dans des lettres et dans les Verr. (76 occurrences, soit une fréquence de
( )
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
215
portāre trois fois moindre que celle de ferre au sens de « porter, supporter le
poids de »).
3.1.1.3. Période chrétienne
Dans les Confessions, pour signifier « porter », saint Augustin emploie
presque toujours à la voix active portāre (14 occurrences28) et à la voix
passive ferre (16 occurrences29).
3.1.1.4. Toutes périodes confondues
Voici le compte de toutes les occurrences chez ces quatre auteurs et avons
obtenu :
 1.337 occurrences de (°)fer- ;
 464 occurrences de (°)tul- ;
 137 occurrences de (°)portā- et (°)portāu-.
Le paradigme supplétif de ferre/tulisse est le plus utilisé. César est l’auteur
qui emploie le plus portāre (19,31 %), suivi de saint Augustin (11,41 %).
Plaute utilise peu ce lexème (5,51 %). Toutefois, quoique globalement le
lexème ferre l’emporte sur portāre, dans le détail des formes cette
prééminence n’est pas toujours vraie. Il nous faut donc corriger cette
analyse synthétique et découvrir la percée que certaines formes de portāre
ont réussi à accomplir dès le latin archaïque, preuve indirecte d’une
évolution vers un remplacement supplétif car ces formes appartiennent au
dialogue et sont essentiellement attestées aux première et deuxième
personnes, c’est-à-dire aux personnes qui cèdent en premier dans un
supplétisme.
3.1.2. Panorama des formes attestées
Il nous faut entrer dans le détail des formes attestées pour chaque lexème,
afin de ne pas nous contenter d’une impression globale, de fait partielle par
la nature même de notre corpus issu d’une production essentiellement
littéraire. Que ce soit par les formes qui manquent ou par celles qui sont
fréquentes, nous aurons matière à débusquer les remplacements
occasionnels ou constants.
28
1, 4 portans ; 4, 7 portabam ; 4, 7 portari ; 4, 16 porta ; 4, 16 portabis (3 fois) ; 5,
9 portans ; 9, 8 portauerat ; 9, 8 portari ; 10, 35 portat ; 10, 36 porto ; 12, 2 porto ;
13, 32 portat.
29
1, 18 ferebar ; 4, 14 fertur ; 4, 12 tulit ; 5, 6 ferebam ; 6, 9 ferentem ; 6, 16 feram
(2 fois) ; 8, 12 ferens ; 9, 12 ferebatur ; 10, 5 ferre ; 12, 22 ferebatur ; 13, 4
ferebatur ; 13, 9 feror (2 fois) ; 13, 9 ferimur ; 13, 17 ferri ; 31, 19 ferretur. Pour les
autres occurrences, ferre a le sens moral de « supporter ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
216
3.1.2.1. Formes non attestées
Jusqu’au IIème siècle après J.-C., certaines formes de portāre ne sont pas
du tout attestées. L’imparfait, par exemple, aux personnes du dialogue n’est
usité qu’à partir du latin chrétien. Au contraire, l’imparfait de ferre est bien
attesté à toutes les personnes, avant la période chrétienne, où il connaît un
infléchissement net aux personnes du dialogue. L’inversion des
proportions tend à prouver la plus haute fréquence de portāre en latin
tardif : portabat quadruple ses occurrences, tandis que ferabat les divise par
deux ; portabant les double, tandis que ferebant les divise par trois30 (cf.
annexe 6).
3.1.2.2. Formes peu attestées
Quoique les chiffres ne soient pas aussi éloquents, la même constatation
doit être formulée au sujet des formes du parfait : alors que le parfait de
portāre n’est pratiquement pas attesté, dans notre documentation, jusqu’au
latin classique, il commence à concurrencer tul- en latin chrétien, à toutes
les personnes, surtout à la première personne du pluriel.
Le futur de portāre n’est guère attesté jusqu’au IIème siècle après J.C. C’est pourtant ce futur qui dans la Vulgate l’emporte sur celui de ferre à
toutes les personnes. C’est donc que le futur de ferre est évité31.
A l’infinitif, présent ou parfait, les chiffres révèlent également quelques
inversions, sans pour autant dessiner une évolution nette. Ainsi au parfait,
tulisse est moins employé en latin chrétien que dans l’Antiquitas ; cependant
portasse - *portauisse n’est pas attesté - ne semble pas bénéficier d’une
faveur particulière. De même, à l’infinitif présent, que ce soit à la voix
active ou à la voix passive, les occurrences n’indiquent aucun
remplacement certain.
D’autres formes de portāre ne sont pas ou pratiquement pas attestées de
toute la latinité : celles du plus-que-parfait de l’indicatif (sauf celles de
troisième personne du singulier), celles du subjonctif imparfait (en dehors
de la troisième personne du singulier et du pluriel), celles du subjonctif
parfait et plus-que-parfait, celles du futur antérieur (à l’exception de la
troisième personne du singulier), celles du participe futur, et celles de
30
Nous ne parlons pas de l’imparfait de tollere, pratiquement pas attesté dans
l’Antiquitas et en latin chrétien (1 tollebam et 1 tollebas ; 9 tollebant ; 21 tollebat ; 6
tollebatis, et seulement dans les œuvres exégétiques).
31
Nous ne parlerons pas également du futur de tollere, bien attesté mais au sens de
« prendre ; enlever, détruire » ; dans de rares passages, il est presque synonyme de
« porter », mais reste marqué par un mouvement d’élévation (par exemple, VULGATE,
Mat. 4, 6, et in manibus tollent te ne forte offendas ad lapidem pedem tuum « Et ils
te porteront [en te soulevant] dans les mains, de peur que ton pied ne heurte contre
une pierre »).
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
217
l’adjectif verbal, c’est-à-dire des formes presque toutes inusitées à l’oral. En
revanche, certaines formes font une grande percée tout au long de la latinité,
et particulièrement aux personnes qui sont les premières à céder
habituellement dans un supplétisme verbal (cf. annexe 6).
3.1.2.3. Force, vitalité et fréquence
Le temps où portāre devient fréquent dans la latinité est celui du présent
de l’indicatif, essentiellement aux personnes du dialogue, mais nous
n’excluons pas de le montrer également, en une moindre mesure, aux autres
personnes ou à d’autres modes (chapitres III et IV). Signalons enfin la
concurrence sérieuse du participe présent, au nominatif singulier et pluriel
(cf. annexe 6). L’évolution des préverbés des deux lexèmes est différente et
pourtant connexe.
3.2. Formes préverbées
Jusqu’au IIème siècle après J.-C., les préverbés de ferre l’emportent de très
loin sur ceux de portāre, en nombre et en variété. Puis une répartition
s’établit entre les deux lexèmes selon le préverbe : d’un côté, demeurent
certains préverbés en ferre, essentiellement de sens abstrait ; d’un autre
côté, des préverbés en portāre, de sens concret, deviennent prééminents.
3.2.1. Attestations de chaque paradigme selon les
périodes de la latinité
Comme pour les formes simples, il est plus judicieux de respecter
l’évolution diachronique des rapports de fréquence entre les préverbés de
ferre et ceux de portāre. Nous aurons, en outre, à tenir compte des rapports
entre les préverbés et leur simple respectif.
3.2.1.1. Périodes archaïque et classique
Jusqu’à l’époque classique, portāre est plus souvent préverbé que non
préverbé (César, par exemple, n’emploie que 3 portāre simples contre 70
préverbés) ; ferre est presque autant préverbé que non préverbé (60 % des
formes sont préverbées contre 40 % non préverbées chez Plaute, alors
même qu’il préfère les formes préverbées de portāre dans 80 % des cas).
3.2.1.2. Période chrétienne
Chez saint Augustin, au contraire, portāre est plus souvent simple (15
formes non préverbées contre 3 préverbées seulement), alors que ferre est
majoritairement préverbé (22 formes simples contre 108 préverbées).
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
218
3.2.2. Répartition des préverbés
Il semble que portāre, terme marqué au moins au début de la latinité, ait
vu son signifié ancien renforcé par l’usage de préverbes, surtout ad-, qui
souligne la distance parcourue pendant le transport et qui est présente dans
les sèmes du verbe, mais également com-, de-, re-, ex- et abs-. Ce sont des
préverbes de sens fort, qui se maintiendront tout au long de la littérature
latine jusqu’au français ; d’ailleurs le premier lexème issu du latin, attesté
au Xème siècle, est fr. apporter < lat. apportare, avec le maintien de ses
valeurs très anciennes. Puis, tardivement, lorsque le simple portāre a connu
une désémantisation, sans doute parce qu’il devenait le terme non marqué à
la place de ferre, il a vu sa fréquence fortement augmenter. En échange,
ferre devient rare et sa préverbation presque systématique, afin d’intensifier
la forme. D’ailleurs, les seuls préverbés de ferre qui ont survécu ont été
empruntés tardivement par l’ancien-français et le français, et n’ont conservé
qu’une partie de leur sens ou ont été spécialisés, alors que les préverbés de
portāre se sont toujours très bien portés.
3.3. Conclusion : points de contact morphologiques
La confusion des occurrences du simple et des préverbés introduirait une
erreur regrettable dans la perception des relations si elles n’étaient pas
revues en détail : tandis que (°)portāre préverbé, plus fréquent au début de la
latinité que le simple, cède du terrain au fil de la latinité au profit du simple,
la fréquence des préverbés de ferre se renforce, à raison d’une diminution
progressive des emplois du simple jusqu’à sa disparition. Mais ce tableau
doit être encore nuancé : les textes eux-mêmes suggèrent une proportion
différente dans la langue parlée. Portāre a dû connaître un succès bien plus
important, ou du moins plus rapide, que celui que tardent à attester les
auteurs ; il a dû être d’autant plus fréquent qu’il appartenait à la langue
technique du commerce de marchandises et de l’armée. La langue parlée
familière, peut-être dès Plaute, aura sans retard préféré un verbe de
conjugaison régulière et aisée, sémantiquement marqué en tant que lexème
technique et de bas niveau de langue. Ce triple avantage sur ferre est celui
que l’on observe dans la majorité des remplacements supplétifs. Or, en nous
plongeant dans les textes, nous parvenons à trouver des paires qui révèlent,
d’abord des rapprochements entre les deux lexèmes, puis des
remplacements de nature supplétive.
4. Présentation de paires occasionnelles ou constantes
Les points de contact sémantiques entre les trois lexèmes « porter » sont
donc plus ou moins nombreux. De fait, on observe des rapprochements ou
des paires, dans des syntagmes identiques ou de même champ sémantique.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
219
4.1. Premiers rapprochements entre ferre/tulisse et portāre
Les premières attestations suggèrent une distinction entre les emplois de
ferre/tulisse et de portāre conforme à la différence de sens des racines posée
au premier chapitre, mais peut-être déjà affaiblie par l’usage de portāre
dans la langue parlée. A l’origine, seuls ferre et son perfectum supplétif
tulisse, hyperonymes, étaient aptes à régir des compléments abstraits, étant
donné que le verbe marqué portāre ne convenait qu’à la rection de charges
concrètes : jusqu’en latin chrétien, la locution « porter secours » associe
ferre à auxilium, opem, jamais portāre, à une exception près (cf. § 7.1.).
Dans les vers suivants, asportā- convient au procès physique de
« porter une jeune fille », tetul- à celui figuré de « porter secours » :
PLAUTE, Rud. 67-68
Ego quoniam uideo uirginem asportarier, / tetuli ei auxilium…
« Moi, voyant que la jeune fille était emmenée, je suis venu lui
porter secours (…) ».
Cet emploi de portāre témoigne également d’une évolution déjà
entamée. Nous avons remarqué plus haut (cf. § 2.3.1.) que portāre, terme
technique de la langue commerciale et militaire, servait au départ à désigner
le procès de « porter » des marchandises, sur voie maritime ou terrestre, non
pas une jeune fille32. Il faut donc supposer qu’il est rapidement sorti du
vocabulaire technique et gagne du terrain sur les syntagmes usuellement
régis par (°)ferre, dès le latin archaïque.
4.1.1. « porter » des marchandises ou des richesses
du/au port
L’emploi premier et technique de portāre permet de le distinguer, à
l’origine, de ferre, qui, même s’il régit un même complément, désigne le
procès de « porter » une charge extérieure à une activité commerciale :
PLAUTE, St. 410-413
Quoniam bene gesta re rediisse me uidet, / Magnasque adportauisse
diuitias domum, / Sine aduocatis ibidem in cercuro in stega / In
amicitiam atque in gratiam conuortimus.
« Parce qu’il me voit revenir après de bonnes affaires et rapporter à
la maison de grandes richesses, sans médiateurs, là-même, sur le
bateau, sur le pont, nous nous sommes réconciliés et sommes
redevenus amis ».
32
Ou bien la jeune fille est enlevée contre son gré, comme un paquet ou une
marchandise.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
220
PLAUTE, Trin. 495
<ST.> [An] Mirum quin tu illo tecum diuitias feras.
« Etonne-toi de ne pas emporter tes richesses là-bas ».
Dans le premier exemple, il s’agit clairement d’un enrichissement dû à
des affaires commerciales rondement menées, par le biais d’un transport
maritime. Au contraire, avec ferre, l’origine des richesses portées sur les
bords de l’Achéron n’importe pas : Stasimus soutient à Lesbonicus qu’il est
futile d’amasser dans cette vie, ici-bas. C’est bien portāre qui dénote encore
chez deux historiens, César (cf. G. 5, 23, 2 ; 3, § 2.3.1.) ou Tite-Live 22, 11,
6), le procès de transporter des marchandises ou des soldats sur un
navire jusqu’au port. César emploie parfois les deux lexèmes,
conjointement dans une phrase et sans qu’il soit finalement bien nécessaire
d’y trouver une différence sémantique :
CÉSAR, G. 1, 16, 4
Frumentum … diem ex die ducere Haedui conferri, comportari,
adesse dicere.
« Les Héduens différaient de jour en jour, disant qu’on apportait, qu’on
transportait le blé, qu’il était arrivé ».
CÉSAR, C. 2, 37, 4
Huc frumentum comportare, castra munire, materiam conferre
coepit.
« Il y transporta des vivres, y ajouta des fortifications, y fit apporter
des matériaux ».
Certes, dans le premier exemple, on peut suggérer une gradation dans la
préparation du transport, mais elle est unique : la juxtaposition des trois
verbes nous semble être à l’image du temps que les Héduens cherchent à
gagner, du verbiage. Le second exemple illustrerait plutôt un cas de uaratio,
puisqu’il arrive plus fréquemment que ce soit portāre qui régisse materiam
et qu’ici l’auteur a sans doute recherché un rythme ternaire. Dans un second
temps, peut-être à cause de ces rapprochements entre (°)portāre et (°)ferre,
portāre neutralise ses sèmes spécifiques et paraît fonctionner comme
l’hyperonyme : tout d’abord, avant de perdre tous ses sèmes spécifiques, il
conserve des connotations attachées au monde militaire ou commercial :
ainsi, Cicéron emploie peu portāre, sauf à l’endroit du crapuleux Verrès ou
d’une femme de petites mœurs :
CICÉRON, Phil. 2, 24, 58
Vehebatur in essedo tribunus plebi… ; aperta lectica mima
portabatur.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
221
« Était porté sur un char gaulois un tribun de la plèbe (…) ; dans une
litière ouverte était portée une comédienne ».
La désémantisation de portāre s’observe progressivement : Salluste
choisit portāre comme verbe régisseur du complément diuitias, à l’inverse
de Plaute (cf. supra), dans un emploi ambivalent : il s’agit de « porter » les
richesses matérielles du butin promis par le général tout autant que les
richesses morales de bravoure, comme en témoigne l’énumération qui suit
de noms abstraits :
SALLUSTE, C. 58, 8
Quapropter uos moneo, uti forti atque parato animo sitis et, quom
proelium inibitis, memineritis uos diuitias, decus, gloriam, praeterea
libertatem atque patriam in dextris uostris portare.
« C’est pourquoi je vous exhorte à être courageux et résolus, et
quand vous entrerez dans le combat, à vous souvenir que vous portez
dans votre main droite vos richesses, votre honneur, votre gloire, de
plus votre liberté et votre patrie ».
Il nous paraît raisonnable de voir ici une illustration indirecte, mais
authentique, de la langue parlée. Salluste a recomposé le discours de
Catilina, mais ce discours direct tend au moins à donner l’illusion de la
réalité, à restituer la situation d’énonciation : dans une ultime exhortation à
ses soldats, le général doit réveiller leur ardeur et pourrait avoir cherché à se
rapprocher d’eux par la langue en recourant au lexème usuel dans leur
bouche, portāre. Cet exemple pose le problème du niveau de langue, capital
dans l’explication du mécanisme du supplétisme.
4.1.2. « porter » une bonne chose / un bien moral
(du/au port)
Il est difficile de maintenir longtemps une distinction nette entre les deux
lexèmes : dès l’époque archaïque, portāre fonctionne parfois comme ferre
ou se substitue à lui. Ainsi à un vers de distance, Plaute utilise
indifféremment les deux verbes avec un même complément, (quid) boni :
PLAUTE, Poen. 640-641
LY. Siquid boni adportatis, habeo gratiam.
ADV. Boni de nostro tibi nec ferimus nec damus
« (Ly.) Si vous m’apportez quelque chose de bon, je vous en suis
obligé. (Un témoin) En fait de bien, du nôtre, nous ne t’apportons
rien et nous ne te donnons rien ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
222
Étant donné que Lycus est un marchand, on peut supposer que dans son
esprit adportatis a le sens concret d’ « apporter de la marchandise » (des
filles ?), tandis que le témoin philosophait auparavant sur les notions du
bien et du mal. Térence atteste la même substitution (And. 338, boni quid
porto, § 14.1.2.3.). Le remplacement est probablement facilité par une
analogie entre la bonne nouvelle qu’on apporte et le cadeau qu’on ramène.
4.1.3. Faits de supplétisme et de parasynonymie
Si ferre régit occasionnellement des compléments concrets relevant
d’une activité commerciale, d’un transport maritime, avec passage à un
port, quand bien même le verbe régisseur usuel est portāre, c’est en tant que
terme non marqué, en tant qu’hyperonyme. En revanche, si portāre se
substitue à ferre, c’est par la perte de ses sèmes spécifiques et par emprunt
des emplois de l’hyperonyme, comme on l’observe dans le cas d’un
supplétisme. Seule la seconde substitution se rapproche d’un phénomène
supplétif : portāre remplace peu à peu le verbe irrégulier et non marqué
ferre en tout syntagme.
4.2. Variations entre tulisse et portasse ?
Il serait plus exact de dire que le thème d’infectum portā- prend la place
de fer-, car ce n’est pas le cas au thème de perfectum. Portau- n’est guère
attesté jusqu’au IIIème siècle après J.-C. (seulement) et reste largement en
retrait, même en latin chrétien, face au perfectum tul- très fréquent, quelle
que soit l’époque envisagée. Ainsi, avec pour complément le nom des
« tablettes », le verbe change au cours de la latinité au thème d’infectum,
mais le seul perfectum attesté reste tul- (cf. aussi OVIDE, Ars 3, 619-622 ;
PLAUTE, Pers. 544) :
PLAUTE, Bac. 811
Egomet tabellas tetuli ut uincirer : sine.
« C’est moi qui ai apporté les tablettes pour me faire attacher…
Laisse-moi faire ! »
PLAUTE, Bac. 787
Nunc has[ce] tabellas ferre me iussit tibi.
« Pour l’instant, il m’a dit de t’apporter ces tablettes ».
CICÉRON, Att. 7, 3, 9
Ego a Curio tabulas accepi, quas mecum porto.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
223
« Pour ma part, j’ai reçu de Curius ces tablettes, que je porte avec
moi ».
Nous n’avons pas pris en compte, jusqu’à présent, l’infectum de tollere,
car il concurrence différemment ferre et portāre. Alors que le perfectum que
lui emprunte ferre ne connaît jamais de réelle faiblesse, son infectum ne sert
pas à régir les syntagmes que nous avons cités, sinon très ponctuellement :
tollere a évolué tôt vers le sens d’« enlever ».
4.3. Variations entre ferre et tollere
Les sens de ferre et tollere ne se superposent pas : le second reste marqué
en regard de l’hyperonyme et le sème spécifique du mouvement « vers le
haut » ne s’efface pas :
PLAUTE, Bac. 571
Tollam ego ted in collum atque intro hinc auferam.
« Je vais te prendre sur mes épaules et t’emmener là-bas, dans leur
maison ».
Même quand l’hyperonyme régit un même complément que tollere, il
n’est pas synonyme : ainsi avec clamorem tollunt, la clameur monte de la
terre vers le ciel, tandis qu’avec clamorem ferunt, la clameur descend du
ciel vers la terre :
VIRGILE, En. 10, 262-263
… clamorem ad sidera tollunt / Dardanidae e muris...
« Les Dardanides, du haut des murs, poussent une clameur en
direction des constellations ».
VIRGILE, G. 1, 361-362
Cum medio celeres revolant ex aequore mergi / clamoremque ferunt
ad litora...
« C’est alors que les mouettes reviennent du grand large à tire d’aile
et jettent leurs cris jusqu’aux rivages ».
Il y a un seul mode où, pourtant, on trouve des syntagmes communs à
ferre et tollere : c’est à l’impératif présent, à la deuxième personne du
singulier et du pluriel. En latin classique, tolle et tollite jouissent d’une
bonne fréquence (cf. § 9.3.), alors que ni fer/ferte ni porta/portate ne sont
usuels. Nous tenterons de résoudre ce point étonnant au chapitre III.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
224
4.4. Variations entre tollere et portāre
Une seule fois portā- se substitue à toll- pour dénoter le procès de « se
porter » avec le pronom réfléchi se et le complément de lieu in auras :
VIRGILE, En. 11, 454-455
… ic undique clamor / dissensu uario magnus se tollit in auras.
« (…) Ici, de toutes parts, au milieu de ces sentiments opposés, un
grand cri monte dans les airs ».
COMMODIEN, Apol. 4 et 6
dum furor aetatis primae me portabat in auras (…) / sic praeceps
quocumque ferebar.
« tandis que la fureur de la première jeunesse me portait dans les airs
(…), la tête la première partout où j’étais porté / je me portais »33.
Les très rares exemples de co-occurrence de tollere et de portāre
illustrent leur différence d’emploi : le premier est marqué par un
mouvement de bas en haut (« soulever »), tandis que le second apparaît
normalement dans un mouvement horizontal de transport maritime :
VIRGILE, En. 1, 65-68
Aeole namque tibi diuom pater atque hominum rex / et mulcere dedit
fluctus et tollere uento, / gens inimica mihi Tyrrhenum nauigat
aequor, / Ilium in Italiam portans uictosque penates.
« Eole (car c’est à toi que le père des dieux et le roi des hommes a
donné le pouvoir d’apaiser les flots et de les soulever au moyen du
vent), une race qui m’est ennemie navigue sur la mer Tyrrhénienne,
portant en Italie Ilion et ses pénates vaincus ».
Une unique variation s’observe en latin tardif, dans un commentaire de la
VULGATE, Ioh. 5, 8, dicit ei Iesus surge tolle grabattum tuum et ambula
(« Jésus lui dit : ‘Lève-toi, prends ton grabat et marche’ ») : tandis que la
Vulgate reprend plus loin l’ordre de « prendre son grabat » par le même
verbe, tollere, saint Augustin le remplace par portāre :
VULGATE, Ioh. 5, 10
Dicebant Iudaei illi qui sanatus fuerat sabbatum est non licet tibi
tollere grabattum tuum
« Les Juifs disaient à celui qui venait d’être guéri : ‘C’est le sabbat.
Il ne t’est pas permis de porter ton grabat’ ».
33
On peut hésiter sur la traduction de ferebar en fonction du degré de volontariat
manifesté par le locuteur dans l’emportement qui l’entraîne.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « PORTER
»
225
saint AUGUSTIN, Serm. 371
Surge, tolle grabatum tuum, et ambula ; iudaeis enim onera portare
non licet sabbato.
« ‘Lève-toi, prends ton grabat et marche’ ; il n’est pas permis, en
effet, aux Juifs de porter des charges le sabbat ».
Ce remplacement n’est pas unique chez saint Augustin, qui comprend
l’ordre de « porter son lit » comme celui de « porter son prochain » :
saint AUGUSTIN, Eu. Ioh. 17, 11
Tolle grabatum tuum, porta portatus proximum tuum, et ambula.
« Prends ton grabat ; après avoir été porté par lui, porte ton prochain,
et marche.
Il apparaît donc que les trois lexèmes ont connu des rapprochements
différents, plus ou moins importants, selon le thème, d’infectum ou de
perfectum, et selon le mode. Nous nous attacherons tout d’abord à l’étude
du perfectum, où les substitutions sont rares (chapitre II). Dans un deuxième
temps, nous traiterons à part le mode de l’impératif : les faits le concernant
témoignent d’une évolution singulière (chapitre III). En revanche, au
présent, les remplacements de nature supplétive sont plus évidents, et ce,
dès le latin classique, à condition de distinguer les personnes du verbe
(chapitre IV).
PARFAITS « PORTER
»
226
CHAPITRE II
L’ÉCRASANTE DOMINATION DU THÈME DE PERFECTUM
SUPPLÉTIF TULAutant il nous a été assez facile d’illustrer l’importance croissante que les
auteurs ont accordé au thème d’infectum de portāre par rapport à celui de
ferre, autant il est délicat de percevoir une même faveur de leur part pour le
thème de perfectum. Un seul perfectum semble dominer toute la latinité,
jusqu’aux textes les plus tardifs : il s’agit du vieux thème de perfectum
supplétif de ferre, tul-. Un regard sur les premières attestations de tul- et de
portāu- invite tout d’abord à confirmer l’usage de tul- dans la langue parlée
par tous, puis à nous étonner de la quasi absence de portāu-. Par la variété
des syntagmes dans lesquels il est usité, tul- apparaît comme le thème
neutre et usuel, tandis que portāu- reste marqué par son sème concret. La
comparaison des deux thèmes dans la Vulgate nous permettra peut-être de
trouver une raison au petit nombre d’attestations de portāu- dans les textes
que nous possédons.
5. Analyse numérique de tul- vs portāuLes thèmes de perfectum (te)tul- et portāu- ne sont pas attestés avec la
même ancienneté, ce qui ne signifie pas que le second n’existait pas encore
ou bien que le premier existait avant l’autre. Du moins, certaines
incompatibilités restreignent la possibilité de voir apparaître le second dans
les premiers textes.
5.1. Archaïsme du perfectum (te-)tul- vs faiblesse de portāuLe premier thème de perfectum1, à redoublement, disparaît rapidement.
Tetul- ne comptabilise que 27 occurrences, dont 12 chez Plaute, alors que
cet auteur n’utilise que 3 fois tul-. Il est présent dans les premiers vers
latins, dans des locutions parallèles à celles du thème d’infectum (cf. aussi
PLAUTE, Men. 630, tetuli pedem, 692, pedem… feres ; Amph. 716, osculum
tetuli tibi, Ep. 573, osculum mihi ferre) :
ACCIUS, 116 R = 76 W = 394 D
Donec tu auxilium, Perseu, tetulisti mihi.
« Jusqu’à ce que toi, Persée, tu m’aies porté secours ».
1
Aulu-Gelle rattache ce parfait à tollere : NA 6, 9, 14, sic i itur mordeo ‘memordi’,
posco ‘peposci’, tendo ‘tetendi’, tan o ‘teti i’, pun o ‘pepu i’, curro ‘cecurri’, tollo
‘tetuli’, spondeo ‘spepondi’ facit.
PARFAITS « PORTER
»
227
ENNIUS, r. 29 V = 32 W
Fer mi auxilium...
« Porte-moi secours… »
Le thème de perfectum tul-, avec haplologie, est le thème le plus fréquent
à toute époque. Il se trouve déjà dans les tout premiers vers de la latinité
connus :
ENNIUS, An. 1, 109 V = 109 W
O Tite tute Tati tibi tanta tyranne tulisti.
« Telles sont les infortunes, ô tyran Titus Tatius, que toi aussi tu as
subies ».
TÉRENCE, And. 142
Nam si illum obiurges uitae qui auxilium tulit
« Car si l’on blâme celui qui a secouru quelqu’un en danger de mort ».
Les premiers auteurs attestent aussi le perfectum portāu-, mais toujours
préverbé :
PLAUTE, Merc. 163
CHA. Peri<i>, tu quidem thensaurum huc mihi adportauisti mali.
« (Cha.) Je suis mort, c’est tout un chargement de malheurs que tu
m’apportes ici ! »
CATON, Agr. 146, 2
Ne quid eorum de fundo deportato : si quid deportauerit, domini
esto.
« Et que rien de cela ne soit emporté hors de la propriété ; s’il vient à
emporter quelque chose, que cela appartienne au propriétaire ».
Le thème de perfectum du simple portāre n’apparaît pas avant les textes
du Ier siècle après J.-C., et il est surtout employé dans des récits, en contexte
militaire, par les deux historiens César et Tite-Live (cf. par exemple, 9, 1, 6,
Romam portauimus « Nous avons transporté à Rome ») et commence à
connaître une plus haute fréquence seulement en latin chrétien. Malgré tout,
dans les textes, ce thème reste toujours marginal par rapport à l’usuel tul-.
5.2. Domination numérique de tul- sur portāuJusqu’au Vème siècle après J.-C., portāu- est attesté 380 fois, alors que,
dans la même période, tul- l’est plus de 3 000 fois. De même, les préverbés
PARFAITS « PORTER
»
228
de portāre2 sont employés au thème de perfectum 176 fois, ceux de ferre3
beaucoup plus puisqu’ils comptabilisent presque 13 700 occurrences. Cette
domination numérique de (°)tul- sur (°)portāu- est constante à toute époque.
Ce déséquilibre se maintient à date tardive. La Vulgate, par exemple, atteste
829 tulit en regard de seulement 3 portāuit ; 63 tulerat en regard de 3
portāuerat. Il semble que portāu- ne s’installe pas aisément dans les textes
et qu’une réponse à cette observation se trouve dans la nature des
compléments qu’il régit.
6. Analyse comparative de paires
Certaines locutions qui montrent une variation entre ferre et portāre au
thème d’infectum n’attestent pas forcément la même variation au thème de
perfectum. Au contraire, c’est toujours tul- qui apparaît en regard de portā-,
jusqu’en latin chrétien (cf. aussi VULGATE, Exod. 4, 20, tulit / portans) :
VULGATE, Gen. 46, 5
tuleruntque eum filii cum paruulis et uxoribus suis in plaustris quae
miserat Pharao ad portandum senem
« Ses enfants le transportèrent avec ses petits enfants et leurs
femmes, dans des chariots que Pharaon avait envoyés pour
transporter le vieillard ».
6.1. Tul- vs portā6.1.1. Tul- vs portā- labōrem/labōrēs
Avec pour complément le substantif labor, on trouve à l’infectum d’abord
fer-, puis portā-, et au perfectum tul- :
HORACE, S. 1, 4, 11-12
Cum flueret lutulentus, erat quod tollere uelles ;
garrulus atque piger scribendi ferre laborem
« Alors qu’il s’écoulait comme un fleuve bourbeux, il y avait des
choses qu’on eût voulu recueillir : bavard et paresseux pour
supporter la charge »4.
2
adportāu-, apportāu-, asportāu-, comportāu-, conportāu-, dēportāu-, exportāu-,
importāu-, inportāu-, reportāu-, supportāu-.
3
adtul-, attul-, abstul-, antetul-, circumtul-, contul-, dētul-, distul-, extul-, intul-,
obtul-, pertul-, praetul-, protul-, ret(t)ul-, sustul-, supertul-, transtul-.
4
L’édition de la C.U.F. précise que tollere peut ici être compris « de deux manières
entièrement différentes, le sens de tollere étant équivoque puisque ce verbe peut
PARFAITS « PORTER
»
229
pseudo-TERTULLIEN, Marc. 3, 48 et 50
Dux populi Moses… / maluit adflictus populi portare labores
« Moïse, à la tête du peuple, (…) a préféré supporter abattu les
charges du peuple ».
SÉNÈQUE, Ben. 6, 16, 6
Alter rursus docendo et laborem et taedium tulit.
« A son tour, mon précepteur a supporté la charge et les ennuis de
l’enseignement ».
6.1.2. Tul- vs portā- omnia
Le procès de porter ou d’emporter toute charge est dénoté par portā-/tul- :
TITE-LIVE, 40, 38, 3
Sua omnia secum portarent.
« Qu’ils portent avec eux tout ce qu’ils avaient ».
VULGATE, Iud. 6, 19
… tulit omnia sub quercum
« (…) il porta tout sous le chêne ».
6.1.3. Tul- vs portā- spolia
Avec pour complément spolia, l’infectum attesté est portā-, même chez
des auteurs qui emploient peu ce lexème (cf. Cicéron, Verr. 2, 5, 59,
§ 17.1.), ou fer- préverbé, ou trah- préverbé ; au perfectum, on trouve tuljusqu’en latin chrétien :
VULGATE, 2 Par. 20, 25
Venit ergo Iosaphat et omnis populus cum eo ad detrahenda spolia
mortuorum ... et diripuerunt ita ut omnia portare non possent nec
per tres dies spolia auferre pro praedae magnitudine
« Josaphat vint donc avec tout son monde pour emporter les dépouilles
des morts (…) et ils pillèrent de telle sorte qu’ils ne purent tout
emporter, ni enlever pendant trois jours ces dépouilles en raison de
grand volume du butin ».
signifier « enlever, supprimer » aussi bien que « ramasser, recueillir, emporter » »,
mais il émet une préférence pour le second sens.
PARFAITS « PORTER
»
230
VULGATE, 2 Par. 14, 13
Tulerunt ergo spolia multa
« On emporta donc une grande quantité de butin ».
6.1.4. Tul- vs portā- testimonium
Avec pour complément le substantif testimonium, le tour a subi une
variation à l’infectum sans qu’elle se reproduise au perfectum, que la
locution soit d’emploi strictement juridique ou non. On trouve à l’infectum
testimonium fer- et portā-, mais au perfectum seulement testimonium tul- :
VULGATE, Marc. 14, 57
Et quidam surgentes falsum testimonium ferebant aduersus eum
« Et quelques-uns se levèrent pour porter contre lui ce faux
témoignage ».
saint AUGUSTIN, Serm. 93
Ibi porta testimonium conscientiae tuae.
« Porte là le témoignage de ta conscience ».
VULGATE, Dan. 13, 43
Tu scis quoniam falsum contra me tulerunt testimonium
« Tu sais qu’ils ont porté sur moi un faux témoignage ».
Nous pourrions encore illustrer cette paire avec pour complément
sacculum (VULGATE, Luc. 10, 4, portare sacculum « porter une bourse » /
Prou. 7, 20, Sacculum… tulit « Il a emporté une bourse »).
6.1.5. tul- vs portā- argentum, aurum
Le procès d’emporter du butin en argent et en or est dénoté à l’infectum
par portāre, au perfectum par tul-, et au participe parfait passif par lat- :
saint JÉRÔME, Is. 17, 60, 6+
… re es quoque camelorum, et dromades…, portantes aurum et
t us…
« (...) Des troupeaux aussi de chameaux et de dromadaires (…),
transportant de l’or et de l’encens (…) ».
VULGATE, 3 Reg. 10, 10 et 11
… non sunt adlata ultra aromata tam multa quam ea quae dedit
regina Saba regi Salomoni sed et classis Hiram quae portabat
PARFAITS « PORTER
»
231
aurum de Ophir adtulit ex Ophir ligna thyina multa nimis et gemmas
pretiosas
« (…) On n’a jamais apporté depuis tant d’aromates que la reine de
Saba en donna au roi Salomon, mais la flotte d’Hiram, qui apportait
l’or d’Ophir, apporta aussi d’Ophir du bois de thuya en très grande
quantité et des pierres précieuses ».
VULGATE, 4 Reg. 14, 14
Tulitque omne aurum et argentum et uniuersa uasa…
« Il emporta tout l’or et l’argent et tous les vases (…) ».
Il nous faut maintenant prolonger cette évolution par une phase IV qui
intègre le perfectum de portāre avec tout complément, selon la tendance de
la langue à former des conjugaisons « régulières », c’est-à-dire sur un thème
unique.
6.2. Tul- vs portāuDans la dernière phase, où l’ensemble de la conjugaison de portāre vient
en remplacement de ferre, on observe le remplacement progressif de tul- par
portāu-, grâce à des co-occurrences.
6.2.1. tul- vs portāu- uirgam
Le procès de « prendre un bâton » en main est dénoté par tollere ou
portāre aux temps de l’infectum, tandis qu’au perfectum, on observe une
variation entre °tul- et °portāu- :
VULGATE, Exod. 7, 9-10
Dices ad Aaron ‘tolle uirgam tuam et proice eam coram Pharao ac
uertatur in colubrum’… tulitque Aaron uirgam coram Pharao et seruis
eius quae uersa est in colubrum
« Tu diras à Aaron : ‘Prends ton bâton, jette-le devant Pharaon et
qu’il devienne un serpent’. (…) Aaron prit et jeta devant Pharaon et
ses courtisans son bâton qui se transforma en serpent ».
TERTULLIEN, Idol.
Et uirgam portauit Moyses…
« Et Moïse prit le bâton (…) ».
Portāuit dénote le même procès, momentané et accompli, que tulit. Pour
ce faire, il est nécessaire que se produise l’effacement des sèmes spécifiques
PARFAITS « PORTER
»
232
de portāre, au départ d’aspect duratif, ce qui est un passage obligé dans tout
supplétisme.
6.2.2. tul- vs portāu- uasa
La même variation s’observe avec le nom du « vase » à partir du latin
chrétien (cf. aussi saint Jérôme, Dan. 3, (s.s.) 11, tulit et uasa) :
VULGATE, 4 Reg. 25, 13 et 14
Et transtulerunt aes omnium in Babylonem ollas quoque aereas et
trullas et tridentes et scyphos et omnia uasa aerea in quibus
ministrabant tulerunt
« Et ils en emportèrent tout le bronze à Babylone. Ils prirent aussi les
vases en bronze, les pelles, les couteaux, les navettes et tous les
récipients de bronze qui servaient au culte ».
VULGATE, Dan. 1, 2
Et tradidit Dominus in manu eius Ioachim regem Iudae et partem
uasorum domus Dei et asportauit ea in terram Sennaar in domum dei
sui et uasa intulit in domum thesauri dei sui
« Le Seigneur lui livra entre les mains Joaquim, roi de Juda, ainsi
qu’une partie des objets du Temple de Dieu. Il les emmena au pays
de Shinéar dans la maison de son dieu et il déposa les vases dans la
maison du trésor de son Dieu ».
6.2.3. tul- vs portāu- abominationes, etc.
Les termes abstraits renvoyant à un vice ou à un défaut humain,
abōminātiōnēs, peccātum, peccāta, aegrātiōnēs, confūsiōnem, īnīquītātem,
ignōminiam et fornicātiōnem, se trouvent fréquemment associés à portā- et
portāu- pour souligner le poids des défauts qui accablent le pécheur :
VULGATE, Leu. 24, 15
Et ad filios Israhel loqueris ‘homo qui maledixerit Deo suo portabit
peccatum suum’
« Et tu diras aux fils d’Israël : ‘Tout homme qui maudit son Dieu
portera le poids de son péché’ ».
Avec ces compléments abstraits, seul le perfectum de portāre est attesté
dans la Vulgate (cf. aussi VULGATE, Ezech. 32, 25 et 30, portauerunt
ignominiam suam ; Matth. 8, 17, aegrotationes portauit ; saint JÉRÔME,
Ezech. 5, (s.s.) 16, § 11.3.) :
PARFAITS « PORTER
»
233
VULGATE, Ezech. 18, 19-20
Et dicitis ‘quare non portauit filius iniquitatem patris’... Filius non
portabit iniquitatem patris et pater non portabit iniquitatem filii
« Et vous dites : ‘Pourquoi le fils n’a-t-il pas porté la faute de son
père ?’ (…) Un fils ne portera pas la faute de son père et un père ne
portera pas la faute de son fils ».
Tul- est attesté avec ces compléments, mais il dénote soit le même
procès, celui de « porter une faute », soit un autre procès, celui
d’ « enlever la faute » 5 :
VULGATE, Is. 53, 11 et 12
… iniquitates eorum ipse portabit … ipse peccatum multorum tulit
« (…) Il portera lui-même leurs fautes (…). Il a porté lui-même la
faute d’un grand nombre ».
VETVS LATINA, Eccli. 49, 3
…tulit abominationes impietatis
« (…) Il a extirpé les abominations de l’impiété ».
VULGATE, 1 Reg. 17, 26
Quid dabitur uiro qui percusserit Philistheum hunc et tulerit
obprobrium de Israhel
« Que donnera-t-on à celui qui aura tué ce Philistin et qui aura écarté
la honte d’Israël ? »
La polysémie de portāre, « porter » physiquement et moralement une
faute, a peut-être accéléré les variations.
6.3. Portāu- en lieu et place de tulDans les premiers textes chrétiens, les deux thèmes de perfectum portāuet tul- sont rapprochés, dans le but probablement d’expliciter la métaphore.
5
L’acte pascal de « porter » le péché a pour finalité de l’ôter de l’âme ; les deux
lexèmes ne sont pas si distincts l’un de l’autre, comme en témoigne le choix de
abstulit dans le discours suivant : TERTULLIEN, Marc. 3, Ipse enim, inquit,
imbecillitates nostras abstulit et languores portauit « Lui-même, en effet, dit-il,
nous a enlevé nos faiblesses et a porté nos manquements ».
PARFAITS « PORTER
»
234
6.3.1. portāu- iugum
Avec le nom du « joug », alors que saint Ambroise atteste encore
conjointement les deux thèmes, la Vulgate n’emploie plus que portāu- :
saint AMBROISE, Psalm. 9, 3
Bonum est uiro cum portauerit iugum graue a iuuentute sua, sedebit
singulariter et silebit, quia tulit iugum graue.
« Il est bon pour l’homme qu’il ait porté le poids du joug dès sa
jeunesse, seul il demeurera ainsi et se taira, car il a porté le poids du
joug ».
6.3.2. portāu- uentrem
Les remplacements vont jusqu’à renouveler des locutions pourtant
archaïques et formulaires. L’un des sens anciens de ferre est celui de
« porter dans son ventre, être fécondée »6. C’est bien la paire fer-/tul- qui
apparaît en premier lieu et jusqu’au IIIème siècle après J.-C., pour un être
humain ou pour un animal :
TITE-LIVE, 1, 34, 3
…ignorans nurum uentrem ferre...
« (…) comme il ignorait que sa belle-fille attendait un enfant (…) ».
LUCIFER de CAGLIARI, De regibus apostaticis 11
Vacca illorum numquam abortauit, semper tulit uentrem suum.
« Leur vache n’a jamais avorté, elle a toujours mis bas son veau ».
Mais en latin tardif, on trouve portāu- :
VULGATE, Luc. 11 27
Beatus uenter qui te portauit et ubera quae suxisti
« Heureuses les entrailles qui t’ont porté et les seins que tu as tétés ! »
Ce remplacement peut être motivé par l’idée du « poids » de l’enfant, qui
charge le ventre de la mère :
saint AMBROISE, Fid. 1, 11, 72
Pater corporali utero portauit filium, ‘decem mensium curriculis’
onus uexit.
6
Le DELL renvoie à la famille étymologique de forda « [femelle] pleine », ferāx,
fertilis « fertile, fécond », fertilitās « fertilité, abondance ».
PARFAITS « PORTER
»
235
« Le Père a porté le Fils dans la chair de son ventre, il a porté ce
poids ‘dix mois lunaires’ ».
6.3.3. portāuī
La forme de première personne du singulier portāuī est usuelle à partir du
IIIème siècle après J.-C., alors qu’elle n’était pas attestée aux siècles précédents7.
Cette personne du dialogue apparaît quatre fois dans la Vulgate et n’est pas rare
dans les commentaires (cf. aussi VULGATE, Psalm. 88 (89), 51 ; saint
AMBROISE, Psalm. 22, 34) :
VULGATE, Psalm. 87 (88), 16
Pauper ego et aerumnosus ab adulescentia portaui furorem tuum et
conturbatus sum
« Pauvre et accablé de misères depuis ma jeunesse8, j’ai supporté tes
effrois, je suis à bout ».
saint AUGUSTIN, Psalm. 128, 7
Portaui quousque potui, iam gaudens transeo in horreum Dei...
« Je vous ai (sup)porté autant que je l’ai pu, je passe maintenant avec
joie dans le grenier de Dieu (…) ».
Le fréquence de cette forme apparaît d’autant mieux par contraste avec la
troisième personne, celle du récit, qui semble manifester une plus grande
résistance au remplacement. Ainsi, quelques lignes plus haut dans son
commentaire, saint Augustin emploie à cette personne l’un des parfaits
préverbés de tul- :
saint AUGUSTIN, Psalm. 128, 2
… et pertulit Sodomorum iniquitates et peruersitates, quousque Deus
eum de medio ipsorum liberauit.
« (…) et il endura les injures et l’abomination de Sodome, jusqu’à ce
que Dieu le délivrât du milieu d’eux ».
7
L’orthonyme tul- est le seul thème de perfectum utilisé à l’écrit, en latin classique
et post-classique : OVIDE, Am. 3, 11, 1 et 4, Multa diuque tuli ... / (...) / Et quae non
puduit ferre, tulisse pudet « J’ai souffert beaucoup et longtemps (…). Et j’ai
beaucoup supporté (…) et ce que je n’ai pas rougi de supporter, je rougis de l’avoir
supporté ».
8
La traduction officielle est « malheureux, exténué dès mon enfance ». La Bible du
Rabbinat français traduit : « je suis pauvre et sans souffle dès l’enfance ». Nous
avons traduit plus près du texte de la Vulgate.
PARFAITS « PORTER
»
236
Nous avions déjà remarqué l’évolution différente des changements
supplétifs selon les personnes verbales au sujet des lexèmes « aller » : les
remplacements aux personnes du dialogue, par leur fréquence à l’oral, ont
dû être plus rapides qu’aux personnes du récit.
7. Conclusion
Nous avons donc relevé les locutions dans lesquelles l’ancien perfectum
supplétif tul- perd du terrain, cédant très lentement sa place à portāu. Au
terme de cette longue évolution, qu’il est impossible de dater, sans doute en
raison des réticences éprouvées à l’égard de l’emploi littéraire d’un lexème
concret et de bas niveau de langue comme l’était portāre, la conjugaison de
« porter » acquiert une unité morphologique, avec une conjugaison
régulière. Même si l’on peut supposer que portāu- s’était imposé à l’oral
bien avant le témoignage de l’écrit, il reste encore à résoudre le problème lié
à l’aspect de la racine, de valeur essentiellement durative.
7.1. Raisons de la débilité numérique de portāu- en latin
classique
Le perfectum de portāre, attesté dans les inscriptions archaïques et, avec
un préverbe, chez les premiers auteurs, est peu usuel dans la littérature en
dehors du contexte de la vie quotidienne, conformément au sens ancien du
verbe. Les charges portées concernent essentiellement des tâches
quotidiennes ou marquées comme dépréciées. A date ancienne, portāre
semble déjà s’opposer à ferre par ces connotations qui le cantonnent dans le
domaine du prosaïque, tandis que ferre et tul- reçoivent des compléments
abstraits ou figurés (cf. PLAUTE, Rud. 67-68, uirginem asportarier / Tetuli
ei auxilium, § 4.1.1.). La seule occurrence que nous ayons pu trouver de
portāre avec auxilium est ambiguë : elle est peut-être encore marquée par la
connotation du sème « concret » du lexème :
TACITE, An. 4, 65, 1
… mox Caelium appellitatum a Caele Vibenna, qui dux gentis
Etruscae, cum auxilium [appellatum] <por>tauisset, sedem eam
acceperat a Tarquinio Prisco…
« (…) [Ce mont] fut ensuite nommé Célius, de Célès Vibenna, chef
étrusque, qui, appelé au secours de Rome, avait été établi en cet
endroit par Tarquin l’Ancien (…) »9.
9
Le collectif de auxilium est attesté également à deux reprises avec (°)portāre,
matérialisant ainsi l’aide apportée : SALLUSTE, C. 6, 5, cf. § 15.1. ; CÉSAR, C. 3, 112,
6, Quibus est rebus effectum, uti tuto frumentum auxiliaque nauibus ad eum
PARFAITS « PORTER
»
237
L’aide apportée est matérielle - Célius vient empêcher que le mont ne
brûle une seconde fois -, ou bien il s’agit d’une lexie usuelle dans la langue
militaire : le lexème est fréquent dans les récits de campagnes, au cours
desquelles il est vital de transporter de l’eau, du ravitaillement, le butin, les
dons, etc. (QUINTE-CURCE, 7, 5, 11, aquam portaret, etc.). Dans ce cas, il
est possible que portāre ait été généralisé avec tout complément, même
dans des lexies figées, d’où une variation auxilium portā-/portāu- dans la
langue militaire en regard de auxilium fer-/tul- dans la langue courante
parlée à Rome. C’est d’ailleurs dans les récits de campagne que l’on trouve
la plupart des portāu-, ainsi avec le nom du « don » :
TITE-LIVE, 29, 10, 6
Id carmen ab decemuiris inuentum eo magis patres mouit, quod et
legati qui donum Delphos portauerant referebant et sacrificantibus
ipsis Pythio Apollini omnia laeta fuisse, et responsum oraculo
editum maiorem multo uictoriam quam cuius ex spoliis dona
portarent adesse populo Romano.
« Cette prédiction, découverte par les décemvirs, frappa d’autant plus
le sénat que les ambassadeurs qui avaient porté une offrande à
Delphes rapportaient, eux aussi, que dans leurs sacrifices à Apollon
Pythien les entrailles avaient toujours été favorables, et que l’oracle
avait répondu qu’une victoire, bien plus grande que celle dont les
dépouilles leur permettaient de porter cette offrande, était proche
pour le peuple romain ».
Comme les sources sont uniquement littéraires, on trouve dans le même
temps des attestations de donum fer-/tul-, par variation diaphasique, dans le
contexte identique d’une offrande apportée par des ambassadeurs à
Delphes :
TITE-LIVE, 5, 28, 2
crateramque auream donum Apollini Delphos legati qui ferrent...
« Les ambassadeurs qui allaient à Delphes porter le cratère d’or
comme don à Apollon (....) ».
TITE-LIVE, 1, 56, 9
Is tum ab Tarquiniis ductus Delphos... aureum baculum inclusum
corneo cauato ad id baculo tulisse donum Apollini dicitur....
« Les Tarquins l’avaient donc emmené à Delphes (…). On dit qu’il
porta à Apollon une baguette en or cachée à l’intérieur d’une branche
de cornouiller qu’il avait creusée à cette intention (…) ».
supportari possent « Ces opérations permirent de faire arriver jusqu’à lui sans
difficulté, par mer, ravitaillement et renfort » (trad. P. Fabre).
PARFAITS « PORTER
»
238
La même démonstration pourrait être faite avec le nom de la « solde
militaire » (SALLUSTE, Iug. 104, 3, stipendium… portauerat ; Iug. 36, 1,
conmeatum, stipendium aliaque, quae militibus usui forent, ... portare
« apporter approvisionnements, solde, tout le reste qui est nécessaire à
l’armée » / QUINTE-CURCE, 5, 8, 16, stipendium... tulit). Nous voyons là
une étape dans la genèse de l’évolution du supplétisme de porter. C’est
l’infectum ferre qui pose problème, en raison de ses irrégularités. Les sujets
parlants ont dû ressentir le besoin de le remplacer par un infectum moins
irrégulier, et, comme nous l’observerons pour « guérir » et « manger », ils
choisissent la plupart du temps en puisant dans le fonds lexical un lexème
concret. Ils ont emprunté portāre à la langue militaire et ont étendu ses
emplois pour qu’il recouvre parfaitement les emplois du terme non marqué.
Le lexème a pu ainsi se propager facilement, dans le temps et dans l’espace.
En revanche, comme le perfectum de ferre n’avait pas de faiblesse
particulière, les sujets parlants (de Rome) n’ont pas eu à le remplacer dans
un premier temps. Puis tul- cède lui aussi, sous la pression d’une
uniformisation du paradigme, comme nous commençons à l’observer en
latin chrétien.
7.2. Raisons de la fréquence de portāu- en latin chrétien
Les auteurs chrétiens, communément soucieux de rendre plus accessible
le message biblique, récupèrent à leur manière la langue quotidienne,
concrète, mais claire à tout auditoire, afin de la mettre au service des trois
niveaux de sens dans l’Ecriture : littéral, moral et spirituel. A chacun de
choisir celui auquel il veut (ou peut) s’arrêter. Or, c’est en latin chrétien que
portāu- devient beaucoup plus fréquent et polysémique. Sans doute déjà
usuel à l’oral, portāre passe alors dans les textes du registre familier au
registre courant. Le procès d’ « avoir porté » ou d’ « avoir supporté »
quelqu’un est dénoté par portāu-, que la dimension soit physique ou
spirituelle (cf. aussi VULGATE, Is. 63, 9) :
VULGATE, Deut. 1, 31
Portauit te Dominus Deus tuus ut solet homo gestare paruulum
filium suum…
« Le Seigneur ton Dieu te porta comme un homme a coutume de
porter son fils tout petit (…) ».
VULGATE, Lament. 3, 27
bonum est uiro cum portauerit iugum ab adulescentia sua
« Il est bon pour l’homme d’avoir supporté le joug dès sa jeunesse ».
PARFAITS « PORTER
»
239
Tul- semble souvent réduire la portée du procès au domaine moral, ce qui
fait que l’image chrétienne n’est pas complète : le Christ a porté les
souffrances humaines, sur son corps par les tortures pascales, et en esprit
par l’endurance morale dont il a dû faire preuve. Dans cet emploi, portāre a
son sens habituel, concret de « porter une charge », auquel s’ajoute une
acception co-textuelle, figurée :
VULGATE, Is. 53, 4
Vere languores nostros ipse tulit et dolores nostros ipse portauit
« Or ce sont nos souffrances qu’il supporta lui-même et nos douleurs
dont il se chargea lui-même ».
Aussi les préverbés de tul- subissent-ils une restriction de sens : le procès
de « rapporter quelque chose de concret » au passé est dénoté par reportāu-,
tandis que rettul- ne signifie plus que « rapporter des paroles » :
VULGATE, 2 Reg. 15, 29
Reportauerunt igitur Sadoc et Abiathar arcam Dei Hierusalem et
manserunt ibi
« Sadoq et Ebyatar ramenèrent donc l’arche de Dieu à Jérusalem et y
demeurèrent ».
VULGATE, Gen. 37, 10
Quod cum patri suo et fratribus rettulisset…
« Alors qu’il avait raconté cela à son père et à ses frères (...) ».
La percée de portāu- a peut-être tardé en raison de la valeur aspectuelle
d’achèvement ou d’accompli du perfectum. En effet, la racine de portāre et
le morphème lexical latin portā- sont essentiellement duratifs.
7.3. Difficultés liées à l’aspect duratif du morphème lexical
latin portāL’incompatibilité de l’aspect duratif de la racine et du morphème lexical
latin portā- avec la catégorie grammaticale aspecto-temporelle de perfectum
se posait déjà dans les mêmes termes pour la racine et le morphème latin
fer- de ferre, suppléé au perfectum par le morphème tul-. Le procès achevé,
accompli ou passé est dénoté par le thème tul- ; le thème d’infectum portārenvoie au même procès dans sa durée et son inachèvement :
OVIDE, Met. 14, 643-644 et 647
O quotiens habitu duri messoris aristas / corbe tulit uerique fuit
messoris imago !... / saepe manu stimulos rigida portabat…
PARFAITS « PORTER
»
240
« Ah ! que de fois, sous le costume d’un rude moissonneur, il a porté
des épis dans une corbeille, offrant l’image d’un moissonneur
véritable ! (…) Il portait souvent un aiguillon dans sa main calleuse ».
Mais en latin chrétien, cette répartition entre tul-/portā- est moins nette :
VULGATE, Gen. 24, 10
tulitque decem camelos de grege domini sui et abiit ex omnibus
bonis eius portans secum profectusque perrexit Mesopotamiam ad
urbem Nahor
« Le serviteur prit dix chameaux du troupeau de son maître et,
portant avec lui de tous ses biens, il se mit en route et gagna la
Mésopotamie vers la ville de Nahor ».
VULGATE, Gen. 22, 6
Tulit quoque ligna holocausti et inposuit super Isaac filium suum
ipse uero portabat in manibus ignem et gladium…
« Il prit le bois de l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac, luimême portait/prit dans ses mains le feu et le couteau (…) ».
Le second exemple est ambigu : la Bible de Jérusalem et la TOB
traduisent portabat par « il prit », mais L.-I. Lemaître (1707) traduit « il
portait ». Le texte hébreu présente une forme d’ « imparfait » (à valeur
d’inaccompli ou d’inachevé), le texte grec a une forme d’aoriste. Les
traductions faites à partir de l’hébreu et du grec retiennent donc l’aspect
accompli ou achevé de la prise en charge de l’objet, valeur normalement
incompatible avec l’infectum latin. Le procès dénoté par la forme
d’imparfait portabat peut être ponctuel dans le passé ou duratif10. Dans les
textes chrétiens, il arrive qu’on ait l’imparfait là où on attendrait le parfait.
Mais dans les commentaires, en général de niveau de langue moins
recherché, on trouve le parfait de portāre :
TERTULLIEN, Idol.
Et uirgam portauit Moyses…
« Et Moïse prit le bâton… »
L’incompatibilité aspectuelle est donc neutralisée : portāu- dénote le
même procès achevé ou passé que tul- « il a porté ; il a pris »11, et c’est à
10
G. HAVERLING, 2005.
Pour dénoter le procès de « prendre », le roman s’est tourné vers un autre verbe,
pre(he)ndere > fr. prendre, qui apparaît au parfait à côté de portāu- dans la
VULGATE, Dan. 14, 35, Et adprehendit eum angelus Domini in uertice eius et
portauit eum capillo… « L’ange du Seigneur le prit par le haut de la tête et l’emporta
par les cheveux (…) » (cf. aussi Iud. 16, 3 et 3 Reg. 17, 19).
11
PARFAITS « PORTER
»
241
partir de ce moment-là que l’on voit l’ancien perfectum usuel, tul-, être
moins usuel. Cette évolution a dû être plus rapide pour les lexèmes
préverbés : par leur préverbe, ils précisent la direction où s’achève le
procès, et l’incompatibilité première du morphème portā- n’a plus lieu
d’être. La Vulgate présente de nombreux portāu- préverbés dénotant le
même procès achevé ou passé que tul- (2 Par. 14, 14, Multam praedam
asportauerunt « On transporta une grande quantité de butin », 2 Reg. 12,
30, praedam ciuitatis asportauit « il emporta le butin de la ville », 2 Reg.
21, 13, asportauit inde ossa « il emporta de là les ossements », etc.). Même
Cicéron, qui atteste très peu portāre, emploie parfois un préverbé au
parfait pour l’aspect « achevé » du procès :
CICÉRON, Verr. 2, 1, 91
Argenti optimi caelati grande pondus secum tulerat (…) uina
ceteraque… asportauit…
« Il avait apporté avec lui une masse d’excellente argenterie bien
ciselée (…). Quant aux vins et autres denrées (…), il les fit apporter
auprès de lui (…) »
Il est difficile de dater la phase IV de cette évolution du supplétisme
porter, car nous manquons de témoignages de la langue parlée par le
peuple. Ce n’est qu’à partir du VIIIème siècle que tul- disparaît
complètement des textes de niveau de langue plus relâchée :
VULGATE, Prou. 7, 20
Sacculum pecuniae secum tulit…
« Il a porté avec lui le sac aux écus (…) ».
URSINUS LOCOGIACENSIS, Leodeg. 21
Quam latro nesciens secum portauit.
« Le brigand l’a portée avec lui sans le savoir ».
7.4. Schéma récapitulatif
L’évolution des lexèmes « porter » en latin au thème de perfectum n’a
donc pas été linéaire. Le remplacement de tul- par portāu- a sans doute été
repoussé ou retardé dans les textes pour deux raisons : les connotations du
lexème, plutôt de bas niveau de langue et attaché aux procès du quotidien,
et l’incompatibilité aspectuelle de la racine et du morphème portā- avec les
valeurs du perfectum latin. La neutralisation du sème « duratif » de portāre
et la commodité d’un thème unique à tous les temps ont concouru au
remplacement de fer-/tul- à portā-/portāu- « porter » / « avoir porté ».
PARFAITS « PORTER
Phase I
fer- /
tul- /
portā–
242
»
Phase II
Phase III
Phase IV
fer- / portātul- / tul-
– / portātul- / portāu-
portāportāu-
IMPÉRATIFS « PORTER
»
243
CHAPITRE III
SUPPLÉTISME ET NIVEAU DE LANGUE :
LE CAS DES IMPÉRATIFS FER, FERTE / PORTĀ, PORTĀTE
L’évolution du supplétisme de porter a été fortement occultée à l’écrit ;
c’est un problème de niveau de langue. Nous l’avons montré au thème de
perfectum (chapitre II). De même, à l’impératif présent, les formes du
singulier portā et du pluriel portāte paraissent avoir été rejeté de la
littérature, jusque dans les textes chrétiens. Elles ne sont pas attestées avant
le IIIème siècle après J.-C., et le restent au demeurant dans des proportions
fort réduites. Les textes archaïques, classiques, voire post-classiques,
attestent l’impératif fer, ferte, mais nous avons remarqué que ces formes de
l’orthonyme étaient de basse fréquence, apparaissant avant tout dans des
poèmes de haut niveau de langue, et qu’elles étaient, très tôt, figées dans des
lexies complexes. Si ces formes sont peu employées, c’est que d’autres
impératifs « porte(z) » lui sont préférés. A l’époque classique, l’impératif de
tollere est le seul d’emploi libre et est fréquent ; en latin tardif, nous
observons un flottement entre tolle, tollite et portā, portāte, selon les
auteurs et selon le niveau de langue. Ces variations à l’intérieur de la même
synchronie sont diastratiques. Toutes les formes existent, mais ne relèvent
pas d’un même niveau de langue : fer, ferte sont des variantes archaïsantes,
tandis que tolle, tollite relèvent d’un niveau de langue courant et que portā,
portāte sont usités dans la langue parlée familière.
8. Figement de l’orthonyme fer, ferte dans la langue littéraire
8.1. Fréquence du simple et des préverbés
Il est étonnant de noter combien la fréquence de fer et ferte baisse
rapidement, dès le latin classique, même si les formes préverbées
maintiennent une fréquence stable plus longtemps. De plus, leur emploi est
restreint à des lexies complexes. D’autres formes de lexèmes, bien plus
fréquentes, lui font concurrence.
8.1.1. Fréquence de fer
L’impératif singulier fer ne comptabilise dans le CLCLT-5 que 88
occurrences, dont 73 jusqu’au IIème siècle après J.-C. La forme est déjà
attestée chez Ennius (cf. r. 29 V = 32 W, Fer mi auxilium, § 5.1.), mais
Cicéron ne l’emploie plus que trois fois (deux fois dans des citations et une
fois dans un discours, Lig. 30, fer opem). La forme n’apparaît plus en fait
IMPÉRATIFS « PORTER
»
244
que dans des lexies complexes avec opem et auxilium. A date tardive, fer est
exceptionnel et son sens semble ne pas être évident.
VETVS LATINA, Esdr. 3, 10, 15
Fortiter fer qui1 tibi contigerunt casus
« Supporte courageusement les malheurs qui te sont arrivés ».
saint AUGUSTIN, Quant. 32, 67
Lucifer mihi occurrit ; qui profecto inter secundam et tertiam
syllabam scissus nonnihil priore parte significat, cum dicimus, luci,
et ideo in hoc plusquam dimidio corpore nominis uiuit. Extrema
etiam pars habet animam : nam cum ferre aliquid iuberis, hanc
audis. Qui enim posses obtemperare, si quis tibi diceret, fer codicem,
si nihil significaret fer ?
« Je pense au mot Lucifer (porte-lumière). Divise-le entre la seconde
et la troisième syllabe ; la première partie luci (lumière) a encore un
sens, la moitié de ce corps est vivante. L’autre moitié l’est aussi. On
te la fait entendre lorsqu’on te commande de porter (ferre) quelque
chose ; quand on te dit : Porte (fer) ce cahier, pourrais-tu obéir si ce
mot fer ne signifiait rien ? »2
8.1.2. Fréquence de ferte
Le pluriel ferte est attesté 102 fois. Il apparaît dans un fragment
d’Ennius, que reprend Cicéron, de nouveau dans la lexie avec opem :
ENNIUS, r. 64 V = 68 W = CICÉRON, Diu. 1, 67
… Ciues, ferte opem et restinguite.
« (...) Citoyens, apportez de l’aide et éteignez [l’incendie] ! »
En dehors de cette citation, Cicéron n’emploie jamais ferte. Après
l’époque archaïque, on trouve cette forme rarement et plutôt dans la poésie
de haut niveau de langue :
TIBULLE, 1, 1, 76-77
Ite procul, cupidis uulnera ferte uiris, / ferte et opes...
« Vous, allez loin d’ici, portez les blessures aux guerriers ambitieux,
portez-leur aussi la fortune (…) ».
1
Nous avons corrigé le texte, qui présente habituellement le relatif sous la forme quae.
Il s’agit sans doute d’une erreur d’un copiste. Ce maintien de fer est peut-être ici
rhétorique : nous avons trouvé une formule parallèle chez l’orateur P. RUTILIUS LUPUS,
1, 21, Fer fortiter demum laborem « Supporte seulement le malheur avec courage ».
2
Saint Augustin s’adresse à un philosophe cultivé, Evodius.
IMPÉRATIFS « PORTER
»
245
VIRGILE, En. 2, 668
Arma, uiri, ferte arma...
« Des armes, guerriers, apportez-moi des armes (…) ».
Limitées dans leur fréquence, les deux formes d’impératif connaissent
aussi une restriction syntagmatique.
8.2. Figement des locutions
La grande majorité des attestations présente la lexie figée opem fer/ferte
ou la variante, moins fréquente, auxilium fer/ferte. Le figement justifie le
maintien des formes orthonymiques jusqu’en latin chrétien (cf. FIRMICUS
MATERNUS, Err. 24, 3, opem fer). La lexie reste figée à toutes les formes,
quels que soient le temps, le mode ou la personne, et quel que soit le niveau
de langue (cf. PÉTRONE, Sat. 72, 7, opem fero ; CICÉRON, Cat. 3, 18, opem
et auxilium nobis tulerunt ; TITE-LIVE, 7, 5, 2, opem latam). Les préverbés
n’ont pas connu de figement et entrent dans des locutions plus variées.
8.3. Fréquence des préverbés
Les impératifs de adferre, auferre, referre sont de plus haute fréquence
que le simple. Le préverbé aufer, par exemple, comptabilise 162
occurrences et apparaît chez Cicéron :
CICÉRON, Att. 5, 4, 4
Tu uero aufer CC.
« Quant à toi, arrache deux cents feuilles ».
Ce qu’il faut surtout noter, c’est la relative richesse des compléments
attestés avec les préverbés. Ils sont aptes à recevoir les mêmes compléments
que le simple (OVIDE, H. 12, 194, auxiliumque refer « et porte-moi secours
en retour » ; OVIDE, Pont. 2, 3, 47, affer opem « viens au secours »). Mais
ils entrent également dans des locutions variées par rapport au simple, au
sens propre et figuré (OVIDE, F. 2, 451, aufer onus « délivre-les du
fardeau » ; Ars 2, 178, perfer et obdura « souffre-le et persévère »).
8.4. Fréquence des parasynonymes
Dans le tour avec opem, nous n’avons trouvé qu’une variante à
l’impératif (APULÉE, Met. 6, 28, ‘Vos’, inquit, ‘Superi, tandem meis
supremis periculis opem facite « Grands dieux ! s’écria-t-elle, secourez-moi
IMPÉRATIFS « PORTER
»
246
enfin dans ce suprême péril »3). En dehors de cette lexie, une forme de
lexème se distingue d’un point de vue numérique et syntagmatique : il s’agit
du singulier tolle, attesté 505 fois, et du pluriel tollite4, attesté 246 fois.
C’est l’impératif le plus fréquent chez Cicéron, qui l’emploie avec des
compléments concrets et abstraits. Sa fréquence en poésie est
notable (OVIDE, Am. 1, 8, 66, Tolle tuos tecum, pauper amator, auos
« Emporte tes aïeux et toi avec, pauvre amant » ; cf. aussi VIRGILE, En. 6,
370, § 12.2.2.). Il est usuel et fonctionne parallèlement au thème fer- : dans
une même locution avec quantum, on trouve tolle à l’impératif, fer- au
subjonctif présent, lui-même remplacé par portā- en latin tardif :
HORACE, Ep. 1, 7, 16
‘At tu quantumuis tolle’.- ‘Benigne’.
« ‘Toi, emportes-en autant que tu voudras’. - ‘Merci bien’.
OVIDE, Am. 1, 8, 38
Quantum quisque ferat, respiciendus erit.
« Retourne-toi sur chacun à proportion de ce qu’il porte ».
saint AUGUSTIN, Serm. 164, 9
Non uides quantum portes ?
« Ne sens-tu pas combien tu portes ? »
L’impératif de portāre n’apparaît pas fréquemment dans les textes, même
chrétiens ; c’est encore tolle que l’on trouve, alors que l’infectum attesté
dans la même locution est portā-, qui se substitue lui-même à fer-, ainsi
avec le nom de l’ « or » :
saint AUGUSTIN, Serm.8
Tollite aurum, argentum, uestem Ægyptiis.
« Porte l’or, l’argent, le tapis aux Égyptiens ».
saint AUGUSTIN, Adim. 20
Nolite portare aurum neque argentum..
« Ne portez ni or, ni argent (…) ».
3
Cette locution est placée dans la bouche de la jeune fille captive, « évidemment de
bonne naissance, et, comme l’indiquait son air de grande dame, appartenant à la plus
haute aristocratie du pays » (cf. 4, 23). L’auteur a peut-être ainsi voulu jouer,
ironiquement, sur le décalage entre la noblesse de la prisonnière, son langage qu’elle
châtie (cf. Superi … supremis periculis, avec des jeux phonétiques) et cette incorrection.
4
Pour leur parasynonymie, cf. OVIDE, H. 11, 101 et 103, Tolle procul decepte faces,
Hymenaee, maritas / (...) / Ferte faces in me, quas fertis, Erinyes atrae « Hymen,
trompé dans ton attente, emporte loin de moi le flambeau nuptial (…). Noires
Erinyes, portez contre moi les torches que vous portez ».
IMPÉRATIFS « PORTER
»
247
PLAUTE, Trin. 778-779
Seque aurum ferre uirgini dotem a patre / Dicat… patremque id iussisse
aurum tibi dare.
« Qu’il dise qu’il porte de l’or en dot à la jeune fille, de la part du
père (…) ».
L’analyse fréquentielle conduit donc à constater dès le latin classique la
rareté de fer/ferte, en regard du nombre important de tolle et tollite. Il est
plus étonnant encore de noter l’absence de portā et portāte jusqu’en latin
chrétien, où ces formes restent rares alors que, dans le même temps, le
thème d’infectum portā- est devenu fréquent.
9. Faible percée de portā, portāte dans la langue littéraire
En dehors d’un seul portātō attesté dans un contexte militaire et d’un
portāte mal assuré, aucun texte n’atteste l’impératif de portāre avant le
IIIème siècle :
TITE-LIVE, 5, 16, 11
Bello perfecto donum amplum uictor ad mea templa portato...
« La guerre finie, victorieux, porte dans mes temples une riche
offrande (…) ».
saint AMBROISE, Psalm. 22, 30
Porta me in cruce quae salutaris errantibus est.
« Porte-moi sur la croix qui est salutaire aux âmes errantes ».
Il serait très hasardeux de soutenir que la forme n’existait pas auparavant.
Elle est plutôt évitée dans les textes. Seul un vers présente l’impératif
pluriel :
pseudo-SÉNÈQUE, Oct. 977-978
Hanc quoque tristi procul a poena / portate, precor, templa ad
Triuiae.
« Emportez aussi, je vous en supplie, cette femme, bien loin de son
affreux supplice, vers les temples de la Déesse Diane »5.
5
La date de rédaction de cette tragédie est habituellement située au Ier siècle après
J.-C. Mais cette « curieuse tragédie, comme la qualifie L. HERMMANN dans son
édition de la C.U.F., composée d’une manière un peu sèche, plus concise que les
pièces de Sénèque » a pu subir différents remaniements postérieurs. Nous ne
sommes donc pas certaine de l’authenticité de la forme dans le vers cité.
IMPÉRATIFS « PORTER
»
248
9.1. Portā- vs fer, ferte
Certains auteurs, semble-t-il, préfèrent recourir à des formes d’impératif
autres que celles de portāre, alors qu’à tout autre mode ils remplacent ferpar portā-, même dans des lexies anciennement figées et même quand la
forme a une valeur injonctive, comme au subjonctif d’ordre :
PLAUTE, As. 323
LE. Em ista uirtus est, quando usust, qui malum fert fortiter.
« (Lé.) Voici de la valeur, que de supporter courageusement le
malheur, en cas de besoin ».
saint CYPRIEN, Ep. 58, 9, 1
Portemus fortiter scutum fidei.
« Supportons courageusement le bouclier de la foi ».
9.1.1. Portā- vs fer, ferte opem
Dès le latin classique, on trouve parfois portāre à la place de ferre dans
la lexie avec opem. La substitution s’observe au présent de l’indicatif et de
l’infinitif (cf. aussi OVIDE, Tr. 2, 271-272, portat opem, § 13.5.1.2.), mais ni
au parfait ni à l’impératif présent :
SILIUS ITALICUS, 9, 457-458
Et Gradiuus opem diuae portare ferocis / exemplo doctus...
« Et Gradivus, par l’exemple de la belliqueuse déesse, instruit à
porter secours (...) ».
OVIDE, Met. 13, 669-671
...‘Bacc e pater, fer opem !’ dixere, tulitque
muneris auctor opem, si miro perdere more / ferre uocatur opem...
« (…) ‘Vénérable Bacchus, s’écrient-elles, viens à notre secours’, et
le dieu qui leur avait donné leur pouvoir vint à leur secours, si causer
la perte d’une créature par un prodige s’appelle venir à son secours
(…) » (trad. G. Lafaye).
9.1.2. Portā- vs fer, ferte luctum
Il en va de même avec pour complément le nom du « deuil » :
CIRIS (Appendix Vergiliana) 289
aut Amor insanae luctum portauit alumnae.
« ou l’Amour porta le deuil à son adepte insensée ».
IMPÉRATIFS « PORTER
»
249
VETVS LATINA, Eccli. 38, 17
Fer luctum illius uno die
« Porte son deuil pendant un jour ».
TITE-LIVE, 6, 3, 4
Etruscis se luctum lacrimasque ferre.
« C’était chez les Etrusques qu’il portait le deuil et les larmes ».
Le choix littéraire des formes orthonymiques conduit au fait que, dans la
Vulgate encore, les impératifs fer et ferte sont légèrement plus nombreux
que portā et portāte.
