L`ACCUEIL DES “BOAT PEOPLE” À RENNES ENTRE 1975 ET 1985

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L`ACCUEIL DES “BOAT PEOPLE” À RENNES ENTRE 1975 ET 1985
Problèmes d’intendance, cohabitation des cultures, canalisation des
élans bénévoles : avec émotion, l’auteur raconte la gestion de l’arrivée des réfugiés d’Asie du Sud-Est dans un foyer d’accueil breton.
En 1975, les Américains quittent le Viêt Nam, les populations civiles
du Cambodge et du Viêt Nam fuient les Khmers rouges et le Viêtcong,
se réfugiant dans des camps en Thaïlande, en Malaisie et aux Philippines. En quelques mois, la presse rend célèbres des localités jusquelà inconnues où sont installés ces camps : Khao I Dang, Sakhéo, Palawan, Poulo Bidong, Sikiu, Panat Nikom, Nonghaï, Namphong… En juin
de la même année, la France décide d’accueillir les ressortissants de
ses anciennes colonies d’Asie du Sud-Est. Un dispositif national est mis
en place sous la coordination de l’association France Terre d’asile, qui
a déjà, depuis 1973, expérimenté les conditions d’accueil des réfugiés
du Chili. Mais, cette fois-ci, il ne s’agit plus de recevoir quelques milliers de personnes : ce sont des dizaines de milliers de réfugiés, plus de
150 000 personnes issues du Sud-Est asiatique – sans parler des Français rapatriés d’origine eurasienne – que la communauté française va
accueillir et insérer pendant dix ans, de 1975 à 1985.
C’est dans ce mouvement que va s’inscrire, à partir d’août 1975,
l’action du foyer Guy-Houist, construit en 1973-1974 par l’Office municipal de la ville de Rennes pour loger des travailleurs immigrés, et qui
a ouvert ses portes en décembre 1974. En quelques mois, en effet, toute
l’organisation a été mise en place pour transformer ce foyer en centre
provisoire d’hébergement (CPH) :
• resserrement des travailleurs immigrés déjà présents sur un
étage, préparation des 72 chambres des 2e et 3e étages pour y
accueillir la centaine de réfugiés attendue ;
• convention avec le restaurant interentreprises, contigu au foyer,
qui sera chargé d’assurer les trois repas quotidiens des réfugiés ;
• engagement d’un agent social pour les dossiers administratifs
et d’un formateur pour l’apprentissage de la langue française ;
• contacts avec la préfecture pour la délivrance des dossiers administratifs ;
• contacts avec l’inspection académique pour préparer la rentrée
scolaire des moins de seize ans (15 enfants en maternelle, 27 élèves
en primaire, 8 au collège, 5 au lycée) et pour l’ouverture de deux
classes d’initiation ;
N° 1234 - Novembre-décembre 2001 - 33
par
Luc Mainguy,
ancien responsable
du foyer
Guy-Houist,
Rennes
FRANCE, TERRE D’ASIE
L’ACCUEIL DES “BOAT PEOPLE” À
RENNES ENTRE 1975 ET 1985
FRANCE, TERRE D’ASIE
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• contact avec le centre hospitalier universitaire (CHU) de Rennes,
par l’intermédiaire d’un pédiatre qui travaillera bénévolement pendant plus d’un an avant de céder sa fonction à un jeune médecin cambodgien nouvellement diplômé.
À ce moment-là, il n’était pas question d’insérer mais d’accueillir,
de proposer un toit à des personnes sans ressource et sans logement,
fatiguées d’avoir franchi des milliers de kilomètres à pied, en bateau,
en avion…, des personnes déboussolées par la guerre, par la séparation brutale d’avec leurs proches, leurs relations, leur village natal,
des personnes meurtries par la perte d’un enfant, d’un frère, d’une
sœur, d’un conjoint, des parents… Il fallait donc permettre à ces gens
de se reposer enfin dans le calme et la sérénité, sans pour autant
oublier de réapprendre le sourire de la vie qui continue, de retrouver la dignité perdue de celui qui, après s’être tu, peut enfin parler,
communiquer ses idées et ses sentiments sans peur.
Tout au long des mois et des années qui vont suivre, l’équipe du
foyer va ainsi cheminer avec ces familles(1) venues d’ailleurs, d’un
autre monde, d’une autre culture. Elle va apprendre et recevoir
autant, sinon plus, que donner. Ils n’ont rien et sont pourtant encore
debout, prêts à repartir, avec courage et volonté, prêts à partager
les valeurs de leur culture d’origine. Je les revois encore descendre
des cars parisiens en ce mois d’août 1975 ; ils n’ont presque aucun
bagage, tout au plus un filet, un carton plus ou moins bien ficelé, un
ballot de vêtements. Même les petits portent quelque chose, ils participent à leur manière au sauvetage des maigres biens familiaux.
