Arr-t de Grande Chambre Schatschaschwili c. Allemagne
Transcription
Arr-t de Grande Chambre Schatschaschwili c. Allemagne
du Greffier de la Cour CEDH 398 (2015) 15.12.2015 L’impossibilité pour le défendeur de jamais interroger des témoins a rendu toute la procédure inéquitable Dans son arrêt de Grande Chambre1, rendu ce jour dans l’affaire Schatschaschwili c. Allemagne (requête no 9154/10), la Cour européenne des droits de l’homme conclut, à la majorité : à la violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) (droit à un procès équitable et à interroger ou faire interroger les témoins à charge) de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans cette affaire, le requérant, condamné pour vol aggravé et extorsion de fonds, se plaignait de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable en ce que ni lui ni son avocat n’avaient eu la possibilité, à quelque stade de la procédure que ce soit, d’interroger les seuls témoins directs d’une des infractions dont il était accusé. La Cour estime que, eu égard à l’importance des déclarations des seuls témoins oculaires de l’une des infractions pour lesquelles M. Schatschaschwili a été condamné, les mesures compensatrices prises par le tribunal du fond ont été insuffisantes pour permettre une appréciation équitable et adéquate de la fiabilité des dépositions non vérifiées. En particulier, il n’a pas été fait usage des garanties prévues par le droit allemand, notamment de la faculté des autorités de poursuite de désigner au stade de l’enquête, pour représenter le requérant, un avocat qui aurait été en droit d’assister à l’audition des témoins par le juge d’instruction. Principaux faits Le requérant, Swiadi Schatschaschwili, est un ressortissant géorgien né en 1978 et résidant à Khachouri/Sourami (Géorgie). En avril 2008, un tribunal allemand condamna M. Schatschaschwili de deux chefs de cambriolage aggravé avec extorsion de fonds aggravée, commis avec contrainte et en réunion en octobre 2006 à Kassel et en février 2007 à Göttingen, à neuf ans et six mois d’emprisonnement. Quant à la seconde infraction, le tribunal du fond estima en particulier que, le soir du 3 février 2007, le requérant, avec plusieurs complices, avait cambriolé l’appartement de deux femmes originaires de Lettonie, qui résidaient temporairement en Allemagne et se livraient à des activités de prostitution dans leur appartement à Göttingen. Concernant l’infraction commise à Göttingen, le tribunal du fond s’appuya en particulier sur les déclarations que ces deux femmes avaient faites lors de leur interrogatoire par la police et de leur audition par un juge d’instruction avant le procès. Leurs dépositions furent lues lors du procès. Le juge d’instruction avait exclu M. Schatschaschwili de l’audition conduite avant le procès et, alors que le droit allemand prévoyait cette possibilité, n’avait désigné à ce stade pour représenter le requérant aucun avocat qui aurait eu le droit d’assister à l’audition des deux témoins devant le juge d’instruction. Peu après avoir été entendues, les deux femmes avaient quitté l’Allemagne pour retourner en Lettonie. Elles refusèrent de témoigner au procès du requérant, indiquant qu’elles avaient été traumatisées par l’infraction. Par la suite, le tribunal du fond tenta de nouveau, en vain, de les amener à comparaître devant lui, proposant plusieurs options et soulignant qu’elles bénéficieraient d’une protection en Allemagne. 1 Les arrêts de Grande Chambre sont définitifs (article 44 de la Convention). Tous les arrêts définitifs sont transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Pour plus d’informations sur la procédure d’exécution, consulter le site internet : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution. Il fit alors une demande d’entraide judiciaire auprès des autorités lettones, et il fut décidé d’organiser une audience devant un tribunal letton, qui serait dirigée par le président du tribunal allemand via une liaison audiovisuelle. Toutefois, l’audience fut annulée peu avant la date prévue par le président du tribunal letton, qui estima que les deux femmes avaient démontré, en s’appuyant sur des certificats médicaux, qu’elles souffraient toujours de stress post-traumatique. Le tribunal allemand informa son homologue letton que, selon les normes de la procédure pénale allemande, les raisons avancées par les deux femmes n’étaient pas suffisantes pour justifier leur refus de déposer. Sa proposition de faire examiner les témoins par un médecin-conseil ou, à titre subsidiaire, de les contraindre à comparaître, resta sans réponse. Eu égard à l’ensemble des mesures prises, le tribunal allemand estima qu’il existait des obstacles insurmontables l’empêchant d’entendre les deux femmes dans un avenir proche. Il ordonna donc que les retranscriptions des déclarations que les deux femmes avaient faites devant les policiers et devant le juge d’instruction fussent lues à voix haute au procès. Outre les retranscriptions des dépositions des deux victimes, le tribunal du fond tint compte d’autres éléments de preuve : les témoignages livrés au procès par plusieurs témoins, en particulier par la voisine et l’amie des deux femmes rapportant le récit que celles-ci leur avaient fait des événements peu après leur survenue ; les informations