9.1.3. Portā- vs fer, ferte prandium
Dans la Vulgate, on relève avec le nom du « repas » prandium l’impératif
fer, syntagme que saint Jérôme commente à l’aide du présent de l’indicatif
de portāre :
VULGATE, Dan. 14, 33
Fer prandium quod habes in Babylonem Daniheli…
« Porte le repas que tu as là à Babylone, à Daniel (…) ».
saint JÉRÔME, Ep. 22, 9
Potuit et Danihelo de regis ferculis opulentior mensa transferri, sed
Ambacum messorum prandium portat, arbitror, rusticanum.
« A Daniel aussi, on aurait pu dresser une table opulente avec les
mets royaux ; mais c’est le repas rustique des moissonneurs que lui
porte, je pense, Habacuc ».
9.1.4. Portā- vs fer, ferte frumenta
Portāre, lexème de la langue militaire, dénote fréquemment le transport
du blé chez Tite-Live et César. Même en poésie, c’est ce lexème qui
apparaît :
HORACE, Ep. 1, 16, 72
Annonae prosit, portet frumenta penusque.
« Qu’il s’occupe du marché, qu’il porte le blé et les autres
provisions »
C’est encore le cas dans la Vulgate, pour toute forme de portāre en
dehors de celle de l’impératif, même à quelques versets de distance :
IMPÉRATIFS « PORTER
»
250
VULGATE, Gen. 42, 19 et 26
Vos autem abite et ferte frumenta quae emistis in domos uestras…
At illi portantes frumenta in asinis profecti sunt
« Et allez-vous-en ; emportez le blé que vous avez acheté dans vos
maisons (…). Eux, emportant le blé sur leurs ânes, s’en allèrent »6.
9.1.5. Portā- vs fer, ferte pecuniam
Le nom de l’« argent », pecunia, est habituellement régi par portāre, selon
une formule courante du monde commercial, dans lequel le verbe devait être
usuel en raison de l’achat et du transport de marchandises (cf. aussi TITELIVE, 44, 27, 12, qui pecuniam portabat « celui qui portait l’argent ») :
saint AUGUSTIN, Eu. Ioh. 11, 1
Si ferrent aliquam sarcinam grauem, aut lapidis aut ligni, aut
alicuius etiam lucri, si frumentum portarent, si uinum, si pecuniam,
currerent ut deponerent onera ; portant sarcinam peccatorum, et
pigri sunt currere.
« S’ils portaient quelque lourd fardeau, comme des pierres, du bois, ou
même quelque objet de valeur, s’ils portaient du blé, du vin ou de l’argent,
combien ils auraient hâte de s’en défaire ; ils portent le fardeau de leurs
péchés, et ils ne montrent aucun empressement à s’en décharger ».
9.1.6. Portā- vs fer, ferte aquam
Le transport de l’eau, procès fréquent dans la langue militaire, est
toujours dénoté par portāre, même dans les œuvres d’auteurs conservateurs,
comme Tibulle et saint Augustin, mais à l’impératif on trouve ferte et au
parfait °tul-7 :
TIBULLE, 2, 6, 7-8
… erit hic quoque miles, / Ipse leuem galea qui sibi portet aquam.
« (…) lui aussi sera un soldat, qui porte lui-même pour lui dans son
casque son eau limpide ».
6
Ce verset a été traduit différemment : « Emportez en votre pays le blé que vous
avez acheté » (L.-I. LEMAÎTRE DE SACY) ; « Allez porter du grain à vos maisons
affamées (TOB et Bible de Jérusalem) ; « Emmenez du grain pour nourrir vos
familles » (L. SEGOND) ; « Vous irez apporter à vos familles de quoi calmer leur
faim » (le Rabbinat français).
7
Au parfait, °tul- peut varier avec portāu-, ainsi avec le nom du « vase » : VULGATE,
Hier. 14, 3, reportauerunt uasa sua « ils rapportèrent leurs vases » / Neh. 13, 9, Et
rettuli ibi uasa « Et j’y rapportai les vases ».
IMPÉRATIFS « PORTER
»
251
saint AUGUSTIN, Parm. 2, 10, 20
effoderunt sibi lacus detritos qui non possunt aquam portare.
« (…) ils se sont creusé des citernes usées qui ne peuvent porter
l’eau ».
VULGATE, Is. 21, 14
Occurrentes sitienti ferte aquam qui habitatis terram austri
« A la rencontre de l’assoiffé, portez de l’eau, habitants du pays de
Téma ».
VULGATE, Gen. 43, 24
Et introductis domum adtulit aquam
« Après les avoir fait entrer dans la maison, il leur apporta de l’eau ».
9.2. Portā/portāte vs ferA partir du IIIème siècle, les textes commencent à attester l’impératif de
portāre. La Vulgate atteste 12 portā et portāte8, dans des locutions où le
sème du poids de la charge est marqué.
9.2.1. Portā/portāte vs fer- (in) sinu ; (in) umeris ; (in)
corpore
Un emploi de portāre doit être ancien : c’est celui qui l’associe au procès
de « porter quelqu’un », dans ses bras, sur son dos9 (cf. TÉRENCE, Andr.
722, Quo portas puerum ? « Où portes-tu l’enfant ? »). C’est bien ce verbe
que l’on retrouve dans la Vulgate, même à l’impératif :
VULGATE, Num. 11, 12
Porta eos in sinu tuo sicut portare solet nutrix infantulum et defer in
terram pro qua iurasti patribus eorum
« Porte-les sur ton sein, comme la nourrice porte le tout petit enfant,
amène-les au pays que j’ai promis par serment à leurs pères ».
8
Les préverbés aussi sont rares à l’impératif : VULGATE, 2 Reg. 15, 25, Et dixit rex
ad Sadoc reporta arcam Dei in urbem « Le roi dit à Sadoq : ‘Rapporte en ville
l’arche de Dieu’ ». C’est l’impératif de (°)ferre qui est plus fréquent, cf. Vulgate, I
Par. 15, 12 et 14-15, passage cité au § 12.4.3.
9
Pour le port de charges plus légères, à condition qu’il s’agisse d’un objet, par
exemple un vêtement, un casque, les textes dénotent parfois le procès à l’aide de
erō : TITE-LIVE, 27, 48, 16, Vix arma umeris gerebant « Ils avaient même de la
peine à porter leurs armes sur leurs épaules ».
IMPÉRATIFS « PORTER
»
252
Au thème d’infectum, ferre et portāre sont tous deux attestés, dans une
variation diaphasique (cf. aussi OVIDE, H. 20, 48, ferere sinu « tu seras
portée sur ce sein », HORACE, O. 2, 18, 26-28, in sinu ferens deos « portant
sur leur sein les dieux », MARTIAL, Epigram. 2, 6, 7, quae sinu ferebas
« que tu portais sur ton sein ») :
TIBULLE, 2, 5, 69-70
Quodque Aniena sacras Tiburs per flumina sortes / Portarat sicco
pertuleratque sinu ...
« Les avertissements de la Sibylle de Tibur qui porta à travers les
flots de l’Anio les oracles sacrés sans les mouiller et les porta
jusqu’au bout contre son sein (...) ».
Il en va de même pour toute charge portée sur les épaules. Elle devait
être dénotée quotidiennement à l’aide de portāre. Malgré tout, les textes
atteste relativement peu ce lexème socialement marqué, jusqu’aux premiers
textes chrétiens (cf. aussi VIRGILE, En. 5, 264-265, ferebant /… umeris « ils
portaient sur leurs épaules », PÉTRONE, Sat. 122, ferre potest umeris « il
peut porter sur ses épaules », saint CYPRIEN, Testim. 3, 59, Ferunt illa
umeris « ils les portent sur leurs épaules ») :
OVIDE, Ars 3, 775
Milanion umeris Atalantes crura ferebat.
« Milanion portait sur ses épaules les jambes d’Atalante ».
VULGATE, Ios. 4, 5
Portate singuli singulos lapides in umeris uestris
« Que chacun de vous porte sur ses épaules une pierre ».
HORACE, S. 1, 5, 89-90
… sed panis longe pulcherrimus, ultra / callidus ut soleat umeris
portare uiator.
« (…) mais le pain y est tout à fait beau, si bien que le voyageur
avisé a l’habitude d’en charger ses épaules pour continuer sa route »
(trad. F. Villeneuve).
Portāre, de sème concret inhérent, convient bien à l’image de
vulgarisation que les auteurs chrétiens proposent : elle reçoit ainsi un sens
concret du fait que l’homme est, physiquement comme moralement, accablé
par son péché.
IMPÉRATIFS « PORTER
253
»
9.2.2. Portā/portāte vs fer- peccatum,
confusionem, ignominiam, scelus
peccata,
Portā(te) est attesté souvent avec le nom d’une faute. Cet emploi est
ancien si l’on se fie au vers d’un auteur archaïque (cf. TÉRENCE, Heaut.
625, quid peccati portat, § 13.1.2.2. ; cf. aussi 1 Reg. 15, 25, porta quaeso
peccatum meum « je t’en prie, porte ma faute ») :
VULGATE, Psalm. 24, 18
Vide adflictionem meam et laborem meum et porta omnia peccata mea
« Vois mon malheur et ma peine, porte tous mes péchés ».
QUODVULTDEUS, Acc. grat. 2, 8
Infirmitatem sciens ferre et auferre, quoniam ipse peccata nostra
portauit.
« Sachant qu’il portait et emportait notre infirmité, puisque lui-même
a porté nos péchés ».
Pourtant à date classique et post-classique, on lui préfère l’hyperonyme
ferre :
CICÉRON, Fin. 4, 8, 20
Alia quaedam dicent, credo, magna antiquorum esse peccata, quae
ille ueri inuestigandi cupidus nullo modo ferre potuerit.
« Ils diront, j’imagine, que de grandes fautes ont été commises par
les anciens philosophes, fautes que, dans son désir de poursuivre la
vérité, il n’a pu (sup)porter en aucune manière ».
Avec pour complément toute sorte de défauts et d’abominations, on
observe la même variation, mais ferre semble parfois privilégier le sens
moral (cf. aussi QUINTE-CURCE, 8, 6, 7, ignominiam aegre ferens « (Sup)portant mal cet affront ») :
VULGATE, Ezech. 16, 52-54 et 58
Ergo et tu porta confusionem tuam… et porta ignominiam tuam… ut
portes ignominiam tuam… scelus tuum et ignominiam tuam tu
portasti
« Donc toi aussi, porte ta honte (…) et porte ton opprobre (…) afin
que tu portes ton opprobre (…) Ton infamie et tes abominations,
c’est toi qui les as portées ».
CICÉRON, Tusc. 4, 20, 45
… ignominiam et infamiam ferunt sine dolore.
« (…) ils (sup)portent sans en souffrir l’ignominie et l’infamie ».
IMPÉRATIFS « PORTER
»
254
VULGATE, Ezech. 23, 35
Tu quoque porta scelus tuum et fornicationes tuas
« Porte, toi aussi, ton infamie et tes prostitutions ».
CICÉRON, Mil. 43
... cruentis manibus scelus et facinus prae se10 ferens...
« (…) portant devant lui dans des mains ensanglantées un crime et
un forfait (…) ».
9.2.3. Portā/portāte vs fer- onera
Le nom du « fardeau » est le plus souvent régi par portāre (cf. VARRON,
R. 2, 6, 5, onera portent « [les ânes] portent des fardeaux », portabat onus ;
CÉSAR, C. 1, 78, 1, ad onera portanda, OVIDE, Met. 10, 481), sauf dans les
discours de Cicéron :
CICÉRON, Tusc. 2, 23, 54
Vt onera contentis corporibus facilius feruntur…
« De même que nous portons un poids plus facilement si tous nos
muscles sont tendus (…) ».
La forme d’impératif est attestée dans la Vulgate :
VULGATE, Rom. 6, 2-5
Alter alterius onera portate… unusquisque enim onus suum portabit
« Portez les fardeaux les uns des autres (…) ; car tout homme devra
porter sa charge personnelle ».
9.2.4. Fréquence de portā, portāte dans les lettres et
sermons chrétiens
Les sermons, les lettres et parfois les exégèses, c’est-à-dire des textes de
niveau de langue moins recherché, attestent d’ailleurs plus fréquemment
l’impératif portā(te), ce qui tend à prouver que la fréquence faible de ces
formes en littérature est liée au niveau de langue : elles sont connotées et
limitées à une sous-partie du lexique. Saint Augustin emploie cet impératif
10
La locution prépositionnelle prae se est elle aussi associée tantôt à portāre, tantôt
à ferre. Le parallélisme de construction et le chiasme du passage suivant (ferre atque
agere / agentes portantesque) illustre la variation : TITE-LIVE, 38, 18, 15, …quae
ferre atque agere possint prae se agentes portantesque... « poussant devant eux et
emportant tout ce qu’ils pouvaient pousser et emporter (…) ».
IMPÉRATIFS « PORTER
»
255
dans ses textes de plus bas niveau de langue, parallèlement à des formules
bibliques ou dans des locutions de la langue quotidienne (cf. aussi Serm. 4,
Porta peccatorem « supporte le pécheur », Psalm. 140, 16, Porta « Porte-la
[la chair] », Eu. Ioh. 17, 11, Porta portatus proximum tuum « après avoir été
porté par lui, porte ton prochain », Serm. 339, portate mecum « portez [mon
fardeau] avec moi », etc.) :
saint AUGUSTIN, Ep. Ioh. 1 et 7
Onera uestra portate... Ergo humilis porta dominum tuum.
« Portez vos fardeaux (…). Sois humble, porte ton maître ».
saint AUGUSTIN, Serm. 93
Habes oleum, porta tecum.
« Tu as de l’huile ? Emporte-la avec toi ».
Dans ses commentaires, saint Augustin recourt à la forme d’impératif,
quand la Vulgate privilégie une autre forme, ainsi celle de première
personne du pluriel du subjonctif à valeur d’ordre :
saint AUGUSTIN, Ep. 243, 57, 10
Porta iam caelestis imaginem, sicut terreni portasti.
« Porte maintenant l’image de l’homme céleste, comme tu as porté
celle de l’homme terrestre ».
VULGATE, 1 Cor. 15, 49
Igitur sicut portauimus imaginem terreni portemus et imaginem
caelestis
« Comme donc nous avons porté l’image de l’homme terrestre,
portons aussi l’image de l’homme céleste ».
Portā apparaît une seule fois dans les Confessions, où le niveau de
langue est intermédiaire entre la Cité de Dieu et les Sermons, mais cette
occurrence mérite qu’on s’y arrête. La forme d’impératif précède une forme
de futur, répétée :
saint AUGUSTIN, Conf. 4, 16, 31
… protege nos et porta nos. Tu portabis et paruulos et usque ad
canos tu portabis.
« (…) protège-nous et porte-nous. C’est toi qui nous porteras ; tu
nous porteras même tous petits et jusqu’à la vieillesse ».
Tout le chapitre est centré sur la connaissance que l’auteur fit du corps de
l’homme et de Dieu à l’âge de vingt ans. Les termes substantia et corpus
sont énumérés tout au long du passage. Parallèlement, portā insiste sur le
IMPÉRATIFS « PORTER
»
256
poids du corps humain, physique à première lecture, métaphorique dans une
seconde lecture qui prolonge la réflexion théologique (poids du péché, des
erreurs). Mais, plus encore, l’auteur se demande à quoi lui a servi « cette
promptitude et cette vivacité d’esprit avec laquelle [il] avai[t] pénétré toutes
ces sciences » (quid ergo tunc mihi proderat ingenium per illas doctrinas
agile ?) ; il aurait préféré être moins instruit (aut quid tantum oberat
paruulis tuis longe tardius ingenium ? « Ou que nuisait aux plus simples et
aux plus petits de vos enfants d’avoir un esprit beaucoup plus lent ? »). Il se
rapproche donc des plus « simples », en leur empruntant également leur
langue : cette prière calque peut-être l’injonction que ceux-ci utilisaient au
quotidien. Cette occurrence pourrait confirmer la double caractéristique de
l’impératif portā(te). La forme était marquée, sociologiquement, par son
emploi courant ou familier dans la bouche de tout locuteur ; ce contexte
devait maintenir le lexème dans son sémème le plus ancien, celui d’une
charge concrète et matériellement pesante. Aussi la littérature a-t-elle été
particulièrement réticente à employer cette forme connotée, et a-t-elle
privilégié d’autres formes.
9.3. Portā, portāte vs tolle, tollite
L’impératif de tollere apparaît de manière stable tout au long de la
latinité. La Vulgate ne compte pas moins de 79 tolle et 26 tollite (face à 12
portā(te) et 10 fer(te)), qui signifient dans la majorité des occurrences
« prends/prenez », mais aussi « porte(z), emporte(z), emmene(z) ;
enlève/enlevez » (rarement). Au § 9.2.3., nous relevions la locution porta
tecum ; elle connaît une variation tolle tecum (Jos. 8, 1)11. Les chiffres et les
textes nous invitent vivement à supposer que la langue devait, à un moment
donné, présenter une variation diastratique, non pas entre fer(te) et
portā(te), mais bien entre tolle(-ite) et portā(te). Les impératifs fer et ferte
étaient sentis vraisemblablement comme archaïques, dès l’époque classique,
et n’ont pas été usuels. Il semble que ce soit vers les formes préverbées de
ferre ou vers tolle(-ite), l’impératif du lexème qui a partagé son perfectum
avec ferre, que la langue se soit tournée dans un premier temps (cf. PLAUTE,
Mil. 759-761, …tolle hanc patinam…/Aufer illam offam porcinam…
/…aufer « Emporte ce plat (…), emporte ce quartier de porc ; (…) emportele »). Puis, comme la langue en est venue de plus en plus à substituer
portāre à ferre, c’est portā(te) qui devient fréquent.
11
La variante fer tecum (fidem), attestée chez Silius Italicus, a peu de chance de
refléter un état de la langue parlée par le peuple.
IMPÉRATIFS « PORTER
»
257
9.3.1. Portā, portāte vs tolle, tollite deum
C’est pourquoi on observe, avec pour complément le nom de « Dieu » la
substitution de portāte à tollite, à mesure que le texte biblique fut remanié.
Cette variation est d’abord diastratique, puisque la tradition exégétique
maintient les deux formes (cf. saint AMBROISE, Luc. 5) :
TERTULLIEN, Res. 16
Tollite deum in corpore uestro.
« Portez Dieu dans votre corps ».
saint CYPRIEN, Testim. 3, 11 = VULGATE, 1 Cor. 6, 20
Portate deum in corpore uestro.
« Portez Dieu dans votre corps ».
9.3.2. Portā, portāte vs tolle, tollite onus
Un autre indice de cette variation diastratique nous est apporté par la
locution avec le nom du « fardeau ». Déjà chez Plaute, on note une variation
entre fer- et portā-, qui révèle l’importance des interactions verbales dans
l’évolution d’un supplétisme : on trouve l’hyperonyme quand les
personnages sont des hommes libres, de même niveau social ; en revanche,
si le locuteur est un maître qui s’adresse à son esclave ou son affranchi, il
emploie le terme connoté :
PLAUTE, Mil. 1191
PA. Ego illi dicam, ut me adiutore<m> qui onus feram ad portum
roget.
« (Pa.) Moi, je lui dirai de me demander de l’aider à porter les
paquets jusqu’au port ».
PLAUTE, As. 689-690
... magis decorumst / Libertum potius quam patronum onus in uia
portare.
« (…) Il est plus convenable que ce soit l’affranchi qui porte les
paquets en chemin plutôt que le maître ».
A l’impératif, on ne trouve jamais fer, seulement tolle, puis portā :
CATULLE, 68, 144
Ingratum tremuli tolle parentis onus
« Porte le fardeau importun d’un vieux père tremblant ».
IMPÉRATIFS « PORTER
»
258
saint AMBROISE, Off. 1, 1, 12, 42
Portate ergo onus sermonum meorum.
« Portez donc le fardeau de mes sermons ».
Parfois, les deux impératifs coexistent en latin chrétien, mais ils semblent
employés selon une variation diaphasique : l’auteur suivant remplace les
fréquents portāte de ses sermons adressés aux fidèles par tollite quand il
adresse une prière à Dieu :
PIERRE CHRYSOLOGUE, Serm. 47
Portate, iusti, portate.
« Portez, hommes justes, portez ».
PIERRE CHRYSOLOGUE, Serm. 3
Tollite onus meum super uos…
« Portez mon fardeau sur vous ».
La répétition de portāte, dans ce dernier exemple, relève d’une
construction orale du sens et confirme l’usage de la forme dans la langue
parlée quotidienne.
10. Variations diastratiques et diaphasiques
Les variations entre fer(te), tolle(-ite) et portā(te), se révèlent
chronologiquement incompréhensibles si l’on ne tient pas compte de la
dimension écrite et littéraire de nos sources. La facture du texte masque,
plus ou moins sensiblement, le fonctionnement réel de la langue. Il nous
revient de discerner l’intention de l’auteur qui non seulement rédige son
œuvre conformément au style habituel du genre, mais encore écrit en
fonction d’un lectorat ciblé. Toutefois, ces variations diastratiques et
diaphasiques permettent de saisir la genèse de l’évolution du supplétisme.
La langue met à la disposition des sujets parlants des formes différentes.
Une forme, sortie de l’usage courant, peut être réactivée dans tel texte à
l’expression recherchée, quand tel autre emploiera un tour moins affecté,
car plus proche de l’usage courant ou familier de la langue. Dans la Vulgate,
portā(te) gagne en fréquence : le recours à un lexème usuel à l’auditoire
visé permet de mettre une image sur un enseignement profondément abstrait
et spirituel. Portā(te) se prête à la polysémie d’interprétation, à tous les
niveaux de sens que distingue la tradition dans l’Écriture : littéral, moral,
spirituel. L’apparition de cet impératif est à nos yeux l’indice d’une
variation diastratique, qui constitue une nouvelle étape dans la genèse du
supplétisme.
IMPÉRATIFS « PORTER
»
259
11. Conclusion
Nous supposons donc, à l’origine, un partage entre les deux lexèmes
latins dénotant le procès de « porter », l’un marqué concrètement et toujours
vivant tout au long de la latinité, portāre, l’autre concret et abstrait mais
tendant rapidement à un figement, surtout au mode de l’impératif, ferre. Au
départ, portā(te) et fer(te) ont pu connaître une répartition syntagmatique,
qui éclaire la perte de vitesse de l’hyperonyme : le premier a reçu les
compléments les plus matériels et répondant à des besoins quotidiens, tels
l’eau, le blé, les paquets, etc. ; l’autre s’est spécialisé dans des locutions
abstraites, ainsi avec opem. Plus tôt que l’on ne l’aurait supposé, le figement
et l’abstraction syntagmatique de fer(te) ont entraîné son classement dans un
niveau de langue plus soutenu, essentiellement littéraire, et font de lui le
terme marqué. D’autre part, portā(te), courant et usuel dans la vie
quotidienne et professionnelle, celle des soldats par exemple, devient non
marqué et traverse les siècles sans heurts jusqu’à gagner les locutions
pourtant figées de ferre, et ce malgré le maintien archaïsant12 de ce lexème
dans les œuvres recherchées.
11.1. Schéma récapitulatif
Nous avons avancé que l’impératif de portāre s’était implanté dans la
langue quotidienne, peut-être dès les débuts de la langue latine. Portā(te)
peut correspondre à un ordre militaire souvent donné à un subalterne chargé
du transport du blé, de l’eau, de l’approvisionnement, ou bien à un ordre
ordinaire d’un maître à l’un de ses esclaves dans la gestion domestique,
artisanale... Portā(te) est alors connoté et limité à une sous-partie du
lexique, d’où la faible fréquence de ces deux formes à l’écrit. Celui-ci
dispose de deux alternatives : il opte soit pour la variante diaphasique
fer(te), soit pour la variante diastratique qui appartient à la langue parlée des
lettrés, tolle(-ite) :
PIERRE CHRYSOLOGUE, Serm. 50
Tolle lectum tuum, hoc est, porta portantem.
« Porte ton lit, c’est-à-dire, porte celui qui te porte ».
Il y aurait encore une étape à poser dans l’évolution vers le supplétisme
(sans doute en roman) : c’est celle qui ferait sortir tollere de l’usage et ferait
de portāre l’orthonyme du procès « porter ».
12
Un archaïsme, au sens stylistique, est une forme plus ancienne que la synchronie
en question.
IMPÉRATIFS « PORTER
»
260
11.2. Illustration de l’évolution vers le supplétisme dans une
locution concrète
Commençons par une locution dans laquelle la forme d’impératif a pour
complément le pronom personnel de la première personne du singulier. La
première phase n’est pas illustrée, car dès le latin archaïque fer me est à
prendre au sens moral de « supporte-moi », conformément à la variation
syntagmatique de la phase II. On trouve ensuite tolle me (phase III), puis
portā me (phase IV) :
TÉRENCE, Heaut. 692
Syre mi, gaudeo : fer me.
« Mon cher Syrus, je suis joyeux, supporte-moi ».
VIRGILE, En. 6, 370
Da dextram misero et tecum me tolle per undas
« Donne la main à un malheureux et emporte-moi avec toi à travers
ces ondes ».
saint AMBROISE, Psalm. 22, 29
Quaere me, quia te requiro, quaere me, inueni me, suscipe me, porta
me.
« Cherche-moi, parce que je te recherche, cherche-moi, trouve-moi,
soutiens-moi, porte-moi ».
11.3. Illustration de l’évolution vers le supplétisme dans une
locution abstraite
Il en va de même avec un complément abstrait : les deux premiers
exemples illustrent la variation diaphasique de la phase III, le troisième
exemple la variation diastratique de la phase IV :
SÉNÈQUE le PÈRE, Contr. 2, 2, 11
Fer, socer, felicitatem tuam.
« Porte, mon cher beau-père, ton bonheur ».
SÉNÈQUE le PÈRE, Contr. 9, 6, 17
Tolle matris nomen.
« Porte le nom de mère »13.
13
Pour le tour avec ferre, cf. par exemple PLAUTE, Ps. 1107-1108, …ei nomen
diu/seruitutis ferunt « (…) ils porteront longtemps le nom d’esclave ». Avec portāre,
IMPÉRATIFS « PORTER
»
261
saint JÉRÔME, Ezech. 5, (s.s.) 16
Ergo et tu porta confusionem tuam… et porta i nominiam tuam…
impietates tuas et iniquitates tuas tu porta.
« Toi aussi, porte donc ton désordre (…). Porte ton déshonneur (…).
Toi, porte tes impiétés et tes iniquités ».
Les exemples suivants semblent présenter également une variation
diaphasique : un disciple de Quintilien choisit une forme courante au Ier
siècle ; Claudien Mamert, un chrétien vivant en Gaule, recourt à la forme du
latin écrit oratoire ; Marius Victorinus, un rhéteur converti, préfère le
lexème usuel dans le latin chrétien et dans la langue parlée par le peuple :
Pseudo-QUINTILIEN, Decl. 367, 5
Tolle iudicium.
« Porte un jugement ».
CLAUDIEN MAMERT, Anim. 2, 10
Ferque iudicium…
« Et porte un jugement (…) ».
MARIUS VICTORINUS, Gal. 2, (s.s.) 5, 10
Qui uos, inquit, perturbat, portabit iudicium.
« Celui, dit-il, qui vous trouble portera un jugement ».
11.4. Illustration de l’évolution vers le supplétisme dans le
procès de « supporter »
Au sens de « supporter », les lexèmes connaissent les mêmes
variations diaphasiques et diastratiques : les textes tardifs présentent très
rarement la forme archaïsante, souvent la forme usuelle dans la langue
parlée quotidienne (phase III) :
saint AUGUSTIN, Serm. 392
Ferto, tolera.
« Endure, supporte ».
saint AUGUSTIN, Serm. 96, 4
Tolera, porta
« Endure, supporte ».
Comme au sujet de « aller », nous avons montré que l’impératif de
« porter » était un mode de prédilection pour l’observation de l’évolution
d’un futur supplétisme. C’est le cas également pour les formes du présent de
l’indicatif, pour lesquelles les faits sont encore plus évidents.
cf. par exemple saint AUGUSTIN, Serm. 284, Nomen non inane portabat « Elle ne
portait pas un vain nom ».
PRÉSENTS « PORTER
»
262
CHAPITRE IV
SUPPLÉTISME ET ÉNONCIATION :
LE CAS DE FERRE ET PORTĀRE AU PRÉSENT DE L’INDICATIF
Les statistiques (cf. § 3.1.) ont révélé une inversion de la fréquence
d’emploi des lexèmes ferre et portāre au présent de l’indicatif : autant
l’infectum de ferre est bien attesté jusqu’en latin classique, autant il perd
beaucoup de terrain en latin classique, au profit de ses propres préverbés et
de l’infectum de portāre. Celui-ci s’installe confortablement en latin
chrétien et parvient même à éliminer toutes les formes de ferre dans la
plupart des œuvres. Ces remplacements ne s’observent pas de la même
manière aux troisièmes personnes du singulier et du pluriel et aux deux
premières personnes du singulier et du pluriel. Les personnes du récit
attestent moins vite les variations que les personnes du dialogue.
L’énonciation importe dans la genèse d’un supplétisme : les premières
formes qui cèdent sont celles de l’impératif présent ou celles de l’indicatif
présent aux deux premières personnes, c’est-à-dire aux personnes les plus
usitées à l’oral.
12. Les attestations au cours de l’histoire du latin
Le relevé des occurrences des deux lexèmes au cours des siècles permet
une première approche du sujet (cf. annexe 6). Il permet de saisir, au moins
dans son ensemble, l’abandon qui touche le présent de ferre en regard de la
fréquence croissante du présent de portāre. Nous n’oublierons pas que le
nombre des occurrences chez chaque auteur dépend du volume des œuvres
de cet auteur : ce sont des chiffres relatifs (et non absolus). Il s’avère, tout
d’abord, que le présent de l’indicatif de portāre est attesté dès le latin
archaïque et que c’est précisément à ce temps qu’il est le plus fréquent dans
les textes. En latin chrétien, les proportions s’inversent : c’est l’emploi de
ferre qui devient rare, sauf chez saint Ambroise, tandis que le présent de
portāre est usuel.
Les attestations de ferre l’emportent au final numériquement sur
l’ensemble de la latinité, mais on ne peut s’arrêter à une telle constatation :
ce serait négliger la progression de portāre et oublier trop vite les
insuffisances du corpus : l’accès aux textes de l’Antiquité est limité en
raison des lacunes liées à la transmission des textes, et surtout il nous
manque l’accès direct à la langue parlée.
A la troisième personne du singulier, les préverbés de fert sont bien
attestés à toute époque, voire plus souvent que le simple, alors que les
préverbés de portat restent toujours moins fréquents que le simple. Portat
(380 occurrences) l’emporte de très loin sur ses préverbés (99 occurrences
PRÉSENTS « PORTER
»
263
pour l’ensemble). Parmi ceux-ci, deux formes de lexèmes se détachent :
reportat et im(/n)portat. A la première personne du singulier, en revanche,
ferō est plus fréquent que °ferō préverbé jusqu’en latin post-classique, puis
certaines formes préverbées l’emportent, en premier lieu offerō. Portō (252
occurrences) reste, comme pour la troisième personne du singulier, toujours
plus fréquent que les formes préverbées (13 occurrences).
Ces statistiques doivent être complétées par l’analyse sémantique de
chaque lexème. Ferunt se maintient en latin chrétien, mais le plus souvent
au sens de « on raconte ». Saint Augustin, pour sa part, utilise peu ferō au
sens de « porter » ; la majorité des 16 occurrences signifient en réalité
« supporter ». Ferō n’est déjà plus le lexème usuel pour dire « je porte »,
comme le confirmera l’absence d’attestation dans la Vulgate et dans les
œuvres de saint Jérôme. Malgré les réserves que nous venons de formuler,
nous parvenons grâce à l’analyse fréquentielle à esquisser une ébauche de la
genèse du supplétisme, que vient confirmer l’analyse détaillée de la
répartition des formes chez plusieurs auteurs.
13. Répartition et variation : fer- et portā- chez les auteurs archaïques,
classiques et chrétiens
La lecture de plusieurs auteurs aide à comprendre la répartition et la
variation que le latin a dû opérer entre ferre et portāre au présent de
l’indicatif. Chez Térence, les deux lexèmes connaissent une répartition entre
le sens figuré et le sens propre du procès de « porter » ; on observe déjà
également un début de désémantisation pour portāre. Le processus supplétif
semble donc avoir commencé dès le latin archaïque. Catulle, Virgile et
César, l’un des auteurs à employer le plus °portāre, permettent de
comprendre comment portāre, ce « terme de métier », propre au départ à
l’idiolecte des marchands et des soldats, a pu connaître des variations avec
ferre dans des locutions de la vie quotidienne. Il s’est probablement
introduit très tôt dans la langue du peuple : Cicéron l’atteste dans ses lettres,
rédigées dans un niveau de langue plus relâché que ses autres textes ; Ovide
l’utilise à la place de l’orthonyme dans des lexies anciennement figées avec
ferre, comme celle de « porter un enfant » ; et Juvénal y recourt dans des
contextes prosaïques. Le latin chrétien pousse le processus plus loin en
éliminant ferō, comme le fait la Vulgate, ou en remplaçant cette forme par
portō dans des lexies figées, comme on l’observe chez saint Augustin et
saint Jérôme.
13.1. Chez Térence
Térence est le premier auteur de la latinité à attester honorablement
portāre ; ses comédies préfigurent en outre l’évolution du supplétisme même.
PRÉSENTS « PORTER
»
264
13.1.1. ferre, d’emploi figuré
Aucun ferō, fert ou ferunt - trois personnes en regard desquelles sont
attestés portō, portat, portant - n’est employé au sens propre. Toutes les
attestations illustrent les emplois figurés de ferre.
13.1.1.1. « supporter »
Ferre est le plus souvent employé au sens de « porter [péniblement] le
poids de, supporter » (cf. aussi Ad. 738 ; 881 ; And. 111 ; 191 ; Heaut. 692 ;
Hec. 710 ; Phorm., 429) :
TÉRENCE, Ad. 116
Mihi peccat : ego illi maxumam partem fero.
« C’est à mes dépens qu’il fait des bêtises ; c’est moi qui en supporterai
surtout les conséquences » (trad. P. Grimal).
13.1.1.2. « comporter, exiger »
Ferre est assez souvent attesté au sens de « comporter, exiger » (cf. aussi
Ad. 839 ; And. 795 ; 832 ; Heaut. 215 ; 667) :
TÉRENCE, Ad. 53-54
… quae fert adulescentia / ea ne me celet consuefeci filium.
« (…) Ce que comporte la jeunesse, j’ai habitué mon fils à ne pas me
le dissimuler » (ibid.).
TÉRENCE, Ad. 730
DE. Quid nunc futurumst ? MI. Id enim quod res ipsa fert.
« (Dé.) Et que va-t-il se passer maintenant ? (Mi.) Ce que la situation
elle-même exige ».
13.1.1.3. « porter devant soi, étaler, raconter »
Un autre emploi de ferre lui est propre, c’est lorsque l’acte de « porter
devant soi » un fait consiste à l’annoncer ou le raconter (cf. encore Ad. 327 ;
Phorm., 857, avec fers) :
TÉRENCE, Ad. 721
… Fero alia flagitia ad te ingentia.
« (…) Je viens t’annoncer d’autres scandales, et énormes » (ibid.).
PRÉSENTS « PORTER
»
265
13.1.1.4. « obtenir, recevoir »
Il arrive que ferre signifie « obtenir, recevoir », sens qui n’est pas attesté
pour portāre :
TÉRENCE, Ad. 868-869
Nunc exacta aetate hoc fructi pro labore ab eis fero, / odium ...
« Maintenant que j’ai presque terminé mon existence, voilà le fruit
que je tire d’eux pour ma peine : la haine (…) » (ibid.).
TÉRENCE, And. 609
Ego pretium ob stultitiam fero, sed numquam inultum id auferet.
« Voilà ce que me coûte ma sottise. Mais il ne s’en tirera pas comme
cela » (ibid.).
13.1.1.5. « porter à, entraîner à, mener à »
Le verbe français porter peut recevoir le sens de « pousser, inciter à »,
lorsqu’il régit un complément d’objet indirect introduit à l’aide de la
préposition à (cf. MOLIÈRE, L’École des maris, III, 5, Nous les portons au
mal par tant d’austérité). Il semble qu’en latin seul ferre, suivi d’un
complément à l’accusatif, ait bénéficié de cette acception :
TÉRENCE, Heaut. 573
Multa fert lubido….
« La passion comporte bien des choses (…) » (ibid.).
13.1.1.6. « porter, produire, rapporter »
Enfin, chez Térence, ferre est associé au substantif res à l’ablatif, précédé
d’un adjectif possessif de première ou deuxième personne du singulier.
Cette tournure figée devient, par agglutination, meā refert, tuā refert (cf.
aussi Hec. 618 ; 810) :
TÉRENCE, Eun. 319
… mea nil re fert, dum potiar modo.
« (…) Peu m’importe, pourvu qu’elle soit à moi » (ibid.).
Déjà chez Térence donc, le présent de ferre, dont les deux premières
personnes du pluriel, ferimus et fertis, ne sont pas attestées, ne reçoit plus
que des emplois figurés. Ce sont d’autres formes qui dénotent le procès de
« porter, apporter, emporter » (quelque chose de concret ou d’abstrait). Il
s’avère, tout d’abord, que les préverbés de ferre remplissent ce rôle, étant
donné la tendance de la langue orale au marquage par des éléments de
PRÉSENTS « PORTER
»
266
relation, soit des prépositions, soit des préverbes1. Le préverbe, qui renforce
l’étoffe phonétique du verbe, contribue à expliciter la direction du procès :
TÉRENCE, Phorm. 511
… dum id quod est promissum ab amicis argentum aufero.
« (…) jusqu’à ce que je lui apporte l’argent qui m’a été promis par
mes amis » (ibid.).
TÉRENCE, Ad. 833
Solum unum hoc uiti senectus adfert hominibus
« Mais il y a un seul défaut que la vieillesse apporte à l’homme »
(ibid.).
L’autre variante est portāre.
13.1.2. portāre, d’emploi propre et figuré
Portāre recouvre de fait tous les emplois propres et figurés du procès de
« porter ». Il faut admettre au départ de ce remplacement une extension
d’emploi, qui est la phase initiale d’un processus supplétif.
13.1.2.1. « porter » quelque chose de concret
A côté des préverbés de ferre dont nous avons donné plus haut quelques
illustrations, le simple portāre dénote le fait de « porter » une charge
concrète, d’un endroit à un autre (cf. aussi Heaut. 247) :
TÉRENCE, And. 721
Quo portas puerum ?…
« Où portes-tu l’enfant ? (…) »
13.1.2.2. « porter » quelque chose d’abstrait
Par extension des emplois vers une plus grande abstraction, portāre a pu
recevoir des compléments abstraits. Il superpose ainsi ses emplois à ceux
que remplissait avant lui ferre :
TÉRENCE, Heaut. 625
SY. Nescio quid peccati portat haec purgatio.
« (Sy.) Je ne sais quel méfait comportent ces excuses ».
1
Ce marquage existe dans de nombreuses langues (par exemple fr. rentrer à la place
de entrer).
PRÉSENTS « PORTER
»
267
Le syntagme avec le substantif iurgium permet d’observer effectivement
le remplacement, entre Plaute qui fait le choix d’un préverbé de ferre, et
Térence qui recourt à portāre :
PLAUTE, Pers. 797
TO. Iurgium hinc auferas, si sapias….
« (To.) Va porter querelle ailleurs, si tu es sage (…) ».
TÉRENCE, Hec. 513-514
… porto hoc iurgium / ad uxorem, quoius haec fiunt consilio omnia.
« (…) Je vais porter la querelle chez ma femme, qui est la cause de
tout cela » (ibid.).
Faut-il en déduire que dans la seconde moitié du IIème siècle av. J.-C.
portāre était déjà devenu le lexème usuel pour dénoter « porter », au propre
et au figuré, à la place du terme non marqué et hyperonymique ferre ? Tout
porte à le croire : l’absence d’attestation de certaines formes de ferre chez
les auteurs archaïques et la fréquence notable de portā- dans des textes
rédigés dans un latin familier (proche de l’oral). Verbe de conjugaison
régulière, portāre est un « terme de métier » dans certains idiolectes,
propres à certains métiers : il était donc présent dans la langue de tous les
jours, que ce soit dans la bouche du marchand affairé au transport de ses
marchandises, dans celle du maître ordonnant à ses esclaves de lui porter tel
objet ou dans celle des l’esclaves spécifiant à leur maître ce qu’ils lui
portaient. Les comédies de Térence semblent illustrer l’emploi de portāre
dans la langue parlée au quotidien.
13.1.2.3. Désémantisation de portā- : de
« porter » des marchandises au/du port à
« porter » toute chose, en tout lieu
L’emploi hyperonymique de portāre a sans doute été favorisé par le fait
qu’il s’agissait d’un terme de métier, puis a été amplifié par et dans la
langue quotidienne, qui parvenait ainsi à dénoter toute expérience de
transport. Nous pensons, en effet, que le point de départ du remplacement se
trouve dans les contextes d’emploi commerciaux du lexème. Portāre
appartenait tout d’abord au vocabulaire technique du commerce maritime
(cf. § 2.3.1.1.). Il désignait alors le procès de « porter, transporter » de la
marchandise à un port :
TÉRENCE, Ad. 229-230
…emptae mulieres / complures et item hinc alia quae porto Cyprum.
« (…) J’ai acheté un grand nombre de filles, et d’autres
marchandises que j’emmène d’ici à Chypre ».
PRÉSENTS « PORTER
»
268
Les comédies de Plaute soulignent à plusieurs reprises le contexte
maritime, par la présence allitérante du nom du « port » dans le même vers
où portāre est employé. Elles associent portāre et portus en raison de leur
séquence phonique identique /port/, plutôt que par la parenté indoeuropéenne des deux termes. A l’époque de Plaute, aucun partage entre
ferre et portāre n’est encore tenté : ferre reste l’hyperonyme, capable de
servir de parasynonyme afin d’éviter une répétition après un premier emploi
de portāre, tandis que celui-ci demeure associé en particulier au domaine du
transport maritime. Un dernier exemple ira dans le même sens : le marchand
de filles, Lycus, qui attend un chargement, recourt normalement à portāre,
préverbé ; le témoin qui lui répond et qui n’est pas marchand choisit
l’hyperonyme à deux reprises :
PLAUTE, Poen. 622-623 et 640-642
ADV. Aetoli ciues te salutamus, Lyce :
Quamquam hanc salutem ferimus inuiti tibi…
LYC. Si quid boni adportatis, habeo gratiam.
ADV. Boni de nostro tibi nec ferimus nec damus
Neque pollicemur, neque adeo uolumus datum.
« (Un témoin.) Nous, les citoyens d’Etolie, nous te saluons, Lycus,
bien que nous t’apportions ce salut malgré nous. (…) (Lyc.) Si vous
m’apportez quelque chose de bon, je vous suis obligé. (Un témoin.)
En fait de bien, nous ne t’apportons, ni ne te donnons, ni ne te
promettons, ni ne voulons te donner rien du nôtre » (trad. P. Grimal).
En dehors du contexte maritime, c’est toujours ferre, simple ou préverbé,
qui dénote chez Plaute le procès de « porter une bonne nouvelle ». Ainsi,
Ergasile, le parasite, s’adresse à Jupiter, non pas au sujet d’une transaction
commerciale, mais d’un héritage de gloire, de gain, de plaisir, de
réjouissances, qu’il est heureux d’avoir à porter au vieillard :
PLAUTE, Cap. 775-776
Nunc ad senem cursum capessam hunc Hegionem, quoi boni
Tantum affero, quantum ipse a di<ui>s optat, atque etiam amplius.
« Maintenant, il me faut prendre ma course pour aller chez ce
vieillard-ci, Hégion, à qui j’apporte autant de bien qu’il peut en
souhaiter lui-même de la part des dieux, et même plus encore ».
Ce sont peut-être ces emplois qui ont permis l’extension sémantique de
portāre. Les sujets parlants latins ont pu transposer l’image du transport
maritime au domaine du figuré, grâce à une abstraction métaphorique :
l’arrivée de cette marchandise qui constitue, quelle que soit sa nature, un
bien précieux, peut être facilement associée à la promesse d’un bien d’une
autre nature, celui par exemple d’une bonne nouvelle. Dans l’exemple de
Plaute, le locuteur, Pinacion, un esclave, vient encore du port, tandis que
PRÉSENTS « PORTER
»
269
chez Térence, la référence au port n’est plus présente : Dave, un esclave
également, se parle à lui-même sur le Forum :
PLAUTE, St. 338
PAN. Ecquid adportas boni ?…
« (Pan.) Que nous apportes-tu comme bonne nouvelle ? (…) »
TÉRENCE, And. 338
DA. Di boni, boni quid porto !…
« (Da.) Dieux bons, quelle bonne nouvelle j’apporte ! (…) »
Le syntagme composé de boni et de ferre cité plus haut est alors
renouvelé à l’aide de portāre. Dans un second temps, comme celui-ci se
trouve apte à régir les mêmes compléments que ferre, dans les mêmes
contextes, il commence à devenir l’équivalent du terme non marqué :
TÉRENCE, Heaut. 427
Menedeme, salue : nuntium adporto tibi
« Ménédème, salut ! Je t’apporte une nouvelle ».
13.2. Chez Catulle et Virgile
Un autre domaine de prédilection pour portāre, le domaine militaire, a
été sans doute lui aussi propice à une évolution plus rapide de la langue que
celle attestée par les textes parce que parlée par des sujets parlants natifs et
non natifs, plus ou moins érudits2. Catulle et Virgile emploient portāre en
tant que terme de métier, dans deux contextes : l’un concerne le cheval qui
« porte » un guerrier, l’autre les dons qu’un héros ou un peuple « porte » à
quelqu’un.
13.2.1. « porter » un guerrier
Chez Virgile , le procès de « porter » un guerrier est dénoté à l’aide de
portāre (cf. aussi En. 5, 566)3.
2
Le point commun entre le domaine commercial et militaire est le transport, de
marchandises ou de charges, essentiel à l’activité des deux domaines (cf. CÉSAR, G.
I, 1, 3).
3
Nous n’avons trouvé aucun exemple de ce syntagme avec ferre à l’actif.
L’orthonyme est au passif : VIRGILE, En. 11, 729-730, Ergo inter caedes
cedentiaque agmina Tarchon / fertur equo… « Aussi Tarchon est-il porté par son
cheval au milieu du carnage et des colonnes qui plient (…) ». Le choix du lexème de
langue soutenue et le passif soulignent l’image épique.
PRÉSENTS « PORTER
»
270
VIRGILE, En. 9, 49-50
… maculis quem Thracius albis / portat equus…
« (…) Un cheval thrace, aux taches blanches porte [Turnus] (…) ».
Nous n’avons trouvé aucun exemple de ce syntagme avec ferre à l’actif.
L’orthonyme est au passif : VIRGILE, En. 11, 729-730, Ergo inter caedes
cedentiaque agmina Tarchon / fertur equo… « Aussi Tarchon est-il porté
par son cheval au milieu du carnage et des colonnes qui plient (…) ». Le
choix du lexème de langue soutenue et le passif soulignent l’image épique.
13.2.2. « porter » des dons
Avec un autre complément, c’est encore portāre qui est usuel, même
chez des auteurs qui, par ailleurs, emploient peu ce verbe : il s’agit de
« porter » des dons, dona, dans le cadre d’une trêve guerrière. Dans tous ses
poèmes, Catulle n’utilise que quatre fois portāre, trois fois au participe
présent :
CATULLE, 64, 278-279
Quorum post abitum princeps e uertice Pelei / aduenit Chiron
portans siluestria dona.
« Après leur départ, Chiron arriva le premier du sommet du Pélion,
portant des présents venus de la forêt ».
Pourtant, plus haut dans le même poème, le poète choisissait comme
verbe régisseur ferre :
CATULLE, 64, 34
Dona ferunt prae se…
« Tous portent devant eux des présents (…) ».
Ferre pourrait se justifier ici par un emploi hyperonymique : il n’entre
pas dans un contexte strictement militaire, d’où l’emploi du terme non
marqué. De même, Virgile présente le tour avec ferre dans le cadre
d’offrandes faites avant des jeux, alors que, cinq chants plus loin, il recourt
à portāre :
VIRGILE, En. 5, 100-101
Nec non et socii, quae cuique est copia, laeti
dona ferunt, onerant aras mactantque iuuencos.
« Et ses compagnons, chacun selon ses moyens, apportent avec joie
des présents, en chargent les autels et immolent de jeunes taureaux ».
PRÉSENTS « PORTER
»
271
VIRGILE, En. 10, 881-882
Desine : nam uenio moriturus et haec tibi porto / dona prius…
« Cesse : je viens, en effet, pour mourir, et voici les dons que je
t’apporte d’abord (…) ».
Si nous nous attachons à saisir la langue latine réellement parlée par le
peuple, nous sommes portée à nous fier plutôt au second exemple : la
menace est proférée par Mézence à Enée sur un champ de bataille. Il s’agit
d’« oral simulé ». En outre, l’attestation, habituellement si rare, de la
première personne du singulier portō (seulement 17 occurrences jusqu’au
IIème siècle ap. J.-C.) semble reprendre en écho une expression familière au
cours d’un combat de guerriers.
La langue militaire4 a dû préférer portāre pour les trois avantages que le
lexème offrait : la facilité de conjugaison, le marquage dans la sphère du
concret et le statut de « terme de métier » dans l’idiolecte de la vie militaire.
Les charges sont légion dans l’activité militaire : les bagages, la nourriture,
les troupes constituent autant de poids qu’il faut sans cesse transporter d’un
camp à un autre, d’une ville à une autre. Ce caractère de « terme de métier »
explique que César soit l’un des auteurs à utiliser le plus portāre, plus
précisément ses préverbés. Ceux-ci, conformément au sens premier du
radical, explicitent clairement le mouvement imposé à ces charges lourdes.
C’est souvent de loin ou au loin qu’elles sont emmenées ou transportées,
dē-portāre, transportāre, amenées dans un pays ou à pied d’œuvre, importāre, sub-portāre, ou amassées en grande quantité, con-portāre. Comme
portāre est le verbe usuel dans l’idiolecte des soldats, il est légitime que les
préverbés de portāre se trouvent plus souvent employés que ceux de ferre :
transportāre, par exemple, est attesté 18 fois chez César, quand transferre
n’apparaît que 4 fois et dans des locutions figurées 5. Et s’ils ont le même
sens, la variation doit être diaphasique (cf. pour « amasser du blé », G. 3, 9,
8, frumenta… comportant / G. 4, 31, 2, frumentum…conferebat), au même
titre que César utilise par ailleurs un autre lexème marqué par son mode de
transport, con-uehere (cf. C. 1, 48, 5, frumentum…conuexerat). Cicéron
aide à faire le départ entre les syntagmes construits dans et par la langue
littéraire et ceux qui avaient une réelle existence dans la langue parlée.
4
Nous renvoyons également à TITE-LIVE, 8, 7, 13, ‛... prouocatus equestria haec
spolia capta ex hoste caeso porto’ « ‘(…) Ayant été provoqué, je t’apporte ces
dépouilles équestres, prises sur le cadavre de l’ennemi’ ».
5
Ces locutions signifient « déserter », en C. 1, 24, 3, si na … transferunt ; C. 1, 60,
4 si na … transfert ; « porter la guerre » dans une autre région, en C. 1, 61, 2,
bellum transferre ; et « déplacer l’assemblée » ailleurs, en G. 6, 3, 4, concilium
…transfert.
PRÉSENTS « PORTER
»
272
13.3. Chez Cicéron
Cicéron, qui recourt si peu à portāre dans ses dicours, fait une exception
dans les Verrines, qui établissent la liste de tous les marchandages et trafics
auxquels s’était livré le crapuleux Verrès. Le lexème est également fréquent
dans ses lettres, dont la plupart est écrite dans une langue plus relâchée que
le reste de son œuvre et qui traitent souvent de questions concrètes et
matérielles d’ordre privé et domestique.
13.3.1. ferre, d’emploi figuré
Tous les fert et ferō de ses Lettres à Atticus dénotent un procès autre que
celui de « porter » quelque chose au propre.
13.3.1.1. « supporter »
Dans la majorité des occurrences, ces deux formes signifient
« supporter » ; l’adverbe moleste est souvent associé à ferō 6 :
CICÉRON, Att. 6, 1, 3
Sed Gnaeus noster clementer id fert…
« Mais notre cher Gnaeus supporte cela calmement (…) ».
CICÉRON, Att. 16, 14, 4
Valde mehercule moueor et moleste fero.
« Crois-moi, je suis profondément ému et peiné ».
13.3.1.2. « présenter, proposer »
D’autres emplois sont strictement juridiques, par conséquent formulaires
et difficilement modifiables7 :
CICÉRON, Att. 1, 18, 4
Is ad plebem P. Clodium traducit idemque fert ut uniuersus populus
in campo Martio suffragium de re Clodi ferat.
« Celui-ci veut faire passer Clodius dans la plèbe, et le même
propose que l’ensemble du peuple, sur le Champ de Mars, vote à
propos de l’affaire de Clodius ».
6
Cf. aussi pour fert 2, 1, 5 ; 6, 6, 4 ; 13, 21a, 3 ; 13, 22, 4 ; 14, 5, 1 ; pour ferō 2, 13,
3 ; 4, 6, 1 ; 4, 13, 1 ; 4, 15, 7 ; 5, 10, 3 ; 5, 20, 8 ; 5, 21 , 1 ; 6, 1, 2 ; 7, 5, 3 ; 8, 9, 1 ;
9, 8, 1 ; 9, 10, 9 ; 12, 3, 1 ; 13, 22, 4 ; 13, 33a, 1 ; 15, 2, 4 ; 16, 2, 4 ; 16, 11, 3.
7
Cf. aussi pour fert 1, 13, 3 ; 2, 25, 2 ; 10,8 ,9.
PRÉSENTS « PORTER
»
273
13.3.1.3. « rapporter, raconter »
Avec ou sans la conjonction ut, fer- est également attesté au sens de
« rapporter, raconter »8 :
CICÉRON, Att. 7, 2, 8
Fugam non fero, qua mihi nihil uisum est sceleratius.
« Je ne raconte pas sa fuite, rien ne me paraît plus criminel que celle-ci ».
13.3.1.4. « étaler, se vanter de »
Avec la préposition prae suivie du pronom réfléchi, ferre forme une lexie
qui signifie « se vanter »9 :
CICÉRON, Att. 2, 23, 3
… ceteris prae se fert et ostentat.
« (…) il s’en targue et s’en vante à tout le monde ».
13.3.2. portāre, d’emploi concret
Dans toutes les Lettres à Atticus, en regard de 13 fert, on rencontre
seulement une occurrence de portat :
CICÉRON, Att. 10, 10, 5
Hic tamen Cytherida secum lectica aperta portat, alteram uxorem.
« Cependant, notre homme transporte avec lui, en litière ouverte,
Cythéris, sa ‘seconde épouse’ ».
En regard de 20 ferō, on trouve 2 portō (cf. aussi § 4.2.). Ferō dans tous
les textes de Cicéron ne sert plus que dans deux emplois figurés : au sens de
« supporter » ou de « se vanter », avec la locution prépositionnelle prae se.
Cette restriction sémantique de ferō conduit à chercher les autres formes qui
servent pour dénoter le procès de « porter » quelque chose, à la première
personne : on trouve soit un préverbé de ferō, soit portō, ainsi dans un
discours rapporté proche sans doute de la version orale :
8
9
Cf. aussi 4, 6, 1 avec ferō.
Cf. aussi 4, 3, 5 avec fert.
PRÉSENTS « PORTER
»
274
CICÉRON, Par. 1, 6
… ceterique ita fu erent, ut multa de suis rebus asportarent, cum esset
admonitus a quodam, ut idem ipse faceret, ‘E o uero’, inquit, ‘facio ;
nam omnia mecum porto mea.’
« (…) et tous les citoyens fuyaient en emportant avec eux beaucoup
de leurs biens ; quand on vint lui dire d’en faire lui-même autant, il
répondit : ‘C’est ce que je fais : je porte sur moi tout ce qui
m’appartient’ »10.
Quoique le locuteur soit Bias, l’un des sept sages, et que la réponse soit
censée avoir été prononcée en 569 avant J.-C., le choix paradoxal de portō
s’explique probablement par le fait que c’était la forme usuelle dans la
bouche d’un sujet parlant en avril 46. Il se pourrait donc que portāre,
emprunté dès Térence au moins, au vocabulaire du commerce et de
l’activité militaire, ait subi une extension de sens et soit devenu le verbe
usuel dans la langue parlée par le peuple. Il ne serait pas vite passé du port,
des étals du marché ou du camp de soldats, à la littérature classique, car le
lexème devait être encore senti comme relevant d’un registre familier, sauf
dans le cas d’une reconstitution d’une situation d’énonciation posée comme
réelle. On en trouve des traces encore plus nettes chez Ovide.
13.4. Chez Ovide
Si l’on tient compte du fait que les premières personnes qui cèdent dans
une évolution vers un supplétisme sont celles du dialogue, il faut convenir
que portō a pu s’inscrire tôt dans l’usage de la langue. La poésie elle-même
rend compte de cette évolution. Bien qu’il recoure quatre fois à ferō, Ovide
emploie dans ses Métamorphoses deux portō.
13.4.1. Ferō, d’emploi propre et figuré
A première vue, ferō conserverait sa polysémie initiale.
13.4.1.1. « supporter »
Comme il est fréquent, ferō est employé au sens figuré de « supporter » :
10
Valère-Maxime reprend la même forme portō dans le discours direct, mais choisit
une forme de ferre dans le récit : VALÈRE-MAXIME, 7, 2, 3, …interro atus quid ita
nihil ex bonis suis secum ferret ‘ego uero’ inquit ‘bona omnia mea mecum porto’
« (…) on demanda à Bias pourquoi il n’emportait rien de ses biens : ‘Moi, dit-il, je
porte tous mes biens avec moi’ ». Sénèque modifie la réponse et l’applique au
philosophe Stilpon (380-300) : Const. 5, 6 et Ep. 9, 18, omnia bona mecum sunt
« Tous mes biens sont avec moi ».
PRÉSENTS « PORTER
»
275
OVIDE, Met. 2, 291-92
… quod adunci uulnera aratri / rastrorumque fero totoque exerceor
anno ?
« (… ) parce que je supporte les blessures du soc de la charrue et des
bêches et que je travaille toute l’année ? »
13.4.1.2. « porter » secours
Ferō apparaît également avec le nom du secours opem dans une locution
figée, à une exception près :
OVIDE, Met. 9, 699-700
… dea sum auxiliaris opemque / exorata fero…
« Je suis une déesse secourable et je porte secours quand on
m’implore (…) ».
OVIDE, Tr. 2, 270-271
et latro et cautus praecingitur ense uiator : / ille sed insidias, hic sibi
portat opem.
« Le brigand et le voyageur prudent marchent ceints d’une épée ;
mais l’un pour attaquer, l’autre pour se porter secours lui-même ».
13.4.1.3. « porter » une charge
Il nous reste deux ferō au sens propre de « porter » une charge. Or les
deux occurrences paraissent poétiques et doivent relever de variations
diaphasiques. La première occurrence participe à la création d’une
métaphore poétique de l’amour :
OVIDE, Met. 3, 464
uror amore mei, flammas moueoque feroque.
« Je brûle d’amour pour moi-même, je provoque la flamme [de
l’amour] et en même temps je la porte ».
La seconde se distingue par sa situation d’énonciation. Nous avons
constaté que Virgile, Catulle et Tite-Live construisaient le nom du « don »
avec une forme de portāre (cf. § 7.1.). Mais ici le locuteur, Triptolème, qui
s’adresse au roi des Scythes, n’a pas pour référence la langue latine : il
affirme haut et fort qu’il est grec ; or l’équivalent latin du verbe grec
« porter », fšrw, est ferō, qui forme une rime intérieure avec frugi-feras :
OVIDE, Met. 5, 652 et 655-656
… ‘patria est clarae mi i’ dixit ‘At enae, /…
PRÉSENTS « PORTER
»
276
dona fero Cereris, latos quae sparsa per agros
frugiferas messes alimentaque mitia reddant.
« ‘Ma patrie, répond-il, est la fameuse Athènes (…). J’apporte avec
moi les dons de Cérès, qui, répandus sur la vaste étendue des champs,
sont capables de produire de fructueuses moissons et de doux
aliments’ ».
13.4.2. portāre, d’emploi concret
Parmi les deux occurrences de portō, se trouve peut-être un vers qui n’est
pas authentique : il est extrait d’un passage qui ne figure pas dans les
meilleurs manuscrits, mais sa qualité permettrait de le conserver :
OVIDE, Met. 8, 599
Huic ego, quam porto, nocui…
« Cette jeune fille que je porte, moi je lui ai fait du mal ».
L’autre occurrence nous intéresse davantage. Portō régit le nom uerba,
alors qu’à la troisième personne Ovide utilise ferre, ce qui tend à confirmer
l’évolution plus rapide des personnes du dialogue en regard des personnes
du récit :
OVIDE, Met. 2, 743-744
… qui iussa per auras / uerba patris porto…
« (…) C’est moi qui porte à travers les airs les ordres de mon père
(…) ».
OVIDE, Met. 8, 134-135
… an inania uenti / uerba ferunt…?
« (…) Ou bien les vents emportent-ils mes plaintes vaines (…) ? »
Chez Ovide, à la troisième personne, les deux lexèmes semblent
fonctionner comme des variantes diaphasiques :
OVIDE, Met. 10, 470-471
… et inpia diro / semina fert utero conceptaque crimina portat.
« (…) Elle porte dans son flanc détestable une semence impie ; elle
porte en elle le fruit du forfait ».
Le parallélisme de construction semina fert/crimina portat est d’autant
plus étonnant que le verbe usuel pour dénoter l’acte de « porter » une
semence, un enfant, des fruits, est ferre. Si les Métamorphoses autorisent
une telle variation entre ferre et portāre alors même que l’œuvre emprunte
PRÉSENTS « PORTER
»
277
aux genres nobles leurs histoires et leurs tons, c’est qu’indéniablement elle
était établie au siècle d’Auguste. Un autre poète, dont le ton est souvent
trivial, témoigne lui aussi de l’usage non marqué de portā- dans la langue
parlée au quotidien.
13.5. Chez Juvénal
Au IIème siècle après J.-C., les poètes attestent ferre au sens de « porter »
une charge, mais nous croyons qu’il s’agit d’un calque du grec fšrw.
Juvénal cumule dans le passage des mots étrangers, qu’il prend sans doute
dans la bouche des Romains qui adoptent des mots grecs en les latinisant, et
se moque du paysan typiquement romain qui s'hellénise.
JUVÉNAL, 3, 66-67
Rusticus ille tuus sumit trechedipna, Quirine,
et ceromatico fert niceteria collo.
« Tes rustiques descendants, ô Quirinus, portent des chaussures de
ceux qui courent au dîner et portent au cou frotté d’onguent les
insignes de la victoire athlétique ».
Ailleurs, le poète choisit portāre :
JUVÉNAL, 3, 27-28
… et pedibus me / porto meis, nullo dextram subeunte bacillo.
« (…) Je me porte avec mes pieds et aucun bâton ne soutient ma
main droite ».
JUVÉNAL, 3, 257-259
Nam si procubuit qui saxa Ligustica portat / axis et euersum fudit
super agmina montem, / quid superest e corporibus ?
« Car si l’essieu qui transporte des marbres de Ligurie s’écroule et
déverse cette masse rocheuse sur les files de passants, que reste-t-il
des corps ? »
Il reste un passage où les deux lexèmes se côtoient à une personne du
récit :
JUVÉNAL, 3, 251-253
Corbulo uix ferret tot uasa ingentia, tot res / impositas capiti, quas
recto uertice portat / seruulus infelix et cursu uentilat ignem.
« Corbulon aurait peine à porter tant d’énormes vases et tout l’attirail
que porte sur sa tête un malheureux petit esclave, le cou raide,
avivant par sa course le feu du réchaud ».
PRÉSENTS « PORTER
»
278
Ferret a pour sujet Corbulon, un général sous Claude et Néron, portāt un
sujet esclave. Nous avions déjà noté une telle distinction dans des vers de
Plaute (cf. § 9.3.2.) : portāre a dû longtemps être limité à des idiolectes,
ceux du port ou du camp. Ce n’est que dans la littérature chrétienne que la
forme portō ne semble plus être connotée.
13.6. Dans la Vulgate
Dans l’AT et dans le NT, on ne rencontre aucun ferō mais deux portō :
VULGATE, Iob 13, 14
Quare lacero carnes meas dentibus meis et animam meam porto in
manibus meis
« Pourquoi déchirer ma chair avec mes dents et porter ma vie dans
mes mains ? »
VULGATE, Rom. 6, 17
Ego enim stigmata Iesu in corpore meo porto
« Je porte en effet dans mon corps les marques de Jésus ».
La troisième personne du singulier fert apparaît cependant11, mais dans
deux lexies figées, avec le nom du « fruit », fructus12, ou de la « justice »,
iustitia (cf. Rom. 4, 6). La variété des formes attestées, dans un même
verset, confirme le figement de la locution :
VULGATE, Ioh. 15, 2 et 5
Omnem palmitem in me non ferentem fructum tollet eum et omnem
qui fert fructum purgabit eum ut fructum plus adferat… ego sum
uitis uos palmites qui manet in me et ego in eo hic fert fructum
multum quia sine me nihil potestis facere
« Tout sarment en moi qui ne porte pas de fruit, il le coupera, et tout
sarment qui porte du fruit, il l’émondera, pour qu’il porte encore plus
de fruit (…) Je suis le cep, vous êtes les sarments. Qui demeure en
moi, comme moi en lui, porte beaucoup de fruit, puisque sans moi
vous ne pouvez rien faire ».
Les préverbés de portāre sont également bien attestés aux personnes du
dialogue (cf. aussi Gen. 43, 21, reportamus) :
11
Nous laisserons de côté l’unique exemple de la deuxième personne du singulier,
attesté dans un livre deutéro-canonique : VETVS LATINA, Eccli. 5, 13.
12
Portāre régit exceptionnellement le nom du « fruit », fructum (Vulgate, Ezech.
17,8). Celui-ci est plus fréquemment régi par (ad-)ferre (Ioh. 15, 2, etc.), dāre (Zach.
8, 12, etc.) ou facere (Ezech. 17, 23, etc.).
PRÉSENTS « PORTER
»
279
VULGATE, 2 Reg. 18, 31
Apparuit Chusi et ueniens ait bonum adporto nuntium domine mi rex.
« Chusi parut et il dit en arrivant : « J’apporte une bonne nouvelle, ô
seigneur mon roi ».
13.7. Chez saint Augustin et saint Jérôme
Chez saint Augustin, ferre est utilisé au présent au sens de « supporter »
ou dans des lexies figées, en dehors d’une occurrence où il a le sens de
« porter » en co-occurrence avec portāre dans une variation diaphasique :
saint Augustin simule un dialogue avec un allocutaire fictif, mais dans le
premier cas il renvoie aux temps de saint Jean-Baptiste et du Christ, dans le
second s’adresse à une personne de son auditoire :
saint AUGUSTIN, Serm. 292
Scriptum recito, Euangelium fero…
« Je lis ce qui est écrit, j’ai en main l’Evangile (…)’ ».
saint AUGUSTIN, Serm. 133
Tene, attende, lege, Euangelium portas... Ecce Euangelium porto.
« Tiens, regarde, lis, tu as en main l’Evangile (…). Voici que j’ai en
main l’Evangile ».
Portāre gagne même chez saint Augustin quelques lexies anciennement
figées avec ferre, ainsi pour le fait de « porter du fruit » :
saint AUGUSTIN, Eu. Ioh. 46, 6
… et portat fructum spina non suum.
« (…) et le buisson porte un fruit qui n’est pas le sien ».
De même, bien que ferre se trouve encore employé au Vème siècle au sens
figuré de « supporter », saint Jérôme recourt parfois à portāre :
saint JÉRÔME, Tract. Psalm. 93
Humana igitur inpatientia Dei patientiam admiratur, et dicit : ego
peccator non fero peccatores ; tu iustus quomodo portare potes ?
« L’impatience humaine s’étonne donc de la patience de Dieu, et elle
fait dire à l’homme : ‘Moi qui suis pécheur, je ne supporte pas les
pécheurs ; Toi, qui es juste, comment peux-Tu les supporter ?’ ».
Portāre assume donc en latin chrétien tous les emplois de l’hyperonyme :
l’emploi propre, figuré, en syntagme libre ou dans un syntagme formulaire.
PRÉSENTS « PORTER
»
280
14. Conclusion
Le présent d’énonciation est le temps par excellence de l’énoncé oral. Il
est donc révélateur des évolutions, plus rapides sans doute à ce temps qu’à
un autre, étant donné que ce sont les sujets parlants, dans une large mesure,
qui font évoluer leur langue. On trouve des indices de la genèse de
l’évolution du supplétisme dès le latin archaïque, pour ce qui est des formes
de première et deuxième personnes (du singulier essentiellement). Grâce au
temps du présent, nous sommes également parvenue à confirmer notre
présupposé : l’étude des personnes du dialogue, par rapport à celles du récit,
permet de mettre à jour les différences dans l’évolution des unes et des
autres. Celle-ci a dû se faire en trois temps : les formes usuelles à l’oral,
celles de première et deuxième personnes, ont rapidement évolué vers une
variation constante qui conduit au supplétisme, tandis que les troisièmes
personnes du singulier et du pluriel, qui sont les formes les plus employées
à l’écrit, tardent à adopter les remplacements. Les deux premières personnes
du pluriel ont peut-être suivi la variation adoptée par les personnes du
singulier avec un temps de retard. Au final, le terme de métier passe dans la
langue parlée par tous, en tout contexte, tandis que l’hyperonyme devient
marqué et n’est plus employé qu’à l’écrit, d’abord comme variante
diaphasique, puis par archaïsme, avant de disparaître complètement.
CONCLUSION « PORTER
»
281
CONCLUSION SUR LA GENÈSE DU SUPPLÉTISME DE PORTER
La genèse du supplétisme de porter a été difficile à saisir parce que
portāre est resté longtemps marqué par les connotations liées à ses emplois
premiers. Une scission assez nette a dû être observée entre la langue orale et
la langue écrite : l’usage a confirmé l’évolution, quand l’écrit conservait
l’hyperonyme ancien. Pourtant, le processus supplétif est bien là, dès le latin
archaïque, au détour de quelques exemples éclairants qui nous permettent
de poser quatre phases historiques.
15. Nivellement de la répartition initiale des deux lexèmes
Portāre a dû conserver longtemps deux sèmes distinctifs, « en avant1 sur
une longue distance » et « une charge lourde », qui l’ont empêché de recevoir
autant de préverbes que ferre2 : d’une part les préverbes ante-, per-, prō- qui
ont des sèmes communs avec le verbe et constitueraient une « figure
étymologique »3 pour per- et prō- ; d’autre part circum-, ob- et super-, qui
indiquent une autre direction. Nous avons observé que si le transport en
question nécessitait un long voyage, surtout maritime, les auteurs recouraient
à portāre, préférant réserver ferre à des transports rapides et de proximité. Ces
sèmes distinctifs ont sans doute amené portāre, qui appartient au départ à
l’idiolecte des marchands et des soldats, à rester dans la sphère du concret,
tandis qu’on a adjoint à ferre des préverbes permettant au composé de tendre
rapidement vers un sens abstrait : anteferre « préférer », differre « différer,
être différent », perferre « supporter jusqu’au bout » et praeferre « présenter,
offrir ; préférer ».
15.1. par recoupements sémantiques partiels puis presque
parfaits
Portāre, qui comportait dès le latin archaïque une idée de déplacement
de charges concrètes (« faire passer, transporter, amener au port »4),
1
Conformément au sens indo-européen de la racine *per-, cf. DELG per… : « lat. per,
en germ., got. fair-, n.h.all. ver- ; en baltique, lit. peř- « en dépassant, au-delà », etc.,
en v.sl. prě-, russe pere- ; alban. për- , v.irl. ir-, er, etc. (...), le sens de « dépasser »
étant premier.
2
Étonnamment, le préverbe prae- est attesté avec portāre, mais seulement deux fois
et en poésie : Catulle, 64, 194, praeportat ; et Lucrèce, 2, 621, praeportant.
3
La « figure étymologique » est un terme de grammairien. Il y avait une association
synchronique pour les sujets parlants, qui rapprochaient les deux mots pour la forme
(même séquence de phonèmes) et pour le sens. Mais les sujets parlants n’ont pas
conscience de ce que nous appelons « étymologie ».
4
DELL, s.u. : Le sens ancien et le rapport avec porta (portus) apparaissent dans des
expressions comme nauis quae portaret milites, César, G. 5, 23, 3, etc., et exercitum
reportare, ibid.
CONCLUSION « PORTER
»
282
partageait donc avec ferre le sens de « porter » une charge tout en restant le
terme marqué, d’où des recoupements partiels avec ferre dès l’époque
archaïque. Puis rapidement, dès les premiers textes, en raison de cette zone
commune majeure, portāre a été employé comme variante de ferre, avec un
recoupement sémantique presque parfait 5. Ces variations touchent
également les lexies anciennement figées avec ferre : ainsi, en face de
l’expression classique auxilium ferre, trouvons-nous :
SALLUSTE, C. 6, 5
… sociis atque amicis auxilia portabant…
« (…) ils portaient secours à leurs alliés et à leurs amis (…) »
En face de bellum (°)ferre (César, G. 1, 2 - ou G. 1, 1 bellum gerunt -) et
de pacem tulisse (Tite-Live, 3, 2, 3), nous observons (cf. aussi TITE-LIVE,
30, 16, 8, uictoriam se, non pacem, domum reportaturum esse « qu’il
rapporterait à Rome la victoire et non la paix » ; VIRGILE, En. 7, 285,
pacemque reportant « et ils rapportent la paix » ) :
TITE-LIVE, 21, 18, 13
‘Hic’ inquit ‘uobis bellum et pacem portamus.
« Il répondit : ‘Nous vous apportons ici la paix et la guerre’ ».
Ainsi portāre s’est peu à peu substitué à ferre du fait de son caractère
plus concret et de sa flexion plus régulière. Son paradigme ne présente, en
effet, qu’un seul radical synchronique pour les deux thèmes, un seul
morphème lexical, portā-, en regard des deux radicaux synchroniques, tulpour le perfectum et fer- pour l’infectum - avec de plus une flexion mixte
thématique/athématique (ferō, ferimus, ferunt contre fers, fert, fertis ;
l’infinitif est athématique ; le subjonctif, feram, est du même type que le
subjonctif thématique de la troisième conjugaison, tel legam de legō, mais
le subjonctif imparfait, ferrem, est athématique) -. En outre, la formation de
thèmes verbaux en -ā- a été particulièrement productive dans toute la
latinité : les verbes relevant de cette flexion sont extrêmement nombreux,
dans la mesure où, à quelques anciens athématiques (fā-ri, stā-re) hérités
par le latin, est venu s’ajouter un important contingent de dénominatifs et,
parfois, de fréquentatifs ; et c’est sur ce paradigme que l’immense majorité
des verbes nouveaux constitués en latin s’est fléchie6. Enfin, c’est la
conjugaison en -ā- qui reste avec, dans une moindre mesure, le type
inchoatif en -scō, la seule vivante dans les langues romanes.
