Dorothée Munyaneza Une danseuse de haut volt
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Dorothée Munyaneza Une danseuse de haut volt
24 • CULTURE LIBÉRATION MARDI 20 JANVIER 2015 SCÈNE Cette Britannique née au Rwanda présente à Paris sa première chorégraphie, «Samedi détente», sur le génocide de 1994. Dorothée Munyaneza Une danseuse de haut volt Par ÈVE BEAUVALLET Photo FRÉDÉRIC STUCIN en particulier d’avoir su ouvrir la boîte de Pandore d’où est sortie Samedi détente – première création a dernière fois que l’on avait personnelle que Dorothée Munyaneza vu Dorothée Munyaneza sur présente actuellement au Montfort scène, elle psalmodiait les Théâtre (lire ci-contre). noms des Algériens jetés dans Le déclic a eu lieu en 2011, lors de la la Seine en octobre 1961, dans POLI- préparation de Baron Samedi, dernier CES! de Rachid Ouramdane. C’était à spectacle qu’Alain Buffard ait signé Rennes, en 2013, au festival Mettre en avant de disparaître en 2013 : «Alain scène. Quelques heures plus avait demandé à chacun des intard, alors qu’on peinait à sorPROFIL terprètes de raconter une histir de ce chant funèbre, l’actoire personnelle, se souvienttrice et danseuse était déjà en train de elle. Alors, j’ai senti le Rwanda remonbattre le dancefloor à la soirée de clô- ter en moi et j’ai parlé de ce que j’ai vécu ture, branchée à 12 000 volts sur des en 1994.» 1994 a, pour elle, un nom : tubes de variétés et sous les yeux éba- l’horreur. A 12 ans, Dorothée Munyahis de certains convives qui commen- neza assiste dans son pays au génotaient : «C’est fou, elle est increvable ! cide le plus rapide de l’histoire : C’est le lapin Duracell ou quoi ?» 800000 morts en cent jours. Elle deAujourd’hui, face à nous, elle sourit vait déménager en août, rejoindre sa lorsqu’on évoque sa capacité à s’am- mère qui exerçait en tant que journabiancer sur n’importe quel tube, liste à Londres. Le massacre a comqu’on lui balance du zouk love ou du mencé en avril. punk garage. Et elle se marre encore Lorsque la jeune danseuse fait ce récit quand on imite sa façon de saluer à son amie, l’artiste sud-africaine les gens, avec les deux bras bien Hlengiwe Lushaba, côtoyée sur les ouverts et les paumes prêtes à vous plateaux d’Alain Buffard, celle-ci peloter les épaules. «Quand je sens que s’effondre. «Hlengiwe m’a dit : “Au le terrain est fertile, j’ouvre les bras et, moment où, nous, on se réjouissait ouais, je fonce !» d’avoir obtenu le droit de vote et de pouvoir élire Nelson Mandela, vous, vous L’HORREUR. Des yeux douceur Cajo- étiez en train de mourir.”» C’est cette line, un aplomb inébranlable, un léger remarque qui impulse chez elle l’écricheveu sur la langue qui vient déposer ture d’un texte, articulé autour de la comme un zest d’enfance sur sa voix question suivante: «Et vous, où étiez«d’un autre âge» («Les gens sont sou- vous le 6 avril 1994 ?» «Il ne faut pas vent surpris que je sois jeune», elle a en l’entendre comme une accusation politil’occurrence 32 ans)… On comprend que du style : pourquoi avoir tourné le vite pourquoi le nom de cette fille, dos au moment où l’horreur du génocide née au Rwanda et de nationalité bri- s’abattait sur nous? Non, c’est juste une tannique, a rapidement circulé, du question individuelle.» réalisateur Terry George qui la repère En avril 1994, la France croule sous les pour chanter sur la BO de son film albums de Mariah Carey, fête l’avèneHotel Rwanda, au groupe Afro Celt ment d’Ice MC en roi de l’eurodance Sound System (plusieurs collabora- et autorise encore le port de la salotions depuis 2004), en passant par les pette en jean XXL sur torse nu. A Kiplateaux des chorégraphes contem- gali, au Rwanda, où elle vit, Dorothée, porains François Verret, Robyn Orlin, 12 ans, écoutait encore quelques mois Rachid Ouramdane ou Alain Buffard. auparavant les mêmes tubes que nous Elle juge tous ces artistes «extraordi- sur l’émission de radio locale Samedi naires». Mais elle doit à Alain Buffard détente, rendez-vous immanquable L pour la jeunesse rwandaise «J’adorais Benny B et MC Hammer», s’enflamme-t-elle, entonnant «Can’t touch this, tvouuuu, tvou, tvou, tvouuu…» contrôles et à fuir»), il y aura la vie à Londres, où sa famille s’établit. Le chant ne la quitte pas, mais la vocation n’est pas encore là. Il y a d’abord l’école française : «Bonne élève, du «BONNE ÉLÈVE». Tous les hits sur les- genre à lever le doigt au premier rang.» quels elle dansait dans la cour de récré Puis les études en sciences sociales. furent enregistrés sur une K7 audio Question profession, elle aurait aussi qu’une amie lui avait prêtée juste pu se rêver «médecin». «Je crois avoir avant le massacre –K7 que Dorothée une empathie sincère pour les gens. conserva alors contre elle, le temps de J’aurais aimé me mettre à leur service l’exode, comme un inviolable trésor. de cette façon.» L’amie fit partie des victimes du gé- Dorothée Munyaneza le fera autrenocide, mais la cassette, «va savoir ment, en auditionnant pour Terry comment», ne s’est pas perdue : George, en 2004, pour la bande origi«C’est incroyable, ma sœur et moi nale de Hotel Rwanda, à partir de quoi l’avions