Et quand, après un mot de bienvenue traduit dans leur langue par
un compatriote étudiant à Rennes venu les rencontrer, ils rentrent
dans la chambre qui leur a été attribuée, ils regardent le lit, caressent les couvertures et s’assoient en silence. À quoi pensent-ils alors ?
1)- Parmi les 1 116 personnes
originaires d’Asie du Sud-Est
accueillies par le foyer entre
1975 et 1980, on compte
au total 377 Cambodgiens,
431 Laotiens (et Hmong),
et 188 Viêtnamiens.
Ces personnes se
répartissent en 368 familles
avec 483 enfants de moins
de 16 ans.
Repas viêtnamien
pour Mme M. et ses enfants
au centre provisoire
d’hébergement de Rennes.
Dès la fin de 1975, quelques personnes isolées sortent du foyer pour
rejoindre des amis à Paris. Puis, sous la pression de France Terre
d’asile, responsable du dispositif, la direction du foyer rappelle les
échéances de sorties, prévues pour février 1976 au plus tard. Face à
ces exigences, en signe de mécontentement, les familles se regroupent et écrivent une lettre collective pour protester contre la fin de
leur prise en charge. La presse locale, alertée, évoque les problèmes
et les difficultés des réfugiés, et les offices HLM débloquent rapidement les appartements nécessaires au relogement des familles. La
consigne est alors de les disperser dans
tout Rennes, car on veut éviter à tout
L’insertion a souvent
prix les regroupements ethniques susété conditionnée par l’emploi.
ceptibles de transformer en “chinatown”
Mais la plupart des chefs de famille
un quartier de la ville.
n’ont pu exercer le métier
En avril 1976, plusieurs naissances
qu’ils possédaient au pays.
ont lieu, qui vont empêcher les mères de
participer régulièrement aux cours de
français. L’idée d’une halte-garderie interne, avec une puéricultrice,
se fait jour. Une personne est donc engagée pour occuper ce poste,
lequel sera ensuite élargi à la fonction d’infirmière pour faciliter le
travail du médecin d’établissement et le suivi sanitaire. Entre le
second semestre de 1976 et le début de l’année 1977, le foyer reçoit
plusieurs groupes de jeunes Viêtnamiens et Cambodgiens de 18 à 30
ans… Les soirées et les nuits sont agitées et la cohabitation avec les
travailleurs immigrés du premier étage est difficile. Afin d’organiser
les loisirs et la vie collective du foyer, un poste d’animateur est créé.
Mais au bout de deux ans, le service de restauration se dégrade,
les prestations deviennent très mauvaises. Les tickets-restaurant distribués aux réfugiés pour accéder au service deviennent l’objet d’un
trafic insupportable, ils servent à acheter au gérant de la viande crue,
des boîtes de conserve et même des caisses entières de bière. Certains jours, il n’y a plus que deux ou trois convives qui se présentent
au restaurant, les autres restant au foyer pour y préparer euxmêmes leur repas avec des denrées achetées en ville avec le pécule
qui leur a été alloué. Un vent de fronde se lève pour aboutir en
mai 1977 à une grève des repas ; il est temps de procéder à des changements radicaux.
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QUELQUES ÉTAPES
DANS LA VIE DU CPH
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Au pays perdu, au voyage, à la terre d’accueil, à la vie nouvelle qui
se prépare ? À rien peut-être.
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Après consultation des réfugiés et d’une diététicienne de l’administration, une intendance-économat est mise en place. On y distribue de l’épicerie une fois par mois, des denrées et vivres frais trois
fois par semaine, et une attention particulière est apportée à la fourniture de produits exotiques proches des goûts spécifiques des
diverses communautés. Les dimanches et jours fériés donnent lieu
au versement d’un pécule supplémentaire qui permet aux familles
les compléments qu’elles souhaitent. Dorénavant, chacun peut cuisiner à sa convenance et selon ses habitudes alimentaires… l’assimilation n’a pas eu lieu, au moins en ce domaine.