5
Nous synthétiserons au § 16.3. ces recoupements par une zone « grise ».
Cf. P. MONTEIL, 1986, p. 299. A. ERNOUT, 1953, p. 124 et 138, dénombre à peu
près 2 400 verbes thématiques contre 3 620 verbes de la première conjugaison en
latin.
6
CONCLUSION « PORTER
»
283
15.2. par désémantisation du latin jusqu’au français
Le caractère plus concret de portāre s’observe, par ailleurs, grâce aux
compléments qu’il régit et que nous avons relevés à toute période du latin :
le poids, physique ou moral, est un sème important du verbe, et ce jusqu’en
ancien-français et français moderne dans des locutions telles que porter sa
croix (au propre et au figuré, fin XIII ème siècle), portez armes ! (1879 ;
souvent en artillerie avec des compléments adverbiaux indiquant la
distance, la force de l’effet7 comme nous l’avons remarqué plus haut en
latin). L’idée dynamique de déplacer, transporter avec mouvement est
constante, d’une part, dans des expressions comme porter un mort en terre
(1368), porter les pieds (1080), d’où avec un complément abstrait porter
effort, attention (1540) ; d’autre part, dans le langage de la navigation, en
emploi intransitif absolu (« se diriger, faire route vers »). Par extension,
l’accent étant mis sur la finalité du geste, porter des coups (1540) signifie
« donner (des coups physiques et/ou psychologiques) », d’où, abstraitement,
porter atteinte (1604). Sans l’idée de déplacement, porter signifie le fait,
pour une femme, d’être enceinte, de produire en soi (un enfant). Par
extension, il exprime l’acte de produire, en parlant de fruits (1145), procès
qui a été longtemps dénoté en latin à l’écrit par ferre (CATON, Agr., 6, 2,
ferundo arbor peribit « à force de produire l’arbre périra », cf. aussi §
13.5.2., 13.7. et 13.8.). En français, porter peut aussi exprimer, sans plus
aucune notion de poids, l’idée d’une relation beaucoup plus intime à l’objet,
physiquement ou symboliquement le fait d’« avoir sur soi » (porter
couronne « être roi », 1080 ; porter le nom, 1174-1176 ; et sans notion de
poids moral porter quelqu’un dans son cœur, 1505), ce que le latin écrit a
exprimé longtemps avec ferre (CICÉRON, Off. 3, 74, nomen suum ferre
« porter son nom » ; cf. aussi § 11.3.). Nous avons relevé la plupart de ces
expressions en latin déjà avec portāre, plutôt dans des textes de bas niveau
de langue.
15.3. Schéma récapitulatif des recoupements
Tous les dérivés de portāre avant le latin chrétien ont le sens concret
(portātiō « port, transport », cf. Salluste, C. 42, 2), tandis que les composés
de ferre ont souvent un sens moral dérivé. Portāre, terme initialement
marqué, a sans doute conservé ce sens essentiellement concret, tandis que
ferre tendait vers un sens uniquement abstrait. Ce n’est que tardivement, en
latin chrétien, d’après les textes en notre possession, que portāre a emprunté
à ferre son emploi abstrait. Il devient ainsi le terme non marqué, puisque
apte à dénoter des procès tant concrets qu’abstraits, tout comme ferre au
début de la latinité. C’est pourquoi les dérivés tardifs de portāre ont le sens
7
DHLF, s.u. porter.
CONCLUSION « PORTER
»
284
concret, portātor, -trīx « porteur, porteuse (de lettres) » (Isidore, 9, 4, 27),
portātōrius « qui sert à porter », portātōria « chaise » (Caelius Aurelianus,
Tard. 1, 1, 15 et Chron. 2, 13, 161), ou le sens abstrait, portābilis
« supportable » (saint Augustin, Ep. 31.4). Le recoupement partiel initial a
donc permis à portāre de recevoir progressivement l’ensemble des sens de
ferre (le sens de « porter » avec ou sans l’idée de déplacement, avec
complément concret ou abstrait ; le sens figuré de « supporter, endurer,
subir » ; les sens de « porter (un enfant, des fruits) » et « avoir sur soi »), et
a par conséquent entraîné la spécialisation sémantique de ferre (→ souffrir).
16. Une évolution lente et retardée
Il nous paraît probable que portāre se soit introduit dans la langue parlée
par le peuple, dès le IIIème siècle av. J.-C. Cette hypothèse est confirmée par
deux points convergents : le premier point repose sur la haute fréquence du
lexème dans des contextes de la vie quotidienne, le second point sur la
percée que portāre réalise déjà chez Plaute, puis dans des textes prosaïques,
comme les lettres, dès le latin classique. C’est l’écrit qui tarde à témoigner
de cette variation, sans doute en raison des connotations du lexème de bas
niveau de langue.
16.1. par un lexème connoté
Nous avons montré que les emplois de portāre étaient, dans les premiers
textes, liés à l’activité commerciale et aux exercices militaires, qui ont tous
deux pour point commun de procéder au transport de choses lourdes, d’un
point à un autre. Les connotations sociales propres à ces domaines et le
statut de « terme de métier » limitent la fréquence du lexème dans des textes
littéraires. Pour autant, les poètes recourent à portāre dans ses emplois
propres : ainsi « le gentilhomme campagnard »8 qu’était Tibulle se met luimême en scène en parodiant avec portet l’une des plus ordinaires
occupations des soldats :
TIBULLE, El. 2, 6, 7-8
Quod si militibus parces, erit hic quoque miles, / Ipse leuem galea qui
sibi portet aquam.
« Si tu viens à épargner les soldats, Tibulle aussi se fera soldat, un
soldat qui porte lui-même pour lui-même dans son casque sa part
d’eau limpide ».
8
H. ZEHNACKER et J.-Cl. FREDOUILLE, 1993, p. 185.
CONCLUSION « PORTER
»
285
Ces métiers touchent au domaine du physique, étant donné que les
charges portées pèsent souvent sur un corps. Nous avons vu que
l’importance du contact physique était fréquemment soulignée par un
complément circonstanciel à l’ablatif qui le situe sur un point précis de ce
corps : les épaules, la poitrine par exemple (cf. OVIDE, Met. 6, 334-335,
inque suo portasse sinu et § 9.2.1.). Puis, par extension, les connotations de
portāre liées à la matérialité de la charge, portée dans la vie de tous les
jours, ont finalement servi le lexème à date tardive. C’est sans doute grâce à
l’usage du lexème dans le partage du travail quotidien qu’il est devenu la
variante grammaticalisée de ferre. Les textes tardent à attester le processus
supplétif.
16.2. par un archaïsme littéraire
Même en latin tardif, portāre ne parvient pas à éliminer totalement ferre,
mais celui-ci est le plus souvent préverbé, ainsi au même temps et au même
mode que la forme de portāre :
saint AUGUSTIN, Conf. 4, 7, 12
Portabam enim concisam et cruentam animam meam, inpatientem
portari a me… Vbi autem inde auferebatur anima mea, onerabat me
grandis sarcina miseriae.
« Je portais mon âme déchirée et sanglante, et qui ne supportait plus
de se laisser porter par moi (…) Et dès que mon âme était emportée
loin de là, le grand fardeau de la misère m’accablait de son poids ».
Saint Augustin, lui-même conscient ou non de cet artifice, a tendance à
associer portāre à des compléments connotés péjorativement et à réserver
l’emploi de ferre à des contextes mélioratifs. Lorsqu’il parle de lui et
accable son âme des pires péchés, il utilise portāre, mais lorsqu’il parle du
Christ qui l’élève spirituellement en portant son âme lavée du péché, il
recourt à ferre :
saint AUGUSTIN, Conf. 5, 9, 16
Et ibam iam ad inferos, portans omnia mala, quae conmiseram…
« Et déjà j’allais vers l’enfer, portant toutes les fautes que j’avais
commises (…) ».
saint AUGUSTIN, Conf. 6, 16, 26
…currite, ego feram et ego perducam et ibi ego feram.
« (…) Courez, c’est Moi qui vous porterai, qui vous conduirai au
but, et c’est moi qui vous porterai là-bas ».
CONCLUSION « PORTER
»
286
Portāre introduit dans les Confessions des compléments concrets, un
objet, un animal, ou un être dans toute sa chair (12, 2, terram…porto),
contrairement à ferre, qui concerne l’homme détaché des contingences du
monde (13, 9, eo (= amor meus) feror, quocumque feror. Dono tuo
accendimur et sursum ferimur). Ces occurrences de ferre illustrent le
maintien du lexème dans des textes nourris de la rhétorique classique. Ce
maintien, à nos yeux purement conservateur à ce stade de la latinité, a dû
être facilité par l’emploi encore bien répandu du perfectum supplétif de
ferre fonctionnant en regard de l’infectum usuel (°)portāre :
saint AUGUSTIN, Conf. 2, 4, 9
Ad hanc excutiendam atque asportandam nequissimi adulescentuli
perreximus… et abstulimus inde onera ingentia…
« Nous allâmes, une troupe de jeunes vauriens, secouer cet arbre
pour en emporter des fruits (…) et nous en rapportâmes de grandes
charges (…) ».
Les auteurs classiques et post-classiques, eux aussi grands rhéteurs,
évitaient déjà le terme connoté, au point d’employer l’hyperonyme là où on
attendrait portāre. Alors que certains syntagmes sont usuels avec portāre
depuis Plaute, certains écrivains lui préfèrent ferre, terme neutre. On peut
parfois parler d’hypercorrection. Nous avons ainsi remarqué que Cicéron
évitait à tout prix portāre, en dehors des Verrines, où son mépris envers le
crapuleux Verrès passe également par le lexique. Même si le transport d’une
charge qui pèse sur un corps est habituellement dénoté par portāre, il choisit
ferre (cf. § 9.2.3.). Il s’agit de variation diaphasique9. Là encore, la variation
est facilitée par la co-occurrence du perfectum supplétif de ferre, largement
dominant tout au long de la latinité. C’est le cas pour dona, plus souvent
régi par tul- que par portāu- (cf. VIRGILE, En. 9, 405-406 et 29, 14, 14, dona
tulit « il apporta des offrandes »), chez des poètes mais aussi chez des
historiens qui utilisent fréquemment l’infectum de portāre (cf. § 13.2.2.).
16.3. par la faiblesse de son perfectum
Portāu- est très peu attesté avant le latin tardif (seulement 13
occurrences, dont les deux premières se rencontrent chez Tite-Live : 9, 1, 5,
portāuimus, forme relevant d’une personne du dialogue ; 29, 10, 6, cf. §
7.1.) Il est difficile d’expliquer cette quasi absence de portāu- dans les
textes si ce n’est par la solidité d’une forme très ancienne tul-, de même que
le perfectum de « être », fui, s’est maintenu malgré l’irrégularité
9
Cette variation se maintient dans la latinité tardive par archaïsme, par exemple
dans le Centon nuptial, d’inspiration virgilienne : AUSONE, Cent. nupt. 5, 58-61,
dona ferunt « ils apportent des présents ».
CONCLUSION « PORTER
»
287
morphologique que constituait le supplétisme. Nous pensons que le
marquage spécifique de portāre le prédisposait davantage à un emploi dans
des procès duratifs ; tul- convenait mieux à la dénotation de procès
présentés comme ponctuels et achevés. Ce ne serait que par une
harmonisation tardive que tout le paradigme de « porter » aurait été aligné
sur un seul thème, celui de portā-.
17. Une évolution en quatre phases
Avant toute approche de l’évolution du supplétisme de porter, il faut
supposer un stade où les deux verbes ont atteint un stade de synonymie
« absolue » ou « totale »10. Le fait que portāre était un lexème de la langue
parlée quotidienne a dû faciliter ce recoupement. De nombreux traits
ramènent, en effet, le lexème dans le champ de la vie quotidienne, marquée
par son labeur et son organisation : on s’occupe de biens, de paquets, que
l’on porte, transporte dans un autre lieu ; le joug pèse sur les épaules de
l’homme ou le dos de l’animal qui en est chargé ; l’enfant que porte la
femme impose un poids douloureux. Au terme de ce recoupement, portāre
devient le terme non marqué et peut s’imposer comme le nouvel
hyperonyme « porter ». Si nous voulons rendre compte de l’évolution du
supplétisme, nous nous devons d’abord d’opérer au moins quatre
distinctions fondamentales, qui concernent :
a) les thèmes d’infectum et de perfectum : les deux thèmes, d’infectum et
de perfectum, suivent une évolution vraiment distincte ;
b) l’impératif et les autres modes : nous relevions au chapitre III A le
fonctionnement particulier du mode de l’impératif par rapport aux autres
modes.
c) la nature des compléments : ce qui vaut pour des compléments concrets
n’est pas forcément pertinent pour des compléments abstraits ou pour des
lexies figées.
d) les niveaux de langue : nous ne pouvons ignorer les différences de
niveau de langue, qui, même masquées par notre documentation
entièrement écrite, transparaissent et permettent de saisir les différents
régimes de ce supplétisme.
Nous proposons ainsi un schéma historique en quatre phases : le
supplétisme de la dernière phase est précédé d’une distribution
syntagmatique et de variations diastratiques, que nous illustrerons après ce
schéma. Nous présumons que la langue parlée par le peuple est parvenue
plus rapidement que la langue écrite à la phase IV.
10
Ce terme est employé selon l’article de M. FRUYT, 1994a, et l’ouvrage de J.
LYONS, 1981b, présentés dans l’introduction, note 85.
CONCLUSION « PORTER
»
288
Phase I (à l’écrit ; système du latin archaïque)
thèmes orthonymiques / thèmes marqués selon le syntagme
infectum
fer/ concret et technique portāperfectum
tul/ (concret et technique portāu- ?)
impératif
fer, ferte
/ concret et technique portā, portāte
Phase II A (à l’écrit, pour des charges matérielles ; système du latin classique et
post-classique)
thèmes usuels / thèmes marqués selon le niveau de langue
infectum
portā/ littéraire fer( )
perfectum
° tul/ courant et familier (°)portāuimpératif
portā, portāte
/ courant tolle, tollite / littéraire fer, ferte
Phase II B (à l’écrit, pour tout autre complément ; système du latin classique
et post-classique)
thèmes usuels / thèmes marqués selon le niveau de langue
infectum
fer/ familier portāperfectum
tul/ courant -portāuimpératif
tolle, tollite
/ littéraire fer, ferte / courant portā, portāte
Phase III (à l’écrit ; système du latin tardif)
thèmes usuels / thèmes marqués selon le niveau de langue
infectum
portā/ littéraire fer( )
perfectum
° tul/ courant et familier (°)portāuimpératif
portā, portāte
/ littéraire fer, ferte et tolle, tollite
Phase IV (à l’écrit et à l’oral ; système du protoroman)
thème usuel, à radical unique, par supplétisme
infectum
portāperfectum
portāuimpératif
portā, portāte
17.1. avec le complément concret et technique spolia
Le verbe usuel dans la langue militaire est portāre, ainsi avec le nom des
« dépouilles » dans un emploi plus large chez Cicéron (phase I) :
CICÉRON, Verr. 2, 5, 59
Exi ere te oportuit nauem… non quae prouinciae spolia portaret.
« Votre devoir était d’exiger un vaisseau (…) non pas pour
transporter au loin les dépouilles de la province ».
Parfois, portāre est remplacé par ferre, selon une variation diaphasique
dans un registre littéraire (phase II A) :
CONCLUSION « PORTER
»
289
TITE-LIVE, 32, 21, 7
Romana classis ad Cenchreas stat, urbium Euboeae spolia prae se
ferens.
« La flotte romaine stationne à Cenchrées, portant devant elle les
dépouilles des villes de l’Eubée ».
Le seul thème de perfectum attesté que propose la documentation,
jusqu’en latin tardif, est celui supplétif de ferre (phase III B) :
VALÈRE-MAXIME, 2, 7, 15
Recursum autem his ad pristinum militiae ordinem proposuerunt, si
quis bina spolia ex hostibus tulisset.
« La seule voie qu’ils laissèrent à chacun pour reconquérir son
ancien rang dans l’armée, c’était de rapporter les dépouilles de deux
ennemis ».
VULGATE, 2 Par. 14, 13-15
… tulerunt ergo spolia multa… et multam praedam asportauerunt…
tulerunt pecorum infinitam multitudinem et camelorum…
« Ils emportèrent de nombreuses dépouilles, (…) et emportèrent
beaucoup de butin, (…) ils emmenèrent une multitude immense de
petit bétail et de chameaux (…) ».
La situation en latin tardif n’est pas évidente à saisir : l’exemple des
Paralipomènes présente en co-occurrence tulerunt et un préverbé de
portāre. Quel était vraiment le thème de perfectum usuel dans la langue
parlée ? Peut-être les deux thèmes ont-ils coexisté jusqu’à l’alignement
définitif de tout le paradigme sur un seul thème (avant le VI ème siècle ? en
protoroman ?). Le passage d’un conte philosophique de Voltaire tiendra
lieu ici d’illustration de l’évolution achevée du supplétisme (phase IV) :
VOLTAIRE, Candide ou l’Optimisme, XVI
Monsieur que vous voyez est mon maître, et, bien loin d’être jésuite,
il vient de tuer un jésuite, il en porte les dépouilles.
17.2. avec le complément concret et non technique litteras
Le procès de « porter une lettre » n’est pas technique et était à l’origine
dénoté par les thèmes orthonymiques fer- et tul- (phase I) :
TITE-LIVE, 26, 12, 16
... indicatque imperatori Romano Numidas fraude composita
transisse, litterasque ad Hannibalem ferre.
CONCLUSION « PORTER
»
290
« (…) Et elle révèle au général romain que des Numides, par ruse,
avaient fait semblant de déserter et portaient une lettre à Hannibal ».
TITE-LIVE, 33, 28, 12
Has qui tulerat litteras iussus Zeuxippo dare quam primum…
« Le porteur de la lettre était chargé de la remettre au plus vite à
Zeuxippe (…) ».
Une fois les deux thèmes de ferre évincés, on observe portā- et portāuen latin tardif ; ainsi dans deux textes dont le genre, le sermon ou la lettre,
entraîne un plus faible degré de recherche littéraire (phase III) :
saint AUGUSTIN, Serm. 295
Et nunc litteras portat a principibus sacerdotum (…).
« Et maintenant il porte une lettre émanant des princes des prêtres
(…) ».
saint AUGUSTIN, Ep. 191, 57, 1
Ad quem etiam ipsas, quas ego iam legeram, litteras tuas ipse
portauit.
« Il lui a porté en personne ta lettre que j’ai déjà lue ».
17.3. avec un complément abstrait dolor
Seuls ferre et tul- devaient être associés à l’origine à un complément
abstrait, puisque portāre était marqué par un sème concret et n’avait pas
encore reçu le sens figuré de « porter, supporter » (phases I et II) :
CÉSAR, C. 1, 84, 4
… neque corpore dolorem neque animo i nominiam ferre posse.
« (…) ils ne peuvent plus (sup)porter ni la souffrance physique ni
l’humiliation morale ».
OVIDE, Met. 11, 328-329
Quo miser amplexans ego tum patriumque dolorem / corde tuli...
« Et moi, malheureux, l’embrassant, je (sup)portai alors dans mon
cœur d’oncle la douleur ! »
C’est en latin tardif que le procès de « (sup)porter une douleur » est le
plus souvent dénoté par portā-/portāu- (phase III) : le Christ est venu porter,
au propre comme au figuré, toutes les douleurs qui accablent la chair et
l’âme des hommes.
CONCLUSION « PORTER
»
291
saint AUGUSTIN, Psalm. 84, 7
Istam fragilitatem carnis, hoc tormentum dolorum, hanc domum
paupertatis, hoc uinculum mortis, et laqueos tentationum, portamus
omnia ista in carne hac.
« Cette fragilité de la chair, ce tourment des douleurs, cette maison
de pauvreté, cette chaîne de la mort, ces pièges des tentations, nous
(sup)portons tous ces maux dans notre chair ».
Au perfectum, on observe encore en phase III la variation diaphasique :
VULGATE, Is. 53, 4
Vere languores nostros ipse tulit et dolores nostros ipse portauit
« Or ce sont nos souffrances qu’il (sup)porta lui-même et nos
douleurs qu’il porta lui-même ».
La phase IV sera illustrée par l’une des rares figures féminines de la
littérature française du Moyen Âge, Christine de Pisan, qui n’hésite pas à
répéter porter et ses préverbés dans le poème « La grant doulour que je
porte » du recueil Cent Ballades d’amant et de dame.
Les attestations des deux lexèmes ferre et portāre ont donc suggéré des
emplois communs, puis ont montré, au terme d’un processus qui s’étale sur
plusieurs siècles, une nette évolution en faveur du second et une
redistribution des emplois. On peut en effet supposer des points
comparables suffisamment importants dans l’emploi, la distribution
syntaxique, le signifié des lexèmes concernés pour qu’ils soient
superposables ou complémentaires, avant l’éviction totale de ferre qui
conduit à la grammaticalisation du remplacement, c’est-à-dire au
supplétisme. Nous pouvons conclure sur un bel exemple de remplacement
qui tarde à s’installer à l’écrit, tandis que la langue orale l’adoptait
volontiers. C’est à partir d’échanges syntagmatiques, et non d’une défection
morphologique ou phonologique remarquable, que la langue latine
populaire en est venue à rejeter l’irrégulier et littéraire ferre et, en
contrepartie, à adopter le régulier et concret portāre.
292
TROISIÈME PARTIE : « GUÉRIR » :
MEDĒRĪ / MEDICĀRĪ, MEDICĀRE /
SĀNĀRE / CVRĀRE
INTRODUCTION
« GUÉRIR »
293
O. Panagl1 présente trois formes comme « supplétives », medeor/sānāuī/
medicātus sum, dont le signifié général est « guérir ». La genèse du
supplétisme de guérir est complexe, puisqu’il faut supposer une variation
diastratique entre langue commune et langue technique et qu’elle repose à la
fois sur la défectivité d’un thème, celui du perfectum, et sur la défectivité
d’une voix passive de sens passif. La première forme, medeor, correspond à
l’infectum de medērī, verbe de la langue médical ; la deuxième, sānāuī, au
perfectum de sānāre, verbe de la langue commune ; la troisième, medicātus
sum, au perfectum de medicārī/medicāre, verbes rarement attestés. Nous
ajoutons au dossier le lexème cūrāre, d’emploi plus large que les autres, et
que l’on traduit parfois avec le sens technique de « guérir ». Ces quatre
lexèmes peuvent apparaître dans les mêmes textes, chez les mêmes auteurs,
à quelques mots d’intervalle. Un même auteur emploie donc, pour dénoter
le même procès, tantôt le terme général non marqué, qui est le terme
orthonymique, générique, tantôt le terme spécifique au vocabulaire médical.
Dans le temps, le terme marqué et le terme non marqué changent et cette
évolution conduit à une variation diastratique, qui explique probablement le
supplétisme du français.
Deux de ces verbes sont défectifs dès le latin archaïque et le fait qu’ils
relèvent de « la voix en -r » les rend difficiles d’emploi : medērī et
medicārī, verbes déponents, ont les formes en -r de la voix passive, mais un
sens « actif ». Or le procès médical que ces lexèmes dénotent est souvent
présenté en latin à la voix passive : le malade peut « être guéri » grâce à
l’art de la médecine. La langue trouve plusieurs alternatives, dont la plus
évidente est le processus supplétif, ce que reproduira le français guérir
d’origine non latine et qui assume en un seul lexème les deux procès,
agentif quand il est transitif, « délivrer (quelqu’un) d’un mal physique ;
rendre la santé à (quelqu’un) » (le sujet grammatical correspond à l’agent),
et passif quand il est intransitif, « recouvrir la santé ; aller mieux et sortir de
maladie » (le sujet grammatical est la personne qui est le siège du procès).
1
O. PANAGL, 2000, p. 247 : « Suppletive Perfektstämme sind für einige Deponentia
bezeugt : So hat medeor ‘heilen’ in der ,schwachen’ Variante ein deriviertes medicatus
sum, in der ,starken’ Spielart hingegen sānāuī (von sano) ausgebildet » (« Des
supplétismes de radicaux de parfaits sont attestés pour quelques déponents : ainsi,
medēor ‘guérir’ avait, dans une variante « faible », un dérivé medicatus sum, il
fonctionnait au contraire dans une variante ‘forte’ avec sānāuī (de sano) »). Cf. aussi,
R. C. ROMANELLI, 1975, p. 222 : « Série dos temas verbais latinos para expressão da
noção de ‘cuidar, tratar, curar’ : medeor, sānāuī. Come verbo defectivo estruturado
sobre uma raiz de aspecto durativo, medeor, -ērī completa o seu paradigma, a contar de
Cícero, com o perfeito tomado ao verbo sānō, sānāre » (« Série de thèmes verbaux
latins pour exprimer la notion de « guérir, traiter, soigner » : medeor, sānāuī. En tant
que verbe défectif construit sur une racine d’aspect duratif, medeor, -ērī complète son
paradigme, à partir de Cicéron, avec le parfait emprunté au verbe sānō, sānāre »).
Néanmoins, nous n’avons pas trouvé comme lui d’attestation de medērī chez Plaute, si
ce n’est indirectement par medicus, medicina et medicamentum.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
294
INTRODUCTION À LA GENÈSE DU SUPPLÉTISME DU FR. GUÉRIR.
DÉFECTIVITÉ DES RACINES INDO-EUROPÉENNES ;
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES LATINS.
Après avoir présenté l’étymologie et les acceptions des quatre lexèmes,
dans le dessein de tracer les intersections plus ou moins étendues qu’ils
partagent (la « zone grise »), nous tenterons de suivre les différents
remplacements, à partir de trois critères : l’analyse numérique et statistique
mettra en relief les fréquences plus ou moins hautes de tel ou tel lexème
d’une époque à une autre ; le deuxième critère, morphologique, s’attachera
à poser les paradigmes défectueux, les paradigmes presque complets ou
complets et ceux qui sont complétés, selon les données de notre
documentation ; le troisième critère, syntaxique, prendra en compte les
actants et les échanges de valence autorisés par les remplacements. Ces
critères seront soumis à la lecture de plusieurs auteurs, sur un grand laps de
temps, afin de voir comment ils emploient les quatre lexèmes, depuis Caton
jusqu’à saint Ambroise1.
1. Notice étymologique et sémantique
Un aperçu de l’origine de chaque lexème est utile pour la compréhension
des variations successives et pose les bases des interstices sémantiques
nécessaires aux variations.
1.1. Aperçu étymologique
Le DELL et l’analyse d’E. Benveniste permettent d’organiser ce groupe
selon l’ancienneté, l’étymologie et les premiers emplois.
1.1.1. sānāre
Sānāre2, dérivé de sānus, « rendre sain, guérir », a un sens physique et
moral et se construit avec l’accusatif. Il est difficile de remonter loin dans le
temps puisqu’aucun mot semblable à sānus ne se retrouve ailleurs, sauf
peut-être en ombr. sanes « sānīs, inte rīs », T.E.V. IV 8 (emprunt ?). Le
DELL refuse le rapprochement avec gr. „a…nw. Précisons que le lexème
n’apparaît pas dans les textes antérieurs au siècle de Cicéron. Il est
1
Toutes les occurrences des quatre lexèmes, chez chaque auteur, ont été étudiées.
L’étude se veut exhaustive.
2
DELL, s.u.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
295
comparable, cependant, pour la formation et l’évolution sémantique, à
remediāre, fait sur remedium : attesté en latin au sens propre de « guérir »
(essentiellement employé par Scribonius Largus et Tertullien), il est passé
en français sous la forme remédier (fin XIIIème siècle), d’abord au sens
général de « soigner par un remède », puis au sens figuré de « combattre un
mal, un inconvénient »3.
1.1.2. medērī et medicārī/medicāre
Le verbe medērī4, « donner ses soins à », est suivi d’un complément au
datif, alicuī, morbō. Il est très ancien puisque la première attestation date
peut-être du IIIème siècle avant J.-C. :
MARCIUS VATES, 2
Ne ningulus mederi queat --« (pour) que personne ne puisse le guérir ».
Medērī apparaît, dès le début de la latinité, spécialisé dans la langue
médicale au sens de « porter remède à » (cf. la spécialisation de cūrāre et,
en grec, de qerapeÚw), d’où medēns « médecin » ; medēla (archaïque)
« remède », remplacé à l’époque classique par remedium ; medicus, -a, -um
et medicus « médecin ». De medicus sont issus de nombreux dérivés qui ont
remplacé medeor : medicārī/medicāre, déjà chez Plaute, ainsi que medicīna, remedium ; sur le thème verbal de medicā-re/-rī sont bâtis medicā-tio,
medicā-mentum. Le fréquentatif de medērī est meditārī. E. Benveniste opère
divers rapprochements dans les langues indo-européennes :
« La racine *med- se trouve d’un bout à l’autre du domaine indo-européen, au
sens de ‘penser, réfléchir’, souvent avec des valeurs techniques : ‘mesurer,
peser, juger’ ou ‘soigner (un malade)’ ou ‘gouverner’. Les formes latines et
celtiques indiqueraient que la racine avait en i.-e. des formes athématiques : lat.
medeor (avec le fréquentatif meditōr) et, d’autre part, v.-irl. midiur ‘je juge’
(con-midathar ‘il domine, il a le pouvoir’). L’hypothèse est confirmée par la
longue radicale de gr. m»domai ‘je médite’ en face de mšdomai ‘je m’occupe de,
je médite’ »5.
3
Remediāre est peut-être entré en concurrence avec medērī et sānāre dans un niveau
de langue très familier. Les attestations sont trop peu nombreuses pour l’affirmer
avec assurance.
4
DELL, s.u.
5
Cf. E. BENVENISTE, 1945, p. 5. Voir aussi LIV, 1. *med- « mesurer, se soucier » ;
medeor serait peut-être un dérivé de cette racine avec le suffixe d’état : ?*med-h1ié-,
avec la restitution du vocalisme radical e.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
296
T. V. Gamkrelidze et V. V. Ivanov6 rangent cette racine *met- dans les
notions rituelles et légales et précisent qu’elle est attestée dans de nombreux
dérivés en rapport avec une activité mentale, la loi, les rites et la médecine :
skr. masti- « mesure, pesée », arm. mit « pensée, raison », gr. hom. m»domai
« (je) pense, réfléchis, médite », lat. meditor « (je) médite », ombr. meřs,
mers « loi, ius », mersto « juste, iustum », osc. med-díss « juge, iudex », v.irl. midiur « (je) médite, estime, prends une décision légale », mess
« procédure légale », med « règles », goth. mitan, vieil-angl. metan, vieilhaut-all. mezzan « mesure » (all. messen), v.-isl. mjouðr « sort ». Les
dérivés peuvent également recevoir le sens de « homme sage, guérisseur,
médecin » : avest. vī-mad- « docteur, guérisseur », par exemple vīmaδayanta « ils devraient donner un traitement médical », gr. M»deia
« Médée » (i.e. « guérisseuse »), 'Agam»dh ; lat. medeor « (je) guéris,
soigne, traite », medicus « docteur »7.
1.1.3. cūrāre
Le dernier lexème retenu, cūrāre, déjà attesté chez Ennius, est un
dénominatif du substantif ancien et usuel cūra, -ae « soin, souci », qui reçoit
entre autres dans la langue médicale le sens de « soin, traitement », par
opposition à causa. Le verbe, généralement suivi de l’accusatif, parfois du
datif, a le sens large de « prendre soin ou souci de », et est souvent employé
dans un contexte médical, qui le conduit ainsi à entrer en concurrence avec
les autres lexèmes.
1.1.4. Démonstration d’E. Benveniste
E. Benveniste nous permet de donner un signifié commun à ces quatre
termes et de mieux cerner le sens en particulier de medērī et de
medicārī/medicāre en latin :
« La signification originelle [de *med-] (…) peut se définir comme ‘mesure’ non
d’une mensuration, mais de modération (lat. modus, modestus), propre à assurer
ou à rétablir l’ordre dans un corps malade (lat. medeor) ». Cette mesure est « de
caractère technique ». « Latin medeor, avestique vī-mad- ne signifient pas
proprement ‘guérir’, mais bien ‘traiter selon les règles une maladie’ : (…) la
notion désignée n’est pas ‘faire passer à la santé un malade’, mais ‘soumettre un
organisme troublé à des règles prévues, ramener l’ordre dans une
perturbation’ »8.
6
T. V. GAMKRELIDZE et V. V. IVANOV, 1995, p. 711. Cf. aussi IEW, p. 706.
Cf. T. V. GAMKRELIDZE et V. V. IVANOV, 1995, p. 711, chapitre 9.2.2., au sujet de
la structure des rituels des traitements médicaux en proto-indo-européen.
8
E. BENVENISTE, 1969, p. 123-130, passim.
7
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
297
Nous retiendrons de cette démonstration que le terme ancien et
technique, donc marqué, est medērī : « donner des soins techniques à, porter
remède à, soigner un malade (le médecin réglant, dominant la maladie) » et
que le dénominatif sānāre, thème en -ā-, sans doute de formation plus
récente que medērī et de formation très féconde en latin, a été le terme non
marqué à la fois en raison de la facilité à le conjuguer en regard du déponent
medērī et de l’absence de spécialisation technique, d’où « guérir » dans la
langue commune. A cette paire s’adjoint occasionnellement un second
dénominatif, cūrāre, entré plus tard dans cette variation diastratique
complexe. C’est pourquoi medērī dénote un sous-ensemble de sānāre, qui
lui-même dénote un sous-ensemble de cūrāre, comme en témoignent encore
les canons médicaux latins :
sānāre
 medērī
 cūrāre
AVICENNE, dans la traduction latine de G. de Crémone, Philos. 6, 4
Similiter sanitas forma est curationis et cognitio medendi forma est
sanandi.
« La santé est le produit de la cure de la même manière que savoir
guérir est le produit du traitement ».
1.2. Analyse sémantique
La langue latine a, de fait, opéré des rapprochements sémantiques entre
les quatre lexèmes : les exemples de co-occurrences sont nombreux.
1.2.1. Concurrences
A chaque époque, les lexèmes n’entrent pas tous en concurrence dans les
mêmes proportions ou n’ont pas le même emploi.
1.2.1.1. A l’époque archaïque
Ennius atteste seulement cūrāre, mais celui-ci a le sens de « veiller sur,
protéger » ou de « soulager » et n’est donc pas d’emploi technique (cf. aussi
An. 6, 183 V3 = 527 W, curant ; An. 367-369 V3 = 363-365 W, curatos) :
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
298
ENNIUS, An. inc. 620 V3 = Spur. ? 12 W
Vosque lares, tectum nostrum qui funditus curant
« Et vous, les Lares, qui veillez sur notre maison du sol au toit ».
Le premier lexème attesté dans notre documentation au sens technique de
« guérir » est medicārī, le déponent (cf. aussi PLAUTE, Merc. 950-951, § 4.3.) :
PLAUTE, Amp. 1034 fr h
ALC. Quaeso aduenienti morbo medicari iube.
« (Alc.) Je t’en prie, ordonne qu’on guérisse la maladie qui
t’arrive ».
TÉRENCE, And. 831
Eiu’ labore atque eiu’ dolore nato ut medicarer tuo.
« Pour que, au prix de la peine et du chagrin de ma fille, je guérisse
ton fils ».
On trouve aussi medērī à partir de Térence (cf. aussi And. 944, medicari) :
TÉRENCE, Phorm. 822
...quom res aduorsae sient, paullo mederi possis
« (...) si les choses vont mal, on puisse, à peu de frais, y porter
remède ! » (trad. P. Grimal).
Dans la prose de Caton cependant, medērī est, de très loin, le lexème le
plus fréquent (cf. tableau des annexes 7 et 8), ainsi dans un discours direct :
VARRON, R. 1, 2, 27
Stolo subridens : ‘dicam, inquit, eisdem quibus ille uerbis scripsit
- uel Tarquennam audiui - cum homini pedes dolere coepissent, qui
sui meminisset, ei mederi posse : ‘e o tui memini, medere meis
pedibus’’.
« Stolon, en souriant : ‘Voici textuellement la formule qu’il a écrite
(ou plutôt que j’ai recueillie de la bouche de Tarquenna) : lorsqu’un
homme avait une attaque de goutte, il se disait capable de le guérir
s’il pensait à lui : ‘Je pense à toi, guéris-moi les pieds’’ ».
1.2.1.2. A l’époque classique
Un seul auteur postérieur à Plaute atteste plusieurs fois le déponent
medicārī, ou l’actif medicāre : probablement par archaïsme, Virgile emploie
le verbe au sens médical de « guérir, soigner » ou au sens technique de
« traiter » et « tremper » des graines ou des herbes (cf. aussi En. 7, 755-757
et 12, 418) :
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
299
VIRGILE, G. 2, 134-135
… et olentia Medi / ora fouent illo et senibus medicantur anhelis.
« (…) Les Mèdes s’en servent contre la mauvaise haleine, et donnent
[la pomme] comme remède aux vieillards asthmatiques ».
VIRGILE, G. 1, 193
Semina uidi equidem multos medicare serentis
« J’ai vu bien des gens traiter leurs graines de semence ».
En fait, à partir du Ier siècle avant J.-C., medicārī n’est presque plus
employé qu’au participe parfait passif, medicātus, -a, -um. C’est entre
sānāre et medērī qu’on observe des variations. L’emploi figuré de medērī,
terme au départ technique, tend à prouver l’interstice assez étendue qu’il
commence à partager avec sānāre. Cet emploi est une preuve directe de la
variation : dans le processus supplétif, le terme de base devient marqué,
tandis que le lexème marqué perd son marquage dans la langue usuelle et
reçoit le sens technique de l’autre terme. Il y a alors autant de chance de
voir apparaître sānāre que medērī. Cette variation était nécessaire au moins
au perfectum, en raison de la défectivité de medērī :
CICÉRON, Cat. 4, 2
Ego... multa meo quodam dolore in uestro timore sanaui.
« Moi (…) j’ai su beaucoup guérir9 par une certaine douleur que j’ai
éprouvée les craintes que vous, vous éprouviez ».
CICÉRON, Quinc. 8
Ita fit ut ego qui tela depellere et uolneribus mederi debeam tum id
facere co ar…
« Il arrive ainsi que moi, qui dois détourner les traits et guérir les
blessures, j’ai à m’acquitter de cette tâche (…) ».
1.2.1.3. A l’époque post-classique
La situation s’accentue au Ier siècle après J.-C. Pline l’Ancien recourt aux
deux verbes sans distinction, toutefois sānāre l’emporte numériquement
dans l’emploi technique. L’ancien terme se maintient, mais affaibli :
9
Sanaui pourrait aussi signifier « j’ai soigné ». Nous préférons traduire par « j’ai
guéri », car, dans ce même passage, Cicéron estime, en s’adressant toujours aux Pères
conscrits, qu’il les « a arrachés », eux et le peuple romain, à d’horribles massacres, à de
pénibles outrages, aux incendies, à la guerre et à la dévastation de l’Italie entière. S’il a
mis un terme à leurs craintes (cf. aussi exitum et eriperem), ce n’est pas seulement
parce qu’il les a soignées pendant son consulat, mais c’est plutôt parce qu’il a su les
guérir et délivrer le peuple romain de tous les maux qui les menaçaient.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
300
PLINE l’ANCIEN, 20, 8
Inlitum anginas et arterias cum melle aut oleo uetere sanat.
« En lotion avec du miel ou de l’huile vieille, il soigne les angines et
les affections de la trachée-artère ».
PLINE l’ANCIEN, 7, 20
Quorundam corpori partes nascuntur ad aliqua mirabiles, sicut
Pyrro regi pollex in dextro pede, cuius tactu lienosis medebatur.
« Dans le corps de certaines personnes, des parties sont par nature
étonnantes pour certaines choses : ainsi, chez le roi Pyrrhus, le gros
orteil du pied droit, qui guérissait par contact les malades de la rate ».
PLINE l’ANCIEN, 2, 207
… medicatorum fontium uis.
« (…) la force des sources médicinales ».
En dehors de la langue technique, celle du naturaliste ou des médecins
comme Celse et Columelle, c’est sānāre qui est de loin le plus fréquent. Le
troisième terme, cūrāre, est très rare encore dans cet emploi. Sénèque, par
exemple, tout en conservant plusieurs formes de medērī (cf. Const. 1, 1,
medentur, § 2.5.2.3.) et le participe parfait passif de medicāre, privilégie
nettement sānāre, et emploie parfois cūrāre :
SÉNÈQUE, Nat. 3, 2, 1
Quippe interueniunt salsae amaraeque aut medicatae.
« Parmi ces eaux se rangent celles qui sont salées, amères, médicinales ».
SÉNÈQUE, Ben. 3, 30,1
Isto modo etiam, si quis patrem meum aegrum ac moriturum sanauerit,
nihil praestare ei potero, quod non beneficio eius minus sit ; non enim
genuisset me pater, nisi sanatus esset.
« A ce compte, qu’un homme ait guéri mon père malade et mourant,
je ne pourrai rien faire pour cet homme qui ne soit au-dessous d’un
tel service ; car mon père ne m’eût engendré, s’il n’eût été guéri ».
SÉNÈQUE, Ir. 3, 39, 2
… initia morborum quies curat.
« (…) Le meilleur remède des maladies naissantes, c’est le repos »
(trad. A. Bourgery).
Medicāre, inusité depuis longtemps, refait une apparition chez Apulée,
qui s’explique facilement par le caractère archaïsant de sa langue ; l’une des
deux occurrences présente l’unique attestation de toute la latinité du thème
de perfectum de ce verbe (cf. aussi Apol. 69, 4) :
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
301
APULÉE, Apol. 31, 7
Cum tamen numquam apud eum marino aliquo et piscolento
medicauit nec Prot[ ]eus faciem…
« Jamais, par contre, on ne voit chez [Homère] qu’une substance
tirée de la mer et des poissons ait servi de moyen magique à Protée
pour sa figure (…) ».
Par ailleurs, Apulée recourt à medērī et à sānāre, dans leur emploi
technique ou figuré, et à cūrāre, mais au sens de « soigner » :
APULÉE, Plat. 2, 9
Iuridicialis illa medicinae par[s] est, nam morbis animae medetur
sicut illa corporis.
« Sous son aspect judiciaire, elle [la politique] est l’égale de la
médecine, car elle guérit les maladies de l’âme, comme la médecine
celles du corps ».
APULÉE, Met. 7, 17
Ille uero etiam quotiens in alterum latus praeponderans declinarat
sarcina, cum deberet potius grauantis ruinae fustes demere et leuata
paulisper pressura sanare me uel certe in alterum latus translatis
peraequare, contra lapidibus additis insuper sic iniquitati ponderis
medebatur.
« Bien plus, chaque fois que le poids, irrégulièrement réparti, faisait
pencher mon chargement, au lieu d’enlever, comme il aurait dû, les
bois qui s’en allaient croulant et de me soulager en allégeant un peu
le faix, de rétablir au moins l’équilibre en les faisant passer de l’autre
côté, il y ajoutait encore des pierres : c’était sa façon de remédier à
l’inégalité du poids » (trad. P. Vallette)
APULÉE, Met. 6, 16
Nam quod habuit, dum filium curat aegrotum, consumpsit atque
contriuit omne.
« Car ce qu’elle en avait, elle l’a dépensé et complètement usé en
soignant son fils malade ».
1.2.1.4. A l’époque tardive
En latin chrétien, sānāre reste très fréquent sans éliminer pour autant
totalement le terme de base. La Vulgate n’offre plus que trois formes de
medērī, en regard de 90 occurrences de sānāre et de 72 occurrences de
cūrāre :
VULGATE, Deut. 32, 39
ego occidam et ego uiuere faciam / percutiam et ego sanabo
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
302
»
« C’est moi qui ferai mourir et c’est moi qui ferai vivre ; je frapperai
et c’est moi qui guérirai ».
VULGATE, Iob 5, 18
Ipse uulnerat et medetur / percutit et manus eius sanabunt
« Lui-même il blesse, puis il guérit la plaie, il meurtrit, puis ses
mains apporteront la guérison ».
VULGATE, Os. 6, 2
quia ipse cepit et sanabit / nos percutiet et curabit nos
« Parce que c’est lui-même qui nous a faits captifs et qui nous guérira ; il
nous a blessés et il nous guérira ».
Ces versets reprennent, plus ou moins fidèlement, une antique
prédication oraculaire du grec (cf. Suétone, Claude 43, Ð trèsaj „£setai).
Cette prédication est couplée à une variante de sens proche, qui la précède.
Sānāre est le lexème qui correspond au verbe « guérir » du grec, „£omai,
comme de l’hébreu, ‫ ְרפָּא‬: Iob 5, 18, ‫תִּ ְﬢפֶּינָה‬, „£santo « [ses mains]
guériront » ; Deut. 32, 39, ‫ ֶא ְר ׇפּא‬, „£somai « je guérirai » ; Os. 6, 1, ‫י ְִר ָפּאֵנוּ‬,
„£setai ¹m©j « il nous guérira ». Os. 6, 1 présente une interversion : le
verbe « guérir » est placé dans le premier verset et un verbe « soigner,
panser » vient se mettre à sa place dans le second verset : c’est pourquoi
curabit sert à traduire l’hébreu ‫ י ַﬨְ ְבּשֵּׁנוּ‬et le grec motèsei ¹m©j « il pansera
nos blessures ». Ce même verbe ‫שּׁ‬
ֵ ‫ ﬨְ ְבּ‬est traduit dans Job 5, 18
diversement : en grec, par p£lin ¢pokaq…sthsin « il répare » ; en latin, par
medetur « il guérit ».
1.2.2. Zones de contact sémantique (« zone grise »)
Le tableau suivant met en valeur une importante zone de contact, d’une
part, entre sānāre et medērī et, d’autre part, entre medērī et medicāre.
SĀNĀRE
MEDĒRĪ
MEDICĀRĪ/-E
CŪRĀRE
« guérir ; soigner ; traiter » [quelqu’un, une maladie, un objet ; abs.]
« remédier à, réparer ;
corriger »
« remettre en bon
état »
« être bon (pour ;
contre) »
« soulager »
« préparer ;
teindre ;
empoisonné »
(part.)
« avoir soin de,
s’occuper de,
veiller à »
« régler ;
administrer ;
commander ; payer »
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
303
Il n’y a qu’un exemple de co-occurrence de medērī et de medicārī/-re. En
revanche, entre le premier couple, sānāre et medērī, les rencontres sont
nombreuses. On trouve également des co-occurrences tantôt de medērī et de
cūrāre, tantôt de sānāre et de curārē. Les exemples que nous empruntons
présentent avant tout les lexèmes dans leur emploi technique.
1.2.2.1. Co-occurrences de medērī et medicārī/-re
Ce n’est qu’en latin tardif qu’on rencontre l’unique co-occurrence de
medērī et medicārī/-re. Celle-ci repose en fait sur une explicitation, sur une
stratégie de désambiguïsation du premier lexème, très ancien, par le
second :
saint AUGUSTIN, Jul. 3, 42
Remedium quippe a medendo, id est a medicando, nomen accepit.
« Le mot remedium tire son nom de mederi, c’est-à-dire de
medicare ».
1.2.2.2. Co-occurrences de sānāre et medērī
En raison de la zone de contact sémantique importante, il n’est pas rare
de trouver sānāre et medērī dans une même phrase, simplement juxtaposés
ou coordonnés, parfois au même temps, au même mode, à la même
personne, sans autre différence que celle de la voix (au niveau du signifiant,
non pas au niveau du sens). Le but est de varier les lexèmes et d’éviter ainsi
une répétition, ou d’indiquer de nouveau, dans la seconde proposition, un
verbe signifiant « guérir » parce que des compléments assez longs étaient
venus séparer le thème :
PLINE l’ANCIEN, 20, 4
…sucoque dentium dolori medetur, arida cum resina inpetiginem et
scabiem quaeque psoram et lichenas uocant, parotidas, panos sanat.
« (…) et son suc est un remède pour les maux de dents ; sèche et
mêlée à la résine, elle guérit l’impétigo, la gale et les maladies qu’on
appelle psore et lichen, les oreillons, les tumeurs ».
Le sujet est ici le même pour les deux formes : une entité inanimée, la
plante médicinale. Les deux verbes sont aussi associés syntaxiquement,
dans une même phrase, avec un même agent et un même objet, haec
uulnera ne faisant qu’expliciter mihi dans le vers suivant :
OVIDE, Met. 14, 23
nec medeare mihi sanesque haec uulnera mando
« Je ne te demande pas de porter remède à mon mal, de guérir ma
blessure » (trad. G. Lafaye).
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
304
CICÉRON, Agr. 1, 26
Huic pro se quisque nostrum mederi atque hoc omnes sanare uelle
debemus.
« Chacun de nous, autant qu’il est en lui, doit vouloir y porter remède
et vouloir tous le guérir ».
L’ordre d’apparition des lexèmes est variable. Il n’est pas pertinent de le
retenir en vue d’une quelconque gradation, ainsi en ordre inverse de
l’exemple précédent :
CICÉRON, Marc. 25
Quae quidem tibi nunc omnia belli uolnera sananda sunt, quibus
praeter te mederi nemo potest.
« Il te faut aujourd’hui soigner toutes les blessures de la guerre, que
nul autre que toi ne peut guérir ».
Peut-être s’avèrerait-il plus utile de regarder les formes employées, car
d’un auteur à l’autre, ce sont souvent les mêmes formes qui apparaissent
pour chaque lexème concerné. Comme l’illustre l’exemple ci-dessus,
Cicéron emploie l’adjectif verbal de sānāre et l’infinitif présent de medērī,
exactement comme Sénèque :
SÉNÈQUE, Herc. f. 1261-1262
… Nemo polluto queat / animo mederi : morte sanandum est scelus.
« (…) Nul ne pourrait guérir la souillure de mon âme : c’est la mort
seule qui doit guérir le crime » (trad. L. Herrmann).
La traduction de L. Herrmann souligne la synonymie des deux formes, de
plus renforcée par le parallélisme de construction : animo mederi / morte
sanandum. Mais la forme sānārī est attestée par ailleurs chez Sénèque (Oed.
517) ; de même medendum est présent chez Cicéron (Fam. 12, 10, 4).
Précisons que sānāre peut, plus facilement que medērī, être répété dans un
même passage et que c’est le verbe le plus usuel chez Cicéron et chez
Sénèque :
SÉNÈQUE, Ben. 6, 26, 2
Non uolneres me malo, quam sanes. Potes inire gratiam, si, quia
uolneratus sum, sanas, non, si uolneras, ut sanandus sim.
« Ne me blesse pas, j’aime mieux cela que tu me guérisses ; tu peux
acquérir ma reconnaissance si, parce que j’ai été blessé, tu me guéris,
mais tu n’auras pas ma reconnaissance si tu me blesses pour que je
doive être guéri ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
305
1.2.2.3. Co-occurrences de sānāre et cūrāre
Les emplois concomitants de sānāre et cūrāre sont fréquents et stables à
toute époque :
CICÉRON, Tusc. 3, 6, 13
Illud quidem sic habeto, nisi sanatus animus sit, quod sine
philosophia fieri non potest, finem miseriarum nullum fore. Quam ob
rem, quoniam coepimus, tradamus nos ei curandos : sanabimur, si
uolemus.
« Ainsi tiens pour certain que, si l’âme ne guérit pas (ce qui est
impossible sans la philosophie), il n’y aura pas de fin à nos misères.
Aussi, puisque nous avons commencé, confions-nous à elle pour être
traités ; nous guérirons si nous le voulons ».
Tantôt les deux lexèmes apparaissent au même mode :
QUINTILIEN, Inst. 12, 8, 10
Nam ut medicis non apparentia modo uitia curanda sunt, sed etiam
inuenienda quae latent, saepe ipsis ea qui sanandi sunt
occulentibus, ita aduocatus plura quam ostenduntur aspiciat.
« Comme les médecins qui ont à guérir les maux qui sont apparents,
mais aussi à découvrir ceux qui sont latents et que dissimulent
souvent ceux mêmes qu’il faut guérir, à leur exemple, l’avocat doit
voir plus que ce qu’on lui montre ».
Tantôt les formes varient, mais il est possible d’observer quelques formes
récurrentes : cūrāre est souvent au subjonctif, tandis que sānāre est à
l’infinitif ou au participe futur, dans un ordre d’apparition toujours
variable (cf. aussi Sénèque, Ep. 104, 18, sanari/curetur ; Clem. 1, 17, 2,
curet/sanaturus) :
CICÉRON, Att. 3, 12, 2
Id, si putas me posse sanari, cures uelim.
« Apporte [aux lettres] tes soins, si tu penses qu’il y a un remède à
mon cas ».
1.2.2.4. Co-occurrences de medērī et cūrāre
Plus rares sont les cas de co-occurrences de medērī et de cūrāre. On
rencontre alors medērī le plus souvent à l’infinitif présent ou à la troisième
personne de l’indicatif présent (cf. aussi Amer. 128, mederi/curem) :
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « GUÉRIR
»
306
CICÉRON, Tusc. 3, 34, 82
Et tamen, ut medici toto corpore curando minimae etiam parti, si
condoluit, medentur.
« Mais ils font comme les médecins qui, lorsqu’ils guérissent le
corps tout entier, guérissent même une toute petite partie du corps, si
cette partie souffre avec le corps ».
1.2.2.5. Co-occurrences de sānāre, medērī et
cūrāre
Enfin, les trois lexèmes sānāre, medērī et cūrāre sont attestés dans un
même passage chez Cicéron, avec des chiasmes remarquables (mederisanari χ sanentur-mederi), et deux polyptotes reposant l’un sur le radical de
medērī (medicina), l’autre sur celui de sānāre (sanationem) :
CICÉRON, Tusc. 3, 3, 5-6
Qui uero probari potest ut sibi mederi animus non possit, cum ipsam
medicinam corporis animus inuenerit, cumque ad corporum
sanationem multum ipsa corpora et natura ualeat nec omnes, qui
curari se passi sint, continuo etiam conualescant, animi autem, qui
se sanari uoluerint praeceptisque sapientium paruerint, sine ulla
dubitatione sanentur ? Est profecto animi medicina, philosophia ;
cuius auxilium non ut in corporis morbis petendum est foris,
omnibusque opibus uiribus, ut nosmet ipsi nobis mederi possimus,
elaborandum est.
« Comment d’ailleurs admettre que l’esprit soit incapable de se guérir
lui-même, quand la médecine même du corps est une création de
l’esprit, quand aussi, tandis que la complexion physique est de grande
importance lorsqu’il s’agit de la guérison du corps, et qu’il ne suffit
pas toujours de se laisser soigner pour se rétablir, il suffit que l’esprit
veuille guérir et se soit conformé aux enseignements des sages pour
que sa guérison ne fasse aucun doute ? Assurément il existe une
médecine de l’esprit, la philosophie. Pour en avoir le secours, il n’y a
pas, comme pour les maladies du corps, à s’adresser au dehors, et nous
devons déployer toutes nos ressources et toutes nos forces pour nous
soigner en état de nous guérir nous-mêmes » (trad. J. Humbert).
Cicéron ne paraît pas manifester de préférence particulière pour l’un ou
l’autre lexème, puisqu’ils apparaissent tantôt dans un ordre, tantôt dans un
autre. J. Humbert choisit même de traduire mederi par « soigner ». Il s’agit
seulement de uariatio de la part d’un auteur soucieux d’éviter les
répétitions10 : ces exemples entrent plutôt dans le cadre de la parasynonymie
10
Plus haut dans son texte, Cicéron emploie aussi corporis curandi, 3, 1 ; corpora
curari, 3, 4 ; nosmet ipsi nobis mederi, 3, 6.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
307
occasionnelle, qui nous amène toutefois à penser que ces verbes, dont l’un
est défectif, étaient si proches dans leurs emplois qu’ils ont pu se partager
quelques formes. L’étude morphologique de ces quatre lexèmes confirmera
cette première analyse.
2. Critères numériques, morphologiques et syntaxiques
Les points communs entre ces lexèmes, qui entrent plus ou moins en cooccurrence, selon les époques, selon les auteurs, dessinent des interstices
sémantiques qui à la fois fondent et autorisent les échanges occasionnels ou
usuels de formes que les statistiques fréquentielles permettent d’identifier
facilement.
2.1. Fréquence de chaque lexème depuis le latin archaïque
jusqu’au latin tardif
Le tableau donné en annexe 9 relève la majeure partie des occurrences de
chaque lexème, sur un grand laps de temps, c’est-à-dire depuis le latin
archaïque jusqu’au latin post-classique. Dans un second temps, nous avons
complété ces chiffres par une sélection d’occurrences du latin tardif, depuis
Tertullien jusqu’au début du VIème siècle. Cette sélection était suffisante
puisque représentative de l’ensemble de l’évolution que nous constaterons
en latin chrétien. Les chiffres ne permettent pas en eux-mêmes de formuler
une conclusion, car il serait imprudent d’oublier qu’ils proviennent de textes
de nature, de quantité et de qualité diverses. Cependant les pourcentages
offrent des points de comparaison intéressants, époque par époque, étant
donné que l’on parvient ainsi à positionner les lexèmes les uns par rapport
aux autres selon leur fréquence. Pour faciliter la lecture de ces chiffres, nous
avons dessiné la courbe de l’évolution des lexèmes.
La courbe de cūrāre montre clairement la haute fréquence du lexème à
toutes les époques, malgré un léger fléchissement au début du latin tardif.
C’est le lexème le plus usuel dès le latin archaïque. Même s’il apparaît chez
Plaute, medicārī reste jusqu’au latin tardif presque inusité. En latin
archaïque, sānāre n’est pas encore attesté - seule existe la locution
périphrastique factitive avec l’adjectif sānus, sāna, sānum suivi d’une forme
du verbe « faire » -, mais sa fréquence est en forte hausse en latin postclassique et en latin tardif. Il nous faut, dans un second temps, vérifier ces
chiffres selon le registre de langue : lorsque le procès de « guérir » est
technique, les trois lexèmes sont-ils en réelle concurrence ? Les chiffres du
latin post-classique autorisent ce questionnement car trois lexèmes occupent
une part identique des attestations, aux alentours de 30 %. De fait, il
apparaît que ces verbes se complètent d’un point de vue morphologique, en
raison de la défectivité du terme de base.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
308
COURBES DE FRÉQUENCE DES LEXÈMES
La courbe de cūrāre montre clairement la haute fréquence du lexème à
toutes les époques, malgré un léger fléchissement au début du latin tardif.
C’est le lexème le plus usuel dès le latin archaïque. Même s’il apparaît chez
Plaute, medicārī reste jusqu’au latin tardif presque inusité. En latin
archaïque, sānāre n’est pas encore attesté - seule existe la locution
périphrastique factitive avec l’adjectif sānus, sāna, sānum suivi d’une forme
du verbe « faire » -, mais sa fréquence est en forte hausse en latin postclassique et en latin tardif. Il nous faut, dans un second temps, vérifier ces
chiffres selon le registre de langue : lorsque le procès de « guérir » est
technique, les trois lexèmes sont-ils en réelle concurrence ? Les chiffres du
latin post-classique autorisent ce questionnement car trois lexèmes occupent
une part identique des attestations, aux alentours de 30 %. De fait, il
apparaît que ces verbes se complètent d’un point de vue morphologique, en
raison de la défectivité du terme de base.
2.2. Données morphologiques
Dès les premiers textes, il est facile d’observer les formes défectives et
les formes mal attestées dans le paradigme de medērī et dans celui de
medicārī/-re, tandis que cūrāre et sānāre présentent des paradigmes
complets dès leurs premières attestations.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
309
2.2.1. Formes défectives et formes mal attestées de
medērī et de medicārī/-re
Ni medērī ni medicārī/-re n’ont de perfectum attesté1, en regard du
perfectum bien établi de sānāre. D’autres temps et modes sont, en outre,
très peu attestés pour medērī et pour medicārī/e, comme l’imparfait et le
futur de l’indicatif et l’impératif présent (cf. annexe 9).
2.2.2. Formes fortes dans le paradigme de medicāre
Medicāre est essentiellement attesté au participe parfait passif,
medicātus, -a, -um, comme nous l’illustrions au § 2.1. : plus de la moitié
des occurrences présentent une forme de participe ; celui-ci est surtout
fréquent en latin post-classique.
2.2.3. Formes fortes dans le paradigme de medērī
C’est au présent que medērī est le plus usuel, plus précisément à la
troisième personne du singulier et du pluriel (respectivement pour chaque
personne, 216 et 88 occurrences dans notre relevé). Les autres personnes
sont presque inexistantes. De plus, ce sont les formes d’adjectif verbal ou de
gérondif, medend-, qui sont les plus fréquentes puisqu’elles représentent
1/6ème de toutes les occurrences, c’est-à-dire 101 occurrences sur les 615
relevées. Juste après se situe l’infinitif présent, medērī, qui comptabilise 99
occurrences (cf. annexe 9).
2.2.4. Paradigme complet de sānāre et de cūrāre
En revanche, sānāre et cūrāre présentent tous deux un paradigme assez
complet. Les attestations ne manquent pas, quel que soit le temps, le mode
ou la personne, par exemple au présent de l’indicatif. La première personne
du singulier sānō, homophone de sānō forme de datif et d’ablatif masculin
et neutre singulier de l’adjectif sānus, n’est attestée que deux fois (cf.
annexe 9). Que ce soient les formes de parfait de l’indicatif, en -nd-,
d’impératif présent et futur, ou d’infinitif présent ou parfait, les occurrences
sont nombreuses pour l’un et l’autre lexème.
1
A l’exception d’un medicauit chez Apulée, Apol. 31,7, que nous avons cité au
§ 2.2.3.
CONCLUSION « GUÉRIR
310
»
Lexèmes
Temps
Nombre
d’occurrences
sānāre
cūrāre
Présent de l’indicatif
641
714
Pourcentage par
rapport aux
totaux
24,63 %
20,67 %
sānāre
cūrāre
Futur de l’indicatif
185
150
7,11 %
4,34 %
sānāre
cūrāre
sānāre
cūrāre
Imparfait de
l’indicatif
89
95
281
509
3,42 %
2,75 %
70,80 %
14,74 %
Parfait de l’indicatif
sānāre
cūrāre
Adjectif verbal et
gérondif
277
328
10,65 %
9,50 %
sānāre
cūrāre
Impératifs
92
208
3,53 %
6,02 %
sānāre
cūrāre
Infinitifs
514
585
19,75 %
16,94 %
A tous les temps et modes, les pourcentages des deux lexèmes sont très
proches, à l’exception du parfait où sānāre réalise une performance singulière,
sur laquelle nous aurons à revenir. Globalement, par ailleurs, aucun des
pourcentages ne semble aberrant : nous remarquions plus haut (cf. § 2.2.3.) que
les formes en -nd- et l’infinitif présent réalisaient un pourcentage nettement
supérieur sur l’ensemble des attestations de medērī. Cette disproportion se
révèle donc significative et nécessitera une explication. La courbe suivante offre
une représentation claire des rapports entre les trois lexèmes, selon le degré de
fréquence de chaque temps ou mode :
CONCLUSION « GUÉRIR
311
»
100,00%
90,00%
80,00%
70,00%
60,00%
medērī
50,00%
sānāre
40,00%
cūrāre
30,00%
20,00%
10,00%
0,00%
P
e
td
en
s
ré
c
di
l'in
if
at
l'in
ca
di
tif
c
di
l' in
if
at
c
di
l' in
if
at
e
l
de
de
rd
it
it
ba
tu
fa
fa
r
er
r
u
a
a
F
fv
p
P
i
t
c
Im
je
Ad
f
s
di
tif
on
ra
ér
pé
g
Im
et
fin
In
itif
s
2.3. Préférences formelles
Ces statistiques permettent d’établir les formes usuelles dans chaque
paradigme. La forme la plus fréquente pour le lexème cūrāre est
précisément celle d’infinitif présent, cūrāre (398 occurrences, soit plus de
11 % de toutes les occurrences). Se placent également dans les plus hautes
fréquences la forme de troisième personne du singulier du présent de
l’indicatif, cūrat (276 occurrences, soit 8 %) et la forme de troisième
personne du singulier du parfait de l’indicatif, cūrāuit (271 occurrences, soit
presque 8 %). La forme la plus employée dans le paradigme de sānāre est
sānat, la troisième personne du singulier du présent de l’indicatif (356
occurrences, soit presque 14 % de toutes les occurrences). Pour medērī, la
forme usuelle est medētur, troisième personne du singulier du présent de
l’indicatif (216 occurrences, soit plus de 35 % de toutes les occurrences).
Medicāre est surtout attesté au participe parfait passif medicātus, -a, -um
(56 occurrences, soit 52 %).
2.4. Données syntaxiques
Certains lexèmes se construisent avec l’accusatif, d’autres avec
l’accusatif ou le datif. Ils partagent souvent les mêmes compléments.
2.4.1. Constructions avec l’accusatif et/ou le datif
Sānāre, cūrāre et medicāre régissent un complément à l’accusatif, sauf
en latin archaïque, où cūrāre régit parfois un complément au datif. Medērī
et medicārī sont le plus souvent construits avec le datif, mais recoivent
parfois un complément à l’accusatif. Nous notons également que l’agent et
le patient du procès sont presque toujours explicitement indiqués, à une
CONCLUSION « GUÉRIR
»
312
moindre mesure, il est vrai, à la voix passive. L’agent de la guérison
représente une personne, un objet concret comme une plante ou bien une
notion abstraite comme le temps.
2.4.2. Similitude dans les compléments
En outre, des similitudes s’observent fréquemment dans
compléments, ce qui peut favoriser les variations entre les lexèmes.
les
2.4.2.1. « guérir l’esprit »
Les Stoïciens proposent de guérir l’esprit à l’aide de sānāre, de cūrāre ou
de medērī (cf. aussi Tusc. 3, 6, 13, § 1.2.4. et Tusc. 4, 4, 9).
CICÉRON, Tusc. 2, 4, 11
Nam efficit hoc philosophia : medetur animis.
« C’est l’effet de la philosophie : elle guérit les esprits ».
SÉNÈQUE, Ep. 104, 18
Animum tot locis fractum et extortum credis locorum mutatione
posse sanari ? Maius est istud malum quam ut gestatione curetur.
« Crois-tu que l’esprit, en tant d’endroits fracturé et démis, peut être
guéri par le changement de place ? Le mal est trop grave pour être
guéri par le transport ».
SÉNÈQUE, Ep. 66,46
… sic ominis corpus animumque curantis… perfectus est status…
« (…) ainsi la situation de l’homme qui soigne son corps et son
esprit est parfaite (…) ».
Il y a une différence importante entre deux lexèmes : avec medērī,
l’esprit est complément, tandis qu’avec sānāre, toujours conjugué à la voix
passive, il est le sujet grammatical qui subit l’action. Une répartition
essentielle est réalisée entre l’acte actif de « guérir » l’âme, medērī et le
nom de l’« esprit » au datif, et l’acte passif de l’esprit « guéri », sānārī avec
le nom de l’« esprit » au nominatif. Or le procès concerné s’opère souvent
dans une construction passive : le malade est guéri, telle partie de son corps
a été guérie, tel mal est guéri par tel remède, etc., ce que ne peut exprimer le
déponent medērī2.
2
A date tardive, medērī serait employé une fois dans un sens passif d’après le
Gaffiot, mais le texte est erroné : le dictionnaire cite saint JÉRÔME, Ep. 22, 8, ut ex
uino stomachi dolor mederetur, le texte exact est le suivant : Vide quibus causis uini
potio concedatur : uix hoc stomachi dolor et frequens meretur infirmitas « Vois de
CONCLUSION « GUÉRIR
»
313
2.4.2.2. « guérir les maladies »
Medērī, sānāre et cūrāre peuvent régir le nom générique de la « maladie »,
morbus (cf. aussi Sénèque, Tranq. 17, 8 (= Dialogi IX, 17, 8) et Cicéron,
Tusc. 4, 14, 32) :
SÉNÈQUE, Clem. 1, 17, 1
Morbis medemur nec irascimur…
« On traite les maladies, on ne s’irrite pas contre elles (…) ».
SÉNÈQUE, Ben. 6, 36, 2
Grauissima infamia est medici opus quaerere ; multi, quos auxerant
morbos et inritauerant, ut gloria maiore sanarent, non potuerunt
discutere.
« Très grave est l’infamie du médecin qui cherche à se faire de la
besogne. Beaucoup, après avoir aggravé et stimulé les maladies pour
avoir plus de gloire à les guérir, n’ont pu en venir à bout ».
CELSE, 1, pr 14
Neque enim credunt, posse eum scire, quomodo morbos curare
conueniat, qui, unde hi sint, ignoret.
« Ils ne croient pas, en effet, que puisse savoir comment il convient
de guérir les maladies celui qui ignore d’où elles viennent ».
A priori, rien ne semble distinguer les occurrences, en dehors de la
construction avec le datif pour le premier lexème, avec l’accusatif pour les
deux autres et l’incompatibilité du déponent avec le procès passif : celui-ci
est conjugué morphologiquement comme les verbes passifs, mais il a un
sens actif. S’oppose alors le sens actif de medērī (« X guérit la maladie ») et
le sens passif de sānārī (« la maladie est guérie (par X) », passif qu’une
traduction moins lourde peut masquer, c’est-à-dire « X guérit la maladie »).
Or, ce genre de procès a tendance à mettre plus « en vedette » le patient ou
la maladie que le médecin. C’est ce qu’attestent les traités médicaux : par
exemple, à l’indicatif ou l’infinitif présent medērī est employé quand le
procès est de sens actif, sānārī quand le procès est de sens passif. C’est
pourquoi la « maladie » est complément dans le premier cas, sujet
grammatical dans le second (cf. aussi CELSE, 1, pr 19) :
quels motifs dépend la permission de boire du vin : c’est à peine si la justifient les
maux d’estomac et les indispositions répétées » (texte et traduction de J. Labourt).
CONCLUSION « GUÉRIR
»
314
CELSE, 1, pr 12
Quoniam autem ex [tribus] medicinae partibus ut difficillima, sic
etiam clarissima est ea, quae morbis medetur, ante omnia de hac
dicendum est.
« Puisque des trois parties de la médecine, celle qui soigne les
maladies est la plus difficile, mais aussi la plus prestigieuse, c’est
d’elle qu’il faut parler avant tout ».
CELSE, 2, 8, 40
Is morbus mediocris uix sanatur, uehemens sanari non potest.
« On ne guérit qu’avec peine cette maladie [la paralysie d’un
membre] si elle est d’une intensité moyenne ; violente, elle est
incurable ».
Seul l’adjectif verbal a un sens passif. Or nous notions en § 2.3.3. la
fréquence des formes en -nd- de medērī. Elles sont cependant
occasionnellement concurrencées par sanandus, -a, -um, sans doute en
raison du recours usuel à sānāre pour dénoter les procès passifs à tous les
autres modes (cf. CELSE, 1, pr 56, morbis medendum / 5, 20, 1, sananda).
Grâce à cette polyvalence de la voix, assistée des facilités tenant à la
morphologie et à la construction du lexème, sānāre a dû recevoir les mêmes
emplois techniques que medērī, au point de le remplacer même à la voix
active, là où la forme de medērī était possible, d’abord aux temps ou aux
modes les moins fréquents, comme l’imparfait :
PLINE l’ANCIEN, 26, 51
Radice sanabat strumas et duritias.
« [Le thyrse] guérissait grâce à sa racine les écrouelles et les
durillons ».
puis à tous les temps, y compris celui du présent de l’indicatif, pourtant bien
attesté pour medērī. Sānāre et, plus rarement, cūrāre se révèlent alors
commodes puisque tous deux entrent dans des constructions à la fois actives
et passives :
PLINE l’ANCIEN, 20, 8
Inlitum anginas et arterias cum melle aut oleo uetere sanat.
« En lotion avec du miel ou de l’huile vieille, il [le concombre
sauvage] soigne les angines et les affections de la trachée-artère ».
PLINE l’ANCIEN, 28, 244
canum scabies sanatur bubulo sanguine recenti.
« La gale des chiens est guérie par le sang de bœuf frais ».
CONCLUSION « GUÉRIR
»
315
PLINE l’ANCIEN, 20, 103
Theodorus et lichenas ex aceto bulbis curat…
« Théodore guérit aussi les impétigos avec des bulbes macérés dans
du vinaigre (…) ».
PLINE l’ANCIEN, 28, 146
Omne autem curatur recens praeli ato ore lino crasso…
« Toute affection récente est guérie une fois la bouche couverte d’un
linge épais ».
2.4.2.3. « le médecin ou le remède guérit »
Les agents de la guérison sont les mêmes pour sānāre et medērī (et
cūrāre à une moindre mesure) : ces agents sont des médecins, des remèdes,
ou bien des agents humains ou abstraits sans rapport avec la médecine (le
locuteur, l’allocutaire, des maîtres, des juges, la raison, le temps, une
assistance divine, l’ivresse, une réflexion prolongée…). Le « médecin », par
exemple, peut être le sujet grammatical des trois lexèmes (cf. aussi
SÉNÈQUE, Ep. 94, 19) :
SÉNÈQUE, Const. 1, 1
…ut fere domestici et familiares medici aegris corporibus, non qua
optimum et celerrimum est medentur sed qua licet.
« (…) de même que souvent les médecins domestiques et de la
famille soignent les corps malades non par le moyen le plus efficace
et le plus rapide, mais par le moyen que les circonstances
autorisent ».
SÉNÈQUE, Ben. 7, 14, 4
Si omnia fecit, ut sanaret, pere it partes suas medicus…
« Si le médecin a tout fait pour apporter la guérison, il a fini de jouer
son rôle (…) ».
SÉNÈQUE, Ep. 40, 5
Quis medicus aegros in transitu curat ?
« Quel médecin soigne/guérit ses malades en passant ? »
Quand l’agent guérisseur est une notion abstraite, c’est sānāre qui sert à
dénoter le procès figuré (cf. SÉNÈQUE, Agam. 130, sanauit mora « Le temps
guérit »). Il a, de fait, un emploi beaucoup plus large que medērī, puisqu’il
sert aussi dans le cas d’une guérison obtenue par des remèdes médicalement
non reconnus (une drogue de charlatans par exemple, cf. SÉNÈQUE, 7,170,
ueteres sanant mortaria caecos « une drogue guérit les vieillards
aveugles »). Le terme proprement médical, medērī, ne sert que très rarement
CONCLUSION « GUÉRIR
»
316
dans le cadre de traitements non médicaux (cf. Sénèque, Tranq. 17, 8, §
2.5.2.2. et Cicéron, Tusc. 3, 22, 54).
2.5. Ars medendi
Medērī reste attaché à la langue médicale, à toute époque, puisque l’art
de guérir se dit toujours ars medendi et que les expressions *ars sanandi,
*ars curandi et *ars medicandi ne sont pas attestées. Ce figement est tel que
lorsque le nom complété varie, le lexème, lui, ne varie pas (cf. Virgile, En.