conservée… J’utilise même un «tout s’accélère», jusqu’à la fondation des tubes dans le spectacle, We Love to du groupe Struggle dans lequel elle Love, de PM Sampson and Double Key, chante au côté de Sébastien Martel, et plus kitsch tu peux pas! Mais, en même le projet Samedi détente. La création ne s’est pas faite sans doutes, confieDes yeux douceur Cajoline, un aplomb t-elle: trouver le ton inébranlable, un léger cheveu sur la juste («une obseslangue qui vient déposer comme un zest sion»), ne pas avoir d’enfance sur sa voix «d’un autre âge». peur de son témoignage («C’est l’artemps, je trouve important de pou- tiste Mathurin Bolze qui a pointé ça») voir dire ces mots “j’aime aimer” au et, surtout, conserver la nécessité premier degré, de pouvoir ressentir cette de parler : «Dans les moments de déévidence.» couragement, je relisais un SMS que m’a Ces tubes, qui provoquent souvent envoyé Hlengiwe Lushaba.» Elle lit dechez nous une moquerie tendre, se vant nous : «L’artiste a la chance de sont superposés chez Dorothée Mu- pouvoir reconstruire, recréer ce qui a nyaneza à des images de mort. Alors, été détruit.» les réécouter… Cela n’arrive pas si En novembre, la pièce est finalement souvent. «Mais je le fais pour célébrer là, quelques mois après la naissance la vie de cette époque, juste avant l’hor- de sa fille, prénommée Naomé. En héreur.» Une époque où, petite fille breu, Naomé veut dire «agréable». élevée par une mère journaliste et un «Agréable», «empathie», «amour» : père pasteur dans «une maison débor- des mots que, pour sa part, Dorothée dante d’amour», elle aimait déjà trafi- Munyaneza ne se refrène jamais de quer des chansons sur son petit cla- prononcer, sans rougir. • vier. «Des chants d’église, surtout.» Croyante, aujourd’hui? «Absolument. SAMEDI DÉTENTE Mais la foi est parfois un combat: à cette de DOROTHÉE MUNYANEZA époque, beaucoup de gens ont prié pour Au Monfort Théâtre (75014). d’autres qui n’ont pas survécu.» Jusqu’au 31 janvier. Rens.: Après la survie en 1994, qu’elle doit à www.lemonfort.fr une somme de hasards inexplicables Du 11 au 14 février au Théâtre Garonne à («Je ne comprends toujours pas com- Toulouse. Le 26 février au Parvis à Tarbes. ment on a réussi à échapper à tous les Tournée nationale jusqu’en mai. Dorothée Munyaneza, samedi à LIBÉRATION MARDI 20 JANVIER 2015 CULTURE • 25 «Samedi détente» offre un témoignage sobre et puissant à base de textes, danse et images. Exorciser le massacre en chantant P our Dorothée Munya- habits qui persistent sur neza, «Turaje !» («On la scène, en révéler les difféarrive !») désignait le rentes couches aujourd’hui, cri des meurtriers comme pour mitraquant leurs CRITIQUE mer l’activité de proies pendant le l’esprit dans le génocide rwandais. Désor- travail de mémoire qui s’immais, c’est aussi le refrain posa à elle. d’une chanson entêtante Zouglou. Par cette somme qu’elle a su inventer pour d’actions élégantes, par aussi son poignant Samedi détente, cette incroyable danse zouspectacle en forme de témoi- glou (moment chorégraphignage augmenté sur l’hor- que fou et réparateur) que reur du massacre. Ce genre Nadia Beugré (excellente d’exorcisme n’est pas rare danseuse ivoirienne) et Dodans la pièce. Pour transfigu- rothée Munyaneza déclinent rer les vieux cauchemars et sur le plateau, cette première court-circuiter l’horreur, la pièce dense et volubile parchanteuse et chorégraphe a vient à offrir, comme elle se choisi de garnir son sobre et proposait de le faire, un conpuissant témoignage d’ex- trechamp intime aux matensions sonores et de con- nuels d’histoire. trepoints chorégraphiques. È.B. On est loin du parti pris d’un Rachid Ouramdane (avec qui elle collabore) jouant, dans l’ultra-minimaliste Des témoins ordinaires, sur les dispositifs d’écoute à partir des récits d’actes de barbarie. On pense davantage aux compositions du chorégraphe de François Verret puisque se Anton Tchekhov dégagent de Samedi détente Paris. La danseuse-chanteuse a quitté le Rwanda à 12 ans lors des massacres de 1994. les mêmes délices et les mêmes pièges : un puzzle d’actions simultanées (texte, danse, image) très habile, mais qui peut perdre en justesse quand lesdites actions se paraphrasent trop –ce qui arrive le temps d’un tableau où une musique inquiétante vient souligner la distorsion des corps qui appuie ellemême l’horreur du récit. Exode. On préfère dans Samedi détente les figures de style simples et fortes que l’artiste a su éparpiller sur le plateau. Cette façon de désigner la traque et la dissimulation en transportant sur son crâne une simple table en métal ou cette manière de condenser plusieurs métaphores dans un même tas de vêtements. Plier soigneusement ses jupes comme chaque jour d’avant 1994. Accumuler, superposer les pulls et soutiens-gorge comme pendant l’exode. Chercher comment se défaire de ces Collectif Les Possédés création collective dirigée par Rodolphe Dana du 8 janvier au 11 février 2015 www.colline.fr 01 44 62 52 52 (très librement inspiré de La Maman et la Putain de Jean Eustache) texte Guy-Patrick Sainderichin et Julie Duclos mise en scène Julie Duclos du 15 janvier au 14 février 2015