livre deuxieme - Le monde de Roger Picon

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livre deuxieme - Le monde de Roger Picon
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LIVRE DEUXIEME
NOS PARENTS
Juan PICON
Me voilà parvenu à la génération qui me précède directement - mes parents - au sujet
desquels j’apporterai le maximum d’informations sur les faits qui les concernent et sur le
regard plus ou moins biaisé que je serai amené à porter sur eux.
Autant il m’a été facile jusqu’à présent de faire des commentaires plutôt objectifs – du
moins, je le pense - sur chaque personnage de notre saga familiale, sans trop m’émouvoir de
porter tel ou tel jugement sur certains lorsqu’il n’était pas très positif, autant, s’agissant de
mes parents, il m’apparaît malaisé et inconfortable de me prononcer sur tel ou tel trait de leur
personnalité. Le respect des adultes d’une manière générale, tel qu’il nous a été inculqué, et
notamment celui qui était dû aux parents, m’a profondément marqué et je sens bien que je ne
serai pas tout à fait impartial à leur égard, tant il est vrai qu’on ne peut être juge et partie.
Je tiens cependant à rassurer quiconque pourrait s’imaginer que je vais leur faire procès.
Selon le précepte du dénommé Jésus qui dit « que celui qui n’a jamais pêché leur lance la
première pierre », j’ai, pour ma part, suffisamment de faits peu glorieux à me reprocher pour
dire en quoi ils étaient « bien » ou « mal ». Chacun de nous, à peine détaché du ventre
maternel, est soumis à des influences génétiques dont il n’est rigoureusement pas responsable.
Il en est de même du contenu de son esprit. L’enfant qui vient de naitre est comme un verre
vide. Tout dépend par la suite de ce qu’on y verse et, à cet égard, il est roulé comme un galet
en immersion, dans une société en marche. Celle-ci va lui imposer ses codes et formater sa
façon de penser. Il lui faudra beaucoup de force d’âme (une influence génétique ?) pour
s’affranchir des codes, penser par lui-même, se poser des questions existentielles, et,
éventuellement, peser à son tour sur la morale ambiante !
Chacun de nous, intrinsèquement, dans sa façon d’être, et je ne pense pas faire là une
découverte bouleversante, résulte d’un compromis entre sa propre personnalité, prédéterminée
par son capital génétique, et le milieu dans lequel il va être amené à vivre. Chacun est
contraint de bâtir un système d’adaptation à la société au sein de laquelle il se meut, quelle
que soit la nature de celle-ci. Puis-je affirmer que je réagirais de la même façon si j’avais vu le
jour, avec mon capital génétique inchangé, dans un milieu islamique par exemple ? Ou si,
simplement, tel que je suis, j’étais né et avais grandi - chose parfaitement possible - dans
l’Espagne de nos ancêtres ? Unique, car sans modèle de référence, sans équivalent et
consommable par le premier usage comme on dit en termes juridiques, ce système n’est
transposable à personne d’autre. Autant dire que mes enfants n’auront rien à retenir de mon
parcours, même après m’avoir lu. Chacun doit se construire « moralement » par ses propres
moyens, n’est-ce pas ? Ce serait trop beau qu’on resserve des solutions toutes faites face aux
problèmes de la vie, comme on hérite d’un bien matériel ! Chacun de nous bâtit, avec ce que
la nature lui a octroyé, un individu sui generis sans se prévaloir d’une recette passe-partout.
C’est d’une banalité à faire peur que de dire cela, mais comment ne pas le dire ?
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Mes parents, que j’ai déjà à maintes reprises eu l’occasion d’évoquer dans les pages qui
précèdent, n’ont certes pas été des êtres surhumains. Ils ont fait preuve de qualités et de
faiblesses, ont accompli des actes généreux et d’autres qui l’étaient moins, ont fait montre de
courage ou de pusillanimité d’une manière comparable à celle de l’immense majorité des êtres
humains.
Comme dit la chanson, mes parents sont comme tous les parents, mais voilà ce sont les
miens.
I-
Aspects généraux, présentation, jeunesse.
Mais trêve de philosophie ! Venons-en à des propos plus terre-à-terre. Toute cette chronique
est consacrée à mon père et je n’aborderai le personnage de ma mère qu’à la suite car, bien
qu’essentiel, il comporte sur le plan du caractère comme sur celui du comportement, moins de
facettes, mais je me trompe sûrement on le verra en son temps. Je m’en suis donc tenu à la
préséance de l’âge, tout simplement parce qu’elle est née deux ans après lui, et qu’on doit la
priorité aux plus anciens !
Comment se présentait-il ? J’ai commencé à en avoir une perception un peu nette, par la
force des choses, qu’à partir de ses quarante ans puisqu’il en avait trente-cinq à ma naissance.
Heureusement, nous avons pu sauver l’essentiel de notre patrimoine photographique, ce qui
me permettra de le dépeindre mieux que je ne le ferais en alignant des mots. Ce qui m’a
frappé en prenant contact avec celles qui concerne les années qui entourent ma naissance, ce
sont ses moustaches. Je ne l’ai jamais connu de visu ainsi paré. Il a dû la garder une bonne
dizaine d’années, encore que ce détail ne soit pas d’une importance colossale. Ce qui frappe,
c’est sa taille. Elle était fort médiocre, même en ces temps où la taille des hommes était
généralement moins élevée que celle de nos contemporains. Ce qui apparait en tout cas, c’est
que par rapport à son frère cadet JOSEPH, ou son cousin François, tirailleur comme lui, il lui
manquait quelques centimètres ! Chose curieuse, comme notre oncle ANTOINE, il atteignait
seulement un mètre cinquante trois sous la toise comme l’indique son livret militaire ! Hélas,
bien que cela ne m’ai jamais posé de problème métaphysique, toute la maisonnée a été
abonnée aux petites mensurations en matière d’habillement ! Cependant, il était bien
proportionné (moi aussi !).
C’est peut-être le regret d’avoir hérité de ce trait morphologique qui m’interpelle. Je ne
mesure QUE 158 centimètres (et encore…quand j’étais plus jeune !): cinq de plus que lui tout
de même, tandis que mes fils « tournent » autour des 175 centimètres ! C’est assez
symptomatique de ce que j’ai souvent souligné quant aux unions entre cousins. Il était,
semble-t-il, fréquent de rencontrer des hommes de petite taille, et à cet égard les PICON
étaient en règle générale, courts sur pattes. Lorsque j’ai essayé de démêler l’écheveau de notre
parenté paternelle, j’ai été épouvanté par le nombre impressionnant des unions qui
s’entrecroisaient et je ne peux qu’y voir les effets pernicieux des mariages consanguins qui
ont émaillé notre ascendance, depuis des générations et des générations ! Il faudrait aussi,
pour comprendre, analyser leurs conditions de vie. On sait l’importance de l’alimentation, or
celle-ci, au vu des recettes qui nous sont parvenues et la faiblesse de leurs moyens
d’existence, ne devait pas favoriser l’éclosion d’une race « supérieure », du moins en taille.
Comme beaucoup d’espagnols, contrairement aux idées reçues, il recélait en lui les restes
des représentants des civilisations qui avaient parcouru, du nord au sud, ou inversement, la
péninsule ibérique aux temps héroïques des grandes invasions du début du premier millénaire
de notre ère. C’est ainsi qu’il avait une peau très blanche, de beaux yeux verts. L’abondante
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chevelure de sa jeunesse ne s’était pas trop raréfiée et à cinquante quatre ans, il n’était pas
chauve, seulement un peu dégarni sur le front.
Son livret militaire (voir annexes) nous en offre un portrait avec lequel on pouvait être sûr
de le reconnaître entre mille. Jugez-en : Cheveux : noirs – yeux : marrons (Mais il me semble
bien qu’ils étaient verts, comme je viens de l’écrire) nez : rectiligne – visage : ovale. Autant
chercher une aiguille dans une meule de foin !
Mes tantes JOSEPHINE, surtout elle, et ROSE, ses sœurs, ainsi que son frère JOSEPH
étaient également blancs de teint et portaient les stigmates, comme je l’ai déjà signalé, des
envahisseurs nordiques, vandales et autres wisigoths. Reportez-vous à la photo où notre père,
notre oncle Joseph et notre grand-père posent ensemble. Malgré la qualité médiocre du cliché,
on constate bien que cet aïeul leur a légué ces « nobles » caractéristiques !
Jean PICON – Mars 1947
Il était né le 26 février 1898 à Sidi-Bel-Abbès. Il y est mort le 10 mars 1952. Nous sommes
aujourd’hui le 11 Mars 2006. On peut donc affirmer que sa « vie » post mortem a duré aussi
longtemps que sa vie terrestre. Ce raccourci peut paraître incongru mais, réellement je viens
de faire cette constatation assez extraordinaire à l’instant même où j’entre dans le sujet.
On voudra bien admettre qu’il n’avait pas fini son temps et le premier à s’étonner d’être si
vite passé de vie à trépas, ce fut bien lui, si toutefois on peut encore s’étonner de quoi que ce
soit, dans cet état extrême de morbidité !
Lorsqu’il est décédé, j’avais dix huit ans. C’était l’année de mon deuxième bac. Inutile de
préciser que je sortais à peine de mon adolescence et même, dirais-je, de mon enfance. Je ne
pense pas avoir été particulièrement pénible mais c’est une période de la vie où se mettent en
place des certitudes qu’on croit inébranlables. C’est aussi l’âge où, croyant tout savoir sans
avoir rien appris, les travers des autres, et au premier chef ceux de vos parents, vous sautent
à la figure. Bien entendu, vous ne privilégiez que les aspects négatifs et vous vous érigez en
censeur impitoyable en vous demandant comment vous avez pu être engendré par ces êtres si
quelconques, vous que l’humanité attend en retenant son souffle !
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Je passe rapidement sur quelques mises au point, j’allais dire aux poings, mais je ne le dirai
pas car jamais, au grand jamais, il n’a porté la main sur moi, non que l’envie ne l’ait
démangée plus d’une fois ! Je ne vais pas m’en plaindre mais, quelquefois, à condition que la
correction de la trajectoire eût été faite en temps et en heure, mais avec modération, cela se
serait avéré nécessaire autant que suffisant pour me ramener au sens des réalités et assouplir
ma perception des choses et des êtres.
Je pense sincèrement que mon statut de benjamin, plutôt malingre et fragile, s’il m’a évité
quelques claques et de nombreuses fessées, m’a conduit à me croire intouchable. Aussi bien,
cette relative immunité n’a pas été étrangère à la difficulté qui a été la mienne de franchir,
avec les épreuves qui vont avec et vous forgent le caractère, les étapes à marche forcée qui
vous permettent de sortir de l’enfance.
Bref, j’étais en train d’évoluer, lentement mais sûrement, quand la chose fatale s’est
produite. Je n’ai jamais eu, par la force des choses, l’occasion de me faire pardonner mes
jugements par trop hâtifs. Ce verbe est exagéré dans la mesure où je ne lui ai jamais manqué
de respect, et où j’avais commencé à lui prouver que je serais digne des espoirs qu’il avait pu
mettre en moi. Je regrette surtout, mais nous n’étions pas élevé dans cette culture, de ne pas,
tout simplement, lui avoir manifesté l’affection qu’on se porte entre hommes dès lors que les
rapports de sujétion ne sont plus de mise. Il nous a manqué une certaine complicité, du genre
de celle qui se développe entre hommes, quand l’oiseau a quitté le nid.
Je dois dire que mon expérience de ce que peuvent être des rapports de fils à père ou à
grand-père, a été de courte durée pour ce qui concerne le premier et totalement inexistante
pour les deuxièmes. C’est frustrant de ne pas avoir pu suivre le cursus normal en la matière et
de devoir faire face, à mon tour, en qualité de père et grand-père (et arrière grand-père depuis
peu) puisque la Nature m’en a donné la possibilité, à des situations familiales nouvelles en
quelque sorte. En contrepartie, le sort m’a été plus favorable du point de vue maternel mais je
suis persuadé que rien n’y fera. Ce pan de mon « non-vécu » manquera toujours à l’appel !
Combien de fois ne me suis-je pas demandé ce qu’aurait pensé ou dit mon père à l’égard de
décisions ou de prises de position qui ont jalonné ma vie ? Que de confidences, d’aveux, de
souvenirs, d’expériences qui ne seront jamais partagés et dont on voit bien qu’ils me
manquent cruellement au moment de faire le point comme doit le faire tout marin qui part à
l’aventure !
Je l’ai souvent dit à mes enfants – mais peut-être n’ont-ils pas prêté l’attention nécessaire à
mes propos, ou n’ont-ils pas mesuré leur portée – qu’ils avaient la chance d’avoir connu leurs
parents, heureusement pour nous, et surtout leurs grands-parents car c’est une richesse à nulle
autre pareille. Chaque vie qui s’éteint entraîne une perte irrémédiable du patrimoine humain et
un appauvrissement dramatique de la mémoire collective. Ne pas oublier qu’on meurt un peu
soi-même quand notre présence dans l’esprit du défunt disparaît ! Je le martèle sans cesse :
quand tous ceux qui vous ont connu disparaîtront, alors seulement vous serez définitivement
passé par pertes et profits !
Combien de fois, maintenant qu’à son tour ma mère est décédée, n’ai-je pas accompli le
geste instinctif de me retourner, comme si elle était encore derrière moi, pour lui demander
telle ou telle précision. Que de regrets d’avoir remis au lendemain la question qui se posait !
Que d’erreurs ou d’indifférence au regard des jours qui ont filé inexorablement, sans qu’ils
aient été mis à profit pour aller au plus profond de notre mémoire collective.
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Bon, bref, je reprends au début et cesse de philosopher comme c’est devenu une seconde
nature chez moi ! Je vais m’efforcer de tracer de lui le portrait fidèle que dix huit années de
vie commune et des témoignages de seconde main m’ont permis de dresser.
Comme je l’ai exposé dans le chapitre consacré à ma lignée paternelle, il était le troisième
rejeton, mis à part deux sœurs mortes en bas âge (voir chronique II), d’une famille qui a
compté cinq enfants (en réalité sept) dont je rappelle les noms (en français pour plus de
commodité) : Joséphine, Rose, Jean, Joseph et Isabelle
Comme je l’ai raconté au début de mon récit, l’ambiance qui devait régner au sein de sa
famille n‘était pas de celles qui portent à la licence, pour autant que ma jeune vision des faits
ne m’ait pas trompé. Ne sachant pas grand-chose, je n’ajouterai rien à ce que j’ai déjà raconté.
Bien entendu, il avait été à l’école et je n’en veux pour preuve la photographie de sa classe
où on peut le voir au premier rang, l’avant-dernier à droite, sagement assis sur le sol, jambes
et bras croisés et donc déjà respectueux des règlements comme il le sera tout au long de sa
vie.
Photo de classe – Sidi-Bel-Abbès – Ecole ? – vers 19O5/06 le 2ème à droite, 1er rang
J’ouvre une parenthèse sur cette photo que je n’avais jamais, jusqu’à ce moment, détaillée et
analysée. D’abord, il apparaît que l’effectif de cette classe n’est pas pléthorique. Bien qu’il y
ait vingt-neuf élèves, on est très près des standards actuels. Deuxièmement, si on se réfère au
faciès, je ne vois que l’élève qui se tient à côté de l’instituteur qui pourrait répondre à la
qualification d’ « indigène ». Je ne sais pas dans quel quartier de la ville se situait cette école
dont le pilier mal crépi indique une certaine vétusté, mais ma remarque confirme ce que je
disais sur la scolarisation des arabes. Troisièmement, il semble qu’il y ait une certaine
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différence d’âge entre les élèves, ce qui laisserait entendre que c’était une classe à plusieurs
niveaux. Ce fait, qui serait étonnant en ville, semble indiquer que, peut-être, cette école se
situait en définitive en dehors de l’agglomération, du côté du Faubourg Gambetta qui était
excentré par rapport à l’agglomération et ses faubourgs, et proche du faubourg MARABOUT
qui concentrait tout ce que la ville comptait de PICON !
Au moment où on parle de ficher les enfants dès leur plus jeune âge pour déceler les
tendances à l’incivilité on ne peut que s’amuser de l’expression du garçon qui se trouve à
l’extrémité du rang, juste à côté de mon père. Il ne s’agite pas mais on voit bien qu’il n’en
pense pas moins sur l’obligation de se tenir coi devant l’objectif de l’appareil pendant
quelques secondes. Il parait très en avance sur son temps : je dirais qu’il fait « moderne » !
Nous aurions là un futur contestataire que ça ne m’étonnerait pas ! Autant mon père participe
pleinement à l’action comme son regard direct et son corps bien droit l’indiquent, autant son
copain semble dire qu’il n’en a rien à cirer, comme l’aurait dit Mme CRESSON !
Je regrette bien de ne pas savoir qui il était, ni ce qu’il est devenu, la chose aurait été
instructive.
Enfin, je ne sais pas si le photographe s’était fait annoncé mais la mise vestimentaire de
certains semble attester que oui. En effet, regardez l’élève qui se trouve au centre du premier
rang et auquel sa maman a dû imposer un col en dentelle blanc – on voit bien que ça ne le
rend pas heureux - ou les cravates que portent d’autres enfants, c’est assez révélateur dans ce
milieu qui ne respire pas la haute bourgeoisie !
Une figure tout à fait particulière attire l’attention. Il s’agit de l’instituteur. Son nom nous
est parvenu. Il s’appelait M. BOULESTEIX. Il représente bien – du moins j’aime bien cette
idée – un spécimen des fameux hussards noirs de la République dont nous connaissons le rôle
important qu’ils ont joué en ces temps troublés de l’anticléricalisme.
Je ne sais pas l’effet que vous procurent des photos de groupes aussi anciennes, lorsque
l’on sait qu’il n’y a plus de survivants et qu’on voit le regard plein de confiance en soi et
d’optimisme dans l’avenir qu’ils portent tous, sans l’ombre d’une appréhension ! Songez que
mon père aurait cent huit ans ! Moi, je suis fasciné, j’ai du vague à l’âme et j’ai « du mal »
pour eux.
Comme la plupart des enfants des milieux populaires, il avait été retiré de l’école à un très
jeune âge, vers douze ou treize ans, au niveau du Certificat d’Etudes Primaires je pense. Ce
qui est sûr, c’est qu’il avait su maîtriser la lecture et l’écriture. Cela avait dû paraître suffisant
et on l’avait ramené à la maison dès qu’on avait pensé qu’il en savait assez pour se tirer
d’affaires, et qu’il convenait d’entrer dans la vie active en apprenant un métier manuel.
S’il n’a pas fréquenté les bancs de l’école publique très longtemps, il ne manquait cependant
pas de moyens intellectuels, comme sa vie d’adulte l’a démontré. Il avait acquis une écriture
d’une régularité parfaite dont mon frère Jean a, semble-t-il, hérité comme un double legs,
puisqu’elle tient aussi de celle de notre grand-père maternel !
Il n’y a rien d’extraordinaire à souligner la qualité scripturale des écoliers de cette époque.
Tous les témoignages qu’on recueille de ces temps là montrent que le souci de bien former les
lettres, en leur donnant l’inclinaison règlementaire tout en s’appliquant à bien respecter les
pleins et les déliés, devait faire partie des programmes scolaires. C’est caractéristique
lorsqu’on se penche sur les journaux de marche, écrits à la main, des unités pendant la guerre.
L’officier responsable écrivait toujours de façon parfaite, quelles que soient les circonstances,
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en respectant la plupart de temps cette forme cursive. Je peux en témoigner car moi-même ai
connu cette phase dans mon cursus, ce qui ne m’a pas empêché d’écrire par la suite, certes
lisiblement – et encore… - mais sans élégance.
Bien sûr, son métier ne lui donnait pas souvent l’occasion de se servir de sa plume au sens
propre du terme car les stylos à réservoir ou pointes Bic n’avaient pas encore participé à la
détérioration de cet art si prisé des anciens instituteurs. Nous ne disposions, à l’école comme à
la maison, que de plumes « sergent major » ou « Mallat ». Les encriers en verre, à la forme
très étudiée, qui nous permettaient d’épuiser l’encre « bleue-noir », celle qui avait ma
préférence, était réservés à l’usage domestique….mais stop, je m’égare ! La porcelaine, de
mon temps comme, je suis sûr, du sien aussi, était réservée à l’école. Comme pour moi, y
tremper la pointe effilée qui s’usait toujours trop vite et user de buvards pour assécher le texte
avant l’accident toujours envisageable, devaient déjà constituer un sport de tous les jours!
Ah ! Ce buvard ! Il fallait savoir s’en servir. Il n’était pas question de le laisser sur le coin
de la table au risque de voir la plume trop chargée de liquide, dans sa translation de l’encrier
vers la ligne d’écriture, provoquer un pâté qui valait la mention infâmante « sale » dans la
marge du cahier. Non, la façon idoine de s’en servir consistait à le disposer juste sous la
dernière ligne et à le faire descendre d’un cran chaque fois qu’on passait à la ligne suivante.
Mais gare quand même au passage risqué que je viens d’évoquer, entre l’encrier qui se
trouvait au bord supérieur, dans un évidement ad hoc du plateau de la table, et la page
d’écriture ! Là résidait le danger !
Il y a fort à parier qu’à trente-cinq ans d’intervalle, les mêmes astuces ont été employées par
mon père et ses copains, tant les choses devaient sembler figées pour l’éternité !
Donc, il arrivait qu’il ait à rédiger une lettre ou tout autre document. Il y avait de la
solennité dans cette démarche. Il fallait que la table de la salle à manger-véranda dont j’ai
donné la description, et où nous passions la plupart des heures de la journée, soit débarrassée
du fouillis qui l’encombrait de façon habituelle. C’était une table aux pieds chantournés et à
rallonges latérales. Celles-ci, au repos, pendaient de part et d’autre du plateau central et
pivotaient pour venir à l’horizontale. L’ensemble était censé présenter assez de rigidité dès
lors qu’il était maintenu dans cette position au moyen de deux liteaux qui coulissaient sous la
surface fixe. Son défaut majeur était qu’elle avait le profil incurvé et qu’il fallait caler les
assiettes ou tout autre objet pendant les repas ! Elle était de forme ovale et assez grande pour
accueillir sept convives à chacun des deux repas quotidiens. Elle servait également de table
de travail pour nous quatre, à notre retour de l’école, lorsqu’il était question de faire nos
devoirs scolaires. Bien entendu, elle servait tout simplement de table de travail pour ma mère,
lorsqu’elle était appelée à effectuer une quelconque activité propre à satisfaire au bien
commun de la maisonnée. C’était la table à tout faire car elle pouvait servir encore d’aire de
jeu quand nous squattions l’espace, vautrés sur le carrelage de la pièce, entre ses quatre pattes
pour y nous imaginer dans je ne sais quel univers propre à nous faire fantasmer. Par la suite,
une table plus moderne et quadrangulaire, récupérée dans une porte désaffectée à ce qu’il me
semble, avait remplacé cette antiquité si romantique.
Revenons à notre sujet. Il n’était pas question d’écrire à la va-vite sur un coin mal dégagé.
La table dûment rendue nette, il chaussait ses lunettes, disposait tout l’attirail et se mettait au
travail.
Nous étions alors invités à garder notre calme pendant toute la durée de l’opération tandis
qu’il s’appliquait. Ai-je déjà dit combien il était méticuleux ? A cette question il faut répondre
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OUI ! Et pas rien qu’un peu ! Quand le texte était terminé on pouvait toujours chercher une
imperfection. Il n’y en avait pas… du moins à ce qu’il me semblait.
Parmi les rares photos qui illustrent cette partie de sa vie il faut mentionner sa photo de
premier communiant. C’est un document d’anthologie, à rapprocher de la photo de sa sœur
Isabelle prématurément disparue, et prise à la même occasion. Les costumes portent la marque
des traditions espagnoles encore très vivaces puisque vingt ans ne s’étaient pas encore écoulés
depuis l’arrivée de ses parents dans ce prolongement de la France, du moins ce que nous
pensions être tel. Visiblement, le séjour «algérien» de mes grands-parents n’avait pas encore
produit ses effets de nivellement et « d’intégration » comme on dit maintenant.
Que nous apprend-elle ? Pas grand-chose à vrai dire. On retrouve le gentil garçon très
respectueux de la consigne, un peu plus étoffé et monté en graine, toujours très concentré, pas
du tout offusqué de devoir tenir à la main cet incroyable chapeau qui devait être le couvrechef traditionnel des dimanches que les andalous arboraient à la promenade sur le « paseo »
du village, au pays!
Il regrettait toutefois ce costume qui avait servi à habiller un cousin pour son dernier voyage
et faire honneur à Saint Pierre ! Ce garçon devait avoir son âge et, au-delà de la douleur de
perdre un cousin, il se voyait dépouillé d’un bien précieux à ses yeux de petit garçon! Cette
anecdote l’avait marqué et, plus tard, en parlant de nous, il disait à ma mère que nous devions
user jusqu’au bout nos vêtements qui, sans ça, s’en allaient au cimetière pour enterrer les
morts !
Jean PICON – 1ère communion – SBA – vers 1909/1910
Il y a dans la période de sa vie qui suit sa sortie de l’école, qui ne doit pas être tellement
éloignée de cette cérémonie, un vide sidéral qu’on peut seulement essayer de combler en
faisant preuve d’esprit de déduction. Nous pensons qu’il avait appris le métier de ferblantier –
ne pas oublier que son père exerçait la profession de forgeron, et plus particulièrement de
charron, lorsque ma tante Rosa était née à Bedeau. Il avait sans doute dû fortement orienter
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son fils dans le droit fil de son métier de base. C’est d’ailleurs dans cette spécialité qu’il avait
passé ses essais (On n’employait pas encore le vocable de test) aux Chemins de fer. Son livret
militaire signale qu’il était ferblantier O.A. Je n’arrivais pas à deviner la signification de ce
sigle. Etait-ce déjà dans le cadre des Chemins de fer ? C’était probablement le cas mais je
n’avais rien qui me permette de l’affirmer. Un extrait du casier judiciaire du 27 novembre
1915, alors qu’il n’avait pas encore dix-huit ans, précise, lui aussi qu’il était employé à l’O.A.
Ce devait être un organisme suffisamment important à l’époque pour qu’il ne soit pas
nécessaire de donner la signification du sigle mais qui me laissais sur ma faim. L’explication
était peut-être trop évidente : il s’agissait du grade, en abrégé, d’Ouvrier Adjoint !
En tout état de cause, il mettait ce savoir-faire au service de la maisonnée et à ce titre, il
soudait le fond des casseroles quand elles se trouaient. C’est une technique qui ne s’improvise
pas. C’était une réparation que nous ne concevons même plus ! C’est qu’on ne jetait pas le
matériel à la décharge dès les premiers signes de fatigue ! Il fallait faire durer les ustensiles au
maximum pour des raisons autant économiques que morales, en ces temps qui nous
apparaissent presque moyenâgeux.
C’était une opération à risque que ce rafistolage car pendant toute l’opération il ne fallait
surtout pas énerver l’exécutant ! Il y avait surchauffe et pas seulement au niveau des fers à
souder ! Mon père n’a jamais été porté, à ce qu’il me semble, sur le bricolage, l’indigence de
son outillage était là pour en témoigner. Il ne faisait que le minimum syndical, quand
nécessité faisait Loi, et après que ma mère ne l’ait tarabusté comme il convenait. Toute la
famille, donc, retenait son souffle tant que duraient les phases successives de la réparation. Il
fallait porter le fer à souder au plus haut degré de température compatible avec nos modestes
moyens de chauffage et le maintenir dans cet état tant qu’on n’était pas sûr qu’il ne resterait
pas un orifice minuscule à obturer. On s’assurait de la chose en refroidissant le récipient, en y
versant de l’eau et en attendant le temps règlementaire pour vérifier la parfaite étanchéité du
fond incriminé.
Et puis il y avait le produit chimique, de l’acide chlorhydrique dit « esprit de sel », je crois,
qu’on passait sur le champ opératoire avec la prudence que requiert la manipulation de
produits corrosifs, la barre d’étain qu’on tenait d’une main et le fer emmanché, comme dans la
fable du héron, d’un long manche de l’autre. C’est vrai que les conditions matérielles
n’étaient pas idéales au regard de ce que devaient être les équipements d’un atelier, où une
forge à soufflet devait rougeoyer pendant toute la journée, constamment à point pour
n’importe quel travail. Je n’en gardais pas moins un sentiment mitigé sur les capacités de mon
père dans cet art délicat. Il n’était pas garanti d’ailleurs, que la réparation étant efficace, le
fond de la casserole ne présentât un renflement qui la déséquilibrait lorsqu’on la posait sur
une surface plane, ou que le fond en question ne perdît son émail à l’intérieur du récipient!
Je ne pense pas qu’il ait été cependant toujours aussi sage qu’il apparaît dans ses jeunes
années. Il nous racontait qu’un jour, ayant fait quelque bêtise hors de chez lui, il s’était vu
intercepté par un représentant des forces de l’ordre qui lui avait demandé où il habitait. Mon
père, qui parlait tout naturellement une sorte de sabir franco-espagnol, lui avait répondu « làbas détras » c'est-à-dire là-bas derrière ! Et il riait de bon cœur, ce qui prouvait qu’il n’avait
rien d’un délinquant et qu’il avait conscience d’avoir fait des progrès dans le maniement de la
langue française.
Là où on commence à avoir quelques lueurs sur sa vie, c’est la période qui a précédé son
départ pour l’armée. Nous étions entrés en guerre depuis 1914, au moment où mon père
atteignait ses 16 ans. Autant dire que si elle devait durer, il aurait à prendre une décision
capitale, non seulement pour son avenir, mais pour sa vie tout simplement. En 1916, au
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moment crucial pour le choix qu’il devait faire, la guerre avait fait déjà des ravages et la liste
des morts s’allongeait dramatiquement de jour en jour. L’espoir d’une fin des hostilités rapide
s’éloignait au rythme des offensives et contre-offensives aussi dispendieuses en vies humaines
que stériles dans la reconquête du territoire.
II – Période militaire de janvier 1918 à janvier 1921
Or, mon père, (je pourrais continuer comme Victor Hugo en disant « ce héros au regard si
doux ») s’est véritablement comporté comme tel car, en sa qualité de fils d’étranger, il
pouvait, en vertu des lois sur la nationalité de l’époque, étant né de parents étrangers en pays
français, opter pour la nationalité espagnole et échapper au danger mortel qu’un appel sous les
drapeaux de son pays d’adoption pouvait comporter. Cela était si vrai d’ailleurs qu’un de ses
cousins, se trouvant dans la même situation, avait fait ce choix, ô combien prudent !