12, 398, usum medendi, Celse, 1, pr 11, medendi rationem, Celse, 1, pr 6,
medendi scientia, Celse, 1, pr 29, medendi uias, Apulée, Flor. 15, 17,
medendi remedia).
Medērī avait peu d’attraits : une voix déponente qui empêchait de dénoter
le procès de sens passif ; un sens strictement technique, qui à la fois justifie
son maintien dans l’art et la pratique de la médecine et le condamne à rester
statique dans la langue parlée. Il demeure présent dans l’usage de la langue
écrite, mais il doit composer avec des parasynonymes, sānāre et cūrāre, qui
appartiennent tous deux à la première conjugaison, commode par sa simplicité
paradigmatique. Medicārī/-re n’a jamais été un candidat sérieux à la
variation : il présentait le même radical que medērī et au départ il était lui
aussi déponent. Cūrāre est peut-être resté en retrait dans les variations, du
moins à l’écrit, car il devait être plus difficile d’effacer tous ses sèmes de sorte
de le restreindre à un unique emploi, technique.
Un parcours attentif à travers la littérature latine permet de préciser la
portée des variations dans la langue parlée et de trouver les raisons de l’échec
d’un processus supplétif.
3. Chronologie des variations
Chez un même auteur, un, deux, trois voire les quatre lexèmes peuvent
être attestés. Plus on avance dans le temps, plus le nombre de lexèmes
employés par un même auteur est élevé. Bien entendu, la nature des textes
et la qualité de leur transmission peuvent fausser le tableau que notre
documentation actuelle permet de dresser. Ennius et Pacuvius n’attestent
qu’un seul lexème, respectivement sānāre et medērī. Plaute et Horace en
emploient deux, medicārī/-re et cūrāre. La majorité des auteurs qui
recourent à deux lexèmes choisissent plutôt :
-
medērī et cūrāre : Caton, Varron, Salluste, Tacite, Lucrèce,
Properce ;
ou sānāre et cūrāre : César, Lucrèce, Properce.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
317
Plus nombreux sont ceux qui emploient trois lexèmes :
- medērī, medicārī/-re et cūrāre : Térence, Virgile, Vitruve,
Quinte-Curce et Suétone ;
- medicārī/-re, sānāre et cūrāre : Martial et Juvénal ;
- medērī, sānāre et cūrāre : Cicéron, Cornélius Népos, Tite-Live,
Sénèque le Père, Quintilien, Aulu-Gelle, Lactance, Arnobe, la
Vulgate, Grégoire de Tours et saint Grégoire le Grand.
Certains écrivains recourent aux quatre lexèmes : Tibulle, Ovide,
Sénèque, Celse, Columelle, Pline l’Ancien, Stace, Silius Italicus, Pline le
Jeune, Apulée, Sérénus, Tertullien, saint Cyprien, saint Ambroise, saint
Jérôme, saint Augustin et saint Césaire.
Parmi tous ces auteurs, nous n’en retiendrons que six, Caton, Varron,
Tibulle, Columelle, Pline le Jeune et saint Ambroise. Leurs œuvres couvrent
une grande période de la latinité et elles ont été écrites par des auteurs qui
ne font pas partie de ceux qui ont été le plus étudiés. En outre, comme elles
ont été moins copiées que d’autres, elles sont moins exposées au risque de
remaniements philologiques.
3.1. Medērī / sānum facere (sānus fierī) : Caton
Caton (234 – 149 av. J.-C.) est le premier prosateur latin. Avec son De
agricultura, il se rattache directement en tant que pionnier à l’usage oral de
la langue (au niveau de sa structure). Ce texte se situe à la fin de l’époque
archaïque, il y a de nombreux éléments anciens de la vieille langue
officielle de Rome, celle du droit, de l’administration et de la religion. Son
ouvrage a fait, certes, l’objet d’adjonctions et de modifications diverses. A
l’exclusion de ces passages, nous le retenons pour sa date, ancienne, et son
caractère technique : fondé sur la propre expérience de son auteur, c’est un
manuel pratique, qui indique toutes les sortes de direction pour le soin de la
ferme. Sa visée, essentiellement utilitaire, nécessite une langue commune
avec le lectorat destinataire de cet enseignement, avec des propriétaires
terriens confrontés tous les jours à la gestion de leur exploitation agricole.
En outre, Caton se montrait hostile face à la rhétorique artificielle et au style
pompeux en vogue à son époque, sous l’impulsion de la poésie hellénisante.
Il recourt à medērī (une occurrence) et cūrāre (20 occurrences), selon une
répartition remarquable3. Toutefois l’expression la plus courante pour
dénoter le procès de « guérir » est sānum facere (sānus fierī).
3
Le choix du verbe dépend de la nature du patient. Ce n’est pas le même verbe qui
est employé selon qu’il s’agit de traiter une personne, un animal ou une parcelle
agricole.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
318
3.1.1. medērī : « guérir » une personne
Tout le De agricultura n’atteste qu’une fois medērī :
CATON, Agr. 127, 1
Ad dyspepsiam et stranguriam mederi.
« Remède pour la dyspepsie et la strangurie ».
Ce passage propose un unique remède à des infections susceptibles
d’atteindre l’homme, conformément à l’emploi de medērī comme terme
technique de la langue médicale.
3.1.2. cūrāre : « soigner ; traiter » les animaux, la
vigne, tout travail de la ferme
Le fermier a à prendre soin de ses animaux. Caton le lui rappelle souvent
à l’aide de formes variées de cūrāre (cf. aussi Agr. 5, 6 ; 33, 1 ; 54, 5 ; 137 ;
142 ; 145, 1).
CATON, Agr. 103
Boues uti ualeant et curati bene sint et, qui fastidient cibum, uti
magis cupide adpetant, pabulum, quod dabis, amurca spargito.
« Pour maintenir les boeufs en bonne santé et bien soignés, et pour
augmenter l’appétit de ceux qui dédaigneront leur nourriture, arrosez
le fourrage que vous leur donnerez avec du marc d’huile ».
L’emploi de l’adverbe bene n’est pas redondant avec ce lexème, alors
qu’il le serait avec medērī : cūrāre ne concerne pas la guérison ou le
traitement d’un mal, mais dénote seulement l’ordonnance, les prescriptions
matérielles, relatives à la bonne santé du bétail, à la stabilité de
l’exploitation agricole ou au bon rendement de la vigne.
3.1.3. cūrāre : « veiller à » faire telle chose
L’exécution de la tâche est souvent dénotée par cūrāre suivi d’une
subordonnée complétive en ut (cf. Agr. 5, 2 ; etc.). Plus rarement, ce verbe
régit un subjonctif seul ou un infinitif (cf. aussi Agr. 73 ; 143, 1) :
CATON, Agr. 141, 1
… mando tibi, Mani, uti illace suouitaurilia fundum a rum
terramque meam, quota ex parte siue circumagi siue circumferenda
censeas uti cures lustrare.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
319
« (…) je te confie, Manius, le fait que ces suouitauralia soient menés ou
soient transportés - sur la partie que tu jugeras bon – autour de mon
fonds, de mes champs, de ma terre et que, ainsi, tu t’occupes de la
lustration ».
Cette dernière formule pour la purification d’une terre, présentée comme
rituelle, confirme l’absence de « zone grise » entre cūrāre et medērī à l’époque
archaïque. La langue avait trouvé une autre variante au terme technique.
3.1.4. sānum facere (sānus fierī) : « guérir » une
personne
Pour la guérison d’une personne, le latin préclassique recourt le plus
souvent à une tournure périphrastique 4, constituée, pour le procès agentif,
de l’adjectif sānum, sānam, sānum attribut d’un complément d’objet direct
régi par facere qui le suit immédiatement, « rendre quelqu’un à la santé, le
guérir » ; ou, pour le procès passif, de sānus, sāna, sānum, attribut du sujet
grammatical de fierī, le passif supplétif de facere, « guérir ». Voici, par
exemple, la force de guérison du chou, affirmée à de très nombreuses
reprises dans un même paragraphe :
CATON, Agr. 157, 3-16 ; 160
Haec omnia ulcera purgabit sanaque faciet sine dolore… eadem
uulnera putida canceresque purgabit sanosque faciet, quod
medicamentum <aliud> facere non potest… sanum faciet… sanum
faciet… ; … sanum faciet… sanum faciet…sana faciet… sana
faciet… sanum facies… sanus fiet ex eo morbo… sanus fiet…
sanum facere… sanum facies ac cura… sanos facere, facies...
sanum facies… sanum faciet… sanum faciet. … persanas facias...
sanam faciet… sanum fiet… Sanum fiet.
« 3. [L’apiacon] nettoiera toutes ces blessures et guérira sans douleur
(…). Il nettoiera les mêmes blessures et tumeurs putrides, et les
guérira, une chose qu’aucune autre médecine ne peut faire. 4. (…) il
les guérira. (…) Il guérira (…) ; il guérira. (…) ; il guérira (…). 5. Il
les guérira (…). 7. Il guérira (…) 8. On guérira (…) ; le patient
guérira de sa maladie (…) 9. Il sera guéri (…). 10. (…) guérir (…)
on guérira par ce traitement (…). 13. (…) guérir, on guérira (…). 14.
Il guérira (…). Il guérira. 15. Il le guérira parfaitement (…). 16. Il la
guérira (…). 160. Il guérira (…). Elle guérira ».
4
Cf. M. FRUYT, 1992a : « Toutes les langues i.-e. connaissent les grammaticalisations
de syntagmes qui aboutissent à la formation de formes verbales périphrastiques : un
tour se lexicalise, puis entre éventuellement dans le paradigme verbal ».
CONCLUSION « GUÉRIR
»
320
La fréquence de la tournure périphrastique montre qu’il s’agit bien d’une
lexie figée, qui permet de dénoter le procès actif de « guérir » quelqu’un ou
l’un de ses organes ou le procès passif de « guérir ». Cette lexie est la
première variante historique de medērī, et elle permet de compléter le sens
passif que ne peut dénoter le déponent.
3.2. Medērī / cūrāre : Varron
Varron a lu le De agricultura de Caton et s’est sans doute appuyé sur sa
propre expérience dans ses Res rusticae¸ rédigées en 37 av. J.-C. Or, nous
avons constaté qu’il est le premier auteur à attester cūrāre (29 occurrences)
dans un sens nouveau, celui technique de « guérir » quelqu’un ou un
animal, à côté de medērī (12 occurrences). Cūrāre est, chez Varron, même
plus fréquent que le lexème technique. Son traité présente des formes
semblables : medeor face à cūrō, medeātur face à cūret, medendum face à
cūrandum, medendō face à cūrandō, medērī face à cūrāre.
3.2.1. medērī : « guérir » une personne ou un animal
Comme chez Caton, le terme technique est medērī. Le 11 octobre, c’était
l’usage chez les peuples latins de fêter les Meditrinalia, fête du traitement
du vin, au cours de laquelle quelqu’un goûtait pour la première fois le vin
nouveau et prononçait une parole en signe de bon présage :
VARRON, L. 6, 3, 21
Octobri mense Meditrinalia dies dictus a medendo, quod Flaccus
flamen Martialis dicebat hoc die solitum uinum <nouum> et uetus
libari et degustari medicamenti causa ; quod facere solent etiam
nunc multi cum dicunt : ‘nouum uetus uinum bibo, nouo ueteri
[uino] morbo medeor’.
« Au mois d’octobre, le jour des Meditrinalia tire son nom de mederi
(soigner), parce que, disait Flaccus, le flamine de Mars, il était
traditionnel ce jour-là de verser en libation et de déguster, à titre de
remède, du vin nouveau et du vin vieux. Beaucoup ont l’habitude de
le faire encore maintenant quand ils disent : ‘je bois du vin nouveau
et vieux, je guéris ma maladie par du vin nouveau et vieux’ ».
D’autres passages associent medērī à l’art médicinal (cf. aussi L. 7, 1, 4 ;
L. 7, 5, 91 ; R. 2, 1, 21) :
VARRON, L. 5, 93
Artificibus maxima causa ars, id est, ab arte medicina ut sit medicus
dictus, a sutrina sutor, non a medendo ac suendo, quae omnino
ultima uice earum rerum radices.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
321
« Pour des artisans, la cause principale de leurs noms est la technique
elle-même, c’est-à-dire, c’est de l’ars medicina (l’art médicinal) que
le medicus (le médecin) tire son nom, et de l’ars sutrina (l’art du
cordonnier) le sutor (le cordonnier), et non directement de mederi
(guérir) ou de suere (coudre), qui sont les « racines » de ces
« notions » à la place la plus lointaine de la chaîne ».
Le lexème dénote la guérison obtenue sur des hommes ou sur des
animaux. La guérison concerne toujours sur maladie, c’est-à-dire une
altération organique ou fonctionnelle, non pas une simple blessure
extérieure (cf. R. 1, 2, 27, § 2.2.1. ; R. 2, 7, 5 ; R. 3, 7, 5).
3.2.2. cūrāre : « soigner ; traiter » les affaires agricoles,
divines, politiques
Cūrāre, mis explicitement en relation avec cūra (cf. L. 6, 6, 46, Curare
a cura dictum « Curare (prendre soin) tire son nom de cura (soin) »), a
souvent le sens large de « soigner, traiter » sans que l’acte mène à un
rétablissement physique. Il s’agit de « traiter, régler » les affaires agricoles,
divines ou celles de l’Etat (cf. aussi R. 1, 1, 2 ; L. 5, 32, 155 ; L. 7, 3, 38) :
VARRON, L. 6, 6, 46
Curiae, ubi senatus rempublicam curat...
« Les curies : là où le Sénat prend soin (curat) de l’Etat ».
Le procès consiste à veiller sur quelqu’un ou quelque chose, comme en
témoigne son association avec le verbe tueor et le substantif tutela, dénotant
le regard appuyé ou la protection dans le passage suivant :
VARRON, L. 7, 2, 12
Tueri duo significat, unum ab aspectu ut dixi, unde est Enni illud :
‘tueor te, senex ? pro Iupiter!’ et : ‘quis pater aut cognatus uolet uos
contra tueri ?’ alterum a curando ac tutela, ut cum dicimus ‘uellet
tueri uillam’, a quo etiam quidam dicunt illum qui curat aedes
sacras <a>edituum, non aeditomum ; sed tamen hoc ipsum ab
eadem est profectum origine, quod quem uolumus domum curare
dicimus ‘tu domi uidebis’, ut Plautus cum ait : ‘intus para, cura,
uide’.
« Tueri a deux acceptions, la première celle de « voir » comme j’ai
dit, d’où ce vers d’Ennius : ‘Vous vois-je réellement, mon seigneur ?
Oh, Jupiter !’ et : ‘Quel père ou quel parent voudra vous regarder de
face ?’ La seconde acception est celle de « prendre soin de » (de
curare) et de tutela (protection), comme quand on dit : ‘Il voudrait
CONCLUSION « GUÉRIR
»
322
s’occuper de la ferme’5 ; à partir de quoi certains même disent que
l’homme qui s’occupe de bâtiments sacrés est un aedituus et non un
aeditumus ; mais cette autre forme elle-même procédait toujours de
la même origine, parce que, quand nous voulons que quelqu’un
prenne soin de la maison, nous disons : ‘Toi, tu veilleras aux affaires
à la maison’, comme Plaute quand il dit : ‘Apprête l’intérieur, veille,
surveille’ ».
3.2.3. medērī « guérir » et sānitās, -ātis « la santé »
L’œuvre de Varron illustre également une association nouvelle de medērī
avec l’un des noms de la « santé », sānitās, sānitātis, dérivé de l’adjectif
sānus, -a, -um, sur lequel sera fait également le verbe sānāre, qui entrera
plus tard en variation avec le terme technique. Il s’agit des deuxième et
troisième attestations, dans toute la littérature en notre possession, de ce
substantif, alors que le terme usuel de la « santé » était jusqu’alors salūs,
sālūtis6 :
VARRON, R. 2, 2, 20
<De> sanitate sunt multa ; sed ea, ut dixi, in libro scripta magister
pecoris habet, et quae opus ad medendum, portat secum.
« En matière de santé il y a beaucoup de règles ; mais tout cela,
comme je l’ai dit, le maître du troupeau le garde écrit dans un livre et
il emporte avec lui ce qui est nécessaire pour guérir ».
3.2.4. cūrāre : « veiller à » faire telle chose
Comme chez Caton, il est fréquent de trouver le verbe suivi d’une
subordonnée complétive introduite par une conjonction, ut ou nē, ou sans
conjonction (cf. L. 7, 5, 99 ; R. 1, 12, 1).
3.2.5. cūrāre : « guérir » une personne ou un animal
Cependant cūrāre reçoit un emploi autre et nouveau, dans deux passages
des Res rusticae. Le point de départ semble être l’attention portée aux
animaux (cf. aussi R. 2, 2, 17 ; R. 2, 4, 17) :
5
La forme uellet peut être comprise de deux manières : soit c’est un subjonctif
exprimant un irréel du présent, « il voudrait », soit c’est un subjonctif de regret, « si
seulement il voulait ».
6
La toute première attestation de sānitās coordonne ce substantif, sans doute de
formation récente, avec sālus : PLAUTE, Merc. 678-679, Salutem et sanitatem.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
323
VARRON, R. 3, 10, 7
Sic curati circiter duobus mensibus fiunt pingues.
« Ainsi traités, ils deviennent gras au bout d’environ deux mois ».
Les soins prodigués aux animaux répondent parfois à des prescriptions
vétérinaires : le fourrage et l’eau entretiennent leur bon état ; mais, lorsque
ceux-ci sont modifiés, augmentés, enrichis par rapport aux quantités ou
qualités habituelles, ils visent à améliorer leur état, comme les remèdes
visent à guérir les hommes. Cūrāre semble passer du sens de « soigner » à
« guérir » par analogie (cf. aussi R. 2, 1, 21) :
VARRON, R. 2, 10, 10
Quae ad ualitudinem pertinent hominum ac pecoris et sine medico
curari possunt, magistrum scripta habere oportet.
« Ce qui concerne la santé des hommes et du bétail et peut être guéri
sans médecin, le maître du troupeau doit le conserver par écrit ».
3.3. Sānāre (technique) / medērī (métaphorique) : Tibulle
Ce sont des poètes du Ier siècle avant J.-C. qui attestent pour la première
fois le verbe sānāre, au sens de « guérir », proprement médical chez
Lucrèce, ou figuré chez Properce :
LUCRÈCE, 3, 513-514
… mentem sanari corpus ut aegrum / cernimus et flecti medicina posse
uidemus
« Nous voyons l’esprit guérir comme un corps malade et nous
voyons qu’il peut être dirigé par la médecine ».
PROPERCE, 3, 17, 10-11
Hoc mihi, quod ueteres custodit in ossibus ignes, / funera sanabunt
aut tua uina malum.
« Oui, mon mal, - qui nourrit des feux anciens dans mes os - seule, la
mort le guérira, ou ton vin » (trad. D. Paganelli).
La métaphore reste clairement associée à l’acte médicinal, comme le
suggère la proximité de sānāre et du nom technique du « remède »,
medicina, dans les vers suivants :
PROPERCE, 1, 10, 17-18
Et possum alterius curas sanare recentis, / nec leuis in uerbis est
medicina meis.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
324
« Je puis guérir chez les autres des blessures récentes et il est
puissant le remède que renferment mes paroles ». (ibid.).
Le troisième auteur à attester sānāre est Tibulle, qui est, de plus, l’un des
deux poètes - avec Ovide - à recourir aux quatre lexèmes : medērī (une
occurrence), cūrāre (2 occurrences), sānāre (une occurrence) et
medicārī/-re (une occurrence, dans les Carmina Tibulliana).
3.3.1. medērī : « guérir » une personne d’un mal abstrait
Medērī a le sens de « guérir », mais dans un emploi métaphorique qui est
nouveau pour lui. Selon une métaphore commune, le poète souhaite guérir
de la blessure causée par l’amour :
TIBULLE, 1, 3, 27
Nunc, dea, nunc succurre mihi – nam posse mederi
« Maintenant, déesse, maintenant viens à mon secours : car tu peux
me guérir ».
3.3.2. cūrāre : « avoir soin de »
Tibulle emploie cūrāre au sens large de « avoir soin de, se soucier de » et
le construit avec un pronom ou un infinitif (cf. aussi 1, 5, 31-34) :
TIBULLE, 1, 1, 57
Non ego laudari curo…
« Je ne me soucie pas de recevoir des éloges (…) ».
3.3.3. sānāre : « guérir » une personne
Sānāre apparaît comme une variante diastratique de medērī : il est
associé à l’art médical de « guérir », comme l’attestent medicae et salubris :
TIBULLE, 2, 3, 12-14
Nec cithara intonsae profueruntue comae, / Nec potuit curas sanare
salubribus herbis : / Quicquid erat medicae uicerat artis amor.
« Mais ni sa cithare ni sa longue chevelure ne lui servirent de rien, ni
les herbes salutaires ne purent guérir ses peines. L’Amour a vaincu
toutes les vertus de l’art médical ».
CONCLUSION « GUÉRIR
»
325
3.3.4. medicārī/-re : « guérir » une personne
Le vers de Tibulle qui atteste medicārī/-re, 3, 6, 3, pose problème. Tout
d’abord, il relève du troisième livre des Carmina Tibulliana (on doute qu’il
soit de sa main). De plus, les leçons proposent medicante ou medicande,
vocatif très rare d’un adjectif verbal. Si l’on admet la leçon la plus probable
medicande, forme sans doute artificiellement bâtie pour les besoins du vers,
on peut considérer qu’elle fonctionne comme parasynonyme de medērī,
puisqu’elle dénote la guérison d’une personne, dans la même métaphore de la
blessure d’amour qu’en 1, 3, 27 (cf. § 3.3.1).
3.4. Medērī / sānārī : Columelle
L’ouvrage technique de Columelle, le De Re rustica, rédigé autour de 65
ap. J.-C., se fonde sur l’expérience. Il y a donc des chances pour que son
style reflète à peu près la langue parlée. L’auteur atteste medicārī (12
occurrences), à côté de medērī, un peu plus employé (15 occurrences) que
sānāre (12 occurrences), mais moins que cūrāre, qui reste le verbe le plus
fréquent (72 occurrences).
3.4.1. medērī : « guérir » un animal ou un domaine
agricole
Medērī reçoit chez Columelle un emploi nouveau par extension de sens.
Dans aucun passage, il ne sert à dénoter le procès de « guérir » une
personne qui aurait pu être blessée par un animal ou un outil. En revanche,
il permet souvent de désigner la guérison d’un animal malade, les chèvres,
les bœufs, les jeunes abeilles, les agneaux fiévreux, les chevaux atteints de
la gale et les mules qui souffrent d’une bleime (cf. aussi Rust. 6, 19, 3 ; 6,
32, 3 ; 6, 38, 4 ; 7, 7, 4 ; 7, 5, 20 ;
COLUMELLE, Rust. 9, 3, 4
Nam saepe morbis intercipiuntur, quibus quemadmodum mederi
oportet suo loco dicetur.
« Car souvent [des jeunes abeilles] meurent de maladies, dont nous
indiquerons les remèdes en leur lieu ».
Les soins prodigués à l’animal visent à l’amélioration de l’état de santé
de l’animal et sont assimilés à des remèdes, remedia, substantif qui
appartient au registre médical (cf. Rust. 6, 4, 3). Medērī sert aussi dans le
cadre du traitement d’une terre peu rentable ou d’un arbre qui donne peu de
fruits. De l’amélioration de sa productivité dépend la vitalité même de la
ferme (cf. aussi Rust. 2, 2 ; 2, 9 ; 2, 17 ; 8, 1, 2) :
CONCLUSION « GUÉRIR
»
326
COLUMELLE, Rust. 5, 9, 17
Solent etiam uitio sol<i> fructum oleae negare ; cui rei sic
medebimur.
« Quelquefois, par la mauvaise qualité du sol, les oliviers ne donnent
pas de fruits. Voici comment on peut remédier à cet inconvénient ».
Chez Columelle, au contraire de chez Caton, ce n’est pas avec cūrāre que
medērī fonctionne conjointement, mais avec le dérivé en –sc– de sānāre,
consānescere, pour la greffe des vignes (cf. Rust. 4, 27 et 29).
3.4.2. sānāre : « guérir » un animal
Columelle emploie sānāre dans l’un des deux contextes que nous
définissions au paragraphe précédent : le premier, celui des soins
vétérinaires prodigués à un animal malade en vue de sa guérison. Il s’agit
des mêmes animaux que précédemment, les bœufs, les mulets, les chevaux
(cf. aussi Rust. 6, 12, 3 ; 6, 14, 2 ; 6, 14, 7 ; 6, 17, 5 ; 6, 17, 7 ; 7, 5, 19) :
COLUMELLE, Rust. 6, 31, 1
Recens tussis celeriter sanatur pinsita lente et ualuulis separata.
« La toux récente [du cheval] se guérit promptement avec des
lentilles pilées après avoir été préalablement écossées ».
Or sānāre est essentiellement attesté à la voix passive et il semble
fonctionner comme le pendant passif du déponent medērī, qui ne peut avoir
qu’un sens actif 7. De fait, il dénote, exactement comme medērī, l’acte
vétérinaire de guérir : comme celui-ci, il est associé aux noms médicaux des
remèdes, medicina et medicamentum (cf. aussi Rust. 6, 7, 1) :
COLUMELLE, Rust. 6, 10, 1
Veterem tussim sanant duae librae hysopi macerati sextariis aquae
tribus. Nam id medicamentum teritur et cum lentis minute, ut dixi,
molitae sextariis quattuor more saliuati datur.
« Deux livres d’hysope, macérée dans trois setiers d’eau, guérissent
la toux invétérée [des bovins] : cette préparation doit être broyée et
administrée, en manière de salivat, avec quatre setiers de lentilles
moulues menu, comme je l’ai dit ».
Toutefois, alors que medērī n’est jamais accompagné d’un adverbe
précisant la finalité de l’acte médical, la guérison obtenue par sānāre est
7
Columelle atteste 4 sānātur et 3 medetur ; 3 sānāntur et 3 medentur, 2 sānentur et
un medeātur, un sānārī et 3 mederī.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
327
parfois explicitée comme étant achevée, à l’aide de l’adverbe superlatif
optimē ou bien du préverbe con- :
COLUMELLE, Rust. 7, 10, 8
… isque morbus optime sanatur auriculis inserta consiligine…
« (…) et cette maladie [la pulmonie] se guérit parfaitement en lui
insérant du consiligo dans une ouverture faite à la partie extérieure
de l’oreille [du porc] ».
COLUMELLE, Rust. 4, 24
Quo plerumque fit, ut, quod praecidi debeat, praefringatur, et sic
uitis laniata scabrataque putrescat umoribus nec plagae
consanentur.
« Il en résulte que souvent on brise ce qui devrait être tranché net, et
que la vigne, ainsi déchirée et couverte d’aspérités, pourrit du fait de
l’humidité, et que ses blessures ne se cicatrisent pas complètement ».
C’est peut-être là le point de départ du remplacement qui s’est installé en
langue : sānārī supplée la voix passive de medērī. Après la périphrase sānus
fierī, la langue s’est tournée vers un dérivé de sānus, le lexème sānāre, qui
occupera dans un second temps la place du terme de base même à la voix
active, comme on commence à l’observer chez Columelle.
COLUMELLE, Rust. 6, 12, 5
Possunt etiam, ut Cornelius Celsus praecepit, lilii radix uel scilla
cum sale uel sanguinalis herba, quam poligonam Graeci appellant,
uel marrubium ferro reclusa sanare.
« On peut aussi, d’après la prescription de Cornélius Celse, guérir la
plaie produite par le fer avec des bulbes de lis, avec de la scille et du
sel, ou bien avec la renouée, que les Grecs appellent polygonon, ou
avec du marrube ».
Le lexème répondait à une réelle nécessité linguistique : il a des formes
passives et de sens passif, un perfectum et un paradigme plus facile à
conjuguer que le déponent. Il cumulait un quatrième bon point : aucun autre
verbe n’était vraiment libre, puisque cūrāre demeurait le terme spécialisé
dans les traitements sans lien déontique avec la guérison, même si
occasionnellement il pouvait entrer dans des emplois très proches :
COLUMELLE, Rust. 6, 13, 1
Scabies extenuatur trito alio defricta, eodemque remedio curatur
rabiosae canis uel lupi morsus, qui tamen et ipse inposito uulneri
uetere salsamento aeque bene sanatur. Et ad scabiem praesentior
alia medicina est.
« On fait disparaître la gale par des frictions d’ail broyé : on traite
par ce remède autant une morsure de chien enragé que celle d’un
CONCLUSION « GUÉRIR
»
328
loup ; celle-ci cependant guérit de même bien par de la vieille
saumure posée dessus. Quant à la gale, il est un autre remède plus
efficace ».
3.4.3. cūrāre : « veiller à » ; « soigner ; traiter » les
animaux
Même si les deux verbes apparaissent conjointement, ils n’ont pas pour
autant le même emploi : curatur traite en surface par un remède efficace,
tandis que sānātur est une médecine qui guérit. Dans la majorité des
occurrences du traité, cūrāre a en effet le sens large de « prendre soin de,
veiller à ». La construction absolue est rare (cf. Rust. 9, 14 ; 12, 28). Le
lexème régit le plus souvent un infinitif8, ou une proposition subordonnée
introduite ou non par ut9 / nē10. Grâce à ce sens large, cūrāre sert à désigner
les soins et traitements que les animaux peuvent recevoir à titre général,
pour leur forme quotidienne ou leur élevage 11 :
COLUMELLE, Rust. 1, pr
… et id ipsum aliter curatur mutilum et raripilum, aliter cornutum et
saetosum, quale est in Cilicia.
« (…) et l’on ne doit pas donner les mêmes soins aux chèvres selon
qu’elles sont dépourvues de cornes et garnies de poils rares, ou bien
cornues et soyeuses, telles que le sont celles de la Cilicie ».
Les précautions dont parle Columelle consistent à tenir les bœufs dehors
quand il fait chaud, à les rentrer quand il fait froid, à pailler leur étable, etc.
Et quand cūrāre désigne le traitement d’une plaie externe, il comprend la
manière et les moyens médicaux employés pour soigner (cf. aussi Rust. 6,
34, 1 ; 6, 33 ; 7, 5, 14 ; 7, 13, 2) :
COLUMELLE, Rust. 6, 31, 2
Eo medicamine praedicta uitia curantur.
« Et on panse les maux dont nous avons parlé avec ce médicament ».
COLUMELLE, Rust. 7, 5, 10
8
Cf. Rust. 9, 9 ; 21, 2 ; 12, 22.
Cf. Rust. 1, 1 ; 1, 7 ; 1,8 ; 2, 10 ; 2, 17 ; 5, 10 ; 6, 2 ; 6, 12 ; 6, 22 ; 6, 27 ; 6, 32 ; 7,
5 ; 7, 5 ; 8, 3 ; 8, 3 ; 8, 5 ; 8, 8 ; 8, 14 ; 8, 17 ; 11, 1 ; 11, 3 ; 12, 1 ; 12, 26 ; 12, 37 ;
12, 38 ; 12, 56.
10
Cf. Rust. 2, 11 ; 5, 9 ; 5, 10 ; 6, 2 ; 8, 11 ; 9, 8.
11
Cf. aussi Rust. 1, 1 ; 6, 3, 1 ; 6, 7, 4 ; 6, 15, 1 ; 7, 4, 8 ; 7, 12 ; 9, 3 ; 9, 7, 1 ; 9, 7,
2 ; 11, 2 x2 ; 11,3 ; 11, 3 ; 12, 3 ; 12, 2 ; 12, 3 ; 12, 25 ; 12, 25 ; 12, 30 x2 ; 12, 30 ;
12, 38 ; 12, 49 ; 12, 52 ; 12, 52.
9
CONCLUSION « GUÉRIR
»
329
Itaque reserandum est et ut cetera uulnera medicamentis curandum.
« Il faut donc l’ouvrir et le soigner avec les mêmes médicaments que
pour les autres plaies ».
3.4.4. medicāre : « traiter » une plante ou un animal
L’œuvre de Columelle est également insolite pour son emploi de
medicāre : c’est le seul texte, qui nous a été transmis, à employer des
formes nombreuses et variées de ce lexème si rare depuis le latin archaïque
(comme medicaturi sumus, Rust. 12, 38, 2). Il n’est désormais plus
déponent. Ses formes passives ont un sens passif et il présente aussi des
formes actives, qui reçoivent, dans son œuvre, une nouvelle dénotation :
COLUMELLE, Rust. 11, 3, 40
…atque ita pinsito illo pridie, quam uolueris uti, aquam medicare.
« (…) on fera ensuite infuser [du thym] broyé dans de l’eau la veille
du jour où l’on veut s’en servir ».
Alors que sānārī concernait exclusivement la guérison d’animaux,
medicāre traite avant tout les plantes ou les semences, rarement des animaux
(des abeilles, Rust. 7, 7, 1-2 ; des chèvres, 9, 13, 7). Comme cūrāre, il dénote
le procès de « traiter », mais ce traitement est souvent lié à une prescription
médicale qui vise à sauver une plante gravement infectée, à une médication
qui s’accompagne du nom générique du « remède », remedio, ou du nom
spécifique d’une préparation, amurga (cf. Rust. 6, 4, 4) :
COLUMELLE, Rust. 11, 3, 61
Veteres quidem auctores, ut Democritus, praecipiunt semina omnia
suco herbae, quae sedum appellatur, medicare eodemque remedio
aduersus bestiolas uti.
« Certains auteurs anciens, comme Démocrite, prescrivent de mettre
à tremper toutes les semences dans le suc de la plante, qu’ils
appellent sédum, et d’employer ce même remède contre les petits
insectes ».
Ce traitement n’est pas non plus comparable à celui qu’offre medērī car il
est préventif, comme l’indique profuit dans le passage suivant (cf. aussi
Rust. 1, 6, 20 et 8, 14, 7) :
COLUMELLE, Rust. 10, 1, 1, vers 351-354
Sed ne dira nouas segetes animalia carpant, / Profuit interdum
medicantem semina pingui / Palladia sine fruge salis conspargere
amurca / Innataue laris nigra satiare fauilla.
« Mais, pour que les bêtes néfastes ne mangent pas les jeunes
pousses, il a été parfois salutaire de traiter les semences en les
CONCLUSION « GUÉRIR
»
330
aspergeant de marc gras et sans sel, don de Pallas, ou en les saturant
de la suie noire qui se forme dans le foyer ».
Avec medicāre, l’horticulteur pro-pose des moyens de prévenir le
développement de maladies, la propagation d’infections, qui sont
envisagées dans la proposition subordonnée introduite par nē ou par un
lexème comme nocēre :
COLUMELLE, Rust. 11, 3, 64
Nihil enim sic medicatis nocent urucae.
« En effet les chenilles ne nuisent pas aux semences ainsi traitées ».
La prévention ne permet pas toujours d’éviter le mal. Medicāre conserve
donc un lien sémantique avec les dérivés de la racine *med-, medicus,
medērī, medicīna, remedium, ou avec les dérivés de son propre thème
verbal, medicātio, medicāmentum, mais il n’inclut pas nécessairement la
guérison ; la fève, par exemple, est seulement moins attaquée (minus).
COLUMELLE, Rust. 2, 10, 11
Nos quoque sic medicatam conperimus, cum ad maturitatem
perducta sit, minus a curculione infestari.
« Nous-mêmes, nous avons observé que, lorsqu’elle a été ainsi préparée,
la fève est, à sa maturité, moins vivement attaquée par le charançon ».
L’étude de l’œuvre de Columelle s’est donc avérée particulièrement
intéressante pour l’analyse des variations : elle nous a permis de montrer
comment et pourquoi cūrāre et medicāre, qui ne signifiaient pas proprement
« guérir », mais « traiter » une blessure externe ou « prévenir » une maladie
contagieuse, ont été, de ce fait, exclus du champ du supplétisme guérir. Il
ne restait alors, à la disposition de la langue, que sānāre comme alternative
de medērī, doublement défectif.
3.5. Sānāre, medicātus (sens technique) / medērī (sens figuré) :
Pline le Jeune
Comme Columelle, Pline le Jeune possédait de nombreux domaines.
Ses Lettres, rédigées entre 97 et 108 après J.-C., sont, pour certaines, celles
qu’il écrivit à son ami Tacite à propos de l’éruption du Vésuve, qu’il vécut.
Les autres lettres sont celles qu’il a adressées à l’empereur Trajan, auquel il
demande des conseils sur les petits et les grands problèmes qu’il rencontre
dans le gouvernement de sa province. Elles reflètent l’actualité vécue par
leur auteur et, même si elles ont été corrigées en vue de leur publication,
elles nous livrent une description intéressante de la vie privée à Rome et de
l’administration d’une province. On devrait s’attendre à ce que sa langue
CONCLUSION « GUÉRIR
»
331
soit plus proche de la langue parlée que d’autres écrits. Pline le Jeune utilise
6 fois medērī en regard d’un seul sānārī et d’un seul medicātus. Son emploi
de cūrāre, dans ses 19 occurrences, est commun.
3.5.1. medērī : « guérir » une personne d’un mal
abstrait ou les désordres de l’Etat
Dans ses lettres, c’est medērī qui est le terme innovant : le processus
supplétif fait passer l’ancien terme dans le domaine du figuré, quand la
variante reçoit l’emploi de celui-ci, en plus des emplois qu’il assume déjà.
Medērī reste associé à l’art propre de la médecine seulement à travers le
participe présent substantivé au sens de « médecin », à côté de medicus, -i
(cf. 1,8, 12 ; 1, 22, 8 ; etc.) :
PLINE le JEUNE, Ep. 5, 16, 11
… crudum adhuc uulnus medentium manus reformidat.
« (…) Une blessure encore fraîche redoute la main du médecin ».
Ailleurs, il dénote des procès figurés, celui par exemple d’apaiser la
douleur morale d’un père, Vestricius Spurinna, qui a perdu son fils pendant
qu’il combattait au loin, par l’honneur d’une statue (cf. Ep. 2, 7, 3). Ce peut
être aussi la connaissance de l’histoire qui vient au secours de l’ignorance :
PLINE le JEUNE, Ep. 8, 14, 10
Quo iustius peto, primum ut errori, si quis est error, tribuas ueniam,
deinde medearis scientia tua…
« J’ai donc le droit de vous prier d’abord d’excuser mon erreur, si
j’en ai commis une ; ensuite, de m’éclairer par votre savoir (…) »12.
Par la même métaphore13, le mal devient celui de l’Etat : medērī permet
de remédier aux désordres qui bouleversent son bon fonctionnement (cf.
aussi Ep. 5, 13, 7, uitiis mederetur) :
PLINE le JEUNE, Ep. 9, 37, 3
Occurrendum ergo augescentibus uitiis et medendum est. Medendi
una ratio...
« Il faut donc aller au-devant d’un désordre qui augmente tous les
jours, et y remédier. Il y a un seul moyen d’y remédier (…) ».
12
Le Panégyrique de Trajan illustre aussi cette métaphore : PLINE le JEUNE, Pan.
46, 8, Mederis erroribus, sed implorantibus… « Vous redressez les erreurs, mais
quand elles vous implorent (…) ».
13
Nous renvoyons à la fable de Ménénius Agrippa qui assimile les dissensions à
l’intérieur d’un Etat à la révolte interne du corps humain (Tite-Live, 2, 32), reprise
par La Fontaine (« Les Membres et l’Estomac », Fables III, 2).
CONCLUSION « GUÉRIR
»
332
3.5.2. sānāre : « guérir » une personne d’un mal
physique
C’est en fait sānāre qui présente l’emploi proprement technique, celui de
« guérir » une personne atteinte d’une maladie :
PLINE le JEUNE, Ep. 6, 24, 3
Maritus ex diutino morbo circa uelanda corporis ulceribus
putrescebat : uxor, ut inspiceret, exegit. Neque enim quemquam
fidelius indicaturum, posset ne sanari.
« Depuis longtemps le mari était rongé d’ulcères aux parties secrètes
du corps. Sa femme le pria de permettre qu’elle examinât son mal, et
l’assura que personne ne lui dirait plus sincèrement qu’elle s’il
pouvait guérir ».
Le lexème est nécessaire en raison du choix de la voix passive, voix qui
permet à la femme de ne pas se mettre en valeur et qui l’efface en tant
qu’agent de la guérison. Mais nous y voyons aussi l’indice de l’évolution
des rapports entre les deux lexèmes : sānāre devait être devenu la variante
usuelle de medērī, qui devient le terme marqué de la paire, c’est-à-dire le
terme apte à recevoir des emplois nouveaux.
3.5.3. cūrāre : « veiller à » ; « soigner » une vigne ou
une affaire
En ce début du IIème siècle, cūrāre demeure fréquent, mais toujours dans
le sens de « soigner » quelque chose ou « veiller à » faire telle chose. Cette
constance tient sans doute à la répétition inévitable de la construction avec
ut/nē avec un subjonctif seul ou un infinitif, que nous relevions déjà chez les
auteurs précédents (cf. Ep. 1, 24, 2 ; 6, 8, 5 ; 7, 15, 2 ; 10, 98, 2). Il régit
également souvent un adjectif verbal d’obligation (cf. Ep. 4, 11, 7 ; 4, 22,
1 ; 4, 26, 1 ; 8, 18, 5 ; 9, 25, 3). On rencontre enfin une interrogative
indirecte introduite par an (cf. Ep. 6, 31, 11). Le procès en lui-même ne vise
pas la guérison de quelqu’un, il désigne seulement le soin qu’on a de lui (cf.
aussi Ep. 1, 15, 15) :
PLINE le JEUNE, Ep. 6, 20, 19
Regressi Misenum curatis utcumque corporibus.
« Nous retournâmes à Misène, soignant nos corps de notre mieux ».
Alors que Columelle choisissait medicāre (cf. § 3.4.4.), Pline le Jeune
préfère traiter la vigne avec cūrāre (cf. Ep. 1, 20, 16). Celui-ci dénote aussi
CONCLUSION « GUÉRIR
»
333
le soin apporté à des affaires, avant tout financières (cf. Ep. 6, 3, 1 ; 6, 12,
4 ; 10, 90 (91), 2).
3.5.4. medicātus : « médicinal »
L’emploi de medicāre est banal : son participe parfait passif est attesté
depuis longtemps au sens de « médicinal » (cf. Ep. 8, 20, 4, medicatus).
3.6. Sānāre / cūrāre (variation diastratique) // medērī (variation
diaphasique) : saint Ambroise
L’œuvre exégétique de saint Ambroise et ses traités de morale sont issus,
en grande partie, de sa prédication et exhortent un public assez large à la
pratique d’un idéal de vie tel que le propose la Bible. Ces homélies, qui ont
été prononcées avant d’être remaniées par saint Ambroise et adaptées à
l’écriture, ont des chances de refléter à peu près une langue parlée. Leur
intentionnalité pragmatique nécessite en outre le recours à un lexique adapté
à la vie courante, susceptible d’applications pratiques. Nous privilégierons
les exemples empruntés à son commentaire de l’Evangile selon saint Luc,
car, contrairement à ses premiers ouvrages, De Paradiso, De Cain et Abel,
De Noe et De Abraham fortement influencés par Philon d’Alexandrie, les
grands modèles lui font défaut pour le Nouveau Testament. Saint Ambroise
recourt encore aux quatre lexèmes de notre dossier, mais dans des
proportions différentes de celles que nous observions jusqu’à présent : il
emploie, dans une fréquence très faible, les plus vieux lexèmes, medērī (21
occurrences dans l’ensemble de son œuvre) et medicāre (3 occurrences) ;
les attestations de cūrāre (167 occurrences) restent honorables. Sānāre (187
occurrences) l’emporte de très loin sur les autres lexèmes.
3.6.1. medērī : « guérir » médicalement une personne
dans son corps et dans son âme
Medērī est attesté dans les différentes œuvres de saint Ambroise, ses
lettres, ses textes dogmatiques, et surtout dans ses sermons de
l’Hexaemeron, œuvre inspirée d’un précédent Hexaméron dû à Basile de
Césarée et qui commente l’Ancien Testament. Mais il est essentiellement
employé à certaines formes : l’infinitif présent, medērī, et le gérondif au
génitif, medendī. Son emploi est technique : il dénote l’art du médecin qui
guérit une plaie physique (cf. aussi Abr. 2, 8, 60, Off. 2, 2, 21, 102,
mederi ; Luc. 1, medendi praecepta ; Hex. 6, 4, 21, usum medendi ; Ep.
7, 36, 29 et Hex. 6, 9, 61, medendi periti ; Cain. 1, 10, 40, medendi
peritia) :
saint AMBROISE, Psalm. 37, 42, 5
CONCLUSION « GUÉRIR
334
»
Etenim si medicus medendi tempus expectat,
aegritudinibus medicinae subsidia deferantur.
ut
digestis
« En effet, si le médecin attend le temps de la guérison, pour que les
effets du remède agissent sur les problèmes de digestion ».
saint AMBROISE, Hex. 5, 17, 57
…tum quaedam medicae artis peritia…
genus.
abet quoddam medendi
« (…) Alors une certaine connaissance de l’art médicinal (…) a en
elle une sorte de médecine ».
Saint Ambroise souhaite explicitement comparer la guérison offerte par
Dieu aux hommes blessés à l’âme à celle que le médecin opère sur un homme
physiquement malade. C’est pourquoi il recourt à l’ars medendi, en
remplaçant ars par d’autres termes comme nous l’observions déjà au § 2.6.
chez Virgile, Celse ou Apulée. Il insiste sur cette comparaison médicale par
l’emploi conjoint des substantifs medicus ou medicina (cf. aussi Ep. 14, 46).
saint AMBROISE, Luc. 4
Quaerendus est medicus. Sed quis iste tantus est, qui sauciae mentis
medeatur ulceribus ?
« Il faut chercher un médecin. Mais qui sera de force à guérir les
plaies de l’âme blessée ? »
saint AMBROISE, Luc. 6
Neque enim aliquam uel philosophiae professores uel principes
synagogae pereuntibus populis possunt ferre medicinam. Solus est
Christus, qui aufert peccata populorum, si tamen medendi
patientiam non recusent.
« En effet, ni les professeurs de philosophie ni les chefs de la
Synagogue ne peuvent offrir un remède quelconque aux peuples en
perdition. Il n’y a que le Christ qui enlève les péchés des peuples,
moyennant toutefois qu’ils ne refusent pas d’endurer le remède ».
Ces quelques medērī doivent être archaïsants. Le lexème n’était
probablement plus vivant dans la langue parlée : celle-ci manifeste à
l’évidence sa préférence pour sānāre.
3.6.2. sānāre : « guérir » médicalement ou non une
personne dans son corps et son âme
Le lexème le plus fréquent est sānāre, attesté à tous les temps et modes :
le présent de l’indicatif, du subjonctif, de l’impératif ; le parfait, le plus-que-
CONCLUSION « GUÉRIR
»
335
parfait de l’indicatif et du subjonctif ; le participe parfait passif (cf. aussi
Luc. 5, esse sanatos… sanatus est… sanat… sanabat) :
saint AMBROISE, Luc. 5
Bene ubi leprosus mundatur, certus non exprimitur locus, ut
ostendatur non unum populum specialis alicuius ciuitatis, sed
omnium populos fuisse sanatos. Bene autem et secundum Lucam
quarto signo, ex quo in Cafarnaum Dominus uenit, iste sanatur ;
nam si quartum diem sole inluminauit et clariorem fecit ceteris
diebus, cum inlucescerent elementa mundi, et hoc clarius opus
aestimare debemus. Et secundum Matthaeum primus hic post
benedictiones a Domino sanatus inducitur.
« Il est bien que pour cette guérison de lépreux on ne désigne
expressément aucune localité, pour montrer que ce n’est pas le seul
peuple d’une cité spéciale, mais les peuples de l’univers qui ont été
guéris. Il est également bien que, dans Luc, cette guérison soit le
quatrième prodige depuis l’arrivée du Seigneur à Capharnaüm ; car
s’il a donné au quatrième jour la lumière du soleil et l’a rendu plus
éclatant que les autres jours, alors qu’apparaissaient les éléments du
monde, nous devons également considérer cet ouvrage comme plus
éclatant. Selon Matthieu, on nous le présente comme le premier guéri
par le Seigneur après les Béatitudes ».
Cette guérison est souvent le fruit d’un miracle opéré par Dieu, qui rend
la santé tant du corps que de l’âme 14. L’auteur utilise le substantif
correspondant au verbe sānāre, sānitās :
saint AMBROISE, Luc. 4
Vbi Dominus multis inpertiuit uaria genera sanitatum, nec tempore
nec loco coepit a studio sanandi turba cohiberi.
« Du moment que le Seigneur avait accordé à beaucoup des guérisons
de diverses sortes, ni temps ni lieu ne purent contenir l’empressement
de la foule à se faire guérir ».
Sānāre fonctionne aussi, de la même manière que le premier terme
technique medērī, en regard des substantifs médicaux medicina et
remedium (cf. aussi Luc 2) :
saint AMBROISE, Luc. 5
Non otiosa huius paralytici nec angusta medicina est, quando
Dominus et orasse praemittitur, non utique propter suffragium, sed
propter exemplum… et conuenientibus ex omni Galilaea et Iudaea et
14
Comme cette guérison vise le salut de l’âme, sānāre équivaut au tour
périphrastique saluum facere (cf. saint Ambroise, Luc. 5).
CONCLUSION « GUÉRIR
»
336
Hierusalem legis doctoribus inter ceterorum remedia debilium
paralytici istius medicina describitur… Et quamuis istoriae fidem
debeamus non omittere, ut uere paralytici istius corpus credamus
esse sanatum, cognosce tamen interioris hominis sanitatem, cui
peccata donantur.
« La guérison de ce paralytique n’est ni dépourvue de sens ni
commune, puisqu’on nous dit qu’auparavant le Seigneur a prié : non
certes pour être secouru mais pour l’exemple (…). Et comme des
docteurs de la Loi s’étaient réunis de toute la Galilée, de Judée et de
Jérusalem, parmi les guérisons d’autres infirmes, on nous décrit
comment ce paralytique fut guéri (…) Et, bien que nous devions ne
pas négliger la réalité historique et croire que le corps de ce
paralytique a vraiment été guéri, reconnaissez cependant la guérison
de l’homme intérieur, à qui ses péchés sont pardonnés ».
Comme medērī, sānāre est associé à l’art du médecin et à l’efficacité de
ses remèdes.
saint AMBROISE, Luc. 5
Inueni medicum, qui in caelo habitat et in terris spargit
medicamenta. Hic solus potest sanare uulnera mea, qui sua nescit.
« J’ai trouvé un médecin qui habite au ciel et répand ses remèdes sur
la terre. Lui seul peut guérir mes blessures, car il ne se connaît pas de
blessures ».
Par métaphore, sānāre dénote aussi le procès de « délivrer quelqu’un
d’un mal physique ou spirituel » :
saint AMBROISE, Luc. 5
Odi genus meum, fugio uitam meam ; solum te sequor, Domine Iesu, qui
sanas uulnera mea.
« Je déteste ma race, je fuis ma vie première ; tu es le seul que je
suive, Seigneur Jésus, qui guérissez mes blessures ».
La forme de deuxième personne du singulier, sānās, est placée dans la
bouche d’un locuteur contemporain de saint Ambroise et qui parle à Dieu. Il
y a toute chance que ce soit la forme usuelle dans un niveau de langue
courant du IVème siècle, puisque cet oral correspond à une prière
quotidienne. D’ailleurs, l’auteur n’emploie jamais cūrās dans son œuvre :
cūrāre, moins fréquent que sānāre, peut ne pas être le lexème usuel dans la
langue parlée soutenue (ou courante ?), surtout dans une conversation
verticale. Il peut l’être cependant dans un plus bas niveau de langue.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
337
3.6.3. cūrāre : « soigner » ou « guérir » une personne
Sānāre et cūrāre apparaissent conjointement :
saint AMBROISE, Luc. 4
…Cur igitur non curabat fratres, non curabat ciues, non sanabat
propheta consortes, cum sanaret alienos, sanaret eos qui
obseruantiam legis et religionis consortium non habebant, nisi quia
uoluntatis est medicina, non gentis, et diuinum munus uotis elicitur,
non naturae iure defertur ?… Non terreni regis imperio, sed diuinae
misericordiae liberalitate sanatur.
« (…) Pourquoi donc le Prophète ne s’occupait-il pas de soigner ses
frères, ne s’occupait-il pas de soigner ses concitoyens, ne guérissaitil pas les siens, alors qu’il guérissait les étrangers, qu’il guérissait
ceux qui ne pratiquaient pas la Loi et ne partageaient pas sa religion
? N’est-ce pas que le remède dépend de la volonté, non de la nation,
et que le bienfait divin se conquiert par les désirs, mais n’est pas
accordé par droit de naissance ? (…) Il est guéri non par l’ordre d’un
roi de la terre, mais par une libéralité de la miséricorde divine ».
saint AMBROISE, Luc. 5
Quo loco plenam speciem resurrectionis ostendit, qui mentis
uulneribus corporisque sanatis peccata donat animorum, debilitatem
carnis excludit ; hoc est enim totum hominem esse curatum..15
« En cet endroit il fait voir une image complète de la résurrection,
puisque, guérissant les blessures de l’âme et du corps, il remet les
péchés des âmes, il chasse l’infirmité de la chair : cela veut dire que
l’homme tout entier est guéri ».
Cūrāre peut servir à éviter la répétition de l’imparfait actif, dans le
premier exemple, ou du participe parfait passif, dans le second exemple, de
sānāre déjà employé dans la phrase précédente. Il serait alors un
parasynonyme occasionnel : certains sèmes de cūrāre, ceux qui associent le
lexème au traitement de plaies externes, seraient ponctuellement effacés :
saint AMBROISE, Luc. 5
Nam statim gentilis centurionis seruus Domino curandus offertur, in
quo populus nationum, qui mundanae seruitutis uinculis tenebatur,
aeger letalibus passionibus beneficio Domini sanandus exprimitur.
Quod autem moriturum dixit, in eo euangelista non fefellit ;
15
On ne peut supposer ici une répartition formelle : ainsi, dans un syntagme
strictement équivalent, à la différence près de la voix, c’est cūrāre qui est choisi au
présent actif et passif et au parfait actif, mais sānāre est préféré au parfait
passif, pour la guérison d’une femme par la frange du vêtement du Christ : saint
AMBROISE, Luc. 6, sanata est… curat… curant… sanatam esse… curari… curauit.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
338
moriturus enim erat, nisi fuisset sanatus a c risto… Quod utique
non ideo faciebat, quia absens curare non poterat, sed ut formam
tibi daret humilitatis imitandae, qua iuxta humilioribus doceret ac
superioribus deferendum.
« Car aussitôt le serviteur d’un centurion païen est présenté au
Seigneur pour être guéri : il figure le peuple des Gentils, qui était
retenu par les chaînes de l’esclavage du monde, malade de passions
mortelles, et que le bienfait du Seigneur allait guérir. En disant qu’il
allait mourir, l’évangéliste ne s’est pas trompé : il allait mourir en effet
si le Christ ne l’eût guéri (…). Il n’en usait certes pas ainsi faute de
pouvoir guérir à distance, mais pour vous donner un modèle d’humilité
à imiter, enseignant les égards envers ceux qui sont plus humbles que
nous tout comme envers ceux qui nous sont supérieurs ».
Le serviteur que le centurion, païen et ignorant la « médecine » du Christ,
envoie pour obtenir sa guérison attend que le Seigneur se déplace jusqu’à
son maître et touche sa plaie, comme l’aurait fait tout médecin ordinaire.
C’est pourquoi cūrandus et cūrāre, formes du lexème concret, ont pour
sujet le serviteur, seruus. Mais le Christ est venu proposer une autre
médecine, celle qui guérit les plaies internes, les plaies de l’âme. Aussi estce sānandus et fuisset sānātus qui dénotent le miracle de la guérison divine.
Nous pensons que les lexèmes ne sont pas employés sans raison : les gens
du peuple s’attachent au traitement externe de leur maladie et emploient
usuellement cūrāre, quand des gens plus cultivés se préoccuperont surtout
de leur guérison totale, au plus profond d’eux-mêmes, et recourront à
sānāre. Cette variation, qui serait alors, diastratique se vérifie dans de
nombreux passages :
saint AMBROISE, Luc. 6
Denique posteaquam illa quae ecclesiae typum accepit a fluxu
curata est sanguinis, posteaquam apostoli ad euangelizandum
re num dei sunt destinati, ratiae caelestis inpertitur alimentum…
consequens igitur erat ut quos a uulnerum dolore sanauerat eos
alimoniis spiritalibus a ieiunio liberaret. Itaque nemo cibum accipit
christi, nisi fuerit ante sanatus, et illi qui uocantur ad cenam prius
uocando sanantur.
« Enfin, c’est après que celle qui fait figure de l’Église a été guérie
de sa perte de sang, après que les Apôtres ont été envoyés annoncer
le Royaume de Dieu, que l’aliment de la grâce céleste est distribué
(…). Il était donc dans l’ordre que, les ayant guéris de leurs blessures
douloureuses, il les délivrât de la faim par des aliments spirituels.
Ainsi nul ne reçoit la nourriture du Christ s’il n’a d’abord été guéri,
et ceux que l’on invite au festin sont auparavant guéris par
l’invitation ».
CONCLUSION « GUÉRIR
»
339
Cūrāta est est utilisé pour le traitement d’une « perte de sang » (a fluxu
sanguinis), au figuré comme au propre16. Saint Ambroise se sert de l’image
d’une hémorragie qui concerne l’Eglise de l’Ancien Testament, dans lequel
l’image est d’abord concrète. Cūrāre signale les guérisons physiques, tandis
que sānāre indique le passage (posteaquam) de la dimension corporelle à la
dimension spirituelle (alimoniis spiritalibus a ieiunio) : le remède ne sera
plus seulement extérieur, comme la manne, il sera interne, spirituel (gratiae
caelestis alimentum). Alors que l’emploi de sānāre peut être qualifié de
courant, le recours à cūrāre doit relever d’un plus bas niveau de langue. S’il
y a variation, c’est sans doute entre les niveaux de langue. Aussi trouve-ton, dans la Vulgate ou chez les exégètes, cūrāte dans les discours d’un
maître à son serviteur, Dieu à ses apôtres par exemple, tandis que le récit
biblique ou le commentaire exégétique du même procès présente sānāre.
VULGATE, Matth. 10, 8
Infirmos curate mortuos suscitate leprosos mundate daemones
eicite…
« Guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux,
expulsez les démons (…) ».
saint AMBROISE, Luc. 6
Aegrotos curate, leprosos mundate, daemones eicite.
« Guérissez les malades, purifiez les lépreux, chassez les démons ».
VULGATE, Marc. 6, 13
Et daemonia multa eiciebant et unguebant oleo multos aegrotos et
sanabant.
« Et ils chassaient beaucoup de démons et faisaient des onctions
d’huile à de nombreux malades et les guérissaient ».
saint AMBROISE, Psalm. 14, 7
Hoc oleum sanat aegrotos - misericordia enim a peccato liberat.
« Cette huile guérit les malades ; en effet, la miséricorde libère du
péché ».
A cette variation diastratique s’ajoute une variation diaphasique entre
langue commune et langue technique : sānāre est le verbe courant pour
désigner les guérisons physiques et métaphoriques ; cūrāre permet
d’appliquer, au quotidien, un remède sur le corps de personnes qui se
blessent ou qui tombent malades ; le médecin, lui, guérit à l’aide du terme
16
Le sang versé dans la Bible n’est pas une simple image figurée du don de la vie, il
a aussi une dimension concrète : c’est le sang du Christ effectivement versé sur la
croix.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
340
technique, medērī (cf. aussi Noe. 18, 66, medicus… facultatem medendi…
medicus medicamentis… curare) :
saint AMBROISE, Hex. 3, 13, 57
Herbis certe ulcera aperta clauduntur, herbis curantur interna
ideoque medicorum est opus herbarum potestates noscere ; hinc
enim medendi usus inoleuit.
« Les plaies ouvertes se referment efficacement avec des herbes, les
plaies internes guérissent avec des herbes et c’est pour cela que c’est
la tâche des médecins d’apprendre à connaître les propriétés des
herbes ; en effet, de là s’est développé la pratique de la médecine ».
saint AMBROISE, Hex. 6, 4, 19
Quid quod etiam medendi industriam non praetermisit ? Siquidem
graui adfecta caede et consauciata uulneribus mederi sibi nouit
herbae, cui nomen est flomus, ut Graeci adpellant, ulcera subiciens
sua, ut solo curentur adtactu… Videas etiam uulpem lacrimola pinus
medentem sibi et tali remedio inminentis mortis spatia proferentem.
« Pourquoi n’a-t-elle pas appliqué cette pratique même de la
médecine, si vraiment, atteinte par un coup très violent et blessée
grièvement elle a appris à se guérir en soumettant ses plaies à
l’action de l’herbe dont le nom est flomus, comme l’appellent les
Grecs, pour qu’elles guérissent de cette seule application ? (…) On
verrait le renard se guérir par la petite larme d’un pin et par un tel
remède différer le délai de sa mort qui aurait été imminente ».
La nature du sujet importe : celui qui guérit, medentis dans le passage
suivant, est le médecin ; la maladie est sujet de curātur, puisque sa guérison
se traduit physiquement par la disparition des plaies ; si le médecin est le
Christ, comme il est qualifié dans la Vulgate, la guérison s’opère également
au plus profond de l’être, dans son âme malade, sānāuit, sānāre et
sānāuerant :
saint AMBROISE, Luc. 5
Iitaque statim lepra discessit : ut intellegas medentis adfectum,
ueritatem operi addidit…Nec unius tantum lepra curatur… simul
illud mirabile quod eo sanauit enere quo fuerat obsecratus…
ostendere autem se sacerdoti iubetur et offerre pro emundatione sua,
ut, dum offert se sacerdoti, intellegeret sacerdos non legis ordine,
sed gratia dei supra legem esse curatum et, dum mandatur
sacrificium secundum praeceptum Moysi, ostenderet Dominus quia
legem non solueret, sed inpleret, qui secundum legem gradiens supra
legem sanare eos quos remedia legis non sanauerant uideretur.
« Ainsi la lèpre s’est aussitôt retirée : reconnaissez la volonté de
guérir, qui a fait suivre l’action de la réalisation (…). Et il n’en est
CONCLUSION « GUÉRIR
»
341
pas qu’un seul dont la lèpre soit guérie (…). Ceci en même temps est
admirable, qu’il ait guéri selon le mode même de la demande (…).
On lui prescrit de se montrer au prêtre et de faire une offrande pour
sa purification ; s’il se présente ainsi au prêtre, le prêtre comprendra
qu’il n’a pas été guéri selon la procédure légale, mais par la grâce de
Dieu supérieure à la Loi ; puis, en prescrivant un sacrifice selon que
Moïse l’a ordonné, le Seigneur montrait qu’il ne détruisait pas la Loi
mais l’accomplissait ; il se conduisait selon la Loi, alors même qu’on
le voyait guérir, en dépassant la Loi, ceux que les remèdes de la Loi
n’avaient pas guéris ».
3.6.4. medicārī/-re : « traiter » une plante ; « soigner »
un animal ou une personne
Saint Ambroise fait un usage spécifique de medicārī, déponent dans son
œuvre : il s’en sert au sujet de plantes à traiter, d’animaux ou de personnes à
soigner (cf. aussi Psalm. 1, 27, 4 ; 37, 7, 2) :
saint AMBROISE, Hex. 3, 13, 56
Amygdalis quoque hoc genere medicari feruntur agricolae.
« Les agriculteurs sont amenés à traiter aussi les amandiers par ce
remède ».
4. Synthèse
Ces différentes lectures permettent donc de poser les jalons
chronologiques des deux types de variations qu’ont connues les lexèmes
étudiés. Ces remplacements tiennent à des défections tout autant
morphologiques que syntaxiques. Ils fournissent aussi l’occasion, dans une
analyse plus globale du phénomène, de comprendre l’importance des
différences lexicales entre le latin classique et le latin parlé : il serait
dommage d’occulter ces deux dimensions de la langue. Si la langue
technique évolue peu, la langue parlée par le peuple, en revanche, contribue
fortement au renouvellement lexical. A très long terme, ces variations
entraîneront des supplétismes différents : certaines langues romanes
garderont la variante sānāre, d’autres langues la variante cūrāre ; et d’autres
langues encore choisiront un tout autre terme.
4.1. Défections morphologiques de medērī
Quelques formes de medērī, comme medētur, medērī et medendī, ont dû
rester usuelles dans la langue de la médecine. Ces formes se sont longtemps
maintenues dans les textes grâce à une variation diaphasique : le locuteur
CONCLUSION « GUÉRIR
»
342
choisit d’utiliser le terme spécifique pour dénoter une guérison au moment où
il veut insister sur l’acte médical ou sur un « art de guérir » comparable à l’art
du médecin. Toutefois, la langue latine a reçu un lexème défectif, sans thème
de perfectum. Elle est donc contrainte de suppléer cette défection importante,
étant donné que le procès de « guérir » est souvent envisagé dans son résultat
achevé (et salutaire) : « un médecin a guéri un malade » lorsqu’il est agentif,
« une personne a été guérie » lorsqu’il est passif. La langue remplace alors le
lexème défectif, d’abord par la tournure périphrastique factitive sānum, -a,
-um fec-, puis par le perfectum actif de sānāre17.
4.2. Défection de medērī par la voix
Le déponent medērī est nécessairement défectif pour ce qui est de la voix
passive de sens passif. Deux alternatives ont été employées : la première
repose sur le tour périphrastique18 de sens passif sānum fierī, la seconde sur
une forme du participe parfait passif de medicārī/-re avec l’auxiliaire esse,
medicātum esse. C’est du moins la forme que présentent les grammairiens
latins en regard du présent medeor :
PHOCAS, GLK V, p. 438
Deponentia uero haec, uescor fruor medeor liquor reminiscor, quae
in praeterito sic proferuntur, pastus sum, potitus sum, medicatus
sum, liquefactus sum.
saint BONIFACE, Gram. de uerbo (b)
Deponentia haec : uescor pastus sum, fruor potitus sum, medeor
medicatus sum, liquor liquefactus sum, reminiscor recordatus sum.
Ces deux grammairiens précisent que medērī est un déponent, de sens
actif sauf à l’adjectif verbal. Le tour périphrastique sānum facere donnait
aisément sānum fierī au thème d’infectum passif, mais devenait lourdement
au perfectum passif sānum factum esse. Or, il n’est pas rare que le procès
de « guérir » soit présenté du point de vue du malade. Il est vrai, comme l’a
démontré M.-D. Joffre, que « le passif n’est pas la transformation d’une
structure active transitive » et qu’il « permet d’inscrire dans un cadre
syntaxique autonome, qui fonde la phrase, une relation sémantiquement
marquée, celle de la diathèse interne »19. C’est bien souvent le patient qui
17
En dehors de l’exemple d’Apulée donné au § 2.2.3., nous n’avons pas de preuve
d’un supplétisme avec le perfectum de medicāre.
18
Pour des exemples de supplétisme avec périphrase dans d’autres langues, cf. K.
BÖRJARS, C. CHAPMAN et N. VINCENT, 1997, pour qui la périphrase attributive
fournit l’équivalence supplétive de ce qui est par ailleurs exprimé par une forme
synthétique.
19
M.-D. JOFFRE, 1995, p. 151 et 153.
CONCLUSION « GUÉRIR
»
343
est « mis en vedette » ; l’agent humain ou médicamenteux de la guérison est
secondaire dans l’événement, et par conséquent volontiers rejeté à la place
annexe de circonstant. La phrase passive permet même éventuellement de
ne pas indiquer cet agent, grâce au passif binaire - il arrive d’ailleurs que
l’on ignore l’identité du médecin ou la cause de la guérison -. Ce qui
importe davantage, c’est la guérison de la personne au sujet de laquelle on
s’inquiète. Aussi met-on le nom du malade au nominatif et le verbe
(forcément un autre verbe que medērī) à la voix passive de sens passif. Il
semble que la langue a hésité entre trois lexèmes. D’abord, par une première
variation diaphasique entre langue technique et langue commune, elle a créé
medicārī, qui, parce qu’il est lui aussi déponent, cède beaucoup de terrain
dans la langue parlée et se spécialise au sens de « traiter » ; son participe
parfait passif est maintenu dans les traités médicaux, mais au sens restreint
de « médicinal, médicamenteux » (cf. COLUMELLE, Rust. 9, 13, 3, § 3.4.3.).
Puis, par une seconde variation diaphasique, la langue courante a forgé, en
regard du tour analytique sānum fierī, le lexème synthétique sānāre. Enfin,
par une dernière variation, diastratique, la langue familière semble avoir
privilégié cūrāre, en s’accommodant d’un terme impropre mais clair dans
un esprit de vulgarisation. La langue technique, privilégiant pour sa part
l’action du médecin (telle plante guérit telle personne, tel remède guérit telle
affection), a peut-être été peu atteinte par ces variations.
4.3. Restriction sémantique
La langue parlée au quotidien a dû probablement très peu employer le
lexème technique, de voix déponente et en outre de construction peu claire.
Les grammairiens latins le reconnaissent eux-mêmes :
SERVIUS, G. 1, 193
Sane ‘medicor’ accusatiuum regit, ut ‘medicor illam rem’, ‘medeor’
uero ‘illi rei’ dicimus : nam ‘medeor illam rem’ fi uratum est.
« Oui, ‘medicor’ régit l’accusatif, ainsi ‘medicor illam rem’ (‘je
soigne cette affection’), mais nous disons ‘medeor illi rei’ (‘je porte
remède à cette affection’) : ‘medeor illam rem’ (‘je guéris cette
affection’) est figurée ».
PRISCIEN, GLK II, p. 388
... ‘medeor’ et ‘medicor tibi’ - dicitur tamen et ‘medico’ et ‘medicor’
et ‘medeor te’.
« (…) ‘medeor’ et ‘medicor tibi’ (‘je te soigne’) - cependant on dit
aussi ‘medico’, ‘medicor’ et ‘medeor te’ (‘je te soigne’) ».
Dès lors la langue parlée a choisi un autre terme et cette variante a reçu
tous les emplois, concrets ou figurés, du procès de « guérir ». La langue
CONCLUSION « GUÉRIR
344
»
commune a ainsi choisi le terme non marqué sānāre, de conjugaison et de
construction aisées, et dont nous avons montré abondamment les emplois
métaphoriques, aux thèmes d’infectum ou de perfectum. Une langue plus
familière a sans doute d’abord privilégié un autre lexème : medicārī/-re
pour deux raisons : dans le sentiment linguistique du sujet parlant latin, ce
lexème restait, par son radical, clairement associé au domaine médical ; en
outre, il permettait de vulgariser la médecine et de l’appliquer à des
maladies particulières : la perte du bon sens, la possession démoniaque,
dans un esprit de dérision illustré par les comédies de Plaute (cf. PLAUTE,
Amph. 1034 fr h, § 2.2.1. ; Merc. 950-951 et Most. 387). Plus tard, dans la
latinité, cūrāre remplace medicārī/-re dans la langue familière, surtout à la
voix passive de sens passif. Son thème de perfectum, cūrāu-, répond à une
formation régulière et le sens du lexème correspond à une conception
vulgaire de la médecine : les patients devaient ordinairement associer leur
guérison aux soins externes, aux traitements physiques. Il se produit alors
une variation diastratique : sānāre relève d’une langue courante, alors que
cūrāre appartient à une langue familière, pour laquelle soin et guérison
forment un tout.
4.4. Schéma récapitulatif des variations
Nous proposons de récapituler ces divers remplacements en trois
phases, qui tiennent compte des thèmes d’infectum et de perfectum, de la voix
active et passive, ainsi que des variations diaphasiques et diastratiques :
Phase I
actif
passif
Phase II
Héritage pré-littéraire
infectum / perfectum
medērī/ - / -
actif
Variation diaphasique
Langue médicale
infectum/perfectum
medērī/sānum fecisse
Variation diastratique
Langue courante
Bas niveau de langue
infectum/perfectum
infectum/perfectum
sānāre/sānāuisse
medicārī/-re/medicātus
passif
sānum fierī/sānum factum esse
sānārī/sānātum esse
actif
passif
medērī, sānāre/ sānāuisse
sānārī / sānātum esse
sānāre/sānāuisse
cūrāre / cūrāuisse
sānārī/sānātum esse cūrārī /cūrātum esse
esse ?
Phase III
-
Ce polymorphisme n’a pas été simplifié en latin, ce qui explique
probablement la situation du français, qui n’a retenu aucun des trois verbes.
Aussi ne pouvons-nous pas poser une phase IV, qui expliquerait guérir,
comme nous l’avons fait pour aller ou porter. Cette absence constitue
cependant une preuve indirecte des variations en latin. Si sānāre a été choisi
pour remplacer dans la langue parlée le terme technique medērī, il a échoué,
probablement en raison du fait qu’il n’était pas assez spécialisé : son
emploi est figuré dès les premières attestations, alors que se maintiennent
CONCLUSION « GUÉRIR
»
345
bien quelques formes de medērī dans un emploi technique (cf. § 2.2.3).
Sānāre et cūrāre sont encore tous deux attestés dans les Lois Wisigothiques,
dans le sens technique de « guérir » et de « soigner » une blessure ; sānāre a
aussi un emploi figuré, comme en latin classique :
MGH, Leges Visigothorum 6, 4, 9
… illum uero debilem suo istudio et sumtu ad curandum, donec
recipiat sanitatem, retineat. Postea uero, si sanari potuerit, pro
uulnere detur, ut iustum uisum fuerit iudicanti.
« Mais qu’il retienne [ce serviteur] blessé pour son concours et sa
dépense, afin de le soigner, jusqu’à ce qu’il recouvre la santé. Puis
de fait, s’il a pu être guéri, qu’on le cède pour sa blessure, afin que
cette vente paraisse au juge conforme au droit ».
MGH, Leges Visigothorum 11, 1, 3
… pro uulnere curando…
« (…) en raison de sa blessure à guérir ».
MGH, Leges Visigothorum 2, 1, 29
Ideoque, quia sepe principum metu uel iussu solent iudices interdum
iustitie, interdum legibus contraria iudicare, propter hoc
tranquillitatis nostre uno medicamine concedimus duo mala
sanare…
« Et c’est parce que, souvent au début par crainte ou sur un ordre, les
juges ont l’habitude de rendre des jugements contraires tantôt au
droit, tantôt aux lois, qu’à cause de cette tranquillité qui nous
appartient nous permettons de guérir par un seul médicament deux
maux (…) ».