En août 1977, une famille de onze personnes est annoncée. Outre
qu’elle descend de l’autobus parisien avec une tenue inhabituelle,
des habits très chamarrés et des coiffures aux couleurs vives, elle présente une particularité encore inconnue au foyer Guy-Houist : le père
est officiellement bigame. Comment allons-nous faire pour trouver
un logement adéquat pour cette famille hmong, première représentante à Rennes de cette ethnie montagnarde du Laos ? En fait, les
familles hmong seront insérées sans problèmes particuliers et feront
la preuve qu’une population rurale est capable de s’adapter à la vie
urbaine et de travailler dans n’importe quelle entreprise, même si
les jardins familiaux, chers aux Hmong rennais, peuvent être considérés comme le signe d’un attachement durable à la terre nourricière,
au-delà même de l’apport économique non négligeable que constitue la production de fruits et légumes.
UNE GRANDE FRAGILITÉ
À partir du second semestre 1978, l’accueil des réfugiés est ouvert
à d’autres populations. Désormais, la cohabitation des cultures va
devenir une règle fondamentale de l’établissement. Africains, Européens de l’Est, Latino-Américains, Indiens, Sri Lankais, Iraniens,
Afghans et Maghrébins vont s’asseoir ensemble, hommes et femmes,
dans les mêmes salles de cours, pour apprendre les rudiments de la
langue du pays d’accueil, nécessaires à une bonne insertion, ellemême source d’autonomie et de liberté.
En juin 1979, les boat people fuient le Viêt Nam en masse. Ils meurent par centaines sur leurs embarcations de fortune. Du Cambodge,
où les Khmers rouges ont cédé la place à l’armée viêtnamienne d’occupation, la population continue d’affluer dans les camps de Thaïlande.
La presse française s’empare de ces événements et entame une campagne d’information sur la situation souvent catastrophique des réfugiés. Partout en France, mais surtout en Bretagne et en Ille-et-Vilaine,
des groupes d’accueil se constituent autour des mairies, des paroisses,
Dossier Réfugiés et demandeurs d’asile, n° 1198-1199, mai-juin 1996
A PUBLIÉ
Didier Bertrand, “Du désir et du deuil : projet d’exil et acquisition
d’une langue étrangère en camp de transit”
Monique Lamothe, “ Programme d’accueil de 4 400 réfugiés viêtnamiens”
Dossier Populations du Sud-Est asiatique, n° 1134, juillet 1990
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2)- En 1980 par exemple,
le foyer comptabilisait,
sur 165 personnes en âge
de travailler, 119 demandeurs
d’emploi.
des institutions et associations humanitaires. “La générosité et la bonne
volonté parfois paternaliste de ces groupes n’ont d’égales que la profonde méconnaissance des problèmes d’insertion des étrangers” ; cette
phrase, extraite d’un article que j’ai écrit en 1982 pour Informations
sociales, la revue de la Caisse nationale d’allocations familiales
(Cnaf), peut paraître sévère à l’égard de l’action des bénévoles engagés aux côtés des réfugiés. Il n’en est rien, bien au contraire.
En effet, la création de ces groupes a forcé les professionnels du foyer
Guy-Houist à réfléchir sur leur propre action, à se mobiliser pour informer, pour discuter avec les groupes et les préparer à accueillir une ou
plusieurs familles. Nous avons ainsi passé de nombreuses soirées dans
la centaine de groupes d’accueil d’Ille-et-Vilaine (180 pour toute la Bretagne), afin d’aider ces bénévoles à décanter leur engagement, et parfois les pousser à renoncer à accueillir une famille dans un coin de campagne isolée, une fermette abandonnée, même remise en état :
comment une famille de réfugiés réussirait-t-elle là où une famille française, habituée des lieux, a échoué dans son projet économique ?
L’insertion des personnes a souvent été conditionnée par l’emploi.
La plupart n’ont pas exercé le métier qu’ils possédaient au pays. Souvent, et notamment dans les classes moyennes, la déqualification a été
la règle, en raison de l’inadéquation de la formation initiale, non reconnue ou non validée en France, ou en raison des différences importantes
dans la pratique de leur métier ici et là-bas (dans le cas des artisans,
par exemple). Et pourtant ils ont presque tous réussi à trouver un emploi,
même si beaucoup ont connu à nouveau le chômage par la suite ; capacités d’adaptation certes, mais aussi grande fragilité(2).
Je ne chercherai pas à tirer un bilan social de ces premières années
de fonctionnement du foyer Guy-Houist. Mon propos est surtout de porter un regard sur ce passé. J’ai feuilleté les listes de présence, les
registres d’arrivées et de sorties comme on tourne les pages d’un album
de famille. Je croyais avoir perdu la mémoire de cette période ; grâce
à l’organisation de ce colloque, j’ai retrouvé des regards, des visages,
✪
j’ai revécu des instants d’émotion, de joie, parfois de tristesse.

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