Silence et absence chez Marguerite Duras

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Silence et absence chez Marguerite Duras
FRANCISKA SKUTTA
Silence et absence chez Marguerite Duras
Marguerite Duras semble avoir aimé les extrêmes. Dans ses romans, plus
d’une fois, des cris se font entendre : les personnages, souvent dans
l’impossibilité d’utiliser la parole ordinaire, s’expriment par le cri, tel le viceconsul de Lahore dans Le vice-consul et dans India Song, ou la femme
mourante, victime d’un crime passionnel au début de Moderato cantabile. Mais
dans l’univers durassien, tout être vivant peut crier, ainsi les oiseaux de mer, et
même les arbres, dans ce « monologue intérieur prononcé » d’Anne
Desbaresdes dans Moderato cantabile :
tous les oiseaux ou presque sont des oiseaux de mer qu’on trouve crevés après
les orages et quand l’orage cesse que les arbres ne crient plus on les entend
crier eux sur la plage comme des égorgés ça empêche les enfants de dormir non
moi je m’en irais1.
Aux antipodes de ces effets sonores violents, il y a cependant le silence, un
silence tenace et parfois tout aussi puissant, avec son corollaire, l’absence de
toute communication, comme dans cette scène de L’amour :
Pendant un instant personne ne regarde, personne n’est vu :
Ni le prisonnier fou qui marche toujours le long de la mer, ni la femme aux yeux
fermés, ni l’homme assis.
Pendant un instant personne n’entend, personne n’écoute2.
Une telle négation d’ordre général n’est pas rare chez Duras, tout au
contraire, ses romans, surtout ceux de la maturité, sont hantés de silence et
d’absence à divers niveaux de la construction textuelle, depuis la pure
matérialité du livre jusqu’à ses aspects sémantiques les plus abstraits.
Un premier regard, silencieux, sur le livre durassien comme objet matériel
nous montre une mise en page assez insolite pour un roman : une typographie
1
Marguerite Duras, Moderato cantabile, Paris, Les Éditions de Minuit, 1958, p. 79-80. C’est moi
qui souligne, F. S.
2
Marguerite Duras, L’amour, Paris, Gallimard, Coll. NRF, 1971, p. 11-12. De manière
significative, le texte continue par cette phrase : « Et puis il y a un cri » (p. 12), le « cri » (le
nom cri ou le verbe crier) étant répété cinq fois en l’espace de quelques lignes.
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aérée – avec à peine une vingtaine de lignes qui, la plupart du temps, ne vont
même pas jusqu’à la marge de droite – exige d’emblée une lecture toute
spéciale, car extrêmement ralentie par l’absence d’un texte continu permettant
la lecture fluide à laquelle l’aspect visuel du roman traditionnel nous a habitués.
Les grands espaces blancs – ou, si l’on veut, l’absence de texte sur la feuille –
constituent autant de lieux d’indétermination qui doivent être saturés par le
lecteur, effort contribuant également à l’impression de lenteur et de
tâtonnement, voire d’arrêts nécessaires, comme lors de la lecture ou de la
récitation d’un poème. Incontestablement, un roman comme L’amour gagne
beaucoup à être lu à haute voix, car c’est à travers la sonorité incantatoire,
imitant l’aspect graphique fragmenté du texte, que se révèle une caractéristique
importante du roman durassien, sa parenté secrète avec la poésie, et en
particulier avec le vers libre.
Absence, ou presque, du noir sur la feuille blanche, absence d’un texte
bavard – tel est ce premier niveau, matériel, donc immédiatement accessible, de
la construction textuelle chez Duras. Au deuxième niveau, déjà plus abstrait, de
la formulation linguistique proprement dite, les structures lexicogrammaticales continuent cependant à approfondir la thématique du silence et
de l’absence. Ce qui frappe d’abord, c’est la construction en parataxe, l’absence
d’éléments de liaison entre les phrases courtes, pouvant ainsi constituer à elles
seules des paragraphes entiers, comme dans cet extrait de Détruire dit-elle :
Elle se calme.