Sānāre passe en ancien-français sous la forme sener mais il disparaît
rapidement. Il demeure, cependant, en espagnol dans un emploi intransitif,
sanar à côté de curarse, alors que la construction transitive est seulement
exprimée à l’aide de curar. En revanche, preuve de son emploi en latin très
tardif, cūrāre se maintient largement dans les langues romanes dans un sens
concret et figuré (cf. to cure en anglais, curare en italien). Il passe en
ancien-français au sens de « soigner », jusqu’au XIIème ou XIIIème siècle,
puis il reçoit le sens marqué de « nettoyer ». Le supplétisme s’est forcément
produit après le passage du latin aux langues romanes : le verbe guérir
provient d’une racine empruntée à une autre langue : guérir (fin du XIIIème
siècle, en Champagne) est la variante régionale de guarir (v. 1050), issu du
francique ºwarjan « défendre, protéger » restitué par v.h.a. werian, all.
wehren « défendre ». Jusqu’au XIIème siècle, guérir ne signifie que
« protéger, défendre » ; c’est au XIIIème siècle qu’il reçoit le sens de
« délivrer d’une maladie, d’une blessure », dans un emploi d’abord
CONCLUSION « GUÉRIR
346
»
intransitif, puis transitif20. Dans le cas de la genèse d’un supplétisme, soit la
langue puise dans son fonds lexical (comme en latin sānāre venant
remplacer medērī), soit elle emprunte à d’autres langues (guarir venant
suppléer à son tour sānāre). Le supplétisme entraîne dès lors en ancienfrançais la disparition de l’ancien lexème (saner), ou bien une
différenciation sémantique (curer).
« guérir »
« soigner »21
« traiter »
latin « classique »
medērī
sānāre
cūrāre
latin tardif
sānāre
cūrāre
tractāre
ancien-français
guarir
soignier
traitier
On pourrait s’étonner en revanche que medicārī/-re n’ait guère été employé
en latin. Son thème en -ā-, de conjugaison commode, et son radical
explicitement associé au domaine médical auraient pu favoriser son emploi ;
pourtant, seul le participe parfait passif a été vivant dans la langue. Les
Latins ont longtemps hésité entre le déponent et son homologue actif, mais
tous deux ont subi une restriction sémantique. En français, il reste
seulement un dérivé savant qui est apparu au XVIème siècle, médicateur,
avec une valeur péjorative : « qui soigne mal ».
Citons, pour finir, une phrase qui illustre à elle seule deux variations,
celle de « guérir » avec sānāuit et celle de « manger » avec mandūcāre,
verbe auquel nous nous intéresserons maintenant :
saint Ambroise, Luc. 6
Tenens ergo manum puellae Iesus sanauit eam et iussit dari ei
manducare.
« Prenant donc la main de la petite fille, Jésus la guérit et lui fit
donner à manger ».
20
Cf. DHLF, s.u. ; É. LITTRÉ, 1880, s.u., commente ce phénomène avec
humour : « En général, un néologisme qui n’apporte pas un mot nouveau, mais qui
change la signification d’un mot reçu n’est pas à recommander. La langue avait
saner du latin sanare ; saner suffisait ; il a péri, laissant pourtant des parents, tels
que sain, santé qui le regrettent. D’ailleurs, la large signification du guérir primitif
s’est partagée entre les verbes garantir, protéger, défendre, qui ne la représentent pas
complètement. Le treizième siècle aurait donc mieux fait de s’abstenir de toucher au
vieux mot ; mais de quoi l’usage s’abstient-il, une fois qu’une circonstance
quelconque l’a mis sur une pente de changement ? ».
21
En français, le verbe soigner est issu d’un latin tardif soniāre (VIIème siècle),
forme renouvelée par emprunt au verbe francique *sunnjôn « s’occuper de », dérivé
de *sunnja qu’on restitue d’après l’ancien saxon sunnea « soin », cf. DHLF, s.u.
347
QUATRIÈME PARTIE : « MANGER » :
ĒSSE / COMĒSSE / MANDVCĀRE / CENĀRE
INTRODUCTION « MANGER
»
348
L’irrégularité et la faiblesse phonologique du lexème orthonymique
dénotant le procès de « manger » a entraîné un supplétisme dès le latin ; le
procès en lui-même, par son caractère quotidien et commun, concourt à
favoriser ce phénomène. On ne peut se contenter d’une réduction sommaire
de plus de dix siècles de latinité par la simple constatation que ēsse1 a été
remplacé par mandūcāre > fr. manger. Le processus supplétif s’est mis
rapidement en route, mais n’a pas été homogène : plusieurs lexèmes ont été
employés avant que mandūcāre ne s’impose, dans quelques langues
romanes seulement, et non partout. Le vieux verbe indo-européen reposant
sur la racine i.-e. « manger » ne demeure pas longtemps dans l’usage de la
langue : il a connu des variations avec comēsse, lexème marqué par son
préverbe ; cēnāre, spécialisé dans le repas du soir ; mandere et mandūcāre,
lexèmes qui dénotent l’activité des mâchoires ; uescī, lexème réservé aux
poètes ; epulārī, qui renvoie à un festin2. Plaute nous permettra de poser les
débuts de la genèse du supplétisme, Grégoire de Tours d’en montrer son
achèvement. Certains lexèmes seront vite rejetés en raison de leurs sèmes
spécifiques, de leur paradigme déponent et/ou de leur construction avec
l’ablatif ; d’autres en revanche connaîtront une variation diatopique :
comedere, cenāre et mandūcāre fourniront le paradigme de « manger » dans
des zones géographiques précises. Ces remplacements, tantôt supplétifs,
tantôt diastratiques, tantôt diatopiques, supposent un phénomène complexe,
qui répond au besoin de nouveaux signifiants.
1
Nous préciserons la quantité vocalique même si elle n’a pas d’importance dans la
syllabe, car elle permet de distinguer le verbe « manger », ēsse, du verbe « être »,
esse. De même, nous présenterons toujours le lexème par son infinitif athématique
plutôt que par son infinitif normalisé, ĕdĕre, pour le distinguer de ĕdĕre « faire
sortir ».
2
Nous parlerons peu du dérivé de gustus, ustūs m. « goût », ustāre, qui repose sur
une racine * eus- « éprouver », en particulier « goûter à » et « apprécier, aimer » (cf.
irl. gus « valeur, force », got. kustus « essai », skr. jo ayate « il prend plaisir à »,
got. kausjan « choisir » qu’a emprunté le français choisir) et qui répond à une
formation d’itératif-fréquentatif intensive en –tāre. Il reste marqué en latin par le
sème d’une « petite quantité de nourriture ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « MANGER
»
349
INTRODUCTION À LA GENÈSE DU SUPPLÉTISME DU FR. MANGER.
DÉFECTIVITÉ DES RACINES INDO-EUROPÉENNES ;
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES LATINS.
1. Notice étymologique
La plupart des lexèmes reposent sur de vieilles racines indo-européennes
n’ont pas une grande vitalité dans la langue, entre autres ēsse, exactement
comme son correspondant grec œdw, qui n’a déjà plus chez Homère
d’emploi vivant1. Au contraire, les lexèmes dénominatifs, formés de surcroît
à l’aide de suffixes productifs, sont de haute fréquence.
1.1. Lexèmes radicaux : ēsse et comēsse
Le plus ancien verbe « manger », ēsse, a vu sa flexion être normalisée
par l’alignement de toutes ses formes athématiques sur la flexion
thématique, ĕdere. Ce renouvellement n’a pas été suffisant pour maintenir
son usage dans la langue parlée quotidienne. L’autre tentative de maintien
de l’orthonyme, par renforcement à l’aide du préverbe com-, d’où comēsse
et comĕdere, a été plus fructueuse.
1.1.1. ēsse/ĕdere
L’orthonyme ēsse n’est pas à confondre avec le verbe « être », ĕsse. Les
deux formes n’étaient pas homophones, puisqu’il y avait en principe
toujours une différence de longueur de voyelle, ē vs ĕ, mais cette différence
devait être dans ce cas difficile à percevoir. Ēsse repose sur une racine indoeuropéenne *h1ed-2 « (mordre →) manger »3 très bien attestée : hitt. ēdmi4,
skt. attii, avest. adāiti (imp. « laisse-le/la manger »), arm. utem, gr. œdmenai
1
E. BENVENISTE, 1964, p. 25-26 : « Limités à des énonciations générales ou
génériques, les emplois ne sont jamais descriptifs (…) Au contraire ™sq…ein, fage‹n,
dans le jeu de leurs formes complémentaires, sont des verbes vivants, en face de
œdw, qui n’est plus qu’un cliché du répertoire poétique ». D’où le système
supplétif suivant : œsqw, surtout ™sq…w au présent / f£gomai au futur / œfagon à
l’aoriste actif / brwqÍ à l’aoriste passif / bšbrwka au parfait.
2
E. C. POLOMÉ, 1996, p. 485, pose *h2éd-.
3
Cf. LIV, s.u.
4
Le hittite présente un pseudo-supplétisme personnel entre des formes radicales
athématiques (à la première personne du sg. edmi, à la première personne du pl.
eduuani et à la troisième personne du pl. adanzi) et des formes dérivées en *-se/o- (à
la deuxième personne du sg. ezzašši, à la troisième personne du sg. ezzazzi et à la
deuxième personne du pl. ezzalleni).
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « MANGER
»
350
(infinitif), œdomai (futur), v. irl. estar (subjonctif), ithid (impératif), got. itan
(infinitif)5, v. angl. etan , angl. eat, v. h. a. ezzan, all. essen (infinitif), lit.
mi, v. slave jamь (jasti)6.
Le paradigme des verbes radicaux construits sur cette racine présente une
flexion athématique ou thématique, ou bien encore à la fois athématique et
thématique7. C’est le cas du lexème latin : dans le même paradigme, au
présent de l’indicatif, des formes thématiques, ed-ō, ed-i-mus, ed-u-nt,
côtoient des formes athématiques, ēs < *ed-si, ēst < *ed-ti, ēstis <*ed-te-s.
Ces dernières ont été normalisées secondairement sur la flexion des formes
thématiques : edis, edit, editis. De même, l’infinitif athématique ēsse
<*ed-se a été refait en ĕdere, forme récente correspondant à la conjugaison
régularisée selon le type thématique. L’ancien optatif edim8, présentant le
même type que sim, uelim, nōlim, mālim, a lui aussi été aligné sur le
subjonctif de la conjugaison thématique, d’où edam. L’impératif présent
totalement irrégulier ēs a été thématisé en ĕdĕ. Le DELL fait deux
remarques surprenantes au sujet de la datation de ces normalisations : edam
se substitue, dit le dictionnaire, à l’ancien optatif edim à l’époque
impériale ; la normalisation des formes athématiques du présent de
l’indicatif serait « attestée dès le Ier siècle de notre ère ». Dans les deux cas,
les comédies de Plaute, les lettres de Cicéron ou le traité agricole de Varron
supposent des dates antérieures (cf. PLAUTE, Poen. 534, Vbi bibas, edas de
alieno quantum uelis usque adfatim ? « pour aller boire et manger aux frais
d’autrui, autant que l’on veut jusqu’à satiété ? » ; CICÉRON, Att. 13, 52, 1,
Itaque et edit et bibit ¢deîj et iucunde… « C’est pourquoi à la fois il mange
et il boit sans crainte et avec plaisir (…) »). Dans la langue parlée du Ier
siècle avant J.-C. au moins, la normalisation était en passe d’être spontanée.
Il ne faut pas perdre de vue que l’écrit tarde toujours à entériner ce que
l’usage a reçu bien plus tôt. Aussi Appius utilise-t-il les deux formes de la
deuxième personne du pluriel du présent de l’indicatif, thématique, editis,
puis athématique, estis, dans sa discussion avec Merula :
VARRON, R. 3, 2, 18
Cui ille, ‘quid enim interest, utrum morticinas editis uolucres an
pisces, quos nisi mortuos estis numquam ?’
5
De même, en gotique, itan n’est pas le verbe ordinaire pour « manger », qui est en
fait matjan, dénominatif de mats « nourriture ».
6
La racine *h1ed- a donné aussi avec un suffixe *-nd- le nom de la « dent » en latin
dēns, dēntis (cf. hitt. adant-, participe), skr. dan, gr. Ñdèn, ÑdÒntoj, v. irl. dét, got.
tunþus, v. h. a. zand, all. Zahn, v. angl. tō, angl. tooth, avec un autre suffixe arm.
atamn, cf. J. POKORNY, 1959, s.u. ed- ; T. V. GAMKRELIDZE et V. V. IVANOV, 1995,
p. 603. La contestation d’E. Benveniste n’a jamais vraiment convaincu.
7
Cf. entre autres G. DUNKEL, 1998.
8
Sur l’optatif, cf. G. CALBOLI, 1966-1968, p. 212-218, P. CHANTRAINE, 1938, p. 7677, et A. ERNOUT, 1989, p. 175.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « MANGER
»
351
« ‘Qu’importe, lui répondit l’autre, que vous mangiez des oiseaux ou
des poissons crevés, puisque vous ne les mangez jamais que
morts ?’ »
Il nous reste à compléter ce paradigme déjà bien complexe par le
perfectum ēdisse. Le problème qu’il pose concerne sa formation : s’agit-il
d’un parfait à redoublement hérité de l’indo-européen ou répond-il à une
innovation latine ? A. Meillet et J. Vendryes retiennent plutôt la seconde
interprétation9. Pour suppléer ce manque, la langue aurait eu recours à
plusieurs procédés, que les auteurs ne décrivent pas en détail, car ils mettent
sur le même plan la formation de deux parfaits, ēdī et bĭbī, alors que le
premier a une voyelle radicale longue en regard de la brève du présent, ĕdō,
et que le second a la voyelle brève d’un présent déjà issu d’une formation à
redoublement, bi-bō < *pi-bō résultat de l’assimilation de *pi-p(h3)-10. C’est
la position également du DELL11. Au contraire, G. Meiser et le LIV 12
classent ēdī < *h1e-h1d- (avec généralisation de ēd- < *h1e-h1d-) parmi les
parfait à redoublement comme ēmī < *h1e-h1m-, ēpī < *h1e-h1p-, ōdī <
*h3o-h3d-, īcī < *h2i-h2i -. Bien qu’il penche vers l’absence du type normal
de parfait redoublé à timbre radical *-o- en indo-européen, J. L. García
Ramón13 ne se décide pas catégoriquement et préfère envisager un
supplétisme indo-européen entre la racine durative *h1ed- « manger,
dévorer » et la racine momentanée *guerh3- « avaler », avec une distribution
entre le présent d’un côté, l’aoriste et le parfait de l’autre ; le parfait
redoublé *h1e-h1d-, attesté par trois langues, le grec, le latin et l’arménien,
serait un développement récent de langues européennes occidentales :
présent *h1 d-ti
aoriste
(véd. átti)
–
parfait (*h1e-h1ód-e)
9
–
*(é-)guerh3-(e-)t (véd. ághas, arm. e-ker14)
*gue-guórh3-e
(véd. jagāra).
A. MEILLET et J. VENDRYES, 1924, p. 178-179 : « La racine qui signifie « manger »
ne fournit qu’un présent ».
10
A. MEILLET et J. VENDRYES, 1924, p. 364 : « Les racines à valeur durative se
prêtent mal à indiquer le procès accompli et on en tire difficilement un parfait. Aussi
le latin présente-t-il comme le grec des cas de « supplétisme » : attulī sert de parfait
à afferō […]. Mais les exemples de ce genre sont peu nombreux : le latin a donné à
edō un perfectum ēdī et à bibō un perfectum bibī ».
11
« La racine *ed- « manger » fournissait en indo-européen un présent athématique,
mais n’avait sans doute ni aoriste ni parfait (l’aoriste est emprunté à d’autres racines
en sanskrit, en arménien et en grec) (…). Comme il n’y avait pas d’ancien parfait, le
perfectum a dû être fait secondairement : ēdī ne saurait remonter à l’indoeuropéen ». Cf. aussi R. S. P. BEEKES, 1969, p. 117-118.
12
G. MEISER, 1998, p. 211 ; LIV, s.u. Cf. aussi B. VINE, 1998.
13
J. L. GARCÍA RAMÓN, 1998, p. 85-88.
14
En arménien, l’aoriste keray, eker est en supplétisme avec le présent utem. Cf. Ch.
DE LAMBERTERIE, 1984, p. 238.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « MANGER
»
352
Ch. de Lamberterie développe le sort que le grec a réservé à cette
formation de parfait peu productive :
« Un parfait redoublé *h1e-h1d- aboutissait en indo-européen récent à *ēd- (lat.
ēdī, got. fret). En grec, où le redoublement est le procédé le plus usuel de
formation du parfait, une forme résiduelle *ºd- a été intégrée au type dominant
par préfixation d’un nouveau redoublement de date grecque, connu sous le nom
de « redoublement attique » : on aura donc ™dhd-, attesté par le participe ™dhdèj
(R 542) et remanié par la suite en ™d»doka, ™d»domai. Comme ce même
redoublement attique apparaît dans le substantif ™dwd» (Hom. +) « nourriture »,
on reconstruira en grec commun un parfait alternant *çd- / *ºd- issu de i.-e.
*h1e-h1od- / h1e-h1d-, parallèle à memon- / mena- et surredoublé d’après le modèle de ce dernier »15.
Si le parfait redoublé est hérité, on ne peut alors ni parler de défection de
la racine en indo-européen, ni envisager de supplétisme en latin. S’il est
récent, on peut admettre la défectivité de la racine à une période antérieure
à l’apparition du parfait dans les langues indo-européennes de l’ouest.
Dans tous les cas, ēsse n’est pas défectif en latin. Au contraire, sa toute
première attestation présente une forme du parfait, en co-occurrence avec
le verbe « boire », comme il est très fréquent en latin :
Livius Andronicus, Com. 4
Edi, bibi, lusi.
« J’ai mangé, j’ai bu, j’ai joué ».
Ne serait-il pas possible qu’en indo-européen récent, en regard du
présent radical athématique, une forme de parfait *h1e-h1d- à redoublement
(forme faible de *h1e-h1od-) ait été secondairement bâtie pour compléter un
paradigme défectif, par analogie du perfectum bibī, dont le redoublement
repose sur celui de la formation itérative de l’infectum bibere, *pi-p(h3)- ?
Elle aurait d’ailleurs répondu à un besoin de renforcement, normalement
attendu pour un verbe aussi usuel que « manger » (et son corrélatif
« boire »). Les langues qui ont reçu cette forme de parfait, au final peu
caractérisée, se trouvaient devant la nécessité de la renforcer par des
ajustements personnels : le grec surredouble la forme, d’où ™dhd-16, le latin
choisit la préverbation en com-. L’opposition pertinente entre la voyelle
brève du présent ĕd- et la voyelle longue du parfait ēd- était ruinée par
l’évolution des formes de présent athématique où la brève radicale subit un
allongement compensatoire. Les désinences permettaient de distinguer les
thèmes, mais le paradigme souffrait sans doute de ce manque d’unité
15
Ch. DE LAMBERTERIE, 1990, p. 578-579.
Le latin a peut-être imité ce procédé dans la forme de parfait ēdidī (cf. Aulu-Gelle
6, 9, 17, 18) au lieu de ēdī.
16
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « MANGER
»
353
phonologique à toutes les personnes. La préverbation gommait ainsi toutes
les anomalies du paradigme de ēsse.
1.1.2. comēsse/comĕdere
Comēsse est à ēsse ce que katesq…w est à ™sq…w (« manger » /
« absorber »), de même que ēbibere et ēpōtāre sont à bibere et pōtāre ce
que ™kp…nw est à p…nw (« boire » / « boire en vidant son verre »)17. J.
Vendryes18 donne de nombreux exemples de ces couples dans la comédie
latine et affirme qu’entre eux il n’y a pas d’échange. Il considère que le
passage suivant ne contredit pas cette affirmation catégorique :
QUINTILIEN, Inst. 6, 3, 93
‘Non comedi panem et aquam bibo’.
« ‘Je n’ai pas mangé de pain et je bois de l’eau’ ».
Or, jusqu’à cet exemple d’une œuvre publiée à la toute fin du Ier siècle
après J.-C., seul ēsse était attesté avec panem, même dans un autre passage de
l’œuvre de Quintilien, qui précède de peu celui que nous venons de citer :
QUINTILIEN, Inst. 6, 3, 60
‘…et panem item candidum edo’.
« (…) je mange aussi du pain blanc ».
C’est oublier également la distance historique entre Plaute et Quintilien,
soit trois siècles d’une langue qui a bien évolué entre temps. En outre, les
deux exemples ne sont pas superposables si l’on s’en tient à l’emploi figuré
du premier (que nous discuterons au § 3.4.2.) et au statut social des
locuteurs, un intendant dans le premier, un orateur dans le second. Si les
couples posés entre le simple et le préverbé fonctionnent bien, c’est
seulement à date ancienne, selon le témoignage d’une langue écrite. Le
lexème préverbé comēsse athématique et comedere normalisé, plus long et
sémantiquement plus marqué que ēsse, est déjà bien attesté chez les tout
premiers poètes et est très fréquent en latin chrétien et jusqu’en latin très
17
J. VENDRYES, 1940, p. 36-38, montre que le choix du préverbe se fait en fonction
du sens du verbe : « l’action de boire consiste à faire passer le liquide de la coupe
dans le gosier. C’est un geste qu’on est enclin à envisager globalement d’après le
mouvement qu’il comporte. L’action de manger au contraire évoque l’idée d’un
effort continu pour mastiquer (lat. mandūcāre), pour broyer (irl. domelim) ». Ces
couples répondent à « une tendance générale commune bien plutôt qu’[à] une
expression formelle que les diverses langues auraient mécaniquement recueillie et
conservée ».
18
J. VENDRYES, 1940, p. 29, note 1.
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « MANGER
»
354
tardif. Le préverbe permet le renforcement des formes monosyllabiques,
donc peu étoffées, de ēsse. Si pour com-ēsse il sert à borner le procès, il
précise que l’action d’avaler un aliment est menée au terme de son
accomplissement. Le sujet grammatical vide son plat, il con-somme.
Marqué par cet aspect télique19, le lexème signifie proprement « manger
entièrement (complètement)20, dévorer », d’où ses acceptions figurées de
« manger, dévorer, ronger, dissiper ». Le préverbe com- a parfois une valeur
intensive, mais il peut ne pas l’avoir et il peut n’avoir aucune valeur. Il peut
alors être utilisé en remplacement de l’orthonyme ēsse :
AFRANIUS, Sat. 171
--- qui edit se, hic comedit me.
« Celui qui se mange me mange (tout entier) ».
Cette désémantisation est un indice de la variation qui s’est mise en
place. Le lexème marqué, dès lors qu’il devient usuel, doit s’affaiblir d’un
point de vue sémantique, c’est-à-dire perdre ses sèmes distinctifs, pour
pouvoir évincer le lexème hyperonyme, donc non marqué.
1.2. Lexèmes dérivés d’une racine indo-européenne : mandere
et uēscī
Le latin a connu deux lexèmes marqués dérivés d’une racine indoeuropéenne, mandere et uescī.
1.2.1. mandere
Mandere est un mot « expressif », à vocalisme radical a, fait sur la racine
*meth2- « arracher » (cf. véd. mát īt « vole » (injonctif), máthat
(subjonctif), mat nāti « il vole, il arrache »), ou *math2- (si gr. dor. PromaqeÚj appartient à cette racine). Le LIV pose un présent à nasale infixée :
mat-n-h2-e- > matane- > *matne- > mande-, avec l’évolution sémantique
suivante : « arracher » → « s’emparer (du butin) » → « déchiqueter » →
19
G. V. M. HAVERLING, 2005, p. 10, attribue plus précisément au préverbe con- une
« fonction complétive 1 fini-transformative », selon la terminologie de L.
JOHANSSON, 2000, p. 58-63, 67.
20
Cl. Moussy, 2005, p. 254-256, explique que le sème « entièrement » ne
correspond pas au préverbe com- : « Cette valeur tient plutôt à la signification du
verbe simple et on peut, si l’on veut, parler de simple ‘effet de sens’ ». En fait, ce
sème « implique la notion d’exhaustivité, mais non pas celle de grande quantité »,
comme le confirme le grec katesq…w « dévorer complètement ». « On doit donc se
résoudre à voir dans comedo (…) [un] dérivé terminatif simple (on passe de l’idée
d’aller jusqu’au bout de l’action à l’idée d’exhaustivité) ».
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « MANGER
»
355
« manger, dévorer » → « mâcher »21. Le rapport avec gr. m£quiai: gn£qoi
(Hés.), mas£omai « je mâche », hom. m£stax « bouche » et « pâtée », et
avec mšstaka, mossÚnein (m. gall. mant et v. h. a. ga-mindil « mors » ? »)
est indéterminable22. Mandere a donné quelques dérivés, dont les substantifs
mandō, mandōnis m. « glouton » ; mandibulum nt. et mandibula f.
« mâchoire(s) » ; et mandūcus, -i « goinfre, glouton », base de dérivation du
verbe mandūcāre « mâcher » et du substantif mandūco, ōnis « ogre » dans
la comédie atellane. Le lexème désignait au départ le fait de « mâcher »
pour les animaux, puis de « manger gloutonnement, dévorer » et, à partir de
Pline, « manger » pour les hommes.
1.2.2. uescī
Le second lexème dérivé d’une racine indo-européenne est un déponent,
uescī23, attesté dès l’époque archaïque et usité durant toute la latinité, sans
survivre dans aucune langue romane 24. Il est défectif au perfectum et
fonctionne, d’après Charisius, avec le parfait pāstus sum :
CHARISIUS, GLK I, p. 249
Sunt quaedam uerba quae, quoniam non habent sua perfecta
tempora, usurpant tamen eiusdem significationis uerborum perfecta,
uelut uescor pastus sum facit ; ex eo tamen uenit quod est pascor.
Vescitus enim sum nemo dicit.
« Il y a des verbes qui, parce qu’ils n’ont pas de perfectum,
empruntent cependant le perfectum de verbes de même sens, comme
le fait uescor pastus sum ; de celui-ci provient ce qu’est pascor.
Personne, en effet, ne dit uescitus sum25 ».
Vescī se construit d’abord avec l’accusatif ou avec l’ablatif comme de
nombreux déponents (fruor, fungor, ūtor, potior, etc.), puis l’ablatif
prédomine largement. Il est essentiellement employé en poésie, sans doute à
l’imitation du gr. ˜sti£omai26. Il s’agit d’un dérivé inchoatif en *-s e/o- ou
d’un dérivé très ancien en - -27 sur le thème II *h1ues- « (faire) paître »
21
LIV, s.u.
DELL, s.u.
23
Nous ne retiendrons pas ici l’hypothèse de K. BRUGMANN, M. NIEDERMANN et A.
WALDE-K. HOFFMANN, pour qui le verbe viendrait de *uē-ēscor ou de *uē-e(d)scor
et serait fait sur ēsca « nourriture ».
24
P. FLOBERT, 1975, p. 94-95 et 658-659, et M. KELLER , 1982, p. 81 ; 1992, p. 95.
25
M. KELLER, 1992, p. 95, a montré que Charisius avait tort, puisque uescitus sum
est attesté.
26
DELL, s.u.
27
Le LIV, s.u. 3. ues-, penche pour un dérivé en -s e-, mais précise que la
formation n’est pas claire.
22
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « MANGER
»
356
- de la racine *h1eu- « veiller sur, observer »28 -, que l’on retrouve dans skr.
svásara- « aux bons pâturages », av. vāstar- « pâtre », hitt. weši- « pâture »,
weštara- « pâtre », got. frawisan, waila wisan « banqueter, prendre du bon
temps », et peut-être dans lat. uestibulum littéralement « ce qui permet la
nourriture ». Cette racine a évincé la racine *peh2- « veiller sur »29, d’où
« (se) nourrir (de) » et à partir de là « se régaler (de), jouir (de), user
(de) »30. La synonymie avec ēsse est donc approximative. Pourtant, le
grammairien Nonius Marcellus fait de uescī un synonyme de ēsse sans
aucune réserve, ce qui suggère un rapprochement intéressant entre les deux
verbes dans l’esprit des Romains lettrés :
NONIUS MARCELLUS, 415, 23 (cf. ACCIUS, 217-218 R = 181-182 W =
Atreus 48-49 D)
‘uesci’ est edere. Vergilius... Accius, Atreo :
Ne cum tyranno quisquam epulandi gratia
accumbat mensam aut eandem uescatur dapem.
« Vesci a le sens de « manger ». Virgile… Accius, Atrée : Que
personne ne prenne place à table pour faire bonne chère avec le roi
ou ne mange le même festin »31.
1.3. Lexèmes dérivés d’un substantif : epulārī, cēnāre,
mandūcāre
En dehors du déponent epulārī, les dénominatifs ont connu une grande
vitalité jusqu’en latin tardif. Mais seuls deux d’entre eux sont entrés en
variation avec ēsse : cēnāre et mandūcāre.
1.3.1. epulārī
Le déponent epulārī est un dérivé de epulum, epulī n. sg. et epulae f. pl.,
terme de rituel désignant un repas de sacrifice, un festin d’ordre religieux,
puis « repas, festin » et même « plat » dans la langue commune. Il est « sans
doute apparenté à Ops, opēs, ops, groupe qui se rattache à des mots indoeuropéens ayant une valeur religieuse »32.
28
M. KELLER, 1982, p. 92.
M. KELLER, 1992, p. 100-101.
30
M. KELLER, 1982, p. 82-83, discute les différentes filières sémantiques proposées
pour ce verbe.
31
Nonius signale également le sens dérivé de « se régaler, jouir de » : Nonius
Marcellus 415, 28 (cf. Accius, 217-218 R = 181-182 W = Atreus 48-49 D). Voir
aussi Accius, 591 R = 594 W = Phoenissae 559 D.
32
DELL, s.u.
29
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « MANGER
»
357
1.3.2. cēnāre
Cēnāre est dérivé de cēna (ancien cesna gardé par Festus 222, 26) en
face de osque kerssníis « cēnīs », ombrien. sesna, et à côté du verbe dérivé
çersnatur « cēnātī ». Il faut partir de *kert-snā- (cf. skr. rntáti « il coupe »,
av. ǝrǝ taiti « il coupe », lit. kertu « je tranche »). Le substantif repose
sur une racine i.-e. *(s)ker-33 ou *(s)kert-34 « découper, dépecer ». Cette
même racine a donné en latin corium « cuir », carō « chair », et curtus (> fr.
court) « tronqué, châtré » (cf. avec un élargissement dental, germ. *skurta(< i.-e. s rd-o-) « court » (v.h.a. scurz, angl. short), et sl. kratŭkŭ
« court »). Ce lexème ancien et usuel dénote généralement le procès de
« dîner » et « souper ».
1.3.3. mandūcāre
Le dernier lexème dénominatif, qui appartient aussi à la première
conjugaison, est un dérivé de mandūcus, mandūcī m. « goinfre, glouton »,
sur le radical de mandere dont nous avons déjà parlé au § 1.2.1.35. Il est très
ancien puisque déjà attesté par les tout premiers poètes, sous une forme de
déponent :
AFRANIUS, Com. fr 17, 184
-- facile manducari qui potest.
« -- qui peut tout mâcher facilement ».
Mandūcāre signifiait au départ « mâcher, jouer des mâchoires », puis
s’est affaibli dans la langue parlée jusqu’à recevoir le sens générique de
« manger », par « changement de connotation » selon la terminologie de M.
Fruyt36. Le DELL précise que le lexème a pénétré dans la langue parlée
familière des gens lettrés, au plus haut de la société : « Auguste
l’employait ». L’un des premiers témoignages du verbe au sens de
« manger » se rencontre chez Suétone. Reprenons d’abord, avec son cotexte, le passage auquel renvoie le dictionnaire car il présente de nombreux
lexèmes « manger », sauf ēsse.
33
Ch. DE LAMBERTERIE, 1990, p. 163.
LIV, s.u. *(s)kert-.
35
DELL, s.u.
36
M. FRUYT, 2000, p. 44, explique les « changements de connotation, liés à un
changement de statut du mot au sein du lexique [:] un mot connoté, limité à une
sous-partie du lexique ou à un idiolecte peut devenir un orthonyme et inversement ».
34
ORIGINE ET SENS DES LEXÈMES « MANGER
»
358
SUÉTONE, Aug. 76, 2-5
Vescebaturque et ante cenam quocumque tempore et loco, quo
stomachus desiderasset. Verba ipsius ex epistulis sunt : ‘Nos in
essedo panem et palmulas gustauimus’. Et iterum : ‘Dum lectica ex
regia domum redeo, panis unciam cum paucis acinis uuae duracinae
comedi’. Et rursus : ne Iudaeus quidem, mi Tiberi, tam diligenter
sabbatis ieiunium seruat quam ego hodie seruaui, qui in balineo
demum post horam primam noctis duas buccas manducaui prius
quam ungui inciperem. Ex hac inobseruantia nonnumquam uel ante
initum uel post dimissum conuiuium solus cenitabat, cum pleno
conuiuio nihil tangeret.
« Il mangeait même avant le repas, quelle que soit l’heure à laquelle
et quel que soit le lieu où son estomac avait réclamé. Voici ses
propres termes dans ses lettres : ‘Nous avons grignoté du pain et des
dattes dans notre voiture’. Et une seconde fois: ‘En revenant en
litière de la basilique à ma maison, j’ai mangé une once de pain avec
quelques grains de raisin sec’. Et ailleurs : ‘Pas même un Juif, mon
cher Tibère, n’observe mieux le jeûne du sabbat que je ne l’ai fait
aujourd’hui, moi qui n’ai avalé que deux bouchées dans mon bain,
après la première heure de nuit, avant de me faire parfumer’. D’après
cette méthode, il lui arrivait parfois de souper seul soit avant le repas,
soit après la fin du repas, alors qu’il ne touchait rien pendant le repas
lui-même ».
Ces verbes, qui ont tous pour sujet grammatical Auguste semblent
fonctionner comme des parasynonymes. Cependant, le premier uescebatur
est employé par l’auteur dans la partie narrative. En privilégiant dans sa
prose le verbe poétique uescī, Suétone souligne son intention apologétique.
En revanche, les trois autres formes sont placées sous la plume d’Auguste,
avec des compléments assez proches (panem/panis unciam), ce qui prouve,
d’une part, que le préverbe com- de comedi n’a plus sa valeur perfective,
d’autre part, que mandūcāre n’a plus le sème de « grande quantité ». Elles
relèvent bien de la langue parlée, la dernière forme plus encore que les
autres : les lettres autorisent un style moins soutenu que les autres genres de
textes, d’où gustauimus et comedi, deux lexèmes courants ; quand la lettre
est adressée à un proche, elle est souvent rédigée dans un style familier,
comme l’illustre le choix de manducaui, le verbe de la langue parlée
familière, à l’adresse du fils adoptif d’Auguste. Il manque d’autres
témoignages, à la même période, de mandūcāre à d’autres personnes ou
temps pour être sûr de l’acquisition du supplétisme. Le premier auteur chez
qui mandūcāre est clairement usuel est Tertullien ; comēsse existe encore au
tout début du IIIème siècle après J.-C., mais au prix d’une différenciation
sémantique (cf. § 2.4.4.). Une analyse multiple permet de préciser les
rapports que les lexèmes ont effectivement entretenus après l’éviction de
l’orthonyme.
FAIBLESSES ET FRÉQUENCE DES LEXÈMES « MANGER
»
359
2. Analyse morphologique, sémantique, syntaxique et fréquentielle
L’éviction de ēsse s’explique par les faiblesses phonologiques et les
anomalies morphologiques. La fréquence de l’orthonyme diminue d’ailleurs
très tôt dans la latinité.
2.1. Analyse morphologique
Malgré les différentes normalisations, le lexème radical à la flexion
irrégulière peine à se maintenir devant des verbes aussi aisés à conjuguer que
ceux relevant de la première conjugaison.
2.1.1. Irrégularités et faiblesses morphologiques de ēsse
Ēsse n’est pas défectif, au moins en latin, puisque son perfectum est
attesté dès le latin archaïque (cf. § 1.1.1.). Cependant, sa flexion est
particulièrement irrégulière, par suite d’accidents phonétiques. Il y a quatre
variantes pour le radical latin : ĕd- / ēd- / ēs- / ĕss-. L’infectum présente les
radicaux ĕd- et ēs- ; la voyelle radicale est en revanche longue au perfectum,
soit ēd-. L’adjectif verbal en *-to- a deux formes, ēsus et ĕssus, qui reposent
sur *ĕd-to-s, avec simplification de -ss- < -dt- et allongement de la voyelle
radicale. Plusieurs variantes du radical latin peuvent partager un même
temps, celui du présent de l’indicatif par exemple, où ĕd- alterne avec ēs-.
Le lexème présente également un important désavantage phonologique. Les
formes thématiques sont dissyllabiques ou trisyllabiques, edō, edunt et
edimus, mais les formes athématiques, monosyllabiques, ont peu d’étoffe.
Celles-ci, de plus, sont presque homophones des formes du verbe « être », à
la longueur de la voyelle près : ēs / ĕs ; ēst / ĕst ; ēstis / ĕstis ; et à l’infinitif
présent, ēsse / ĕsse. Il s’agit en principe de paires phonologiques 1 (en
principe ēs vs ĕs). Mais en syllabe fermée la longueur de la voyelle est
moins pertinente, moins clairement prononcée 2. Cette quasi-homophonie est
gênante compte tenu de la fréquence du lexème esse3. La thématisation de
ces formes permettait d’éviter cette homophonie et d’aligner toute la flexion
sur un radical unique ĕd-. Elle était nécessaire pour l’unité du paradigme. Il
1
Une paire phonologique existe au présent : l’opposition de trait entre ĕdō « je
mange » et ēdō « je fais sortir » est pertinente.
2
P. MONTEIL, 1986, p. 47, explique cette correspondance : « On s’attendrait dès lors
à ce que vaille trois brèves la syllabe fermée comportant une voyelle longue ; elle
vaut en fait deux brèves (soit une longue), l’oreille latine ou grecque (et sans doute
indo-européenne) ayant été, semble-t-il, insensible à la distinction 2 brèves/3 brèves
(tout au moins au niveau vocalique et syllabique) ».
3
Cette homophonie ne gêne pourtant pas le russe, puisqu’il conserve encore
aujourd’hui iestj « il est » et iestj « manger ».
FAIBLESSES ET FRÉQUENCE DES LEXÈMES « MANGER
»
360
est fort probable qu’une forme comme *ed-ont(i) (cf. gr. œdousi) a vite été
réinterprétée comme thématique, *ed-o-nt(i), d’où ed-u-nt, et a inspiré le
reste de la flexion : ed-i-mus et edō. La désinence thématique de la première
personne du singulier, qui remplace *–mi (cf. hitt. etmi, skt. ádmi),
apparaissait alors comme semblable à celle de tous les autres présents du
latin, en dehors de sum, seule forme à avoir échappé à cette normalisation.
Une autre homophonie devait s’avérer moins gênante puisque limitée au
latin archaïque : ĕdĭt correspond à la troisième personne du singulier à la
fois du présent de l’indicatif et de l’ancien optatif. Cette forme ne s’oppose,
de plus, que par la quantité vocalique de la voyelle radicale au parfait ēdit
de ēsse et au présent de l’indicatif ēdit de ēdere « faire sortir ». Toutes les
confusions qui risquaient de découler de ces homophonies ou de ces
oppositions de quantité bien ténues ont sans doute accéléré la disparition du
vieux lexème. Peu de formes du lexème sont en fait attestées : en dehors de
l’indicatif et de l’infinitif présent, le paradigme attesté est incomplet : il
manque des formes de parfait comme ederunt4 ; toutes les formes
d’impératif attendues ede, edite, editō, editōte ; des formes passives à
l’exception de la troisième personne du singulier du présent de l’indicatif,
estur5 ; le participe parfait passif ēsus fait défaut également. Le supin n’est
attesté qu’une seule fois, en latin archaïque (cf. Plaute, Curc. 226, esum).
On peut dire que la flexion de ēsse est en partie défective dans la
synchronie latine, en raison de son rapide déclin, qui n’a pas laissé le temps
au lexème d’installer dans l’usage un paradigme complet. Après le latin
archaïque, le lexème est devenu tout entier obsolète : l’irrégularité de la
flexion et le manque de corps des formes en partie monosyllabiques
condamnaient ēsse à disparaître. Il s’est trouvé assez rapidement
concurrencé par le préverbé comēsse, qui supprimait toutes les
homophonies6, et par les dénominatifs à la flexion productive en –āre.
2.1.2. Dynamisme et facilité de la conjugaison de
cēnāre et mandūcāre
Deux des trois lexèmes qui sont entrés en variation avec ēsse ont un point
commun : ils se conjuguent sur le modèle de la première conjugaison, celle
des thèmes en -ā-. C’est la flexion la plus productive en latin, celle qui
contient le plus gros contingent de verbes. La première conjugaison a, du
4
La forme de parfait ēdēre est attestée chez Plaute, Pers. 58.
Cf., entre autres, Plaute, Mil. 24 ; Most. 235 ; Poen. 835 ; Ovide, Pont. 1, 1, 69 ;
Sénèque, Ir. 3, 15, 3 ; Apulée, Met. 4, 8.
6
Il n’y a pas de verbe comēdere « faire sortir » en face de comesse, comme c’est le
cas pour le simple. De plus, la seule forme proche qui pourrait prêter à confusion, si
l’opposition de quantité était neutralisée, est un substantif : comĕs « le compagnon »
a peu de chance d’être confondu avec la forme verbale de deuxième personne du
singulier du présent de l’indicatif, comēs.
5
FAIBLESSES ET FRÉQUENCE DES LEXÈMES « MANGER
»
361
reste, participé grandement aux phénomènes supplétifs pour de nombreux
lexèmes en latin. En outre, leur paradigme repose sur un thème unique :
cēnā- et mandūcā-. Leur perfectum est tout à fait normal en -u- : cēnāu- et
mandūcāu-. Leur flexion ne pose aucun problème. Tous les modes et temps
sont bien attestés, avec une antériorité pour cēnāre sur mandūcāre, qui ne
devient fréquent, à l’écrit du moins, qu’en latin chrétien.
2.2. Analyse sémantique
Les trois lexèmes qui remplacent ēsse ont un avantage indéniable sur le
vieux verbe non marqué : ce sont des lexèmes marqués, au cœur du
domaine concret qu’affecte tout spécialement le phénomène supplétif.
L’action de « manger » est ainsi précisée dans ses modalités, avant la
désémantisation du lexème spécifique.
2.2.1. Procès non marqué
Le lexème qui signifie « manger », sans aucun marquage, dénote le
procès d’ « avaler un aliment après l’avoir mâché dans le but de se nourrir »
ou, en construction absolue, de « prendre un repas » (cf. fr. manger une
pomme ou manger ensemble au restaurant). Ce procès est soit ponctuel l’aliment est avalé lors d’un repas en particulier -, soit général - l’aliment est
régulièrement avalé au cours des repas -7. Il faut également établir la
différence entre l’aspect atélique et télique (cf. manger du pain / manger le
pain).
2.2.2. Procès marqué
Ce même procès peut être marqué par de nombreux sèmes spécifiques :
celui de saisir et serrer avec les dents, d’où « mordre » ; celui de l’action de
déchirer avec les dents, d’où « dévorer » ; celui de l’avidité ou de la
gloutonnerie, d’où encore « dévorer » ; celui de la mastication, l’action de
broyer avec les dents par le mouvement de la mâchoire, d’où « mâcher » ;
celui de la qualité du repas, d’où « festoyer, banqueter » ; celui de la
satisfaction que procure le repas, d’où « se régaler, goûter » ; celui de
7
A. BORILLO, 1986, p. 119, a montré que la quantification temporelle fait partie du
sémème : « Dans la caractérisation temporelle des situations, une distinction tout à
fait naturelle s’établit entre ce qui se présente comme une occurrence unique – une
situation localisée dans le temps à un certain point ou dans un certain intervalle – ou
comme une occurrence multiple – une situation reproduite à des moments différents
et que l’on peut se représenter comme une succession de points ou d’intervalles ».
Dans le premier cas, le procès a une valeur d’activité, dans le second une valeur
d’accomplissement habituel, fréquent ou répété.
FAIBLESSES ET FRÉQUENCE DES LEXÈMES « MANGER
362
»
l’heure, d’où « déjeuner ; dîner ; souper » ; celui du gaspillage, d’où au
figuré « dépenser, dilapider ».
2.2.3. Remplacement du lexème orthonymique par un
lexème spécifique
Dans la plupart des phénomènes supplétifs, le lexème orthonymique,
ancien et non marqué, apparaît comme neutre. C’est la situation du latin : la
racine indo-européenne, elle-même marquée par son sens premier de
« mordre », a donné naissance à un lexème orthonymique qui désigne le
procès sans marquage (ou plutôt qui a perdu tout marquage) de « manger ».
A leur tour, certains lexèmes marqués verront leur sème spécifique
s’effacer, et prendront la place de l’hyperonyme affaibli, occasionnellement
en cas de simple parasynonymie ou définitivement en cas de supplétisme.
Les formations marquées de comedere, mandere et mandūcāre ont répondu
parfaitement au besoin d’intensité, primordiale dans la langue parlée. Les
renouvellements sont rarement simples : ils mettent souvent en jeu plusieurs
lexèmes avant le choix de l’un d’entre eux comme terme usuel. Ce choix
lui-même n’est pas définitif : ce n’est pas parce qu’un lexème supplétif
parvient à remplacer le terme de base que celui-là ne sera pas, à son tour,
remplacé quand il aura perdu ses sèmes spécifiques.
2.2.4. Zone « grise » de contact
Sur la première ligne figurent tous les verbes qui ont servi à désigner le
procès non marqué de « manger » ; la troisième ligne précise leur sens
spécifique ; une double ligne ondulée fait le départ entre, à gauche, les
variantes diastratiques et supplétives de ēsse et, à droite, les variantes
diaphasiques.
Ēsse
Comēsse
Mandūcāre
Cēnāre
Mandere
Vescī
Epulārī
« manger »
« mordre ;
dévorer,
dissiper,
détruire »
« manger
entièrement,
dévorer,
ronger,
dissiper »
« jouer des
mâchoires »
« dîner
(de) »
« mâcher,
manger
gloutonnement,
dévorer »
« (se)
nourrir ; se
régaler »
« festoyer,
faire
bonne
chère »
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
363
2.3. Analyse syntaxique
Les lexèmes ne sont pas non plus égaux au regard de la syntaxe : certains
n’ont pas de voix passive de sens passif ou se construisent avec un cas oblique.
2.3.1. Voix active et voix passive de sens passif
Vescī et epulārī sont des déponents et ne peuvent donc pas exprimer la
voix passive de sens passif, en dehors de l’adjectif verbal. Tous les autres
lexèmes ont la voix active et la voix passive, même si celle-ci demeure
rarement attestée (cf. VARRON, R. 3, 7, 9, § 3.2.4.). Mandūcāre était
déponent au début de l’histoire de la langue (cf. aussi AFRANIUS, § 1.3.3.) :
LUCILIUS, Sat. fr 456
… quod manducamur in ore
« (…) ce qu’on mâche dans la bouche ».
Le verbe est passé à la voix active, d’où mandūcāre. Cette normalisation
est un indice important dans notre étude : elle doit coïncider avec une plus
grande fréquence du lexème dans l’usage. Ce passage à la voix active est la
porte ouverte au début d’une variation.
2.3.2. Construction avec l’accusatif et/ou l’ablatif
C’est uescī qui se démarque encore des autres termes par sa construction
avec l’ablatif instrumental. Au cours de la latinité, sa construction sera
parfois normalisée : il régit l’accusatif, chez Salluste par exemple. Cette
normalisation s’observe également entre la Vulgate, qui construit avec
l’ablatif, et Grégoire de Tours, qui adopte la rection régularisée avec
l’accusatif :
VULGATE, Gen. 3, 19
In sudore uultus tui uesceris pane donec reuertaris in terram de qua
sumptus es.
GRÉGOIRE de TOURS, Hist. 10, 13
In sudore uultus tui uesceris panem tuum, donec reuertaris in terram,
de qua sumptus es.
« A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu’à ce que tu
retournes en la terre, d’où tu as été tiré ».
La construction habituelle de uescī avec l’ablatif explique sans doute la
faible fréquence du lexème (cf. § 2.4.).
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
364
2.3.3. Construction avec un syntagme prépositionnel à
valeur partitive
Les autres lexèmes sont construits habituellement dans les textes avec
l’accusatif. Cependant, ils régissent parfois un groupe prépositionnel
introduit par de ou ex suivi de l’ablatif. Avant de recevoir une valeur
partitive, ce syntagme prépositionnel indiquait l’adresse d’une bonne table,
dont sait profiter le parasite plautinien :
PLAUTE, Cap. 77
Quasi mures semper edimus alienum cibum.
« Comme les rats, nous mangeons toujours la nourriture d’autrui » ;
PLAUTE, Poen. 533-537
ADV. An uero non iusta causast quo<r> curratur celeriter,
ubi bibas, edas de alieno quantum uelis usque adfatim,
Quod tu inuitus numquam reddas domino, de qu<o>io ederis ?
Sed tamen cum eo cum quiqui quamquam sumus pauperculi,
Est domi quod edimus : ne nos tam contemptim conteras.
« (Un Témoin.) N’est pas une raison suffisante de courir vite, pour
aller boire et manger aux frais d’autrui, autant que l’on veut jusqu’à
satiété, sans avoir jamais à le rendre à l’hôte aux frais de qui l’on a
mangé ? Mais malgré tout, en dépit de tout, bien que nous ne soyons
que de petites gens, nous avons chez nous de quoi manger : ne nous
écrase pas de ton mépris » (trad. P. Grimal).
G. Haverling1 a mis en rapport l’évolution de la construction du
complément avec la détermination :
a) latin préclassique et classique : panem comedo « je mange le pain /
un pain » vs panem edo « je mange du pain » ;
b) latin tardif : panem edo / comedo / manduco « je mange du pain /
le pain / un pain » vs comedo de / ex pane « je mange du pain » ;
c) pas encore de *panem unum comedo ou *panem illum comedo2.
En français, l’objet absorbé peut être précédé d’un article défini, indéfini
ou partitif, selon l’idée ou la chose à quoi il se réfère : le pain définit la notion
de pain par rapport aux autres notions, le vin, le fromage, etc. ; un pain
suppose un choix parmi les différents pains qui existent ; du pain envisage,
comme l’article défini, de façon globale la notion de pain et indique en même
temps qu’une partie seulement de la matière ainsi désignée est concernée par
1
G. HAVERLING, 2005, p. 12.
Nous développerons ce point plus loin (§ 2.4.4.), dès que nous aurons montré que
comēsse se spécialisera dans le procès général de « se nourrir », sans bornage à
droite, et qu’il n’est donc plus en mesure de dénoter un repas en particulier.
2
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
365
la phrase. L’idée d’appliquer ces valeurs en fonction du lexème verbal est
intéressante. L’expression du partitif étant inhabituelle en latin, le traducteur
de la Septante s’est évidemment trouvé confronté à un problème difficile pour
traduire l’extraction de l’original grec ™k + génitif. Il choisit alors la
construction à valeur partitive de + ablatif :
VULGATE, 1 Cor. 9, 7
t…j futeÚei ¢mpelîna kaˆ tÕn karpÕn aÙtoà oÙk ™sq…ei ; À t…j
poima…nei po…mhn kaˆ ™k toà g£laktoj tÁj po…mhj oÙk ™sq…ei ;
quis plantat uineam et fructum eius non edit, quis pascit gregem et
de lacte gregis non manducat
« Qui plante une vigne, sans manger de son fruit ? Qui fait paître un
troupeau, sans manger du lait de ce troupeau ? »
Précisons que chaque lexème est attesté dans la Vulgate aussi bien avec
un complément direct qu’avec un complément introduit par de ou ex.
a) avec la préposition de :
VULGATE, Leu. 7, 20
Anima polluta quae ederit de carnibus hostiae pacificorum quae
oblata est Domino peribit de populis suis
« L’homme qui, en état d’impureté, mange de la chair des hosties
pacifiques qui auront été offertes au Seigneur périra du milieu de son
peuple ».
VULGATE, Marc. 7, 28
‘utique Domine nam et catelli sub mensa comedunt de micis puerorum’
« (…) ‘Il est vrai, Seigneur, mais même les petits chiens sous la table
mangent des miettes des enfants’ ».
VULGATE, Apoc. 2, 20
Sed habeo aduersus te quia permittis mulierem Hiezabel quae se
dicit propheten, docere et seducere seruos meos fornicari et
manducare de idolothytis
« Mais j’ai contre toi que tu souffres que Jézabel, cette femme qui se
dit prophétesse, enseigne et induise mes serviteurs à se prostituer et à
manger des viandes immolées aux idoles ».
b) avec la préposition ex :
VULGATE, Tob. 1, 12
Et omnes ederent ex cibis entilium…
« Et tous mes frères mangeaient des mets des gentils (…) ».
VULGATE, Iob 31, 17
Si comedi buccellam meam solus et non comedit pupillus ex ea
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
366
« Si j’ai mangé seul mon pain et si l’orphelin n’en a pas mangé aussi » ;
VULGATE, Iudith 12, 1-2
‘nunc non potero manducare ex his quae mihi praecipis tribui ne
ueniat super me offensio ex his autem quae mihi detuli manducabo’
« ‘En réalité, je ne pourrai pas manger de ce que tu as ordonné de
m’attribuer, de peur que ne tombe sur moi une occasion de faute ;
mais je mangerai de ce que j’ai apporté avec moi’ ».
La construction prépositionnelle du latin, plus que le partitif du français,
exprime nettement l’idée qu’une partie est enlevée à l’ensemble auquel il
appartenait, il montre plus concrètement l’extraction elle-même. Ce n’est
donc pas par la syntaxe que les trois lexèmes en question se différencient.
La réponse est ailleurs, comme nous le révèle d’une manière singulière leur
analyse fréquentielle.
2.4. Analyse fréquentielle
La tâche aurait été vraiment insurmontable de comptabiliser toutes les
occurrences des lexèmes « manger », compte tenu, par exemple, des
nombreuses homophonies de ēsse : aucun logiciel n’est pour l’instant en
mesure de distinguer les 257.000 occurrences de est « il mange » ou « il
est », les 72.000 occurrences de esse « manger » ou « être », que relève le
premier volume seulement du CLCLT-5. Il n’y a que 134 occurrences
proposées pour la forme edit, mais en l’absence d’indication des quantités
celle-ci correspond à la troisième personne du singulier soit du présent de
l’indicatif de ēsse, « il mange », soit du parfait de l’indicatif de ēsse « il
mangea », soit du présent de l’indicatif de edere « il fait sortir ». Les 314
occurrences de edere relèvent de l’infinitif thématique de ēsse « manger »
ou de edere « faire sortir », ou bien encore de la troisième personne du
pluriel du parfait de l’indicatif « ils mangèrent » ou de la deuxième
personne du singulier du présent ou du futur de l’indicatif passif « tu es
mangé » ou « tu seras mangé » ; etc. Bien que nous ayons pris le parti ici
d’être exhaustive - parti que nous avons respecté scrupuleusement dans nos
trois autres études -, la tâche n’était guère possible pour ēsse. Après une
lecture sommaire de tous les textes de la latinité en notre possession
présentant des formes de ēsse, nous nous sommes résolue à nous limiter aux
auteurs les plus représentatifs de toutes les facettes de la genèse du
supplétisme.
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
367
2.4.1. Fréquence des lexèmes chez dix auteurs, du latin
archaïque au latin tardif
Notre choix s’est porté en latin archaïque sur Plaute ; en latin classique
sur Varron et Cornélius Népos ; en latin post-classique sur Quintilien,
Tacite, Pline le Jeune, Martial, Suétone et Apulée ; et en latin tardif sur
Grégoire de Tours. Tous, à leur manière, illustrent la genèse de l’évolution
du supplétisme, directement parce qu’ils y recourent eux-mêmes,
indirectement quand ils s’y refusent. Notre corpus met davantage l’accent
sur le latin post-classique, où le phénomène est le plus visible (cf. annexe
11). On peut ainsi tenter de positionner les lexèmes les uns par rapport aux
autres selon leur fréquence. La courbe de l’évolution des lexèmes facilite la
lecture des données numériques :
COURBES DE FRÉQUENCE DES LEXÈMES.
Cet échantillonnage illustre les grandes évolutions de chaque lexème.
Prenons, afin de confirmer cette constatation, la forme cēnat de troisième
personne du singulier du présent de l’indicatif. La courbe que dessine cette
fréquence se superpose exactement à celle obtenue plus haut grâce à
l’échantillonnage.
COURBE DE FRÉQUENCE DE LA FORME cēnat.
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
368
70%
60%
50%
40%
cēnat
30%
20%
10%
0%
Latin
archaïque
Latin
Latin post- Latin tardif Latin tardif
classique classique jusqu'au
jusqu'au
IVème
VIème
siècle
siècle
Cette base fréquentielle est suffisamment fiable pour montrer quels
lexèmes restent peu fréquents tout au long de la latinité, quels lexèmes
fréquents au départ sont en perte de vitesse et disparaissent, enfin quels
lexèmes gagnent du terrain sur les autres.
2.4.2. Lexèmes peu fréquents tout au long de la
latinité : mandere et uescī
Deux lexèmes restent peu fréquents tout au long de la latinité, sans
vraiment disparaître : ils appartiennent, encore en latin tardif, au fonds
linguistique, mais ils doivent être vieillis, inusités dans la langue parlée pour
des raisons différentes. Par son emploi poétique et par sa forme déponente,
uescī est peu adapté à un usage quotidien. Mandere relève sans doute d’une
formation « expressive » par son vocalisme radical -a-, mais c’est son
dérivé mandūcāre, plus long et appartenant à la première conjugaison, qui
sera choisi comme variante de (com)ēsse.
2.4.3. Lexèmes en perte de vitesse : ēsse, puis cēnāre
Le vieux lexème ēsse voit au moins ses formes monosyllabiques
disparaître dès le tout début du latin classique. Le lexème n’est
pratiquement plus attesté dans les textes chrétiens. Il se maintient à l’écrit
par archaïsme, mais dans l’usage il a été rapidement remplacé. Il est plus
étonnant que cēnāre ait été si vite éliminé. C’est le lexème le plus fréquent
entre le latin classique et le latin post-classique, pourtant il est rejeté au
début du latin tardif et n’apparaît guère plus après le IV ème siècle ; il se
rencontre encore un peu chez saint Fulgence et saint Césaire d’Arles.
Comme gustāre, le lexème n’a pas perdu son sème spécifique :
probablement en raison de sa correspondance avec le substantif cēna « le
dîner », il reste marqué par l’heure du repas :
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
369
saint BENOÎT, Reg. 39, 4-5
Panis libra una propensa sufficiat in die, siue una sit refectio siue
prandii et cenae : quod si cenaturi sunt, de eadem libra tertia pars a
cellarario seruetur reddenda cenandis.
« Un gros morceau de pain suffit pour la journée, soit qu’il y ait un
seul repas, soit qu’il y en ait deux, à midi et le soir. Si on fait un repas
le soir, le cellérier gardera un tiers du morceau de pain pour le dîner ».
2.4.4. Lexèmes qui gagnent du terrain : (epulārī),
comēsse, puis mandūcāre
Trois lexèmes voient leur fréquence augmenter au cours de l’histoire de
la langue, mais dans des proportions différentes et à des époques
différentes. La courbe du premier, epulārī, est en fait à corriger. Si elle
monte, c’est en raison de la prédilection que lui manifestent Tacite en latin
post-classique (cf. § 3.5.2.), saint Ambroise, saint Augustin et saint Jérôme
en latin chrétien. Nous ne trouvons pas moins de 20 occurrences dans la
Vulgate (par exemple, Deut. 14, 26, epulaberis « tu feras un festin »). Il
connaît, de plus, une évolution sémantique : du sens de « banqueter », il a
pris celui de « se réjouir ». C’est bien comēsse, plus exactement comedere
sous sa forme normalisée, qui est devenu usuel en latin chrétien3 : malgré un
léger fléchissement en latin classique et post-classique, la courbe remonte
considérablement dès le début du latin chrétien. La lecture des textes
retenus nous permettra d’expliquer l’irrégularité de sa courbe (supra). Le
troisième lexème, mandūcāre, présente une courbe croissante, mais celle-ci
est faussée par la nature des documents : le problème n’est pas simplement
lexical, deux phénomènes contextuels viennent interférer dans le choix du
terme. Le premier élément à prendre en considération est le niveau de
langue : certains auteurs soignent, travaillent leur style, d’autres, au
contraire, rédigent leurs textes essentiellement en vue de la diffusion de la
parole chrétienne auprès du plus grand nombre et ne refusent pas les termes
de plus bas niveau de langue. Ce cas est clairement illustré par l’impératif
présent (cf. annexe 12). Nous avons trouvé au final autant d’occurrences de
mandūcāte que de comedite, mais elles ne se répartissent pas de la même
manière4. La Vulgate n’emploie pas mandūcāte, alors qu’elle atteste
3
Nous écrivons sciemment « latin chrétien », non le latin parlé du Vème siècle car le
supplétisme a évolué par des voies diverses selon les régions. Nous distinguerons
plus loin, au § 3.6.1., le lexème « manger » des provinciaux et celui du parler de
Rome.
4
A la fin du IVème siècle, Égérie ne connaît plus que mandūcāre pour « manger », ce
qui nous invite à nous demander s’il y avait réellement concurrence entre ce lexème
et comēsse, comme le pense V. VÄÄNÄNEN, 1981, p. 21, et si comēsse n’avait pas
tout simplement un autre sens en latin tardif. Il est d’ailleurs étonnant de lire
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
370
correctement comedite, et qu’en outre l’auteur même de la Vulgate emploie
mandūcāte dans ses discours ou même dans ses commentaires :
VULGATE, Cant. 5, 1
… comedite amici bibite et inebriamini carissimi
« (…) Mangez, amis, buvez, enivrez-vous, mes bien-aimés ! »
saint JÉRÔME, Iouin. 1, 30
Manducate, proximi mei, et bibite, et inebriamini, fratres.
« Mangez, mes amis, buvez, enivrez-vous, mes frères ! »
Comedite est placé dans la bouche de Dieu, tandis que manducate l’est
dans la bouche d’un homme du peuple :
saint JÉRÔME, Is. 9, 29, 1+
Congregate genimina, annum super annum comedite, comedetis
enim cum Moab… Illi interpretati sunt : congregate fructus, uel
genimina, annum super annum ; manducate, comedetis enim cum
Moab.5
« Rassemblez les productions, mangez-en année après année, vous
en mangerez en effet avec Moab (…). Voici ce qu’ils en ont
compris : rassemblez les productions ou les récoltes, année après
année ; mangez-en, vous en mangerez en effet avec Moab ».
Ce commentaire est précieux : il montre combien le niveau de langue
importe. Au début de son paragraphe, saint Jérôme choisit l’impératif et le
futur de comedere, mais il ne reprend plus loin que la forme de futur et, à la
place de cet impératif, on lit manducate. Cette substitution n’est pas
gratuite : dans leur effort d’interprétation du signe, erronée à cause d’une
mauvaise coupe des propositions, les gens du peuple reformulent en leurs
termes : comedite devient dans leur bouche manducate. En fait, dans sa
traduction de l’hébreu, saint Jérôme fait le choix de comedite par
substitution à la forme plus familière, mandūcāte, de la Vetus latina :
ORIGÈNE, dans la traduction de RUFIN, Leu. 5, 8
Nam et Dominus panem, quem discipulis dabat dicens iis : ‘accipite
et manducate’…
mandūcāre chez Égérie car elle venait sans doute de la péninsule ibérique, où
comēsse s’est généralisé.
5
Ce commentaire porte sur le passage suivant d’Isaïe : VULGATE, Is. 37, 30, Tibi
autem oc erit si num comede oc anno quae sponte nascuntur… metite et plantate
uineas et comedite fructum earum « Ceci te servira de signe : Mange cette année de
ce qui naîtra de soi-même (…) ; moissonnez, plantez des vignes et mangez de leurs
fruits ».
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
371
« En effet, le Seigneur aussi, qui donnait le pain à ses disciples en
leur disant : ‘Prenez et mangez’ (…) ».
VULGATE, Matth. 26, 26
Cenantibus autem eis accepit Iesus panem et benedixit ac fregit
deditque discipulis suis et ait : ‘accipite et comedite, hoc est corpus
meum’
« Et tandis qu’ils mangeaient, Jésus prit le pain, le bénit, le rompit et
le donna à ses disciples en leur disant : ‘Prenez et mangez, ceci est
mon Corps’ ».
Le second point essentiel qui n’apparaît pas dans la courbe est la
répartition des lexèmes en fonction des personnes, du récit ou du dialogue,
répartition qui rejoint la précédente : dans un discours direct, on risque de
trouver davantage le terme familier, alors que dans un récit à la troisième
personne le terme choisi sera plus soutenu et « classique ». De fait, en latin
tardif, les premières personnes du singulier mandūcō (5 occurrences) et du
pluriel mandūcāmus (34 occurrences) dépassent numériquement comedō
(3 occurrences) et comedimus (28 occurrences). Aux personnes du récit, en
revanche, c’est comedere qui l’emporte, ainsi à la troisième personne du
pluriel : la Vulgate présente 15 comedunt en regard de 3 manducant. Ces
différences numériques recoupent les différences sémantiques que nous
observons dans la Vulgate : les deux lexèmes n’ont pas le même sens.
Comēsse renvoie au procès habituel de « se nourrir », au sens de
« manger en général » tel aliment, sans référence temporelle. Au contraire,
mandūcāre, en référence à son sens premier de « mâcher », sert à décrire
l’action même de « manger en particulier » tel aliment, lors d’un repas
précis. Le français possède un terme unique qui ne permet pas à lui seul de
distinguer ces deux procès : on mange <en général> un laitage à chaque
repas ou on mange <en particulier> un laitage à un repas. Le traducteur de
la Vulgate a su jouer de la richesse du latin. Le premier terme, comēsse,
apparaît surtout dans l’Ancien Testament (plus de 500 occurrences) où le
procès de « se nourrir habituellement » est fréquemment dénoté :
VULGATE, Gen. 3, 14
… et terram comedes cunctis diebus uitae tuae.
« (…) Et tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie ».
Le second terme, mandūcāre, sert à décrire l’action de « manger »
accomplie par quelqu’un, à un moment donné :
VULGATE, Marc. 7, 1-2 et 5
Et conueniunt ad eum Pharisaei et quidam de scribis uenientes ab
Hierosolymis et cum uidissent quosdam ex discipulis eius
communibus manibus id est non lotis manducare panes
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
372
uituperauerunt… interro ant eum P arisaei et scribae : ‘quare
discipuli tui non ambulant iuxta traditionem seniorum sed
communibus manibus manducant panem’.
« Les Pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem se
rassemblent auprès de lui, et voyant quelques-uns de ses disciples
manger des pains avec des mains impures, c’est-à-dire non lavées, ils
leur en firent reproche (…). Les Pharisiens et les scribes lui
demandent : ‘Pourquoi tes disciples ne se comportent-ils pas suivant
la tradition des anciens, mais mangent-ils leur pain avec des mains
impures ?’ »
En conséquence, comēsse disparaît presque du Nouveau Testament (plus
que 13 occurrences), car le Christ vient apporter une nouvelle nourriture, sa
chair, qu’il faut effectivement manger, « mâcher », assimiler.
VULGATE, Ioh. 6, 50, 52-55 et 59
Hic est panis de caelo descendens ut si quis ex ipso manducauerit
non moriatur… Si quis manducauerit ex hoc pane uiuet in aeternum
et panis quem ego dabo caro mea est pro mundi uita. Litigabant
ergo Iudaei ad inuicem dicentes : ‘quomodo potest hic nobis carnem
suam dare ad manducandum’. Dixit ergo eis Iesus : ‘amen amen
dico uobis, nisi manducaueritis carnem Filii hominis et biberitis
eius sanguinem, non habetis uitam in uobis. Qui manducat meam
carnem et bibit meum san uinem abet uitam aeternam… Hic est
panis qui de caelo descendit, non sicut manducauerunt patres uestri
manna et mortui sunt, qui manducat unc panem uiuet in aeternum’.
« Ce pain est celui qui descend du ciel afin que celui qui en mange
ne meure pas. (…) Qui mangera ce pain vivra éternellement. Et le
pain que moi, je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde. Les
Juifs se disputaient donc entre eux en disant : ‘Comment cet homme
peut-il nous donner sa chair à manger ?’ Jésus leur dit donc : ‘En
vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils
de l’homme et ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la vie en
vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle
(…). Voici le pain venu du ciel ; ce n’est pas comme la manne
qu’ont mangée vos pères : eux sont morts ; qui mangera ce pain
vivra éternellement’ ».
Le Christ s’adresse à des hommes qui ne connaissent pas le « pain de
Vie ». Dans leur esprit matérialiste, ils ne comprennent pas comment la
chair « humaine » puisse être comestible. Mais la comparaison (cf. sicut)
avec la manne que Dieu avait déjà donnée à manger aux hommes explicite
le sens du procès : il invite à manger sa chair, vraie nourriture au même titre
que le pain de tous les jours ; l’hostie sera à avaler comme tout aliment du
repas. Il ne s’agit pas de se nourrir en général d’un aliment, mais de
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
373
considérer l’assimilation de cet aliment, au moment du repas eucharistique, dans ce qu’elle a de plus physique. Manger le pain de vie, c’est
prendre le temps de l’assimiler et de le faire passer de la bouche au cœur.
Comēsse ne conviendrait pas ici. C’est ainsi que nous parvenons à expliquer
les cas de co-occurrence des deux termes :
VULGATE, Is. 7, 15 et 22
Butyrum et mel comedet ut sciat reprobare malum et eligere
bonum… et prae ubertate lactis comedet butyrum ; butyrum enim et
mel manducabit omnis qui relictus fuerit in medio terrae
« De beurre et de miel il se nourrira jusqu’à ce qu’il sache rejeter le
mal et choisir le bien (…). A cause de l’abondance du lait, il se
nourrira de beurre. Tous les rescapés du pays mangeront
effectivement le beurre et le miel ».
Il ne faut pas considérer les deux formes comme synonymes : Emmanuel
se nourrira, comedet, de beurre et de miel tous les jours jusqu’au jour où, ut,
la terre sera peuplée de nouveau et où les hommes ingèreront, manducabit,
cette nourriture. En outre, la distribution des lexèmes dans la Vulgate
recoupe la distinction des deux pains que nous décrivions au paragraphe
précédent : le premier lait est celui rudimentaire des vaches et des brebis, le
second renvoie au lait de la Terre Promise (Ex. 3, 8+), nourriture de la grâce
céleste. La situation se répète exactement de la même manière au parfait (cf.
annexe 12). L’unique occurrence de mandūcāuī dans la Vulgate en regard
des 19 comedī correspond encore à la distinction entre l’acte général ou
particulier de « manger » : à force de crier sa plainte au fil des jours (dies),
l’auteur du psaume suivant oublie de s’alimenter, comedere, et n’avale plus,
mandūcāuī, quand il crie, que la poussière :
VULGATE, Psalm. 101, 4, 5 et 10
Quoniam consumpti sunt sicut fumus dies mei… quia oblitus sum
comedere panem meum… quia cinerem tamquam panem manducaui
« Car mes jours se sont évanouis comme la fumée (…) parce que j’ai
oublié de manger mon pain (…) parce que je mangeai la poussière au
lieu de pain ».
Enfin, le nombre assez élevé d’occurrences de manducauerunt - 12 dans la Vulgate est à nuancer par le même critère : le parfait, temps du récit,
décrit l’action ponctuelle de la prise d’un repas. La fréquence plus élevée de
l’infinitif présent mandūcāre, 31 occurrences dans la Vulgate, en regard des
25 comedere, s’explique de la même manière : cette spécialisation
sémantique est le fait du latin de la Vulgate, idiolecte à distinguer du latin
des chrétiens.
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
374
Une fois ces premiers jalons posés et les approximations numériques
corrigées, essayons de préciser l’évolution du supplétisme à travers les
siècles par la lecture de plusieurs auteurs.
3. Chronologie des variations
Nous avons fait une sélection d’auteurs connus pour le niveau de langue
plus relâché de leurs écrits, comme Plaute, Pline le Jeune, Martial et
Apulée, chez qui les personnages mangent bien. Nous nous intéresserons
également à quatre historiens qui transcrivent plus ou moins fidèlement des
discours qui ont été prononcés, Cornélius Népos, Tacite, Suétone et
l’historien beaucoup plus tardif Grégoire de Tours. Enfin, nous lirons deux
auteurs qui ont réfléchi sur leur propre langue, Varron et Quintilien.
3.1. Ēsse / comēsse (variation diastratique) // cēnāre (variation
diaphasique) : Plaute
Le genre de la comédie puise dans la réalité quotidienne. Les pièces de
Plaute présentent un « oral simulé » : le parler des personnages imite celui
de la vie courante, malgré la stylisation qu’opère inévitablement l’écriture
des pièces. On peut cependant espérer qu’avec un procès aussi prosaïque
que celui de « manger » la déformation stylistique a été très faible. La
connivence avec le spectateur, lui aussi notoirement gros mangeur, est
d’ailleurs soulignée dans le prologue ironique du Carthaginois (cf. Plaute,
Poen. 7-9, edistis… edistis… edit). Ēsse est le lexème le plus fréquent dans
l’ensemble de ses comédies (65 occurrences), devant cēnāre (51
occurrences) et loin devant comēsse (21 occurrences). Il ne semble pas que
s’impose une répartition morphologique, hormis à l’impératif : nous
trouvons à la première personne du singulier du présent de l’indicatif aussi
bien edō que cēnō ; à l’infinitif présent actif ēsse, à côté de comēsse et
cēnāre ; les impératifs ēs et ēste sont bien attestés, alors que l’on ne relève
aucun cēnā ou cēnāte6 (seulement un cēnātō et un cēnātōte, qui ne seront
plus attestés par la suite).
3.1.1. ēsse
La langue latine archaïque a pour lexème usuel ēsse fait sur la racine
*h1ed- « mordre ». Celui-ci a perdu son marquage et sert d’hyperonyme
6
Cēnāte est nulle part attesté dans toute notre documentation et cēnā ne l’est que
très rarement (cf. Sénèque, Ep. 94, 8, et Pétrone, Sat. 57, 9).
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
375
dans l’acte d’ « avaler de la nourriture ». En tant qu’hyperonyme il est apte
à dénoter également des procès spécifiques.
3.1.1.1. « manger »
Ēsse signifie « manger », le plus souvent sans aucun marquage par
rapport à la prise de l’aliment7. C’est pourquoi la construction absolue est
possible (cf. aussi Aul. 430 et Curc. 316) : As. 219, saepe edunt « souvent
ils mangent ». En outre, ēsse est fréquemment coordonné à bibere « boire »
(cf. aussi Poen. 313 ; Trin. 259 ; Truc. 312)8 :
PLAUTE, Bac. 646
quicum ego bibo, quicum edo et amo
« (…) en compagnie de qui je bois, je mange et j’aime ».
Un autre indice confirme que ēsse est l’hyperonyme : c’est le seul à être
attesté chez Plaute à l’impératif présent, à la deuxième personne du singulier
ou du pluriel (cf. aussi Mil. 677, Es[t], bibe ; Most. 64-65, bibi<te>... Este) :
PLAUTE, Cas. 247
CLE. Immo age ut lubet bibe, es.
« (Clé.) Non, non, fais ce que tu voudras, bois, mange ».