Concernant cette affirmation, aucun de mes frères et sœur ne semble en avoir eu
connaissance. Or, je n’avance rien que je n’aie moi-même entendu ou vu. Je suis donc peutêtre le seul à avoir eu connaissance de cette information mais, ceci étant dit, je ne sais fichtre
rien de l’identité de ce cousin qui a dû rester prudemment en Espagne à la suite de sa
décision !
N’oublions pas non plus que son beau-frère, en la personne du mari de sa sœur Joséphine,
José CERDAN (voir chronique II), avait été tué dès le début du conflit en 1915, et que donc le
spectre de la mort s’était invité à la maison et qu’il revêtait une réalité tangible.
Etait-ce la ferveur patriotique ? Le désir de « venger » un mort de la famille ?
L’inconscience ? Ou un choix raisonné ? Ou plus simplement le souci de son avenir
professionnel car il semble, comme je viens de le faire ressortir, qu’il avait été embauché à la
compagnie des chemins de fer, probablement en raison du départ pour la guerre de nombreux
ouvriers, avant son incorporation. Quoi qu’il en soit, il avait opté pour la cause nationale. Alea
jacta est ! Là se situe un épisode que je ne connais pas bien, mais il semble que le conseil de
révision ait été l’occasion de grandes libations et que toute une bande de futurs « poilus » ne
se soit répandue par les rues en chantant la chanson qui était sur toutes les lèvres et qui rendait
une hommage viril à une cantinière au grand cœur, la célèbre Madelon. Ils avaient dû célébrer
ses charmes en zigzagant et à tue-tête, ce qui n’est pas incompatible. Or, de ce temps là, il
était interdit de se livrer à un tel tapage en entonnant des chants « séditieux » et le voila arrêté
et fort malmené par la prévôté militaire. Je crois que cette affaire lui a peut être sauvé la vie
car son départ pour le front avait été retardé. Je ne garantis pas l’authenticité de ces faits, ni
cette dernière conséquence, mais on ne peut inventer cette histoire sans l’avoir entendue. Quoi
qu’il en soit, la lecture de son livret militaire ne mentionne rien de tel et il semble bien qu’il
ait rejoint son unité dans les temps et sans tarder !
Je reprends mon récit, en ce mois de septembre 2006, en profitant de ma convalescence
après l’ablation de la prostate que je viens de subir et après une longue interruption due,
autant à mes scrupules qu’à la survenue des beaux jours. J’en profite, après avoir relu ma
prose et y avoir apporté des corrections en tous genres, pour étayer mon dossier.
1 – La guerre en France du 25 janvier 1918 à la fin janvier 1919
J’apporte donc ici tout un lot de précisions et de « révélations » jusque là inconnues de moi
ou du moins très, très floues dans ma mémoire. Ainsi, je savais qu’il avait fait partie des
troupes d’occupation en Allemagne après l’armistice de 1918. Je croyais que la guerre venait
de prendre fin à son arrivée sur le front.
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Très récemment, et pour tout dire ces jours-ci (Juillet 2011), j’ai fait des progrès très, très
sensibles dans le déroulement de son cursus entre la date de son arrivée sur le front, le 22
juillet 1918 et février 1919. J’ai même constitué un dossier assez bien étayé où je fais la
lumière sur ce qu’a été cette période sur laquelle il ne s’est jamais exprimé, du moins avec
précision. Je renvoie le lecteur à ce dossier en annexe, qui résume succinctement ce qui s’est
passé pendant ces 7 mois.
Affecté au 6è RTA (celui-ci est resté affecté à la 58è DI jusqu’au 14.11.18), lorsqu’il arrive,
la bataille fait rage au sud de Soissons, avec des pertes très importantes. Son régiment va par
la suite, s’étant réorganisé à l’arrière, repartir en campagne en attaquant dans la région de
Noyon vers la mi-août. De violents combats aboutissent à la libération de la ville entre fin
août et début septembre 1918. Son régiment subit de nouveau de lourdes pertes puisqu’on
parle de 20 officiers et de 450 hommes survivants.
J’ouvre ici une parenthèse car c’est très curieux, mais jamais à ma connaissance il n’a fait
allusion à ce qui aurait dû, normalement et humainement, être le morceau de bravoure de sa
vie. Sauf quelques vagues allusions à son passage en Lorraine, tout le reste est resté enfoui
dans sa mémoire et n’en est jamais ressorti. Hélas, s’il ne m’avait pas été donné de mesurer,
dans des circonstances infiniment moins dramatiques, son manque d’intrépidité, j’aurais pu
mettre cette discrétion sur le noble sentiment de la pudeur. Je penche surtout pour le souci
d’oublier ce qui avait dû être le moment de trouille le plus intense de sa vie. Il devait sans
doute éprouver une certaine gêne à se glorifier indûment de faits peu avantageux pour sa
fierté. En cela, il faut lui en savoir gré d’avoir été, si mon hypothèse est la bonne, honnête
avec lui-même et avec les autres. Il n’y a qu’au cinéma, en couleur et en cinémascope, qu’on
voit des héros se jeter au devant de la mitraille, tels BAYARD, sans peur et sans reproche, et
surtout revenir sains et saufs vers leurs lignes avec, en prime, une kyrielle de prisonniers !
Il me vient une autre explication : dans ces régiments composés en grande partie
d’ « indigènes », les européens, en général sans grande qualification, devaient être en minorité
et parmi ceux-ci, peu nombreux étaient à cette époque, ceux qui savaient lire et écrire.
L’annotation sur son livret militaire devait donc avoir valeur très particulière. Même au plus
fort des combats il faut des gens assez instruits pour accomplir des tâches requérant un
minimum de connaissances grammaticales ! Peut-être est-ce cette faculté qui lui a permis
d’éviter le pire ? S’il n’a jamais parlé des combats où la mort fauchait aveuglément, c’était
peut-être tout simplement parce qu’il a assisté à toutes ces scènes de carnage d’assez loin !
Placé dans les mêmes circonstances, qu’eussè-je fait ? Pas mieux certainement. Ne me suisje pas trouvé propulsé au Tribunal Permanent de Forces Armées d’Oran, en pleine guerre
d’Algérie, tout simplement parce que j’avais une licence en Droit ?
Revenons à la suite des opérations. Dès la fin septembre, après un repos bien mérité, et
pendant un mois entier le 6è RTA a poursuivi, suivant un axe Ouest-Est, passant au Sud de StQuentin, dans l’Aisne, les allemands en retraite après leur échec de Juillet 1918. 45 Km
environ ont été couverts pendant cette période, c’est énorme mais cela prouve que ce n’était
pas une fuite éperdue et que le danger était toujours là. Vers la fin Octobre, changement de
décor : deux bataillons du Régiment le quittent et vont constituer deux des trois bataillons
d’un nouveau régiment qui vient de se créer : le 14ème Régiment de Tirailleurs Algériens.
Signalons que c’est dans ce régiment que le père de Blaise CERVANTES, Michel, a
également accompli une partie de son service militaire, y compris dans le cadre de l’Armée
d’Orient ! Changement de décor également sur le plan géographique ! On passe de l’Aisne,
directement en Meurthe-et-Moselle, à plus de 200 Km de là, pratiquement au même endroit,
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entre Nancy et Lunéville, là où notre oncle Antoine MARTINEZ était arrivé sur le front, en
Août 1914 ! Sur ces entrefaites, les hostilités cessent le 11.11.18 et très vite la réoccupation
des départements perdus en 1870 va avoir lieu. J’ai joint dans le dossier que j’ai constitué,
tous les déplacements effectués par le 6è RTA, puis par le 14è RTA. Je passerai donc sur les
détails (voir dossier annexe pour le cheminement des unités) mais son entrée en Allemagne a
lieu le 1er Décembre 1918, dans la région de Kaiserlautern (Palatinat) puis, vers la fin janvier
1919, il est cantonné autour de Metz jusqu’à ce qu’on perde sa trace, du moins celle d’une
dernière unité de son Régiment, après le 20 février 1919, quelques jours avant la dissolution
de la 129è DI à laquelle il était affecté. En fait, il avait été embarqué à Marseille dans le
courant de ce même mois !
NB : Je veux faire ici une petite halte et vider un abcès. Il y a un point qui me conduit à me
poser bien des questions. C’est l’affaire du combat du bois de St- Siver ( ou St Pivert selon les
orthographes) qui me turlupine. Il est dit dans le document relatif au renouvellement de sa
carte de combattant, que ce combat a eu lieu alors qu’il était dans le 14è RTA. C’est
extrêmement curieux, car pendant les deux à trois semaines pendant lesquelles le 14è RTA
s’est trouvé confronté aux allemands dans son nouveau secteur d’activité, aucun combat dans
un quelconque bois n’est signalé. Ce secteur était caractérisé par la fixation, depuis septembre
1914, d’une ligne de front qui était restée inchangée. On voit bien à la lecture du JMO de la
129è DI à laquelle était affecté le 14è RTA, que cette portion du front était plutôt calme, et
même si calme qu’il semble que les unités qui se faisaient face avaient tissé des liens presque
conviviaux ! Un tel combat n’aurait pas manqué d’être fidèlement rapporté. Pas plus que le
JMO, son livret militaire ne mentionne un tel fait d’armes ! Alors quoi ? Voilà que je relève
au milieu de toute une série de noms à qui fleurent bon le terroir lorrain, quelque chose qui a
une consonance proche de celle qui me hante et qui attire ma curiosité. Il est rapporté, en date
du 4 octobre (non repris dans la transcription) l’existence d’un bois de Ste Libaire, puis de
nouveau, le 25 octobre, donc pendant la période qui nous intéresse, d’un camp de Ste Libaire
qui ne semblent n’en faire qu’un. Chouette me direz-vous, entre St-Siver (ou Pivert) et Ste
Libaire, il y a beaucoup de ressemblance, oui mais voilà il n’y a nullement eu combat dans ce
bois qui avait plutôt comme vocation de servir à l’instruction ! Que cette instruction ait été
musclée et qu’elle se soit transformée en une sorte de combat…et voilà le tour joué ! Oui,
mais pourquoi cette entorse à la vérité ? Il n’y a qu’à se reporter aux surprises survenues en
août 36 (voir pièces jointes) pour le renouvellement de sa carte de combattant. Je suis sûr qu’il
n’a pas inventé tout seul cette fable ! Son cousin, et d’autres Bel-Abbésiens, devaient se
trouver dans la même situation. Il a dû y avoir une entente et puisque pour avoir été
combattant, il fallait un combat…eh bien, on l’a fabriqué sur la foi de vagues souvenirs des
lieux par lesquels ils étaient passés ! Et voilà pour son silence ! Bon, restons modestes…
Un vide quasi intersidéral et nous le retrouvons le 31 mai 1919, écrivant une lettre – assez
décontractée - à ses parents depuis BUGAZ, en BESSARABIE, à la frontière de l’UKRAINE
(voir dossier technique) ! C’est la seule preuve matérielle de sa présence dans l’armée
d’Orient à laquelle il convient d’ajouter l’évocation de ses souvenirs, cette fois
complaisamment exposés, et quelques photos assez éloquentes sur son séjour en compagnie
de quelques compatriotes. Comme pour le reste de son aventure, j’ai fait des recherches et
trouvé des explications auxquelles je renvoie le lecteur qui pourra consulter avec profit
l’annexe qui clôt cette chronique. Je préfère, ici, privilégier le côté humain.
Revenons aux commencements de cette épopée.
Le premier document à consulter dans ce genre d’enquête est le livret militaire. Il n’a pas
disparu dans la tourmente, mais il a beaucoup souffert. Il m’est difficile de le faire paraître à
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cet endroit mais vous pourrez toujours le consulter in fine, dans les annexes. En premier lieu,
relevons qu’il est fait mention qu’il sait lire et écrire et qu’il ne sait pas nager! Par ailleurs, il
est toujours mentionné à l’emplacement réservé à la classe de recrutement : fils d’étranger.
Il avait reçu, toujours « fils d’étranger », le matricule 38583 et avait commencé son
instruction militaire le 25 janvier 1918 au sein de la 71 ème compagnie du 2ème Zouaves. Là
encore, je vais faire une petite digression : Toute sa vie, lorsqu’il évoquait cette période de sa
vie, il a tenu à faire remarquer qu’il était avant tout un zouave et non un tirailleur, marquant
par là que ce n’était pas la même chose et qu’être zouave était d’une toute autre portée que
d’être tirailleur ! ! Par la suite, il y avait eu un amalgame permanent entre ces unités au sein
d’autres unités toutes baptisées du nom de « tirailleurs », mais il lui était resté cette « marque
de fabrique » à laquelle il tenait beaucoup (Sources : mon frère Marcel !). Pour nous, c’est
incompréhensible mais c’était comma ça : il devait y avoir comme une sorte de « noblesse »
de faire partie de ces unités d’élite et non des « tirailleurs-couscous » qui étaient recrutés
massivement pour les besoins en hommes ! Le lieu où cette instruction lui avait été dispensée
est TLEMCEN, ville où mon oncle JOSEPH avait été enrôlé en 1939 malgré sa surdité. Les
photos où il apparaît dans l’uniforme de cette troupe doivent dater de cette période. Il pose en
compagnie de son cousin germain François PICON avec lequel il aura accompli le même
parcours et qui le précèdera de très peu dans le trépas, bien des années plus tard. Vous
remarquerez que dans le domaine vestimentaire, un certain effort d’intégration avait eu lieu.
Ce qui est remarquable, c’est qu’il s’est fait en sens inverse de ce qu’on aurait pu imaginer,
car tout européens que fussent ces soldats, on n’avait pas hésité à les habiller de façon
résolument locale, avec chéchias et sarouals bouffants!
Jean PICON – 1er à droite – Instruction Tlemcen 1918
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Bon, nous ne sommes pas là pour décerner à la colonisation un brevet d’angélisme, mais
c’est un détail amusant.
Dans la photo qui précède et qui illustre cet intermède, son cousin François PICON, un peu
plus âgé que mon père (il était né en 1896), se tient complètement à gauche. Vous aurez
l’occasion de le reconnaître sur d’autres photos. Ce cousin et mon père procédaient à un
échange, dont je ne sais pas s’il avait commencé à ce stade de leur incorporation, ou plus tard.
Mon père, qui ne buvait pas ou très peu, lui donnait sa ration de pinard et recevait en retour sa
part de cigarettes. Bien des années plus tard, la rumeur dit que le cousin en question aura dû
son départ prématuré à une bonne cirrhose du foie tandis que mon père aura fumé jusqu’au
bout, avec cependant mesure et responsabilité et en tout cas, pas d’un cancer du poumon !
Pour en finir avec cette photo, on ne peut s’empêcher de faire un macabre parallèle avec les
gallinacés. Arrivés à un certain nombre de semaines d’élevage, ces derniers sont jugés bons
pour le passage à la casserole. En ce qui concerne ces conscrits, on devait considérer qu’à
juste vingt ans il était temps d’envoyer cette belle jeunesse à la boucherie !
La propagande guerrière et le bourrage de crâne devaient être bien efficaces car on ne
relève aucune trace d’inquiétude dans leur regard fièrement fixé aux quinze pas
règlementaires et dans leur menton crânement relevé. Les pauvres…S’ils avaient su à
l’avance !
Si on suit scrupuleusement son parcours, on s’aperçoit qu’il avait bénéficié d’une
permission de trois jours le 8 février 1918, soit à peine quinze jours après le commencement
de son instruction militaire. Pour quelles raisons une telle décision à un tel moment ? Mystère.
La deuxième permission qui s’explique, elle, fort clairement, lui avait été accordée le 17
juin 1918 pour une durée de 20 jours. Quand on lit que son arrivée dans l’unité combattante à
laquelle il avait été affecté se situe le 22 juillet 1918, on comprend que l’armée ait voulu
offrir aux futurs morts pour la Patrie un dernier réconfort !
Le voila donc arrivé à pied d’œuvre, affecté au 6ème Tirailleurs Algérien 59ème compagnie
avec le matricule 3879. La suite, vous la connaissez puisque je viens de la résumer et vous la
connaitrez bien mieux quand vous aurez pris connaissance de tous les documents auxquels
j’ai pu accéder, tels qu’ils figurent dans l’annexe technique.
Il faut signaler qu’en juillet 1918 la guerre n’était pas gagnée. Il s’en fallait, et de beaucoup.
Faisons appel à l’Histoire (merci Internet) : Après le retrait de la Russie, consécutif à l’arrivée
des bolcheviks au pouvoir, et la paix séparée signée avec l’Allemagne en mars 1918, à
BREST-LITOVSK, celle-ci avait pu ramener sur le front occidental des forces considérables
qui lui avaient permis de lancer une formidable offensive. Elle avait failli aboutir, tant les
forces alliées, exsangues et affaiblies par les pertes énormes consenties depuis quatre ans
avaient eu du mal à colmater plus ou moins bien, les brèches qui s’ouvraient dans leur
dispositif.
L’arrivée des renforts américains, peu aguerris au demeurant, n’avait pas encore permis de
renverser le rapport des forces et les allemands n’étaient pas loin, dans leur avancée
maximale, d’atteindre leurs positions auxquelles ils étaient parvenus à la veille de la bataille
de la Marne en 1914. Tout était à refaire.
Le 15 juillet, soit une semaine seulement avant son arrivée sur le front, avait lieu la dernière
offensive allemande en Champagne (voir annexes et historique du 6è RTA). Ce n’est qu’à
partir du 18 Juillet, à leur tour, que les alliés entamaient la contre-offensive qui devait aboutir
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à l’armistice du 11 Novembre. C’est donc dans un chaudron en pleine ébullition que
débarquait notre père. La guerre des tranchées prenait fin et c’était une guerre de mouvement
à laquelle il avait participé.
Cette photo appelle une remarque. J’ai longuement expliqué, cartes à l’appui, quel avait été
le parcours mouvementé de notre père depuis son affectation au 6è RTA, puis de quelle
manière il s’était retrouvé dans le 14è RTA au moment où le clairon de l’armistice avait sonné
la fin des hostilités. Qu’y voyons-nous ? Deux militaires revêtus de tenues impeccables,
manifestement conçues pour affronter les rigueurs d’un climat frisquet. Or, nous le savons,
entre le 11 Novembre 1918 et la fin janvier 1919, en plein hiver donc, il a parcouru certes pas
mal de kilomètres mais il a surtout fait de la présence en garnison, soit dans la région de
Kaiserlautern en Allemagne, soit autour de Metz. Ce que je pense, c’est qu’elle a été prise
avant leur départ pour l’armée d’Orient. J’ai vu la photo du père de Blaise, habillé de la même
façon stricte, exactement avec la même veste boutonnée jusqu’au col et la chéchia inclinée
réglementairement, pour ne pas douter que ces poses martiales devaient avoir été prises soit
dans l’une ou l’autre de ses affectations où l’Armée devait avoir à cœur de présenter aux
populations mosellanes ou allemandes, des soldats civilisés !
J’avais, dans un premier temps, sélectionné cette photo en pensant que c’était la seule qui, à
mon avis, le représentait dans sa phase « métropolitaine » de la guerre. Mais il y a une autre
qui pose problème : c’est celle qui suit. En regardant cette photo de plus près, Je pensais
qu’elle concernait la phase « orientale » de son parcours mais, tel Sherlock Holmès, en y
regardant de plus près, il n’en est rien. En effet, je m’aperçois que le visage de notre père me
parait bien jeunet. Je constate par ailleurs que sa tenue est une tenue d’hiver comme celle qu’il
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porte sur la photo précédente. C’est dommage qu’on ne puisse pas déchiffrer le n° de son
régiment qui semble ne comporter qu’un seul chiffre!
Cette photo est troublante à un autre titre. Notre père semble le seul français d’Algérie
posant dans cette photo de groupe. Ses trois autres camarades ne semblent pas de « là-bas,
dis… ». Ce sont probablement les chtis dont il parlait.
On voit avec surprise, en effet, sur les photos qui couvrent cette période, que bien des
soldats avec lesquels il apparaît n’ont pas le faciès qu’on prête habituellement à un brave
hispano-français et montrent toutes les caractéristiques des contrées nordiques de la France. Je
me pose la question : que venaient faire ces braves gars dans une unité de tirailleurs
« indigènes »? La réponse, si je ne me trompe pas est amusante, sauf pour les intéressés. Il a
été dit dans les JMO, que certains bataillons de Tirailleurs avaient intégrés des soldats
d’unités métropolitaines dissoutes. Il doit donc s’agir de ces rescapés d’autres unités qu’on
« assemblait » pour recréer de nouveaux bataillons. Ils m’ont l’air tout surpris de porter une
chéchia ! Il y a fort à parier que tous ont suivi le même parcours jusqu’en Ukraine !
Je pense, en fait, que la France, dans un grand souci d’Egalité Républicaine, avait tôt fait
d’enrôler ceux qui avaient été piégés dans le nord de l’hexagone par l’avance des Allemands
et n’avaient donc pas pu participer à l’effort de guerre ! En somme on leur faisait rattraper le
temps perdu en les amalgamant avec des unités déjà formées, structurées et disponibles pour
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ce genre d’expédition, unités dans lesquelles les Bel-Abbésiens devaient se serrer les coudes
comme le montre la photo où il est fait honneur à ceux-ci, ainsi qu’au pinard!
Mais je viens d’apprendre tout à fait par hasard qu’il n’y avait pas que des Chtis. En effet,
ma belle-sœur, née Roberte LAVALLOIS, m’a appris que son père, né comme le nôtre en
1898, dans l’est de la France, avait « fait », lui aussi, l’Armée d’Orient ! Bien entendu même
si nos Tirailleurs ont été envoyés en grand nombre passer du bon temps en Bessarabie, ils
n’étaient pas les seuls ! On le voit bien. Tout ceci mérite qu’on s’y attarde.
2 - L’armée d’Orient Février 1919 à Janvier 1921
Nul ne pourra dire ce qui l’a sauvé pendant ces quelques semaines de lutte sanglante, entre
Août 1918 et Novembre 1918, notamment autour de NOYON fin août-début septembre. Quoi
qu’il en soit, il ne pouvait pas s’en tirer à si bon compte car c’était sans compter sur la
criminelle sottise de nos politiques de l’époque (Cela n’a pas beaucoup changé, depuis). Jugez
par vous-même. Tout aurait été pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si la
France, toujours grande et généreuse avant l’heure, mais en l’occurrence complètement à côté
de son sujet, ne s’était pas mise en tête de ramener l’ordre dans l’est de l’Europe et de
s’opposer aux bolcheviks qui « menaçaient » les pays de cette zone, ô combien troublée.
Il faut croire que nous ne comptions pas assez de morts. Il fallait en rajouter d’autres, pour
lesquels les monuments sont avares de citations, et les manuels d’histoire saisis de mutisme.
Un film récent, « Capitaine Conan » lève le voile sur cette croisade complètement occultée
par nos historiens, prompts par contre à exhumer d’autres faits qui, pour avoir été scandaleux
en leur temps, ont le mérite de ne pas les avoir été du fait de la France. Et pourtant, ceux qui
ont passé des mois et des mois à parcourir les Balkans - à pied ! - s’en souvenaient, eux ! Car
tel avait été le sort de notre père et de beaucoup d’autres dont, parmi eux, comme le monde
est petit, le père de Blaise CERVANTES, mon beau-frère, comme je viens de l’évoquer.
Il avait coutume de dire qu’il avait traversé neuf pays dont l’un, la Bessarabie (qui est
évoquée plus loin sur une photo avec son orthographe librement adaptée) qui semble avoir
disparu de l’actualité, m’inspirait des sentiments particuliers. Nous étions entourés d’arabes,
or je ne voyais pas ce que venait faire l’Arabie en Europe. Cette contrée devait avoir quelque
chose à voir avec la Bosnie et sa population musulmane, mais je ne connaissais pas, en ces
temps là, les particularités ethniques du secteur. Maintenant je sais. Cette région qui
correspond à l’actuelle Moldavie s’étend entre la Roumanie et l’Ukraine et, si elle n’a jamais
eu d’accointance avec la mouvance arabe, avec l’ottomane, oui.
Le voici enfin arrivé au bout de ses peines au terme de près de deux années de
pérégrinations orientales. Il y a, dans la date de cessation de sa présence sous les drapeaux,
comme un problème. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’il est écrit dans le document signé à
SOFIA (Bulgarie), sans l’ombre d’un doute, qu’il part en permission libérable le 5 Décembre
1920 pour se retirer à Sidi-Bel-Abbès (dépt d’Oran) ! Or, voici que le bulletin de transport qui
lui avait remis à Maison-Carrée, au titre cette fois du 5è RTA (qui semble sa dernière
affectation, sans savoir à quel moment la transformation du 22è en 5è s’est opérée), pour lui
permettre de renter à tarif réduit (notez la pingrerie de l’Armée !) chez lui, est daté du 5
janvier 1920 ! Ce qui parait aberrant ! En fait, tout cela est très simple. Je pense qu’il y a
comme une erreur humaine. Le rédacteur du bon devait se croire encore en 1920 alors qu’on
venait d’attaquer 1921 ! Ce qui est remarquable c’est qu’il aura fallu un mois complet pour
rallier Sofia à Alger. Voyage en train jusqu’à Salonique, navigation jusqu’à Marseille, puis de
nouveau navigation jusqu’à Alger, tout cela le ventre creux, à peine nourris comme il le
racontait (sources : ma sœur) ! Tout ceci pour dire, qu’en fait, ses dires correspondaient aux
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mentions officielles. Il venait bien de passer près de deux ans dans les Balkans et totalisait
bien 3 ans de service militaire ! Notez ce détail amusant : à son départ il est noté très
scrupuleusement ce que l’Armée, dans sa grande générosité, lui avait alloué comme
vêtements : 1 costume de démobilisé et (ou dt) un costume à 52 f, 1 paire de brodequins, 1
paire de chaussettes, 1 chemise, 1 caleçon
Comme pour mon oncle, je vais transcrire scrupuleusement la seule lettre qui nous soit
parvenue et qui concerne justement cette aventure. Cela donnera une touche d’humanité et
d’authenticité. La photocopie de l’original pourra être consultée dans l’annexe.
« Bugaz le 31 Mai 1919
Cher parent
J’ai reçu vos deux lettres une dattée du 22 Avril et l’autre du 18 Mai lesquelles mont fait bien
plaisir. Ici pour le moment tout va bien et j’espère que ma présente vous trouve dans une
parfaite santé.
Cher parent
Dans votre première lettre vous me dites qu’il y a 8 jours que vous avez pas reçue de mes
nouvelles je vous disais que c’est pas de ma faute car c’est la faute au petit voyage que nous
avons fait maintenant je crois que vous en recevrez car presque tous les jours je vous écris
car même que je reçois pas
Aussi moi je reçois presque toutes les fois qu’il y a courrier.
Aussi je vous dirais que moi aussi je suis été à Odessa aussi vous auriez du recevoir des
lettres de quans j’étais à cette même ville. Aussi je vous disais pas ce qui ce passait car vous
devriez le savoir la même chose que moi car les journaux disent tout la même chose que ce
qui se passe. Aussi dans votre dernière lettre vous me dites que vous croyez qu’on va partir à
la Capital de Russie je vous dirais qu’on ira pas et qu’on resteras ici.
Aussi je vous dirais que le colis que vous avez envoyé est au bureau et ce soir j’irais le
toucher car maintenant le fourrier n’est pas là-bas et je pense pas le toucher desuite c’est la
même chose se soir on lui fera l’attaque.
Aussi vous me ditte que vous avez envoyé qu’un kilogs je vous dirais qu’il y en assez avec ce
qu’il y a car il me semble que c’est beaucoup. Aussi vous me dites que s’il passe des
aéroplanes par ici eh bien je vous dirais que hier c’est le premier que j’ai vue depuis que je
suis ici mais à Metz oui qu’il y en avait beaucoup et ils fesaient de toutes sortes de vol il
fesaient la boucle et qu’est sais je la monerias que assian. Je vous dirais que ce matin un de
nos petit bateau à été bombardé les bocheviques et déjà il s’est arrêté. Pour le moment tout
est tranquille.
Plus rien pour le moment. Bien des baisers à Joséphine joseph Isabelle Rosette François la
petite ainsi qu’à toute la famille et vous cher parent recevez mille baisers de votre fils qui
vous aime et pense toujours à vous Picon Jean.
Adresse
6ème tirailleur
19
15ème bataillon
59ème compagnie
Secteur 503
Armée d’Orient»
Une précision géographique : BUGAZ, (aujourd’hui Karolino-Buhaz) d’où a été expédiée la
lettre, se trouve sur le littoral de la Mer Noire, à une soixantaine de kilomètres au sud
d’ODESSA en UKRAINE, presque à la frontière actuelle de la ROUMANIE. A cette époque,
cette petite ville à vocation de villégiature comme le montrent les vues par satellite, faisait
partie de la Bessarabie (voir ci-dessus). Cette situation en bordure de mer éclaire sur ce qu’il
dit du bateau qui bombardait les positions « bolcheviques », et non pas l’inverse !
L’Armée d’Orient, à laquelle il avait été affecté, vivait là ses dernières aventures. Elle
devait son existence à nos alliés anglais. Sur le moment, cela n’avait pas été une réussite.
Depuis 1915, pour répondre à l’idée de Winston Churchill – déjà lui ! – d’ouvrir un second
front face à la Turquie considérée comme le maillon faible, elle croupissait dans la zone des
DARDANELLES où avait eu lieu un désastre naval et militaire inattendu.
Massée autour de Salonique (Grèce) en 1915, elle avait dû reculer, après une brève
incursion vers le nord-est, sous la poussée des bulgares, alliés à l’Autriche et à l’Allemagne.
Mais depuis 1918 elle avait, à son tour, repris le dessus et lorsque mon père et ses copains
l’avaient rejointe, la messe était dite dans le conflit frontal avec les bulgares depuis l’armistice
signé avec ces derniers en septembre 1918. Maintenir des troupes sur le pied de guerre et
même les renforcer, ou simplement les relever, cela semblait n’avoir aucun sens. Mais encore
une fois notre ami W. CHURCHILL avait émis une forte pensée. Il fallait « étrangler le
bolchevisme dans son berceau » ! Je ne dis pas que la faute lui incombe seul car, après tout, la
France n’avait pas à l’écouter. Mais l’ivresse de la Victoire, n’est-ce pas, et l’orientation
fortement anti « gauche » de notre état-major avaient fait le reste... et on y était allé la fleur au
fusil.
Au moment où notre père adressait sa lettre à ses parents, la France avait déjà pris la
dimension de son engagement, pour le moins optimiste ! Après avoir occupé ODESSA et
envisagé de s’opposer aux troupes de TROTSKY, elle s’en était retirée sans combattre et était
venu se replier plus au sud, en…Bessarabie ! La raison exacte était que l’opposition des
troupes avait été déterminante. Harassées par quatre années de durs combats, elles s’étaient
opposées à cette aventure ! C’était la seule armée à n’avoir pas encore été démobilisée. On
peut comprendre l’état d’esprit des pauvres types qui venaient de réchapper à la mort, et
auxquels on demandait, sans savoir de quoi demain serait fait, de devoir s’exposer sur un front
qui ne les concernait pas ! Mon père y fait allusion quand il affirme qu’ils n’iraient pas à la
« capital de Russie » comme les journaux l’annonçaient.