Il a pris le livre, le sien à lui, il l’ouvre. Il ne lit pas.
Des voix arrivent du parc.
Elle sort.
Elle vient de sortir.
3
Il ferme le livre .
De plus, l’organisation interne des phrases représente souvent des structures
non canoniques, notamment elliptiques, avec absence du sujet, du verbe, ou de
ces deux constituants du noyau phrastique à la fois, une telle suite de phrases
donnant plutôt l’impression d’un scénario :
La femme est regardée.
3
Marguerite Duras, Détruire dit-elle, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 14.
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Elle se tient les jambes allongées. Elle est dans la lumière obscure, encastrée
dans le mur. Yeux fermés.
Ne ressent pas être vue. Ne sait pas être regardée.
Se tient face à la mer. Visage blanc. Mains à moitié enfouies dans le sable,
immobiles comme le corps. Force arrêtée, déplacée vers l’absence. Arrêtée
4
dans son mouvement de fuite. L’ignorant, s’ignorant .
Cet extrait montre en même temps une autre caractéristique lexicogrammaticale des textes durassiens, à savoir l’absence fréquente d’affirmations
positives ; en effet, la progression thématique, par ailleurs exceptionnellement
lente, se réalise, curieusement, à travers une cascade de négations, tantôt
syntaxiques : « Ne ressent pas être vue. Ne sait pas être regardée. », tantôt
lexicales : « L’ignorant, s’ignorant »5. Enfin, c’est ici qu’apparaît textuellement
le mot absence, qui peut nous servir de point de départ pour accéder au
troisième niveau, plus proprement narratif, de la représentation de l’histoire.
Or, à ce niveau de la construction textuelle, l’absence semble tout « remplir »,
tout « envahir », quelle que soit la composante narratologique que l’on
envisage : intrigue, personnages, ou cadre spatio-temporel.
Il est bien connu que, contrairement aux romans de jeunesse, de type
« américain », behavioriste6, les romans durassiens de la maturité – surtout
depuis les années 1960 – sont dépourvus d’intrigue riche et variée. Qui plus est,
certains de ces romans peuvent être considérés comme des versions « épurées »,
donc plus abstraites, des romans-sources respectifs ; il se forme ainsi des
couples de récits représentant, de deux façons, les mêmes situations et les
mêmes personnages, tels Le ravissement de Lol V. Stein (1964) et L’amour
(1971) ; Le vice-consul (1965) et India Song (1973) ; ou encore, avec une
réécriture bien plus tardive : Un barrage contre le Pacifique (1950) et L’amant
(1984)7. Parmi ces romans, c’est L’amour qui pousse le plus loin l’abstraction
4
L’amour, p. 10. Par ailleurs, les phrases elliptiques peuvent servir presque « naturellement » à
indiquer le cadre spatio-temporel : « Jour. Huitième. Soleil » (Détruire dit-elle, p. 12).
5
Cf. aussi la haute fréquence des pronoms et adjectifs indéfinis, tels personne, rien, aucun, ce
dernier figurant comme un élément emphatique dans des expressions négatives de portée
générale : « sans mouvement aucun », « sans présence aucune » (L’amour, p. 23 et p. 43).
6
Tels Les impudents (1943), La vie tranquille (1944), et le roman le plus apprécié de cette
première période, Un barrage contre le Pacifique (1950).
7
Une transposition semblable peut s’opérer entre des œuvres appartenant à des genres différents :
Les viaducs de la Seine-et-Oise (1959, théâtre) et L’amante anglaise (1967, roman), sans
parler des nombreux romans ou récits dont Duras a réalisé elle-même les versions théâtrales
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dans tous les domaines de la construction du récit : l’intrigue est presque
inexistante, car les personnages, dans un cadre spatio-temporel indéterminé, et
hors de tout contexte social particulier, s’adonnent à l’inaction ou, tout au plus,
à l’évocation pénible d’un souvenir lointain ; et l’on hésite même à appeler
« personnages » ces quelques êtres vagues qui, la plupart du temps, ne font que
se déplacer, ou prononcer quelques paroles curieuses, sans but précis.