obtenues en mettant sur écoutes les téléphones portables de M. Schatschaschwili et de ses coaccusés ; les données GPS obtenues par un récepteur GPS placé dans la voiture de l’un des coaccusés qui était stationnée près de l’appartement des deux victimes au moment des faits ; le propre aveu du requérant, lequel a admis lors du procès qu’il se trouvait bien dans l’appartement des deux femmes au moment des faits ; et la similarité entre l’infraction commise à Kassel d’une part – pour laquelle des témoins directs étaient venus déposer au procès – et celle commise à Göttingen. Le recours de M. Schatschaschwili contre le jugement de première instance – dans lequel il se plaignait qu’il n’avait pas été en mesure d’interroger les seuls témoins directs de l’infraction commise à Göttingen – fut rejeté par la Cour fédérale de Justice. Enfin, par une décision du 8 octobre 2009, la Cour constitutionnelle fédérale refusa d’examiner le recours constitutionnel du requérant (dossier no 2 BvR 78/09). Griefs, procédure et composition de la Cour Invoquant l’article 6 §§ 1 et 3 d) (droit à un procès équitable et à interroger ou faire interroger les témoins à charge) de la Convention européenne des droits de l’homme, M. Schatschaschwili soutient que son procès a été inéquitable en ce que ni lui ni son avocat n’ont eu l’occasion à quelque stade de la procédure que ce soit d’interroger les seuls témoins directs de l’infraction qu’il aurait commise en février 2007. La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 12 février 2010. Dans son arrêt de chambre du 17 avril 2014, la Cour a dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 6 § 1 combiné avec l’article 6 § 3 d) de la Convention, concluant qu’il y avait eu suffisamment d’éléments compensateurs pour contrebalancer les difficultés causées à la défense résultant de l’admission à titre de preuves des dépositions des deux victimes. Le 15 juillet 2014, M. Schatschaschwili a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre conformément à l’article 43 de la Convention (renvoi devant la Grande Chambre). Le 8 septembre 2014, le collège de la Grande Chambre a accepté ladite demande. Le gouvernement tchèque a été autorisé à intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention). Une audience de Grande Chambre a été tenue le 4 mars 2015. L’arrêt a été rendu par la Grande Chambre de 17 juges, composée en l’occurrence de : 2 Dean Spielmann (Luxembourg), président, Işıl Karakaş (Turquie), András Sajó (Hongrie), Luis López Guerra (Espagne), Päivi Hirvelä (Finlande), Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjan), Dragoljub Popović (Serbie), Nona Tsotsoria (Géorgie), Kristina Pardalos (Saint-Marin), Angelika Nußberger (Allemagne), Julia Laffranque (Estonie), Helen Keller (Suisse), André Potocki (France), Paul Mahoney (Royaume-Uni), Valeriu Griţco (République de Moldova), Egidijus Kūris (Lituanie), Jon Fridrik Kjølbro (Danemark), ainsi que de Lawrence Early, jurisconsulte. Décision de la Cour Article 6 Dans le présent arrêt, la Cour commence par confirmer et préciser les principes dégagés dans son arrêt de Grande Chambre en l’affaire Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni2, avant de rechercher s’il existait un motif sérieux justifiant la non-comparution des témoins au procès, si les dépositions des témoins absents ont constitué le fondement unique ou déterminant de la condamnation du défendeur, et s’il existait des éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense en conséquence de l’admission des dépositions non vérifiées. La Cour estime qu’il existait un motif sérieux, du point de vue du tribunal allemand du fond, justifiant la non-comparution des deux témoins en question et, en conséquence, l’admission à titre de preuves des dépositions qu’elles avaient faites à la police et au juge d’instruction au stade antérieur au procès. La Cour relève en particulier que le tribunal du fond n’a pas immédiatement admis que l’état de santé ou les craintes des deux femmes justifiaient leur non-comparution au procès. Ce n’est qu’après avoir tenté, en vain, d’assurer leur comparution et après l’annulation de l’audience devant la juridiction lettone que le tribunal régional a estimé qu’il existait des obstacles insurmontables l’empêchant d’entendre les deux femmes dans un avenir proche. Partant, la Grande Chambre, souscrivant à l’avis de la chambre, estime que le tribunal régional a déployé tous les efforts que l’on pouvait raisonnablement attendre de lui dans le cadre juridique existant pour assurer la présence de deux témoins au procès. Cette juridiction ne disposait d’aucun autre moyen raisonnable dans son ressort, sur le territoire allemand, pour garantir la comparution des deux femmes, des ressortissantes lettones résidant dans leur pays natal. Quant à l’importance des dépositions devant le tribunal du fond, la Cour ne peut que constater que les deux femmes étaient les seuls témoins oculaires de l’incident en question. Les autres éléments de preuve se résumaient soit uniquement à des témoignages par ouï-dire, soit de simples éléments circonstanciels d’ordre technique ou autre qui, en soi, ne permettaient pas d’établir de manière probante qu’il y avait eu cambriolage et extorsion de fonds. Dès lors, la Cour estime que les Arrêt de Grande Chambre en l’affaire Al-Khawaja et Tahery c. Royaume-Uni (requêtes nos 26766/05 et 22228/06) du 15 décembre 2011. 