Le reste n’était plus qu’une question de temps et d’organisation pour rapatrier, sans faste
excessif, l’armée en France. Pendant toute la durée de sa présence sur cette portion de
l’échiquier mondial, cette armée a manqué de tout. C’était peut-être dû à l’éloignement du
front mais il est patent qu’elle a toujours « bénéficié » d’un équipement pour le moins
insuffisant.
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Camion : Salonique janvier 1918
Pendant quatre ans, outre des pertes en vies humaines importantes – de l’ordre de plusieurs
dizaines de milliers de morts, ce qui n’est pas rien, elle avait dû faire face à un second ennemi
plus meurtrier que les hommes : le paludisme. Il avait décimé ses rangs de façon dramatique,
ce qui avait contribué à la stagnation et au pourrissement de la situation. Une haute
personnalité, peu favorable à cette expédition, n’avait-t-elle pas dit « Nous rapatrieront
l’Armée d’Orient dans une coque de noix » ! Et peu s’en était fallu !
Camion : Odessa- Ukraine Mars 1919
Ces deux photos illustrent de façon inattendue ce à quoi pouvait ressembler le matériel de
transport de l’époque. Certes les formes sont rustiques, mais il y a comme une modernité dans
la conception qui annonce, surtout pour le modèle de 1919, ce que seront les GMC de l’armée
américaine qui avaient sillonné les routes d’Afrique du Nord en Novembre 1942 !
Cependant, cet intermède militaro-touristique lui avait été bénéfique à deux égards. Outre
l’acquisition de solides mollets, il avait appris à jouer du clairon, dont nous verrons plus loin
les conséquences, et il s’était frotté à des métropolitains. Il parlait d’eux comme étant des
chtis, des gars du Nord, au contact desquels il avait certainement amélioré l’usage du français
21
qu’il parlait avec nous fort correctement, en tout cas mieux que ne le laisse supposer la
syntaxe approximative de sa lettre et en tout cas mieux que s’il était resté en Algérie. A ce
sujet, il racontait l’anecdote suivante : ayant envie de satisfaire un petit besoin il avait
employé le mot « uriner » au lieu d’une expression plus triviale. Les copains s’étaient étonnés
qu’il s’exprime d’une manière si « comme il faut » or, en espagnol, « orinar » est la façon
normale de dire la chose et n’a rien de sophistiquée !
Régiment du 22ème tirailleurs indigènes – Quelque part dans les Balkans – année 1919 - Jean
PICON – Assis 2ème rang – 4ème à gauche
Il ne faut pas croire cependant que ce périple ait été une promenade de santé. Certes, les
pertes subies pendant sa présence sur ce front n’avaient rien de comparable avec celles des
années précédentes, mais le danger était bien réel. Il racontait qu’il avait été proposé pour le
grade de sergent (ou peut être seulement de caporal car il a terminé comme 2 ème classe) et
qu’il avait refusé, et s’en était très bien porté, car celui qui avait été nommé à sa place s’était
fait tuer dans une embuscade quelque temps après.
Cette fiche qui suit montre bien les dangers encourus. Depuis que j’ai vu cette fiche, je me
dis que ce NOCELLA Antonio, assassiné, d’origine espagnole comme lui, devait être celui
qui avait accepté le grade proposé ! Bien sûr, ce n’est pas lui car étant né en 1887, âgé de 32
ans, ce devait être un soldat de métier. Il n’empêche, la Hongrie avait été notre ennemie et
toutes les braises ne devaient pas avoir été éteintes à moins d’un an de sa défaite.
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Un groupe de Bel-Abbésiens du 22eme R.T.A. – Quelque part dans les Balkans – 191
23
François PICON et Jean PICON – En Bessarabie (Moldavie) en 1919
Notez que dans la photo de gauche qui suit, il tient un clairon selon la façon réglementaire
de s’en servir. En effet, c’est pendant cette « villégiature » forcée qu’il a appris les rudiments
de la musique. La seule consolation, comme je le rappellerai plus loin, c’est qu’il n’a pas tout
à fait perdu son temps puisqu’il a pu, une fois rendu à la vie civile, passer du clairon au cornet
à pistons, les deux instruments étant accordés sur les mêmes notes de base !
Autre aspect de cette villégiature : ils étaient très mal nourris. Comme ils avaient faim, ils
allaient dans la campagne « acheter » des œufs en faisant cot, cot, cot et en mettant leurs
mains à hauteur du derrière dans une mimique imagée (sources : toujours notre sœur)! Quand
une distribution de pain avait lieu, c’était l’anarchie. Lors de la traversée vers Marseille, ils
avaient eu deux repas et deux œufs sur le plat en tout et pour tout !
D’autres souvenirs, hélas pas les miens, viennent jeter une lueur sur ces longs mois
d’errance. Ce sont le poids du fusil-mitrailleur qui lui scie l’épaule au point de devoir de
séparer de vêtements pour alléger son chargement, le souci de préparer les repas avec peu,
sinon rien, aussi bien sur le plan matériel que sur celui des aliments, l’entraide entre BelAbbésiens, l’apprentissage du clairon, le courrier toujours impatiemment attendu dans l’espoir
d’avoir des nouvelles fraîches…jusqu’à ce qu’enfin sonne l’heure du départ : encore des jours
de navigation, de nouveau la faim et enfin la terre de ses père et mère, les retrouvailles, la vie,
quoi, la vraie…
Un dossier complet fait suite à cette évocation de sa vie militaire. J’ai procédé comme je
l’avais fait pour notre oncle Antoine MARTINEZ, en resituant ses exploits dans le contexte
géo-politique de l’époque, la stratégie des belligérants et l’humble parcours qui en est résulté.
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J’ai recollé les bribes d’informations, rétabli quelques dates, émis des hypothèses plus ou
moins flatteuses, suivi à la trace, chaque fois que j’en ai eu la possibilité, son parcours sur les
champs de bataille. J’ai eu la possibilité d’accéder pour parvenir à ce résultat, néanmoins
imparfait, à des documents authentiques qui m’ont beaucoup aidé dans ma quête. Je me dois
de les reproduire, pour l’information de nos descendants, lorsqu’ils voudront bien lire ces
lignes. Je renvoie donc le lecteur à ce dossier qui figurera en fin de volume, et me lance de
nouveau dans l’évocation de ce qui fut sa vie dans les trente ans qui lui restaient à vivre.
Et tout ça pourquoi ? Oui, pourquoi ? Une autre guerre a succédé à celle-là. Les ennemis qui
s’étaient retrouvés face à face vingt ans après, ont fait la paix et célèbrent la main dans la
main les morts enfouis dans les entrailles de la Terre. D’autres guerres, tout aussi stupides
quand on les étudiera quelques dizaines d’années plus tard ont pris la relève. D’autres se
déroulent à cet instant même aux quatre coins de la planète, qui comme chacun sait est ronde,
et d’autres se dérouleront, jusqu’à ce la dernière nous anéantisse tous !
Lorsque je consulte les forums relatifs à cette période, ce qui me frappe, c’est la rareté des
informations détaillées, comme si on avait voulu effacer toute trace de cette intervention.
D’ailleurs, en 1936, lorsque notre père avait demandé le renouvellement de sa carte de
combattant, il lui avait été répondu qu’il n’y avait pas droit (voir fac-similés joints) ! Trois ans
de vie perdus et il était réputé n’avoir pas combattu ! D’ailleurs, son livret militaire ne
mentionne même pas, de façon claire, ces 18 mois d’aventures ! Il n’y avait pas de guerre
déclarée, mais c’était tout comme pour ceux qui arpentaient les chemins creux des Balkans !!
Il est vrai que la propagande communiste avait beau jeu de vilipender ceux qui avaient trainé
leurs bandes molletières chez les héros du « socialisme réel ! ». Ceci dit, s’il n’est pas facile
de trouver des indications officielles, c’est encore plus difficile d’avoir accès à des
témoignages personnels. Nous possédons là, sans nous en douter, quelque chose de rare, et
donc de précieux
Mais outre la vie sauve, qu’a donc gagné notre père ? Eh bien, je vais vous le dire : DEUX
médailles !
La première est la médaille de la victoire. Qu’est-ce donc que cette breloque ? C’était une
décoration instituée par une loi de 1922 (voir annexes) à tout militaire qui avait été engagé
dans des opérations militaires pendant trois mois consécutifs. Notre père avait donc reçu en
1923 une lettre qui l’informait qu’il pouvait y prétendre. Je pensais qu’il n’en avait pas fait
l’acquisition mais non, cette médaille figure bien dans les souvenirs que je garde à la maison.
Mais ce qui est dit dans la loi, c’est que tous les militaires morts pour la France peuvent y
prétendre, donc notre oncle Antoine aussi. Je me pose la question suivante : sur le diplôme
concernant l’attrition de le médaille militaire à titre posthume, deux traces de médailles
attestent qu’outre cette médaille (voir dossier MARTINEZ Antoine), une autre y était
accrochée. Est-ce cette médaille au ruban bien défraîchi, ou cette médaille que j’ai retrouvée
concerne-t-elle notre père ? Je vais résoudre le problème en achetant une deuxième médaille
et comme ça tout le monde sera logé à la même enseigne !
Il y a cependant quelque chose qui m’a profondément étonné. Figurez-vous qu’au verso
figure l’inscription suivante :
R.F.
LA
GRANDE GUERRE
POUR LA
CIVILISATION
1914 – 1918
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Je ne sais pas à quoi pensaient ceux qui en avaient eu l’idée, surtout si on sait que TOUTES
les nations alliées contre les empires centraux l’avaient attribuée à leurs soldats ! Aller
prétendre avoir combattu pour la civilisation avec un C majuscule alors que celle-ci venait
d’être foulée aux pieds dans ce qui avait été la première boucherie à l’échelle planétaire! Quel
manque d’imagination ! Quelle leçon à l’envers pour les générations futures !
Comme la médaille que je possède est rigoureusement semblable à celle-ci, je me
contenterai de faire figurer celle qui est diffusée sur Internet.
La deuxième est la médaille militaire, ou plutôt la croix de guerre. Il faudrait s’entendre :
sur le diplôme concernant notre oncle, il est spécifié « médaille militaire » mais la médaille
que nous possédons est une « croix de guerre » parfaitement semblable au modèle ci-dessous.
Bah, c’est sans importance ! Là aussi, un peu de suspens : Je possède deux médailles.
Apparemment rien ne les distingue sinon que l’une a son ruban avec une étoile, et l’autre pas
de ruban du tout. Mais ce n’est pas tout : celle qui a un ruban porte sur son verso la mention :
1914 – 1918, tandis que l’autre porte l’inscription : THEATRE D’OPERATIONS
EXTERIEURES. Cette fois il n’y a pas de doute : la première concerne notre oncle, tandis
que la deuxième concerne notre père, au titre de sa participation dans l’Armée d’Orient,
présumè-je. Si nous n’avons pas la lettre qui attribue la médaille de la Victoire à Antoine
MARTINEZ, nous n’avons pas, en revanche, le diplôme qui attribuait la médaille militaire à
Jean PICON !
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Je ne résiste pas au dernier clin d’œil à cette interminable aventure en intégrant l’ultime
témoignage de son périple : le carton (légèrement plus petit que l’original) qui devait avoir été
accroché à son paquetage, alors qu’il devait se trouver être rapatrié à Maison Carrée où,
dernier avatar de ses affectations successives, il était au 5ème Régiment de Tirailleurs
« indigènes » !
J’étais rendu à ce stade de ma narration au début de cet été 2011, lorsque deux informations
concordantes sont venues ajouter de la matière à moudre ! La première concerne le moment
où il a pris le train à MAISON-CARREE pour rentrer à la maison. Je pensais naïvement qu’à
peine après avoir foulé le sol natal, il n’avait eu qu’une hâte : celle de rentrer aussi vite que
possible à la maison. Il n’en était rien. Notre frère JEAN m’a raconté qu’étant venu lui rendre
visite à ALGER lorsqu’il était en poste dans cette région, il avait tenu absolument à aller à la
Casbah ! Il faut bien se rendre à l’évidence : étant donné que son passage à Alger était le seul
moment où il avait eu l’occasion de s’y rendre, c’est qu’il avait certainement été attiré – et pas
lui seulement ! – par les charmes des maisons de « tolérance » nombreuses et bien
achalandées de ce haut lieu de la prostitution ! Tout le monde le sait : la chair est faible. Je ne
sais pas si les jeunes beautés bulgares, roumaines ou hongroises étaient d’humeur à offrir
leurs charmes, mais ce devait être assez frustrant ! La plupart avait dû jeuner sur ce plan là et
ils avaient dû certainement faire ample consommation tarifée. Ceci étant, ce que voulait notre
père, ce n’était pas « consommer », surtout devant témoins ! C’était revenir dans un restaurant
situé à l’entrée de la Casbah où il devait avoir eu ses habitudes ! Selon des informations de
première source (Gilberte qui a confirmé ce que me racontait Jean), ce restaurant (pas cher) se
situait rue Bab-Azoun ! Ah ! Combien de fois n’ai-je pas parcouru cette rue pendant mon
séjour estudiantin (voir souvenir de ma jeunesse) entre 1951 et 1954 ! C’était une rue en
arcades qui, faisant suite à la rue d’Isly, menait à la place du Gouvernement de célèbre
mémoire, et donc directement à la Casbah qui surplombait cette place où les deux lignes de
trams qui sillonnaient la ville avaient leur terminus. Eh bien, vous pouvez ne pas le croire,
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mais notre frère l’atteste : il y avait reconnu, plus de vingt ans après, la serveuse qui officiait
à cette époque dans ce même restaurant ! Comme quoi…le cœur a ses raisons ! Mais peut-être
ce délai n’avait rien de prohibitif car Gilberte, toujours elle, m’a appris qu’étant toute petite,
en tout cas âgée de dix ans environ, donc en 1937 ou 38, elle avait été emmenée à Alger par
nos parents, accompagnés par les cousines Carmen et Hermine. Tout ce petit monde y avait
pris un repas ! Il y a gros à parier que les premières retrouvailles doivent dater de cet
intermède ! Cela ne change rien à la philosophie de l’histoire, mais c’est amusant.
Entrée de la rue Bab-Azoun à Alger.
Notons cette scène qui ne nous choquait pas : Deux « mauresques » portant une sorte de
burqua…blanche, mais burqua quand même !
Autre détail : Gilberte se souvient avoir été emmenée dans un théâtre où se produisait un
spectacle de nus et qu’elle avait fait la remarque à notre mère que les dames qui jouaient sur
scène ne portaient pas de culotte ! Nous touchons là à quelque chose qui, sans être de nature à
le taxer de perversion, prouve que mon flair en ce domaine - ou simplement l’analyse de faits
concrets dont il ne faisait pas mystère – m’avait fait comprendre que le sexe féminin avait sur
lui une « certaine influence » dont je crois bien avoir hérité ! C’est ainsi que je n’ai pas eu à
acheter en catimini des revues « Olé,Olé » complaisamment étalées à la maison, que je
pouvais feuilleter, en bavant par avance, sans me cacher !
La seconde anecdote concerne, sinon cette visite, peut-être une autre, puisque mes parents
se rendaient assez fréquemment à Alger. Un jour donc, il avait voulu absolument revoir la
« colonne VOIROL » et le chemin qu’ils faisaient à pied était très long, si long même que je
ne sais pas s’ils y étaient parvenus. En effet, renseignements pris, cette œuvre d’art s’élevait
dans le quartier de BIRMANDREIS, entre Alger et…Maison carrée ! Passablement épuisé, il
avait demandé à un passant un rien éberlué, « C’est encore loin ? », comme si ce brave
homme avait su où notre père voulait se rendre !
Mais qui était ce Voirol et à quel titre lui a-t-on élevé ce monument ? Un peu d’histoire de
l’Algérie est de rigueur. Théophile VOIROL était né en 1781 à TAVANNES, dans le Jura
Bernois. A la suite des guerres napoléoniennes cette région avait été annexée par la France
puis restituée au Canton de Berne dans le cadre du traité de Vienne, en 1815. Ayant effectué
une carrière militaire riche en faits d’armes, il avait été naturalisé français en 1816. A la suite
de l’arrivée du corps expéditionnaire de CHARLES X en 1830, il avait été appelé à la tête des
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troupes d’occupation en 1833/34 et avait occupé le poste de gouverneur par intérim pendant
22 mois. Il avait eu maille à partir avec l’émir ABD-El-KADER avec lequel il avait
correspondu ! C’est probablement dans ce cadre-là qu’il avait joué le rôle de « médiateurcolonisateur » avec un certain succès. Cette colonne, dont la reproduction orne sa tombe à
BESANCON, avait été érigée en 1836.
Mais puisque nous sommes invités à nous intéresser à cette colonne, une photo s’impose.
Voici l’objet dont je voudrais bien connaître ce que les nouveaux maitres de l’Algérie en ont
fait.
Par quels évènements continuer ? Logiquement, ayant repris son travail, le fait marquant
devrait être son mariage avec notre mère, mais je réserve ce morceau de bravoure pour me
ménager, le moment venu, une transition toute trouvée avec celle-ci, ou plutôt avec le
« produit » de cette union…moi, en toute modestie, sans laquelle je n’aurais pas pu naître, pas
plus que ma sœur ou mes frères !
III – Vie civile de 1921 à 1952
1 - Carrière aux Chemins de Fer Algériens
Venons-en maintenant à sa carrière professionnelle. Depuis que j’ai pris conscience du
monde dans lequel j’ai été projeté, ce sujet a fait l’objet de bien des conversations dont nous
ne saisissions pas la sorte de fièvre qui s’en dégageait. Je viens d’évoquer son entrée aux
Chemins de fer, avant même son départ pour l’armée, en qualité d’O.A. c'est-à-dire, après
moult hypothèses, comme Ouvrier Adjoint. D’une manière générale, je sais que le
déroulement de sa carrière ne s’est pas opéré à son entière satisfaction, c’est peu de le dire !
A son retour des armées, il avait dû être réembauché au grade le plus bas, c'est-à-dire celui
de manœuvre (Ô pardon, ouvrier-Adjoint) comme semblent l’indiquer les photos qui le
montrent juché sur des wagons ou une locomotive. Les vides créés par la guerre, avaient dû
probablement favoriser son réembauchage. Moi, je crois que c’est la concrétisation d’une
disposition relative à la reprise obligatoire de tous ceux qui avaient eu la chance de ne pas
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perdre la vie ! C’est sans doute, déjà formé à la pensée française, instruit dans cette langue, et
loin de l’Espagne qui ne lui « parlait » pas, cette promesse qui avait été susceptible de lui
avoir donné le courage d’aller se battre !
Le voilà donc, âgé d’à peine vingt-cinq ans, au plus bas de l’échelle. Sans qualification et
robuste, sa place était certainement celle d’employé de voierie, préposé aux manœuvres des
trains. N’oublions pas que la gare de Sidi-Bel-Abbès, avec celle de Perrégaux et de Bône,
était le siège d’importants ateliers de maintenance du matériel ferroviaire. En ce temps là, le
charroi par camions automobiles était quasi inexistant et le chemin de fer, le moyen de
transport quasiment universel pour la mise en valeur du pays. C’est ainsi qu’une importante
gare de triage , située à l’arrière de la gare de voyageurs, et un dépôt qui abritait les
nombreuses locomotives à vapeur destinées à la manœuvre des wagons de marchandises,
avaient nécessité un important réseau de voies qui se croisaient. Jour et nuit, sous la lumière
d’un phare qui éclairait cet entrelacs de voies, les jets de vapeur chuintaient tandis que des
silhouettes noires s’agitaient autour des pistions crachant la vapeur. Son costume de travail dit
assez bien ce que devait être celui-ci ! Je pense qu’il s’était dit qu’il avait assez souffert des
sautes de températures pour aspirer à un emploi moins exposé, donc à l’abri du froid, donc
derrière une machine !. Comme partout, pour s’élever dans la hiérarchie, il faut passer des
épreuves pratiques. Il avait dû concourir dans la spécialité de ferblantier qu’il avait dû
pratiquer avec son père puisque je ne sache pas que des collèges professionnels lui aient
permis de s’instruire de façon théorique ! Il avait beaucoup appris pendant son passage sous
les drapeaux, mais dans quelles matières ? Certainement pas celles qui lui auraient été utiles
professionnellement pour, partant de rien, être de niveau au moment des tests. Il n’avait donc,
apparemment, pas réussi son examen…nul n’est parfait, n’est-ce pas ?
Les photos qui suivent ont probablement été prises dans les années 20. Apparemment, mon
père n’avait pas encore été affecté aux ateliers proprement dit et notamment au poste de
« réguleur ». On le reconnaît à sa moustache, pendant une pause, parmi des collègues, et
parmi les ouvriers dans l’atelier encombré de roues de locomotives, où on voit qu’il a à peu
près le même âge que sur les photos d’extérieur.
Je regrette beaucoup de ne pas avoir eu plus de précisions sur ce qu’avaient été ces
premières années au sein de la compagnie des P.L.M. avant que celle-ci ne devienne les
Chemins de Fer Algériens (C.F.A.) à la faveur des lois de nationalisation des réseaux qui se
partageaient les voies ferrées métropolitaines. La SNCF est ainsi créée le 31 août 1937 et dès
lors le statut de la compagnie change et avec lui, celui des ouvriers. Ses débuts avaient donc
lieu dans le cadre d’une entreprise privée mais dont le statut était déjà fortement tributaire de
l’Etat, qui avait déjà plus ou moins nationalisé des compagnies déficitaires.
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Jean PICON, Deuxième en partant du haut
Jean PICON, assis au milieu du groupe
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Jean PICON, accroupi, premier à gauche
Jean PICON, assis, au centre
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Ateliers PLM – Années 1920-1930 -1er rang 3ème gauche
Comme je viens de le signaler, la compagnie avait installé à Sidi-Bel-Abbès un vaste
complexe pour l’entretien du matériel ferroviaire de l’ensemble du réseau algérien. Je n’ai pas
beaucoup de précisions sur l’activité principale de ces ateliers. Je ne pense pas que l’entretien
des locomotives ait été effectué dans leur enceinte. Chaque fois que j’ai eu l’occasion de les
traverser (soit peut-être deux ou trois fois, je ne sais plus dans quelles circonstances), je n’ai
jamais vu de locomotive éventrée comme cela n’aurait pas manque d’être le cas lorsqu’il
fallait fouiller dans les entrailles de la bête, pour remplacer les pièces usagées ou
défectueuses. Le dépôt des locomotives, toutes à vapeur jusque très tard, quelques années
seulement avant l’indépendance, se situait tout près du passage à niveau, juste au dessus de
notre maison mais il ne servait qu’à ça, avec, je pense, juste l’entretien quotidien. Il me
semble bien que l’activité principale avait pour but l’entretien complet du matériel roulant,
caisse et trains de roues, comme la fabrication de la « régule » de sinistre mémoire, le laisse
aisément supposer.
Je viens d’écrire le mot tabou, le mot synonyme de drame et…de mort ! Comment avait-il
été affecté à ce poste ? C’est là que réside le mystère. Il affirmait qu’il avait été
volontairement privé de son accession au grade supérieur, celui d’ouvrier, pour qu’il reste
attaché à son poste, celui de demi-ouvrier « réguleur », où il excellait.
Dans les années vingt, probablement pour échapper à la rigueur du travail à l’air libre avec
ses étés suffocants mais aussi aux intempéries des hivers glaciaux de notre haute plaine qui
avait dû être son lot à sa démobilisation, il avait dû faire en sorte d’être nommé ouvrier
chaudronnier, Ce travail devait lui procurer un confort relatif, car en ce temps là les ouvriers
ne bénéficiaient pas de casque antibruit ou de gants anti salissure, comme les américains en
étaient dotés ! Quelle révélation lorsque quelques-uns d’entre eux étaient venus épauler nos
braves cheminots, esbaudis devant de telles pratiques ! Mais cet avantage s’était vite
transformé en piège car ce poste ne donnait pas accès au statut d’ouvrier. C’était une filière
sans débouché. Pour y parvenir il fallait changer obligatoirement de spécialité, or personne ne
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se bousculait pour prendre sa place qui cumulait tous les inconvénients : défaut d’avancement
et pénibilité du travail. Il affirmait avoir entendu un « chef » dire qu’on « avait sacrifié un
homme à la sécurité ». Il se serait bien passé d’être cet hommage là !
En quoi donc mon père était-il si important pour la sécurité ? Son boulot consistait à
appliquer de la REGULE sur les coussinets qui sont les pièces fixes du châssis de la voiture,
formées de deux coquilles reliées l’une à l’autre par des boulons et des écrous, et dont la
fonction était de permettre aux essieux de tourner sans heurts. La régule en question était un
alliage antifriction qui permettait à l’extrémité de l’arbre de n’être pas rapidement, et avec les
couinements qu’on imagine, usé par le frottement du métal contre du métal.
On peut imaginer non moins facilement que le garnissage desdits coussinets, s’il n’était pas
correctement effectué, le train risquait à tout moment de subir une avarie, sans parler des
couinements, et par voie de conséquence un accident, exactement comme si une voiture
manquait de graisse dans les roulements à billes de ses roues.
Ce garnissage n’avait rien d’automatique et toutes les opérations étaient effectuées « à la
main » par un seul homme : mon père. Quand on sait que la fameuse régule est un alliage de
plomb ou d’étain avec de l’antimoine, on comprend tout de suite les risques d’intoxication
auxquels il devait faire face. Plomb et saturnismes font bon ménage quant à antimoine, le nom
seulement le rend suspect ! Bien entendu, cette opération ne se faisait pas à froid mais au
contraire, à chaud, et à très chaud, même ! Il fallait porter cet alliage à un certain degré de
température, avant de le mettre en place par un procédé technique que je n’ai jamais connu
mais qui devait demander rapidité, précision et force physique. On comprend dès lors que,
lorsqu’il arrivait à la maison, son principal souci était de se relaxer, d’admirer ses fleurs, ou de
vaquer à d’autres occupations moins astreignantes, et non pas de bricoler, en eut-il eu envie
d’ailleurs !
Connaissant sa méticulosité, c’était le « right man in the right place ». Cela l’était d’autant
plus que, par fierté ou je ne sais quel curieux sentiment de frustration qu’il devait chercher à
exorciser, il s’acharnait à vouloir toujours en faire plus et à dépasser ses propres limites. Cette
attitude avait le don, lorsqu’il annonçait sa performance du jour à ma mère, on la comprend,
de la faire enrager. Elle lui en voulait de trop vouloir en faire pour si peu de reconnaissance.
Si elle avait su !
Elle enrageait d’autant plus que nos voisins, M. MARCHAUD et M. BOTELLA, eux aussi
cheminots, étaient ouvriers à part entière et bénéficiaient des avantages de ce statut : paye plus
élevée, travail moins pénible et accès à la 2ème classe dans les wagons de voyageurs alors que
nous devions nous contenter, nous, de la 3ème et dernière !! Comme il faisait trop bien son
travail, il y restait pieds et poings liés, étant refusé chaque fois qu’il tentait un nouvel « essai »
pour quitter ce poste diabolique !
La photo de son atelier où il exerçait ses talents, a été prise aux alentours des années
1935/40 comme le grain de la photo originale le laisse supposer. On le voit au fait que sa
silhouette, pour autant qu’on puisse en juger, n’est plus aussi svelte et que ses cheveux ont
blanchi. J’ai toujours admiré cette photo : c’est un pur chef-d’œuvre de l’art photographique
avec ses jeux d’ombre et de lumière. Il se tient, la main appuyée sur un levier de machine, le
long de la paroi du bâtiment. C’est à cet endroit que s’est déroulée toute cette phase de son
parcours « sous abri » qui a duré du début années vingt, jusqu’en 1952 !
A la longue, il avait fini par renoncer à subir d’autres avanies et s’était résigné à son sort.
Quelques mois avant son départ pour la retraite, il avait reçu des garanties pour qu’une
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dernière tentative lui soit offerte de sortir enfin de cette situation ubuesque. Cela se fait
régulièrement, au moment de prendre sa retraite, au moment où la SECURITE n’est plus de
mise car de toutes façons il faudra bien remplacer cette merveille d’ouvrier, on lui offre
l’ultime satisfaction de sa carrière qui en avait compté si peu ! Comme j’avais un assez bon
coup de crayon, je lui avais dessiné, à l’encre de chine, une burette qu’il devait réaliser pour
ce faire. Mais cet essai n’a jamais eu lieu car entre temps la maladie l’avait rattrapé et tué.
J’emploie à dessein le verbe TUER car il s’agit là d’un véritable assassinat perpétré par son
employeur (On appelle cela « sans intention de tuer » mais ça ne change rien au résultat final).
Ce scandale est à rapprocher de tous les scandales qui, tout au long de l’ère industrielle, ont
jalonné le sort des travailleurs manuels et qui s’apparente à la tactique militaire : qu’importe
la vie d’un homme pourvu que le général en sorte galonné, ou le patron enrichi !
Un jour, à Toulouse, il y a maintenant pas mal d’années, j’avais fait la connaissance d’un
dénommé PRIETO dont nous avait parlé mon père comme d’un jeune à qui on pouvait faire
confiance, avec lequel nous avons pu évoquer son souvenir. Il m’avait confirmé tout ce que je
viens d’exposer.
J’ai évoqué les caractéristiques de son travail. Il va de soi qu’il impliquait l’inhalation, jour
après jour, pendant une période de vingt-cinq à trente ans, sans la moindre protection, de
produits chimiques dont la nocivité n’est même pas à souligner. Tout juste buvait-il du lait, un
soi-disant contrepoison ! Lorsque, dans la dernière année de sa vie, il avait commencé à payer
au comptant sa dette envers la Compagnie qui l’avait écrasé, il s’était trouvé des médecins
appointés par cette dernière, qui, sans le moindre examen, restant assis derrière leur bureau,
considérant sans doute qu’il jouait la comédie en cherchant à se faire porter pâle, lui
prescrivaient de vagues pilules pour calmer ses maux d’estomac ! Figurez vous qu’on lui
ordonnait du bismuth, ce qui est proprement se foutre de la g… des gens !
Je dois à la vérité de dire que la responsabilité des fautes qui ont été commises incombe
autant à la Compagnie qu’à nous-mêmes. Le recours à un médecin, hors du cadre
professionnel, n’était pas pris en charge par les C.F.A, certes, mais face à l’attitude plus que
désinvolte du personnel médical auquel elle confiait les soins dispensés aux ouvriers et à leurs
familles, nous aurions dû élever une protestation véhémente ou faire le sacrifice financier qui
lui aurait permis, peut-être, de s’en sortir. Nous en avions les moyens intellectuels pour
formaliser tout ça. Nous n’étions pas restés au stade où étaient nos parents et grands-parents
sur ce plan là. Mais voila, nous avons fait preuve, au choix, de fatalisme ou d’aveuglement.