Comme il est l’hyperonyme, il peut s’appliquer aussi bien aux hommes
qu’aux animaux, l’analogie étant soulignée par le parallélisme de
construction dans le vers suivant :
PLAUTE, Ps. 825
Quas herbas pecudes non edunt, homines edunt.
« Les plantes que ne mangent pas les animaux, les hommes les
mangent ».
7
Dans l’emploi propre de « manger de la nourriture », cf. aussi Amph. 310, esse ;
Aul. 672, edit ; Cap. 153, edendi ; Cap. 461, edit ; Cap. 473, ederint ; Cap. 849,
esse ; Cap. 852, edundi ; Cap. 854, edes ; Curc. 186, edentem : Curc. 228, esum ;
Curc. 320, edes ; Curc. 369, edam ; Men. 78, edo ; Men. 106, edo ; Men. 249, edis ;
Men.457, edint ; Men. 458 essum ; Men. 979, edo ; Mil. 24, estur ; 50, edes ; Most.
235, estur ; 238, edes ; Pers. 104, edes ; Poen. 835, estur ; 867, edis ; 1284, edim ;
Ps. 1133, edunt ; St. 318, edisti ; St. 321, edes ; St. 524, edant ; Trin. 339, edit ; Trin.
473, edis ; Trin. 474 et 475, edim ; Trin. 516, edemus.
8
Plus rarement, il fonctionne avec l’autre lexème « boire » pōtāre (cf. P LAUTE, Men.
90-92, Dum tu illi quod edit et quod potet praebeas « Aussi longtemps que tu lui
fourniras de quoi manger et boire »).
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
376
Au même titre, ēsse remplace parfois un cēnāre pour éviter une
répétition. Il s’agit de parasynonymie occasionnelle :
PLAUTE, Amph. 310
SO. Apage, non placet me hoc noctis esse : cenaui modo.
« (So.) Pas de ça ! Je n’ai pas envie de manger à ce moment de la
nuit : je viens de dîner ».
3.1.1.2. « ronger, dévorer »
La comparaison à caractère proverbial avec les rats, petits rongeurs voraces,
apparaît à deux reprises dans l’œuvre de Plaute (cf. aussi Cap. 77, § 2.3.3.) :
PLAUTE, Pers. 56-57
Quasi mures semper edere alienum cibum.
« Comme les rats, ils ont toujours mangé la nourriture d’autrui ».
3.1.2. cēnāre
Le deuxième verbe le plus fréquent chez Plaute est cēnāre. À Rome, le
petit-déjeuner (ientāculum9) et le déjeuner (prandium) n’étaient guère que
des repas froids, pris sur le pouce. Le seul repas consistant était le dîner : la
cēna. Celui-ci est marqué par l’heure et la durée : grossière ripaille ou régal
plein de distinction et de délicatesse, une cēna décente devait en principe
finir avant la nuit noire ou elle se poursuivait jusqu’au petit jour10. Cēnāre
désigne donc le repas le plus important de la journée pour un Romain, mais
la fréquence de ce lexème reste étonnante. Il apparaît parfois, en fait,
comme une variante diaphasique de ēsse, dans des échanges de registre
plutôt soutenu.
3.1.2.1. « dîner »
Cēnāre signifie « dîner » par rapport à l’heure où le personnage va
prendre son repas. Un Romain prenait souvent son dîner à l’extérieur (cf.
aussi St. 430) :
9
C’est le terme canonique que l’on donne toujours pour ce qui correspond au petitdéjeuner romain. Nous précisons qu’en latin chrétien, le terme en vigueur est
frustulum, déjà attesté par Apulée (Mét. 1, 19, 3).
10
Du matin jusqu’au soir, les Romains se passaient à peu près de manger. L’heure
où commence la cēna était sensiblement la même pour tous : après le bain, c’est-àdire à la fin de la huitième heure en hiver, de la neuvième en été. En revanche,
l’heure à laquelle se terminait la cēna différait selon qu’il s’agissait d’un dîner sans
apprêts ou d’un festin d’apparat, et qu’on avait affaire à un hôte frugal ou à un
goinfre. Cf. J. CARCOPINO, 1939, p. 305 ; plus largement, P. GARNSEY, 1999.
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
377
PLAUTE, St. 612
GE. Ibisne ad cenam foras ? PA. Apud fratrem ceno in proxumo.
« (Gé.) Tu vas donc dîner en ville ? (Pa.) Je dîne chez mon frère, tout
à côté ».
3.1.2.2. « manger »
Pourtant, le repas concerné n’est pas toujours celui du soir. Dans les vers
suivants, Phronésie propose à Diniarque de manger, avant que le jeune
homme lui propose de passer la journée ensemble :
PLAUTE, Truc. 359-360
Hicine hodie cenas, saluos quom aduenis ?
DI. Promisi. PHR. Vbi cenabis ? DI. Vbi tu iusseris.
« Tu manges ici, puisque tu reviens sain et sauf ? (Di.) J’ai promis.
(Phr.) Où mangeras-tu ? (Di.) Où tu voudras ».
Ēsse et cēnāre semblent tous deux appartenir à un niveau de langue
courant ou soutenu, alors que le préverbé « populaire » comēsse relève
plutôt d’un plus bas niveau de langue :
PLAUTE, Aul. 367-368
Si autem deorsum comedent, si quid coxerint,
superi incenati sunt et cenati inferi.
« Mais, s’ils mangent, en bas, ce qu’ils auront faire cuire, ceux d’en
haut n’auront plus de dîner, et ceux qui dîneront, ce seront ceux d’en
bas ».
L’esclave Pythodicus se répète à lui-même qu’il doit veiller à ce que les
cuisiniers ne mangent pas les plats destinés aux hôtes distingués de son
maître. L’opposition spatiale entre les superi et les inferi est sans doute à
l’image de l’opposition sociale et linguistique entre le niveau de langue
soutenu, incenati, cenati, et familier, comedent.
3.1.3. comēsse
Avec son préverbe intensif, comēsse signifie « manger entièrement,
dévorer ». Il est employé le plus souvent par des personnages de bas niveau
social ou par des citoyens qui parlent de ceux-ci. C’est pourquoi nous avons
choisi de le traduire par des verbes très familiers, sans le considérer comme
un stylème de littéralité : cette langue n’est pas liée à une visibilité
stylistique, elle doit correspondre à une forme de la langue parlée, au moins
à l’idiolecte des esclaves et des marchands, au mieux à la langue du peuple.
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
378
3.1.3.1. « manger, s’empiffrer, dévorer » (au
propre)
Le choix de comēsse n’est pas neutre : il est marqué socialement. C’est
un terme de bas niveau de langue, qui est dans la majorité des occurrences
employé par un esclave, un marchand de filles ou une courtisane. Ce sont
des gens qui appartiennent aux couches basses de la société (cf. Most. 12 et
14, comes… comesse employés par deux esclaves) :
PLAUTE, Bac. 742-743
CH. ‘Atque id pollicetur se daturum aurum mihi,
quod dem scortis quodque in lustris comedim [et] congraecem, pater’.
« (Ch.) ‘Et il me promet de me donner cet or pour que je le donne
aux filles, pour que je le mange dans les mauvais lieux et que je
mène la vie grecque, mon père’ » (trad. P. Grimal).
PLAUTE, Truc. 533-534
… PHR. Paenitetne te quot ancillas alam,
quin etiam mi insuper adducas, quae mihi comedin<t> cibum ?11
« (Phr.) Tu trouves que je n’ai pas assez de servantes à nourrir, que
tu en ajoutes encore deux, qui vont me manger ma nourriture ? »
Le lieu du repas (in lustris) n’est pas non plus très recommandable. Le
verbe, de bas niveau de langue, dénote l’avidité avec laquelle ces gens ont
l’habitude de manger, selon la manière de penser des citoyens (cf. aussi
l’association de comēsse et du préverbé perfectif ecbibere « boire jusqu’à
épuisement », Trin. 248-249). Les personnages de bas niveau social utilisent
le même terme pour ceux qui sont du même rang social qu’eux. Harpax, le
valet d’un soldat, commente la manière de vivre et de manger des
esclaves (cf. Ps. 1105-1108) ; la servante de Cléostrata recourt à comēsse
afin de se moquer d’autres servantes de la maison :
PLAUTE, Cas. 778-779
Noui ego illas ambestrices : corbitam cibi / comesse possunt…
« Je les connais, ce sont deux grosses mangeuses ; elles pourraient
dévorer une cargaison de vivres » (trad. P. Grimal).
11
Ce vers semble corrompu ; des éditeurs proposent de corriger le début en Quin
examen super.
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
379
3.1.3.2. « dévorer, bouffer » (au figuré)
Le lexème avec son préverbe intensif entre également dans des
métaphores de la vie quotidienne12 : le locuteur cherche à menacé la
personne qui a mangé tout son bien, comme le fait le vieillard Philton au
sujet du boulimique Lesbonius (cf. aussi Curc. 560)13
PLAUTE, Trin. 360
PH. Quin comedit quod fuit, quod non fuit ?
« (Ph.) … et qui a dévoré tout ce qu’il avait et ce qu’il n’avait pas ? »
PLAUTE, Trin. 405-406 et 416-417
… LE. Quid factumst eo ? / ST. Comessum, expotum, exu<nc>tum,
elotum in balineis… / PH. Sero atque stulte, prius quod cautum
oportuit / postquam comedit rem, post rationem putat.
« (Le.) Qu’est-il advenu de cet argent ? (St.) Mangé, bu, évaporé en
parfums, dissous dans l’eau des bains (…). (Ph.) Il se met bien tard à
compter, comme un sot, alors qu’il aurait dû veiller plus tôt, et c’est
maintenant qu’il a dévoré son bien, qu’il met ses comptes au clair »14
(trad. P. Grimal).
Le langage familier se plaît parfois à employer un lexème concret au
figuré, afin que l’expression soit plus imagée. La préverbation, procédé
courant d’intensification à l’oral, a dû faciliter l’emploi figuré du lexème :
PLAUTE, Ps. 1125-1127
… iam admordere hunc mihi lubet./ SI. Iamne illum comessurus es ?
BA. Dum recens est, / dum calet, dum datur, deuorari decet iam.
« (…) J’ai bien envie de lui [Harpax] mettre la dent dessus ! (Si.) Tu
vas le manger ? (Ba.) Tant qu’il est frais, qu’il est chaud, qu’on me
l’offre, c’est alors qu’il faut le dévorer » (ibid.).
12
F. GARCÍA JURADO, 2001, p. 768, montre comment les métaphores de la vie
quotidienne correspondent à l’expression de réalités non tangibles de caractère
négatif. De plus, J. MAROUZEAU, 1932, p. 358, mettait déjà en rapport le procédé
intensif de la métaphore et la langue parlée : « La langue populaire comme la langue
savante cherche le relief, exploite la surprise, joue de l’inattendu ; or, la métaphore
lui fournit un moyen facile de réaliser ces effets ».
13
Ce langage imagé doit puiser dans des expressions « argotiques » ou
proverbiales : la comparaison suivante avec un animal donne une idée du tour de bas
niveau de langue à l’origine de cette acception de comēsse : PLAUTE, Most. 559, Tam
facile uinces, quam pirum uolpes comest « Tu l’emporteras aussi aisément qu’un
renard gobe une poire ».
14
Voir aussi le vers 752.
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
380
Ces vers accumulent les préverbes : ad-mordēre, com-essūrus et dēuouārī. Le préverbé dēuouārī a plus de force dans l’énoncé que le simple
uouārī comme comessūrus en regard de essūrus. La langue orale
affectionne la préverbation qui allonge la forme et donne plus de poids à
l’énoncé. Mais à force d’abuser des préverbes, l’oral use en même temps
leur pleine signification. Quand le préverbe perd sa valeur, le lexème
préverbé s’affaiblit et reçoit la signification du simple correspondant. Il en
va de même pour dēuouāre, qui a totalement chassé le simple uouāre15. Ce
n’est probablement pas encore le cas pour comēsse à l’époque de Plaute. Il
arrive que le lexème apparaisse dans la bouche d’un homme libre : le
vieillard Périplectomène parle à son hôte des convives qui, avec fausse
modestie, engloutissent les mets qu’on leur sert. Toutefois, il faut ici
remarquer le caractère ironique du préverbe :
PLAUTE, Mil. 756
Quod eorum caussa obsonatu<m>st, culpant[e] et comedunt tamen.
« Et tout en vous reprochant ce qu’on a acheté pour eux, ils n’en
engloutissent [/ n’en mangent pas moins » (trad. P. Grimal)].
Ne s’agirait-il pas finalement d’une variation diastratique : d’un côté ēsse
et bibere dans la langue courante des gens lettrés, de l’autre comēsse (et
ecbibere) dans la langue des illettrés ? Il est possible que l’ancrage social
des lexèmes ne soit que littéraire et serve à caractériser des personnages,
mais l’évolution de la langue conduit à envisager plutôt une variation :
comēsse, dès lors que son usage se répand en raison de l’abandon du simple,
est soumis à un affaiblissement de sens proportionnel à sa fréquence et
commence à perdre de son intensité. Il peut alors devenir la variante
grammaticalisée de l’hyperonyme.
En conclusion, chez Plaute, il n’y a encore aucun remplacement établi,
même pas à l’impératif présent, mode propre à frayer les voies aux
phénomènes supplétifs. Le vieux lexème ēsse, qui fonctionne comme
l’hyperonyme de « manger », est le verbe usuel. Il connaît deux variantes,
l’une diaphasique avec cēnāre, l’autre diastratique avec comēsse. Toutefois,
l’emploi de comēsse semble déjà s’affaiblir et le préverbé peut déjà être plus
courant qu’on ne le croit. Nous avons ainsi vérifié combien il était
important de prendre en considération les types de locuteurs.
Lat. (dē)uouāre est un dénominatif de uorā (*guor[h3]-éh2- : gr. bor£ qui désigne la
pâture des carnivores, des bêtes de proie), plutôt que de °uorus (gr. bÒroj) ; cf. P.
CHANTRAINE, 1964, p. 17, et J. L. GARCÍA RAMÓN, 1998, p. 86.
15
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
381
3.2. Ēsse (archaïque) / comēsse (variante diastratique moins
marquée) // cēnāre, mandere, mandūcāre, epulārī, uescī (lexèmes
marqués) : Varron
Nous avons déjà présenté Varron, le premier grammairien latin connu qui
porte un jugement métalinguistique sur sa langue, dans la partie consacrée
aux lexèmes « guérir » (cf. § 3.2.). Or son œuvre s’avère de nouveau très
utile dans l’approche des verbes « manger », puisqu’il recourt à tous les
lexèmes concernés : ēsse, à 10 reprises ; cēnāre, à 5 reprises ; mandere,
mandūcāre, epulārī et uescī, tous les quatre à 2 reprises ; et comēsse, une
seule fois. Toutefois, la fréquence de chacun n’est pas corrélative de son
emploi : l’hyperonyme demeure certes le plus fréquent, mais ces statistiques
doivent être corrigées en fonction du genre des textes.
3.2.1. ēsse « manger »
Le traité de linguistique latine présente l’orthonyme et son paradigme tel
que nous le posions en introduction (§ 1.1.1.)16.
VARRON, L. 10, 2, 33
Ab infecti et perfecti, <ut> emo edo, emi edi
« De l’infectum et du perfectum, comme emo (j’achète) edo (je
mange), emi (j’ai acheté) edi (j’ai mangé) ».
Il est placé en premier dans le champ sémantique de l’alimentation :
VARRON, L. 6, 8, 83
Ore edo, sorbeo, bibo, poto.
« Avec la bouche, edo (je mange), sorbeo (je lampe), bibo (je bois),
poto (je picole) ».
Cependant, il s’agit de « manger » avec la référence d’un temps antérieur
à Varron, par exemple celui de Plaute :
VARRON, L. 5, 22, 108
Quod edebant cum pulte, ab eo pulmentum, ut Plautus.
« Ce qu’on mangeait avec la bouillie (puls) s’appelait, de fait, le
pulmentum (fricot), par exemple chez Plaute ».
16
C’est le seul texte qui atteste le subjonctif imparfait de la voix passive : VARRON,
L. 5, 22, 106, Libum, quod, ut libaretur, priusquam essetur, erat coctum « Libum
(gâteau sacré) vient du fait qu’on l’avait cuit pour en faire une offrande libatoire
(libaretur) avant de le manger ».
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
382
VARRON, L. 7, 5, 86
Apud Plautum :
<Ni>si unum : epityrum estur insane bene… id ue ementer
cum uellet dicere <edi>, dixit insane…
« Chez Plaute : ‘Il y a une chose : l’olive confite se mange chez lui
follement’ (…). Alors qu’il voulait dire qu’elle a été mangée
impétueusement, il dit insane (follement) (…) ».
Ēsse paraît encore plus archaïque dans le traité agronomique et
vétérinaire de Varron. Celui-ci ne l’emploie plus que pour distinguer fīcus
« figue » et fīcus « figuier », dans une périphrase avec le présent de
l’indicatif, à la première personne du pluriel (cf. aussi R. 1, 41, 5 ; 1, 48, 2) :
VARRON, R. 1, 41, 4
Fici enim semen naturale intus in ea fico quam edimus
« En effet le figuier a sa semence naturelle à l’intérieur de la figue
que nous mangeons ».
Varron recourt également au gérondif : la forme edendum, de bonne
tenue phonétique grâce à ses trois syllabes, répond au gérondif trisyllabique
de son pendant sémantique, bibendum (cf. aussi 1, 68, 1 et 3, 5, 15) :
VARRON, R. 1, 54, 2
In uindemia diligentis uua non solum legitur <sed etiam eligitur:
legitur> ad bibendum, eligitur ad edendum.
« Dans la vendange d’un vigneron diligent on ne se contente pas de
cueillir le raisin <mais encore on le trie : on le cueille> pour le boire,
on le trie pour le manger ».
Il semble que ēsse se maintienne désormais plutôt à travers son préverbé.
3.2.2. comēsse « manger entièrement »
L’œuvre de Varron n’atteste qu’une fois le préverbé, mais cet exemple
est éloquent : la forme comessā est placée dans la bouche d’un homme dont
l’auteur cite les propos au moyen d’un discours direct :
VARRON, R. 1, 2, 11
Illi interea ad nos, et Stolo, ‘num cena comessa, inquit, uenimus ?’
« Sur ces entrefaits, ils nous avaient rejoints, et Stolon demanda :
‘Sommes-nous arrivés quand le dîner est fini ?’ »
Soit cette forme reprend le verbe que les sujets parlants latins
commençaient déjà à employer à l’oral, soit elle répond à un travail stylistique
de Varron. Nous penchons fortement pour la première hypothèse car la
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
383
question que pose Stolon est dénuée d’intention ironique ou moqueuse et que
le ton de la conversation, ordinaire, est souligné par l’incise inquit, insérée
juste après comessā. Nous voyons là l’un des tout premiers exemples de
l’emploi de comēsse dans un emploi moins connoté socialement que chez
Plaute : le lexème conserve son sème spécifique qu’indique le préverbe com« entièrement », mais il entre dans la langue parlée courante. Cette entrée est
fondamentale : elle signifie que le lexème pourra être utilisé par un grand
nombre de sujets parlants et, par conséquent, plus fréquemment.
3.2.3. cēnāre « dîner »
Cēnāre, qui appartient à une famille de mots bien soudés (cf. cēnāculum,
cēnācula, cēnitāre), signifie toujours « dîner » (cf. aussi R. 1, 59, 2 ; 3, 13, 2) :
VARRON, L. 5, 33, 162
… ubi cenabant cenaculum uocitabant, ut etiam nunc Lanuui apud
aedem Iunonis et in cetero Latio ac Faleris et Cordubae dicuntur.
Posteaquam in superiore parte cenitare coeperunt, superioris domus
uniuersa cenacula dicta ; posteaquam ubi cenabant plura facere
coeperunt, ut in castris ab hieme hiberna, hibernum domus uocarunt.
« La pièce où l’on mangeait (cenabant), on la nommait couramment
cenaculum (salle à manger), comme cela se dit encore aujourd’hui à
Lanuvium, près du temple de Junon, et dans le reste du Latium, puis à
Faléries et à Cordoue. Mais depuis qu’on s’est mis couramment à
prendre les repas (cenitare) à l’étage, c’est l’ensemble des pièces aux
étages qui a reçu le nom de cenacula ; et depuis qu’on s’est mis à
agencer plusieurs pièces en vue des repas, on a désigné l’une par « salle
à manger d’hiver » (hibernum) pour la maison, comme pour les camps
on désigne les « quartiers d’hiver », les hiberna, d’après le mot hiems
(hiver) »17.
Un seul passage, dans lequel cēnāre et ēsse sont employés
conjointement, surprend :
VARRON, R. 1, 2, 28
Illud non dicis, inquit A rius, quod scribit, ‘si uelis in conuiuio
multum bibere cenareque libenter, ante esse oportet brassicam
crudam ex aceto aliqua folia quinque’.
17
Notons au passage qu’à 33 kilomètres au sud-est de Rome, à Lanuvium, une ville
du Latium, ou bien plus loin à Cordula, la ville espagnole de Cordoue dans la
province de Bétique, on n’emploie pas les mêmes noms qu’à Rome même. Cette
remarque peut également s’appliquer au verbe, comme nous le montrerons grâce aux
exemples de cēnāre chez Pline le Jeune (cf. § 3.6.1.).
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
384
« Agrius dit : ‘Ce que tu ne dis pas, c’est qu’il écrit : ‘Si vous voulez
dans un banquet beaucoup boire et dîner avec appétit, il faut manger
auparavant du chou cru dans du vinaigre, environ cinq feuilles’’ ».
La locution bibere et esse, que nous avons déjà relevée à plusieurs
reprises, devient ici bibere cenareque. Cet exemple relève à notre avis d’un
stylème : le locuteur prend en référence un conseil qui se veut littéraire.
C’est seulement une variation diaphasique, qui ne reflète en rien la langue
parlée.
3.2.4. mandere, mandūcāre « mâcher »
Mandūcāre désigne le procès de « mâcher » et est associé au radical verbal
dont il est dérivé :
VARRON, R. 3, 7, 9
Deinde manducato candido farciunt pane…
« Puis on engraisse [les pigeons] avec du pain blanc mâché (…) ».
VARRON, L. 7, 5, 95
Dictum mandier a mandendo, unde manducari, a quo et in Atellanis
Dossenum uocant Manducum.
« Mandier (être mâché) vient de mandere (mâcher), d’où manducari
(mâcher), à partir duquel aussi dans les atellanes on appelle le
Dossenus (le Glouton) Manducus (le Goinfre Mâcheur) ».
3.2.5. epulārī « festoyer »
Epulārī est marqué par la qualité et la quantité du repas. Il est plaisant de
le rencontrer chez Varron au sujet des porcins qu’on engraisse (cf. aussi R.
3, 2, 16) :
VARRON, R. 2, 4, 10
Suillum pecus donatum ab natura dicunt [iis] ad epulandum.
« On dit que les porcins nous ont été donnés par la nature pour
festoyer ».
3.2.6. uescī « se nourrir de »
Le dernier lexème marqué, uescī, concerne uniquement les animaux,
pour une nourriture qui n’est pas ordinaire : le cadavre d’une bête crevée
par exemple (cf. aussi R. 2, 2, 19) :
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
385
VARRON, R. 2, 9, 10
Morticinae ouis non patiuntur uesci carne, ne ducti sapore minus se
abstineant.
« Il ne faut pas les laisser manger la chair d’une brebis crevée, de
peur qu’excités par le goût ils ne puisent plus s’en passer ».
Nous avons donc noté une évolution entre Plaute et Varron, qui touche
essentiellement ēsse et comēsse. Le premier lexème reste le terme
orthonymique, mais il est archaïsant ; le second commence apparemment à
remplacer ēsse par un usage moins familier qu’auparavant.
3.3. Cēnāre (variante diaphasique ou diastratique) / epulārī
(lexème marqué) : Cornélius Népos
L’œuvre majeure de Cornélius Népos était un vaste recueil de
biographies qu’il publia une première fois vers 35-34, une deuxième entre
29 et 27, et qu’il intitula De Viris illustribus. La langue et le style du
biographe sont maintenus dans un registre volontairement simple. Il ne
recourt jamais à ēsse et n’utilise que deux lexèmes, cēnāre et epulārī.
3.3.1. cēnāre « manger (dîner) »
L’emploi du premier lexème est remarquable. Certes, cēnāre continue à
indiquer l’heure du dîner, mais comme celui-ci constituait le seul vrai repas
de la journée (cf. § 3.1.2.), il peut ne pas être marqué et sa dénotation se
confond alors avec le procès élémentaire de « manger ».
CORNÉLIUS NÉPOS, Att. 14, 1-2
… neque umquam sine aliqua lectione apud eum cenatum est, ut non
minus animo quam uentre conuiuae delectarentur…
« (…) Jamais on ne mangea chez lui sans quelque lecture, afin que
les convives n’y goûtent pas moins le plaisir de l’esprit que celui de
la bonne chère (…) ».
L’auteur fait ici l’éloge du dîner que l’hôte propose à ses convives. Mais
l’heure importe peu : c’est le raffinement des divertissements proposés
pendant le repas qui est souligné. Tout se passe comme si le sème
spécifique de l’heure était effacé et que cēnāre fonctionnait comme
l’hyperonyme « manger ». Le recours à un lexème plus soutenu que le verbe
courant comēsse convient dans une biographie qui parle d’hommes illustres
et de « nobles » tablées :
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
386
CORNÉLIUS NÉPOS, Hann. 12, 1
Quae dum in Asia geruntur, accidit casu ut legati Prusiae Romae
apud T. Quintium Flamininum consularem cenarent…
« Pendant que ces événements se produisaient en Asie, il se trouva
que par hasard des ambassadeurs de Prusias mangeaient à Rome
chez l’ancien consul Titus Quintius Flaminius (…) ».
Là encore, ce qui importe davantage, c’est le lieu du repas, non l’heure :
chez Flaminius, qui pourra ainsi rapporter la nouvelle au sénat qu’Hannibal
se trouvait dans le royaume de Prusias. On peut se demander si cēnāre est
une variante diaphasique ou diastratique.
3.3.2. epulārī « festoyer »
Le procès de « manger » peut être marqué chez Cornélius Népos, mais il
l’est du point de vue de la quantité, grâce au lexème epulārī « festoyer » (cf.
aussi Pel. 2, 2) :
CORNÉLIUS NÉPOS, Paus. 3, 2
Apparatu regio utebatur, ueste Medica ; satellites Medi et Aegyptii
sequebantur ; epulabatur more Persarum luxuriosius, quam qui
aderant perpeti possent…
« Il avait un faste royal, portait l’habit médique, se faisait suivre
d’une garde de Mèdes et d’Égyptiens. Sa table, servie dans le goût
des Perses, était d’un luxe insupportable à ses convives mêmes
(…) ».
Le remplacement occasionnel de (com)ēsse par cēnāre, que nous
relèverons chez d’autres auteurs (Pline le Jeune au § 3.6.), est conforme à
une variation diaphasique : dans un écrit littéraire dont l’importance socioculturelle dans le monde antique est indéniable, cēnāre est choisi de
préférence au verbe courant car senti comme de registre plus « noble » et
reçoit l’acception de « manger ». Mais si cette variation ne se limite pas à
un choix littéraire mais relève d’un remplacement effectué dans les milieux
lettrés, elle est diastratique. Il est encore difficile de trancher.
3.4. Ēsse (archaïque) / comēsse (variante non marquée) //
cēnāre (variante diaphasique ou diastratique) : Quintilien
Quintilien, célèbre avocat et professeur, a rédigé vers 92 ou 93 un traité
en douze livres, l’Institutio oratoria. Dans ce résumé du cours de rhétorique
qu’il professa pendant vingt ans, l’auteur expose un plan complet d’études,
destiné à former le véritable orateur : il prend son élève au berceau et le
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
387
conduit jusqu’au terme de la carrière. Son style, d’une élégance continue,
est classique18. Nous en avons une preuve avec les lexèmes « manger ».
L’orateur utilise plus fréquemment l’orthonyme ēsse (5 fois) que le
préverbé comēsse (3 fois) et que le lexème marqué cēnāre (une fois).
Pourtant, certains exemples trahissent l’évolution du lexique.
3.4.1. ēsse « manger »
Quintilien utilise encore ēsse mais le lexème est totalement figé, tant
d’un point de vue morphologique, puisque ne sont plus attestées que les
formes normalisées les plus fréquentes - celles du présent de l’indicatif ou
de l’infinitif présent -, que d’un point de vue syntagmatique : il n’apparaît
plus que dans une vieille maxime attribuée à Socrate et dans la lexie bibere
et esse, attestée depuis Plaute (cf. aussi Inst. 8, 5, 23) :
QUINTILIEN, Inst. 9, 3, 85
Fit etiam adsumpta illa figura, qua uerba declinata repetuntur, quod
¢ntimetabol» dicitur : ‘non, ut edam, uiuo, sed, ut uiuam, edo’.
« Il y a antithèse également avec le jeu de la figure appelée
¢ntimetabol», où l’on reprend les mots sous une forme différente :
Non ut edam uiuo, sed ut uiuam edo (‘Je ne vis pas pour manger,
mais je mange pour vivre’) ».
QUINTILIEN, Inst. 11, 3, 136
Bibere aut etiam esse inter agendum, quod multis moris fuit et est
quibusdam, ab oratore meo procul absit.
« Boire ou même manger pendant sa plaidoirie, pratique qui a été
fréquente et qui l’est encore chez certains, est à éviter vivement par
l’orateur que je forme ».
La formulation est rhétorique. Quintilien place encore le lexème dans la
bouche d’un orateur puissant, mais l’emploi semble correspondre à un
usage « classique » (Vatinius était questeur la même année que Cicéron était
consul et a été légat de César) et précieux, dans le cadre d’un procès qui
exige habituellement que l’on soigne son langage :
QUINTILIEN, Inst. 6, 3, 60
Sunt quaedam ui similia, unde Vatinius dixit hoc dictum, cum reus
agente in eum Caluo frontem candido sudario tergeret idque ipsum
18
Cf. H. ZEHNACKER et J.-Cl. FREDOUILLE, 1993, p. 276 : « Sans doute, ce
cicéronianisme reste-t-il une création un peu artificielle ; malgré son habileté,
Quintilien n’arrive pas à dissimuler la distance chronologique, et donc linguistique,
qui le sépare de son modèle »
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
388
accusator in inuidiam uocaret : ‘quamuis reus sum’, inquit, ‘et
panem item candidum edo’.
« Il y a des rapprochements de sens : tel le mot de Vatinius, un jour
où il comparaissait comme accusé, et où, Calvus plaidant contre lui,
il s’essuyait le front avec un linge blanc et l’accusateur essayait de
faire mal voir cette attitude : ‘J’ai beau être accusé, répliqua
Vatinius, cela n’empêche pas que je mange du pain blanc’ » (trad. J.
Cousin).
3.4.2. comēsse « manger, dévorer »
Quintilien emploie également le préverbé, sans que celui-ci apparaisse
comme marqué. Les formes sont celles du parfait de l’indicatif ou du plusque-parfait du subjonctif, et elles appartiennent toutes à un discours direct
ou indirect (cf. aussi Inst. 6, 3, 93, § 1.1.2.) :
QUINTILIEN, Inst. 6, 3, 74
Defensionem imitatus est eques Romanus, qui obicienti Augusto,
quod patrimonium comedisset : ‘meum’, inquit, ‘putaui’.
« Quant à l’excuse, c’en est une imitation que présenta un chevalier
romain, à qui Auguste reprochait d’avoir mangé son patrimoine :
‘J’ai cru, dit-il, qu’il était à moi’ » (ibid.).
QUINTILIEN, Inst. 11, 3, 129
Reprehendenda et illa frequens et concitata in utramque partem
nutatio, quam in Curione patre inrisit et Iulius, quaerens, ‘quis in
luntre loqueretur’, et Sicinius : nam cum adsidente collega, qui erat
propter ualetudinem et deligatus et plurimis medicamentis delibutus,
multum se Curio ex more iactasset, ‘numquam’, inquit, ‘Octaui,
collegae tuo gratiam referes, qui nisi fuisset, hodie te istic muscae
comedissent’.
« Il faut blâmer aussi ce roulis continuel et rapide d’un côté sur
l’autre, qui a été raillé chez Curion le père par Julius demandant quel
était cet homme qui parlait dans une barque et par Sicinius : il était
assis en effet auprès de son collègue Octavius qui, en raison de son
état de santé, était enveloppé de bandages et couvert d’onguents
multiples et Curion, selon son habitude, s’était beaucoup démené :
‘Jamais, Octavius, dit Sicinius, tu ne pourras remercier ton collègue :
s’il n’avait pas été là, les mouches, aujourd’hui, t’auraient dévoré sur
place’ » (ibid.).
Le premier exemple est une conversation verticale : le dialogue a lieu
entre Domitius Afer, l’un des orateurs les plus renommés du temps de
Quintilien, et, ironie du sort, qui est mort dans un repas où il avait trop
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
389
mangé, et son intendant, personne moins cultivée. Le second exemple
reprend le long passage où Curion est raillé par Sicinius. Le choix du
lexème connoté peut naturellement soutenir la moquerie, tout comme il
souligne la voracité du chevalier romain dans le reproche d’Auguste. Mais
celle-ci n’est pas nécessairement connotée par le lexème, elle pourrait être
liée aux conditions d’énonciation, celles d’un discours oral. En l’absence
d’indication de l’intonation, il est impossible de se prononcer en faveur de
l’une ou l’autre interprétation. La traduction n’est en rien une aide car
l’ambiguïté demeure avec le français manger comme dévorer. Nous
voudrions souligner le risque qui apparaît, lorsque l’on étudie des paroles
rapportées au style direct, de reporter sur le lexique l’effet de sens véhiculé
par l’intonation.
3.4.3. cēnāre « manger (dîner) »
La seule occurrence de cēnāre se trouve dans l’énoncé d’un argument, au
sujet de jeunes gens de bonne famille :
QUINTILIEN, Inst. 7, 3, 31
‘Iuuenes, qui conuiuere solebant, constituerunt ut in litore
cenarent…’
« ‘Des jeunes gens, qui avaient l’habitude de se réunir en commun,
décidèrent de manger (dîner) au bord de la mer (…)’ ».
Comme le suggérait déjà l’emploi de cēnāre chez Cornélius Népos
(§ 3.3.1.), nous sommes en droit de nous demander si le lexème est encore
marqué par l’heure. L’argument relève d’un travail stylistique auquel se
prête volontiers cēnārent, forme plus soutenue que (com)ederent. Le lexème
correspond au niveau social des convives.
Il devient donc difficile de maintenir ēsse dans l’usage courant. À sa
place, on trouve son préverbé qui s’est bien installé dans la langue
quotidienne et a perdu ses sèmes spécifiques, tout en demeurant apte à
marquer le procès, selon les intentions discursives et intonatives du
locuteur. Cēnāre reste une variante de la langue parlée par les personnes de
haut niveau social.
3.5. Vescī et epulārī (variantes diaphasiques) // mandere
(variante marquée) : Tacite
Après les Histoires (publiées en 106), qui décrivaient l’Empire de 69 à
96, Tacite publia les Annales (écrites vers 115-117), qui sont consacrées à la
période qui suit la mort d’Auguste. Il y dépeint les mentalités et les mœurs
des hommes de son temps dans un style d’une étonnante précision et
concision, conforme à son modèle grec : « Le vocabulaire évite tout ce qui
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
390
est quotidien et banal, les termes techniques, les détails prosaïques ; il fait
assez souvent appel à des mots de la poésie »19. Ce commentaire convient
parfaitement aux verbes « manger » : Tacite ne recourt ni à ēsse, ni à
comēsse, ni à cēnāre. Ces absences doivent être signalées au même titre que
leurs emplois chez les autres auteurs : elles dévoilent inversement les
lexèmes soutenus, ceux qui n’avaient aucune chance d’être usuels dans la
langue parlée par le peuple.
3.5.1. uescī « manger ; dîner ; dévorer »
L’œuvre de Tacite atteste quatre fois le lexème poétique uescī au sens de
« manger ». Le procès est considéré dans son aspect le plus élémentaire, à
côté des actions banales de « se lever » ou de « dormir » :
TACITE, An. 1, 49, 1
Non proelio, non aduersis e castris, sed isdem e cubilibus, quos
simul uescentes dies, simul quietos nox habuerat, discedunt in
partes, ingerunt tela.
« Les combattants ne s’avancent point, de deux camps opposés, sur
un champ de bataille : c’est au sortir des mêmes lits, après avoir
mangé la veille aux mêmes tables, goûté ensemble le repos de la
nuit, qu’ils se divisent et s’attaquent » (trad. H. Bornecque).
Vescī sert aussi à remplacer les lexèmes que cherche à éviter Tacite dans
son refus du style oral. Aussi vient-il en remplacement du lexème courant
pour signifier « dîner », cēnāre, ou « dévorer », (dē)uouāre. Il ne s’agit que
d’une variation diaphasique car ces remplacements se limitent au travail
littéraire :
TACITE, An. 4, 59, 1
Vescebantur in uilla, cui uocabulum Speluncae…
« Ils dînaient dans une résidence qui s’appelle Spélunca (…) ».
TACITE, Agr. 28, 2
… saepe uictores, aliquando pulsi, eo ad extremum inopiae uenere,
ut infirmissimos suorum, mox sorte ductos uescerentur.
« (…) Souvent victorieux, parfois défaits, ils tombèrent dans un
dénuement extrême au point qu’ils en vinrent à manger les plus
faibles d’entre eux, puis ceux que le sort désignait »20.
19
H. ZEHNACKER et J.-Cl. FREDOUILLE, 1993, p. 299.
Le composé carni-uore dont le second terme est fait sur le lexème uouāre
« dévorer » le suggère.
20
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
391
3.5.2. epulārī « manger ; dîner »
Tacite emploie à 13 reprises epulārī, qui signifie habituellement
« festoyer ». Mais le sème spécifique semble être neutralisé : il n’est pas
question d’une fête ou d’un banquet particulier, mais simplement du repas
principal, le seul vrai repas de la journée pour les Romains, qui se déroule
ordinairement (cf. quotiens) avec la famille et quelques amis :
TACITE, An. 15, 60, 4
…Tum ipsi cum Pompeia Paulina uxore et amicis duobus epulanti
mandata imperatoris edidit.
« Sénèque était à table avec sa femme Pompéia Paulina et deux de
ses amis, quand il lui exposa le message de l’empereur » (trad. H.
Bornecque).
TACITE, Hist. 1, 24, 1
…Paulatim progressus est, ut per speciem conuiuii, quotiens Galba
apud Othonem epularetur, cohorti excubias agenti uiritim centenos
nummos diuideret.
« (…) Il en vint insensiblement au point que, sous prétexte de donner
un repas à la cohorte de garde, chaque fois que Galba mangeait chez
Othon, il lui distribuait cent sesterces par tête ».
C’est davantage le moment, le lieu du repas (dum apud ; paucos post
dies… apud se) qui importe (cf. aussi An. 11, 3, 2).
TACITE, An. 14, 48, 1
…probrosa aduersus principem carmina factitauit uulgauitque
celebri conuiuio, dum apud Ostorium Scapulam epulatur.
« (…) Il composa des vers injurieux contre le prince et les lut devant
de nombreux convives, à un repas chez Ostorius Scapula ».
TACITE, An. 11, 2, 2
…adeo i naro Caesare, ut paucos post dies epulantem apud se
maritum eius Scipionem percontaretur, cur sine uxore discubuisset…
« (…) Ce fut tellement à l’insu du prince que, peu de jours après,
Claude demanda à Scipion, le mari de Poppéa, qui mangeait chez lui,
pourquoi il était venu sans sa femme (…) ».
Par extension, dès lors que le sème spécifique du « festin » est effacé,
epulārī s’emploie au sujet de soldats étrangers qui se restaurent, le soir,
après une journée de combats :
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
392
TACITE, Hist. 4, 29, 1
…congestis circum lignis accensisque, simul epulantes, ut quisque
uino incaluerat, ad pugnam temeritate inani ferebantur.
« (…) Les barbares avaient fait de grands amas de bois qu’ils avaient
allumés, et tout en mangeant, à mesure que le vin les avait échauffés,
il s’élançaient chacun au combat avec une témérité folle » (trad. H.
Goelzer).
Tout comme uescī, il reçoit aussi l’acception de « dîner », comme invite
à le penser l’exemple suivant où à epularetur répond le nom du « dîner »,
cenam :
TACITE, An. 6, 5, 1
…Cum die natali Au ustae inter sacerdotes epularetur, nouendialem
eam cenam dixisse…
« (…) Alors qu’il dînait au milieu des prêtres pour célébrer le jour
natal d’Augusta, il avait traité ce dîner de banquet funèbre (…) ».
Etant donné que les lexèmes uescī et epularī, tous deux déponents,
fonctionnent sous le stylet de Tacite d’une manière identique, nous
proposons d’opter pour la même traduction dans le passage suivant :
TACITE, An. 13, 16, 1
Mos habebatur principum liberos cum ceteris idem aetatis nobilibus
sedentes uesci in adspectu propinquorum propria et parciore mensa.
Illic epulante Britannico, quia cibos potusque eius delectus ex
ministris gustu explorabat, ne omitteretur institutum aut utriusque
morte proderetur scelus, talis dolus repertus est.
« Selon l’usage, les fils des princes mangeaient assis avec les autres
nobles de leur âge, sous les yeux de leurs parents, à une table séparée
et plus frugale. C’est là que Britannicus mangeait. Puisqu’un
serviteur sûr goûtait sa nourriture et sa boisson, pour que cet usage
ne soit pas laissé de côté et que le crime ne soit pas trahi par la mort
de l’un et l’autre, on imagina ce stratagème ».
Le syntagme [Illic] epulante ne fait que reprendre synthétiquement la
proposition précédente uesci [in adspectu propinquorum propria et parciore
mensa]. Cette reprise est thématique : elle pose de nouveau le cadre de la
scène et insiste sur la machination du meurtre.
3.5.3. mandere « ronger, manger »
Tacite emploie une seule fois mandere « ronger », mais cette occurrence
est importante dans notre examen :
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
393
TACITE, An. 6, 23, 2
Drusus deinde exstinguitur, cum se miserandis alimentis, mandendo
e cubili tomento, nonum ad diem detinuisset.
« Drusus mourut ensuite, réduit à ronger la bourre de son lit, affreuse
nourriture, avec laquelle il traîna sa vie jusqu’au neuvième jour »
(trad. H. Bornecque).
Or c’est le même verbe qu’utilise Suétone dans la relation de cet épisode :
SUÉTONE, Tib. 54, 4
Putant… Druso autem adeo alimenta subducta, ut tomentum e
culcita temptauerit mandere…
« On croit… que Drusus fut complètement privé de nourriture, au
point qu’il essaya de manger la bourre de son matelas (…) » (trad. H.
Ailloud).
Les éditeurs choisissent de traduire mandere à l’aide de ronger ou
manger21. Dans les deux récits, la bourre du matelas est assimilée à un
aliment, alimentis chez Tacite, alimenta chez Suétone. Il s’agit bien de
l’action élémentaire de « manger » un aliment. Mais il y a aussi l’image
sous-jacente d’un Drusus réduit à « ronger » son matelas comme une souris.
La locution doit certainement répéter la formule orale des sujets parlants
latins en train de commenter eux-mêmes l’épisode : la langue parlée
affectionne le lexique imagé, qui accentue efficacement le pittoresque, la
saveur de l’anecdote. En transcrivant fidèlement ce langage, les historiens
authentifient leur documentation en même temps qu’ils nous dévoilent un
peu de la langue parlée à l’époque des faits : en l’an 33 après J.-C., mandere
était probablement usité à l’oral en tant que lexème marqué, en regard du
neutre et courant comēsse22. Les illustrations ne manquent pas chez Pline
l’Ancien, par exemple : mandere apparaît parallèlement à uescī et à ēsse :
PLINE l’ANCIEN, 8, 18, 46
Raros in potu, uesci alternis diebus, a saturitate interim triduo cibis
carere ; quae possint, in mandendo solida deuorare…
21
C’est avec le verbe français dévorer qu’Alexandre Dumas choisit de traduire
l’expression (Le Corricolo, Chapitre XXXIII).
22
Cette concurrence entre le terme de base et le terme marqué, coloré, se retrouve en
français : normalement une étoffe est mangée par les mites, certains diront avec plus
d’intensité dévorée par les mites. Nous avons même lu un article parlant d’une
dépouille d’animal empaillé dévorée par des mites voraces avec un double
marquage.
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
394
»
« [Les lions mâles] boivent rarement, ne mangent qu’un jour sur
deux ; repus, ils restent parfois trois jours sans manger ; ils dévorent
les plus gros morceaux qu’ils peuvent ronger (…) ».
PLINE l’ANCIEN, 8, 10, 29
Et terram edisse iis tabificum est, nisi saepius mandant ; deuorant
autem et lapides… Mandunt ore, spirant et bibunt…
« Il est mortel pour [les éléphants] de manger de la terre, à moins
qu’ils ne la mangent souvent ; ils avalent aussi des pierres (…). Ils
mangent avec la bouche ; ils respirent, boivent (…) ».
Pline l’Ancien emploie aussi mandere au sujet d’hommes pour ironiser
sur leur façon de manger (cf. 8, 10, 31 ; 8, 78, 210).
3.6. Cēnāre (variante
marquée) : Pline le Jeune
non
marquée)
/
uescī (variante
Les Lettres de Pline le Jeune, que nous avons déjà présentées au sujet des
lexèmes « guérir » (§ 3.5.), marquent également une évolution majeure pour
« manger », une rupture précisément : ēsse et comēsse ne sont nulle part
attestés. Les seuls lexèmes qu’il emploie sont cēnāre (7 fois) et uescī (une
fois). Tout se passe comme si comēsse était passé de mode, sorti de la
langue parlée à Rome, et était purement et simplement remplacé par cēnāre.
3.6.1. cēnāre « dîner ; manger »
Cēnāre peut désigner un repas qui a lieu dans la soirée (cf. aussi Ep. 2, 6,
1 ; 6, 16, 12 ; 7, 4, 6 ; 9, 36, 4).
PLINE le JEUNE, Ep. 1, 15, 4
Potes apparatius cenare apud multos, nusquam hilarius, simplicius,
incautius.
« Vous pouvez dîner chez beaucoup d’autres plus copieusement,
nulle part avec plus de gaieté, plus de franchise, plus d’abandon ».
Cēnāre apparaît aussi bien dans les parties narratives que dans les
discours directs, au sein d’une même lettre :
PLINE le JEUNE, Ep. 4, 22, 4 et 6
Cenabat Nerua cum paucis… Et Mauricus : ‘nobiscum cenaret’.
« Nerva mangeait avec quelques amis (…). ‘Il mangerait avec nous’,
répondit Mauricus ».
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
395
Le lexème est donc usuel, fréquent et il est placé dans la bouche des
sujets parlants contemporains de Pline le Jeune. Il s’agit probablement d’un
nouveau stade dans la genèse de l’évolution du supplétisme : ēsse a été
évincé par comēsse, lui-même remplacé à son tour par cēnāre dans l’usage
des sujets parlants de Rome. Comēsse demeure sans doute, mais dans des
parlers provinciaux, soit dans la campagne romaine soit dans une vieille
colonie : il accompagne la progression de l’Empire vers les régions
hispaniques, qui le conserveront, tandis que le parler citadin de Rome
continue son propre renouvellement lexical.
3.6.2. uescī « manger »
La seule occurrence de uescī est teintée de poésie : le repas évoqué a lieu
dans le cadre bucolique d’une source montagneuse du pays de Pline (cf. Ep.
4, 30, 3).
3.7. Ēsse et comēsse (archaïques) / cēnāre (variante non
marquée) // uescī (variante diaphasique) : Martial
Martial, vers 84, publie un recueil en deux livres, les Xenia et les
Apophoreta. Les Xenia décrivent essentiellement des victuailles et des
boissons. Le poète applique ensuite la forme de l’épigramme à une peinture
critique de la société romaine dans onze livres d’Épigrammes, publiés de 85
à 96. Le livre XII, où le poète parle beaucoup de l’Espagne, ne parut
qu’après le retour à Bilbilis, en 101 ou 102. Dans ces petites pièces
mordantes, pleines de vie et de verve, Martial fait entrer presque tous les
sujets, surtout ceux de la vie quotidienne les plus prosaïques. Ses poèmes
constituent une documentation importante pour les phénomènes supplétifs.
L’étude des lexèmes « manger » permet de montrer comment le poète évite
au fil du temps, épigramme après épigramme, la recherche stylistique,
rhétorique ou affectée, et affectionne le style oral. Martial n’utilise pas
mandūcāre, mais 18 fois ēsse, 5 fois comēsse, 40 fois cēnāre et 2 fois uescī.
La prédominance de cēnāre confirme la place du lexème dans les
remplacements non marqués de l’hyperonyme.
3.7.1. ēsse « manger ; dévorer »
L’évolution du lexème ēsse dans les épigrammes de Martial est éloquente :
il apparaît surtout dans ses premières épigrammes, celles des Xenia (=
Epigram. 13 dans les éditions modernes) et des Apophoreta (= Epigram. 14).
Toutes les formes athématiques, le subjonctif esset et l’infinitif esse sont dans
ces deux livres. Si le verbe est employé dans les autres livres des
Epigrammata, c’est toujours sous la forme thématique et dans une acception
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
396
marquée. Lorsque Martial commence à s’essayer à la poésie, il utilise plutôt la
langue littéraire, académique, d’où le recours aux formes athématiques, dans
un emploi hyperonymique (cf. aussi Epigram. 13, 44, 1 et 14, 70, 1, esse ; 13,
41, 2, 13, 67, 2 et 14, 69, 2, edat ; 14, 73, 2, edit ; 13, 18, 2, edisti) :
MARTIAL, Epigram. 13, 20, 2
Nursinas poteris parcius esse pilas.
« Tu pourras manger avec plus de parcimonie les navets ronds de
Nursia ».
Dans les six premiers livres, l’emploi est encore archaïsant et rhétorique
(cf. aussi 3, 44, 15 ; 3, 60, 10 ; 5, 29, 4 ; 6, 75, 4 ; 8, 68, 4 ; 11, 31, 4-5). Le
poète revient aux sources du lexique et se sert du vieux lexème avec la
même acception figurée que chez Plaute :
MARTIAL, Epigram. 11, 91, 7
Ipsaque crudeles ederunt oscula morbi
« L’impitoyable maladie a dévoré le siège même des baisers ».
Ce procédé est purement littéraire. L’emploi du préverbé paraît tout aussi
rhétorique.
3.7.2. comēsse « manger ; dévorer (figuré) »
Le procès dénoté par comēsse est marqué par le sème « entièrement ».
Martial réactive le sens classique du lexème : ce qui est marqué, c’est la
fréquence ou la durée du procès, qui font qu’une grande quantité de
nourriture est avalée (cf. aussi 11, 18, 6).
MARTIAL, Epigram. 5, 39, 19-20
Iro pauperior forem, Charine, / si conchem totiens meam comesses.
« Je serais aujourd’hui plus pauvre qu’Irus, Charinus, si tu avais
mangé autant de fois un plat de fèves venu de chez moi ».
MARTIAL, Epigram. 7, 67, 9-12
Nec cenat prius aut recumbit ante / quam septem uomuit meros
deunces ; / ad quos fas sibi tunc putat redire, / cum coloephia
sedecim comedit.
« Jamais elle ne mange, jamais elle ne s’attable avant d’avoir vomi sept
mesures de vin pur ; et elle se croit le droit d’en avaler encore autant
lorsqu’elle a mangé seize de ces pains apprêtés pour les lutteurs ».
Martial ne recourt pratiquement pas à comēsse et le maintient plutôt dans
son emploi figuré : il s’agit de « dévorer » quelqu’un des yeux ou de
« dévorer » tout son argent, actions qui devaient reposer sur des expressions
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
397
triviales lexicalisées. Aussi, en raison de l’ancienneté de l’expression, le
verbe conserve-t-il son ancien sème spécifique de la voracité :
MARTIAL, Epigram. 9, 59, 3
inspexit molles pueros oculisque comedit.
« Il a inspecté les jeunes et doux esclaves et les a dévoré des yeux ».
MARTIAL, Epigram. 5, 70, 5
O quanta est gula, centiens comesse !
« Dévorer un million de sesterces, quelle voracité ! »
3.7.3. cēnāre « manger ; dîner »
Inversement, les vers de Martial confirment la fréquence de cēnāre dans la
langue parlée au sens hyperonymique de « manger », par perte du sème
spécifique de l’heure. Le repas peut se dérouler dans l’après-midi (cf. aussi
12, 50, 7) :
MARTIAL, Epigram. 12, 17, 4-5
Gestatur tecum pariter pariterque lauatur ;
cenat boletos, ostrea, sumen, aprum.
« [La fièvre] va en litière avec toi ; avec toi elle va aux bains : elle
mange des champignons, des huîtres, de la tétine et du sanglier ».
Le procès est ainsi envisagé en tant que générique, à côté d’autres procès
envisagés dans l’absolu comme « boire », « demander », sans complément :
MARTIAL, Epigram. 1, 68, 3
Cenat, propinat, poscit, negat, innuit…
« Il mange, il boit, il demande, il dit non, il dit oui ».
MARTIAL, Epigram. 3, 12, 4-5
Qui non cenat et unguitur, Fabulle, / hic uere mihi mortuus uidetur.
« Celui qui ne mange pas, qui est parfumé, Fabullus, celui-là est en
vérité, à mon avis, un mort ».
C’est en tant que terme générique que cēnāre peut aussi servir à dénoter le
dîner : les Romains aisés dînaient souvent le soir en ville, foris (cf. aussi
Epigram. 2, 69, 1 et 4) :
MARTIAL, Epigram. 2, 53, 3
Liber eris, cenare foris si, Maxime, nolis.
« Tu seras libre, Maximus, si tu refuses les dîners en ville ».
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
398
3.7.4. uescī « manger »
Vescī demeure une variante diaphasique de la langue poétique. Il apparaît
à deux reprises, l’une dans le contexte bucolique d’une métairie de
Campanie (cf. Epigram. 3, 58, 43), la seconde dans une comparaison entre
le festin des dieux et celui de César Domitien (cf. Epigram. 8, 49, 8) :
Les épigrammes de Martial permettent de confirmer l’absence de
comēsse dans l’usage de la langue de la fin du Ier siècle et son maintien en
littérature, essentiellement dans une acception figurée ou dans des
expressions figées. La langue parlée l’a déjà renouvelé par un autre lexème,
cēnāre, qui à son tour va être chassé au profit d’un terme plus marqué.
3.8. Comēsse (archaïque) / cēnāre (première variante non
marquée), mandūcāre (seconde variante non marquée) // uescī (variante
diaphasique) // epulārī et mandere (termes marqués) : Suétone
Polygraphe, avant tout biographe, Suétone est connu pour ses Vies des
Douze Césars, qui dessinent le portrait des empereurs, depuis Jules César
jusqu’à Domitien, et qui ont été publiées entre 119 et 122. La critique
reconnaît généralement la vivacité de ses portraits, rédigés dans une prose
simple et précise, visant avant tout à l’efficacité, et dépourvue de la
phraséologie archaïsante et rhétorique qui encombre la littérature
contemporaine. Elle risque donc de livrer des renseignements précieux sur
la langue parlée du début du IIème siècle. Alors que Tacite, son aîné de
quinze ans, privilégiait le terme poétique, l’œuvre de Suétone semble
refléter davantage la richesse de la langue parlée : il emploie non seulement
les lexèmes bien attestés depuis longtemps comēsse (2 fois), cēnāre (12
fois), epulārī (6 fois), uescī (4 fois), mais encore des lexèmes moins
fréquents comme mandere (3 fois) et mandūcāre (une seule fois).
3.8.1. comēsse « manger »
Suétone n’emploie pas le très vieux lexème ēsse, inusité en dehors de la
langue littéraire rhétorique et savante. Son préverbé n’est guère usité et il
sert peut-être à donner la couleur d’une époque. Il n’apparaît que dans la
biographie d’Auguste et dans la bouche de sujets parlants contemporains à
cet empereur, ainsi en 31 avant J.-C., à une époque donc où le lexème était
encore bien employé :
SUÉTONE, Aug. 70, 2
…omne frumentum deos comedisse…
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
399
« (…) [Le lendemain on s’écriait que] ‘les dieux avaient mangé tout
le blé (…)’ ».
Ce festin est donné au retour d’Actium. En plaçant le lexème usuel de
l’époque dans la parole rapportée, le biographe cherche peut-être à coller au
près de la langue de l’époque, à respecter fidèlement une parole historique.
3.8.2. cēnāre « manger (dîner ?) »
Mais, plusieurs années après, c’est à cēnāre que recourt Auguste en
s’adressant à une personne de même rang social que lui :
SUÉTONE, Aug. 71, 2
‘cenaui, ait, mi Tiberi, cum isdem…’
« ‘Mon cher Tibère, dit-il, j’ai mangé (dîné ?) avec les mêmes
personnes (…)’ ».
Ce témoignage de l’évolution de la langue confirme la prédilection de la
langue parlée par les gens cultivés du Ier siècle après J.-C. pour la première
variante en -āre de (com)ēsse. Suétone, qui semble épouser les changements
linguistiques des différentes époques qu’il raconte, signale que cēnāre passera
lui aussi de mode : autant ses formes sont variées dans la vie d’Auguste (cf.
aussi Aug. 64, 3 ; 74, 1), autant à partir de la vie de Néron il n’apparaît plus
qu’au participe présent (cf. Ner. 33, 3, cenanti ; Oth. 6, 1, cenantem ; Vesp. 5,
6, cenante ; Dom. 15, 3, cenanti ; Dom. 17, 1, cenantem). Un autre lexème
vient s’imposer dans le renouvellement lexical, comme le suggère le
mandūcāuī de la vie d’Auguste (Aug. 76, 2-5, cf. § 1.3.3.), qui relève d’un
plus bas niveau de langue.
3.8.3. mandūcāre « manger »
Nous avons montré au § 1.3.4. que la seule attestation de mandūcāre
des Vies des douze Césars fonctionne en concurrence avec tous les autres
lexèmes « manger » qu’a connus la langue latine au cours des divers
renouvellements du vieil orthonyme ēsse. Cette variété reflète sans doute
les différents états des langues parlées à Rome, dans la campagne du
Latium ou dans les provinces.
3.8.4. uescī « manger ; dîner »
Vescī est employé, selon une variation diaphasique, au sens de « manger »
ou de « dîner » (cf. aussi Claud. 32, 1, uescerentur ; Cal. 18, 2, uescenti) :
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
400
SUÉTONE, Dom. 4, 5
Congiarium populo nummorum trecentorum ter dedit atque inter
spectacula muneris largissimum epulum. Septimontiali sacro quidem
senatui equitique panariis, plebei sportellis cum obsonio distributis,
initium uescendi primus fecit…
« Il fit trois fois distribuer au peuple trois cents sesterces par tête, et
lui offrit, au cours d’un spectacle, un festin des plus magnifiques,
lors des fêtes du Septimontium : dans cette circonstance, les vivres
furent distribués aux sénateurs et aux chevaliers dans des corbeilles à
pain, à la plèbe dans de petits paniers, et ce fut lui-même qui donna
le signal de manger (…) » (trad. H. Ailloud).
3.8.5. epulārī « festoyer »
Aucun changement n’affecte le lexème marqué par la bombance (cf. Aug.
35, 3, epulandi ; Tib. 42, 1, epulando ; Cal. 32, 3, epulantium ; Claud. 44,
2, epulanti ; Ner. 20, 2, epulatus ; Dom. 9, 1, epulata).
3.8.6. mandere « dévorer »
Mandere était sans doute vivant dans la langue parlée imagée.
Il relève toujours de « ragots »23, de commérages médisants, que Suétone
prend plaisir à retranscrire (cf. creditur) en raison sans doute de leur
caractère piquant et amusant. Que ce soit au sujet de Drusus (cf. § 3.5.3.),
que de Paetus Thrasea ou de Vitellius, on s’amuse des bavardages de
l’époque incertains (cf. cuidam) et exagérés (cf. la surenchère hyperbolique
non profundae modo sed intempestiuae quoque ac sordidae gulae ; les
exagérations umquam, ullo et paene rapta e foco) :
SUÉTONE, Ner. 37, 2
Creditur etiam polyphago cuidam Aegypti generis crudam carnem et
quidquid daretur mandere assueto, concupisse uiuos homines
laniandos absumendosque obicere.
« On dit même qu’il voulut donner des hommes vivants à déchirer et
à dévorer à un certain glouton, un Égyptien habitué à mettre en
pièces de la chair crue et tout ce qu’on lui présentait ».
23
Ce mot lui-même provient d’un même renouvellement de la langue parlée
toujours à l’affût d’expressions imagées : il repose sur le verbe ragoter « grogner
comme un sanglier ».
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
401
SUÉTONE, Vit. 13, 3
Vt autem homo non profundae modo sed intempestiuae quoque ac
sordidae gulae, ne in sacrificio quidem umquam aut itinere ullo
temperauit, quin inter altaria ibidem statim uiscus et farra paene
rapta e foco manderet circaque uiarum popinas fumantia obsonia
uel pridiana atque semesa.
« Non seulement sa gloutonnerie était sans bornes, mais elle ne
connaissait point d’heure ni de répugnance, car même durant un
sacrifice ou en voyage, il ne put jamais se retenir de dévorer aussitôt,
sur place, devant l’autel, les entrailles et les pains de froment,
qu’il arrachait presque du feu, et dans les cabarets, le long de la
route, les mets encore fumants ou les restes de la veille et les
victuailles déjà entamées » (trad. H. Ailloud).
3.9. Ēsse et comēsse (archaïques) / cēnāre (première variante
non marquée), mandūcāre (seconde variante non marquée) // uescī
(variante diaphasique) // epulārī et mandere (termes marqués) : Apulée
Apulée, auteur du IIème siècle après J.-C., originaire d’Afrique, nous
intéresse pour le bond dans le temps et dans l’espace que nous réalisons
grâce à lui et surtout pour la diversité de registres que ses textes offrent. Les
lexèmes étudiés sont attestés dans quatre de ses œuvres. Le De Platone et
eius dogmate est une œuvre philosophique, une sorte de catéchisme
platonicien. Ses Florida, recueil de morceaux oratoires sur toutes sortes de
sujets, sont dans le style maniériste de l’époque. L’Apologia est un
témoignage de l’éloquence judicaire de son temps. Enfin, les
Metamorphoses, composées vers 170 après J.-C., est un récit moins subtil à
la première personne d’un jeune homme-âne plutôt gourmand. Dans cette
œuvre hybride, il y en a pour tous les goûts, du mystique au frivole, du
tragique à la gaudriole. Les personnages viennent de tous les milieux. Ce
pot-pourri de genres et de ton est un document pour l’histoire de la langue
latine en Afrique au IIème siècle24, mais nous garderons à l’esprit que ces
éléments disparates composent une langue littéraire, un sermo milesius. De
fait, ce n’est que dans les ouvrages les plus rhétoriques que l’on trouve
comēsse, epulārī et uescī. Seules les Métamorphoses attestent tous les
lexèmes, à l’exception de comēsse. Sur l’ensemble de son œuvre, Apulée
atteste cēnāre (8 occurrences), ēsse (2 fois), comēsse (une fois), mandere
(une fois), mandūcāre (une fois), uescī (une fois) et epulārī (une fois).
24
Certains modèrent l’influence du latin parlé en Afrique sur les choix d’Apulée. H.
ZEHNACKER et J.-Cl. FREDOUILLE, 1993, p. 332, sont très réservés : « La langue et le
style des Métamorphoses nous paraissent être essentiellement une création
d’Apulée ».
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
402
3.9.1. ēsse « manger »
Apulée atteste encore le très vieux lexème, mais dans des contextes bien
précis. Le premier offre la forme impersonnelle du présent passif, forme
attestée par Plaute et Sénèque, avec le verbe « boire » du latin courant,
bibere, ou de la langue quotidienne, potāre (cf. aussi SÉNÈQUE, Ir. 3, 15, 3,
sic estur apud illos, sic bibitur) :
APULÉE, Met. 4, 8, 3
Estur ac potatur incondite… ac iam cetera semiferis Lapithis
cenan<t>ibus Centaurisque similia.
« On mange et on boit hors de toute mesure (…). C’était en tout un
vrai festin des Lapithes et des Centaures, moitié bêtes et moitié
hommes ».
Il s’agit d’une réminiscence littéraire, qui sert à propos le style
burlesque : Apulée donne une image amusante et ridicule de la gloutonnerie
des brigands, par contraste entre le sujet, tout à fait prosaïque d’un repas
ordinaire, et le choix d’un lexique et d’une comparaison mythologique qui
se veulent nobles. La seconde occurrence apparaît au livre 11 des
Métamorphoses, livre isiaque et mystique, dans la bouche même d’un prêtre
qui achève l’initiation du personnage. Le choix du lexème, sous une forme
athématique depuis longtemps tombée en désuétude, concourt à
l’ésotérisme de l’initiation. Seuls les initiés (c’est-à-dire les lecteurs lettrés)
pouvaient comprendre une telle forme, très certainement « sibylline » à tout
Africain non cultivé ou nourri de la rhétorique classique :
APULÉE, Met. 11, 23, 2
… illud plane cunctis arbitris praecepit, decem continuis illis diebus
cibariam uoluptatem coercerem neque ullum animal essem et
inuinius essem.
« Puis à haute voix, et devant l’assistance, il m’imposa dix jours
d’abstinence, pendant lesquels je ne pouvais manger d’aucune
substance animale, ni boire de vin.
3.9.2. comēsse « manger »
De même, le recours à comēsse confirme la sortie du lexème de la langue
quotidienne. Il n’apparaît plus qu’une seule fois, dans un texte apologétique
qui puise dans l’art oratoire des siècles précédents, plus précisément dans un
argument spécieux. La forme ne doit en rien refléter la langue parlée du IIème
siècle :
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
403
APULÉE, Apol. 41
… atqui maius crimen est p ilosop o comesse piscis quam inspicere.
« (…) Eh bien, c’est une plus grande faute pour un philosophe de
manger les poissons que de les regarder ».
3.9.3. cēnāre « manger ; dîner »
Cēnāre est toujours polysémique : il sert aussi bien pour les dîners que
pour les déjeuners (cf. Met. 1, 22, 6, cenare ; 1, 26, 7, cenatus). Mais il
semble appartenir à un niveau de langue soutenu. Il reste limité au repas de
riches personnages (cf. 10, 20, cenati e triclinio domini). Aussi, lorsque
cēnāre est employé pour un repas bien moins raffiné, le foin de l’âne par
exemple, il procède d’une intention comique. C’est parce que le locuteur
l’associe à de copieux dîners que naît la discordance entre cēnārem et son
objet asperrimum faenum :
APULÉE, Met. 10, 13, 7
Nec enim tam stultus eram tamque uere asinus, ut dulcissimis illis
relictis cibis cenarem asperrimum faenum.
« Car je n’étais pas assez sot ni vraiment âne pour laisser de côté
toutes ces nourritures délicieuses et dîner de foin terriblement sec ».
Lucius a plutôt en tête de dîner des « bons morceaux » que ses patrons
rapportent dans leur chambre, « du porc, du poulet, du poisson, des pains,
des pâtés, des croissants, des cornes de gazelles, des tortillons et beaucoup
de pâtisseries sucrée ». De même, Apulée cherche à faire rire le lecteur en
comparant le repas du cheval au banquet de la confrérie romaine des
Saliens, prêtres de Mars, dont la bonne chère était proverbiale.
APULÉE, Met. 4, 22, 5
Enim nobis anus illa recens ordeum adfatim et sine ulla mensura
largita est, ut equus quidem meus tanta copia et quidem solus potitus
sali<ar>es se cenas <cenare> crederet.
« Pour nous, la vieille nous distribua en abondance de l’orge fraîche,
sans nous la mesurer, si bien que mon cheval, devant une telle
abondance, dont il était d’ailleurs le seul bénéficiaire, se croyait
attablé chez les Saliens » (trad. P. Grimal).
3.9.4. mandūcāre « mâcher ou manger »
Il n’est pas possible pour saisir le sens de mandūcāre chez Apulée de
trancher catégoriquement entre « mâcher » et « manger » :
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
404
APULÉE, Met. 4, 22, 6-7
Nec me tamen instanter ac fortiter manducantem uel somnus
imminens impedire potuit. Et quamquam prius, cum essem Lucius,
unico uel secundo pane contentus mensa decederem, tunc uentri tam
profundo seruiens iam ferme tertium qualum rumigabam.
« Mais moi je continuais à mâcher/manger [le pain] avec patience et
courage, même le sommeil qui m’envahissait ne put m’arrêter. Et
alors qu’autrefois, lorsque j’étais Lucius, il me suffisait d’un pain ou
deux avant de quitter la table, pour satisfaire un ventre aussi profond
que celui que j’avais maintenant j’en étais déjà à ruminer ma
troisième corbeille » (ibid.).
Manducantem fonctionne parallèlement à rumigabam, verbe tardif dont
le sens non plus n’est pas clair : Pierre Grimal choisit de traduire le premier
par « mâcher », le second par « ruminer », alors que Paul Vallette dans la
CUF considère qu’ils signifient « avaler ». Soit mandūcāre n’a toujours pas
évolué et n’est toujours pas employé dans la langue parlée au sens de
« manger », soit Apulée réactive un verbe qui a été désémantisé par un
retour étymologique explicité par l’autre verbe, rumigabam, qu’il est
d’ailleurs le premier à attester. Ou bien plutôt il pourrait trahir une évolution
de la langue de son époque qui choisit un lexème propre au départ aux
animaux pour dénoter le procès humain de « manger ». En les comparant à
l’âne qui mâche sa nourriture, Apulée, qui connaît le latin de Rome et qui
sait d’où vient le verbe, se moquerait ainsi des sujets parlants africains qui
adoptent ce terme sans savoir le sens premier du verbe. Nous optons plutôt
pour cette interprétation car le latin chrétien, qui naît vers la fin du II ème
siècle en Afrique, atteste abondamment mandūcāre, qu’il tire ainsi du fonds
latin endogène. De plus, dans sa simplicité, le lexème était parfaitement
adéquat pour participer à la transmission du message biblique qui se voulait
accessible à tous.
3.9.5. uescī « se nourrir »
Vescī appartient à une langue soutenue et n’apparaît donc que dans un
ouvrage rhétorique (cf. Flor. 12, est psittacus, glande qui uescitur « c’est le
perroquet qui se nourrit de glands »).
3.9.6. epulārī « festoyer »
C’est dans le même ouvrage qu’apparaît la seule occurrence de epulārī,
au sens marqué de « festoyer » (cf. Flor. 23, epulantur).
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
405
3.9.7. mandere « manger »
Comme chez Suétone, mandere est placé dans la bouche d’un locuteur,
qui rapporte un fait avec exagération (cf. mira), rien de moins qu’un dragon
dévorant sa jeune proie :
APULÉE, Met. 8, 21, 3
At ille modicum commoratus refert sese buxanti pallore trepidus
<et> mira super conseruo suo renuntiat : conspicatum se quippe
supinato illi et iam ex maxima parte consumpto immanem draconem
mandentem insistere.
« Mais le messager, au bout d’un instant, revient, pâle comme bois
de buis, tout tremblant, et rapporte sur son camarade des nouvelles
extraordinaires : il l’a vu étendu sur le dos, plus qu’à moitié dévoré
par un énorme dragon qui le mangeait en se tenant sur lui » (ibid.).
Le lexème qui semble donc s’installer dans l’usage est mandūcāre : il
conserve sa référence première à l’action concrète et particulière de
mastiquer les aliments et de les avaler, et son emploi entraîne la
spécialisation de comēsse au sens de « se nourrir » en général, dans le latin
de la Vulgate25.
3.10. Comēsse et mandūcāre (variantes diatopiques) // uescī et
epulārī (termes marqués) : Grégoire de Tours
La langue de Grégoire de Tours, qui a rédigé l’Histoire des Francs
(commencée apparemment vers 575-576 et achevée en 592), est éloignée du
latin classique, qu’il connaissait malgré ses dénégations26. Le sermo
cotidianus et le sermo scholasticus s’y mêlent : adopté depuis moins d’un
siècle (vers 450), le latin est la langue de l’élite, mais, nous dit déjà
Grégoire, « le culte des belles lettres est en décadence et même il se meurt
dans les villes de Gaule ». Sa langue nous permet toutefois de poser un
nouveau jalon dans la genèse du supplétisme. Il y a tout d’abord un grand
absent dans son œuvre, cēnāre, variante qui devait appartenir à la langue
parlée à Rome et qui n’était pas sorti des murs de la ville. En revanche,
Grégoire de Tours atteste bien comēsse (14 occurrences) et recourt aussi à
mandūcāre (2 fois), uescī (2 fois) et epulārī (6 fois).
25
Il faut sans doute isoler un idiolecte distinct du latin des chrétiens : le latin de la
Vulgate présente des particularités lexicales qui font que les sens bibliques ne sont pas
toujours les sens chrétiens.
26
Il ne cesse de se dire ignorant et médiocre latiniste et de prouver que son point
faible est la grammaire, et se qualifie lui-même d’inops litteris, stultus, idiota. Cet
auteur fait ce qu’il peut, car, à son époque, le système graphématique n’est pas
adapté au système phonématique. Il parle la langue de son temps, mais il fait des
efforts pour avoir un style conservateur.
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
406
3.10.1. comēsse « manger ; se nourrir de »
L’emploi de comēsse repose avant tout sur des citations ou des
réminiscences bibliques (cf. aussi Hist. 6, 45 et Vulgate, Joel 1, 4 ; Hist. 1,
22 et saint Jérôme, Vir. ill. 2) :
GRÉGOIRE de TOURS, Hist. X 2, 10 = VULGATE, Is. 44, 18
… coxi carnes et comedi…
« J’y ai fait cuire les viandes et je les ai mangées ».
GRÉGOIRE de TOURS, Hist. 5, pr
Cauete illo, quaeso, apostoli : ‘Si ab inuicem mordetis et comeditis,
uidite ne ab inuicem consummamini’27.
« Prenez garde, je vous en prie, à ce que dit l’Apôtre : ‘Si vous vous
mordez et vous dévorez les uns les autres, voyez à n’être point
détruits les uns les autres’ ».
Même dans les parties narratives, l’historien se sert d’expressions de la
Vulgate, l’une de ses principales références en matière linguistique. C’est
pourquoi comēsse, souvent associé dans la Vulgate à bibere au sens de
« s’alimenter et boire », se rencontre chez lui au sens de « manger » à un
moment donné, acception que le lexème a reçue dans certaines régions
latinophones et que Grégoire de Tours a pu entendre lors de ses voyages, en
Espagne par exemple, voire en Gaule (cf. aussi Hist. 3, 15 ; 4, 42) :
GRÉGOIRE de TOURS, Hist. 2, 35
… comedentes pariter ac bibentes, promissa sibi amicitia, pacifici
discesserunt.