Une telle absence de personnages aux contours nets est évidemment un
effet du texte durassien qui s’obtient par certains procédés de construction.
Dans L’amour, notamment, l’absence complète de noms propres prive les trois
personnages principaux du moyen d’identification le plus sûr, ceux-ci étant
désignés soit par des noms communs ayant un pouvoir descriptif et identifiant
trop faible : « un homme », « un autre homme », « une femme », soit
simplement par les pronoms personnels il(s) et elle, souvent placés trop loin de
leurs antécédents respectifs pour que l’identification de leurs référents soit
aisée, ce qui, à son tour, demande une lecture attentive et parfois une analyse
minutieuse du contexte. Ce dernier type de désignation incertaine atteint un
degré hallucinatoire dans Détruire dit-elle (1969), dans un dialogue entre deux
hommes, couvrant plusieurs pages, où, malgré les propositions de type « ditil », « il se tait », il est presque impossible d’établir l’identité du locuteur :
Ils se taisent.
– Vous ne m’avez pas répondu. Pourquoi aujourd’hui ?
Il le regarde enfin.
– Vous l’attendiez ?
– C’est vrai.
Il se relève, l’invite du geste.
– Allons nous asseoir près des baies, voulez-vous ?
– Ce n’est pas la peine.
– Bon.
8
Il n’a pas entendu son pas dans l’escalier […] .
Nul doute que l’absence d’attribution d’identité – personnelle ou sociale –
est un procédé voulu par le narrateur, à qui il arrive de se moquer de cette
ou cinématographiques, entre autres Des journées entières dans les arbres (1954), qui a
donné d’abord une version théâtrale en 1968, ensuite un film en 1976. Cette malléabilité des
textes est suggérée même par le sous-titre d’India Song (1973) : Texte théâtre film.
8
Détruire dit-elle, p. 16. Pourtant, dans ce roman, les personnages portent des noms, mais de ces
noms typiquement « durassiens », aliénants, à sonorité étrange : Max Thor, ou étrangère :
Stein.
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convention tenace de la dénomination : « Nous nommerons cet homme le
voyageur – si par aventure la chose est nécessaire » (L’amour, p. 13). Et
pourtant, d’autres aspects de la narration renforcent encore cette impression de
flou, où les personnages se confondent dans la description de leur apparence :
« L’homme […] est habillé de vêtements sombres. […] Un autre homme. Il est
habillé de vêtements sombres » (L’amour, p. 7), ou de leurs relations
mutuelles : [Max Thor, écrivain, parlant à sa femme Alissa] « Stein regarde
pour moi. Je décrirais ce que Stein regarde » (Détruire dit-elle, p. 47).
Dans l’univers fantomatique de ces deux romans, les personnages, arrachés
aux activités ordinaires de la vie en société, entretiennent des rapports tout
particuliers avec l’environnement naturel ; dans L’amour, on dirait même qu’ils
« se fondent » dans la nature et vivent à son rythme. Aussi le rôle de l’espace
devient-il essentiel ici ; en revanche, l’infini de la mer, des sables, du ciel – du
vide, en somme – constitue un espace abstrait, qui, en l’absence d’objets
concrets, est caractérisé par les seuls phénomènes naturels produisant des
impressions visuelles d’une force extraordinaire :
Encore la lumière : c’est la lumière. Elle change, puis elle ne change plus tout à
coup. Elle grandit, illumine, puis elle reste ainsi, illuminante, égale. (L’amour,
p. 16),
ou des impressions acoustiques – le bruit du vent et des vagues, le cri des
mouettes –, mais qui, elles, laissent souvent la place à l’absence de tout effet
sonore, au silence.
Le silence, cet autre concept étroitement lié à celui de l’absence, n’est
cependant pas à comprendre uniquement comme étant le silence de la nature à
son état de repos, car dans ces romans, le silence devient, paradoxalement, un
élément fondateur, hautement significatif, des rapports humains. Par là, nous
voici arrivés à ce quatrième et dernier niveau de la construction textuelle, celui
de l’interprétation du rôle des deux concepts-clés dans l’univers durassien.