Nous nous sommes alignés sur la norme familiale. Nous sommes restés dans le respect des
directives auxquelles jamais mon père, imprégné jusqu’à la moelle de son devoir d’obéissance
aux lois et règlements, n’aurait transgressé pour persévérer dans cette voie. Encore une fois,
nous avons fauté collectivement et tout sera dit. A notre décharge, jamais il ne nous avait paru
seulement possible que sa fin soit si proche ! On ne meurt pas parce qu’on a un ulcère à
l’estomac !
Pour que, tout de même, son cas ne finisse par retenir l’attention, il avait dû se rendre de
plus en plus fréquemment à la consultation. Je crois qu’il n’avait jamais jusque là pris un jour
de repos en dehors de ses congés payés et ça avait dû finir par avoir un impact (mais on me
souffle qu’il avait eu « droit » à un arrêt du travail de dix jours pour avoir eu les orteils
écrasés par quelque chose de lourd !)
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Quelque temps auparavant, j’étais resté seul pendant plusieurs jours avec lui à la maison, ma
mère et ma sœur étant allées rendre visite à mon frère JEAN qui vivait à ALGER. Il avait été
saisi d’une crise très douloureuse et je l’avais signalé à ma mère dès son retour. Je sais qu’à
cette annonce elle avait marqué le coup. Elle avait dû suffisamment insister pour que mon
père ne finisse par ruer dans les brancards et qu’on sorte de l’ornière.
Donc, le voila dirigé sur une clinique conventionnée avec les C.F.A. et quelle clinique ! Un
établissement exclusivement réservé aux accouchements ! Il avait besoin de subir des radios,
le voila obligé d’aller à pied à la clinique chirurgicale dans laquelle il eut été logiquement
naturel qu’il soit accueilli, et de s’en revenir, de même, à pied, sans que le moindre soin ne lui
soit prodigué pour autant.
Nous sommes un samedi. Le dimanche a lieu une course cycliste qui passe par Sidi-BelAbbès. Fervent amateur de ce sport qu’il a pratiqué en amateur, il demande l’autorisation
d’aller assister à cette manifestation. Elle lui est accordée sans difficulté et le voila rendu, à
pied à la maison, distante de presque deux kilomètres non sans avoir piétiné au milieu de la
foule pendant toute la manifestation! Dans l’après-midi, il s’allonge dans sa chambre et
soudain se plaint de douleurs atroces, et quand je dis atroces…Les mots sont impuissants à
rendre compte des faits. Ce sont en effet de véritables hurlements qu’il essaye d’étouffer dans
son oreiller. Nous décidons alors de le ramener à la clinique. Je suis chargé d’aller quérir un
engin de locomotion et, complètement stupide, au lieu de prendre un taxi, ce qui me paraissait
au-dessus de nos moyens, ne vais-je pas demander à une calèche, ça existait encore à cette
époque, de venir le prendre à la maison ? Je m’en veux de m’être montré si peu malin car le
trajet, outre qu’il était moins rapide, était agrémenté de tous les cahots du chemin qui n’avait
rien d’un billard.
Au petit matin du lundi, vers sept heures, nous sommes informés, je ne me souviens plus
comment mais je pense que c’est par un messager qui s’était présenté à la porte - nous
n’avions naturellement pas de téléphone - de venir au plus vite à la clinique. Ma mère s’y
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précipite, à pied, et apprend de la bouche du médecin que mon père est perdu et qu’elle
veuille bien rester à son chevet jusqu’à la fin. Que s’était-il passé ? Dans un milieu
chirurgical, les gestes qui sauvent auraient été accomplis mais dans une clinique
d’accouchements personne n’avait eu l’idée d’alerter le médecin ! Lorsque, enfin, il l’avait
été, il n’y avait plus rien à faire. La paroi de l’estomac s’était déchirée et les sucs digestifs
avaient rongé tous les organes vitaux aux alentours de la déchirure et continuaient leur travail
de sape de façon inexorable.
Ce matin là, je devais, comme tous les jours, aller au Lycée. Cependant, avant de m’y
rendre, j’étais passé par la clinique qui se trouvait juste en face de l’entrée du Collège que je
fréquentais l’année précédente, afin de savoir ce qui se passait. Lorsque mon père m’avait
aperçu il avait manifesté un sentiment d’anxiété tant ma venue devait lui paraître anormale et
il avait demandé à ma mère qui devait montrer une attitude aussi apaisante que possible, si
c’était grave ce qu’il avait. C’est qu’il ne souffrait plus et, tout au plus, signalait-il qu’il avait
froid aux jambes. Avant de repartir, elle m’avait pris à part pour me faire connaître la vérité et
j’étais allé néanmoins au lycée car je ne savais pas combien de temps ce processus allait
durer. Je me souviens d’avoir fait part aux copains qui attendaient devant la porte d’entrée,
qu’en toute logique je n’aurais pas dû me trouver là à cet instant et, de fait, on était venu
m’avertir au beau milieu d’un cours de repartir chez moi. Le messager était un cousin de ma
mère, Henri RAMAJO, qui devait perdre la vie à peine quelques mois plus tard à Casablanca,
dans des circonstances que j’ai déjà évoquées.
Tous ces évènements se sont passés en 1952, un 10 mars par un beau matin ensoleillé peu
propice au deuil et à la noirceur qui l’accompagne. Il avait eu 54 ans quelques jours
auparavant et il aspirait, ô combien, à la retraite qui devait survenir dans l’année qui s’ouvrait
et qu’il aurait amplement méritée.
Ma mère m’avait raconté quels furent ses derniers instants. Il ne souffrait plus ainsi que je
l’ai dit, tout son système nerveux devant avoir été détruit, mais il avait continué à s’entretenir
avec ma mère jusqu’à ce qu’il s’arrête de parler au milieu d’une phrase. Ma mère ne pouvait
croire qu’il soit sur le point de nous quitter tant il était calme et ce n’est que quand il avait
rendu son dernier souffle qu’elle s’était laissée aller à sa douleur.
Un détail dans cette atmosphère morbide révèle et confirme le besoin qu’il avait de ranger
systématiquement ses affaires. Peu après son décès, la clinique avait rendu à ma mère son
porte-monnaie qui était resté sous son matelas et où tout les billets de banque, peu nombreux
il est vrai car c’était ma mère qui gérait les finances familiales, étaient soigneusement pliés,
chacun séparément comme cela avait été toujours le cas. Le fait de les plier en liasse pouvait
entraîner le risque d’en perdre l’un d’eux en les étalant ! Il était plus facile, et moins
périlleux, d’extraire ainsi, pile poil, la somme désirée !
Il y a un évènement bizarre qui s’était produit quelque temps auparavant. De part et d’autre
du lit de mes parents deux cadres ovales, comme c’était la mode en ce temps là, étaient
accrochés au mur. Celui de droite représentait ma mère et celui de gauche, mon père. L’un et
l’autre les représentaient dans la force de l’âge, tels qu’ils étaient dans leur glorieuse trentaine.
Les cadres étaient de bonne taille, l’encadrement plutôt épais et les photos protégées par un
verre. L’ensemble devait donc peser son poids et le jour où le portrait de mon père était tombé
au sol et que le cadre et le verre s’étaient brisés, rien de bien mystérieux ne pouvait troubler
les esprits. La raison était évidente: le piton avait cédé sous le poids. Ma mère, cependant,
avait manifesté une vive inquiétude car elle disait que c’était mauvais signe. Je me souviens
en avoir ri car me refusant, ce qui est encore le cas actuellement, à toute superstition, je
l’avais un peu « mise en boîte ». Et pourtant…
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Le rappel de ces faits n’a pas sa place, chronologiquement parlant, à ce stade de mon récit
mais nous sommes dans le droit fil de son parcours professionnel auxquels ils font comme un
point d’orgue.
Les représentants syndicaux avaient pris contact avec ma mère pour savoir si elle ne voulait
pas porter plainte contre les C.F.A. mais, là encore, elle avait refusé car il aurait fallu procéder
à une autopsie et nous nous y étions opposés. Cela ne nous a en rien servi car je ne sache pas
que lesdits C.F.A. lui aient versé la moindre compensation. C’est que le sentiment de la toute
puissance des patrons, qu’ils soient du secteur privé ou public, ne date pas d’aujourd’hui.
Nous nous sentions trop démunis financièrement et trop écrasés par la machine
administrative, pour imaginer de nous rebeller.
Je crois que tous les employés des ateliers ont assisté à ses obsèques ce jour là, tant le
cortège qui suivait son corbillard s’étirait tout au long du trajet, à perte de vue, pour autant
que je pouvais en juger en jetant des coups d’œil furtifs derrière moi.
J’aurai peut-être l’occasion de revenir sur ces tristes évènements à un moment ou à un autre
mais, pour ce qui concerne sa disparition proprement dite, je n’en dirai pas plus car, de toutes
façons, je n’ai pas le talent nécessaire pour traduire à travers des mots mes sentiments qui
resteront à tout jamais enfouis dans ma mémoire..
Des documents récents, concernant les turpitudes dont il avait été victime pendant sa
carrière, me sont parvenus. Pour la plupart ils confirment ce que je viens d’écrire. Grâce à
ceux-ci, néanmoins, je suis donc en mesure de préciser ce qui s’est passé à travers ses lettres
de protestation et les renseignements transmis par les délégués syndicaux. Dans une lettre du
3 Novembre 1941 mon père faisait l’exposé de ses tribulations. Il était rentré à la Compagnie
en Novembre 1915 en qualité d’aide ouvrier ferblantier. Engagé volontaire (voir cursus
militaire ci-dessus), démobilisé et rentré au réseau le 20 Janvier 1921, commissionné
(titularisé) et désigné comme réguleur le 17 Mai 1922. Son objectif était de devenir ouvrier
soudeur autogène et pour cela il avait subi un essai infructueux en 1937, un deuxième en 1938
et enfin un troisième en janvier 1939, cette fois réussi, avec mention BIEN. Pendant la guerre
de 39/40 il avait remplacé les soudeurs mobilisés et avait repris son poste au régulage en
Octobre 1940. En Août 41, on lui demande s’il accepte sa nomination (comme soudeur ?) au
réseau ou à la résidence (?). Il opte pour la deuxième proposition. C’était peut-être le mauvais
choix car, au mois d’Octobre 41, un brusque revirement se produit : on lui demande
d’effectuer un nouvel essai sinon son aptitude lui sera enlevée. Il obtempère et effectue HUIT
exercices de soudure à la suite desquels on veut le nommer aide-soudeur alors qu’il avait été
déjà jugé apte aux fonctions d’ouvrier soudeur à l’occasion du teste réussi de 1939 !
Il s’était interrogé sur l’origine de toutes ces entraves et avait demandé l’aide du syndicat
pour faire la lumière. Dans sa réponse, ce dernier lui apprend que son essai réussi de1939 a
purement et simplement été annulé sans que la raison soit indiquée et que seul l’essai de 1941
d’aide-soudeur ayant été retenu, il était biffé sur la liste d’aptitude d’ouvrier soudeur !!!
La dessus mon père avait entendu le chef(aillon) dire, comme je l’ai écrit plus haut, qu’on
avait sacrifié un homme à la sécurité !!! Comme déni de justice, on ne fait pas mieux, ni plus
cynique !
Je n’ai pas l’âme d’un révolutionnaire mais je ne pourrai jamais cautionner, par ma pensée
et sa matérialisation au niveau des urnes, une politique qui fait de l’homme une « chose » dont
on use et abuse. Passe encore du Service Public auquel je suis attaché. Les « errements » des
« petits chefs » peuvent, à la limite, profiter à l’ensemble des usagers. Là où la chose ne passe
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pas, c’est lorsqu’il s’agit de conforter les actionnaires d’une entreprise dont les dividendes
croissent à raison de la cote en bourse, elle-même liée à chaque réduction du personnel, tout
en jetant dans l’angoisse des ouvriers taillables et corvéables à merci.
Quittons ce domaine et redevenons plus humains !
2 - Activités artistiques, la musique.
Plus j’avance en âge et plus je me penche sur ce qu’a été sa vie, et plus je pense que nous
nous sommes lourdement trompés sur son compte. En fait, je pense que si le sort l’avait
voulu, il eût pu faire une carrière artistique. Sinon en faire un métier, mais au moins laisser
son goût des belles choses s’épanouir et s’exprimer avec les mots qui conviennent. Je rappelle
que son instruction avait été de courte durée et que sa façon de parler n’avait, comme je l’ai
raconté, par la force des choses, rien d’académique ! Mais a-t-on besoin de parler comme un
académicien pour avoir l’âme poétique ? Je ne le pense pas.
En effet, sous sa rudesse, exempte cependant de toute vulgarité, et ses accès de colère, les
signes d’une grande attirance pour le « beau » ne manquaient pas. Que ce soit à travers son
écriture soignée, son amour des belles fleurs ou la fréquentation des compositeurs de renom,
ses goûts étaient manifestement élevés.
J’ai évoqué son apprentissage du clairon pendant son séjour dans l’Armée d’Orient. La
photo où il pose fièrement avec son cousin en appuyant son instrument contre sa hanche ne
manque ni d’allure ni de panache. Rendu à la vie civile il s’était pris au jeu et avait décidé, à
plus de vingt ans, songez-y, d’apprendre le solfège et d’entreprendre l’apprentissage du cornet
à piston qui, comme tout le monde ne le sait pas, est accordé sur les mêmes notes que le
clairon. Vous représentez-vous ce que cet effort a dû lui coûter ? Alors qu’il manquait
d’instruction et qu’il devait exercer un métier manuel qu’il pratiquait sans gants, il devait,
d’un doigté léger, reproduire sur les trois pistons de son bel instrument, les accords et arpèges
qui parsemaient les pages de ses partitions ! C’est fou, non ?
Quelques 15 ou 16 ans plus tard, vers 1935 ou 36, quand j’ai commencé à sortir de ma
prime enfance et pris conscience du monde qui m’entourait, il faisait partie de l’orphéon
réunissant des membres du personnel des Chemins de Fer. Il avait donc accompli un parcours
de longue haleine sans baisser les bras, avec suffisamment de réussite pour être devenu un
exécutant. Cet orphéon ne comportait aucun instrument à cordes. Il n’y avait là que les
instruments à vent, cuivres ou bois, ainsi que des instruments de percussion. La formation
portait le nom de «JOYEUSE HARMONIE ET SYMPHONIE P.L.M.» ! A titre de preuve
irréfutable je possède, bien à l’abri sous un cadre de verre, un diplôme d’honneur décerné le
23 novembre 1930 pour services rendus en qualité de membre exécutant, soit à peine moins
de dix ans après avoir commencé son apprentissage, ce qui me paraît, à moi qui malgré ma
science suis incapable de jouer deux notes suivies sur n’importe quel instrument, très
estimable !
Je n’ai aucune autorité en la matière pour jauger ses capacités techniques. Ce n’est pas parce
que vous commettez quelques fausses notes que vous n’appréciez pas les autres ! Bon, tout ça
pour dire qu’il n’aurait jamais été un virtuose de cet instrument parmi les plus difficiles et
même qu’il devait en faire des fausses, de notes ! Ce qui me fait dire cela, c’est à en juger par
ses colères lorsqu’il rentrait à la maison, qu’il semblait bien que le chef d’orchestre ne
manquait pas de le reprendre plus souvent qu’il ne l’aurait souhaité. Ce chef était un certain
M. SERRES (auteur d’un hymne à PETAIN !) et mon père le vouait aux gémonies, trouvant
que le tort était de son côté. Mais bah, tout cela est du passé et comme les sons s’éteignent dès
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qu’ils sont émis, on ne retiendra de cela qu’il n’était peut-être pas fait pour son métier manuel
et qu’il avait l’âme plutôt artistique et portée sur les spéculations de l’esprit et sur la beauté en
général, plutôt que sur la maîtrise de la matière brute. Eût-il eu un meilleur niveau scolaire, il
aurait peut-être été un peu poète ! En tout état de cause, à l’époque des gramophones au son
crachotant et trop chers pour notre bourse, c’était la seule façon d’écouter de la musique qui
en soit de bonne ! Quelle différence entre les airs riquiqui à la mode et les envolées de
Berlioz, Massenet et autre Beethoven !
Voici le précieux instrument, tel que conservé par notre frère JEAN. Bien que les pistons
soient bloqués par manque d’entretien, bien compréhensible si on ne s’en sert pas
quotidiennement, est émouvant à contempler !
Représentez-vous ce que devaient être sa force d’âme pour se rendre à jour et heure fixes
aux répétitions ! Représentez-vous le déchiffrement des partitions à la maison, le dimanche
ou le soir, après une journée de travail harassant…Les répétitions se déroulaient toujours le
soir, je pense après dîner, dans une grande salle qui se trouvait à l’amorce de la voie qui
menait à la gare et aux installations agricoles, cave viticole et silos à grains, qui la jouxtaient.
Si vous vous référez au plan du faubourg Marceau vous remarquerez qu’elle se trouvait à
peine à 100 ou 150 mètres de chez nous. Il m’était donc facile de m’y rendre et d’assister à
ces séances. Je dois être honnête si je dis que l’harmonie, telle que les concerts que nous
pouvons entendre avec nos disques modernes nous en donnent une idée, y régnait. Il manquait
de toute évidence ce qui fait la force d’un orchestre : les cordes.
C’était un orphéon qui donnait régulièrement des concerts sur le kiosque de la place
CARNOT, tout comme la prestigieuse formation de la Légion Etrangère. Cet orphéon a
participé à de nombreux concours mais je ne sais pas s’il a été primé dans l’un de ceux-ci.
Quoi qu’il en soit, comme l’atteste la photo suivante, il s’était produit en dehors des limites de
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notre bonne ville. Pour ceux qui ne connaîtraient pas la géographie de l’Algérie, ce
RUISSEAU DES SINGES qui fait le titre d’un livre de Jean-Claude BRIALY récemment
disparu, se situe dans la montagne qui domine la plaine de la MITIDJA, au-dessus de BLIDA.
Lorsqu’il défilait, à l’occasion de quelque fête dédiée à Sainte-Cécile ou peut-être le 14
Juillet, toute la formation sortait sur son trente-et-un, précédée de la clique et du porteur de la
bannière du club. C’était un grand spectacle car tout ce qui sortait de l’ordinaire était le
bienvenu pour rompre la monotonie d’une petite ville provinciale.
Mais il ne faut pas oublier que tous ces exécutants étaient des ouvriers qui sortaient tout
juste d’une structure familiale peu propice à l’épanouissement des arts aussi peu
rémunérateurs que la musique. L’apprentissage du violon par un enfant, pendant des années
où il n’aurait pas été productif, sauf miracle, était du domaine du rêve. Maintenant que
l’accès aux meilleures interprétations des compositions les plus prestigieuses est à la portée de
tout un chacun, même avec le recul et une bonne dose de charité chrétienne, tout cela me
parait aujourd’hui affreusement malsonnant, d’autant que les qualités acoustiques de cette
salle laissaient beaucoup à désirer. Je tire mon chapeau, rétrospectivement, à un chef capable
de relever une nuance du son correspondant à un dièse ou un bémol !
D’accord, ce n’était pas l’orchestre symphonique de Berlin ou autres lieux, mais il y avait
une mélodie et donc, j’ai appris à faire la différence entre une java et une composition
classique. De même, tout en promenant mon regard autour de moi j’ai fait la connaissance
des noms des compositeurs qui figuraient dans des cartouches au sommet des piliers qui
supportaient le plafond : BERLIOZ, BIZET, SAINT-SAENS, MOZART, BEETHOVEN…
Moi qui me considère comme un mélomane, je n’ai jamais, comme je viens de le dire, pu
aligner deux notes. Bien sûr, je connais la théorie, mais le passage à l’acte m’est interdit. La
disposition de mon cerveau est incompatible avec la lecture d’une partition et sa transcription
manuelle sur un instrument quelconque, même quand il s’agit chaque fois de produire une
note isolée. Imaginez quand il s’agit d’une partition pour piano !
Donc, humilité devant ce parcours, je vous le demande.
Bâtiment de la Joyeuse Harmonie photographié en 2005
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Jean PICON – Joyeuse Harmonie – vers 1935, au centre, veste blanche
Jean PICON, 4ème en partant de la droite, veste blanche
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Jean PICON – Joyeuse Harmonie PLM – 1920/30 - 3ème en partant de la droite
Voici un document précieux qui vient, comme un point d’orgue, (expression parfaitement
idoine, puisque nous sommes dans le domaine musical !) sauvé du désastre et maintenant
conservé dans un cadre de verre, que je suis heureux de pouvoir inclure dans son cursus
artistique.
Les deux documents qui font suite à ce diplôme illustrent bien cette partie de sa vie. Le
premier est la partition (recto/verso) de la Marseillaise, telle qu’elle se présentait sur le petit
carton ‘que chaque musicien pouvait lire, tenu en équilibre sur son instrument à l’aide d’une
pince conçue spécialement pour chacun d’eux, lors des défilés.
Le deuxième, dont je me borne ici à reproduire l’essentiel, c'est-à-dire le sommaire et la
partition du premier morceau, confirme tout ce que j’ai dit sur le style de musique qui était
pratiqué à la « Joyeuse Harmonie des P.L.M. » Pour l’ensemble des partitions, prière de se
rendre aux annexes !
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Comme pour chaque activité qu’il pratiquait à l’extérieur, il y avait une phase « familiale »
où il fallait respecter une certaine discipline pour ne pas le perturber. Les efforts qu’il
consentait pour tirer des sons significatifs de son instrument m’ont, je crois, dissuadé, plus
que les dispositions de mon cerveau, de me lancer dans l’aventure. Il lui fallait souffler, lire la
partition et marquer la mesure avec le pied, tout cela à la fois. Je ne connaissais pas le terme
mais je pense qu’il faisait preuve d’un certain masochisme pour s’auto flageller de la sorte !
Nous n’avions pas la radio à la maison, celle-ci n’est arrivée que lorsque j’ai eu 14 ans, mais
j’ai quand même pu vivre ainsi dans un milieu musical de haute volée contrairement aux
autres gamins du quartier. Outre les partitions que mon père déchiffrait à la maison à grand
renfort de salive pour favoriser le coulissement des pistons, et la nécessaire purge des
canalisations noyées dans les projections de cette même salive qu’il fallait injecter à chaque
note par l’embouchure de l’instrument, je pouvais profiter des mâles accents de la clique que
dirigeait M. SAPALY.
Une ou deux fois par semaine, elle s’exerçait sur une sorte de plateforme rocheuse qui se
trouvait juste à côté de la salle. Nous avions droit aux « ra » et aux « fla » des tambours, à la
sonnerie des clairons et des trompettes, aux coups sourds assénés à la grosse caisse et au
cinglement des cymbales, bref, tout ce qui fait le charme d’une clique.
Je crois avoir dit que pendant toute ma jeunesse j’ai eu le privilège de voir passer, en rangs
impeccables et en musique, la fanfare de la Légion Etrangère, la même que celle qui défile
tous les ans sur les Champs Elysées pour le 14 juillet (non, vérification faite, je ne l’ai pas
raconté à ce stade de mes souvenirs), qui s’en retournait à la caserne après s’être exercée au
Champ de manœuvres qui se trouvait au delà des ateliers. Vous conviendrez que mon
environnement musical était parfait ou en tout cas, loin d’être nul.
Jean PICON – 1er à gauche
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Mais tout a une fin. Un jour, fatigué de se voir réprimandé ou simplement se sentant devenu
une sorte de « has been » – Il faut du souffle pour tenir toute une partition – il avait décidé
qu’il remisait son instrument qui a, dès lors, dormi dans son étui et se trouve actuellement
chez mon frère JEAN (voir supra).
3 - Activités sportives : la course vélocipédique
Une autre de ses passions concernait le sport vélocipédique. Il y avait à Sidi-Bel-Abbès un
club dédié à la pratique de cette activité. C’était la Pédale Cycliste Bel-Abbésienne
(P.C.B.A.). Sigle sujet à sarcasmes sans doute, on avait senti la nécessité de préciser la
qualification de la pédale au cas où…
Mon père en faisait partie, du club, bien entendu, comme l’atteste sa carte !
Mes frères pourraient en parler mieux que moi, mais en ce qui me concerne, arrivé après les
autres sur les lieux, je ne peux qu’avouer que ses performances ne me paraissaient pas à la
hauteur de ses ambitions, si toutefois ce mot figurait dans son vocabulaire.
Quand j’ai compris ce qui se passait, mon père était classé parmi les vétérans. C’était la
guerre. La conjonction des efforts fournis au travail, et le rationnement qui sévissait, ne
devaient pas l’aider à se surpasser. Il ne se présentait jamais le premier sur la ligne d’arrivée,
plutôt dans les derniers, voire le dernier, voire tellement le dernier qu’un jour, à ce qu’on m’a
raconté, le comité d’accueil avait plié bagages ! Comme nous lui en faisions le reproche, il se
défendait en faisant remarquer que les autres arrivaient complètement défoncés et sur les
rotules, ce qui n’était pas le cas pour lui qui, quand il franchissait la ligne, était parfaitement
apte à respirer sans contrainte. Bon ce ne sont pas ses mots mais c’est la chanson !
Un jour, je m’en souviens, un copain de club, un dénommé ARTERO lui propose de
participer à une course autour de la place CARNOT à l’occasion de je ne sais quelle
manifestation, course où il n’y aurait qu’eux deux ! Il devait y avoir un prix pour le vainqueur,
rien ou pas grand-chose pour les autres. Malgré nos objurgations, il avait fini par accepter et,
bien entendu, nous avons dû ravaler notre fierté car le résultat, bien que prévisible, avait été
lamentable et ledit Artéro n’avait pas partagé son gain !
Nous avons, quand même, un souvenir photographique de cette époque où on s’aperçoit que
les amateurs de vélo n‘étaient pas transformés en pancartes publicitaires et où l’équipement
était plutôt rudimentaire, voire spartiate. Je suis dans l’incapacité totale de situer cette arrivée
solitaire mais je considère que malgré ses déboires, ou en raison même de ceux-ci, mon père
n’a pas manqué d’optimisme ni d’esprit d’entreprise. M’en a-t-il transmis un zeste ?
Moi, je trouvais son vélo de course très chouette. Il me frappait par sa légèreté et la finesse
de ses équipements, surtout celle des pneus extraordinairement fins et peu épais. Justement,
ces pneus lui servaient de justification dans sa constance à vouloir s’impliquer dans cette
activité qui nous consternait tant. Comme pour beaucoup d’autres biens manufacturés, ces
pneus qu’on appelait « collés » étaient devenus introuvables dans le commerce. Leur
renouvellement, aléatoire lui-même, ne pouvait se faire que s’il était membre du Club et qui
dit membre, dit participation active !
Les deux documents ci-après, dans l’ordre chronologique, montrent ce qu’était l’abnégation
de ceux qui s’entraînaient et auquel il était fait obligation d’avoir un sauf-conduit, comme s’il
s’était agi de circuler dans la France occupée ! Quant au deuxième, il n’ y pas grand-chose à
dire, sinon d’être ému
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Arrivée d’une course quelque part autour de Sidi-Bel-Abbès
Je viens de faire une allusion à ces fameux « collés » et à leur fragilité. Là aussi, la salle à
manger-véranda devenait le siège d’une activité requérant un calme monacal quand il
s’agissait, ce qui arrivait souvent eu égard à l’état des routes laissées à l’abandon, de réparer
un pneu crevé. En temps normal, ce genre de pneu est voué à un usage unique et ne fait pas
l’objet d’une réparation. Le terme même qui sert à le désigner justifie la pratique. C’était ce
qui se faisait de mieux pour l’époque. La chambre à air et son enveloppe étaient solidaires
l’une de l’autre et les bords de cette dernière étaient véritablement collés et indémontables du
moins dans le cadre d’une course. Je dois dire, objectivement, que cette réparation était
difficile. Elle atteignait au sublime quand la nécessité se présentait de procéder à l’opération.
Qu’on se représente la scène : la chaise haute au siège en paille qui m’avait été dévolue
jusqu’à mes 7 ou 8 ans pour que j’accède à la table, était juchée sur cette dernière. Le collé
était disposé verticalement et reposait sur les accoudoirs. Ainsi, il ne reposait pas sur la
surface de la table et pouvait facilement, et de façon progressive, être traité à chaque phase de
l’intervention qui revêtait un caractère véritablement chirurgical. Tout le monde sait que le
métier de chirurgien requiert surtout de l’habileté dans l’art de coudre et de faire des nœuds.
Eh bien, il en était de même puisqu’on recousait des boyaux, qu’ils soient de gomme
caoutchouteuse ou de chair sanguinolente !
Il fallait en premier lieu ouvrir le collé sans l’abîmer et surtout sans provoquer de nouveaux
dégâts à la chambre à air. Cette opération était relativement facile. Puis la chambre à air
dûment extraite, il fallait repérer l’endroit où elle s’était percée en la gonflant et en la faisant
passer centimètre après centimètre dans une bassine remplie d’eau, sécher le caoutchouc,
coller une rustine avec de la dissolution après avoir soigneusement et précautionneusement
râpé la partie malade de la chambre, regonfler, vérifier minutieusement que le collage était
satisfaisant, réintroduire la chambre dûment redégonflée dans son enveloppe et enfin,
RECOUDRE cette dernière.
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Toutes ces opérations étaient banales mais la dernière, elle, était capitale. Il va de soi que le
collage industriel n’était plus qu’un souvenir et qu’il fallait recourir à la microchirurgie
puisqu’il fallait rapprocher les lèvres du pneu et les tenir étroitement serrées l’une contre
l’autre, sans aucune marge de manœuvre, en ayant constamment à l’esprit le souci de ne pas
enfoncer l’aiguille trop verticalement dans le cuir afin de ne pas percer la chambre, qui pour le
moment flasque et ô combien exposée à tous les dangers, se dérobait à la vue de l’opérateur.
Et surtout, il faut se représenter l’effort et la concentration nécessaires pour se livrer à cette
opération minutieuse, sur une longueur de deux mètres environ à raison d’un point tous les 5
millimètres. Avec le recul et connaissant sa faible capacité qu’il avait de s’empêcher de
s’emporter, on ne peut qu’être admiratif.
Il va sans dire que, le nez chaussé de ses lunettes, tandis qu’avec une lenteur facilement
justifiable, il avançait dans cette épreuve de vérité, nous n’avions pas à nous montrer dissipés.