« (…) mangeant et buvant de même, ils se promirent amitié, et se
retirèrent paisiblement ».28
Nous avons vu au § 2.4.4. que l’expression biblique comedere panem
n’était pas synonyme de manducare panem, le fait de s’alimenter en général
s’opposant à une prise particulière d’un aliment. Seule la seconde
expression était utilisée pour l’action de « manger » le pain de Dieu.
Grégoire de Tours ne tient pas compte de cette différence et actualise le
27
Cf. sans les « fautes » d’orthographe et de grammaire, c’est-à-dire en latin
« classique » : VULGATE, Eph. 5, 15, Quod si inuicem mordetis et comeditis uidete ne
ab inuicem consumamini.
28
Cf. par exemple VULGATE, Dan. 14, 5, an non uides quanta comedat et bibat
cotidie « Tu ne vois donc pas tout ce qu’il mange et boit tous les jours ? ».
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
407
sens du premier verbe en se fondant probablement sur l’usage de son
époque :
GRÉGOIRE de TOURS, Hist. 4, 16
Chramnus uero ad basilicas ab antedicto sacerdote susceptus est,
ibique panem comedens, ad Childeberthum pertendit.
« Chramn fut reçu dans les basiliques par le susdit évêque et y
mangea le pain de la communion, puis il se dirigea vers
Childebert »29.
Ce témoignage de la désémantisation du lexème lié à son usage dans la
langue parlée est validé par son maintien dans des langues romanes, en
Espagne et au Portugal. Est-il aussi en usage dans la Gaule du VIème siècle ?
Il est possible que certaines régions l’aient adopté puisque Grégoire de
Tours se sert aussi de comēsse en dehors de réminiscences bibliques (cf.
aussi Hist. 6, 6 ; 7, 45) :
GRÉGOIRE de TOURS, Hist. 5, 4
Erant enim dies sanctae quadraginsimae, in qua fetus cunicolorum
saepe comedit.
« On était alors aux saints jours de carême, pendant lesquels
[Roccolen] mangea souvent du lapereau ».
3.10.2. mandūcāre « manger »
Nous avons noté au paragraphe précédent la reprise de l’expression
biblique comedere et bibere, pour laquelle la Vulgate possède déjà la
variante manducare et bibere30.
GRÉGOIRE de TOURS, Hist. 5, 17
Et manducantes simul atque bibentes dignisque se muneribus
honorantes, pacifici discesserunt…
« Tous mangèrent et burent ensemble, s’honorèrent mutuellement de
présents dignes de tels personnages, et se séparèrent en paix ».
Même si l’exemple suivant met en rapport manducandum avec l’adjectif
marquant la voracité, uorax, ce n’est peut-être qu’une association contextuelle,
car l’exemple précédent n’était nullement marqué de ce point de vue-là :
29
Cf. par exemple VULGATE, Dan. 11, 26, Et comedentes panem cum eo conterent
illum « Et ceux qui mangeaient les mets de sa table le briseront ».
30
Cf. par exemple VULGATE, Tob. 12, 19, Videbar quidem uobiscum manducare et
bibere … « Vous avez cru me voir manger et boire avec vous (…) ».
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
408
GRÉGOIRE de TOURS, Hist. 3, 36
Fuit autem in cibis ualde uorax, sed quae sumebat, quo caelerius ad
manducandum commoueretur, sumpto aloae, uelociter di erebat…
« C’était un homme d’une grande voracité pour la nourriture ; mais il
précipitait ses digestions en prenant de l’aloès, afin de pouvoir plus
promptement recommencer à manger (…) ».
Sans doute, le lexème conservait-il un lien avec l’action première de
mâcher et d’assimiler l’aliment, mais dans l’usage il devait être
désémantisé. La Gaule de la fin du VIème siècle possédait peut-être les deux
verbes, selon une variation diatopique, avant l’élimination de comēsse au
cours du Haut Moyen Âge, où s’éteint l’activité littéraire.
3.10.3. uescī « se nourrir de »
Le déponent uescī est encore attesté mais seulement dans l’expression
biblique uescī panem31 (cf. aussi Hist. 10, 13 et § 2.3.2.) :
GRÉGOIRE de TOURS, Hist. 9, 21
…iussit omnem populum… nihil aliud in usu uescendi nisi panem
ordeacium cum aqua munda adsumi.32
« (…) Il ordonna que tout le peuple (…) ne prît pour toute nourriture que
du pain d’orge avec de l’eau pure ».
Vescī qui, par réminiscence, a conservé le sens « classique » et marqué
de « se nourrir de » convient ici au sujet du pain quotidien.
3.10.4. epulārī « festoyer »
Grégoire de Tours s’est sans doute encore inspiré de la Vulgate ou de
Virgile, qu’il estimait, pour son usage tout à fait « classique » de epulārī au
sujet de festins royaux (cf. Hist. 5, 2 et VULGATE, Tob. 11, 22) ou de bons
repas improvisés dans la garde :
GRÉGOIRE de TOURS, Hist. 9, 31
… reperierunt epulantes inopinantesque.
« (…) Ils les trouvèrent en train de festoyer et ne se tenant pas sur
leurs gardes »33.
31
Plus anciennement, l’expression reposait sur la construction avec l’ablatif, uescī
pane : cf. PLINE l’ANCIEN, 19, 108, ne pane quidem uescendo.
32
Cf. par exemple VULGATE, Gen. 28, 20, ‘si… dederit mihi panem ad uescendum…’
« ‘S’Il (…) me donne du pain à manger (…)’ ».
CHRONOLOGIE DES VARIATIONS « MANGER
»
409
A cette toute fin du VIème siècle, uescī et epulārī demeurent dans leur
emploi « classique », par réminiscence littéraire. Ēsse a complètement
disparu. Il ne reste plus en course que comēsse et mandūcāre. Seul le
second restera en ancien-français34, tandis que les régions ibériques se
réserveront le premier 35.
33
Les soldats de l’Enéide improvisent également des repas où l’on fait bonne chère :
VIRGILE, En. 3, 223, extruimusque toros dapibusque epulamur opimis « Nous dressons
des lits de gazon et mangeons ces mets délicieux ».
34
C’est ainsi que nous pouvons comparer la version latine de la Règle de saint
Benoît à sa version féminine rédigée en ancien-français et conservée dans une
abbaye cistercienne (cf. saint BENOÎT, Reg. 39, 1-2 et 4-5, § 2.4.3.) : MS. No. 352,
Dijon, Bibliothèque publique de Dijon, chapitre 39, 1-2 ; 4 ; 9 ; 11, Une livre pesant
le pain à c ascune le ior soit à une fie man ier soit à deus…
35
M. BANNIARD, 1993, p. 152, explique comment peuvent coexister deux termes
dans une même langue parlée, avant la généralisation du changement langagier à la
fois dans l’espace géographique, dans l’espace social et dans le temps : « Tant que
perdurait une certaine unité « romaine » les probabilités d’apparition de l’un ou de
l’autre lexème sur les lèvres d’un locuteur même illettré en situation de
communication spontanée ne furent certes pas identiques, mais elles ne furent pas
nulles dans un cas et absolues dans l’autre (…) Lorsque la rétraction des échanges
interprovinciaux se produisit, c’est-à-dire lorsque les institutions et l’administration
impériale perdirent leur rôle supradialectal, les tendances s’aggravèrent jusqu’à un
partage aréologique net ». Pour les lexèmes « manger », les calculs de probabilités
correspondent exactement à ceux dans lesquels s’est lancé M. Banniard au sujet de
casa et mansus : dans 70 % ou 80 % des occurrences, comedere apparaissait en zone
A ; mandūcāre en zone B ; mais il y avait encore 20 % ou 30 % de probabilités pour
que l’autre lexème comedere apparût en zone B, tout comme mandūcāre en zone B.
CONCLUSION « MANGER
»
410
4. Synthèse : l’évolution du supplétisme jusque dans les langues romanes
Ce parcours à travers la littérature latine nous a permis de mettre à jour la
complexité des variations dans la dénotation de « manger ». Derrière le
remplacement de ēsse par mandūcāre, se cache toute une évolution
beaucoup moins linéaire, soumise à des variations diverses, qu’on néglige
habituellement par oubli des niveaux de langue. A côté de la langue parlée
au quotidien qui fait évoluer la langue, la langue littéraire propose elle aussi
des variantes, sans doute isolées mais qui témoignent malgré tout de son
dynamisme.
4.1. Défections morphologiques et faiblesse syntaxique de
epulārī et uescī
Les déponents, epulārī et uescī, restent des termes marqués tout au long
de la latinité, l’un par la qualité du repas, l’autre par le caractère habituel du
procès. Tous deux n’ont pas de passif et uescī régit un complément indirect
à l’ablatif contrairement aux autres lexèmes « manger ». Même s’il subit
une normalisation par alignement sur la construction habituelle à l’accusatif,
il n’est usité que dans la langue littéraire soutenue.
4.2. Avantages morphologiques et sémantiques de cēnāre et
mandūcāre
La première variante, comēsse, au départ marqué par l’aspect télique,
« manger entièrement », a sans doute été vite usuelle dans la langue parlée
en remplacement de l’irrégulier et peu étoffé ēsse, mais elle est sans doute
sortie du parler citadin dès le Ier siècle après J.-C. Elle reste le terme usuel
dans des provinces romaines. On lui a préféré à Rome deux autres variantes,
qui relèvent de la première conjugaison : cēnāre et mandūcāre ont un
paradigme régulier et facile à conjuguer, puisqu’ils reposent sur un radical
unique. En outre, leur sème spécifique pouvait aisément être effacé : par
extension sémantique qui supprime les sèmes spécifiques, ils ont servi à
dénoter ce qu’aurait pu dénoter (com)ēsse, puis sont devenus des variantes
diastratiques et diatopiques. C’est le cas de cēnāre qui a été étendu à tous
les repas de la journée, dans la langue parlée des gens cultivés de Rome, par
opposition à mandūcāre qui est d’un bas niveau de langue. L’heure que
marquait cēnāre correspondait au départ au repas principal de la journée
d’un Romain de condition moyenne ou riche 1 ; puis les Romains de
l’époque classique ont commencé à prendre en général trois repas par jour.
1
P. POCCETTI nous signale qu’en ombrien cēna est attesté comme repas principal.
Nous le remercions de cette précision.
CONCLUSION « MANGER
411
»
Par extension, le terme se trouvait apte à dénoter le déjeuner dans l’usage
d’une élite sociale, comme le suggèrent les textes, tandis que dans un plus
bas niveau de langue c’est l’usage du lexème « mâcher » qui s’est répandu :
« mâcher » est la description visuelle de l’action des mâchoires avant
d’avaler l’aliment.
4.3. Schéma récapitulatif de la genèse de l’évolution du
supplétisme
Nous proposons de récapituler ces divers remplacements en quatre
phases, qui tiennent compte des variations diaphasiques, diastratiques et
diatopiques du latin et des futurs supplétismes des langues romanes. Ces
phases expliquent comment les deux variantes qui sont passés en latin tardif
se sont, par la suite, partagées les régions. La péninsule ibérique a gardé le
type comedere, à l’infinitif normalisé : l’espagnol et le portugais ont comer.
D’autres langues romanes ont conservé mandūcāre, comme le français
manger2, l’italien mangiare, le catalan manjar, le roumain mâncar. Des
peuples indo-européens qui avaient migré plus tôt ont conservé le terme
hérité de l’indo-européen, ēsse : l’anglais to eat et l’allemand essen.
Héritage pré-littéraire
ēsse
Phase I
Langue soutenue
et littéraire
Terme non
marqué
Terme(s)
marqué(s)
Terme(s) non
marqué(s)
Terme
marqué
Langue
courante
en province
Terme non
marqué
ēsse
comēsse
comēsse
cēnāre
-
Phase III (com)ēsse
cēnāre,
uescī
cēnāre,
mandūcāre
mandere
comēsse
Phase IV mandūcāre
cēnāre,
uescī
mandūcāre
-
comēsse ou
mandūcāre
Phase II
Langue courante et
familière de Rome
Il est délicat de dater précisément ces changements en raison de notre
accès indirect à la langue parlée et surtout de l’interdit que les écrivains,
qu’ils aient été plus ou moins soucieux de l’élégance de leur langue, ont dû
jeter sur les lexèmes les plus familiers, mandūcāre avant tout. Un auteur
semble manquer à ce propos dans notre étude car il est souvent cité pour ses
attestations de ce terme : il s’agit de Pétrone. Mais nous avons préféré rester
prudente devant les incertitudes que soulèvent l’auteur et son œuvre. Dans
2
Le français a conservé l’autre terme sous sa forme adjectivale, comestible.
CONCLUSION « MANGER
»
412
la première occurrence de mandūcāre, Pétrone associe encore le terme à
l’action de « mâcher », par ironie :
PÉTRONE, Sat. 56, 4-5
Boues, quorum beneficio panem manducamus ; oues, quod lana
illae nos gloriosos faciunt. Et facinus indignum, aliquis ouillam est
et tunicam habet.
« C’est grâce aux bœufs que nous mangeons le pain et grâce à la
laine des moutons que nous faisons nos glorieux. Le comble du pire,
quelqu’un mange la viande du mouton et en même temps a une
tunique ».
La référence aux bœufs sert à renvoyer implicitement à leur façon de
manger. Juste après, Pétrone utilise l’orthonyme, de plus sous sa forme
athématique complètement obsolète à son époque. Faut-il vraiment y voir le
reflet de la langue familière ou ne serait-ce pas plutôt un jeu littéraire ? Le
choix d’un lexème qui s’applique plutôt aux animaux accentue l’absurdité
du raisonnement. Dans la seconde occurrence, le locuteur, le chiffonnier
Echion, est un personnage en bas de la hiérarchie sociale - non nostrae
fasciae et pauperorum uerba, dit-il avec redondance - :
PÉTRONE, Sat. 46, 1-2
Quia tu, qui potes loquere, non loquis. Non es nostrae fasciae, et
ideo pauperorum uerba derides… Inueniemus quod manducemus,
pullum, oua...
« C’est que toi, qui sais causer, tu ne causes pas. Tu n’es pas de notre
milieu, et pour cela tu rigoles des mots des pauvres gens (…) On
trouvera quelque chose à boulotter, un poulet, des œufs (…) ».
Pétrone se moque-t-il d’un mot usuel dans la région urbanisée de Pompéi
ou d’ailleurs ? Ou anticipe-t-il un possible usage du lexème ? Si vraiment
mandūcāre s’était déjà infiltré dans la langue très familière de Rome, c’est
en variation diastratique avec comēsse, qui sert d’hyperonyme dans tout le
texte :
PÉTRONE, Sat. 65, 2
Singulae enim gallinae altiles pro turdis circumlatae sunt et oua
anserina pilleata, quae ut comessemus, ambitiosissime <a> nobis
Trimalchio petiit dicens exossatas esse gallinas.
« En guise de grives, on distribua à chacun une poularde grasse et
des œufs d’oie « en bonnet », que Trimalcion nous requit instamment
de manger, faisant valoir que les poulardes avaient été désossées ».
Apulée (cf. § 3.9.4.) semblait se moquer des sujets parlants africains qui
employaient à leur insu un terme propre aux animaux pour un procès
CONCLUSION « MANGER
»
413
humain. Il est envisageable de penser que mandūcāre a été usuel dès le Ier
siècle après J.-C. à Rome, avant de s’exporter dans les provinces romaines
au IIème siècle : c’est le terme usuel dans un état de la langue des textes
chrétiens. L’ancien terme usuel, comēsse, perd alors son caractère
d’hyperonyme et se trouve marqué de nouveau, spécifiquement par
l’habitude du procès : il signifie dès lors « se nourrir de » dans le latin de la
Vulgate. Quand l’hyperonyme est remplacé, soit il disparaît complètement,
soit il se maintient, mais en (re)devenant un terme marqué.
CONCLUSION GÉNÉRALE
414
CONCLUSION GÉNÉRALE
La genèse de l’évolution des supplétismes étudiés dans cette étude
concerne moins la fusion de plusieurs lexèmes en un seul paradigme – car
elle est limitée à de très rares paires illustrées comme ferō / tulī, sum / fuī1 que la systématisation du remplacement de formes du lexème orthonymique
par des formes de lexèmes marqués, systématisation qui peut aller jusqu’à
l’éviction de tout un paradigme au profit d’un autre, comme ēsse / comēsse /
mandūcāre. Certains lexèmes ont posé plus de problèmes que d’autres, les
phénomènes d’évolution n’étant pas nécessairement attestés dans nos
documents latins de manière linéaire et généralisée, mais plusieurs points
communs révélés par l’étude de chaque groupe de lexèmes expliquent ces
remplacements. Les variations diastratiques font partie des éléments les plus
importants dans le processus supplétif. L’étude du supplétisme contribue
indirectement à « réhabiliter » un phénomène trop souvent envisagé comme
une aberration, en outre marginal, alors que son pouvoir créateur est
important pour le dynamisme de la langue. Dans le cas d’un supplétisme
achevé, il y a eu grammaticalisation ou, plus exactement,
« paradigmatisation » (l’entrée dans le paradigme de formes de lexèmes
originaires d'unités lexicales différentes). Mais cette situation est
l’aboutissement d'un processus complexe pluridimensionnel, très
progressif et très étalé dans le temps. Il s’est donc avéré utile de multiplier
les angles d’observation : seule une approche socio-linguistique,
fréquentielle, morphologique, syntaxique et sémantique2 pouvait faire
1
Ces paires se maintiennent très bien dans la langue en raison de leur très haute
fréquence et de leur irrégularité « maximale », cf. W. U. DRESSLER, 1985a, mais
elles ne sont pas productives.
2
Une approche typologique du supplétisme est tentée par L. VESELINOVA, 2003, sur
un large échantillon de 193 langues. G. CORBETT, 2001a, 2001b, 2003, 2005 et
surtout 2002, s’y essaie également malgré le paradoxe apparent de la démarche :
« This is an unusual enterprise within typology, and implies that our domain is
individual lexemes (…). We can establish dimensions along which instances of the
phenomenon may vary. We can in many cases point to the ‘canonical’ or best
examples, those which show maximal semantic clarity and maximal formal opacity.
The criteria which allow us to calibrate instances out from the canonical type fall
into three main areas : 1. Fitting suppletion into a grammatical description ; 2.
Criteria internal to the lexeme ; 3. Criteria external to lexeme » (« C'est une
entreprise peu commune dans la typologie, et elle implique que notre domaine porte
sur des lexèmes différents (...). Nous pouvons établir les dimensions selon lesquelles
les exemples du phénomène peuvent changer. Nous pouvons dans beaucoup de cas
désigner les exemples ‘canoniques’ ou les exemples les plus probants, ceux qui
montrent la clarté sémantique maximale et l’opacité formelle maximale. Les critères
qui nous permettent de calibrer les exemples en dehors du type canonique
concernent trois domaines principaux : 1. Supplétisme adapté dans une description
grammaticale ; 2. Critères internes au lexème ; 3. Critères externes au lexème »).
CONCLUSION GÉNÉRALE
415
justice à la complexité du phénomène.
Lors de notre étude, il nous est apparu que la langue militaire a joué un
rôle non négligeable dans les changements supplétifs en latin. Trois lexèmes
usuels dans le domaine militaire sont passés dans la langue au sens général,
puis ont pénétré dans toutes les couches sociales et sont devenus supplétifs,
portāre, uādere et, beaucoup plus tard, ambulāre. Nous avons vu comment
uādere, qui dénotait au départ la marche volontaire et déterminée de l’armée
au combat, a émergé peu à peu dans les textes, par exemple chez Virgile,
pour l’envoi en mission officielle, puis, à la suite d’une désémantisation en
latin chrétien, pour tout déplacement, même ceux relatifs aux faits de la vie
quotidienne. Les préverbés de uādere et de ambulāre ont, sans nul doute,
participé dans une large mesure à ces phénomènes supplétifs, car autant
inuādere, ēuādere que dēportāre, exportāre étaient particulièrement usuels
dans la langue militaire, au cours d’échanges oraux ou dans des comptes
rendus administratifs. Le latin était la langue officielle de l’armée,
constituée à la fois des légions romaines recrutées parmi les citoyens et de
recrues auxiliaires levées dans les peuples conquis, pour lesquelles le
service militaire pouvait durer jusqu’à vingt-huit ans. Cette « communauté »
de vie et d’action a probablement favorisé l’extension diastratique et
diatopique des lexèmes, chacun ramenant ensuite dans sa région cette
langue véhiculaire.
Dans la même perspective socio-linguistique du phénomène, il semble
que le supplétisme en latin ait d’abord été actif à Rome dans la langue
parlée par le peuple. Nous avons vu que, chez Plaute, le procès de « porter »
quelque chose est dénoté chez les hommes libres et hiérarchiquement
supérieurs par ferre, chez les esclaves par portāre ; de même, le fait de
« manger » se dit pour les maîtres ēsse, pour les esclaves comēsse. La
langue vernaculaire des esclaves a participé aux phénomènes supplétifs,
dans une mesure qu’il reste à définir (large ? moindre ?). Cette constatation
n’implique pas que la langue parlée par les personnes cultivées de haut
niveau social n’a pas connu de variation lexicale. Nous avons montré que
cēnāre a connu une extension sémantique chez Pline le Jeune, qui lui a
permis de dénoter ce que (com)ēsse aurait pu dénoter. Mais ce
remplacement se limite à un niveau de langue et, même s’il parvient jusqu’à
la langue familière du latin parlé cultivé, il ne pénètre pas dans toutes les
couches sociales. Majoritairement le latin parlé était le latin parlé des
illettrés et c’est probablement pourquoi les lexèmes supplétifs appartiennent
souvent à l’origine à la langue familière des gens de bas niveau social ou
sont des termes de métier. Les dénominatifs mandūcāre, au départ
« mâcher » comme l’âne, et cūrāre, au départ « traiter » une plaie externe,
dénotent des procès concrets, qui font appel à la vue, non pas à la culture.
Certains vont jusqu’à parler de template (« patron », cf. J. M. ASKI, 1995, p. 403),
qui sert de guide à une restructuration morphologique de paradigmes verbaux, même
si celui-ci ne permet pas de prédire le résultat en langue.
CONCLUSION GÉNÉRALE
416
Ils supposent en même temps un effacement important de leurs sèmes
spécifiques, ce qui gêne moins les personnes non cultivées que celles de
haut niveau social qui pratiquent couramment le latin parlé oratoire (des
discours) et soutenu (de la vie officielle) avec un lexique essentiellement
« classique ».
Le troisième point de cette l’approche socio-linguistique du phénomène
concerne la variation diatopique des lexèmes supplétifs, entre la Gaule et la
région ibérique. Alors que la Gaule retient la dernière variante dans
l’histoire de la langue latine, l’Espagne préfère conserver une variante plus
ancienne : pour « manger », la première retient mandūcāre, la seconde
comedere ; pour « aller », la première généralise *allāre issu de ambulāre,
la seconde uādere ; enfin, pour « guérir », la première recourt au lexème
d’une autre langue que le latin, la seconde maintient curāre. On a parlé du
conservatisme plus prononcé des langues ibériques. C’est le cas pour de
nombreux supplétismes (tous ici sauf celui de « porter »).
Enfin, grâce à l’étude socio-historique du supplétisme, nous expliquons
peut-être le recours à ambulāre dans le paradigme du français aller.
Ambulāre n’a jamais été utilisé, à toute époque de l’histoire du latin, au sens
de l’hyperonyme īre « aller », c’est-à-dire pour dénoter un mouvement
directif, in + accusatif, à trois exceptions près. Nous avons relevé des
remplacements de īre directif par ambulāre, mais ils sont restés strictement
limités à certains syntagmes formulaires, pour certaines formes et seulement
à deux périodes du latin : īre, īte / ambulā in ius chez Plaute ; īte / ambulā
(per) terram, etc., chez les auteurs chrétiens. Ambulāre n’a, chez aucun
auteur latin jusqu’au Vème siècle après J.-C., le sens de « aller », il maintient
son sens commun de « marcher, parcourir ». En revanche, à partir du VIème
siècle après J.-C., terme habituellement posé de la langue latine,
apparaissent deux occurrences de ambulāre directif, qui ont pour point
commun d’avoir été rédigées par deux auteurs sous domination wisigothe.
Or, il nous est apparu que dans les Lois Wisigothiques ambulāre sert à
dénoter exactement le même procès ciblé que īre, verbe totalement absent
de ces lois. Le supplétisme est donc acquis à cette date. Nous avons supposé
que la rédaction des diverses lois wisigothiques pouvait être à l’origine de
cette désémantisation partielle de ambulāre, selon une correspondance
établie, d’une part, entre le gotique et le latin des juristes et favorisée,
d’autre part, par la régularité morphologique du lexème au regard de īre.
Les formes d’impératif présent ou celles des personnes du dialogue de
l’indicatif présent ont probablement participé au remplacement.
Cette dernière remarque s’applique, en fait, à la majorité des
supplétismes. Il semble bien que les formes qui cèdent en premier soient
celles des personnes du dialogue, à l’impératif et à l’indicatif. Les courbes
de fréquence nous ont facilité la tâche à ce sujet. Nous avons ainsi constaté
avec étonnement que l’impératif de ferre était, dès le latin classique, limité à
quelques lexies, fer auxilium, fer opem, tandis que tolle était d’emploi usuel
et varié ; de même, uāde a dû rapidement suppléer l’impératif ī, peu étoffé
CONCLUSION GÉNÉRALE
417
et renforcé dès Plaute par un adverbe. Ce supplétisme doit avoir été acquis
au plus tard au Ier siècle après J.-C., comme les Silves de Stace nous l’ont
suggéré. C’est également à l’impératif que nous avons constaté le plus
grand nombres de variantes attestées avec un même complément. Cette
variation favorise les remplacements, qui, lorsqu’ils se grammaticalisent,
donnent naissance à un supplétisme. Il faut alors admettre que s’intègre
dans l’axe paradigmatique une seule forme hétérogène. A son tour celle-ci
peut susciter un phénomène d’analogie, qui étend le radical de cette forme à
l’ensemble du paradigme, avant tout au présent de l’indicatif. Nous avons
remarqué de même qu’au présent portō, portās remplacent ferō, fers plus
rapidement qu’aux autres personnes, et que uādō, uādis viennent en lieu et
place de eō, īs bien avant uādit et uādunt. L’écrit masque en grande partie
les évolutions, parce que c’est une langue moins dynamique que la langue
orale et qu’elle met davantage de temps que la langue parlée à adopter les
changements. Cependant, dans les dialogues rédigés (ou stylisés), il est plus
difficile de maintenir le terme ancien car la forme du dialogue tend souvent
à restituer une « réalité ». C’est pourquoi nous avons observé la genèse de
supplétismes avec une plus grande facilité à ces personnes-là, même s’il
nous a fallu admettre encore un laps de temps entre l’acquisition du
supplétisme à l’oral et sa grammaticalisation à l’écrit. Par conséquent, il est
un temps où il est particulièrement difficile de trouver la forme usuelle à
l’oral : c’est au parfait, le temps par excellence du récit. Pour le parfait de
« aller », nous avons noté la performance de uēnī, numériquement bien
supérieur à ī(u)ī ; pour « porter », seul tulī est fréquemment attesté. Il est
possible qu’à l’oral, l’analogie a joué avec plus de force qu’à l’écrit et que
portāuī était courant. D’ailleurs, la première occurrence de mandūcāre au
sens de « manger » est la première personne du singulier du parfait,
mandūcāuī, chez Suétone, alors qu’aucun texte n’atteste auparavant ce
lexème à une forme du présent. De fait, la lecture des occurrences nous a
conduite très souvent à observer des changements à une date bien antérieure
à celle qu’on pose dans une perspective globale. Ce qu’on présente comme
hérité de l’indo-européen, en s’appuyant sur les vers de Plaute, pouvait déjà
avoir connu une mutation profonde : les comédies de cet auteur montrent
déjà la faiblesse de ēsse en regard de la montée en force de son préverbé
comēsse ; portāre également semble déjà chez Plaute grignoter des emplois
de ferre au sens de « porter », selon une variation que le latin classique ne
fait qu’accentuer ; chez Plaute encore, medērī a cédé la place à une locution
périphrastique qui dénote le procès de « guérir ». Aussi tous ces
changements lexicaux nous invitent-ils à considérer le latin parlé au IIème
siècle avant J.-C. comme assez évolué par rapport à l’héritage indoeuropéen. Ils ne sont en rien « précoces », l’histoire du latin se déroulant
depuis plusieurs siècles déjà. D’autres remplacements se sont mis en place
tout au long de l’histoire de la langue, avec une vigueur exceptionnelle au
VIème siècle après J.-C. C’est à ce moment que commencent à manquer les
preuves, mais les supplétismes que nous avons observés avec netteté nous
amènent à confirmer cette date finale du latin. L’étude de quatre champs
CONCLUSION GÉNÉRALE
418
sémantiques fondamentaux nous a permis d’approcher de plus près le
processus supplétif en latin en découpant une périodisation, qui, sous un
angle typologique, pourrait s’appliquer à d’autres langues.
Nous reconnaissons que la défectivité est un critère indispensable au
phénomène du supplétisme. Un paradigme peut présenter des « trous », des
cas vides. Il manque tout simplement des formes ou tout un thème,
essentiellement le thème de perfectum dans les paires étudiées : ni medērī,
ni uādere n’ont eu de perfectum en latin. Peut également faire défaut une
voix, de sens passif pour le déponent medērī, alors suppléé par sānārī, de
voix et de sens passifs. Les formes supplétives viennent alors « compléter,
emplir » le paradigme, conformément à la racine du latin –plēre. À cette
défectivité morphologique, il faut ajouter la faiblesse phonologique de
certaines formes de lexème. Le paradigme est déjà complet, mais certaines
formes sont défectueuses par leur peu d’étoffe phonologique, comme ī
« va » ou is « tu vas », ou elles le sont devenues par évolution phonétique,
comme la forme eunt « ils vont » qui a été monophtonguée. Le choix du
lexème supplétif porte, de préférence, sur un verbe de la première
conjugaison (portāre, mandūcāre, ambulāre) et concret (portāre,
mandūcāre, ambulāre)3. Il semblerait que le supplétisme, quand il repose
sur un renouvellement du vocabulaire, corresponde à « une tendance
permanente du comportement affectif des hommes, qui consiste à traduire
une impression forte par une expression accentuée ; ainsi s’expliquerait le
renouvellement constant des modes d’expressions vite usées », comme l’ont
montré L. Guilbert et J. Dubois en français 4. D’une part, l’usure des mots,
d’autre part, la nécessité de renforcement lexical conduisent à réinventer
une nouvelle expression destinée à présenter un procès de manière frappante
ou marquée, qui vivra plus ou moins longtemps, pour être délogé un jour
par quelque autre terme portant le cachet de la nouveauté 5. C’est peut-être le
3
Il ne nous semble pas juste de limiter le supplétisme à la liberté fantaisiste des
sujets parlants ou à des phénomènes de « mode ». Les mêmes contraintes que celles
qui pèsent sur la création lexicale (sémantique, formelle, catégorielle, phonologique,
cf. D. CORBIN, 1989, p. 41-43), doivent s’appliquer au choix du lexème supplétif.
4
L. GUILBERT et J. DUBOIS, 1961, p. 107, l’illustrent à partir des préfixes intensifs
re-, par-, per-, archi-, extra-, ultra-, sur-, super-, hyper. Voir en particulier raffoler
au départ « aimer à la folie, avoir un goût très vif pour », qui supplée dans la langue
familière adorer.
5
Pour A. BITTNER, 1988, p. 416, cette nouvelle forme se maintiendra avec d’autant
plus d’assurance que son sémème fait partie du domaine de prédilection du
supplétisme (la sphère du sujet). Si le supplétisme repose sur un unique problème de
fréquence, c’est-à-dire sur un fait de parole, il est davantage exposé que les autres au
renouvellement. Pour d’autres, au contraire, c’est la fréquence qui assure la
pérennité du supplétisme, cf. J. L. BYBEE, 1985 ; G. G. CORBETT, A. G., HIPPISLEY,
D. BROWN et P. MARRIOTT, Paul, 2001c, p. 201 ; A. HIPPISLEY, 2001, p. 2002. A.
HIPPISLEY, M. CHUMAKINA, G. G. CORBETT et D. BROWN, 2004, p. 388, ajoutent à ce
facteur deux autres qui préservent le supplétisme : d’une part, la catégorie
CONCLUSION GÉNÉRALE
419
cas pour comēsse qui, par usure liée à sa haute fréquence, sort rapidement
de l’usage et auquel on préfère une forme marquée par son sémantisme,
mandūcāre entre autres.
Un second critère nous est apparu comme essentiel pour le phénomène
étudié. Il est nécessaire, évidemment, d’observer le supplétisme dans les
textes, même si les preuves écrites ne sont pas suffisantes, mais la
synchronie seule se révèle inapte à rendre compte des substitutions que la
langue opère dans son histoire. Le supplétisme est un phénomène graduel,
qui nécessite le recours à une diachronie dynamique, à une analyse
minutieuse de chaque phase de son développement. Le processus s’inscrit à
la fois dans le temps (la diachronie) et dans un temps (la synchronie). En
outre, les remplacements ne sont pas toujours immédiats ou simples :
l’évolution du supplétisme est multilinéaire et non simplement linéaire6.
D’autres lexèmes que ceux qui attestent la phase d’un côté initiale, de
l’autre finale, entrent souvent en jeu. On ne peut étudier mēdērī et sānāre en
ignorant cūrāre. En se fondant sur des concepts plus structuraux, comme
celui d’opposition entre formes marquées et formes non marquées et comme
celui de polymorphisme, ainsi qu’en privilégiant les aspects pragmatiques et
les interactions verbales, notre analyse a permis de proposer une
chronologie précise du changement langagier, du point de vue de la
communication générale. Elle montre que ce changement se fait sur une
durée plus longue et suit des voies bien plus complexes que ce qui est le
plus souvent enseigné. La règle du polymorphisme faisant que l’effacement
des formes orthonymiques suit, au lieu de précéder, l’apparition des
nouvelles, on admettra dans l’histoire de la langue une multiplication des
tournures disponibles dans le même temps et dans le même espace
langagiers. C’est le principe de la variation synchronique. Ces variations,
pour la plupart diastratiques, reposent sur « l’activité du locuteur qui met en
action la langue »7, le sujet parlant étant un « énonciateur psychosocial »8 :
le lexème supplétif perd tout lien avec son marquage originel à l’acquisition
flexionnelle inhérente (« inherent inflexional categories »), d’autre part la nature de
la distribution des racines phonologiquement distinctes parmi les noyaux
morphosyntaxiques à l’intérieur d’un paradigme.
6
Ch. LEHMANN, 2004, p. 7, qualifie toute évolution de graduelle : « All of linguistic
change is gradual (and maybe continuous) in the sense that it is not perpetrated as an
instantaneous revolution in the whole speech community, but spreads through it
gradually over space and time » (« Tout changement linguistique est graduel (et
peut-être continu) en ce qu’il ne se propage pas comme une révolution instantanée
dans l’ensemble de la communauté linguistique, mais se répand par lui
graduellement par-delà l’espace et le temps »).
7
E. BENVENISTE, 1974, p. 225.
8
Cl. HAGÈGE, 1984, p. 116-117, cadre précisément l’activité de l’énonciateur
psychosocial : « Il est au centre de tout le processus par lequel langue se construit
diachroniquement à travers la parole, et du processus symétrique selon lequel la
parole est rendue possible par l’existence de la langue ». Cf. aussi 1985, p. 316-321.
CONCLUSION GÉNÉRALE
420
du supplétisme. De cette longue décantation, par couches temporelles
successives, les formes de lexèmes ou les lexèmes qui devront finir par
émerger au titre du supplétisme sont déjà présents à l’état dispersé et
secondaire dans la langue initiale. Inversement, une fois le remplacement
grammaticalisé, l’ancien lexème se raréfie, se marginalise et peut disparaître
complètement. Dans ces conditions, nous décrirons l’évolution
diachronique des formes corrélées en quatre phases, en recourant à la
distinction si commode entre formes non marquées et formes marquées.
A) Dans la première phase, le lexème orthonymique représente la
forme non marquée et la plus usuelle dans la langue parlée par la
communauté linguistique. Un lexème non usuel représente la forme
marquée ; autrement dit, il apparaît dans les énoncés comme une variante
spécifique, marquée. En termes quantiques, la probabilité d’apparition des
formes marquées est nettement inférieure à celle des formes non marquées.
B) Au cours de la deuxième phase, la nouvelle forme garde ses sèmes
spécifiques, mais elle tend à se généraliser et à se grammaticaliser comme la
variante marquée de la forme usuelle. Il existe une probabilité sensiblement
équivalente entre l’apparition de l’un ou de l’autre lexème.
C) Dans la troisième phase, la forme marquée se désémantise plus
encore et devient non marquée par inversion des marques. La hiérarchie
première s’est, elle aussi, inversée. L’ancien lexème usuel devient marqué
par restriction de sens et, s’il subsiste dans la langue, il est beaucoup moins
employé avec son sens non marqué. Le nouveau lexème supplétif perd son
marquage par extension de sens et devient majoritaire.
D) Dans la quatrième phase, qui achève le repositionnement des
formes corrélées, la forme anciennement marquée est choisie comme la
forme usuelle de l’énoncé, c’est-à-dire comme l’orthonyme, la norme
attendue dans l’usage de la communauté linguistique. Le premier
orthonyme paraît désormais archaïque et tend à disparaître.
Une fois cette dernière phase atteinte, le système peut encore être
renouvelé : un autre lexème marqué peut commencer à concurrencer le
lexème supplétif, qui, par usure liée à sa fréquence, s’expose au
changement.
421
CONCLUSION GÉNÉRALE
Fréquence
PHASE I
A
B
Non marqué Marqué
Sens
Fréquence
PHASE II
A B
Non marqué Marqué
Sens
Fréquence
PHASE III
B
A
Non marqué Marqué
Sens
Fréquence
PHASE IV
B
A
Non marqué Marqué
A
Sens
CONCLUSION GÉNÉRALE
422
Les lexèmes « manger », par exemple, illustrent ces quatre phases. Le
signe « + » symbolise la haute fréquence, « - » la basse fréquence, « ○ » la
très faible fréquence, « ~ » marque l’équivalence.
Phase I
+ A forme non
marquée
(- B forme
marquée)
Phase II
~ A forme non
marquée
~ B forme
marquée
Phase III
- A forme
marquée
+ B forme
non marquée
Phase IV
(○ A forme
archaïque)
+ B forme
supplétive usuelle
Phase I
+ edō
forme non
marquée
- mandūcō
forme marquée
Phase II
~ edō
forme non
marquée
~ mandūcō
forme marquée
Phase III
- edō
forme marquée
Phase IV
(○ edō
forme archaïque)
+ mandūcō
forme non
marquée
+ mandūcō forme
supplétive usuelle
Nous avons souvent formulé une réserve quant à la datation des
phénomènes supplétifs. Même si l’on peut approximativement dater dans
les textes l’apparition d’un remplacement, il serait déraisonnable de
confondre cette date avec l’usage même de ce nouveau lexème. Il est, sans
nul doute, antérieur à la prise en compte de celui-ci à l’écrit, ce dernier
« voilant » 9 ce qui existe dans la langue. Par prudence, nous avons parlé de
datation officielle et de datation officieuse, à partir d’indices du supplétisme
donnés avec parcimonie par certaines œuvres. Aussi avons-nous observé
que certaines périodes étaient plus propices que d’autres aux changements
supplétifs. Ceux-ci sont souvent précoces, puisque l’on en trouve des traces
dès le latin archaïque ou classique, et connaissent une accélération
importante dès le Ier ou IIème siècle après J.-C., jusqu’à leur achèvement en
latin chrétien. Aussi proposons-nous les phases chronologiques
suivantes, correspondant aux quatre phases décrites plus haut. Il ne s’agit
pas de découpages en tranches chronologiques aux bornes nettes, les zones
transitoires devant avoir été importantes :
9
Cf. F. de SAUSSURE, 1916, p. 46 et 53 : « L’écriture peut bien, dans certaines
conditions, ralentir les changements de la langue » ; « le résultat évident de tout cela,
c’est que l’écriture voile la vue de la langue ; elle n’est pas un vêtement, mais un
travestissement » ; il ajoutait dans ses notes du cours de 1907 (cf. 1989, p. 68) : « Il
nous faut encore une fois revendiquer la prééminence du mot parlé sur le mot écrit ».
Cf. aussi Ch. BALLY, 1952, p. 15-16 : « C’est d’abord le fétichisme de la langue
écrite, accompagnée, bien entendu, d’un mépris souverain pour la langue parlée,
qualifiée de vulgaire, et qui est pourtant la seule véritable, parce que la seule
originelle ».
CONCLUSION GÉNÉRALE
I)
II)
III)
IV)
423
IIème-Ier siècles avant J.-C. ;
Ier-IIème siècles après J.-C. ;
IIIème-Vème siècles après J.-C. ;
VIème-IXème siècles après J.-C.
Cela signifie qu’en fonction d’un champ social et culturel déterminé à
une époque donnée, le lexème considéré prend une valeur langagière
différente. Au-delà de la simple constatation du changement, cette
description permet de concilier les enseignements de la sociolinguistique
rétrospective et ceux de la philologie diachronique. Le II ème siècle de notre
ère voit l’apogée de l’Empire romain, qui connaît à la fois sa plus grande
extension et sa plus grande prospérité. Le IIIème siècle, creuset dans lequel
les phénomènes supplétifs s’accélèrent, correspond, d’un point de vue
historique, au passage d’une époque à une autre, marquée par la grande
crise de l’Empire romain, et d’un point de vue littéraire, au déclin des
belles-lettres, à finalité fondamentalement esthétique, et à l’essor de la
littérature chrétienne. A partir du Vème siècle, le fossé se creuse entre la
langue que l’on écrit et celle que l’on parle et la créolisation a dû entraîner
une plus grande diversité encore des phénomènes supplétifs. Il ne nous est
pas, pour l’instant, possible d’accéder à cette phase initiale du protoroman.
Mais il convient de souligner que cette période de genèse pourrait être à
l’origine de nouvelles recherches fécondes. Le chaînon manquant entre le
latin tardif et le très ancien-français est en fait à notre disposition, sous
forme de bribes dispersées. Nous espérons en avoir décelé une, à l’occasion
du remplacement de īre par ambulāre, peut-être initié au cours du Vème
siècle après J.-C. par les Wisigoths et répercuté par deux grands auteurs de
la Gaule et de l’Espagne. Si nous avons quelque raison de soutenir cette
hypothèse, il serait intéressant d’évaluer le poids de l’invasion des
Wisigoths dans les changements linguistiques du protoroman.
Un troisième critère, qui résulte du précédent, s’est révélé à la lecture des
textes indispensable dans l’analyse de la genèse du supplétisme : il s’agit de
la prise en compte des différents niveaux de langue. Les différences
diastratiques entre deux niveaux de langue d’une même synchronie sont
capitales dans notre champ d’étude. La langue parlée par les illettrés en
comparaison avec la langue parlée par les lettrés est plus concrete, plus
perméable aux remplacements10. C’est pourquoi le supplétisme opère de
manière privilégiée dans la sphère du dialogue et de sa vie quotidienne.
Notre représentation globale des changements morphologiques conduit à
postuler l’existence, pendant une période donnée, d’un polymorphisme dont
l’intensité a varié en fonction des paradigmes et des générations de sujets
parlants. Cependant, aucune frontière lexicale n’est infranchissable entre les
10
La langue parlée par les lettrés en milieu urbain a sans nul doute participé elle
aussi aux phénomènes supplétifs.
CONCLUSION GÉNÉRALE
424
lexèmes employés par les lettrés et ceux employés par les illettrés.
Simplement, les probabilités pour que l’ancienne forme continue
d’apparaître dans la langue parlée familière, puis courante, diminuent
jusqu’à ce qu’un état final irréversible ait été atteint. De fait, deux lexèmes
tels comēsse et mandūcāre ont franchi les frontières sociales que dressent
les différents niveaux culturels11. Le supplétisme touche aux domaines de la
morphologie, de la syntaxe et de la sémantique. Cependant, c’est un
phénomène qui se produit nécessairement dans et par le discours. Par la
force des choses, la langue se reforme dans la rue. Les interactions verbales
contribuent à transformer le lexique, condamnent les vieux mots ou en
modifient le sens, réclament la création de mots nouveaux. Une approche
discursive devait donc venir en complément de l’axe syntagmatique.
Concevoir le texte comme un « discours » nous a permis en général de
trouver une justification probable aux changements supplétifs. Le locuteur,
en ayant recours à un lexème marqué, choisit de disposer son message dans
un cadre illocutoire, de fournir à son allocutaire des indications quant à sa
propre évaluation de la situation : le remplacement de ī par ambulā (cf.
première partie, § 14.1.1.) est motivé ; il manifeste avec force la disposition
dans laquelle se place celui qui énonce l’ordre.
Il importe donc, et c’est le dernier critère que notre étude conduit à poser,
de distinguer les temps, les modes et les personnes plus favorables que
d’autres au changement12. Trois oppositions semblent donc fonctionner en
latin entre formes non marquées et formes marquées :
- caractère non marqué du présent vs marqué du parfait ;
- caractère non marqué du présent à la troisième personne vs
caractère marqué des deux premières personnes ;
- caractère non marqué de l’indicatif ou de l’infinitif vs marqué de
l’impératif.
11
M. FRUYT, 2000, p. 44, parle des « changements de connotation, liés à un
changement de statut du mot au sein du lexique » et montre au sujet de
mandūcāre qu’« un mot connoté, limité à une sous-partie du lexique ou à un
idiolecte, peut devenir un orthonyme et inversement ».
12
On a déjà démontré l’opposition entre l’indicatif et les aux autres modes en grec.
Cf. P. CHANTRAINE, 1953, p. 206 : « Par opposition au subjonctif et à l’optatif,
l’indicatif se définit par l’absence de modalité, de subjectivité » ; K. STRUNK, 1992,
p. 30 : « Le caractère non marqué de l’indicatif et les caractères marqués des deux
autres modes grecs, qui s’indiquent dans les fonctions syntaxiques, ont des pendants
importants dans les morphèmes distinctifs de tous ces modes » ; K. STRUNK, 1992, p.
30-31. M. SÁNCHEZ RUIPÉREZ, 1983, p. 94, s’est intéressé aux oppositions
temporelles : dans l’opposition du présent au prétérit, « le présent (…) est le terme
marqué de l’opposition. Le passé, qui s’avère être le terme non-marqué, exprime le
temps passé en tant que négation du présent » ; 1983, p. 100 : « L’indifférence du
présent est psychologique, elle a sa source dans la nature psychologique de la notion
de temps présent : c’est un fait de ‘parole’ ». W. U. DRESSLER, 1986, p. 321, cherche
à montrer que le supplétisme personnel répond à une motivation « pragmatique ».
CONCLUSION GÉNÉRALE
425
De fait, c’est à l’indicatif présent, aux deux premières personnes du
singulier, et à l’impératif présent 13 que se manifestent en priorité les
supplétismes. C’est là, à notre avis, que se trouvent les formes qui cèdent en
premier. Elles ont, en effet, besoin plus que les autres du marquage
interactionnel, dans la relation illocutoire ou perlocutoire d’une
communication orale, entre un locuteur et un allocutaire. Cette relation vise
à la fois la clarté du message et son efficacité le cas échéant. Le locuteur
doit se faire entendre rapidement de son allocutaire, surtout quand il
formule une injonction pressante. Il ne le peut aisément avec un ordre aussi
court sémantiquement que ī, aussi peu clair que ēs « mange », homophone
de ēs « tu manges » et presque homophone de ĕs « tu es ». C’est pourquoi
les textes témoignent d’évolutions au régime différent : l’impératif ī a cédé
tôt devant uāde « va-t-en », puis par affaiblissement de sens « va », tandis
que l’infinitif īre se maintenait sans difficulté tout au long de la latinité.
Dans un développement ultérieur, soit le polymorphisme (voire le polysupplétisme pour aller) se maintient, soit tout le paradigme du lexème
supplétif, qui menait sa vie par ailleurs, est généralisé en remplacement de
l’ancien.
Le dernier point que nous amène à aborder le phénomène est le degré de
conscience du sujet parlant dans ce changement linguistique, ce que l’on
appelle le « sentiment du sujet parlant ». Il est bien établi, depuis
Saussure14, que la « parole » a une influence sur la « langue » : la pratique
quotidienne de la langue et la conscience linguistique des sujets parlants
font évoluer le système linguistique. Nous ignorons comment il se fait que
cette interprétation d’une pluralité d’individus soit commune à un groupe
important et s’installe en langue. En particulier, pour le supplétisme, il
semble que la « conscience de parole »15 soit en relation étroite, mais non
13
Certains parlent au sujet de l’impératif de modalité « impressive ». M. FRUYT,
1996b, p. 62, souligne la particularité de ce mode : « Il existe des énoncés qui n’ont
leur sens plein qu’à l’oral et en situation : tout énoncé contenant une forme de
vocatif ou d’impératif, des prières (avec des formules à la 1 ère sg pour le locuteur et à
la 2ème personne pour l’allocutaire : uos obtestor…), des serments, des
commandements militaires (…). Certains énoncés sont si directement insérés dans
les conditions d’énonciation qu’ils ont une force perlocutoire, étant prononcés dans
l’intention d’entraîner une action de la part du destinataire ».
14
Cf. F. de SAUSSURE, 1916, p. 25 et 30, et, plus récemment, M.-J. REICHLERBÉGUELIN, 1990, 208-220, et M. FRUYT, 1994b, p. 255-260 ; 1996a, p. 100 : « Les
sujets parlants peuvent (…) avoir une certaine perception du procédé de désignation
qui préside à l’existence du mot, une certaine idée de la manière dont le mot se
rattache au designatum (entité extra-linguistique) auquel il renvoie, bref une idée des
relations existant entre le « mot » et la « chose » ».
15
J. HERMAN, 1989, p. 6, oppose la « conscience de langue », « qui ne reflète
pratiquement pas les changements en cours », à la « conscience de parole », liée
étroitement aux changements diachroniques comme le suggèrent les hésitations
CONCLUSION GÉNÉRALE
426
intentionnelle, avec le changement linguistique : le sujet parlant établit un
lien entre le lexème verbal qui sert à la désignation et les propriétés
extralinguistiques reconnues dans le procès désigné 16. De fait, le choix du
lexème répond à une motivation sémantico-référentielle, comme tout
renouvellement lexical. De même que les médecins modernes ont renoncé à
employer le mot opération, que l’usage a rendu banal et qui fait peur, pour
le remplacer par intervention, plus discret, moins technique - « le mot
opération est victime des images qu’il évoque », celles de souffrance, de
sang, d’instruments effrayants, comme l’avait déjà pressenti J. Vendryes en
195017 -, de même les latinophones ont préféré substituer au terme
technique medērī un dénominatif sānāre, qui véhicule une valeur plus
positive, puisqu’il évoque avant tout la bonne santé de l’être tout entier,
physique et morale. Il suffira, en outre, de mentionner l’importance du
choix des termes en latin tardif.
Bouclons enfin la boucle. Il est certain que, si la plupart des
francophones ignorent l’existence d’un supplétisme à l’origine du
paradigme de aller, ils savent conjuguer le « verbe ». Cette ignorance ne les
empêche pas de parler et d’utiliser pleinement leur langue. Le fonctionnement du supplétisme ne requiert pas la connaissance de son histoire : la
variété des radicaux qui existent à l’intérieur d’un même paradigme verbal
est mémorisée par les sujets parlants (dès leur plus jeune âge). Pourtant,
cette connaissance épaule l’enseignant dans sa pédagogie : pendant que le
professeur se plaît à indiquer l’étymologie d’un mot, les jeunes élèves sont
toujours silencieux, étonnés au sens fort de la métaphore du XVIIème
siècle18. Un voyage dans le temps que leur propose l’histoire d’un mot
éveille leur conscience linguistique et leur révèle l’influence qu’ils ont sur
l’évolution de leur propre langue. La linguistique n’est pas seulement le fait
de « savants » historiens de la langue, elle intéresse, dans une approche
métalinguistique, un grand nombre de sujets parlants.
devant les options lexicales : signer, par exemple, le quasi-synonyme fréquent de
parapher.
16
Cf. M. FRUYT, 1995, p. 312 : « La conscience linguistique est en elle-même, dans
une large mesure, une manifestation des mécanismes régulateurs de la langue, et
notamment de l’analogie, qui tend à faire disparaître, à réduire les « anomalies »
linguistiques, les faits « hors norme » ».
17
J. VENDRYES, 1950, p. 258.
18
M. FRUYT, 1994b, p. 259, montre que « la dé-motivation de la métaphore est allée
de pair avec un affaiblissement sémantique ».
ANNEXES
427
ANNEXES
Ces annexes comprennent :
1)
2)
3)
le relevé des occurrences
les statistiques de fréquence
et le détail des formes attestées
de chacun des lexèmes, simples et/ou préverbés, dans toute la littérature
ou dans un corpus restreint, classé par auteur et par période
littéraire (archaïque, classique, post-classique, tardive, médiévale) :
-
« aller » : īre / uādere / ambulāre (annexes 1, 2 et 3) ;
« porter » : ferre / tulisse / portāre (annexes 4, 5 et 6) ;
« guérir » : medērī / medicārī, medicāre / sānāre / cūrāre
(annexes 7, 8 et 9) ;
« manger » : ēsse / comēsse / cēnāre / mandūcāre /
mandere / epulārī / uescī (annexes 10, 11 et 12).
Lorsque le relevé est exhaustif, il s’appuie sur la liste des œuvres
du CLCLT-5.
Nous avons fait apparaître dans les tableaux toutes les formes
attestées dans le CLCLT-5. Les autres formes possibles mais nulle part
attestées n’y figurent donc pas.
ANNEXE 1 « ALLER
428
»
ANNEXE 1 : OCCURRENCES DES LEXÈMES « ALLER » :
ĪRE / VĀDERE / AMBVLĀRE
ĪRE
VĀDERE
IIème, Ier siècles av. J.-C.
Ennius
it, imus, itis, eunt, ibant, ibit, ire
uadit, uadunt
praeterii, 2 redit, transit, obibo, abiit, redeat,
circumiret, rediret, adire, adiri
Plaute
52 eo, 17 is, 31 it, 6 imus, 3 itis, 10 eunt, 3 itur, 4 ibam,
ibas, 4 ibat, 2 ibant, 125 ibo, 11 ibis, 7 ibit, 2 ibimus, 3
ibitur, iit, ierunt, 2 iuero, ieris, 31 eam, 16 eas, 18 eat,
31 eamus, eatis, 3 eant, 5 irem, 6 ires, 4 iret, iretis,
<irent>, ieris, 107 i, 31 ite, 5 ito, eunte (abl. masc. sg.),
iturus, iturum, 2 itura (fém.), itum, 2 eundum (adj. vb.),
eundi (gérond.), 109 ire, 4 iri, iturum [esse], 3 ituram
[esse], 2 isse/iuisse
32 abis, circumis, exis, 2 redis, 9 abit, 3 adit, circumit, 21
exit, init, 2 prodit, 7 redit, 2 subit, 4 abimus, circumimus, 2
eximus, 2 prodimus, 2 redimus, 2 abitis, 3 abeunt, 2 adeunt,
2 exeunt, 2 prodeunt, 3 redeunt, subeunt, exitur, reditur, 2
abibam, 2 exibam, abibat, exibat, 4 abibo, 14 adibo, 2
exibo, inibo, prodibo, 2 redibo, 2 transibo, 2 abibis, 2 inibis,
introibis, adibit, 3 exibit, 2 redibit, transibimus, abibitur, 19
abii, 3 adii, 3 exii/exiui, praeterii, 5 redii, 7 abiisti, adiisti,
65 abiit, 5 adiit, 2 exiit, 8 obiit, praeteriit, 10 rediit, transiit,
abiimus, iniimus, iniistis, rediistis, 6 abierunt, exierunt,
iniere, redierunt, 2 redieris, 4 abierit, 3 exierit, inierit,
introierit, praeterierit, 7 redierit, 13 abeam, 10 adeam,
exeam, 7 redeam, 16 abeas, 8 adeas, redeas, 13 abeat, 3
adeat, 4 exeat, ineat, 2 praetereat, 2 prodeat, 5 redeat, 5
transeat, 13 abeamus, 4 adeamus, redeamus, 3 abeant, 2
exeant, praetereant, 2 prodeant, praeterirem, 5 abiret,
transiret, redirent, 2 abierim, redierim, abieris, 2 abierit, 2
adierit/adiuerit, abierint, 2 exissem/exiissem, rediissem,
abiisses, rediisses, 133 abi, 10 adi, 14 exi, praei, prodi, 18
redi, 14 abite, 5 exite, adito, itote, 3 redito, 4 abiens (nom.
masc. sg.), exiens (nom. masc. sg.), 5 exeuntem, abeuntis
(gén. sg.), exeuntis (gén. sg.), redeunti, 2 ineunte, 3 abiturus,
adita (nom. fém. sg.), aditum, exitam, initis, adeundus,
abeundum (adj. vb.), adeundum (adj. vb.), exeundum (adj.
vb.), redeundum (adj. vb.), adeundae, 4 adeundi (gérond.),
27 abire, 23 adire, 7 exire, inire, 3 praeterire, 4 prodire, 5
redire, 8 transire, 2 adiri, circumirier, transiri, exiturum
esse, rediturum [esse], 10 abiisse, 2 adiisse, 8 rediisse,
proditum esse
euasit, 2
inuasit,
inuaserunt,
inuadam,
euadas, euadat,
2 euasurus,
euadere, inuadi
AMBVLĀRE
3 ambulo, 2
ambulas, 4
ambulat, 3
ambulant,
ambulaui,
ambulem, ambules,
2 ambulet,
ambulent, 17
ambula, 4 ambulato
(impér.),
ambulatum (part.),
ambulatis,
ambulandum
(gérond.),
ambulatum (supin),
2 ambulare
obambulabant,
adambulabo,
obambulet,
perambula,
redambula,
inambulandum
(adj. vb.),
obambulatum
(supin),
ANNEXE 1 « ALLER
429
»
Térence
22 eo, 6 is, 3 it, 4 imus, itur, 2 ibam, ibas, 21 ibo, ibis, 4
ibit, 4 iit, ierant, 6 eam, eas, eat, 6 eamus, eatur, ires,
iret, isses, 17 i, 4 ite, ito, euntem, itura (nom. nt. pl.),17
ire, 5 iri, isse
8 abeo, 2 adeo, 3 exeo, ineo, praetereo, 2 prodeo, 6
redeo, 10 abis, exis, redis, 3 abit, 10 exit, 4 prodit, 8
redit, eximus, abeunt, 2 redeunt, 2 abibo, 10 adibo,
exibo, inibo, 6 abii, adii, introii, praeterii, redii, abisti,
abiisti, redisti, 12 abiit, 3 obiit, 2 praeteriit, 8 rediit, 3
abierunt/ abiere, adierunt, redierunt, praeteritus est,
praeterierat, 2 praeterieris, redieris, 6 redierit, 5
abeam, adeam, exeam, introeam, 7 redeam, 3 abeas,
ineas, redeas, transeas, 4 3 abeat, adeat, 2 exeat, ineat,
2 praetereat, 12 redeat, 2 abeamus, adeamus, redeamus,
exeant, 2 exirem, redires, 2 abiret, rediret, abierim,
abieris, 2 abierit, adiuerit, rediisses, 36 abi, 2 adi, 3 exi,
prodi, 8 redi, abite, adito, praeterito, redito, transito, 5
abiens (nom. masc. sg.), exiens (nom. masc. sg.),
rediens (nom. masc. sg.), abeuntem, 2 exeuntem,
redeuntem, abeunti, abeuntes, abeuntis (acc. pl.),
praeteritus, exitum, initum, praeterito, ineunda (fém.),
redeundum (adj. vb.), transeundum (adj. vb.),
adeundam, abeundi (gérond.), 2 redeundi (gérond.), 4
abire, 3 adire, 4 exire, inire, transire, circumiri, 3
redire, abiturum [esse], proditurum [esse], rediturum
[esse], 5 abisse/abiisse, introisse, 6 redisse/rediisse
2 ambula, 3
ambulando
(gérond.)
2 euadet,
euasit, inuasit,
euadas, euadat,
euaderet
Ier siècle av. J.-C.
Cicéron
eo, it, 3 imus, 2 itur, 4 ibat, ibatur, ibo, 2 ibis, 2 ibit, 2
uadit, uadunt,
ibimus, 2 ibitur, 6 iit, ierunt, 3 itum est, ierant, ierit, 17
uadebam,
eam, 4 eas, 5 eat, 4 eamus, 2 eant, eatur, 4 irem, 4
2 uadere
ires,12 iret, iremus,3 irent, 7 iretur, 3 ierim, 2
ieris/iueris, 2 isset, i, 3 ite, iens, 5 euntem, 3 eunti, 4
euntibus, 6 iturus, 2 iturum, ituri (nom. masc. pl.),
ituros, 12 eundum (adj. vb.), 2 eundum (gérond.), 2
eundi (gérond.), eundo (gérond.), 80 ire, 65 iri, 16
iturum esse/[esse], 6 isse
2 deambulatum
(supin),
prodeambulare
2 ambulat,
ambulamus,
3 ambulant,
ambulabat,
2 ambulauit,
ambulatum est, erit
ambulatum,
3 ambulem, ambulet,
2 ambulemus,
2 ambularet,
2 ambulauisset,
4 ambulans,
ambulantem,
ambulantis (gén.
fém. sg.), ambulanti,
ambulantibus,
2 ambulandum (adj.
vb.), ambulandi (adj.
vb., nom. masc. pl),
2 ambulando
(gérond.), ambulandi
(gérond.),
ambulatum (supin), 6
ambulare
ANNEXE 1 « ALLER
430
»
Cicéron (suite)
2 abeo, 11 adeo, exeo, ineo, 34 praetereo, 54 redeo,
subeo, 2 abis, 3 inis, prodis, redis, adit, coit, 3 exit, 2
init, introit, 2 obit, 12 praeterit, 4 redit, subit, transit,
adimus, circumimus, praeterimus, 2 subimus, initis,
proditis, 3 abeunt, 9 adeunt, 3 exeunt, 3 ineunt, obeunt,
praetereunt, 4 redeunt, subeunt, 5 transeunt, coitur, 2
initur, 3 praeteritur, 3 proditur, 2 reditur, adeuntur,
ineuntur, adibam, praeteribam, coibas, transibas,
adibat, exibat, inibant, 3 inibat, praeteribat,
praeteribamus, redibant, circumibantur, inibantur, 2
abibo, 4 praeteribo, 2 subibo, exibis, abibit, adibit,
inibit, introibit, redibit, adibimus, exibimus, inibitur,
praeteribitur, transibitur, 2 adii, obii, 14 praeterii,
existi, praeteristi, 2 redisti, 2 transisti, 13 abiit, 17 adiit,
4 coiit, 2 exiit, 3 iniit, introiit, 7 obiit, 10 praeteriit, 4
subiit, 4 transiit, adiimus, transiimus, 3 adistis, abierunt,
4 adierunt, circumierunt, 6 exierunt, inierunt, 2
obierunt, praeterierunt, prodierunt, 4 redierunt, 5
subierunt, 5 transierunt, praeteritus es, 2 praeteritus est,
18 proditum est, praeteritum est, praeterita sunt,
introieram, coieras, 2 introierat, transierant, abieris, 2
obieris, 3 redieris, abierit, adierit, 5 coierit, 2 obieirit, 4
prodierit, redierit, subierit, praeterimus, 4 redierimus,
praeteritus erit, 3 abeam, exeam, obeam, 6 praeteream,
23 redeam, 3 subeam, abeas, adeas, ineas, praetereas, 2
prodeas, 3 redeas, transeas, 2 abeat, 2 adeat, 5 exeat, 5
ineat, introeat, 2 praetereat, prodeat, 9 redeat, 2 subeat,
4 transeat, 5 abeamus, 4 exeamus, obeamus, 4
praetereamus, prodeamus, 31 redeamus, subeamus, 16
transeamus, praeeatis, adeant, coeant, 5 exeant, 2
ineant, praetereant, 6 prodeant, 5 redeant, subeant, 2
transeant, 2 praetereatur, prodeatur, 2 redeatur, 2
subeatur, 2 praetereantur, 2 transeatur, subeantur, 5
exirem, praeterirem, prodirem, 4 redirem, transirem,
transires, coiret, subirem, redires, 4 abiret, 3 adiret, 2
exiret, 2 iniret, 2 obiret, 5 praeteriret, 3 prodiret, 10
rediret, 2 subiret, transiret, iniremus, rediremus,
adiretis, 2 abirent, 4 adirent, 2 exirent, obirent,
praeirent, praeterirent, 2 prodirent, 8 redirent, 2
subirent, transirent, praeteriretur, inirentur, 5 redierim,
subierim, transierim, 2 abieris, coieris, exieris, inieris,
introieris, 3 praeterieris, subieris, 2 transieris, abierit,
adierit, coierit, 7 exierit, 2 inierit, prodierit, 7 redierit,
subierit, 2 transierit, adierimus, transierimus, subieritis,
transieritis, abierint, adierint, 3 exierint, 2 inierint, 2
praeterierint, prodierint, 4 redierint, subierint, 4
transierint, praeterita sit, praeteritum sit, 3 proditum sit,
3 exissem, inissem, prodissem, 4 redissem, 2 subissem, 2
transissem, coisses, exisses, subisses, 2 adisses, 4 abisset,
2 adisset, coisset, 7 exisset, 3 introisset, 3 obisset,
praeterisset, 2 prodisset, 6 redisset, 3 transisset, issemus,
adissemus, exissemus, redissemus, subissemus, abissetis,
abissent, adissent, 3 exissent, 3 inissent, praeterissent, 2
redissent, subissent, 3 transissent, proditum esset,
euadit, 4
inuadit, 2
euadunt,
inuadunt,
euasisti,
inuasisti, 3
euasit, 8
inuasit,
interuasit,
peruasit,
2 euaserunt,
inuaserunt,
inuaseras,
2 euaserat, 2
inuaserat,
2 peruaserat,
3 euadat,
3 euadant,
2 inuaderet,
euaderent,
3 euaseris,
3 euaserit,
3 inuaserit,
peruaserit,
euasissem,
inuasisses,
euasisset,
inuasisset,
euasissent,
euasurum (part.
acc. masc. sg.),
2 euasura (part.
nom. nt. pl.),
11 euadere,
4 inuadere,
2 peruadere,
inuadi,
2 inuasisse,
peruasisse
inambulabant,
inambularem,
2 inambularet,
inambulauisset,
2 inambulans,
2 inambulantes,
deambulatum
(supin)
ANNEXE 1 « ALLER
»
Cicéron (suite)
transitus esset, praeteriti essent, abi, 2 redi, transi, 2 redite,
adeunto, exeunto, obeunto, 2 redeunto, 3 abiens, 6 exiens,
iniens, obiens, 8 rediens, 2 subiens, abeuntem, 2 exeuntem,
7 redeuntem, 6 ineuntis (gén. sg.), obeuntis (gén. sg.),
praetereuntis (gén. sg.), issent, abeunti, exeunti, 2 redeunti,
transeunti, abeunte, exeunte, 24 ineunte, praeeunte,
praetereunte, exeuntes, 2 abeuntis (acc. pl.), 2 exeuntis,
(acc. pl.), redeuntis (acc. pl.), 6 praetereuntes, redeuntes,
exeuntibus, praetereuntibus, 2 redeuntibus, 4 exiturus, 6
rediturus, transiturus, 2 introiturum, 5 aditus, 4 circumitus,
obitus, 2 praeteritus, praeterita (nom. fém. sg.), 5 aditum, 7
exitum, 6 initum, 5 praeteritum (masc.), 11 praeteritum
(nt.), subitum, transitum, 2 praeteritam, transitam, 17
praeteriti (gén. nt. pl), aditae (gén. fém. sg.), 4 praeteritae
(gén. fém. sg.), inito, 2 obita (abl. fém. sg.), 5 praeterito, 4
praeterita (abl. fém. sg.), 37 praeterita (nom. ou acc. nt.
pl.), praeteritos, 2 praeteritas, 8 praeteritorum, 4
praeteritarum, aditis, circumitis, 2 initis, obitis, 15
praeteritis, 2 subeundus, praetereundus, 4 ineunda,
obeunda, praetereunda (fém.), 6 subeunda, 2 adeundum
(adj. vb.), abeundum (adj. vb.), obeundum (adj. vb.),
praetereundum (adj. vb. masc.), 5 praetereundum (adj. vb.
nt.), 2 redeundum (adj. vb.), 3 subeundum (adj. vb.),
transeundum (adj. vb.), coeundam, obeundam, 2 adeundi
(adj. vb.), ineundi (adj. vb.), 2 obeundi (adj. vb.), adeundo
(adj. vb.), praeeundo (adj. vb.), adeundae, obeundae,
subeundae, adeunda (nt.), 3 subeunda (nt.), 5 pratereunda
(nt.), 2 subeundos, obeundas, praetereundas, 3 subeundas,
obeundarum, 3 adeundis, 2 ineundis, 2 subeundis,
adeundum (gérond.), exeundum (gérond.), intereundum
(gérond.), 2 praetereundum (gérond.), 2 redeundum
(gérond.), 3 subeundum (gérond.), adendi (gérond.), 2
coeundi (gérond.), 6 exeundi (gérond.), ineundi (gérond.),
obeundi (gérond.), prodeundi (gérond.), redeundi (gérond.),
2 transeundi (gérond.), 2 exeundo (gérond.), praeeundo
(gérond.), 2 praetereundo (gérond.), 2 redeundo (gérond.),
transeundo (gérond.), 9 abire, 24 adire, 3 coire, 42 exire, 12
inire, 10 introire, 16 obire, 20 praeterire, 13 prodire, 27
redire, 25 subire, 24 transire, 2 adiri, circumiri, circumirier,
2 iniri, introiri, obiri, praeiri, 15 praeteriri, 3 transiri, 3
abiturum esse/[esse], 2 aditurum [esse], aditurum fuisse, 8
exiturum esse/[esse], 2 praeteriturum fuisse, 7 proditurum
esse, 13 rediturum esse/[esse], rediturum fuisse, praeteritum
esse /[esse], 2 transiturum [esse], abisse, adisse, circumisse,
15 exisse, 3 inisse, 5 introisse, 5 praeterisse, 2 prodisse, 16
redisse, subisse, 8 transisse, abitum [esse], 2 praeteritum
esse, 4 proditum esse/[esse], 5 reditum esse/[esse], 3
reditum fuisse
César
5 ierunt, itum est, ierant, eant, 2 iretur, iturus, iturum inuasit,
(acc. masc. sg.), 10 ire, 8 iri, iturum [esse]
euaserant
circumeo, 4 adit, circumit, exit, 2 prodit, 4 redit, 2 transit, 2
adeunt, coeunt, 2 exeunt, ineunt, 3 prodeunt, subeunt, 5
transeunt, transitur, praetereuntur, inibat, redibat,
circumibant, transibant, inibatur, abiit, iniit, 2 adierunt,
circumierunt, coierunt, exierunt, 2 redierunt, 3 transierunt, 2
431
ANNEXE 1 « ALLER
432
»
transierat, 5 transierant, praeteream, 3 adeat, 2 redeat,
transeat, prodeatis, 2 exeant, transeant, prodiret, subiret,
transiret, 2 adirent, 2 exirent, 4 transirent, iniretur, adisset, 2
exisset, redisset, exissent, redissent, subissent, 4 transissent,
abite, subeuntes, redeuntes, transiturum (acc. masc. sg.),
transituros, 2 aditus, aditum, 2 initum, 5 inito, circumita (abl.
fém. sg.), praeterita (abl. fém. sg.), praeterita (acc. nt. pl.), 2
circumitis, initis, praeteritis, praetereunda (fém.),
praetereundum (adj. vb.), subeundum (adj. vb.), 2
transeundum (adj. vb.), subeundam, transeundi (adj. vb.),
transeundo (adj. vb.), adeundae, subeunda (nt.), adeundis,
exeundum (gérond.), prodeundum (gérond.), transeundum
(gérond.), adeundi (gérond.), 3 transeundi (gérond.),
redeundo (gérond.), 14 adire, 5 circumire, 3 exire, 2 inire,
obire, praeterire, 3 prodire, 3 subire, 33 transire, adiri, 2
circumiri, exiri, 2 iniri, rediri, 4 transiri, subiturum [esse],
abisse, adisse, exisse, redisse, 7 transisse, reditum [esse], 3
proditum [esse]
Lucrèce
2 it, eunt, 2 ibat, ibant, 4 ibit, eunti, 6 ineunte, euntes, 3 inuadit, inuasit,
euntis (acc. pl.), itum, eundi (gérond.), eundo (gérond.), peruadere
27 ire, itum [esse]
redeo, 2 abit, 3 adit, 12 exit, 2 init, obit, praeterit, 6
redit, 7 transit, inimus, abeunt, ineunt, 2 obeunt, 6
redeunt, 2 proditur, 2 coibat, redibat, subibat, coibant, 2
exibant, redibant, adibis, , obiit, praeteriit, coiere,
coibunt, abeat, adeat, obeat, transeat, obeamus, 5
redeant, subeant, coiret, exiret, obiret, rediret, redissent,
coeuntibus, redeuntibus, praeterita (nom. fém. sg.),
aditus, praeteritum, 2 obita (abl. fém. sg.), 2 praeteritis,
adeundum (adj. vb.), abeundi (gérond.), coeundo
(gérond.), 3 abire, adire, 8 coire, 5 exire, inire, 7 obire,
12 transire, 3 exisse
Salluste
2 eunt, ibant, 2 iere, itum est, 3 ierat, eat, 2 eatis, 2 eant,
2 irent, iretur, ierit, ite, euntes, eundum (adj. vb.), eundi
(gérond.), eundo (gérond.), 15 ire, 2 iri, 2 iturum [esse],
isse
abit, adit, praeterit, 2 redit, 3 abeunt, redeunt,
transeunt, abibis, inibitis, redisti, introiit, transiere,
proditum est, 2 adeant, transeant, abirent, 2 circumiens,
2 rediens (nom. masc. sg.), redeuntes, redeuntibus,
aditus, praetereundum (adj. vb.), 2 introeundi (gérond.),
circumeundo (gérond.), 5 abire, 2 adire, 3 circumire,
introire, 2 praeterire, redire, transire, rediturum [esse]
uadere
7 inuadit,
euadunt,
4 inuadunt,
inuaditur,
6 inuasit,
euasere, 4
inuasere,
6 inuaserat,
inuadat,
3 inuaderet,
euadendum
(adj. nom. nt.
sg.),
2 euadere,
inuadere,
superuadere,
inuadi
ANNEXE 1 « ALLER
433
»
Virgile
30 it, imus, itis, eunt, 3 itur, 20 ibat, 9 ibant, 4 ibo, ibis,
4 ibit, ibimus, ibitis, ibunt, 2 iit, eat, 2 eamus, 2 eant, 3
iret, ierit, 7 i, 12 ite, 2 ito, 8 euntem, 2 eunti, 8 euntis
(acc. masc. pl.), euntibus, , ituras, eundi (gérond.),
eundo (gérond.), 34 ire, iri
adeo, praetereo, redeo, 4 abis, exis, 5 abit, 4 adit, 4 coit,
6 exit, init, 2 obit, 4 praeterit, 2 prodit, 11 redit, 20
subit, 3 transit, 2 subimus, abeunt, adeunt, 2 coeunt, 4
ineunt, 4 redeunt, 5 subeunt, adibam, 2 abibat, obibat,
redibat, redibant, 3 subibat, 3 subibant, subibo, inibo,
abibis, adibis, 2 abibit, inibit, 2 subibit, abii, adisti, 2
adiit, 2 exiit, obiuit, 6 subiit, 3 transiit, rediere, 2
subiere, adeas, abeat, adeat, 4 coeant, obeat, subeat,
transeat, subeamus, ineant, subeant, adirem, adires,
abiret, adiret, exiret, coirent, 2 subirent, 2 exierint,
subisset, abi, adi, abito, rediens (nom. masc. sg.), 2
subeuntem, abeuntis (gén. masc. sg.), obeuntia,
abeuntibus, 8 aditus, obita (abl. fém. sg.), praeteritos,
abire, 4 adire, 4 exire, inire, prodire, subire, transire,
abiisse, coiisse, rediisse, subiisse
uadit,
2
uadimus,
4
uade,
uadite,
uadentem
euado, 2 euadit, obambulat
5 inuadit,
5 inuadunt,
3 euasit, 3
inuasit,
3 euaserat,
inuaserat,
euaserit (fut.
ant.), inuasisset,
inuade,
8 euadere,
2 inuadere,
2 euasisse
Horace
3 it, eunt, ibam, ibant, 3 ibis, 3 ibit, 3 ibimus, ibunt, 2 uadet,
eam, 2 eat, 2 eamus, ires, irent, 6 i, euntem, euntes, uadere
euntis (acc. masc. pl.), euntium, iturus, 19 ire, iturum
[esse]
abeo, 2 praetereo, 3 redeo, 2 prodis, redis, 2 abit, coit,
3 exit, 8 redit, subit, transit, subimus, 2 praetereunt, 3
redeunt, subeunt, coibat, obibo, abibis, 2 redibit, abii,
subisti, rediit, subiit, exierit, obeam, 3 redeam, redeas,
2 abeat, coeat, prodeat, 3 redeat, abeant, coeant, 2
redeant, abirem, exirem, 2 exiret, 2 rediret, obisset, 3
abi, redi, adite, abito, adito, 2 rediens (nom. masc.
sg.), abeunte, praetereunte, redeunte, redeuntis (acc.
pl.), praetereuntium, rediturus, praeteritum (nt.),
praeterita (abl. fém. sg.), obeundus, 3 abire, 2 adire,
inire, obire, prodire, 2 redire, 2 subire, transire
Tite-Live
4 imus, 12 eunt, 2 itur, 11 ibat, 10 ibant, ibatur, ibo,
ibit, iit, 24 ierunt/iere, 4 itum est, 13 ierat, iero, 3 eam,
3 eas, 5 eat, 3 eamus, 4 eant, 37 iret, 31 irent, 11
iretur, itum sit, 5 issent, 6 i, 12 ite, 8 euntem, 5 eunti, 6
euntes, 3 euntium, 4 euntibus, 4 iturus, itura (nom.
fém. sg.), iturum, ituram, ituri (nom. masc. pl.), 5
eundum (adj. vb.), 15 eundum (gérond.), 2 eundi
(gérond.), 3 eundo (gérond.), 133 ire, 14 iri, 9 iturum
[esse], 21 ituros esse/[esse], 11 isse, 3 itum esse/[esse]
2 redeo, 5 abit, 10 adit, coit, exit, 3 init, praeterit, 6
prodit, 63 redit, 9 subit, 10 transit, adimus, subimus, 7
abeunt, 6 adeunt, circumeunt, 2 coeunt, exeunt, 16
ineunt, introeunt, obeunt, 3 prodeunt, 16 redeunt, 6
subeunt, 3 transeunt, 2 initur, 4 proditur, adeun<tur>,
3 abibat, 3 circumibat, 2 exibat, 2 inibat, 2 obibat,
redibat, 3 subibat, transibat, redibatis, 5 abibant, 3
circumibant, 3 coibant, 3 exibant, 2 inibant, obibant,
uade, 3 ambulat,
ambules,
2 ambulet
perambulat,
perambulabis,
perambulet
10 uadit, 7 uadunt, ambulantibus
uadebant, uadetis,
uadens, 4
uadentem,
uadenti, 2
uadentes,
uadendum (adj.
nom. nt. sg.)