2 3 dépositions des témoins absents – sans être les uniques éléments de preuve – ont été déterminantes, c’est-à-dire susceptibles d’emporter la décision de condamner M. Schatschaschwili. Quant à l’existence ou non d’éléments compensateurs suffisants pour contrebalancer les difficultés causées à la défense, la Cour a tout d’abord examiné la façon dont le tribunal régional a abordé les preuves non vérifiées. Elle a estimé que cette juridiction avait examiné avec soin la crédibilité des témoins absents et la fiabilité de leurs dépositions. Conscient de la valeur probante réduite de ces témoignages, le tribunal a comparé le contenu des différentes déclarations formulées par les deux femmes au stade de l’enquête et a constaté que celles-ci avaient donné des descriptions détaillées et cohérentes des circonstances de l’infraction. Il a estimé que le fait que les deux témoins n’avaient pas reconnu le requérant parmi les suspects potentiels dont on leur avait montré les photos pendant les interrogatoires de police montrait qu’elles n’avaient pas témoigné dans le but de l’incriminer. De plus, pour apprécier leur crédibilité, le tribunal régional a estimé que la non-comparution des deux femmes pouvait s’expliquer par plusieurs raisons – notamment la peur des intéressées de rencontrer des problèmes avec la police ou d’être victimes de représailles de la part des auteurs de l’infraction – et n’entamait donc pas leur crédibilité. Cependant, la Cour relève qu’il a eu peu de mesures procédurales destinées à compenser l’impossibilité de contre-interroger directement les témoins au procès. Certes, M. Shatschaschwili a eu la possibilité – dont il s’est prévalu – de donner sa propre version des faits, ainsi que de mettre en doute la crédibilité des témoins absents, dont il connaissait l’identité, également en contreinterrogeant les autres personnes qui ont livré des témoignages par ouï-dire lors du procès. Cependant, le requérant n’a pas pu interroger indirectement les deux femmes, par exemple en leur posant des questions écrites. De plus, ni l’intéressé lui-même ni son avocat ne se sont vu offrir la possibilité au stade de l’enquête d’interroger ces témoins. La Cour constate qu’en vertu du droit allemand les autorités de poursuite auraient pu désigner un avocat pour représenter M. Schatschaschwili. Cet avocat aurait été en droit d’assister à l’audition des témoins devant le juge d’instruction. Toutefois, ces garanties procédurales sont restées sans application en l’espèce. Dans ce contexte, la Cour estime à l’instar du requérant que les deux femmes ont été entendues par le juge d’instruction précisément en raison du fait que les autorités, informées de leur retour imminent en Lettonie, considéraient que leurs témoignages risquaient de disparaître. Or les autorités de poursuite n’ont malgré tout pas donné au requérant la possibilité de les faire interroger au stade de l’instruction par un avocat désigné pour le représenter. En procédant de la sorte, elles ont pris le risque prévisible, qui s’est par la suite matérialisé, que ni l’accusé ni son avocat ne puissent être en mesure d’interroger O. et P. à quelque stade de la procédure que ce soit. En conclusion, vu l’importance que revêtaient les déclarations des deux victimes, seuls témoins oculaires de l’infraction pour laquelle M. Schatschaschwili a été condamné, la Cour estime que les mesures compensatrices prises étaient insuffisantes pour permettre une appréciation équitable et adéquate de la fiabilité des éléments de preuve non vérifiés. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 d) de la Convention. Satisfaction équitable (Article 41) La Cour n’octroie aucune somme au requérant au titre de l’article 41, observant que, devant la chambre, M. Schatschaschwili n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable dans le délai imparti à cet effet. L’intéressé, qui s’est vu accorder l’assistance judiciaire dans le cadre de la procédure devant la Cour, n’a en outre soumis aucune nouvelle prétention chiffrée, accompagnée des justificatifs requis, en ce qui concerne les frais et dépens additionnels exposés devant la Grande Chambre. 4 Opinion séparée Les juges Spielmann, Sajò, Karakaş et Keller ont exprimé une opinion concordante commune. Les juges Hirvelä, Popović, Pardalos, Nußberger, Mahoney et Kūris ont exprimé une opinion dissidente commune. Le juge Kjølbro a exprimé une opinion dissidente séparée. Le texte de ces opinions se trouve joint à l’arrêt. L’arrêt existe en anglais et français. Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la Cour, ainsi que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur www.echr.coe.int . Pour s’abonner aux communiqués de presse de la Cour, merci de s’inscrire ici : www.echr.coe.int/RSS/fr ou de nous suivre sur Twitter @ECHRpress. Contacts pour la presse [email protected] | tel: +33 3 90 21 42 08 Nina Salomon (tel: + 33 3 90 21 49 79) Tracey Turner-Tretz (tel: + 33 3 88 41 35 30) Denis Lambert (tel: + 33 3 90 21 41 09) Inci Ertekin (tel: + 33 3 90 21 55 30) La Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg par les États membres du Conseil de l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. 5