A la vérité, la réparation était si longue que nous ne restions pas longtemps dans le champ
opératoire, préférant, et de loin, nous livrer à nos jeux et autres activités…loin, aussi loin que
possible !.
Il faut comprendre pourquoi l’usage de la bicyclette était si important. Il a fallu que j’arrive
à l’âge où j’ai commencé à gagner quelqu’argent pour CONCEVOIR, qu’on pouvait posséder
à soi, rien qu’à soi, une automobile ! Compte tenu de la faible paie de notre père et du nombre
de ses enfants, l’usage du vélo était primordial, voire obligatoire. Je pense qu’il avait dû
commencer à se faire les mollets à partir du moment où il était allé habiter près de ma mère au
« village Nègre », c'est-à-dire en 1926 au moment de leur mariage. Pendant 7 ou 8 ans, de
1927 à 1933, tous les jours et par tous les temps, il faisait le trajet 4 fois par jour (il n’y avait
pas de cantine pour le repas de midi) sur près de 2 kilomètres ce qui, à la longue, avait dû le
motiver. Il y avait peut-être une autre raison à la base de cette passion naissante. Je ne
voudrais pas être mauvaise langue, mais comme tous les hommes, et singulièrement dans ce
milieu « macho » où participer aux tâches ménagères était inimaginable, il était en phase avec
le milieu ambiant. Quel beau motif de dire chaque dimanche matin qu’il partait
« s’entrainer » ! Ce qu’il faisait, bien sûr, mais ce qui lui offrait un moyen de s’évader du
cadre familial et de ses contraintes. Ce devait même l’être puissamment, puisque ces séances
devaient donner lieu à des sorties en groupe qui se terminaient, fatalement, par la sacro-sainte
anisette prise au comptoir d’un des innombrables estaminets de notre ville !!
Preuve qu’il n’était pas préoccupé de ses seuls loisirs et qu’il ne se considérait pas comme
un pater familias et nous comme ses esclaves, le sacrifice financier pour fournir à chaque
membre de la famille un vélo avait dû représenter un investissement très important. Chaque
membre de la famille, avait le sien. Ma mère avait un modèle pour femme, bien entendu, au
beau cadre en col de cygne, dont la roue arrière était équipée d’une sorte de filet qui avait
pour but d’empêcher sa robe de passer à travers les rayons. Le port d’un pantalon par une
femme était inimaginable ! Ma sœur devait en avoir une aussi, dont je ne me souviens pas,
mais qui devait être adaptée à sa taille, sans doute. Mes deux frères aussi, vraisemblablement,
tandis que j’ai été le seul à n’avoir jamais eu le privilège d’en recevoir une en cadeau.
L’explication en est simple : lorsque j’ai atteint l’âge de me débrouiller seul, vers 1940, nous
étions entrés dans la phase la plus noire de notre existence. Lorsque j’ai appris à monter à
vélo, je me suis servi de celui d’un de mes aînés et par la suite nous nous sommes repassé les
engins au fur et à mesure que l’on prenait de l’âge ou que, comme ma mère, on renonçât à ce
dérivatif, et à l’instrument qui va avec.
. Il faut que j’ouvre une petite parenthèse pour raconter comment mon frère MARCEL avait
reçu le sien. Mes parents avaient été, heureusement pour eux, mal habitués à n’avoir pas à
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déplorer de mauvais résultats scolaires. Autant ma sœur GILBERTE et mon frère JEAN
avaient fait la preuve d’une excellence de bon aloi, tant par leur assiduité, leur persévérance et
la qualité irréprochable de leur travail, autant mon frère MARCEL présentait une image
inverse avec, notamment, des cahiers mal tenus et une propension à la rêverie et à
l’éparpillement de sa pensée. Mes parents s’arrachaient les cheveux et rien ne semblait y faire,
les exhortations à un meilleur travail ou la menace de sanctions. Ils en étaient arrivés à
considérer qu’un mouton noir s’était glissé dans leur progéniture, quand mon père avait eu
une idée lumineuse. Il lui avait proposé ce qu’on appellerait aujourd’hui un « deal ». Il lui
avait dit, voilà si tu es seulement cinquième de ta classe, je t’achète un vélo. Eh bien, vous me
croirez si voulez, mais dès le mois suivant il avait spectaculairement grimpé dans le
classement et le mois suivant il avait respecté le marché ! Mon père s’était exécuté, bien
content de sa manœuvre – enfin, elle s’est révélée telle après coup – et de surcroît, soulagé
de n’avoir pas engendré un cancre. En contrepartie, mon frère n’avait plus eu droit à une
quelconque indulgence, car il avait donné la preuve que tous ses ennuis étaient dus à une
forme de paresse intellectuelle qui n’avait rien de génétique !
Rassurez-vous, ce n’était pas un engin luxueux, nous n’en avions pas les moyens. Cette
bécane avait des pneus pleins et pas de roue libre ! Le malheureux suait sang et eau car il ne
pouvait jamais s’arrêter de pédaler! Mais, halte-là, le principal intéressé dans cette histoire
me souffle que je me trompe ! Il avait bel et bien reçu un vélo avec tout ce qu’il devait
comporter comme technique d’avant-garde en la matière et notamment la « roue libre » ! Dont
acte, je m‘en réjouis rétrospectivement pour lui ! Pourtant il me semblait bien le revoir suant
et ahanant, mais ce devait être cet instrument de torture que le nouveau était venu remplacer :
on comprend mieux les efforts déployés par mon chenapan de frère !!
En ces temps héroïques, au risque de me répéter, les familles étaient condamnées soit à se
promener à pied, soit à sortir en vélo. N’allez pas croire que le dimanche après-midi les routes
qui partaient dans tous les azimuts autour de notre ville eussent été encombrées d’une foule
vélocipédique ! Mes souvenirs me permettent d’affirmer que la plupart de temps nous étions
seuls à sillonner, en colonne par un, les bas côtés des chemins ! Il convient donc, à cet égard,
de considérer que dans notre microcosme, nous faisions figure de pionniers, ou en tout cas,
d’avant-gardistes ! Les automobiles étaient rares et réservées à une classe sociale dont nous
nous sentions séparés par des années-lumière. Cette situation avait un double avantage : Les
risques d’accident étaient presque nuls et l’air n’était pas pollué. Il n’y avait pas de stationsservice tous les 100 mètres et la seule pompe à essence de l’avenue Kléber (le gazole était
inconnu) qui se trouvait sur le trottoir de droite, en remontant vers le moulin COHEN,
distribuait le carburant à coups de cinq litres qui étaient propulsés alternativement dans deux
cylindres en verre puis, par un tuyau ad hoc, dans le réservoir des (rares) automobiles, par
l’intermédiaire d’une pompe à main !
Toute la famille sortait donc le dimanche, ou pendant les vacances, par les chemins
vicinaux, chacun sur son vélo et moi sur le porte-bagages du vélo de ma mère sur lequel on
avait fixé solidement une sorte de structure métallique qui me fais penser à une ceinture de
chasteté, dans laquelle j’étais coincé à l’intérieur, après qu’on m’eût introduit, pieds en avant,
pour m’empêcher d’être éjecté en cours de route.
J’ai souvent parlé du tempérament plutôt pas téméraire de mon père, sur le plan de
l’engagement personnel ou de la prise inconsidérée d’un risque. Il avait porté la prudence à la
hauteur d’une institution. Chaque sortie se déroulait selon le même principe. Mon père
montrait le chemin et ma mère fermait la colonne qui, sous aucun prétexte, n’était autorisée à
se déplacer à deux de front. Mon père y veillait en donnant de la voix et en nous incitant à
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nous serrer encore plus contre le bord du chemin quand, d’aventure, une voiture se présentait
à l’horizon ou si, simplement, une poule venait à nous couper la route en battant des ailes !
C’est que son vélo de course ultra moderne n’avait pas de sonnette !
Je ne sais pas pourquoi, ni quand, ces sorties dominicales ont pris fin, mais c’est un fait. Ce
que je sais, c’est qu’un beau jour je n’ai pas pu être cadenassé dans mon carcan abdominal et
que mon poids s’en est allé à la « charge » de mon frère aîné ! C’est peut-être l’entrée en
guerre qui n’incitait plus à rechercher les bons moments, ou alors, la lassitude qui s’installe
trop souvent et nous pousse à se replier sur soi-même.
Jean PICON – Rue du chemin de fer vers 1948/1950
Cette photo est la dernière qui puisse alimenter ma chronique cycliste. Ce vélo devait être
une acquisition récente au moment où je l’ai découvert avec mon regard de petit garçon, c'està-dire juste avant le début de la guerre. Ce devait être, n’en doutons pas, un modèle très en
avance à l’époque sur ce qui se faisait en la matière. Il faut savoir qu’en 1939, il venait tout
juste d’avoir quarante ans ce qui est le bel âge, où l’homme a de beaux restes ! Je crois que
c’est moi qui ai pris cette photo à une époque où la modernité s’invitait à la maison et que
mon goût pour la photo, qui n’a jamais cessé, prenait son essor ! j’avais voulu immortaliser sa
passion et ma foi, je crois que j’y suis parvenu ! Pour la petite histoire, la plante qui pousse
dans un espace restreint, juste derrière lui, est un plan de maïs, plante très décorative à peu de
frais. Les autres photos où il apparaîtra illustreront d’autres moments dans lesquels il ne sera
pas seule partie prenante.
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4 - D) L’entre deux guerres
Il sortait quand même du comportement ordinaire, mais j’idéalise peut-être, en nous
consacrant systématiquement le dimanche pour nos promenades en famille (voir ci-dessus).
Son principal trait de caractère, celui en tout cas qui nous sautait en quelque sorte à la figure,
était sa propension à s’emporter violemment et à perdre pendant quelques instants le contrôle
de ses réactions, qui pouvaient être exagérées, eu égard à la cause initiale de son
emportement. Il n’aurait jamais eu la patience – mais je me trompe peut-être - de nous faire
toucher du doigt en quoi telle ou telle de nos actions était répréhensible. Pas de prévention à
l’égard des petits sauvageons que nous étions, mais du solide dans la répression, selon les
principes hérités de son sens de la discipline, d’abord celle de son enfance où on ne devait pas
rire tous les jours, et ensuite celle de la force principale des armées : la discipline militaire!
Une anecdote illustrera cette propension à l’exagération de ses réactions. Alors que nos
parents – enfin, ma mère – tenait le bar situé au sommet des escaliers qui reliaient la rue du
chemin de fer à la rampe des ateliers, un soir, deux arabes un rien éméchés, avaient un peu
tarabusté notre mère qui en avait vu d’autres au cours de sa vie dans le commerce des alcools.
Cela n’avait pas plu, mais alors pas plu du tout à notre père qui, les ayant fait partir manu
militari, était venu à la maison, avait caché le nerf de bœuf, destiné à nous caresser les
mollets, sous ses vêtements et était parti à leurs trousses. Là, complètement ivre de fureur, il
les avait tabassés. Ma mère ne l’avait pas su, heureusement, mais le plus « drôle » c’est que
ces deux lascars depuis lors, lui avaient marqué la plus grande déférence !
Tant que nous avons été jeunes, mes frères et sœur – jamais moi, je crois l’avoir raconté –
avons été victimes de mises au point manuellement appliquées, puis avec le temps et notre
accession au rang de pré adultes, ces séances collectives se sont espacées. Il n’y a que ma
sœur, devenue une jeune fille, elle devait avoir dans les seize ou dix sept ans (13 ou 14
affirme-t-elle), qui avait été victime, pour une raison inconnue de moi (Elle lui avait dit qu’il
était « bouché » car il n’avait pas compris une explication qu’elle lui avait donnée !) mais qui
avait dû lui paraître inqualifiable, d’une correction d’une violence insoutenable. Je le
soupçonne d’avoir été à son insu, comme les sciences humaines le révèlent, « amoureux »
d’elle au sens évidemment idéal du terme et qu’étant devenu jaloux, il n’ait pas admis de sa
part une attitude par laquelle elle s’affranchissait de sa tutelle. Bon, je ne suis pas Freud…
Un soir d’été comme, selon la tradition, nous « prenions le frais » devant la maison notre
mère et notre voisine échangeaient quelques propos au cours desquels elle parlait justement de
son côté coléreux et racontait, qu’étant enceinte de l’un de nous quatre, il avait lancé son vélo
sur elle, au risque de provoquer un accident, en réaction à un reproche qu’elle lui faisait.
Son caractère difficilement prévisible et l’animosité qu’il portait à sa belle-mère n’avaient
pas dû être de tout repos pour notre mère qui ne se plaignait de nous qu’en tout dernier
recours, pour éviter des débordements de violence. Moi-même, je n’ai dû mon salut qu’à très
peu de chose. Cela aurait été une première, parvenu à l’âge de 17 ou 18 ans, alors que j’étais
parvenu à de défiler jusque là ! Que c’était-il passé ? Il était sensible à la critique, surtout à la
mauvaise, or, certain soir, j’avais dit sans chercher à le discréditer, je l’assure, que la
réparation d’un tuyau en plomb qu’il avait effectuée n’avait pas abouti. Ayant cru que je
mettais ses compétences en doute d’une manière systématique, j’avais été à deux doigts du
moment qu’il ne me fasse sentir la vigueur de ses biceps.
Quand, dans sa colère, il ne nous adressait que des menaces – il ne passait pas à l’acte
chaque fois, qu’on se rassure – son expression favorite était que s’il nous donnait un
« soplamoco » (un souffle de morve) nous risquions d’atterrir au beau milieu de l’avenue
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Kléber distante quand même, il faut le rappeler, d’une bonne cinquantaine de mètres ! Vaines
paroles, car les fessées qu’il distribuait étaient des vraies fessées et non pas des coups
aveugles et dangereux !
Un jour que mon frère MARCEL s’étant distingué par je ne sais quelle sottise, il avait voulu
le corriger comme il seyait. C’était le moment de nous mettre au lit pour la nuit et notre père,
découvrant mon frère qui se recroquevillait, lui dit : Tourne ton cul, que je te frappe ! Bien
entendu cette menace ne l’incitait pas à obtempérer et plus mon père insistait, plus mon frère
rentrait ses fesses en se pelotonnant contre mon autre frère JEAN avec lequel il partageait le
même lit. Cette scène qui se déroulait en présence de toute la famille était assez cocasse – sauf
pour la principale victime – pour que tout ceci ne débouche sur un éclat de rire général auquel
mon père, à son tour, ne mesure le sel de la situation et ne participe à l’hilarité générale !
Cet épisode, et la révélation de quelques unes de ses faiblesses, m’avaient porté à le juger
plus que sévèrement. Ce n’est que lorsqu’il est décédé que je commençais tout juste à
reconsidérer mon jugement, car je suis sûr que son fonds était bon. Ses colères, même si elles
étaient disproportionnées, n’étaient pas gratuites et se justifiaient toujours par une cause bien
déterminée. Certains détruisent tout autour d’eux pour passer leurs nerfs, d’autres projettent
leur colère sur autrui. C’était son cas. C’était sa réponse, dictée comme c’est souvent le cas,
par une grande difficulté à communiquer à laquelle son éducation ne l’avait pas préparé. Ces
crises revêtaient un caractère ponctuel et ne portaient pas la marque d’un quelconque
dévoiement de sa personnalité, tel le sadisme. Nous n’avons jamais été pris à partie sans
motif, même si ce motif, encore une fois, nous paraissait hors de proportion avec sa réaction.
C’est de cela qu’il faut se souvenir.
Je l’ai déjà dit. Il n’était pas fait pour l’action gratuite, ni par nature, ni par opposition à un
métier trop absorbant. Ses activités extra professionnelles et ses passe-temps en font foi. La
pratique de la musique, l’évasion le long des routes, son goût pour les fleurs ne sont pas la
marque d’un esprit borné, il faut le dire. Qu’il n’ait pas été très performant dans certains
domaines n’en diminue en rien ses tendances profondes.
Je suis sûr qu’il nous aimait, à sa façon, comme il aimait son prochain : sans a priori. Je ne
l’ai jamais entendu dire qu’il haïssait untel ou unetelle, que ce soit de son fait, ou pour
appartenir à telle ou à telle mouvance. Nous n’avons jamais connu de tête de turc qui ait fait
les frais d’un règlement de compte crapuleux. Le seul ressentiment qu’il ait éprouvé, c’est
celui qu’il avait à l’égard de ceux qui l’avaient cyniquement traité aux ateliers
En dehors du cercle familial, il cultivait la camaraderie d’une façon générale et l’amitié
fidèle avec un cercle d’intimes auxquels il était resté attaché jusqu’au dernier moment. C’était
une tendance innée chez lui. Rapportez-vous à sa lettre de BUGAZ, quand il écrit qu’on allait
« donner l’attaque » au colis qu’il avait reçu de ses parents ! L’un d’eux s’appelait
Barthélémy GALLARDO (dit TOLO) Il était coiffeur et il lui faisait la barbe tous les deux
jours. En effet, mon père ne s’est jamais rasé lui-même malgré nos observations. Je pense que
c’est plus le souci de ne pas vouloir froisser son ami en lui retirant sa clientèle, que celui
d’éprouver la crainte de se louper qui dictait son choix!
Chaque deux soirs, ponctuellement, mais sans doute les autres soirs aussi, après avoir fait
toilette, il se rendait à son salon de coiffure situé près du carrefour dit « des quatre cantines »
(je renvoie le lecteur à la description de ce carrefour dans l’introduction à ce chef-d’œuvre) !
Je vous le rappelle : bien que l’un des angles soit occupé en fait par une épicerie tenue par les
sœurs CORTES, mais dont l’appellation se justifiait du fait que la quatrième n’était pas loin
de ce commerce, le compte y était !
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J’ouvre ici une parenthèse au sujet de cette épicerie : le mari de l’une des sœurs, ayant été
diminué physiquement et certainement intellectuellement aussi par un mal mystérieux (un
AVC ?), son rôle consistait à moudre à l’aide d’un moulin de ménage, du café toute la
journée. Ô heureuse époque où le café industriellement moulu et préemballé n’avait pas
encore atteint cette rive de la Méditerranée ! Comme chacune des pratiques s’enquérait de son
sort, il répondait invariablement «Aqui estamos bien , moliendo café Nizières ! » Ce qui se
traduit ainsi : « Nous sommes bien ici, en train de moudre du café Nizières »
Comme le salon faisait son chiffre d’affaire à la sortie des ateliers, il fermait assez tard et
donc notre père, soit se faisait raser, soit attendait le départ du dernier client pour s’en aller
ensemble, avec d’autres connaissances, de bar en bar, non pas forcément pour boire – je n’ai
jamais surpris mon père simplement gris – mais pour échanger blagues et propos divers.
D’autres que lui, par contre, faisaient honneur à chaque comptoir auquel ils s’accoudaient, à
l’anisette dont les verres s’alignaient en rang d’oignons, chacun payant sa « tournée » à tour
de rôle. Ce pauvre ami avait été en fort mauvaise posture lorsque ma mère lui avait demandé
– elle ne doutait de rien - de raser mon père alors qu’il était allongé sur son lit de mort ! Je
m’étais enfui, tellement cette demande m’avait choqué, et je revois encore l’expression du
visage de ce pauvre homme. J’ignore s’il s’était prêté à cette tâche macabre mais j’aurais été
tout disposé à le lui pardonner s’il ne l’avait pas accomplie. Pour la petite histoire, cet ami est
mort, sinon centenaire, du moins pas loin, mais il n’a certainement pas oublié cet épisode de
sa vie.
Il aimait bien cet ami mais pas au point, finances obligent, de lui confier le soin d’entretenir
notre chevelure. Tant que nous avons été jeunes c’est lui-même qui était chargé de nous tailler
les cheveux. Il en allait de cette aventure comme de toutes celles qui requerraient son
intervention. C’était un moment épique. L’opération concernait l’ensemble de sa « clientèle »,
c'est-à-dire NOUS, et chacun de nous y passait à son tour. Tant qu’il se servait de son peigne
et de ses ciseaux, tout allait à peu près. Nous n’avions qu’une seule obligation, assis sur notre
chaise, un linge blanc autour du cou : celle de nous tenir immobiles tant qu’il coupait, un à un
nous semblait-il, chaque cheveu de notre toison. C’est quand il faisait usage de sa tondeuse
que ça faisait mal car, malgré le soin apporté au bon fonctionnement de l’engin huilé avec le
lubrifiant de la machine à coudre de ma mère, cette opération n’allait pas sans souffrances. On
aurait dit que chaque poil opposait une dernière résistance avant de se rendre. Tout cela
n’allait pas sans force picotements désagréables et contorsions de notre part malgré le talc
dont il nous saupoudrait. Inutile de dire que tout cela agaçait notre père dont les exhortations à
l’immobilité n’étaient pas suivies d’effet. Heureusement, le passage le plus délicat de l’engin
de torture n’intervenait qu’à la fin de la séance, quand il s’attaquait au creux du cou. A ce
sujet, ma sœur qui bénéficiait de ses services tant qu’elle avait été très jeune et fort maigre –
ce qui n’est plus le cas maintenant - se voyait intimer l’ordre de « gonfler son cou » ! Pour sa
« défense » il faut dire qu’il y avait un monde entre cette tondeuse mécanique et celles,
électriques et dotées de toutes sortes d’accessoires, qui sont proposées de nos jours dans
n’importe quelle grande surface !
Pour ma part, étant resté le petit dernier, j’avais, pour une fois, bénéficié de ce statut pour
échapper plus tôt que les autres à cette obligation et j’avais tout naturellement été pris en
charge par TOLO ou son assistant. Je crois que la dernière intervention de ce type avait eu
lieu quand j’étais parti en colonie de vacances à TIKJDA. J’avais eu droit à cette occasion à
une coupe « spéciale » censée correspondre aux besoins d’un séjour d’un mois et demi en
milieu hostile, loin de toute civilisation devait-on penser, et qui s’était traduite par une tonte
digne de celles qui sont pratiquées sur le dos des moutons. Figurez-vous que j’avais le crâne à
zéro mais que j’avais sur le front une sorte de petite frange ! Tout le monde se moquait de moi
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et je m’étais bien juré qu’on ne m’y reprendrait plus. Mais même à treize ou quatorze ans, je
ne faisais pas le poids et pendant un certain temps encore on m’avait assis sur une planche
posée sur les accoudoirs du fauteuil réservé aux adultes. Je souffrais en silence mais c’était
encore un progrès par rapport au siège spécialement affecté aux jeunes enfants sur lequel
j’avais, à quelques occasions devant correspondre à un évènement particulier, été installé
auparavant.
Comme je prenais de l’âge et que les hormones commençaient sérieusement à me
turlupiner, un duvet de plus en plus dru s’était mis à couvrir mes joues jusqu’à ce qu’un jour,
après qu’il eût rafraîchi ma coupe, le coiffeur ne me demandât si je voulais qu’il me fasse la
barbe. Je ne devais pas avoir très bien compris le sens de ses paroles mais quand il s’était mis
en devoir de préparer son blaireau, sa cassolette pour faire mousser le savon à barbe, et à
passer le coupe-chou sur sa lanière en cuir, j’avais paniqué et j’avais, sous le regard ahuri du
praticien, pris la fuite ! C’est que ça avait tout l’air d’un dépucelage ! A partir de cette
aventure, ayant pris conscience de la dure réalité des choses je m’étais, comme mes frères
avant moi, pris en charge comme un grand. En effet, chacun à son tour, profitant d’un avancée
en âge qui le faisait regimber, s’était affranchi de ce tourment pour s’en aller chez un coiffeur
patenté soigner ce que filles et garçons considéraient – c’est encore le cas aujourd’hui –
comme l’arme absolue pour séduire le, ou la, partenaire du sexe opposé ardemment
attendu(e).
J’ai évoqué son amour des fleurs. Généralement ce sont les femmes qui sont « fleur bleue ».
Chez nous, c’était lui que la chose concernait. Le soin des jardinets qui entouraient la cour lui
incombait, de même que la pulvérisation des produits pour la treille dont il était fier ! Quand il
rentrait de son travail, les jours où le soleil se couchait tard, c'est-à-dire pendant la période où
elles « éclosaient » naturellement, son premier soin était d’aller rendre visite à ses fleurs qu’il
cultivait avec amour. Il y avait, le long du mur qui nous surplombait sur le côté droit, un
magnifique géranium qui le recouvrait du sol jusqu’aux basses branches de la treille. Gare à
nous si nous avions commis l’irréparable outrage d’avoir attenté à l’intégrité des fleurs qu’il
devait, j’en suis persuadé, compter pour vérifier s’il n’en manquait pas une !
C’est ainsi, qu’un jour que je disputais une partie de « pelote » avec mon jeune voisin
GERARD, j’en avais fusillé une juste quelques minutes avant le moment où il devait rentrer.
Je l’avais précautionneusement replacée à l’endroit où elle aurait dû se trouver et je n’avais
respiré que lorsque l’inspection n’eût donné lieu, ni à fureur, ni à sanctions.
Etait-ce pour cela un mauvais père ? Non, bien sûr que non. Il se comportait dans son
ménage comme tous les hommes de cette époque, à quelques exceptions près, je présume. A
lui le travail et le soin de rapporter la paie à la maison où le vrai chef était la femme au foyer,
à elle de veiller 24 heures sur 24 à la bonne marche de l’attelage.
Qu’ajouter à ce portrait ? J’ai beaucoup glosé sur tel ou tel aspect de son caractère. Qu’en
était-il de ses convictions politiques ? Nous avons traversé une période extraordinaire, connu
des bouleversements incroyables dans nos institutions avec la création de l’éphémère « Etat
Français », l’adoption de la formule « Travail, Famille, Patrie ». Nous avons acclamé des
êtres promis au peloton d’exécution, condamné à mort un Maréchal, « sauveur de la Patrie ».
Nous avons affronté l’amertume de la défaite et la liesse de la victoire, j’en passe et des
meilleures. Nous avons participé, à notre corps défendant, à une page importante de notre
histoire pendant laquelle les retournements des évènements ont entraîné des remises à jour,
fort opportunes pour certains, à propos de convictions trop rapidement affichées. Il va sans
dire qu’avec sa prudence et son respect de la chose officielle, il n’a jamais, à ma
connaissance, été à l’avant-garde, ni au centre, ni à l’arrière-garde, d’aucun mouvement
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politique, qu’il soit Socialiste, Pétainiste ou Gaullo-communiste, dans l’ordre, entre 1936 et
1945 !
La seule trace d’un semblant de commencement de prise de position réside dans la
possession de la carte de membre de la Légion Française des Combattants, dont le président
était le « Maréchal de France » (suivez mon regard…). Elle portait le n° 7606O5 – elle n’avait
donc rien de confidentiel - et lui avait été délivrée le 14 Août 1941, au plus fort de la ferveur
Pétainiste. Je ne crois pas qu’il ait fait des pieds et des mains pour l’obtenir mais que, dans
l’ambiance de cette période où il fallait « régénérer » la France, elle lui avait été imposée, sans
autre forme de procès.
Le texte qui figure au verso vaut son pesant de biscuit, tout empreint qu’il est de
phraséologie patriotico-mystique et que je reproduis avec délectation :
Voici donc la photocopie recto/verso de cette fameuse carte datée du 14 Août 1941, soit à
quelques jours près, il y a soixante-dix ans ! Quel raccourci historique ! Notons que ces genslà avaient su reconnaitre son statut de combattant, alors que celui-ci lui avait été mégoté pour
l’obtention de la carte dudit combattant, en 1936 ! Bien entendu, à la fin de la guerre, le vent
ayant tourné, et de quelle façon, le serment devenait nul et non avenu et il était de bon ton,
que dis-je ? OBLIGATOIRE d’afficher ses convictions communistes et de s’abonner à la
revue France-URSS sous peine de se voir à son tour, cloué au pilori.
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J’ai donc eu le privilège, pendant plusieurs années d’apprendre des rudiments de la langue
russe et de savoir par exemple que restaurant s’écrit en russe PECTOPAH et que BINSK
signifie pont!
Notre père a donc assisté bien sagement aux « meetings », et s’il a levé le poing comme il
n’aurait pas dû être prudent de s’en dispenser, il ne devait pas enfoncer ses ongles dans la
paume de sa main à s’en faire saigner !
Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour pouvoir affirmer que dans la crise qui allait
secouer l’Algérie à partir de 1954, et surtout dans les deux ans qui ont précédé l’accession de
l’Algérie à l’Indépendance, accompagnés de l’exacerbation des passions que l’ont sait, il se
soit investi dans une quelconque action délictueuse. Dignes enfants de notre père, mes frères
et moi - en ce qui me concerne, moi, je l’affirme - nous ne nous sommes pas impliqués dans
une action violente, même si nous pouvions comprendre l’exaspération de ceux qui ne
voulaient pas admettre la marche inexorable de l’Histoire et se sentaient, légitimement ou pas,
floués.
Un dernier trait de sa personnalité m’a été rappelé – on ne saurait penser à tout – et je
m’empresse de rajouter une dernière précision. J’ai raconté que son entourage faisait preuve
d’un ascétisme et d’un rigorisme exemplaires (voir chronique réservée à nos aïeux paternels).
J’ai dit aussi que mon père avait un comportement « normal » par référence aux pratiques
austères de son milieu familial. Il devait l’être sans aucun doute car, dans sa jeunesse, peu
soucieux de s’abreuver de littérature ésotérique, il « sortait » comme on dirait maintenant et
tâchait de prendre du bon temps. Du coup il avait hérité de deux qualificatifs : c’était un
« tarambana » ce qui signifie à peu près un farfelu et ensuite « el baïlarin » c'est-à-dire le
danseur ! Il est heureux qu’il ait été affublé de ces deux sobriquets. Nous l’avons échappé
belle !
J’ai le sentiment d’avoir beaucoup digressé sur lui mais pas trop, car on ne résume pas une
vie en quelques pages. J’espère seulement qu’il ne sera plus un portrait auquel on n’accorde
qu’un regard distrait et que sa destinée, pour modeste et sans éclat qu’elle ait été, sera
néanmoins utile, justement par son caractère sans aspérité, à l’apprentissage des choses de la
vie avec laquelle il faut savoir composer pour ne pas être broyé, ou simplement déçu.
5 - La deuxième guerre mondiale de 1939 à 1945
Je viens de parler de l’entrée en guerre. Je l’ai déjà dit. J’avais six ans en 1939 et douze en
1945. J’en ai donc gardé des souvenirs précis mais j’évoquerai ma vision détaillée des
évènements quand je me répandrai dans mes souvenirs d’enfance ! Restons à la surface des
choses et voyons comment notre père avait traversé cette zone de turbulence. Disons- le tout
net : très mal ! Pendant toute cette période, nous avons connu la vache enragée, tout comme
les artistes de la butte Montmartre, sauf que ce n’était pas pour l’amour de l’art !