Dans les rapports des personnages, le silence a une signification ambiguë : il
a un sens plutôt négatif dans les cas où les personnages ont une certaine
difficulté à parler et à établir ainsi un contact humain de connivence et de
compréhension ; il acquiert en revanche un sens positif, lorsqu’il suggère chez
les personnages un renoncement volontaire à la parole futile qui évite d’aller à
l’essentiel. Le silence comme indice de gêne et d’incompréhension apparaît
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nettement dans une scène de Détruire dit-elle, où les personnages, résidant dans
un hôtel (une sorte de maison de repos pour des gens « fatigués »), à l’orée
d’une forêt dense et inquiétante, reçoivent la visite d’un homme de
l’« extérieur », dont la mentalité conventionnelle est incompatible avec leur
esprit de liberté et de révolte9. À l’opposé, le sens positif du silence s’éclaire
dans les instants où l’absence de paroles ne gêne pas, au contraire, un tel
silence provoque l’intérêt, l’attente patiente d’une suite :
Elle se tait. Il ne questionne pas. La phrase reste ouverte, elle n’en connaît pas
la fin. Elle se fermera plus tard, elle le ressent, ne précipite rien, attend (L’amour,
p. 62).
En effet, la communication s’établit tout naturellement par des moyens non
verbaux, des gestes d’une grande douceur et, surtout, le regard, dont la fixité
exprime une attention intense :
Ils se regardent, ils regardent , ils attendent. Du vent vient, passe sur S. Thala.
Le regard bleu surveille le ciel, la mer, tout mouvement, dans une attention
équivalente (L’amour, p. 31).
Et qu’en est-il, finalement, du sens de l’absence, dans la vie de ces
personnages insolites, pour ne pas dire « anormaux », atteints d’une certaine
folie ? Par rapport aux normes d’une société dont ils ont été rejetés, ou dont ils
se sont éloignés eux-mêmes, ces personnages seraient considérés, certes,
comme des aliénés, mais qui, par la perte des attaches conventionnelles, ont
gagné quelque chose : une liberté qui leur permet de vivre d’une manière
authentique, selon leurs propres lois. Maintes fois le narrateur durassien insiste
sur la capacité de ces êtres, pourtant, loin des facilités d’une vie confortable, à
éprouver un sentiment, bouleversant et exaltant de totalité :
L’homme qui marche montre autour de lui la totalité, la mer, la plage, la ville
bleue, la blanche capitale […] Son mouvement s’arrête. Puis son mouvement
reprend, il montre de nouveau, mais plus précisément, semble-t-il, la totalité
(L’amour, p. 19-20).
Ainsi, l’absence et le silence, le vide et la négation acquièrent ici un sens
positif, celui d’une grande force, d’une nouvelle chance de compréhension,
comme le suggèrent ces paroles, étranges mais peut-être justes, du voyageur,
9
Dans ce roman d’à peine plus de cent pages, le mot silence apparaît, par ailleurs, plus de cent
fois, entre les bribes d’une conversation saccadée.
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sur le point de quitter sa femme – paroles qui, éventuellement, portent
l’empreinte des philosophies orientales que Marguerite Duras a pu assimiler,
sans s’en rendre compte, durant sa jeunesse passée en Indochine :
Il reprend la lettre. Il écrit.
« S. Thala, 14 septembre. »
« Ne venez plus, ne venez pas, dites aux enfants n’importe quoi. »
La main s’arrête, reprend :
« Si vous n’arrivez pas à leur expliquer, laissez-les inventer.»
Il pose la plume, la reprend encore :
« Ne regrettez rien, rien, faites taire toute douleur, ne comprenez rien, dites-vous
que vous serez alors au plus près de » – la main se lève, reprend, écrit :
« l’intelligence » (L’amour, p. 42-43).
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FRANCISKA SKUTTA
Université de Debrecen
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