3 euadit, 16
inuadit,
circumuadunt,
4 euadunt,
11 inuadunt,
inuaditur,
inuadebant,
euadebant,
2 inambulauit,
obambulauerant,
2 inambulans,
obambulantes,
2 inambulare,
obambulare
ANNEXE 1 « ALLER
434
»
Tite-Live (suite)
prodibant, 2 redibant, 2 subibant, 2 transibant, 3
inibatur, circumibantur, 2 inibantur, praeteribo,
prodibis, redibis, transibitis, 2 inii, 2 redii, existi,
inisti, prodisti, 40 abiit, 4 adiit, 2 circumiit, exiit, 15
iniit, obiit, 2 praeteriit, 110 rediit, 6 subiit, 6 transiit,
abistis, adistis, 10 abierunt/abiere, 8 adierunt,
circumiere, 2 coierunt/coiere, 24 iniere/inierunt,
praeierunt,
praeterierunt,
prodiere,
5
transierunt/transiere, 63 redierunt/ediere, 6 subiere/
subierunt, 10 proditum est, 11 reditum est/[est],
transitus est, transitus erat, 5 transierat, 15 ierant,
coierant, 6 transierant, abeam, redeam, abeas, 2
abeat, 3 ineat, 2 praetereat, 2 redeat, subeat, transeat,
abeamus, ineamus, transeamus, 2 abeatis, 2 abeant, 2
coeant, ineant, 5 redeant, subeant, 2 transeant,
adeatur, subeatur, transeatur, 2 praetereantur,
praeterirem, redirem, 5 abiret, 4 adiret, coiret, 15
exiret, 12 iniret, 2 introiret, obiret, praeteriret,
prodiret, 15 rediret, 3 subiret,16 transiret, iniremus,
10 abirent, 8 adirent, 2 coirent, 12 exirent, 6 inirent,
obirent, praeirent, praeterirent, 17 redirent, 3
subirent, 14 transirent, 2 abiretur, 6 iniretur,
rediretur, praeterirentur, 2 reditum esset, redierim,
subierim, abieris, transieris, abierit, redierit, 5
transierit, redieritis, abierint, coierint, exierint,
transierint, abissem, 8 isset, 6 abisset, 2 adisset,
coisset, 3 exisset, 4 inisset, introisset, 2 prodisset, 29
redisset, 2 subisset, 10 transisset, adissemus,
redissemus, 5 abissent, 12 adissent, coissent, 9
exissent, 11 inissent, 12 redissent, 3 subissent, 3
transissent, proditum esset, transitus esset, praeteriti
essent, 9 abi, abite, 4 redite, transite, redeunto, 2
abiens (nom. masc. sg.), 11 rediens (nom. masc. sg.),
adeuntem, 2 exeuntem, ineuntem, obeuntem, 3
praetereuntem, 5 redeuntem, transeuntem, 2 abeuntis
(gén. sg.), exeuntis (gén. sg.), redeuntis (gén. sg.),
abeunti, circumeunti, 4 exeunti, ineunti, introeunti,
obeunti, 2 praetereunti, redeunti, subeunti, transeunti,
co[e]n[te, ineunte, 6 praeunte, redeunte, 5 abeuntes,
adeuntes, 5 circumeuntes, ineuntes, 9 redeuntes, 8
subeuntes/subeuntis, 3 transeuntes, 3 abeuntium, 2
exeuntium, ineuntium, praetereuntium, subeuntium,
transeuntium, 3 abeuntibus, adeuntibus, 3 coeuntibus,
exeuntibus, ineuntibus, introeuntibus, 2 praeeuntibus,
praetereuntibus,
transeuntibus,
2
redeuntibus,
subeuntibus, 2 abiturus, 2 aditurus, 3 rediturus, 2
transiturus, abiturum, initurum, transituros, transituris,
13 aditus, 2 exitus, praeteritus, transitus, aditum, 8
exitum, 20 initum, praeteritum (masc.), praeteritum
(nt.), subitum, transitum, circumitam, praeteritam, 2
praeteriti (gén. nt. sg.), 2 circumito, 18 inito, 5
praeterito, transito, adita (abl. fém. sg.), 5 aditi (nom.
masc. pl.), initi (nom. masc. pl.), circumitae (nom. fém.
pl.), 2 praeteritae (nom. fém. pl.), transitae (nom. fém.
pl.), adita (nom. nt. pl.), circumita (nom. nt. pl.),
praeterita (nom. ou acc. nt. pl), praeteritos, 4
praeteritorum, aditis, 7 praeteritis, ineunda (fém.), 2
superuadebant,
euadent, euasi,
7 euasit,
circumuadit,
15 inuasit, 10
peruasit, 12
euasere/euaserunt,
11 inuasere/
inuaserunt,
6 euaserat, 5
inuaserat,
2 peruaserat,
3 euaserant,
4 inuaserant,
inuasero,
inuaserit, euadat,
2 inuadat,
peruadat,
euadatis, 3
inuadant, uaderet,
4 euaderet,
inuaderet,
peruaderet,
3 euaderent,
4 inuaderent,
euaserit,
euaseritis, 3
euaserint,
2 circumuasisset,
5 euasisset,
3 inuasisset,
7 euasissent, 3
inuasissent,
4 peruasisset,
inuade, inuadite,
superuadentem,
euadente,
2 euadendum (adj.
acc. masc. sg.),
inuadendae (adj.
gén. fém. sg.),
2 inuadendos,
euadendas,
inuasurus,
3 euasura (part.
nom. fém. sg.),
2 euasurum,
2 inuasurum (part.
acc. masc./nt. sg.),
peruasurum (part.
acc. nt. sg.),
euasuri (part.
nom. masc. pl.),
euasuros,
5 inuasuros,
euasuras,
inuasuris, 4
ANNEXE 1 « ALLER
435
»
Tite-Live (suite)
subeunda (fém.), abeundum (adj. vb.), coeundum (adj.
vb.), 5 exeundum (adj. vb.), 5 redeundum (adj. vb.), 2
subeundum (adj. vb.), adeundam, circumeundam, 2
subeundam, 2 adeundi (adj. vb.), praetereundi (adj. vb.),
redeundi (adj. vb.), subeundi (adj. vb.), ineundo (adj.
vb.), subeundo (adj. vb.), 2 circumeundae, adeunda
(nt.), obeunda (nt.), subeunda (nt.), 2 circumeundos,
adeundis, circumeundis, 2 ineundis, coeundum
(gérond.), 3 ineundum (gérond.), prodeundum (gérond.),
2 subeundum (gérond.), 4 transeundum (gérond.),
abeundi (gérond.), 6 adeundi (gérond.), 2 circumeundi
(gérond.), coeundi (gérond.), exeundi (gérond.),
praetereundi (gérond.), prodeundi (gérond.), redeundi
(gérond.), 2 subeundi (gérond.), 2 transeundi (gérond.),
abeundo (gérond.), adeundo (gérond.), coeundo
(gérond.), 4 obeundo (gérond.), subeundo (gérond.), 46
abire, 31 adire, 9 coire, 20 exire, 18 inire, introire, 5
obire, 2 praeire, 2 praeterire, 4 prodire, 46 redire, 18
subire, 32 transire, 6 adiri, 7 iniri, rediri, subiri,
transiri, 2 abiturum esse/[esse], 2 initurum [esse],
obiturum esse, 3 proditurum esse/[esse], 5 rediturum
esse/[esse], 2 subiturum [esse], 4 transiturum [esse], 16
abiisse/abisse, adisse, coisse, 5 exisse, 4 inissse, 9
redisse, 3 subisse, 15 transisse, 6 proditum esse/[esse],
reditum esse
euadendum
(gérond.),
inuadendum
(gérond.),
3 euadendi
(gérond.), 4
inuadendi
(gérond.), 20
euadere, 1
3 inuadere,
peruadere, inuadi,
4 euasisse,
3 inuasisse
Tibulle
ibitis, 2 eat, ierint, i, 9 ite, 8 ire
redit, abibit, adibit, exibit, adiit, praeteriit, subiit,
abiere, redierunt, prodeat, adirem, prodirem, abiret,
redi, praetereunte, praetereuntis (acc. pl.), aditus, 2
adeunda (nt.), transire, rediturum [esse], adiisse,
praeteriisse, subiisse
Ovide
6 eo, 11 it, imus, itis, 16 eunt, 5 itur, ibas,34 ibat, ibant, uadis, 2 uadit,
ibo, 14 ibis, 19 ibit, 6 ibimus, ibitis, 4 ibunt, iit, iere, uadam, 7 uade
itum est, 2 ieras, ierat, 4 ierant, 3 eam, 11 eas, 53 eat, 2
eant, 3 iret, irent, 2 ierit, isses, 8 isset, issent, 22 i, 22
ite, 12 euntem, 6 euntis (gén. masc. sg.), 8 eunti, 3
euntes, 2 euntibus, 5 iturus, 6 itura (nom. fém. sg.),
iturum, ituram, ituro (abl. masc. sg.), ituras, ituris (abl.
masc. pl), 3 eundum (adj. vb.), 3 eundi (gérond.), 3
eundo (gérond.), 90 ire, 2 iri, 2 ituros [esse], 17 isse
2 ambulat
ANNEXE 1 « ALLER
436
»
Ovide (suite)
abeo, ineo, praetereo, 3 redeo, 4 abis, inis, 5 prodis, 3
redis, 2 subis, 2 transis, 36 abit, 20 adit, 6 coit, 35 exit, 10
init, 4 obit, 9 praeterit, 7 prodit, 27 redit, 45 subit, 17
transit, 3 coimus, prodimus, subimus, initis, 8 abeunt, 5
adeunt, 14 coeunt, 2 ineunt, praeeunt, praetereunt, 11
redeunt, 14 subeunt, aditur, obitur, 3 proditur, abibam,
redibam, 2 abibas, 2 abibat, adibat, exibat, obibat,
redibat, subibat, transibat, prodibant, subibant,
transibant, abibo, 2 abibis, exibis, redibis, subibis, 4
abibit, exibit, 3 redibit, 2 subibit, transibit, abii, adii, 2
praeterii, 3 redii, 2 subii, abisti, 2 redisti, 19 abiit, 8 adiit,
iniit, 3 praeteriit, 25 rediit, 6 subiit, 6 abierunt/abiere, 2
adiere, 5 coiere/coierunt, iniere, 2 praeteriere, 7
redierunt/ rediere, 10 subiere, 4 exitus est, transitus est,
prodieram, 2 transieram, 2 prodierat, transierant,
transiero, adeam, praeteream, 2 redeam, subeam, abeas,
2 adeas, ineas, 2 redeas, 2 subeas, abeat, adeat, coeat, 6
exeat, 3 praetereat, 2 prodeat, 4 redeat, 5 subeat, 3
transeat, 6 coeamus, ineamus, 2 redeamus, subeamus, 2
subeatis, adeant, circumeant, 3 coeant, ineant, 2 redeant,
8 subeant, 2 redirem, redires, 2 abiret, 3 circumiret,
exiret, prodiret, 5 rediret, 3 circumirent, coirent,
circumirentur, 2 exieris, transieris, exierit, transierit,
transieritis, exierint, prodierint, transierint, exissem, 2
adisset, exisset, 2 coissent, 4 abi, 3 adi, 4 exi, 2 redi,
transi, adite, exite, prodite, redite, subite, transite, inito,
redito, 3 subito, 2 rediens (nom. masc. sg.), abeuntem, 2
redeuntem, 2 abeuntis (gén. sg.), 3 redeuntis (gén. sg.),
circumeuntis (gén. sg.), 2 praetereuntis (gén. sg.), abeunti,
eunte, praeeunte, 2 praetereunte, 2 subeunte, abeuntia, 2
coeuntia, redeuntia, subeuntia, abeuntis (acc. pl.),
redeuntibus, 3 abiturus, aditurus, praeteriturus, rediturus,
2 coitura (nom. fém. sg.), 3 aditus, coitus, 2 praeterita
(nom. fém. sg.), 3 praeteritum, 4 praeteriti (gén. masc.
sg.), 2 praeteritae (gén. fém. sg.), praeterito, praeterita
(abl. fém. sg.), initi (nom. masc. pl.), praeteritae (nom.
fém. pl.), adita (nom. nt. pl.), praeteritos, initis, 12
adeunda (fém.), circumeunda (fém.), obeunda (fém.),
redeunda (fém.), subeunda (fém.), adeundi (adj. vb.), 2
adeunda (nt.), praetereunda (nt.), adeundi (gérond.), 2
praeteritus, aditum, 3 praeteritum, 15 abire, 19 adire, 13
circumire, 5 coire, 14 exire, 5 inire, prodire, 11 redire, 4
subire, 13 transire, adiri, rediturum [esse], 2 abisse, 2
coisse, 3 exisse, prodisse
3 inuadunt,
2 inuasit,
euaserat,
inuaserat,
euadere,
2 inuadere
Properce
ibam, 6 ibat, ibo, 2 ibis, ibit, eam, 3 eas, 5 eat, 3 iret, 2 uadit, uadere
iuerint, issent, 5 i, 6 ite, euntem, euntis (gén. masc. sg.),
26 ire, 4 isse
redis, abit, coit, prodit, 3 redit, 3 subit, adimus, 3 inuade, euadere
redeunt, 2 redibit, 2 transibit, abiere, 3 coiere, rediere,
exeat, 2 transeat, redeamus, redeant, 2 subeant,
transirem, obiret, inite, praeterita (abl. fém. sg.),
praeterita (acc. nt. pl.), 2 praeteritos, praeteritis, 3
abire, 5 adire, inire, prodire, redire, 4 subire, adisse, 3
coisse, 2 redisse, subisse
2 obambulat,
perambulat,
inambulet,
obambulet
ambulat, ambulet
ANNEXE 1 « ALLER
437
»
Ier siècle ap. J.-C.
Sénèque
eo, 16 it, 4 imus, itis, 23 eunt, 9 itur, 2 ibas, 14 ibo, 3
ibis, 13 ibit, 3 ibunt, 2 ibitur, iit, 2 ierunt, 2 itum est, 5
eam, eas, 22 eat, 5 eamus, 10 eant, 3 eatur, 2 irem, 2
iret, iremus, 2 ierit, ierint, 16 i, 19 ite, ito, iens (nom.
masc. sg.), 6 euntem, euntis (gén. masc. sg.),2 eunti, 3
euntes, 4 euntium, 2 euntibus, 4 iturus, 2 iturae (gén.),
iturae (dat.), ituro (abl. masc. sg.), 4 ituri (nom. masc.
pl.), 4 itura (nt. pl.), ituras, iturarum, eundum (adj. vb.),
2 eundi (gérond.), 94 ire, iri, 6 iturum [esse]
5 exeo, praetereo, 2 redeo, 4 transeo, abis, praeteris, 3
prodis, 2 redis, 13 abit, 4 adit, 8 circumit, 12 coit, 19
exit, 5 obit, 9 praeterit, 5 prodit, 49 redit, 30 subit, 42
transit, coimus, prodimus, 2 redimus, 6 transimus, 4
abeunt, 4 adeunt, circumeunt, 6 coeunt, 22 exeunt, 2
ineunt, obeunt, 2 praetereunt, 5 prodeunt, 7 redeunt, 8
subeunt, 23 transeunt, 5 aditur, 2 initur, praeteritur, 2
proditur, 3 transitur, 2 adeuntur, praeteribam, adibat,
coibat, redibant, adibo, 3 exibo, 8 praeteribo, subibo, 2
transibo, abibis, adibis, redibis, transibis, 8 exibit,
inibit, obibit, praeteribit, 2 redibit, 3 subibit, 3 transibit,
inibimus, 3 abibunt, 2 coibunt, 2 exibunt, praeteribunt,
abii, 2 redii, existi, 2 redisti, 2 transisti, 4 abiit, 3 adiit/
adiuit, iniit, 4 obiit, 2 praeteriit, 2 rediit, 2 subiit,
transiuit, coiimus, 4 abierunt/transiere, 2 adiere, 2
coierunt/coiere, 5 exierunt, praeterierunt, 3 prodierunt,
5 redierunt/rediere, 8 transierunt, circumitus est, 2
proditum est, exitus erit, praeterieram, prodierat, 5
transierat, coierant, transierant, transiero, adieris,
subieris, abierit, redierit, 2 transierit, subierimus, 3
exeam, 3 praeteream, redeam, obeam, 2 subeam, 4
transeam, adeas, circumeas, 2 exeas, transeas, 7 abeat,
2 adeat, 2 circumeat, 20 exeat, 2 praetereat, 9 redeat, 2
subeat, 15 transeat, 15 transeamus, 3 abeant,
circumeant, 3 coeant, 4 exeant, 3 prodeant, 8 redeant,
subeant, 5 transeant, 2 redirem, abiret, adiret, 6 exiret,
6 praeteriret, 4 rediret, subiret, transiret, exiremus,
prodiremus, subiremus, adirent, circumierim, transieris,
7 transierit, transierimus, 3 transierint, exieris, abierit,
2 redierit, adierimus, coierint, 2 exierint, praeterierint,
redierint, subierint, 4 exisset, subisset, 4 transisset, exi,
praeteri, redi, transi, 2 coite, exite, inite, transite,
abeuntem, 4 exeuntem, 2 redeuntem, subeuntem, 6
transeuntem, circumeuntis (gén. sg.), redeuntis (gén.
sg. ), abeunti, adeunti, exeunti, subeunti, 2 coeunte,
redeunte, redeuntes, 2 transeuntes/transeuntis (acc. pl.),
abeuntia, exeuntia, exeuntis (acc. pl.), coeuntium,
uado, 4 uadis,
12 uadit, 3
uadunt,
uadebat, 11
uade, uadite,
3 uadentem,
2 uadenti,
uadentia, 2
uadendum (adj.
nom. nt. sg.),
4 uadere
3 euadit, 3
inuadit,
euadimus,
2 inuadet, 3
euasi, inuasi, 9
euasit,
15 inuasit,
inuasimus,
4 euaserunt/
euasere,
3 inuaserat,
inuadam,
inuadas,
euadant,
euaderem,
3 euaseris,
inuaserit,
euaserimus,
euaserint,
inuaserint,
3 euade, inuade,
euadentem,
euadentia,
2 euasurus,
inuadendum
(adj. nom. nt.
sg.), inuadenda
(adj. nom. nt.
pl.), euasuram,
inuasurae (part.
nom. fém. pl.),
inuadendi
(gérond.),
6 euadere,
2 inuadere,
peruadere,
euasisse
2 ambulo, 2
ambulat, 2
ambulamus,
ambulant,
ambulatur,
ambulabat,
ambulabis,
2 ambules,
2 ambularemus,
ambulauerit,
ambulassem,
ambula,
2 ambulantem,
ambulantes,
ambulandum (adj.
vb.), ambulando
(gérond.),
8 ambulare
perambulat,
perambulauerint,
inambulans
ANNEXE 1 « ALLER
438
»
Sénèque (suite)
exeuntium, 3 transeuntium, 2 adeuntibus, coeuntibus, 4
exeuntibus, ineuntibus, transeuntibus, 4 exiturus, 8
rediturus, subiturus, 3 transiturus, exiturum (masc.), 2
transiturum (nt.), transituri (nom. masc. pl.), coitura
(nt. pl.), transiturarum, coituris, 7 aditus, circumitus, 2
exitus, 2 aditum, coitum, 5 exitum, 4 praeteritum,
praeteritam, 3 praeteriti (gén. nt. sg.), 6 praeterito,
praeterita (abl. fém. sg.), praeteritae (nom. fém. pl.), 6
praeterita (nom. ou acc. nt. pl.), 2 praeteritos, 3
praeteritorum, 3 praeteritis, 5 exeundum (adj. vb.),
subeundum (adj. vb.), 4 transeundum (adj. vb.), obeundi
(adj. vb.), adeundae, obeunda (nt.), 3 exeundi (gérond.),
redeundi (gérond.), redeundo (gérond.), 17 abire, 6
adire, 3 circumire, 36 exire, 5 inire, obire, praeire,
praeterire, 10 prodire, 8 redire, 3 subire, 19 transire,
adiri, 3 iniri, praeteriri, transiri, 2 aditurum [esse], 3
exiturum [esse], obiturum [esse], rediturum [esse],
ituros [esse], abisse, 2 coiisse/coisse, 4 exisse, 2 obisse,
prodisse, 6 redisse, 4 transisse
Lucain
7 it, 2 imus, itis, eunt, itur, 3 ibat, ibis, ibitis, 2 ibitur, 2 uado, 2 uadis,
ierit, 2 eam, 5 eat, 4 iret, irent, issem, 3 isset, i, 6 ite, 2
uadit,
euntem, ituro (abl. masc. sg.), 26 ire
uadimus, uadat,
2
uadite,
uadentem
2 abis, redis, 11 abit, 6 adit, 6 circumit, 3 coit, 13 exit, 4 2 inuadit,
obit, 10 redit, 10 subit, 4 transit, prodistis, abeunt, inuadunt,
adeunt, 3 circumeunt, 3 coeunt, praetereunt, 3 redeunt, 3 inuasit,
coitur, adibat, exibat, adibatur, 2 transibis, coibit, inuadite, 2
exibit, 2 abiere, 5 coiere, exierunt, 3 rediere, 2 subiere, euadere
2 transierat, redeas, coeat, 3 exeat, transeat, redeant,
subeant, 2 exierit, transierit, transisset, subissent, exi,
redeuntem, coeuntis, coeunte, redeunte, redeuntia,
redeuntis (acc. pl.), subeuntis (acc. pl.), redeuntibus,
aditus, praeteriti (gén. nt. sg.), subeunda (nt.), 7 exire,
inire, 3 redire, subire, 5 transire, exisse, transisse
Martial
imus, itur, ibam, 5 ibat, ibatis, 2 ibo, 4 ibis, 4 ibit, ibitis,
2 eam, eas, 8 eat, 2 eamus, 2 isset, 19 i, 4 ite, euntem, 2
iturus, 20 ire, 2 isse
praetereo, 2 redeo, 2 transis, subis, 5 abit, 5 exit, obit, 7
redit, subit, 4 transit, prodeunt, 3 redeunt, obibat,
subibat, transibis, abisti, 2 redisti, 2 rediit, 2 coiere,
transiere, transierant, prodeam, praetereas, 4 redeas, 2
abeat, 2 exeat, 2 redeat, redeant, abires, exires, 2
abiret, rediret, redissem, adisses, redisset, 2 redi, abite,
3 subito, exeuntem, transeuntis (gén. sg.), adeunte,
redeuntia, 3 rediturus, praeteritus, praeteritos, adeunda
(fém.), 2 adeunda (nt.), 8 abire, 2 adire, 2 praeterire,
prodire, 11 redire, 3 subire, transire, adisse
2 uadis, uadas,
3 uade
3
ambulat,
ambules,
ambulante
2
inuasit, anteambulo,
inuadat
perambulat
ANNEXE 1 « ALLER
439
»
Tacite
2 imus, 2 itur, 5 ibat, ibatur, ibo, ibit, 4 iit, 3 iere, 6 itum
est/[est], ierant, 2 eat, 7 iret, 5 irent, iretur, ierit,2 itum
[sit], isset, issent, ite, euntem, euntium, urus, 3 ituri
(nom. masc. pl.), 2 ituram, itura (nom. nt. pl.), 2
eundum (adj. vb.), 3 eundi (gérond.), 26 ire, 5 iri, 9
iturum [esse], 2 ituros [esse], 2 isse
4 transeo, 2 redeo, 6 adit, 6 redit, 3 subit, 2 transit, 2
abeunt, 3 adeunt, 3 coeunt, 4 ineunt, obeunt, 3 redeunt,
transeunt, 2 aditur, 2 proditur, transitur, circumibat,
obibat, praeibat, redibat, subibat, 2 transibat,
circumibant, obibant, redibant, 2 transibant, adibatur,
coibatur, inibantur, 4 abiit, 10 adiit, exiit, 7 iniit, 4
introiit, 11 obiit, 8 rediit, 2 subiit, 4 transiit, subiimus,
co<i>stis, 3 adiere, inierunt, 2 obiere, 7 rediere, 4
subierunt/subiere, 5 transiere, 2 proditum est,
introierat, transierat, 2 adeat, transeamus, 2 adeant,
coeant, 3 abiret, adiret, 2 exiret, 4 iniret, 4 introiret, 2
obiret, 2 praeiret, praeteriret, 8 rediret, 2 subiret,
transiret, coiremus, abirent, adirent, coirent, 2 inirent,
introirent, 2 redirent, 2 transirent, circumiretur,
coiretur, iniretur, 2 adirentur, 2 adierit, exierit, inierit,
subierit, 3 transierit, adisset, 3 inisset, 4 introisset,
praeterisset, transisset, adissent, 2 inissent, introissent,
introitus esset, rediens (nom. masc. sg.), 2 abeuntem,
obeuntem, praeeuntem, 2 redeuntem, transeuntis (gén.
sg.), 3 abeunti, 2 abeunte, ineunte, praeeunte (abl.
masc. sg.), 3 abeuntis (acc. pl.), coeuntis, 3 subeuntis
(acc. pl.), 2 abeuntium, 3 coeuntium, subeuntium, 2
abeuntibus, coeuntibus, subeuntibus, 2 aditurus, 2
rediturus, transiturus, 3 iturum (masc.), transiturum
(nt.), it10 aditus, 2 aditum, initum, 3 praeteritum, 2
praeterita (acc. nt. pl.), obitas, aditis, adeunda (fém.), 2
adeundum (adj. vb.), adeunda (nt.), obeunda (nt.),
subeunda (nt.), 3 adeundi (gérond.), subeundi (gérond.),
adeundo (gérond.), 8 abire, 10 adire, 5 circumire, coire,
exire, 3 inire, introire, obire, 2 praeire, 8 redire, 3
subire, 4 transire, 2 adiri, 3 circumiri, abiturum [esse],
rediturum [esse], abisse, 2 adisse, inisse, introisse, 3
obisse, praeterisse, 2 redisse, 3 subisse, 5
transisse/transuisse, proditum [esse]
Juvénal
it, 2 itur, 2 ibat, 3 ibit, eam, eat, eant, iret, 4 i, 3 ite,
euntem, eundum (adj. vb.), 5 ire, isse
exeo, transeo, abit, circumit, exit, obit, praeterit, 4 redit,
3 subit, 2 abeunt, 2 subeunt, subeuntur, praeteriit, 2
rediit, subeas, exeat, abeant, 3 subeant, transierit, abi, 3
exi, 2 transi, subeuntem, praetereunte, subeunte,
redeuntibus, praeterita (abl. fém. sg.), exire, transire
2 uadere
ambulantis
2
euadit, 4
inuadit,
2
peruadit,
8 inuadunt,
3 euasit, 6
inuasit, 3
peruasit,
circumuasere,
3 euasere,
5 inuasere,
peruasere,
euaserat,
2 inuaserat, 2
peruaserat,
2 euaserant,
3 inuaserant,
inuadat,
inuadant, 2
inuaderet
peruaderet,
3 inuaderent,
inuaderentur,
3 inuaserit,
4 euasisset,
inuasisset,
2 inuadendam
(adj. acc. fém.
sg.), 2
inuadendae (adj.
gén. fém. sg.), 3
inuasurus,
euasurum (part.
acc. masc. sg.),
2 inuasurum
(part. acc. masc.
sg.), inuasuros,
inuadendi
(gérond.),
3 inuadere,
4 euasisse,
peruasisse
uadit,
uade, ambulat
uadas
euasit, euaserit,
euadere,
euasisse
ANNEXE 1 « ALLER
440
»
Suétone
iit, eat, eatur, 4 iret, iretur, issem, euntem, abeuntem,
eunti (abl. masc. sg.), euntibus, 2 ire, iturum [esse], isse
ineo, praetereo, redeo, inis, abit, adit, init, praeterit,
prodit, 5 redit, adibat, 2 transibat, coibant, 3 inibat,
subibant, redii, 3 abiit, 9 adiit, 2 exiit, 6 iniit, 4 introiit,
16 obiit, praeteriit, 2 prodiit, 16 rediit, 4 subiit, 17
transiit, 3 adierunt, inierunt, introierat, transierant,
transierimus, 3 abiret, adiret, circumiret, 2 iniret, 2
introiret, 3 obiret, praeiret, praeteriret, prodiret, 2
rediret, 2 subiret, transiret, exirent, prodirent, subirent,
transirent, 2 adiretur, coiretur, inieris, abierit, adierit,
inierit, prodierit, transierit, adierint, redierint, 2
adisset, exisset, introisset, redisset, redissent, 2 abite,
obiens (nom. masc. sg.), 3 rediens (nom. masc. sg.),
redeuntem, subeuntem, 3 transeuntem, abeunti, adeunti,
ineunti, 5 ineunte, introeunte, praeeunte, praetereunte,
transeunte, abeuntis (acc. pl.), 3 adeuntis (acc. pl.),
praetereuntis (acc. pl.), transeuntis (acc. pl.),
adeuntium, 3 adeuntibus, abiturus, 2 obiturus,
rediturus, transituras, 2 aditus, initus, 3 exitum, initum,
Suétone (suite)
praeteritum, 4 inito, praeterito, adita (abl. fém. sg.), 2
praeterita (acc. nt. pl.), praeteritorum, aditis,
circumitis,praeteritis, subeunda (fém.), transeundum
(adj. vb.), obeundis, abeundi (gérond.), adeundi
(gérond.), prodeundi (gérond.), initis, transeundi
(gérond.), 2 abire, 4 adire, inire, introire, prodire, 5
redire, subire, transire, 2 adiri, circumiri, iniri, 2
proditurum [esse], adisse, introisse, 2 obisse/obiisse,
praeterisse, prodisse, subisse, 2 transisse/transiisse, 2
proditum esse
7 euasit, 4
inuasit,
inuasere,
2 euaserat,
3 inuaderet,
euaderent,
inuaderent,
inuaserit,
euasurus,
2 euadere,
euasisse
IIème siècle ap. J.-C.
Apulée
it, imus, 2 eunt, 2 itur, 4 ibat, ibant, ibo, ibis, ibunt, iuit, uado, uadimus,
ierunt, eas, 3 eat, 3 iret, iretur, euntibus, eundum (adj. 2 uadunt
vb.), 10 ire, 9 iri, isse
subeo, 2 adeo, 2 abis, introiit, praeit, 3 praeterit, prodit,
redit, 5 subit, praeterimus, 4 abeunt, adeunt,
circumeunt, exeunt, 2 obeunt, 4 prodeunt, 6 redeunt, 2
subeunt, circumibam, obibam, circumibas, circumibat,
praeteribat, 2 subibat, praeteribamus, praeteribant,
subibant, redibo, exibis, introibis, praeteribis, redibis,
transibunt, 3 praeteriui/ praeterii, 7 redii, transabiui, 40
abiit, adiuit, obiit, 36 rediit, transabiit, subiit, subiuit,
abierunt, rediuere, praeterieram, praeteriero, redieris,
praeteream, obeas, transeas, adeat, praetereat,
obeamus, 2 redeamus, abirem, circumirem, obirem,
prodirem, abiret, 3 obiret, 3 subiret, 2 rediret,
praeteriremus, rediremus, transabiremus, abiretis,
ambulabat,
ambulauit,
ambulante
2 deambulabat,
obambulans,
deambulanti,
obambulantis
(gén. masc. sg.)
ambulat,
2 ambulant,
ambulabam,
ambulabat,
ambulabis,
ambulet,
2 ambulare
3 euasi, euasisti, obambulant,
euasit, inuasit,
adambulabat,
peruasit,
adambulantem
2 euaserat,
4 inuaserat,
2 peruaserat,
euaserant,
peruaderem,
2 euaderet,
inuaderent,
inuaserit,
peruaserint,
3 inuadens,
ANNEXE 1 « ALLER
441
»
Apulée (suite)
redirent, inierit, subierit, obisset, 2 abi, subi, prodite,
redito, circumiens, obiens, rediens, adeuntem,
introeuntem, obeuntem, praeeuntem, praetereuntem,
transeuntem, redeuntem, 4 ineunte, praeeunte, redeunti,
abeuntes,
exeuntes,
obeuntes,
3
praetereuntes/praetereuntis, redeuntes, introeuntium,
praetereuntium, transeuntium, coeuntibus, introeuntibus,
aditurus, 2 obiturus, praeteritum, 3 praeteriti (gén. nt.
sg.), praeterito, 3 transito, praeterita (acc. nt. pl.),
praeteritorum, praeteritis, abeundi (gérond.), adeundi
(gérond.), obeundi (gérond.), obeundum (adj. vb.),
introeundum (adj. vb.), obeundae, adeunda (nt.), 2
obeunda (nt.), obeundis, 3 abire, 4 adire, 3 exire, introire,
2 obire, 5 redire, 3 subire, iniri, adisse, praeterisse, 2
reditum [esse]
inuasuri (gén.
nt. masc.), 6
euadere, 3
inuasisse
Aulu-Gelle
2 it, 5 imus, eunt, 6 itur, 4 ibat, ibant, 2 ibit, 2 ibimus, uadunt, uade
iui, iuit, ierat, 3 eam, eas, 2 eat, 3 eamus, irem, 7 iret,
iremus, 2 irent, 2 issem, 3 isset, 2 issent, 2 ite, euntes,
euntibus, eundum (adj. vb.), 21 ire, 7 iri, 3 isse
prodeo, 2 redeo, 2 transeo, adit, coit, exit, introit, 3 obit,
praeit, praeterit, prodit, 3 redit, subit, redimus, abeunt,
3 adeunt, 2 exeunt, 2 ineunt, praeeunt, prodeunt, inibat,
obibat, 2 redibat, introibant, praeteribo, abibit,
praeterii, 2 adiit, exiuit, 4 introiuit, 2 obiit, 4 rediit,
subiit, praeterierat, redierit, 2 adeat, redeamus, abeant,
coibant, introeant, coibatur, 2 redeatur, prodiret,
rediret, transiret, 4 rediremus, coirent, 2 introierit,
praeterierit, adiretur, proditum est, prodissem,
praeterisset, 2 redisset, transisset, introissemus,
abissent, adissent, 2 redissent, exi, 2 abiens (nom. masc.
sg.), exiens (nom. masc. sg.), rediens (nom. masc. sg.),
praetereuntem, 2 ineunte, 2 praetereuntes, redeuntes,
subeuntes, subeuntium, ineuntibus, initurus, aditus,
initum (nt.), 5 praeteritum (nt.), transitum (nt.),
praeteriti (gén. nt. sg.), 5 praeterito, 2 obita (abl. fém.
sg.), aditi (nom. masc. pl.), 2 praeteritis, subeunda
(fém.), adeundum (adj. vb.), 5 praetereundum (adj. vb.),
transeundum (adj. vb.), obeundae, subeunda (nt.),
adeundos, obeundas, 2 obeundis, transeundis,
coeundum (gérond.), abeundi (gérond.), 2 adeundi
(gérond.), coeundi (gérond.), 2 abire, 2 adire, 2 introire,
2 praeire, praeterire, 3 prodire, 5 redire, adiri,
aditurum [esse], adisse, inisse, praeisse, prodisse, 3
redisse
2 inuasit,
euasimus,
inuadant,
inuaderet,
peruaserit,
euaserint,
euadere
ambulas,
ambulant, 2
ambulabamus,
ambulet,
ambuletur,
ambularet,
ambularemus,
2 ambulans,
ambulandum
(gérond.),
3 ambulare
deambulabam
ANNEXE 1 « ALLER
»
IVème siècle ap. J.-C.
Vulgate
itur, ibam, 31 ibat, ibamus, 26 ibant, 8 ibo, 6 ibis, 16 22 uado,
ibit, 13 ibimus, 4 ibitis, 16 ibunt, 21 iuit, 12 ierunt, 11 uadis,
ieras, 3 ierat, ieramus, 2 ierant, 2 iero,5 ieris, 3 eam,3 20 uadit,
eas, 5 eat, 32 eamus, 3 eatis, 3 eant, 6 irem, 16 iret, 2 uadimus,
iremus, 15 irent, 2 ierit, ierimus, 6 isset, 2 issent,73 ite, 3 uadunt,
13 euntem, euntis (gén. sg.), 4 eunte, 25 euntes, 5 18 uadam,
euntibus, abeuntibus, circumeuntibus, exeuntibus, 4 2 uades, 2
iturus, ituri (nom. masc. pl.), eundo (gérond.), 57 ire, uadet, uadent,
isse
25 uadam,
8 uadas,
17 uadat,
6 uadant,
186 uade,
uadite, 17
uadens
442
6 ambulo,
3 ambulas,
30 ambulat,
3 ambulamus,
30 ambulant,
5 ambulabam,
ambulabas,
14 ambulabat,
5 ambulabant,
9 ambulabo,
3 ambulabis,
3 ambulabit,
3 ambulabimus,
4 ambulabitis,
18 ambulabunt,
3 ambulem,
10 ambules,
6 ambulet,
11 ambulemus,
11 ambuletis,
8 ambulent,
ambulares,
5 ambularet,
2 ambularemus,
2 ambularetis,
12 ambularent,
9 ambulaui,
21 ambulasti,
38 ambulauit,
9 ambulauimus,
5 ambulastis, 32
ambulauerunt,
3 ambulauerat,
4 ambulauero,
6 ambulaueris (fut.
ant.), 5
ambulauerit (fut.
ant.),
6 ambulaueritis
(fut. ant.),
2 ambulauerim
(subj.),
5 ambulaueris
(subj.),
ambulauerit
(subj.),
2 ambulaueritis
(subj.),
5 ambulauerint
(subj.),
ambulasses, 2
ambulasset,
11 ambula,
13 ambulate, 18
ambulans,
ANNEXE 1 « ALLER
443
»
Vulgate (suite)
transis, exit, 12 pertransit, 6 praeterit, prodit, redit, 14
transit, transimus, transitis, circumeunt, 5 exeunt,
ineunt, 4 pertranseunt, 2 praetereunt, redeunt, 7
transeunt, initur, 4 circumibat, 2 introibat, 2 praeibat,
circumibant, abibant, 3 introibant, 2 pertransibant, 3
praeibant, praeteribant, 2 abibo, inibo, 9 introibo, 2
pertransibo, praeteribo, 7 transibo, 2 coibis, 2 exibis, 3
inibis, introibis, pertransibis, praeibis, praeteribis, 7
transibis, 11 exibit, 8 introibit, 4 pertransibit, 2 praeibit,
6 praeteribit, subibit, 24 transibit, 2 exibimus,
introibimus, 2 transibimus, 4 exibitis, 7 transibitis, 3
abibunt, 4 circumibunt, 7 exibunt, 7 introibunt, 11
pertransibunt, praeteribunt, 14 transibunt, 8 abii, adii,
pertransiui, praeterii, redii, transii, abisti, 2 existi,
inisti, introisti, 2 transisti, 219 abiit, 2 adiit, circumiit,
50 exiit, 15 iniit, 28 introiit/introiuit, 5 obiit, 20
pertransiit/pertransiuit, 5 praeteriit, prodiit, 4 rediit,
subiit, 17 transiit, introiuimus, pertransiuimus, abistis,
10 existis, inistis, 3 introistis, 4 redistis, transistis, 88
abierunt, 6 circumierunt, coierunt, 15 introierunt, 4
pertransierunt, 4 praeterierunt, prodierunt, redierunt, 2
subintroierunt, 57 transierunt, 38 exierunt, 4 adierunt, 8
inierunt/ iniere, obierunt, introitus est, 3 transitus est,
circumierat, 3 transierat, 2 transierant, 2 introiero,
pertransiero, 2 transiero, 2 exieris, 3 exierit, 2
introieris, praeterieris, abierit, 2 coierit, pertransierit, 3
transierit, praeterieritis, transieritis, 4 abeam,
circumeam, coeam, exeam, ineam, pertranseam, 5
transeam, exeas, 2 ineas, 5 introeas, 4 transeas, abeat,
adeat, 8 exeat, ineat, 3 introeat, 8 pertranseat, 4
praetereat, 2 prodeat, 4 redeat, 21 transeat, abeamus,
adeamus, exeamus, 4 ineamus, introeamus, 10
transeamus, abeatis, 4 exeatis, 3 circumeant, exeant,
pertranseant, 2 redeant, 5 transeant, abirem, 2
transirem, 2 exires, transires, 4 abiret, coiret, 4 exiret, 2
iniret, 5 introiret, 2 pertransiret, praeteriret, 3 rediret,
22 transiret, 2 transiremus, transiretis, circumirent,
coirent, 2 inirent, 3 exirent, 3 introirent, pertransirent, 4
redirent, 8 transirent, iniretur, 2 transierim, 3 abieris, 2
exieris, introieris, pertransieris, praeterieris, redieris, 4
transieris, 3 abierit, 4 coierit, 5 exierit, inierit, 4
introierit, obierit, 3 praeterierit, 5 transierit,
transierimus, 2 abieritis, exieritis, 2 introieritis,
abierint, adierint, exierint, praeterierint, 2 transierint,
2 euadit, 2
inuadet, euasi,
euasisti, 4
euasit, 8
inuasit, 3
euaserunt, 2
inuaserunt, 2
euaserat, 3
inuaserat, 3
euaserit (subj.),
inuaserit
(subj.),
euasissemus,
inuadas, 2
euadat,
inuadat, 2
euaderent,
inuaderent,
euadens, 12
euadere
6 ambulantem,
ambulantis (gén.
masc. sg.),
3 ambulante,
16 ambulantes,
3 ambulantibus,
4 ambulatis,
3 ambulandum
(gérond.),
ambulando
(gérond.),
19 ambulare
2 perambulat,
perambulant,
perambulabam, 4
deambulabat, 6
perambulabat,
perambulabat,
deambulabo,
inambulabo,
inambulabunt,
deambularet,
deambularemus,
perambularent,
perambulaui,
deambulasti, 2
deambulauit, 4
perambulauit,
perambulauimus,
2
perambulauerunt,
perambulasset, 2
perambulassent,
perambula,
perambulate, 2
perambulans,
deambulantem,
perambulante,
coambulantium,
perambulantium,
deambulantis,
perambulando
(gérond.),
perambulaturum
(part. acc. masc.
sg.), perambulare
ANNEXE 1 « ALLER
444
»
Vulgate (suite)
abissem, pertransissem, 14 abisset, 4 exisset, inisset, 11
introisset, 2 obisset, 2 pertransisset, praeterisset, 2
redisset, 12 transisset, introissemus, transissemus, 6
abissent, 2 exissent, 4 introissent, 5 pertransissent,
praeterissent, 10 transissent, abi, 11 exi, ini, redi, 12
transi, 9 abite, circumite, 10 exite, 4 inite, 5 introite, 2
redite, 13 transite, 3 abiens, 5 circumiens, 7 exiens, 6
introiens, 11 pertransiens, rediens, 15 transiens,
exeuntem,
2
introeuntem,
pertranseuntem,
2
praetereuntem, redeuntem, transeuntem, introeuntis
(gén. sg.), 3 praetereuntis (gén. sg.), abeunti, 2 exeunti,
introeunti,
transeunti,
exeunte,
4
introeunte,
praetereunte, 3 redeunte, 3 transeunte, 8 abeuntes, 3
circumeuntes, coeuntes, 19 exeuntes, 5 introeuntes,
pertranseuntes, 5 praetereuntes, redeuntes, 18
transeuntes, introeuntium, 3 introeuntibus, 3
praetereuntibus, 2 transeuntibus, 2 transiturus, 5
introitus, 2 transitus, praeteritum, initi (gén. masc. sg.),
7 inito, praeterito, 2 transito, praeterita (abl. fém. sg.),
transita (abl. fém. sg.), praeteriti (nom. masc. pl.), 3
praeterita (acc. nt. pl.), praeteritorum, 2 praeteritis,
transitis, introeundi (gérond.), praeeundi, prodeundi
(gérond.), redeundi (gérond.), 10 abire, adire, 3
circumire, 2 coire, 21 exire, 4 inire, 20 introire, 4
pertransire, praeire, 6 praeterire, redire, 2 subire, 32
transire, praeteriri, abisse, 3 exisse, transisse
saint Jérôme1
8 ibat, 3 ibant, 5 ibo, ibis, 12 ibit, 5 ibimus, 19 ibunt, 5
iuit, 8 eamus, eant, 3 iret, irent, ierit, 2 ierint, 12 ite,
euntis (gén. masc. sg.), 8 euntes, 4 euntibus, iturus,
ituros, eundum (nom. nt. sg.), 32 ire, iturum [esse]
1
4 uadis, 5 uadit,
2 uadunt,
24
uadam,
uades, 3 uadet,
uadent, uadam,
uadat,
2 uadant,
25 uade,
4
uadens,
uadente
10 ambulat,
7 ambulant,
3 ambulabat,
5 ambulabo,
2 ambulabis,
6 ambulabit,
6 ambulabimus,
ambulabitis,
17 ambulabunt,
3 ambulasti,
14 ambulauit,
6 ambulauimus,
2 ambulastis, 7
ambulauerunt,
ambulauerat,
3 ambulauero,
2 ambulaueris,
2 ambulauerit,
5 ambules,
3 ambulet,
3 ambulemus,
2 ambuletis,
3 ambulent,
ambulares,
Uniquement dans les ouvrages suivants : Abac., Agg., Am., Abd., Ioel., Ion., Mal., Mich.,
Nah., Os., Soph., Zach. ; Vigil. ; Pelag.
ANNEXE 1 « ALLER
445
»
saint Jérôme (suite)
praetereo, subeo, transis, 4 praeterit, 4 redit, 11 transit,
eximus, inimus, praeterimus, 5 transimus, abeunt, 2
circumeunt, 5 transeunt, exibant, transibant, transibo, 6
exibit, 3 interibit, 2 introibit, 12 transibit, 2 exibitis, 3
transibitis, 2 exibunt, 3 interibunt, 4 transibunt, interii, 2
exiui, 2 praeteriui, 8 transiui, 10 abiit, 7 exiuit, iniuit, 5
interiit, introiuit, 2 praeteriit, 9 transiuit/transiit, 2
transiuimus, introistis, 10 redistis, 6 abierunt, 2
exierunt, inierunt, 2 interierunt, 2 introierunt, redierunt,
12 transierunt, reditus est, inieram, 2 praeterierat, 2
praeteream, abierat, inierat, abierant, exierant,
introeam, transeam, 2 redeas, transeas, abeat, exeat, 5
introeat, praetereat, 4 redeat, 14 transeat, redeamus,
transeamus, introeatis, 31 transeatis, ineant, 3 intreant,
7 redeant, 5 transeant, exires, interiret, transiret,
introirent, 2 transieris, 5 exierit, interierit, 7 transierit,
exierimus, 2 transierimus, transieritis, 3 abierint,
exierint, redierint, 4 transierint, 6 introissent, 4 transi, 2
exite, 2 introite, redite, 9 transite, circumiens, exiens, 2
praeteriens, rediens, 7 transiens, 2 euntem, transeuntem,
transeuntis, 2 exeunti, introeunti, 3 transeunti,
praetereunte, 4 transeunte, 5 exeuntes, introeuntes,
redeuntes, 7 transeuntes, praetereuntia, 2 exeuntium,
exeuntibus, 2 introeuntibus, transeuntibus, introitus,
praeteritus, introitum (acc. masc. sg.), 5 praeteritum
(acc. nt. sg.), 2 transitum (acc. masc. sg.), 4 praeteritam,
2 praeteritae (gén. fém.sg.), 4 praeterito, 2 praeterita
(abl. fém. sg.), 3 praeteriti (nom. masc. pl.), 9 praeterita
(acc. nt. pl.), 2 praeteritas, 8 praeteritorum, praeteritis,
inito (ppp), praetereunda (adj. nom. nt. pl.),
transeundum (gérond.), exeundo (gérond.), 11 abire, 21
exire, inire, introire, 2 praeterire, 9 redire, 2 subire, 16
transire, circumiri, 3 exisse, introisse, redisse, 3
transisse
inuadit,
inuadunt,
euadet, 3
inuadet, euasit,
4 inuasit,
euasimus,
euasere,
2 inuaserunt,
inuaserant,
2 euaserit,
inuaserit,
euadamus,
euadant,
euaderes,
2 euaserit,
euaserint,
euadendam,
12 euadere,
euasisse
2 ambularet,
ambulauerim,
ambulaueritis,
2 ambulauerint,
4 ambulans,
ambulantem,
5 ambulantes,
ambulantium,
ambulaturus,
2 ambula,
4 ambulate,
21 ambulare
3 inambulo,
2 perambulat,
perambulant,
perambulabunt,
3
perambulauimus,
perambulauerunt,
inambulet,
3 perambularent,
3 perambulate,
2 perambulante
ANNEXE 2 « ALLER
446
»
ANNEXE 2 : FRÉQUENCES DES LEXÈMES « ALLER » : ĪRE / VĀDERE /
AMBULĀRE
īre et °īre
Auteurs
Latin
archaïque
Plaute
Ennius
Térence
Cicéron
Latin
classique
César
Lucrèce
Salluste
Virgile
Horace
Tite-Live
Tibulle
Ovide
Properce
Sénèque
Latin
postclassique
Latin
chrétien
Lucain
Martial
Tacite
Juvénal
Suétone
Apulée
AuluGelle
1
559
18
441
1
865
254
181
90
355
162
2
061
46
1
207
128
1
252
221
196
466
69
269
310
255
st Jérôme
2
650
618
Totaux
14
273
Vulgate
(96,18 %)
10
(0,62 %)
52
(3,20 %)
(94,73 %)
(97,14 %)
1
6
(5,27 %)
(1,32 %)
7
(1,54 %)
(93,48 %)
80
(4,02 %)
50
(2,50 %)
(99,60 %)
(98,90 %)
(76,27 %)
(91,26 %)
(93,10 %)
1
2
28
33
3
(0,40 %)
(1,10 %)
(23,73 %)
(8,48 %)
(1,73 %)
1
9
(0,26 %)
(5,17 %)
(89,36 %)
235
(10,20 %)
10
(0,44 %)
(100 %)
-
-
-
-
(97,81 %)
20
(1,62 %)
7
(0,57 %)
(95,52 %)
4
(2,99 %)
2
(1,49 %)
(89,81 %)
109
(7,82 %)
33
(2,37 %)
(93,64 %)
(92,45 %)
(86,62 %)
(89,61 %)
(89,67 %)
(85,87 %)
15
9
71
7
23
39
(6,36 %)
(4,25 %)
(13,20 %)
(9,09 %)
(7,67 %)
(10,80 %)
7
1
1
8
12
(3,30 %)
(0,18 %)
(1,30 %)
(2,66 %)
(3,33 %)
(91,07 %)
10
(3,57 %)
15
(5,36 %)
(76,65 %)
290
(8,39 %)
517
(14,96 %)
(69,44 %)
113
(12,70 %)
159
(17,86 %)
(87,71 %)
1 109
(6,81 %)
891
(5,48 %)
īre
simple
préverbé
s
ambulāre et
°ambulāre
uādere et °uādere
uādere
ambulāre
total des
occurrence
s
répartition
simple/prév
b.
total des
occurrence
s
répartition
simple/prév
b.
total des
occurrence
s
répartition
simple/prév
b.
3 816
26 %
535
53 %
786
86 %
10 835
74 %
472
47 %
118
13 %
ANNEXE 2 « ALLER
īre
simple
préverbés
447
»
uādere
ambulāre
total des
occurrences
répartition //
3 lexèmes
total des
occurrences
répartition //
3 lexèmes
total des
occurrences
répartition //
3 lexèmes
3 816
10 835
74 %
95 %
535
472
11 %
4%
786
118
15 %
1%
ANNEXE 3 « ALLER
448
»
ANNEXE 3 : DÉTAIL DES FORMES DES LEXÈMES « ALLER » :
ĪRE / VĀDERE / AMBVLĀRE (RELEVÉ EXHAUSTIF)
Antiquitas
Patres
latini I
Vulgate
Patres
latini
II
Medii
aeui
scriptores
eo
is
it
imus
itis
eunt
itur
102
26
220
34
13
110
62
≈2
200
000
72
89
22
76
91
1
1
26
19
1
25
27
1
1
64
38
15
68
174
103
227
382
181
51
279
355
1 578
ibo
ibis
ibit
ibimus
ibitis
ibunt
197
58
99
26
9
13
140
161
99
90
15
159
8
6
17
13
4
17
110
36
25
24
1
59
1
131
133
81
22
154
456
392
373
234
51
402
1 908
ibam
ibas
ibat
ibamus
ibatis
ibant
ibatur
13
7
183
2
1
59
5
15
19
153
4
101
1
1
31
1
26
-
44
124
45
1
57
-
11
8
360
1
261
-
84
158
772
9
1
504
6
1 534
i(u)i
i(ui)sti
i(u)it
iuimus
iuistis
i(u)erunt,-re
410
620
31
47
641
666
22
3
41
863
977
(1)
1
12
145
71
1
2
12
52
78
2
21
3
142
2 111
2 412
55
27
3
254
4 862
iero
i(u)eris
i(u)erit
ierimus
i(u)eritis
ī(u)erint
4
3
12
12
19
39
59
1
4
59
2
5
2
1
2
7
5
20
2
20
6
40
188
2
188
38
92
281
4
6
281
702
i(u)eram
ieras
i(u)erat
i(u)eramus
ieratis
i(u)erant
2
2
20
23
5
32
5
1
12
4
3
1
2
1
4
3
9
37
23
17
6
96
6
1
63
189
ĪRE
Totaux
ANNEXE 3 « ALLER
449
»
Antiquitas
P. l. I
Vulgate
P. l. II
Medii a.
s.
eam
eas
eat
eamus
eatis
eant
95
33
192
80
3
38
74
55
137
131
12
74
130
7
5
32
3
3
9
5
45
44
9
20
35
5
168
183
45
144
343
105
547
470
72
279
1 816
irem
ires
iret
iremus
iretis
irent
18
13
119
5
1
60
16
11
129
10
69
6
16
2
15
8
3
42
26
31
12
289
5
1
148
79
39
595
22
2
318
1 055
i(ui)ssem
i(ui)sses
i(ui)sset
i(ui)ssemus
i(ui)ssent
7
4
46
1
12
1
17
1
2
7
2
39
2
4
1
51
3
47
6
125
2
20
200
iens
euntem
euntis
eunti
eunte
euntes
euntia
eunt(i)um
euntibus
4
67
21
39
3
53
1
11
28
18
86
11
15
14
168
2
7
51
5
1
4
25
5
6
26
6
7
11
96
3
7
40
19
125
21
30
21
340
3
20
92
47
309
60
91
53
682
9
45
216
1 512
iturus, etc.
215
163
7
55
239
679
679
itus, etc.
8
4
-
5
9
26
26
itum
itu
30
1
30
-
5
-
18
1
83
2
85
eundum
eundi
eundo
eundae
69
28
14
-
27
25
29
1
1
-
8
8
7
-
97
803
137
-
201
864
188
1
1 254
i
ite
ito
itote
eunto
255
234
11
-
26
482
7
-
73
-
2
167
5
1
1
3
642
12
1
-
286
1 598
35
2
1
1 922
ĪRE (suite)
Totaux
ANNEXE 3 « ALLER
450
»
ĪRE (suite)
Antiquitas
P. l. I
Vulgate
P. l. II
Medii a.
s.
ire
iri
iturum esse
i(ui)sse
1 121
135
4
67
985
46
54
57
1
428
19
5
1 763
131
20
4 354
331
4
147
Totaux
5 571
6 106
2 407
2 092
7 982
24 158
(23,06 %)
(25,28
%)
(9,96
%)
(8,66
%)
(33,04
%)
VĀDERE
Antiquitas
P. l. I
Vulgate
P. l. II
Medii a.
s.s
uado
uadis
uadit
uadimus
uaditis
uadunt
5
9
54
4
2
18
178
49
226
1
1
37
19
11
20
1
3
51
37
114
37
377
99
632
5
1
188
630
205
1 046
11
4
283
2
179
uadam
uades
uadet
uadetis
uadent
1
13
1
1
-
50
6
12
17
30
2
2
2
37
1
3
4
146
9
14
6
264
31
32
1
29
357
uadebam
uadebat
uadebant
1
1
1
-
-
-
-
1
1
1
3
uadam
-
19
12
12
79
uadas
uadat
uadamus
uadant
2
4
-
8
52
16
8
17
6
2
45
6
67
193
2
72
87
311
2
100
uaderet
uaderetis
uaderent
1
1
1
1
3
-
1
-
1
3
1
5
9
uadens
uadentem
uadentis
uadenti
uadente
uadentes
uadentia
uadentibus
5
11
52
7
2
1
3
-
17
-
25
1
1
-
146
2
3
2
1
245
18
3
5
4
8
1
2
286
(subj.)
3
2
1
1
Totaux
4 836
24
158
Totaux
122
622
ANNEXE 3 « ALLER
451
»
Antiquitas
Patres
latini I
Vulgate
Patres
latini II
Medii
aeui
scriptores
uadendum
uadendo
3
-
-
-
-
1
3
1
4
uade
uadite
51
5
659
3
186
1
250
-
2854
1
4 000
10
4
010
uadere
16
2
-
-
5
23
217
1 406
337
627
4 906
7 493
23
7
493
(18,76 %)
(4,50
%)
(8,37
%)
(65,47
%)
VĀDERE
(suite)
Totaux
(2,90 %)
Totaux
Antiquitas
Patres
latini I
Vulgate
Patres
latini
II
Medii
aeui
scriptores
ambulo
ambulas
ambulat
ambulamus
ambulatis
ambulant
ambulor
ambulatur
ambulantur
12
5
24
4
1
15
2
-
27
51
271
127
46
258
14
-
6
7
25
3
5
26
-
15
9
241
36
14
103
1
8
1
35
43
380
91
22
292
1
9
-
95
115
941
261
88
694
2
33
1
2
230
ambulabo
ambulabis
ambulābit
ambulabimus
ambulabitis
ambulabunt
3
-
44
45
37
17
5
93
8
3
3
3
4
22
13
13
24
2
2
35
17
17
23
11
2
67
82
81
87
33
13
217
513
ambulabam
ambulabas
ambulabat
ambulabamus
ambulabatis
ambulabant
4
2
1
28
9
93
1
41
6
1
15
6
8
4
24
11
13
19
127
1
48
55
33
263
3
1
107
462
ambulaui
ambulasti
ambulauit
ambulauimus
ambulastis
ambula(ue)runt, -re
4
4
1
30
22
171
35
25
88
8
11
39
10
6
33
14
4
62
8
4
19
17
20
232
22
4
72
73
57
508
75
39
213
965
AMBVLĀRE
Totaux
ANNEXE 3 « ALLER
452
»
Antiquitas
Patres
latini I
Vulgate
Patres
latini
II
Medii
aeui
scriptores
ambulauero
ambulaueris
ambulauerit
ambulauerimus
ambulaueritis
ambulauerint
2
2
18
12
20
6
20
26
4
11
4
7
3
3
3
7
2
2
19
15
20
1
9
8
44
41
53
7
38
41
224
ambulauerat
ambulaueremus
ambulauerant
-
10
1
-
3
-
3
1
9
3
25
1
4
30
ambulem
ambules
ambulet
ambulemus
ambuletis
ambulent
3
5
14
2
5
18
26
86
215
60
51
3
10
6
11
12
8
8
9
61
60
20
13
13
37
93
147
49
36
45
87
260
435
141
113
1
081
ambularem
ambulares
ambularet
ambularemus
ambularetis
ambularent
ambularetur
2
6
3
1
-
4
5
41
8
4
33
1
1
5
2
2
12
-
1
15
2
18
-
3
4
43
5
6
43
-
9
11
110
18
14
107
1
270
ambulauerim
ambulauerit
ambulauerint
-
5
20
7
2
3
2
2
7
1
2
9
7
11
39
17
67
ambulassem
ambulasses
ambula(ui)sset
ambulassent
1
2
-
1
9
3
1
2
-
4
1
5
10
4
1
7
27
8
43
ambulans
ambulantem
ambulanti
ambulantes
ambulantia
ambulant(i)um
ambulantibus
10
11
2
6
3
142
54
11
181
2
11
41
17
6
20
3
46
19
2
69
6
16
194
76
8
177
5
14
35
409
166
23
453
7
31
98
1 187
ambulaturus, etc.
1
14
-
3
7
25
25
ambulatus
1
-
-
-
-
1
1
AMBVLĀRE
(suite)
Totaux
ANNEXE 3 « ALLER
453
»
Antiquitas
Patres
latini I
Vulgate
Patres
latini
II
Medii
aeui
scriptores
ambulatum
ambulatu
5
-
3
-
-
1
-
1
9
1
10
ambulandum
ambulandam
ambulandi
ambulando
11
9
12
42
1
13
41
3
1
10
12
23
53
25
47
119
1
59
124
303
ambula
ambulate
ambulato
20
4
124
144
-
11
14
-
25
33
-
94
110
-
274
301
4
579
ambulare
ambulari
ambulaturum
[esse]
ambulasse
Totaux
54
422
4
19
259
5
518
2
1 272
11
1
-
-
-
-
1
280
35
3 573
458
14
1 461
21
3 572
70
9344
(3 %)
(38,24
%)
(4,90
%)
(15,63
%)
(38,23
%)
AMBVLĀRE
(suite)
Totaux
1 354
9344
ANNEXE 4 « PORTER
454
»
ANNEXE 4 : OCCURRENCES DES LEXÈMES « PORTER » : FERRE / TVLISSE /
PORTĀRE
FERRE
TVLISSE
IIème siècle av. J.-C.
Plaute
22 fero, 6 fers, 10 fert, 2 ferimus, 2 fertis, 9 tuli, tulissent
ferunt, feror, 5 fertur, 2 ferebat, ferebant, 5
feram (fut.), 12 feres, 6 feret, feretis, 7
feram (subj.), 2 feras, 12 ferat, 6 ferant,
feratur, 3 ferrem, 2 ferres, 2 ferret, 9 fer, 5
ferte, 25 ferre, 9 ferri
3 affero, aufero, effero, 8 refero, profero,
6 abstuli, 6 attuli,
6 offers, 4 refers, profers, 2 affert, aufert,
contuli, 5 detuli, extuli,
confert, effert, infert, 33 refert, profert,
2 intuli, protuli, rettuli,
auferimus, referimus, conferunt, efferunt, 2
3 sustuli,
referunt, proferunt, confertur, refertur,
2 abstulisti, 6 attulisti,
referuntur, 4 auferes, adferet, conferet,
3 detulisti, 2 extulisti,
referet, conferemus, 2 auferent, 2 auferere,
intulisti,
afferetur, 2 referetur, deferetur, conferentur, 2 obtulisti/optulisti,
proferentur, conferentur, 11 auferam, 3
10 abstulit, 16 attulit,
conferam, 10 referam, 4 deferam, 3
contulit, detulit, intulit,
perferam, 2 proferam, transferam, afferas, 4 2 optulit, pertulit,
auferas, conferas, 2 referas, 2 deferas, 2
8 retulit/rettulit, 3
afferat, 7 auferat, 2 conferat, 2 referat, 5
sustulit, 3 abstulimus,
deferat, perferat, auferant, conferant,
attulimus, abstulistis, 3
offerant, deferant, referatur, deferatur,
attulistis, abstuleras,
proferatur efferamur, 2 efferantur,
attulerit,
referantur, deferrem, 2 auferres, efferres,
2 attulisset, abstulisse,
afferret, auferret, inferret, referret, deferret, detulisse, intulisse,
inferremus, 20 aufer, 8 confer, 4 refer,
protulisse
auferte, referte, 2 auferto, conferto, efferto,
deferto, 2 proferto, perferens, efferendum,
auferendo, 2 afferre, 7 auferre, 3 conferre,
deferre, efferre, inferre, 2 offerre, 10 referre,
2 afferri, 4 auferri, auferri, 2 efferri, referri,
2 proferri
Ier siècle av. J.-C.
César
4 fert, 5 ferunt, fertur, feruntur, 8 ferebat,
5 tulit, 8 tulerunt,
8 ferebant, ferebatur, 2 ferebantur, 4 ferant, 2 attulisse, contulisse,
feratur, 2 ferantur, 6 ferret, 11 ferrent, 2 2 intulisse
ferretur, ferentibus, ferendus, ferendum,
ferendas, 27 ferre, 4 ferri
defert, 2 differt, 2 effert, infert, profert, refert,
7 adtulit/attulit, 5
2 transfert, adferunt, 9 conferunt, 2 deferunt,
contulit, distulit, extulit,
4 differunt, 2 inferunt, 3 perferunt, 5 proferunt, 2 intulit,
4 referunt, transferunt, 4 defertur, 2 perfertur, 3 obtulit, praetulit,
praefertur, 4 refertur, conferuntur, 3
rettulit, transtulit, 6
deferuntur,
contulerunt, detulerunt,
3 perferuntur, referuntur, 4 adferebat,
distulerunt,
conferebat, inferebat, offerebat, adferebant,
3 intulerunt, rettulerunt,
deferebant, 2 inferebant, referebant,
attulerat, contulerat,
adferebatur, perferebatur, proferebatur, 2
intulerat, 2 contulerant,
adferebantur, 3 conferebantur, deferebantur,
detulerant, intulerant,
PORTĀRE
4
porto,
portare
portat,
4 adporto/apporto,
3 adportas, adportat,
adportant,
comportatur,
apportabunt,
adportauisti,
deportem, reportes,
exportet, deportere,
asportassent,
deportatum,
adportatis,
2 deportari,
asportarier,
adportauisse
portanda, portaturi,
2 portare, 2 portari
supportat, transportat,
comportant, deportant,
important,
transportabat, 2
supportabat,
deportabant,
comportabatur,
comportabantur, 2
comportarat,
transportauerat,
comportauerant,
ANNEXE 4 « PORTER
»
César (suite)
inferebantur, 4 praeferebantur, 3
2 obstulerant,
perferebantur, proferebantur, adferat, 4
protulerant, intulerit,
deferat,
contulerint, detulerint,
2 inferat, 2 conferant, 2 differant, offerant, 3
intulerint, attulisset,
referant, efferatur, efferantur, adferret, 3
contulisset, intulisset,
conferret, deferret, efferet, 2 inferret, referret, attulissent, contulissent,
6 conferrent, inferrent, offerrent, praeferrent, 5 intulissent,
perferrent, referrent, adferretur,
pertulissent, 6 tulisse
anteferretur, 3 conferretur, differretur,
inferretur, perferretur, referretur,
anteferrentur, deferrentur, perferrentur,
3 offerrentur, referrentur, deferte,
anteferendus, conferendum, differendum, 2
perferendi, inferendi, perferenda, 4
referenda, perferendam, proferendam, 3
adferre, 4 conferre, deferre,
2 effere, 6 inferre, 5 perferre, proferre, 3
referre, transferre, 5 conferri, 3 deferri,
efferi, 5 inferri, perferri, proferri, referri
Ier siècle ap. J.-C.
Tacite
25 ferunt, 4 fertur, 9 ferebat, 8 ferebant,
tulisti, 28 tulit, tulimus,
14 ferebatur, 6 ferebantur, feram (fut.), 68 tulere, 4 tulerat,
feret,
tulerant, 3 tulerit,
2 ferat, 3 ferant, feratur, ferantur, 10 ferret, 2 tulisset, 2 tulisse
5 ferrent, 2 ferenda (nt), ferendi, ferendis,
ferendum, ferendam, ferendas, 7 ferens,
ferentem, 4 ferente, ferentium, 10 ferre, 9
ferri
refero, 2 adfert, aufert, confert, defert, 2 21 rettuli, 2 abstulit, 10
differt,
attulit, 3 contulit,
2 infert, 3 offert, 2 perfert, profert, 9 refert, detulit,
2 transfert, 5 adferunt, 4 differunt, 3 3 distulit, 4 extulit, 10
inferunt, offerunt, 2 praeferunt, 5 referunt, intulit, 7 obtulit, 2
transferunt,
pertulit, 2 praetulit, 4
9 adfertur, 4 defertur, 4 infertur, offertur,
protulit, 13 rettulit,
perfertur, 2 refertur, transfertur, 3 adferuntur, transtulit, rettulimus, 4
auferuntur, inferuntur, referuntur,
abstulere/abstulerunt,
transferuntur, 3 adferebat, conferebat,
11 attulere/attulerunt,
deferebat, 3 differebat, 8 offerebat, perferebat, 2 detulere/ detulerunt,
2 praeferebat, 4 referebat, transferebat, 6
distulere, extulere,
adferebant, deferebant, differebant, efferebant, 2 intulere/intulerunt,
inferebant, 4 offerebant, 2 praeferebant,
2 obtulere, 2 praetulere,
proferebant, referebant, differebatur,
pertulerunt, 2 protulere,
referebatur,
3 rettulere/rettulerunt,
3
adferebantur,
auferebantur, sustulere, transtulerunt,
circumferebantur, differebantur, inferebantur, 6 abstulerat, attulerat,
5 offerebantur,
contulerat, 3 detulerat,
7 referam (fut.), offeram (fut.), conferemus, distulerat, 2 extulerat,
proferas, referas, circumferat, proferat, intulerat, 7 obtulerat,
adferant, differant, inferant, offerant,
pertulerat, 2 protulerat,
455
deportauerant,
exportauerant,
reportentur,
transportaret, 2
supportarent,
supportaretur,
comportauissent,
importandum,3
transportandum,
supportando,
transportandos,
transportandis,
transportandam,
transportandas,
comportandis,
importato, importatis, 3
transportati, 4
comportare, importare,
reportare, 4 supportare,
apportari, 7 comportari,
3 importari, reportari, 4
supportari, 3
transportari
portantur, 2 portabat,
portabantur
reportat, deportatur,
reportatur, deportarat,
portauerant,
deportaretur,
deportarentur,
importasses, deportati
sunt, deportatus,
deportare, asportari,
2 reportari
ANNEXE 4 « PORTER
»
456
Tacite (suite)
auferatur, inferatur, referantur, offerrem, 2 rettulerat, 2 transtulerat,
referrem, 5 adferret, 3 anteferret, auferret, 3 attulerant, contulerant,
circumferret, conferret,2 deferret, 3 differret, detulerant, 2 distulerant,
efferret, inferret, 2 offerret, 2 perferret, 2 2 extulerant, 4 intulerant,
praeferret, proferret, 2 referret, 3 transferret, rettulerant, obtulerant,
6 adferrent, 5 deferrent, differrent, efferrent, 2 2 sustulerant, extuleris,
inferrent, perferrent, proferrent, 5 referrent, attulerit, protulerit,
transferrent, auferretur, offerretur, 3 transtulerit, abstulerint,
referretur, 2 transferretur, adferrentur, attulerint, praetulerit,
anteferrentur, 2 deferrentur, offerrentur, abstulisset, 3 attulisset, 2
referrentur, conferendarum, conferendis, detulis