Une des premières mesures qui avaient été prise, l’avaient été pour assurer ce qu’on appelait
la défense passive. Afin de décourager l’agressivité de l’ennemi, il avait été prescrit d’avoir à
faire le moins de lumière possible afin de ne pas attirer sur nous les bombardiers ennemis.
Imaginez-vous la luminosité des lieux : une ampoule de 25 W était un luxe ! Mais dans la
nuit, il en faut moins que ça pour repérer une cible. Les loupiotes qui éclairaient de loin en
loin nos avenues étaient encore trop voyantes ! Restait l’éclairage des particuliers. Il était
recommandé, notamment, de peindre en bleu les vitrages et c’est pourquoi pendant six ans,
bien après que le danger se fût écarté de nos rivages, nous avons été privés, dans notre salle
de séjour préférée, de la lumière du soleil. C’était pratique en été, mais en hiver… Le soleil
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qui nous aurait chauffé entrait parcimonieusement dans le local séparé de l’extérieur par une
simple cloison vitrée seulement lorsqu’on ouvrait la porte donnant sur l’escalier de la cour. Je
crois, quand même, que ces mesures n’étaient pas tout à fait stupides car, c’est un fait, Oran et
Alger avaient eu à subir des attaques aériennes.
Je raconterai plus loin ma guerre vue par mes yeux d’enfant. Ne sortons pas du sujet et
restons concentré sur notre père. Dès l’entrée en guerre, la durée hebdomadaire du travail
avait été portée de 40 heures, front populaire oblige, à 48 heures. Rien ne semblait devoir être
différent de la veille. La vie continuait sans à-coups, jusqu’à l’effondrement de nos forces
militaires en 1940 et l’anéantissement de la flotte à MERS-EL-KEBIR (ce qui signifie : le
grand port) en Juillet de cette même année. Les anglais n’étaient plus nos amis que mon oncle
évoquait dans ses lettres de 1914. Je n’avais pas la possibilité de comprendre ce qui se passait
autour de moi. Il m’était impossible, même si j’avais été précoce, de comprendre l’arrivée des
Vichystes au pouvoir, les commissions de réquisition pour l’approvisionnement des troupes
d’occupation allemandes en Métropole et autres faits moins en relation avec la diminution
vertigineuse de notre train de vie. De celui-ci, je dirais qu’il devenait soudain celui de la
survie pure et simple.
Autant que je puisse en porter témoignage, rien de fondamental n’avait changé en un seul
jour. Les difficultés étaient apparues progressivement avec la raréfaction des produits
métropolitains qui continuaient de nous parvenir cependant après l’armistice, malgré un trafic
maritime sérieusement perturbé. C’est avec l’arrivée des américains en novembre 1942, que
tout apport en provenance de la France ayant brutalement cessé, la pénurie s’était installée et
que le règne de la débrouille et du marché noir avait été porté au rang de sport national. Le
système des tickets de rationnement n’aurait en aucune manière permis de survivre, tant les
rations étaient réduites à leur plus simple expression : il fallait en passer par là.
On comprend bien, maintenant que nous connaissons tous les détails de l’histoire, que les
transports à travers l’Atlantique, truffé de sous-marins allemands, étaient assurés
prioritairement pour la subsistance des soldats et pour l’effort de guerre. Même après la
campagne de Tunisie, courant 1943, quand le théâtre des opérations s’était transporté vers le
Nord de l’Europe, et que la présence des troupes américaines en AFN n’était plus
indispensable, l’approvisionnement était encore aléatoire et soumis aux raids des sous-marins
allemands.
Bien sûr, nous avons fait connaissance avec le chewing-gum, le pain blanc, les bonbons aux
saveurs inconnues à nos palais, le lait en poudre qu’on nous distribuait à l’école avant de
commencer les cours, le base-ball, les lampes torche, etc… Mais pour l’essentiel, pour
l’obligation de lester convenablement nos estomacs, pour renouveler nos vêtements, ou pour
se procurer du savon de Marseille, à l’ère préhistorique où les détergents étaient du domaine
des laboratoires, il en allait tout autrement.
Je viens de dire que nous avions droit, en arrivant à l’école, à un quart de lait chaud qu’on
consommait assis devant notre pupitre après qu’il ait été touillé dans un coin de la cour dans
une grande marmite sous laquelle brûlait un grand feu de bois. C’est mon père, se souvenant
qu’il était ferblantier, qui nous avait fabriqué ces quarts en se servant de boîtes de conserves
auxquelles il avait adjoint une anse harmonieusement recourbée qu’il avait soudée sur le côté.
Il me semble qu’après un certain temps nous avions été fournis en quarts en aluminium. Tout
cela est très vague dans mon esprit mais il me reste le souvenir de la chaleur du liquide dans
l’œsophage qui nous ragaillardissait pour le reste de la matinée.
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Je viens d’évoquer le savon de Marseille. C’était le savon à tout faire. Il servait autant à la
toilette, finies les savonnettes parfumées, qu’à tous les usages domestiques où la propreté est
de mise et, en premier lieu, l’entretien du linge. J’y reviendrai en parlant de ma mère. C’est,
de tous les produits qui faisaient défaut, celui qui a le plus marqué mon esprit.
Nous avions deux voisins, dont j’ai parlé plus haut, qui s’étaient lancés dans la fabrication
artisanale d’un ersatz de savon. Deux difficultés devaient être surmontées : mettre au point
une formule sur le plan chimique et fabriquer des moules. Eh bien, j’ai le regret de dire que
mon père ne s’y était pas associé et qu’une fois un résultat, ma foi assez honorable, ayant été
atteint après de nombreuses tentatives plus ou moins infructueuses, nous leur étions
reconnaissants de bien vouloir nous en céder. Je m’empresse de dire que nous n’étions pas
totalement des parasites car, en échange, mes parents n’ont jamais gardé pour eux seuls le
produit de leurs treilles. C’est ainsi que chaque année, et bien après que la disette eût disparu,
j’étais chargé de leur apporter très régulièrement de belles et bonnes grappes de nos treilles.
Vous voyez là la confirmation qu’il n’avait pas la fibre bricoleuse mais qu’il était plutôt
bienveillant !
Pour ce qui est du marché noir, mes parents, ma mère surtout qui veillait sur nos finances,
avaient longtemps résisté à la nécessité de faire appel à d’autres sources d’approvisionnement
que celles, officielles, qui délivraient des denrées contingentées et soumises au rationnement.
Mais comment faire sans risquer la famine, pour se procurer les denrées propres à faire
bouillir la marmite et pour nourrir décemment six personnes - plus ma grand-mère - en pleine
croissance ou devant faire face à un rude effort. Mon père, en qualité de travailleur de force
avait bien droit à une ration double des nôtres…et il avait bon appétit ! C’était peu, mais à la
guerre comme à la guerre !
Cette période a été propice à toutes sortes d’aventures plus ou moins réjouissantes. Je
passerai sur les détails pour n’évoquer que deux anecdotes. La première concerne l’achat
d’une trentaine de kilos de pommes de terre qu’on s’était empressé de mélanger avec d’autres
au fond du placard de la cuisine. Elles s’étaient avérées immangeables, après d’un cultivateur
ne nous les aient refilées sous le manteau et à un bon prix, surtout pour lui. Cette erreur
découverte avec horreur, dès la première utilisation, avait nécessité de faire cuire double
ration chaque fois, pour espérer avoir la quantité adéquate à nos besoins pour le repas, une
moitié étant destinée à être détruite ! La deuxième concerne un sac de pois chiches, à moins
que ce ne soient des pois cassés, charançonnés et qu’il n’avait pas été question de jeter à la
poubelle, chaque pois étant soigneusement évidé, après cuisson préalable, pour chasser
l’intrus ! Dire que nous nous étions privés d’un apport protéinique avéré pout une simple
question de maintien!
Donc disais-je, la pénurie régnait. Or, très curieusement, dès qu’on se déplaçait de moins de
150 kilomètres vers l’ouest, on arrivait dans le pays de cocagne dont OUJDA, à la frontière
marocaine, était le portail d’accès. Je ne sais pas par quel mystère le Maroc n’a pas rencontré,
à ma connaissance, les mêmes difficultés que l’Algérie. Il est vrai que c’était un protectorat et
non une extension du territoire national et que les mêmes lois que les nôtres ne le régissaient
pas. Ainsi n’avait-il pas eu à participer aux réquisitions en faveur de l’occupant. Mais c’est
une fausse piste puisque ces réquisitions avaient cessé en 1942 et que cette disette avait
continué jusqu’en 1945, et même au-delà !
Bref, et quoi qu’il en soit, on trouvait tout ce qui nous faisait défaut pas loin de chez nous.
Bien entendu, l’information avait circulé et nombreux étaient les cheminots, eux les mieux
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placés pour bénéficier des transports en commun, à se rendre nuitamment, en prenant place
dans des wagons de marchandises, à la frontière et à se fournir.
Je ne pense pas que cette mini contrebande présentait de grands dangers mais aux yeux de
mon père, même réduits à l’état d’extrême éventualité, c’était encore prendre trop de risques !
Ma mère ne cessait de le lui reprocher amèrement, tant et si bien qu’un jour – une nuit – il
avait accompagné des collègues dans leur équipée qui pour mon père était une vraie odyssée.
Suffisamment de confidences avaient filtré sur son comportement pour comprendre pourquoi
jamais plus il n’avait été du voyage en d’autres occasions ! On comprendra, à travers cette
anecdote, pourquoi je pense que sa participation au combat de St-Siver (voir en annexe le
commentaire sur les JMO de la 58è DI dont faisait partie le 6è RTA et celui de la 129è Di qui
accueillait le 14è RTA après octobre 1918) devait avoir été pour lui plus qu’une torture.
Toutes ces digressions m’ont un peu distrait de mon sujet. Continuons d’évoquer les heurs
et malheurs liés à la guerre et à ses misères. Nous étions des animaux des villes, et même si la
campagne n’était jamais bien loin de nos pénates, il n’était pas si commode que ça de
s’approvisionner chez le paysan. Les nôtres n’avaient rien à envier à ceux de la métropole
dont on nous faisait le portrait dans nos lectures. Pour être dans la même galère que nous, ils
n’en restaient pas moins des paysans dont il semble que, depuis le lointain 17 ème siècle, et
sous toutes les latitudes, l’unique souci est l’appât du gain. Heureusement pour nous, notre
oncle RODRIGUEZ, mari de ROSE, la sœur de mon père, exploitait un terrain maraîcher et
nous fournissait en légumes et en tomates.
Nos parents avaient donc cherché à pallier le manque de produits protéiniques plus
aléatoires à se procurer, et à forte valeur ajoutée, en aménageant sous la partie centrale du
bâtiment qui venait d’être construit dans les conditions que j’ai évoquées, un poulailler où ils
élevaient poules et coqs ainsi que des pigeons. Croyez-le si vous le voulez, mais ces oiseaux,
symboles de la paix, sont les plus odieux des satrapes que l’histoire nous a fait connaître ! Ils
sont tout, sauf pacifiques ! Ces satanés volatiles donnaient du fil à retordre à notre père qui
aurait bien voulu faire régner parmi eux la discipline, comme il le faisait pour nous. On leur
avait aménagé une sorte d’étage constitué, comme un H.L.M., de niches disposées côte à côte
avec, tout le long, une sorte de promenoir qui leur permettait de se rendre visite sans
difficulté. Ce que mon père ne savait pas, c’est que cette idée était tout, sauf bonne ! En effet,
si les pigeons pouvaient aller d’un nid à l’autre, les pensées de certains mâles étaient
sexuellement orientées ! Ils échangeaient autre chose que des politesses. Il y avait
constamment des agressions qui aboutissaient à l’éjection des pigeonneaux hors du nid
familial et donc perte de matière première pour nous qui attendions le moment adéquat pour
agrémenter les petits pois. Il y avait dans cet habitat un mâle dominant au comportement
particulièrement agressif qui faisait régner la terreur parmi ses congénères. Un jour, mon père,
excédé, avait décidé de lui donner une « leçon » à sa façon, plutôt énergique. Il avait réussi à
l’attraper et, s’étant saisi de la bête par la tête il lui avait imprimé un élan, circulaire dira-t-on,
en le menaçant de sévices encore plus violents s’il ne se tenait pas à carreau ! Jamais ce
discours n’est parvenu au cerveau de notre matamore. En effet, voila le corps qui est éjecté
tandis qu’il reste, complètement interdit, avec la tête dans la main ! Il était remonté tout
penaud en tenant la tête dans sa main et en disant « Regarde, Henriette, ce que j’ai fait ! »
Inutile de vous dire que sa destinée fatale s’en était trouvée tout à coup fort avancée et que
nous lui avions rendu un dernier hommage fort succulent !
Un autre élevage auquel mes parents ont eu recours, est celui d’un porc (Un à la fois, je
précise). Nous avions, comme je l’ai expliqué dans la description de la demeure familiale,
deux sortes de caves naturelles aménagées dans le rocher au flanc duquel la maison s’élevait.
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L’une servait de débarras et l’autre de soue. Ce mot n’étant dans notre vocabulaire, il était
question de porcherie. Le « jeu » consistait à acheter un cochon de lait à un prix raisonnable et
de l’amener, avec le moins de frais possibles, à l’âge fatidique d’un an environ pour le
sacrifier. J’ai le souvenir de deux cochons qui se sont succédé comme ça. Je ne sais pas si
l’expérience s’est poursuivie une troisième fois.
On prête à tort, toujours, aux animaux qui ne sont pas « de compagnie » une capacité
émotive inférieure à celle des chiens ou des chats. Je peux affirmer qu’il n’en est rien après
avoir assisté à l’avancée barbare, vers la mort, d’un troupeau de cochons lors d’une visite à
l’abattoir de Castres ! Prenez n’importe quel cochon, soignez-le et il vous aimera mieux que
votre chat ! Cette pauvre bête, donc, nous aimait bien, surtout quand on lui apportait sa
pitance constituée de tous les reliefs des repas, il n’y en avait pas beaucoup, et épluchures,
mais surtout des montagnes d’herbe que nous étions chargés, mes deux frères et moi – mes
deux frères surtout – d’aller ramasser dans la nature environnante. Nous ratissions à cet effet
tous les endroits où l’herbe poussait, et notamment entre les ceps de vignes où le printemps
faisait pousser à foison toutes sortes de plantes dont la « verdolaga » (le pourpier, en français).
Juste quelques mots à ce sujet : cette plante avait la faculté de plaire aussi aux canaris dont
j’ai oublié de parler, mais qui nous ont accompagné de leur chant une partie de notre jeunesse.
Il y avait là de quoi répondre à l’appétit insatiable de l’animal qui grossissait à vue d’œil et
dont la fringale croissait en proportion. Nous utilisions, pour le transport, le landau (ici, un
point de friction : je crois que je suis le seul à me rappeler de cette charrette) dans lequel
j’avais été promené – et certainement mes frères avant moi – dans les premières années de
notre jeunesse et dont le traitement, plutôt rude, auquel il était soumis devait le conduire à une
fin digne des vieux rafiots qu’on envoie par le fond avec les honneurs militaires.
Quand nous rentrions au bercail, le charroi était lent et pénible dans la mesure où les
ressorts étaient écrasés sous le poids du chargement qu’il ne fallait pas chahuter sous peine de
retards et d’efforts supplémentaires : c’est que l’équilibre de l’échafaudage des sacs empilés
dans, et au-dessus, de la caisse était précaire dans cette partie de l’aventure. Si, chargé au-delà
de ses possibilités, que le retour à la maison n’avait rien de glorieux, il n’en était rien de
l’aller. Au départ, nous étions frais et plein d’ardeur. Le seul point noir était le risque de
traverser le quartier du MACONNAIS où une bande de chenapans (pas des arabes, notez bien,
mais de vrais petits futurs pieds-noirs !) nous tendait de temps à autre, une embuscade. Une
fois cette zone à forte turbulence dépassée, c’était le calme plat et notre travail commençait.
Mais en première partie du spectacle, la traversée à vide du champ de manœuvre, vaste
étendue en légère déclivité sans aucun obstacle devait nous faire croire que nous parcourions
en galopant les vastes plaines du Far-West comme les films de cow-boys nous les faisaient
vivre. Là aussi, cette calvacade semble être le fruit de mon imagination … et pourtant…Peutêtre n’y en a-t-il eu qu’une seule mais c’est celle-là qui m’a marqué ! C’était enivrant, car
nous nous servions de l’engin comme d’une diligence poursuivie par une horde de Sioux.
Lorsque le grand jour arrivait, celui de la « matansa », et qu’il y avait matière à faire
bombance pour quelque temps, notre bonheur était double. Nous mangions une charcuterie
goûteuse, et notre contribution forcée à l’effort commun s’achevait. Je ne vous étonnerai pas
en affirmant que ces équipées n’avaient pas la cote dans l’appréciation de nos valeurs, même
en les agrémentant de ces chevauchées épiques !
Je ne sais pas si le bénéfice de cet élevage était bien intéressant d’un point de vue financier
car, malgré tout, il fallait donner en complément de l’orge ou quelque autre aliment plus
nourrissant que ceux que je viens d’évoquer, sans compter le dédommagement du
sacrificateur, le rituel qui accompagnait un tel évènement avec, sans doute des frais de bouche
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conséquents et une « attaque » en règle de ces victuailles au détriment des réserves sur
lesquelles devaient compter mes parents. Il va de soi que l’évènement ne passait pas inaperçu
et il était de bon ton de faire passer aux voisins, en signe d’amitié, quelque spécimen de notre
production !
Mes parents avaient alors opté pour l’élevage d’un mouton réputé plus facile en raison de
son aptitude à faire face au rationnement, enfin, à ce que croyions. Nous voyons un jour
arriver à la maison sous le bras de ma mère un agneau à peine sevré et squelettique qu’elle
n’avait pas dû payer bien cher. Il y avait pour cela chaque mercredi de la semaine une sorte de
marché aux bestiaux réservé me semble-t-il aux « indigènes », qui se tenait sur une esplanade
située près de la gare et qu’on appelait le « SOURCO ». J’ai parlé de la faculté d’aimer des
cochons : que dire de celle des moutons ? D’apeurée et rétive, l’attitude du chétif animal
s’était vite transformée. Dans les premiers instants il fallait tirer sur la corde quand nous la
sortions pour qu’elle broute le long de la voie du chemin de fer, ou partout où poussait une
herbe abondante et grasse à souhait. Très rapidement sa laisse n’avait plus servi à grand-chose
et cette pauvre bête nous suivait comme un toutou. Je crois pouvoir dire, qu’à sa façon, elle
nous parlait avec beaucoup d’affection.
Mais tout a une fin, même pour un agneau qui quitte le monde de l’enfance. Une fois de
plus, le spécialiste es-égorgement était venu occire sans autre forme de procès un animal
inoffensif, dépourvu d’instinct agressif, pour lequel nous devions paraître comme des Dieux
tutélaires, et voué par nature à une vie paisible. Je vous avouerai que nous nous sommes tous
enfuis pour ne pas assister à la scène et notre père en premier, dont la pâleur extrême attestait
son émotivité. C’est bien la preuve que son fonds était bon et que c’était un tendre qui voulait
se faire passer pour un dur de dur. Je vous dirai que ces états d’âme ne nous avaient pas
empêché de le dévorer jusqu’au dernier os mais que nous avions plutôt mauvaise conscience.
Nous l’avions d’ailleurs si mauvaise que ce fut le premier, et dernier, agneau qu’on ait élevé !
La faim conduit parfois à des situations dramatiques mais, dans certaines circonstances, elle
peut déboucher sur des situations cocasses. Une anecdote que je m’en vais vous raconter
l’attestera. Si elle n’est pas forcément amusante, elle est restée dans notre souvenir collectif et
suscite chaque fois que nous l’évoquons une hilarité qui n’a rien d’irrévérencieux, mais non
empreinte d’une certaine nostalgie.
Notre père, qui avait un appétit de fort bon aloi, devait évidemment, tel le lion dans la
savane, partager avec nous ce que son épouse apportait à table. Bien entendu, si quelqu’un
faisait mine de ne pas aimer ce qui lui était imparti, il bénéficiait de ce complément qui
passait d’une assiette à l’autre, vite et bien fait. Un jour, l’un de nous, jugeant que la
tambouille n’était pas de son goût, avait dit avec juste ce qu’il fallait de désinvolture
involontaire pour titiller sa fierté, de tout lui donner car il « mangeait tout » et bien entendu,
grande fureur de notre père qui refusait, selon ses propres termes d’être considéré comme une
poubelle ! Il s’agissait de dattes dont certaines étaient véreuses, que nous ouvrions avant de
les manger, or mon père avait dit de ne pas les ouvrir… d’où la réflexion !
Une dernière anecdote, juste pour la route : Notre père n’avait commencé à boire du vin
qu’au moment où il avait été mobilisé. Il en buvait régulièrement depuis, mais jamais en
dehors des repas. En dehors, c’était plutôt des anisettes entre copains et encore avec les
réserves exprimées ci-dessus. Tout de même, il nous semblait qu’un grand verre de vin pur à
chaque repas c’était beaucoup alors que nous n’en buvions, nous, qu’un demi verre coupé
d’eau ! Le vin en bouteille cacheté était inconnu à la maison. Nous allions chercher, à deux,
chacun tenant une anse, une bombonne de dix litres d’un vin rosé, aussi foncé que les rouges
métropolitains de maintenant, chez M. BOUSCARY, un métropolitain d’un âge déjà
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conséquent qui tenait commerce au début de l’avenue de la Fontaine Romaine. Il avait un
décalitre en métal qu’il remplissait en soutirant le liquide d’un tonneau et qu’il transvasait
ensuite à l’aide d’un grand entonnoir dans notre bombonne habillée de son enveloppe
protectrice en raphia tressé et à travers lequel il était impossible de remarquer quoi que ce soit.
L’un de mes frères avait eu l’idée de génie, afin de faire chuter le degré d’alcool sans doute
et dans le seul souci, fort louable au demeurant, de protéger la santé de notre père, de verser
dans cette dernière une bonne dose d’eau. Lorsqu’à un certain moment le vin avait débordé et
s’était répandu sur le sol, le père BOUSCARY qui n’avait pas du tout l’accent de « là bas »,
mais une façon plutôt rocailleuse de s’exprimer, s’était exclamé d’un ton bourru qu’on a
répété à satiété par la suite et qui est resté dans notre patrimoine familial: « Oh, il y avait du
vin dedans ! ». Rendus prudents, nous n’avions pas jugé utile de lui signaler la chose avec
l’espoir d’assister sans doute à un miracle digne de Jésus qui eût permis de comprimer dans le
même bocal, l’eau et dix litres de vin ! Bien attrapés quand même après ça, et tant que la
bombonne n’avait pas été consommée, nous avons craint que ça ne lui revienne aux
oreilles, ou aux papilles, avec des conséquences dommageables pour nos derrières !
6 - L’après guerre, de 1945 à 1952
Que dire d’autre, et surtout d’original, sur cette période ? Au fond, maintenant que nous
sortions de l’adolescence les uns après les autres, il s’était produit quelque chose d’assez
classique. Il n’avait plus affaire à des enfants, mais à des adultes. Aussi, ce qui nous paraissait
« monstrueux », ou tout simplement excessif n’avait plus sa raison d’être. Et d’ailleurs, nous
connaissions trop bien sa personnalité pour que, si d’aventure il avait fait mine de nous en
imposer, cela n’aurait pas été bien loin. Nous entrions dans une période plus faste sur le plan
pécuniaire et les tensions créées par nos moyens défaillants s’étaient considérablement
apaisées.
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Nous avons commencé à profiter de la paix retrouvée et d’une certaine aisance pour sortir et
voir le vaste monde. J’en veux pour preuve cet extrait d’un passeport qu’il s’était fait faire,
daté du 21 Mars 1947 et qui devait servir lors du voyage que nous avions fait, nos parents et
moi (déjà !) à Meknès. Nous avions été rendre visite à la cousine de notre mère, SUZANNE, à
l’occasion, je pense, des vacances de Pâques de cette année là. Le cachet apposé sur la
couverture interne du document atteste bien que nous nous sommes rendus dans cette ville qui
nous avait impressionnés par son modernisme ! Je ne résiste pas à l’envie de faire figurer la
double page sur laquelle il figure.
Ce sera le mot de la fin, avant que nous ne le retrouvions en compagnie de notre mère pour
ce qu’avait été leur parcours en commun, riche de surprises et de rebondissements divers !
On retiendra, avant d’inscrire le mot FIN, que cette chronique ne concerne que notre père
mais que sa mémoire ne manquera pas d’être invoquée largement dans les pages qui vont
suivre, à partir du moment où lui et notre mère se sont mariés.
On voudra bien me pardonner un certain désordre dans la présentation chronologique des
aspects les plus notoires des aventures auxquelles il a été confronté. Certains faits présentent
un caractère « endémique », comme ses déboires professionnels et « polluent » de ce fait les
autres rubriques que je lui ai consacré ! Pour le reste, j’ai essayé de ne pas être trop brouillon.
Voir par ailleurs le dossier complet que j’ai consacré, sur le modèle de celui de notre oncle
Antoine MARTINEZ, au temps pendant lequel il a été sous les drapeaux.
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CHRONIQUE V - Henriette Angèle MARTINEZ
1 – 1900- 1910 : Les années de jeunesse
Je me suis étendu sur les faits qui concernent notre père plus longtemps que je ne l’aurais
imaginé. On se trompe, on entreprend une narration pour laquelle on croit n’avoir pas
tellement de « matière » et à l’arrivée, les pages ont succédé aux pages, des documents cités
doivent être montrés et à l’arrivée tout cela forme un tout difficile à gérer sur le plan matériel.
Je suis donc amené à entamer une nouvelle chronique dont j’espère qu’elle ne sera pas
inférieure en faits et prolongements, à la précédente.
Cette justification un peu pâteuse une fois donnée, passons au vif du sujet.
Notre mère, ainsi que le titre de cette chronique l’indique et ne laisse planer aucun doute,
avait reçu les doux prénoms de Henriette et d’Angèle. Elle était née le 2 Août 1900 au
domicile de ses parents, au clos BASTIDE, à SIDI-BEL-ABBES. C’était la fille légitime de
Juan Antonio MARTINEZ (1862 – 1935) et d’Isabel Maria CASQUEL (1866 – 1953) dont je
vous ai conté l’histoire dans la chronique précédente.
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Le bulletin de naissance que j’ai été chercher tout spécialement au CAOM d’AIX-enPROVENCE m’a laissé sans voix (Ce voyage n’est plus de mise depuis qu’on peut obtenir les
mêmes documents grâce à Internet): En effet il est stipulé « Espagnole » alors que tous mes
oncles, pourtant nés avant elle, étaient déclarés « français » dès leur déclaration en mairie !
Voilà une bévue de l’employé de mairie de l’époque qui pouvait avoir, dans le climat de
suspicion qui a entouré notre arrivée en France, les plus fâcheuses conséquences. C’était du
moins ce que je me suis dit fort longtemps, en découvrant cette mention ! Mais non, c’était
parfaitement en règle sur le plan des textes ! C’étaient les autres bulletins qui étaient erronés !
En effet, Notre grand-père n’avait obtenu sa naturalisation qu’en 1903, après qu’il l’eût
dûment sollicitée ! Ce faisant, toute sa famille avait bénéficié de cette mesure et donc, en
1900, dans l’attente de la décision qui faisait de nos grands-parents les descendants des
gaulois, notre mère est bien née espagnole !
Nul besoin de m’étendre sur les à-côtés de cette naissance : tout y est dit, il n’est que de lire
cet émouvant document parvenu jusqu’à nous dans sa forme originale et authentique, grâce
aux progrès des techniques dont les acteurs de cette déclaration n’étaient pas à même d’en
concevoir l’idée !
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Henriette Angèle MARTINEZ épouse PICON – Mars 1947
Comme pour notre père, j’inclus tout de suite une photo prise à la même époque. Entre 1947
et 1950. Ce procédé permettra de faire un rapprochement entre eux et de voir comment ils se
présentaient au milieu de leur parcours. Nous sortions à peine de six années que je n’hésite
pas à qualifier d’ « enfer », sans jeu de mot, et sur lesquelles je reviendrai longuement lorsque
je narrerai mes premières années..
Physiquement, à l’orée de la cinquantaine, on remarque qu’elle arborait une chevelure d’un
noir d’ébène alors que celle de mon père était largement parcourue de fils argentés. Par
ailleurs sa coiffure « à la mode » contribue à lui conserver une certaine jeunesse d’allure. En
ce temps là, la « choucroute » était de rigueur pour toute une chacune et, comme elle l’avait
démontré dans ses jeunes années, elle savait où en étaient les mœurs en matière d’élégance.
Bien sûr, on ne peut pas dire qu’elle avait à ce moment là un teint de pêche, qu’elle n’avait
d’ailleurs jamais arboré, eu égard à sa nature de brune. Je veux dire qu’elle n’apparaît pas
ridée outre mesure comme on aurait pu le craindre. Elle avait toujours été aidée en cela par
une santé de fer qui lui avait permis dans un premier temps de survivre, et ensuite de se
maintenir constamment dans une forme exceptionnelle.
Glissons rapidement sur son aspect extérieur. Je ne trouve pas qu’elle ait été
particulièrement belle, mais elle avait des traits réguliers. Sa taille, au-dessous de la moyenne,
était en rapport avec celle de mon père. Elle était bien proportionnée et n’a jamais présenté
des adiposités disgracieuses à tous les âges de sa vie, bien au contraire !
Là encore un parallèle s’impose. J’ai signalé que mon père, comme toute sa famille, avait un
teint blanc. En ce qui la concerne, c’était l’inverse. Elle avait un teint mat et une chevelure
d’un noir profond. Bien entendu cette disparité s’est retrouvée en nous et si mes frères sont
plutôt « clairs », d’une pilosité peu abondante, notamment mon frère MARCEL, ma sœur et
moi-même sommes des bruns patentés.
Je n’ai jamais remarqué cependant qu’elle usait d’artifices extravagants pour « réparer des
ans l’irréparable outrage ». Tout au plus se passait-elle sur le visage de la poudre de riz qui
était l’arme suprême de son arsenal antirides. Il faut dire que la débauche actuelle de produits
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cosmétiques, censés remédier à 80,78% à tel ou tel défaut spécifique, n’avait pas envahi le
paysage médiatique !
Des exclamations de joie avaient dû saluer son apparition au jour et au monde en ce 2 Août
1900 ! En effet, après quatre garçons dont la naissance s’était étalée entre 1892 et 1897, (Pour
rappel : ANTONIO en 1892, CHARLES ANSELME en 1893, ERNEST LOUIS en 1895 et
EMILE en 1897), la monotonie avait pris fin en ce qui concerne le sexe des enfants. Puisque
nous le savons – mais eux pas -, ces cris de joie auraient été encore plus éclatants s’ils avaient
eu la prescience, à travers l’arrivée au monde de ma chétive personne, de ce qui allait advenir
de leur fille !
Mes grands-parents, passés les émois des premiers rapports (surtout notre grand-mère !),
avaient commencé à mettre sans doute moins d’ardeur dans leurs transports amoureux. Quoi
de plus naturel ? Une chose est sûre, sa naissance était survenue plus de trois ans après celle
du frère qui la précédait. La suivante serait encore plus espacée puisque LEON ANDRE encore un garçon - ne naîtrait qu’en 1906 !
Je pense qu’étant la seule fille de la fratrie elle avait dû bénéficier d’un statut à part et être
« chouchoutée ». Pour tous, c’était « La NENA » c’est-à-dire « la petite » vu qu’il n’y avait
aucune nécessité de la distinguer d’une autre sœur, si le cas s’était présenté !
Elle est décédée le 23 Novembre 1989 à GRASSE, dans le département des ALPESMARITIMES où le reflux l’avait fait échouer auprès de ma sœur GILBERTE. Entre temps,
quatre-vingt neuf années de vie dont je vais m’évertuer de rapporter les faits marquants.
Comme son année de naissance coïncidait avec l’avènement du 20ème siècle – en réalité avec
la dernière du 19ème – il nous a toujours été facile de connaître son âge à chaque étape de sa
vie. On en déduira qu’elle est décédée à l’âge de 89 ans, trois mois et 22 jours et qu’elle a
vécu deux ans de plus que sa mère. Une telle longévité, à une époque jusque dans les années
30, pendant laquelle les raisons de passer de vie à trépas étaient particulièrement fréquentes,
montre que leur constitution était de bonne qualité. J’espère, sans trop y croire, en avoir
bénéficié.
Si pendant les vingt-six ans qu’a duré le mariage de nos parents, entre décembre 1926 et
mars 1952, le mien a été de dix-huit ans seulement ( 1933 - 1952) celui que j’ai accompli en
compagnie de notre mère a duré cinquante-six ans, (1933 – 1989) soit trente-huit de plus.
Cependant, malgré ce supplément de temps, je ne suis pas sûr que son évocation me fournisse
autant de matière narrative que pour lui.
Si on se borne à la relation des faits, la raison en est toute simple. Mon père avait vécu des
aventures « exotiques » qu’il n’avait pas recherchées et qu’il avait endurées contre son gré,
certes, mais qui avaient donné du « piquant » à sa vie pendant la riche période en évènements
qui a marqué le début du siècle. Il s’était adonné sans aucune entrave à des activités extra
professionnelles librement choisies, en matières artistique, ou sportive. Enfin il avait eu une
carrière exempte de tranquillité et semée d’embûches qui, si elle ne l’a pas comblé, l’a
« sorti » de son cadre familial. C’est bien connu, les gens heureux n’ont pas d’histoire !
En regard de cela que peut-il être mis à l’ «actif » de ma mère ? Une vie simple, passée jour
après jour, sous la sujétion de ses parents, puis sous celle de son foyer (je tiens à spécifier
quelle n’a pas été sous celle de son mari !), à assurer aux uns et aux autres les meilleures
conditions matérielles possibles pour que le char avance et ne verse pas dans le fossé ?
Comment, en principe, faire ressortir des faits saillants dans cette grisaille ? N’ayant
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commencé à prendre conscience du vaste monde qui l’entourait, je veux dire de manière
concrète, que fort tard dans sa vie, ce n’est pas la chronique Bel-Abbésienne, faite de petits
riens, qui pourrait lui avoir fait connaître des aventures semblables à celles de notre père !
La réponse négative que j’apporte à ce défi tient essentiellement à sa personnalité. Si sur le
plan matériel elle a subi le même sort que toutes ses congénères, formatées dès leur prime
jeunesse à ce que serait leur vie sous la tutelle d’un mâle, il n’en a rien été sur celui de la
pensée et du caractère, sans vouloir porter atteinte aux autres femmes de son époque parmi
lesquelles, d’autres volontés anonymes ont été brimées sans même qu’elles aient songé à
conceptualiser leur condition « inférieure»... et à se révolter !
Faisons un bref état des lieux en ce début du 20ème siècle, au sein de la colonie francoespagnole. L’afflux régulier d’immigrants s’était ralenti, enfin, c’est ce qu’il me semble.
Lorsque nos grands-parents paternels avaient franchi la Méditerranée, dans la dernière
décennie du siècle, les besoins en main-d’œuvre non qualifiée étaient satisfaits. Il était fait
davantage appel à des ouvriers spécialisés, aptes à fournir à la colonie des services en rapport
avec son développement économique. Je ne veux pas généraliser en partant d’un seul cas,
mais si mes arrières grands-parents maternels étaient pour la plupart illettrés, ceux de cette
génération ne l’étaient plus. Notre arrière grand-père paternel n’avait-il pas été, selon la
légende, Alcade ? Tous les PICON, par exemple, étaient peu ou prou des travailleurs manuels,
et non des paysans, des « caracolès ». Ainsi, notre grand-père, au moment de la naissance de
notre tante Rose à Bedeau, avait-il été charron, un métier qui ne s’improvise pas et qu’il
devait pratiquer dans son pays natal. Il devait y avoir, comme cela, des représentants de
chaque discipline de l’artisanat liée à la construction immobilière ou à la vie courante, tout
simplement en plein « boom ». Je ne me souviens pas qu’on ait relevé beaucoup de noms à
consonance « française », jusque dans les tous derniers instants de notre présence, parmi les
artisans qui officiaient dans tous les corps de métier. Ainsi je ne peux pas citer le nom d’un
seul charcutier, fabriquant de « longanisse », qui ne soit pas « espagnol ». L’essentiel du cadre
administratif et économique était déjà en place. Les besoins de l’agriculture devaient être peu
gourmands en main-d’œuvre européenne et sa capacité d’absorption, comme de nos jours, en
nette diminution, avait progressivement freiné l’arrivée de nouveaux impétrants. Il est fort
possible également que l’Espagne, qui avait dû connaître un essor économique parallèle,
ouvrait à ses nationaux des possibilités nouvelles qui les retenaient au pays.
Il a fallu la période sanglante de la guerre civile, à partir de 1936, pour enregistrer une
nouvelle arrivée significative d’immigrants, « politiques », cette fois. C’est ainsi que près de
chez nous s’était installé un couple dont le mari exerçait le métier de cordonnier et qui ne se
trouvait pas dépaysé dans ce contexte ! De son côté, la légion étrangère recrutait à tour de bras
et nombreux étaient les réfugiés qu’on retrouvait coiffés du képi blanc. Rappelons à ceux qui
ne le savent pas, que les seuls succès de l’armée française entre 1939 et 1942 sont dus aux
légionnaires de la 13è D.B.L.E. issus pour la plupart des rangs de l’armée républicaine
espagnole (expédition de Narvik en 1940, résistance à l’Africa-Korps à Bir-Hakeim).
Beaucoup d’entre eux, rendus à la vie civile, avaient fait souche en épousant des filles de chez
nous, comme cela a été le cas pour une tante de ma femme, Marie MONTOYA, et sont
devenus plus farouchement français que beaucoup de ceux qui étaient là depuis une ou deux
générations !
La population immigrée s’était peu à peu « intégrée », les enfants de la deuxième
génération qui naissaient recevaient des prénoms francisés, tandis que l’instruction était
dispensée à tous, conformément aux lois de la République. J’en ai déjà fait la remarque dans
ma chronique n°1, L’assimilation linguistique favorisée par une politique assez rude
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d’ignorance, je dirais d’exclusion, de toute autre culture, avait entraîné un usage de plus en
plus répandu de la langue française, même dans le cadre familial. J’ai déjà fait remarquer que
nos parents qui se parlaient en espagnol, bien qu’ils maîtrisassent fort bien le français, ne
s’adressaient à nous qu’en français et que mes enfants ont appris l’espagnol au Collège !
Quand on lit les actes de mariage que j’ai enregistrés entre 1865 et 1904 on s’aperçoit que le
nombre des personnes qui déclaraient ne pas savoir lire et écrire, pas plus en andalou qu’en
français, est en nette régression au fur et à mesure qu’on progresse dans le temps et que, assez
vite, ce phénomène ne concerne plus d’ailleurs que les plus anciens.
Toutes les conditions étaient réunies pour que la vie s’écoule désormais sans heurt et
malheur. Mais en toute chose, des conditions matérielles positives, si elles favorisent
l’amélioration de la condition intellectuelle, ne la précèdent pas forcément. Dans une société
où l’information était dispensée par la seule presse écrite, l’incitation à s’adapter aux
nouvelles façons d’appréhender la vie avait du mal à pénétrer dans la conscience des aînés qui
restaient largement tributaires de leurs mœurs hispaniques. Les jeunes gens, formés à la
culture française, n’avaient pas encore pris les rênes de leur destinée et pesé sur la morale
ambiante.
Notre mère devrait, tout au long de sa vie, payer le tort qu’elle avait eu de naître trop tôt !
N’eut-elle que de vingt ans retardé sa naissance,
La NENA eût été beaucoup moins sujette.
Ces deux vers librement adaptés de Corneille (Horace) résument à mes yeux la situation.
Qu’on songe par quelles étapes sa vie s’est déroulée. Au moment de sa naissance, l’essor du
plus lourd que l’air » en était à ses balbutiements, mais en 1989 l’homme avait posé le pied
sur la lune depuis vingt ans ! Le cinéma était tout juste un objet de curiosité, mais le
cinémascope et le technicolor envahissaient les écrans une cinquantaine d’années après. Des
engins crachotants transportaient de courageux voyageurs sur des routes macadamisés mais
des engins bourrés d’électronique sillonnaient par millions des autoroutes tracées au cordeau
dès les années 60. Il en avait été ainsi de l’ « art » de la guerre qui avait été tout aussi
fulgurant au sens strict du terme - et je dirais même trop - avec l’arrivée de l’arme atomique.
Et que dire de la communication, la pire et la meilleure des choses, comme pour la langue
d’Esope ? Un poste de radio est entré dans la maison pour la première fois alors que je venais
d’atteindre mes quatorze ans, soit en 1947 seulement. Aujourd’hui, le moindre mouflet, un
« portable » faisant office d’appareil photographique dans la poche, se balade avec un
« MP3 » et des écouteurs à longueur de journée ou jongle avec un ordinateur plus facilement
qu’il ne ferait tourner une toupie ! Ces exemples, que je pourrais multiplier à l’infini, donnent
tout son sens à l’emballement des techniques qui, s’épaulant les unes les autres, n’ont pas fini
de bouleverser notre vie dont la caractéristique principale me semble être une miniaturisation
des cerveaux qui accompagne celle de l’électronique !
Hélas pour elle, la destinée des filles était en quelque sorte linéaire. Leur métier ? Celui de
ménagère ; leurs distractions ? Le soin apporté à élever leurs enfants. Leur liberté ? Aucune,
sinon d’obéir toute leur vie à des parents tout puissants ou à un mari plus ou moins
dominateur et auquel elles restaient, en tout état de cause, assujetties économiquement.
Ce schéma a été celui de ma mère qui avait pourtant très tôt fait preuve d’un caractère bien
trempé, et qui a toujours fait preuve d’une volonté difficilement orientable, ce qui s’appelle de
l’entêtement. A l’instar de sa grand-mère ISABEL, la « PIMIENTA » dont elle devait se
73
sentir proche, elle la citait souvent, c’est elle qui dirigeait l’attelage familial avec en
corollaire, parfois, ce qu’il fallait de mauvaise foi et de ruse pour amener notre père, qui
n’aimait pas les « complications », à partager son point de vue. Mais qu’aurait-elle pu faire
au regard de la Société, en retard d’une génération, qui l’entourait ? D’autres femmes,
appartenant pourtant à un monde à la pointe de la civilisation occidentale en avaient fait
l’amère expérience, bien avant elle, et avaient dû composer avec leur milieu, en principe plus
ouvert. On ne peut lui jeter la pierre de n’avoir pas rué dans les brancards. Il faut rester
réaliste.
Cette situation se retrouve trait pour trait dans ce qui se passe, de nos jours, dans nos cités
« sensibles » malgré l’abondance – ou à cause – de l’information. Comme hier, si une fille est
insoumise, c’est que c’est une « pute », sans la moindre nuance dans le propos. Et être
considérée comme telle, même avec plus de finesse dans la formulation, était socialement
suicidaire, quand ça ne l’était pas réellement. Quel pouvait être le sort de celle que ses propres
parents rejetaient et mettaient « à la rue » en étant traitée de « fille perdue » pour peu qu’elles
aient laissé parler, naturellement, leur nature de femme qui, comme pour les hommes, obéit
bien peu à la raison ?
Cessons de philosopher et intéressons-nous à notre mère, en commençant par le
commencement, c'est-à-dire par des témoignages de ses premiers pas sur cette terre ! En ce
temps là, comme il est dit dans les évangiles, l’art de la photo, du moins dans ces zones
reculées de l’Empire Colonial Français, n’était pas celui de nos jours. Chaque photo
nécessitait la mise en œuvre d’un matériel lourd et le savoir-faire d’un artiste du temps de
pose ! Inutile de dire que les clichés n’abondaient pas et que la mode des photos de bambins
nus, posant sur le ventre, n’avait pas vu le jour. Ainsi commencerons-nous par ce que nous
avons sous la main mais qui, comme vous le constaterez, n’est pas négligeable. Je commence
par cette photo qui est la première que nous ayons d’elle. Mais avant de commenter, il
convient de la replacer dans son contexte et à cet égard, veuillez prendre connaissance de qui
suit et de lire attentivement le texte !
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Dans la première où elle pose avec son frère aîné ANTOINE, elle a très exactement deux
ans, huit mois et dix-neuf jours ! Elle est vêtue avec soin, et ce n’est pas pour rien. Le
Président de la République en personne va la tenir dans ses bras au cours de la halte qu’il va
faire dans la propriété du Maire (voir ci-dessus), Léon BASTIDE pour lequel travaillait notre
Grand-père Antoine MARTINEZ! C’est à cette époque en effet, comme il est rapporté cidessus, que ce dernier, Emile LOUBET, en voyage officiel était passé à SBA, le 18 avril
1903. J’ai déjà commenté cette photo en écrivant l’histoire tragique de notre oncle Antoine, ce
garçonnet qui pose à côté d’elle.
C’est probablement cette visite qui avait déterminé la municipalité à baptiser de son nom
l’une des artères principales de la ville, au détriment d’une autre gloire du moment qui
rejoignait brutalement l’anonymat ! Je ne sais pas quel était le nom dont avait « débaptisé »
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cette artère, mais jusqu’à la fin, ce nom nous a été familier et il l’eût été davantage si nous
avions connu cette anecdote ! L’avenue en question était la portion de l’axe Nord-sud qui
reliait la place de la République, point de jonction de l’avenue Kléber, de la route d’Oran et de
l’avenue de la gare, au Monument aux morts.
Pourquoi tout à coup cette digression ? C’est très simple, car à notre humble niveau, l’éclat
de la fête avait rejailli sur la famille. Comme font tous les politiques prenant un « bain de
foule », il avait pris dans ses bras notre mère dont j’ignore les sentiments qu’elle avait dû
ressentir d’être ainsi honorée par un si illustre personnage. Cette photo a-t-elle été prise à cette
occasion ? L’avait-on attifée de la sorte, elle une petite fille de la campagne, pour anticiper un
geste aussi spontané que soigneusement programmé, par le souci de paraître paternel à la
Nation ? Sarkozy n’a rien inventé ! Il est permis de s’interroger, mais j’aurais bien voulu
savoir si elle lui avait adressé un sourire en retour, car elle nous a l’air bien sérieux pour un
enfant qui vient tout juste de naître! Quel merveilleux souvenir c’eut été si la télévision avait
déjà existé !
Henriette et Antoine MARTINEZ – vers 1903
J’ai décidé d’agir chronologiquement et donc de la faire apparaitre au milieu de son cadre
familial, dans cette photo célébrissime du 28 avril 1908, à un moment où elle va atteindre ses
huit ans. Pour ceux qui ne la connaissent pas encore, c’est la petite fille située au 2ème rang, la
sixième en partant de la gauche.
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Attardons nous un instant sur la photo de classe qui suit, comme je l’ai fait pour Notre père.
Notre mère se tient au dernier rang, complètement à gauche de sa rangée (à droite sur la
photo). C’est la plus petite par la taille. Notez son sérieux : c’est une caractéristique qui la fera
reconnaitre entre mille ! Que dire, sinon que toutes ces petites filles sont devenues des
demoiselles, qu’elles ont aimé, qu’elles ont eu des enfants, qu’elle sont devenues des grandmères et que toutes ont disparu depuis longtemps sauf, peut-être l’une d‘elles, la doyenne
actuelle des français, Marie-Isabelle DIAZ qui était née le 22 février 1898 à Sidi-Bel-Abbès,
pratiquement à la même date que notre père (26.02.1898). Quelle était cette école ?
Certainement l’école de filles située sur le côté sud du quadrilatère du centre ville, en bordure
du glacis sud. Elle ne ressemble en rien à celle que j’ai connue, l’école Marceau, qui aura
l’honneur de la compter parmi ses élèves l’année suivante ! Nous savons que notre grand-père
avait quitté le clos Bastide en 1911, ce qui permet de lui donner un âge avec une faible marge
d’erreur. Elle doit avoir neuf ou dix ans environ.
Dans la suivante qui a dû être prise en 1913, au moment où leur frère avait été incorporé,
elle devait avoir treize ou quatorze ans. C’est déjà plus qu’un saut de puce ! Toujours aussi
peu souriante, elle montre que ce n’est plus une petite fille, mais qu’elle est train de monter en
graine, comme le galbe de son chemisier le laisse supposer ! Notez les souliers qu’elle porte !
N’importe quelle Lolita de notre époque préfèrerait passer sous les roues d’un train plutôt que
de porter ces godillots ! Cependant, pour mémoire, les deux garçons qui l’encadrent sont, à
gauche le dernier né de la famille, LEON et à droite, EMILE, de triste mémoire, comme je l’ai
raconté en son temps.
Léon, Henriette et Emile MARTINEZ en 1913
Ses parents avaient quitté le clos BASTIDE pour des raisons restées mystérieuses :
différend avec le propriétaire ? Ou désir de voler de ses propres ailes (voir histoire des grands-
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parents chronique II) ? La famille était venue s’installer quelque part sur la route d’Oran et
vivait de je ne sais quelles ressources. La seule chose qui surnage de cette période, c’est une
grande cocotte (ou marmite ?) qui est restée dans la famille jusqu’au bout, et dans laquelle,
m’a-t-on dit, elle préparait les repas des ouvriers qui construisaient un pont. Peut-être le pont
qui permettait à la ligne de chemin de fer de rejoindre la gare du P.L.M. à celle dite de l’Etat,
de franchir la route nationale ? En effet le second pont qui a été construit est celui qui
enjambait la rivière, au bout de l’avenue Bretaudeau, or ce dernier l’a été après 1933 puisque
je me souviens, vaguement mais sûrement, du chantier.
Pourquoi cette digression ? Simplement pour signaler que de 1911 à 1913 elle avait
fréquenté, pour des raisons évidentes de commodité, l’école MARCEAU qui s’élevait au
point de rencontre de l’avenue KLEBER et de la route d’Oran. Plus tard, mes frères et moimême, avons à notre tour été élèves dans ces mêmes murs, mais bien entendu dans le secteur
réservé aux garçons, tandis que notre sœur avait fréquenté la maternelle lorsque nos parents
habitaient le « village Nègre ». Je signale que cette dernière, dans l’immédiat après-guerre,
entre 1945 et 1947, y a effectué un remplacement comme institutrice, ce qui crée des liens !
Cette photo récente aurait pu être prise il y a maintenant cinquante ans. Rien n’a changé.
L’école des garçons se situait au premier plan, tandis quez celle des filles se trouvait dans
l’arrondi invisible du bâtiment, face aux maisons qui se trouvent en arrière-plan.
Ce compliment (un peu réduit) adressé à ses parents à l’occasion du jour de l’an 1909, soit
pratiquement il y a un SIECLE, sera le seul spécimen que je produirai de son écriture. (sauf la
carte écrite en 1923 que vous trouverez plus loin) Tout le monde aura compris que le texte a
soigneusement été copié à partir d’un modèle et qu’elle s’est appliquée à bien former ses
lettres !
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Par la suite, si notre père avait une écriture exemplaire, il n’en était rien pour elle. Rarement
j’ai pu lire un texte quelconque issu de ses mains qui ne soit chaotique, comme le résultat
d’une lutte intérieure à la suite de laquelle les caractères se seraient échappés de son contrôle
pour retomber en désordre sur la feuille de papier !
Si les thèses des graphologues sont justes, l’examen comparé des deux écritures nous
éclairerait sur beaucoup de points obscurs de leur personnalité ! Mais attention, écriture
irrégulière ne signifie pas stupidité. J’ai déjà donné mon sentiment sur ce point. Des deux,
c’est certainement notre mère qui avait le potentiel intellectuel le plus évident. Sans vouloir
trop prendre parti dans une mini querelle qui les avait opposés un jour, et dont j’avais été le
témoin involontaire, j’avais compris que l’un et l’autre se posaient la question de savoir
duquel d’entre eux nous avions tiré nos « dons ». A la vérité, ces dons avaient une double
origine car si notre mère conceptualisait mieux, notre père faisait preuve d’esprit analytique.
N’en fallait-il pas pour déchiffrer une partition ? Pour ma part, j’en étais gêné et je les aurais
renvoyés dos à dos, ce que j’avais d’ailleurs adopté comme attitude, sans qu’ils aient été
conscients d’avoir été surpris !
Mais mes grands-parents, eux, ne conceptualisaient rien. Et c’est ainsi que ma mère avait
été placée directement derrière le tiroir-caisse du bar dont ses parents avaient pris la gérance.
Pour la petite histoire, ce local était la propriété d’un certain BOCARD dont je ne saurais
certifier l’orthographe de son nom.
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L’ancien Théâtre avec le petit bar de l’entracte juste derrière le palmier, à droite de la photo.
2 – 1910- 1915 : L’adolescence
Notre mère étant sortie de l’enfance, plus de dix ans vont s’écouler avant qu’elle ne trouve
une âme-sœur. Jamais les témoignages de cette période, et même ceux de ses noces n’ont
permis de déceler la moindre ébauche d’un sourire, ou même celle d’une contrariété ! C’est
tellement étrange qu’il est permis de se poser des questions sur certains aspects de sa
personnalité. Sans porter de jugement subjectif, je pencherai, au su de ce qu’a été sa vie, pour
ce qui apparait comme une frustration permanente. Il n’y a pas lieu de dresser un diagnostic.
Tout ceci ressortira des faits et gestes qui ont émaillé sa vie. Comment entrer dans l’analyse
psychologique de quelqu’un, sinon en examinant sa physionomie, ou plutôt les expressions de
sa physionomie. Je viens par trois fois d’y faire allusion : elle ne sourit jamais lorsqu’on la
prend en photo. D’accord, me direz vous, il fallait tenir la pose suffisamment longtemps pour
obtenir une image nette, l’ennui c’est que tout au long de sa vie, sauf peut-être sur la fin, elle
a gardé ce sérieux et cet air vaguement triste.
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Etait-elle pour autant dépourvue de gaîté ou d’humour ? Certainement pas. Elle exerçait,
étant d’un tempérament peu expansif, un contrôle permanent mais naturel sur ses réactions et
ne laissait rien paraître de ses sentiment dès lors qu’un objectif était braqué sur elle. Il a fallu
qu’elle soit photographiée à son insu pour pouvoir avoir d’elle le souvenir d’un éclat de
rire, et cela à plus de quatre-vingts ans, le jour de son quatre vingt cinquième anniversaire!
(voir photo ci-dessous)
Dans la suite de ma narration et chaque fois qu’elle figurera en illustration de mes propos on
voudra bien se souvenir de cette donnée de son caractère.
Ses parents ayant quitté le clos BASTIDE en 1911, la jeune Henriette a vécu en même
temps à la campagne et en ville, entourée d’une ribambelle de frères, de cousins et de
cousines dont les naissances rapprochées garantissaient la solidité des liens que seule la mort,
pour la plupart, a pu rompre. Quand on la voit dans sa petite robe, posant sagement à côté de
son frère, on a du mal à s’imaginer, selon ce qu’elle nous racontait, que c’était un vrai garçon
manqué qui n’hésitait pas à grimper aux arbres, alors que les filles ne portaient pas encore de
pantalons, et qu’elle savait se défendre toute seule ! Avec le temps, avec les sujétions dues à
sa féminité naissante et les contraintes de la vie sociale, nous ne pouvions l’imaginer dans ces
exercices virils. Il devait lui en rester quelque chose, car à l’âge canonique de quatre-vingts
huit ans, malade et affaiblie, elle était descendue de la table d’observation du médecin qui
l’auscultait d’un petit saut d’une légèreté que lui aurait bien enviée ma sœur qui me racontait
la scène !
Je me souviens qu’un jour, alors qu’on nous avait amené au bord de la mer, sur une plage de
la corniche oranaise, l’avoir vue en maillot de bain qui pour être tout d’une pièce n’en
permettait pas moins d’ « apprécier » son anatomie. J’étais bien trop jeune pour commencer à
jeter des regards concupiscents sur les filles et encore moins sur ma mère mais, avec le temps,
je peux affirmer, elle n’avait pas encore quarante ans, qu’elle avait des jambes parfaites ! Je
l’ai déjà dit. Elle avait, tout au long de sa vie, conservé un corps tonique aidée en cela par une
corpulence plutôt menue qui se traduisait par un manque notoire d’opulence de sa poitrine,
bien loin des canons de la silhouette rêvée des femmes, telle que les hommes de ce temps là
l’appréciaient. Bien qu’elle ait enfanté quatre fois elle n’en avait jamais gardé la moindre
séquelle, redevenant après l’épreuve ce qu’elle avait été auparavant.
J’ai dit qu’elle avait du caractère, et elle l’a prouvé dans cette matière. C’était une tradition,
ou simplement le manque d’information en matière de contraception, mais les naissances
étaient nombreuses et se succédaient rondement (l’adverbe est de circonstance, n’est-il pas ?).
Ma mère avait donc commencé ce cycle infernal et mis au monde entre 1927 et 1933 quatre
enfants soit, à quelques jours de différence près, une unité tous les deux ans. Une remarque
s’impose : nous avons tous été conçus en hiver, saison propice aux rapprochements, puisque
nos naissances s’échelonnent de Septembre à Novembre ! Eh bien, contre l’avis de tous qui la
traitaient de folle, elle avait fait le « nécessaire » pour ne pas persévérer dans cette voie, et
cela par QUATRE fois ! Je n’invente rien, car je tiens cette révélation d’elle-même alors
qu’elle était parvenue à un âge avancé, largement en dehors des délais de prescription ! Bien
entendu, aidée par la législation sur les avortements qui ne s’appliquait pas - de fait ou de
droit ? – en Algérie, elle avait eu recours à une sage-femme qui s’émerveillait, racontait-elle,
de son état de santé qui lui permettait de ne subir aucune atteinte à son intégrité malgré ces
« manœuvres »
Je n’affirme pas que ces interventions aient eu lieu avec la même régularité que les
naissances. Pour celles-ci, le plus simple est de faire appel à la physiologie des femmes !
Notre mère nous avait allaités et, de cette manière, n’était redevenue fertile qu’après la durée
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de la lactation. Cette dernière durait de longs mois, huit ou neuf, voire davantage, en raison
des risques sérieux encourus par les nourrissons au moment de leur sevrage. C’était un
passage délicat car on donnait aux nourrissons des biberons de lait entier, directement issu du
pis de la vache, certes coupés d’eau, mais plutôt sujets à caution si les précautions en matière
d’hygiène n’étaient pas draconiennes. Comme je ne pourrais pas le raconter au titre de mes
souvenirs personnels, je suis le témoin involontaire et inconscient d’une telle négligence. On
m’a raconté qu’âgé de onze mois seulement, probablement au moment où on commençait à
me sevrer, c'est-à-dire au mois d’août, en plein été, j’avais été la victime d’une sorte de
gastroentérite et que j’étais si mal en point qu’on s’attendait à me voir trépasser d’un moment
à l’autre. Mais je dois bénéficier de sept (ou neuf ?) vies comme les chats, car la suite des
évènements a montré que j’ai échappé, pour le moment, à plusieurs occasions sérieuses qu’on
ne m’offre des obsèques ! De deux choses l’une, ou bien j’ai une santé de fer, ou j’ai une
chance que je n’ose qualifier !!
Ces moyens de défense passive disparus après ma venue au monde, on peut craindre et
imaginer que les conditions d’un nouvel élan porteur de vie ne se soit pas présentées, plus vite
et plus souvent qu’on ne l’eût souhaité ! La chair est faible, n’est-il pas ? Donc quatre
nouvelles alertes, certainement assez rapprochées, et donc quatre interventions dans un laps
de temps plus court que le temps consacré à notre quadruple gestation, laquelle s’était étalée
sur près de sept ans entre décembre 1926 et septembre 1933. Cette situation ne pouvait pas
s’éterniser. Notre mère avait beau avoir une solide constitution, il ne fallait pas trop tenter le
diable ! En tout état de cause, il y avait eu une fin. Notre père avait dû en prendre son parti, ou
s’informer sérieusement sur les méthodes à mettre en œuvre pour éviter le renouvellement de
telles aventures dont on pouvait redouter qu’elles ne se transformassent, au moins une fois une de trop - en drame.
J’ai toujours aimé fouiner dans les tiroirs et un jour j’ai découvert la preuve indubitable que
le progrès avait atteint notre maison sous la forme d’un étui en latex! Ma mère avait dû
s’apercevoir qu’on avait éventé la chose, et sans qu’un mot n‘ait été prononcé, je n’ai jamais
plus eu l’occasion de mettre la main sur quelque chose de semblable !
Donc, comme je suis le dernier, je pense mériter le qualificatif de rescapé de la dernière
heure, si je considère le sort de mes quatre frères ou sœurs putatifs ! En effet je pense
qu’ayant probablement jugé, dès la naissance de mon frère MARCEL que la coupe allait
déborder, elle ne se soit sérieusement interrogée sur le sort qu’elle me réservait. Comme j’ai
l’occasion de raconter mes aventures prénatales, c’est que pour cette fois il y avait eu sursis à
exécution, au sens littéral du terme ! Ce serait là, la première manifestation de ma résistance à
la camarde ! Dois-je la remercier ou regretter cette décision ? Bah, ce n’est que partie remise !
Ici, une petite remarque qui n’a rien à voir avec notre histoire : longtemps avant la
généralisation de la contraception par voie hormonale, je m’étais toujours dit que si les
femmes avaient pu avoir la possibilité de mener une vie sexuelle sans la sanction d’une
maternité, autant non désirée que redoutée, nous verrions ce que nous verrions ! Je crois que
nous y sommes en plein ! Pour en revenir à notre mère, compte tenu de la morale ambiante
dans notre société hispanisante, elle avait dû recevoir une éducation très stricte et puritaine
sur ce plan là. Elle a dû savoir très tôt ce que sa condition féminine lui imposerait comme
contraintes et frustrations. Je pense, en y réfléchissant, que son expression devait traduire un
scepticisme profond qui devait lui faire paraître l’idée du bonheur terrestre comme une
chimère !
Un jour que je déambulais avec elle et Mme MARCHAUD sur le boulevard du centre-ville
pour aller je ne sais où, je les entendais parler entre elles à mi-voix. Les mots « retour d’âge »
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revenaient dans leur conversation et moi, désirant comme toujours en savoir plus, je lui avais
demandé le sens de cette expression : j’attends toujours la clé de l’énigme mais je me
souviens fort bien de la claque qu’elle m’avait assénée pour toute réponse ! Je n’arrive
toujours pas à me l’imaginer, travaillée au corps par le démon de la chair, comme il est dit
dans les romans de gare ! Tout avait dû se passer fort prosaïquement et dans la plus grande
discrétion quant à son accession au rang de future génitrice. Je ne l’ai jamais entendue faire la
moindre allusion sur ses rêves de jeune-fille quant à son prince charmant. Je crois qu’elle s’est
finalement décidée à prendre époux car il s’en présentait un et que c’était mal vu qu’une jeune
fille à marier tarde trop à convoler !
Afin de ménager le suspense et la surprise, à commencer par la mienne, j’apprends à
l’instant même de la bouche de mon fils GILLES qui passe quelques jours en notre
compagnie et qui consent à prendre connaissance de ma prose, qu’en fait, sa grand-mère
(notre mère donc) lui avait révélé que si nous lui avions donné comme deuxième prénom
REMI (son troisième prénom est JOACHIM en l’honneur de son arrière grand-père maternel)
c’était à sa demande. Oui mais ? Eh bien tout simplement parce qu’à l’âge de seize ans elle
avait été amoureuse d’un garçon qui portait ce prénom !!! Il faut qu’elle ait eu
du « sentiment » pour que son souvenir prenne corps en la personne d’un de ses petitsfils QUARANTE-HUIT ans après !
J’en tombe des nues et d’autres en tomberont aussi ! Je ne retire rien de ce que j’avais écrit
car je croyais que j’avais bien cerné sa nature qui pouvait paraître froide, mais qui cachait en
fait un feu mal éteint ! Qui était ce REMI ? Voila me semble-t-il un prénom qu’aucun
« espagnol » ne portait. Qu’est-il advenu de lui ? Quel âge avait-il quand elle l’a connu ?
C’était pendant la guerre et peut-être était-ce un filleul de guerre ? Etait-ce un amour
platonique ou y a-t-il eu commencent de « romance » ? Le champ des suppositions s’ouvre à
l’infini. Nous ne saurons jamais pourquoi il n’y a pas eu de suite. Ne nous étonnons pas, dans
ces conditions, de noter l’expression de son visage sur les photos qui illustrent cette période et
celles de ses fiançailles, et encore plus celle de son mariage !
Nous dissèquerons tout cela en dévalant le cours des ans. Ce qui est certain, c’est que
lorsque nos parents se sont mariés, notre père avait vingt-huit ans et ma mère vingt-six, ce qui
veut dire qu’elle avait coiffé Sainte Catherine et il y avait dix ans que cet amour de jeune fille
s’était évanoui ! Je reviendrai en détail sur cet épisode en temps et en heure.
Revenons à bride abattue à notre histoire. J’ai déjà dit tout le mal que je pensais des
décisions que ses parents prenaient à son égard. La première, et la plus sinistrement radicale,
avait été de lui faire cesser sa scolarité. C’était là son plus grand regret et elle ne manquait pas
d’y revenir souvent. Elle devait avoir onze ou douze et ses parents qui venaient de quitter le
clos BASTIDE, et avaient pris la gérance du bar du Théâtre, n’avaient rien trouvé de mieux
que de s’adjoindre les services de leur fille. Rien n’y avait fait, ni le désir de poursuivre des
études manifesté par leur fille, ni les objurgations de l’institutrice qui leur faisait remarquer
combien elle était douée et combien c’était dommage pour la petite fille. Je m’interroge sur
l’étroitesse de vue de notre grand-père qui n’avait pas manqué d’instruction et aurait donc dû
comprendre, mieux que quiconque, l’immense avantage que lui donneraient ces heureuses
dispositions. Comme je l’ai raconté au sujet de mon oncle ANTOINE, celui-ci, et
probablement ses frères, n’avaient pas pour l’école un goût très prononcé et l’exception que
constituait ma mère aurait dû, pour cette raison même, les inciter à modifier ce que
j’appellerais « le schéma directeur » en vigueur en matière d’éducation des filles dans cette
société encore trop près de ses traditions rétrogrades.
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C’est vers cet âge là qu’elle aurait dû célébrer sa première communion, or nous ne
possédons pas de photo qui immortaliserait cette cérémonie alors que l’usage de cette
technique n’était plus une nouveauté, surtout dans ce milieu assez libéral. Je crois en vérité
qu’elle n’a jamais accompli ce rite car elle a toujours gardé sur les questions touchant à la
religion, un mutisme total. Souvenez-vous de la lettre adressée à mon oncle par son parrain en
1904… Ce parrain avait été, sinon élevé, en tout cas pris en charge par mes arrières grandsparents et son anticléricalisme ouvertement revendiqué devait bien correspondre à l’ambiance
qui régnait au sein de la famille. Je dois dire que je n’ai jamais vu ma mère se rendre à l’office
du dimanche ou à quelque autre manifestation d’une foi trop démonstrative. Cependant elle
avait donné des gages en nous faisant baptiser et en nous faisant faire notre communion. Si
ma sœur GILBERTE et moi-même avions fait une communion « solennelle », c'est-à-dire
avec tout le tralala, mes frères JEAN et MARCEL n’avaient eu « droit » qu’à une communion
« privée », c’est à dire tardive et sans ce fameux tralala ! C’était bien la preuve que la crainte
d’uns sanction divine ou, ce qui le plus dramatique, l’asservissement de la pensée ne venaient
pas perturber outre mesure leur sens de la morale religieuse ! Cependant, à la fin de sa vie,
ayant été admise à la maison de retraite des « petites sœurs de pauvres », elle avait souhaité,
soit dans ce qui aurait été son premier souci de sa vie éternelle, soit pour des motifs
facilement compréhensibles, avoir des obsèques religieuses !
Un autre trait de son caractère réside dans sa curiosité toujours en éveil. J’entends par là,
une saine curiosité et non pas le plaisir de récolter des ragots pour pouvoir les répandre
insidieusement. Bien sûr, elle était au courant des mille et une informations qui circulaient à la
vitesse du son d’une maison à l’autre, mais elle gardait pour elle tout ce que le vent mauvais
de la médisance amenait à sa portée. Non, sa curiosité s’exerçait dans un tout autre domaine.
Aucune nouvelle avancée de la science ou de la technique ne l’épatait et elle intégrait les
avancées de la société avec la même envie de savoir et d’apprendre qu’elle manifestait en
toute occasion. Ce n’est qu’un indice, mais il en dit long, quand je dirai qu’elle adorait faire
des mots-croisés même à un âge très avancé ! Sur la fin de sa vie, saisie par le démon de
l’envie de voyager, qui à vrai dire, ne l’avait jamais quitté, elle avait été amenée à beaucoup
se déplacer, ce qu’elle adorait, allant de l’un chez l’autre de nous quatre, en train, cela va sans
dire. En effet, elle bénéficiait de la gratuité du transport en qualité de veuve d’un agent des
chemins de fer. Eh bien, jamais elle ne s’était ennuyée car à l’arrivée elle savait tout, ou à peu
près, des voyageurs(ses) avec lesquels elle partageait le compartiment ! Bien entendu les
confidences ainsi recueillies ne lui servaient en rien, mais c’était plus fort qu’elle, il fallait
qu’elle SACHE !
Faisant preuve d’une mémoire jamais en défaut, elle était la précision même. Ainsi par
exemple, lorsqu’elle entendait un train passer elle pouvait dire avec exactitude les horaires de
celui-ci aussi bien que ne le faisait l’indicateur ferroviaire ! Quant à la manipulation des
espèces sonnantes et trébuchantes, elle avait le don de compter aussi vite qu’une machine à
calculer - d’un modèle ancien, cela va de soi - grâce à l’accoutumance du tiroir-caisse qui
avait toujours été son domaine dans les commerces que tenaient ses parents, puis, au fil des
jours, dans la comptabilité familiale !
Cette fonction, elle l’avait remplie très tôt, à peine sortie de l’école, à douze ou treize ans.
Elle était si menue qu’il avait fallu lui installer un petit banc pour qu’elle puisse tenir la
caisse ! Elle racontait souvent comment, avec quelle conviction, elle veillait au bon rendement
de l’entreprise tandis que son père devait faire son numéro pour appâter et garder la clientèle,
ou jouer les jolis cœurs ! Les remarques que lui faisaient les militaires qui venaient
consommer dans le bar de ses parents étaient restées gravées dans sa mémoire. Quand ceuxci, plus ou moins éméchés, tardaient trop à régler leurs consommations, elle se tenait à côté
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d’eux et ne partait pas tant qu’ils ne lui avaient pas déposé au creux de la main la somme
qu’elle leur réclamait. Elle ne devait pas être plus haute que trois pommes et sa détermination
les faisaient bien rire, mais l’essentiel était qu’ils payassent !
J’ai déjà dit que Notre grand-père aimait se produire sur la scène du théâtre et qu’à ce titre il
avait utilisé les talents de notre mère qui avait joué le rôle d’un angelot dans les
représentations de la crucifixion du Christ avec les dialogues y afférent. En somme, le jour
elle grimpait aux arbres et le soir elle se transformait en un être asexué et immatériel !
Rappelez-vous de cette épisode de sa vie car il va avoir des conséquences remarquables. Si,
comme je l’exposerai dans les rapports sentimentaux de nos parents, cette propension à
l’ « exhibitionnisme » a pu lui avoir été reprochée, ce qui est certain c’est que chaque fois que
nous avons pu aller au théâtre, elle nous y a entraînés, comme elle le faisait pour le cinéma,
où, tout de même c’était plus difficile puisqu’il y avait, là, pléthore de salles. Je ne sais pas si
ce texte, dont il manque un morceau, ne correspond pas à ce qui se disait, en espagnol,
pendant la reconstitution de la « passion ». Je l’ajoute, à toutes fins utiles.
Mais un épisode sur lequel elle n’a pas donné de précisions a eu lieu pendant son
adolescence quand ses parents, devant s’être aperçus qu’il convenait que leur fille apprenne
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les rudiments de son futur métier d’épouse, l’avait placée dans l’école de couture de madame
BERTRAND afin qu’elle soit apte à tirer le meilleur parti des moyens matériels, forcément
réduits, dont elle aurait la jouissance. (Ils avaient fait ce qu’il fallait pour qu’il en soit ainsi,
ces pauvres gens incapables de se projeter dans l’avenir)
Sur cette photo qui illustre cet épisode de sa vie, elle se trouve au premier plan et est la seule
à ne pas regarder l’objectif de l’appareil. C’est déjà en soi une attitude très particulière pour
une gamine de son âge. On peut se rendre compte également que son expression est celle dont
elle a toujours fait son fonds de commerce. Quel âge avait-elle ? A peine treize ou quatorze
ans et le malheur avait frappé à la porte de nos grands-parents. Outre leur fils CHARLES
ANSELME mort prématurément, et qu’elle n’avait pu connaître, son frère ERNEST était
mort quelques années auparavant et son frère EMILE filait assez de mauvais coton pour qu’il
disparaisse en mai 1914. Si, par ailleurs, cette photo a été prise en 1914, son frère aîné
ANTOINE était absent ou peut-être déjà mort sur le front. On peut donc comprendre son air
abattu et comme étranger à ce qui l’entoure. A moins qu’elle ne mesurât sa malchance de
n’être pas restée à l’école au lieu de se trouver là à apprendre à tirer le fil ! Je croyais qu’elle
ne savait pas trop bien coudre car elle faisait appel à une couturière pour ravauder notre linge
ou à la cousine MARIE, la femme de son cousin LOUISICO, pour la confection de ses robes,
mais ma sœur qui m’a passé cette photographie, m’a assuré qu’elle se débrouillait fort bien. Je
pense donc que c’est l’excès de travail qui l’obligeait à faire appel à de la main-d’œuvre
mercenaire.
A ce sujet et parce que cette anecdote s’insère très bien dans mon récit, je fais le récit d’une
scène qui est restée gravée dans notre mémoire collective. De temps à autre une dame d’un
certain âge venait à la maison, où elle passait des après-midi entières à entretenir notre linge.
Un jour donc, cette dame qui se présentait comme « couturière à domicile » et à laquelle ma
mère avait recours contre rétribution sonnante et trébuchante, discutait avec elle de choses et
d’autres, comme c’est naturel lorsqu’on reste toute une après-midi ensemble, entre femmes.
En fait c’est surtout ma mère, qui avait le don de la parole, qui « tenait le crachoir » et
s’entendait répondre invariablement sans même que cette dame ne relève les yeux de son
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ouvrage « Eh voui, j’comprends » quel que soit le propos ! Et cette scène se reproduisait
chaque fois qu’elle venait à la maison ! Inutile de dire qu’avec le mauvais esprit dont nous
faisions preuve, c’était chaque fois une crise de rire compulsif dont je ne suis pas sûr qu’elle
n’ait pas fini par s’en rendre compte et que ce soit la raison pour laquelle elle avait cessé de
venir. Je pense que c’est plutôt des questions d’argent, et surtout de manque de matière
première qui avaient dû justifier cette mesure puisque, tout étant rationné, on ne trouvait
même plus de tissu. Je devais avoir six ou sept ans, donc pendant la période qui précédait les
années les plus noires de notre vie. A partir de coupons que ma mère achetait tant que cela
était encore possible, elles taillaient des vêtements pour nous quatre. Rien de bien luxueux
mais de l’utile et du solide pour tous les jours. La confection des robes de sortie pour ma mère
ou ma sœur était du ressort de cette cousine que j’ai citée plus haut.
Bref, les années passaient tout doucement, marquées par les deuils sur lesquels je ne
reviendrai pas, et la petite fille s’était transformée, comme c’est la loi de la Nature. Ô, il ne
faut pas exagérer et surtout ne pas évoquer la chrysalide se transformant en papillon ! Sur les
photos qui suivent on note que son visage s’était arrondi, comme d’autres zones de son corps
assurément, et qu’elle avait, ma foi, des joues bien pleines. Sa taille était restée des plus
médiocres. Elle devait mesurer à peine un mètre cinquante sous la toise et rien que pour ça
elle aurait eu beaucoup de mal à concourir pour un titre de « mademoiselle » quelque chose
puisque le vocable de « miss » nous était inconnu. Son allure générale n’avait rien de ravageur
ni d’aguichant, Son atout résidait dans des traits non dénués d’une régularité de bon aloi, et
dans un rapport taille/poids très favorable dans notre optique moderne. Les amateurs de chair
à pétrir ne pouvaient se satisfaire de ce modèle petit format, au demeurant bien peu souriant,
c’est évident,
Dans la page qui suit, j’ai réuni les seules photos susceptibles de faire le lien entre sa pré
puberté et son statut de fille à marier. La mode de cette époque, qu’elle semble suivre
attentivement, ne peut que nous émouvoir.
Ces trois photos datent approximativement des années 1914 à 1920. Elles correspondent
donc, maintenant que nous savons DES CHOSES à la période amoureuse de notre mère.
Effectivement, on peut distinguer comme une amorce de sourire ou à tout le moins un air
moins renfrogné que sur les clichés précédents. C’est que l’esprit devait commencer à lui
venir. Sa toilette est en rapport avec son épanouissement, timide certes, mais néanmoins réel.
Je ne sais pas si un texte figurait sur les originaux et si cette mise en scène avait un but bien
précis. Je rassure tout de suite ceux qui vont s’imaginer quelque turpitude sur le fait qu’il y a
un garçon en médaillon sur la photo du haut à gauche. Il s’agit tout simplement de son frère
Antoine dont on ne savait pas encore le sort (On voulait croire encore qu’il était peut-être
seulement prisonnier). Elle doit avoir à ce moment quatorze ou quinze ans, quant aux autres
poses, on peut s’interroger et envisager une fourchette entre seize et vingt ans.
Celle qui me plait le plus, vous l’aurez deviné, est celle du bas à cause du chapeau
extravagant et des chaussures non moins étonnantes. Il y a eu la révolution de œillets, nous
constatons que celle des godillots avait eu lieu, aussi ! Nous donnons résolument dans l’esprit
d’avant-garde en matière vestimentaire, comme nos jeunes d’aujourd’hui !
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Sautons quelques étapes sans témoignage photographique et entrons dans les années vingt,
les années de tous les dangers !
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3 – à partir de 1916 - L’âge adulte
J’insère ici cette photo qui nous la montre dans l’éclat de ses vingt quatre ans en même
temps que dans une situation bien particulière. J’avais toujours cru qu’elle était restée au
service de ses parents, or ma sœur m’a appris un jour que nous discutions devant l’amas de
photos qui s’offrait à notre curiosité, que le magasin devant lequel on aperçoit la jeune
Henriette revêtue d’un sarreau fort peu fait pour la mettre en valeur, n’était pas l’épicerie de
ses parents. Il s’agissait d’un autre commerçant qui tenait non pas un bazar comme les
ustensiles en vitrine pouvaient le laisser penser, mais bien une autre épicerie ! J’ai fait une
brève allusion dans une chronique précédente à cet intermède et j’avais émis l’hypothèse que
c’était la situation économique du moment qui avait justifié ce « placement ».
Cependant, à la réflexion, il ne me semble pas que ce soit la bonne raison. En ce temps là,
ainsi que débute les contes de Perrault, les filles à marier devaient se présenter devant leur
futur époux dotées d’un trousseau de mariage comportant un nombre de pièces apte à
permettre au ménage de vivre sur le stock jusqu’à la fin de leurs jours. Cet équipement devait
représenter un investissement important, peut-être hors de portée des disponibilités de ses
parents et de leur modeste commerce. La solution, on le devine, a dû consister dans le revenu
de son travail.
Renseignements pris, cette photo daterait de 1924, année qui dans l’histoire commune de
mes parents est une période charnière assez délicate à aborder, aussi me garderai-je d’affirmer
quoi que ce soit. Restons-en aux suppositions. Mais il y a quelque chose de certain, c’est que
cette épicerie était située en centre-ville et était tenue par un couple, celui qui figure au centre
du document, dont nous n’avons pas gardé le nom, et qui était, selon ce qu’on m’a rapporté,
fort pieux. Pendant toute la durée du carême ces braves gens allaient au-delà des préceptes
religieux et se nourrissaient d’une façon plus que frugale. Ayant versé un peu d’huile d’olive
au fond d’une assiette, ils y frottaient une tranche de pain accompagnée de tomates, et puis
c’est tout !
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Passons maintenant à une scène familiale dont je ne saurais déterminer la date, mais qui doit
être très proche de la précédente. Dans cette photo, hélas bien pâle, qui semble cependant
antérieure à la précédente, elle se trouve, on l’aura reconnue, (X) conformément à son attitude
habituelle, à l’extrême droite du cliché. Quelques mots pour centrer la scène. On se souvient
que j’ai cité in extenso la lettre que son parrain avait adressé à mon oncle ANTOINE à
l’occasion du 1er Janvier 1904 ; Eh bien le monsieur qui se trouve entre un jeune homme qui
est son fils et un autre monsieur qui est simplement mon grand-père, se trouve être ce Joseph
UBEDA, grand pourfendeur de l’église catholique qui, ayant mis de l’eau dans son vin,
immortalise la communion solennelle de sa fille ISABELLE ! Le garçon, avec une veste
agrémentée d’un col marin, est l’oncle LEON.
Il est encore trop tôt pour faire entrer en lice notre père, qui ne devait revenir à Sidi-BelAbbès qu’au cours de l’année 1921, mais cela ne devrait pas tarder ! Poursuivons dans la
narration chronologique de sa vie.
La photo qui suit, elle aussi de bien mauvaise qualité, est datée de façon précise et va me
servir pour introduire le personnage qui, comme l’arlésienne, est omniprésent mais invisible :
Roulez tambours, sonnez trompettes, Maestro, faites donner les orgues! On l’aura deviné :
NOTRE PERE ! Désormais c’est une partition à deux voix qui commence avec, comme dans
une symphonie, les deux parties de l’orchestre (réduites à un seul personnage) qui se
répondent avec toutes sortes de variations autour d’un thème central ! Des lenti, des furiosi,
des coups d’éclat, une mélodie à peine audible….Du vrai BEETHOVEN !
J’ai l’air de plaisanter mais il n’en est rien car, on le verra, cette histoire mouvementée avant
de se concrétiser pour donner la vie au rédacteur de ces lignes, qui a duré trois ans, est la
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trame qui a permis d’écrire et de tourner moult chef-d’œuvre de la littérature et du cinéma. Et
cela en toute candeur, si je puis m’exprimer ainsi !
Regardez bien la photo qui suit. C’est celle d’un aveu bien charmant ! En effet, au verso de
l’original, figure le texte suivant : « Souvenir du 1er Janvier 1923 offert à monsieur Jean
PICON, Mademoiselle Henriette MARTINEZ Sidi-Bel-Abbès – Algérie ». Cela veut dire que
pendant le cours de cette année 1922, comme je le raconterai plus loin, une aventure digne des
cours médiévales, prenait son essor !
Et voilà : on peut dater l’acquiescement de ma mère aux avances de mon père, juste avant
que cette scène ne soit fixée pour l’immortalité. Pour nous, ce sera la dernière fois, sauf pour
des portraits administratifs, où elle apparaîtra seule. Avant d’aller plus loin, mettons des
noms sur les visages qui l’entourent : Au centre, jouant du cor, c’est le cousin Ernest
SEMPERE, à droite jouant (ou faisant semblant) de la trompette se trouve l’oncle LEON
(cette trompette est tombée dans mon legs, fort cabossée à la suite des aventures de 1962). A
gauche, un inconnu. Au centre il s’agit probablement de notre cousine SUZANNE, fille de sa
tante MARIA et de Vincent SEPERE tandis qu’à droite, pose sa « cousine » CECILE, fille
d’un premier lit de ce même homme.
Comment nos géniteurs s’étaient-ils rencontrés ? A leur décharge, on peut d’ores et déjà
écarter les fiançailles arrangée par les familles, comme la suite des évènements le démontrera.
Lorsque notre père fut revenu de son séjour touristique dans les Balkans, âgé de vingt trois
ans, et probablement désireux de bénéficier d’une sexualité exempte de « complications », il
avait dû se mettre à la recherche d’une âme sœur. Or, il était revenu chez ses parents qui
tenaient l’atelier de fabrication d’espadrilles, rue LAVIGERIE, tandis qu’il avait repris son
travail aux Chemins de fer. De son côté, ma mère tenait avec ses parents une épicerie située
dans le même quartier, rue du SOUDAN. Ces deux rues se trouvaient très proches l’une de
l’autre, vraiment très proches.
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Je n’irai pas jusqu’à affirmer qu’ils ne se connaissaient pas, mais il est sûr que les deux
familles ne se fréquentaient pas assidûment et, circonstance aggravante, mon père s’était
absenté suffisamment longtemps pour se faire oublier. Mais CUPIDON pour ma mère qui,
sous ses dehors impassibles, était très fleur bleue, ou EROS pour mon père, ayant conjugué
leurs efforts, ils avaient fini par entrer en contact. C’est ça qu’on appelle le déterminisme :
quand les trajectoires de deux séries de faits se recoupent en un point donné, en l’occurrence
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le comptoir de l’épicerie de nos grands-parents ! Mon père avait, le premier, repéré ma mère
coincée derrière ce fameux comptoir et il avait trouvé une astuce pour avoir l’occasion de la
voir de près et lui adresser la parole en venant CHAQUE JOUR lui acheter une boîte
d’allumettes ! Que pouvait-elle faire ? Fuir ? Ou rester stoïquement à son poste ?
Cet extrait du plan du faubourg Nègre de Sidi-Bel-Abbès montre à quel point les rues où
habitaient nos parents étaient proches. En rouge celle de notre père, l’avenue Lavigerie ; en
vert, la rue du Soudan, celle de notre mère. La seule indication sur leur localisation précise
concerne l’épicerie, qui sera transformée en bar. Elle se trouvait à l’extrémité, vers la droite, à
deux pas du quartier « chaud » et sa célèbre rue Verte, bordée (c’est le cas de le dire, de
« maisons de tolérance ») qui menait au pont qui enjambait l’oued Mékerra. Pour le magasin
d’espadrilles, je me souviens qu’on débouchait perpendiculairement sur l’avenue et que la
boutique se situait sur le trottoir opposé…Quoi qu’il en soit, elles ne devaient pas être
séparées de plus de 2 à 300 mètres ! La tendre caille nichait bien près de l’aire de l’aigle !!
Tout de même, ce serait faire déshonneur à notre mère de n’avoir pas très vite compris que
ses besoins en cette matière ayant dû être largement satisfaits au bout de quelques visites,
cette assiduité n’était pas sans arrière-pensée ! Je gage cependant, fidèle à sa façon de faire,
qu’elle n’en laissait rien paraître et que notre père, s’il ne se faisait pas éjecter, devait se
demander à quoi elle jouait ! A cette époque, sa cousine CECILE (voir photo) était très
présente (pour quelles raisons ? mystère) mais elle, dotée d’un tempérament volcanique (ou
simplement en accord avec ses besoins vitaux en la matière), avait compris, avant ma mère,
que ce jeune homme, très poli et vaguement emprunté, multipliait ses visites dans un but très
précis. Elle pensait qu’elle était celle qui avait la faveur de l’impétrant ! Lorsqu’il
apparaissait, elle disait à ma mère que le MOPRI, ce qui signifie en verlan le PRIMO (le
cousin) arrivait. Elle avait dû être fort déçue quand mon père avait fini, une certaine
complicité s’étant certainement installée entre eux, par révéler que l’élue de son cœur était
HENRIETTE ! Il paraît qu’il avait gardé à l’égard de cette cousine qui intervenait dans ses
affaires de cœur plus souvent qu’il ne l’aurait souhaité, un ressentiment tenace. Dans le
langage imagé qui était le sien elle était devenue « tchapatcharcos » quelque chose comme
« piétineuse de flaques » ! Même en français le plus académique, cette attitude a un nom : on
parle de gens qui mettent les pieds dans le plat !
Mais en fait, lorsqu’on connait la vie de cette cousine, on s’aperçoit que le sort de cette
malheureuse n’était pas enviable. Elle était plus âgée de deux ans par rapport à notre mère et
elle avait été élevée par sa marâtre, Maria, la « jeune » sœur de notre grand-mère. Nos grandsparents avaient du cœur à revendre et ils l’ont prouvé à plusieurs reprises. Déjà, lorsque le
cousin Vincent RAMAJO avait ramené de France une épouse qu’il délaissait honteusement,
c’étaient eux qui avaient pris sous leur aile protectrice cette malheureuse (voir chronique n°
2). Ce devait être aussi le cas pour cette cousine qui trouvait chez ses tante et oncle un climat
plus convivial. La suite de l’histoire de ses déboires le confirmera, ainsi que je l’ai raconté
dans une chronique précédente. Celle-ci n’avait pas fait mentir la tradition en se montrant
odieuse à son égard, l’empêchant d’aller à l’école, la négligeant sur le plan de la santé (elle
avait une coquetterie dans l’œil à la suite d’un problème mal soigné) et lui confiant la garde
de ses propres enfants qui s’accrochaient à elle toute la journée ! On comprend qu’elle ait eu
envie, à vingt cinq ans révolus, de rencontrer l’âme sœur ! La suite des évènements le
démontrera assez !
J’ai déjà dit que ma mère avait dû donner son accord pour une certaine amitié, ou plus si
affinités, sans tomber en pamoison. La photo qui suit et que je qualifie de photo de fiançailles
montre qu’elle n’est pas transfigurée par l’aventure et que sa cousine ne semble pas lui tenir
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rigueur de s’être fait voler la vedette. Il n’y a pas de date, mais c’est inutile car ma mère porte
la même robe à rayures que dans la scène précédente, datée du 1er janvier 1923.
C’est la deuxième fois que je fais référence à cette photo. Je ne reviendrai donc pas sur les
participants à cette petite fête. Je voudrais seulement faire une remarque sur les ABSENTS.
En effet il serait vain de rechercher un représentant de la famille des PICON. Tous les
personnages appartiennent au clan des CASQUEL-MARTINEZ. Quelles que soient les
péripéties de la vie, il semble bien étrange qu’on ait convoqué tante, cousins et cousines et
ouvert une bouteille de champagne sans en avertir l’autre composante de la famille qui allait
venir s’amalgamer à celle-ci! Ce mystère est peut-être le symptôme des tristes évènements à
venir. Certes, la joie ne devait pas régner dans l’autre clan. La jeune sœur de mon père était
décédée après son retour du Service Miliaire et son père, qui devait décéder en 1924, ne
devait pas être au mieux de sa forme. Mais tout de même…
La photo qui suit ne doit pas être très éloignée de celle-ci. Si la première doit dater du début
1923, cette dernière se situe, eu égard à la physionomie de la petite SUZANNE qui n’a pas
sensiblement évolué, à l’époque traditionnellement réservée aux cérémonies de la
Communion, c'est-à-dire le mois de Mai ou Juin 1923. Notre mère va avoir 23 ans et notre
père 25.
Qui sont ceux qui figurent sur ce document ? De gauche à droite, le couple Vincent
SEMPERE dont j’ai parlé plus haut et qui devait se défaire dans les tristes conditions que j’ai
évoquées, notre mère et notre père, la cousine MARIE CASQUEL, future Mme HERRADA,
SUZANNE, ERNEST et CECILE SEMPERE, LEON MARTINEZ, JOSEFA CASQUEL,
sœur de MARIE et deux inconnus certainement des proches et sur lesquels j’aimerais bien
mettre un nom.
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Tout ce petit monde a fait toilette pour la circonstance et on voudra bien noter l’élégance de
la tenue que revêt notre mère qui semble porter ce qui se faisait de plus à la mode au début
des années folles et notamment l’écharpe, un « mangouli ». Vous noterez également que
notre mère, par le regard en coin qu’elle lance, la légère crispation de ses lèvres et son
manque évident d’enthousiasme, semble avoir quelque raison de n’être pas satisfaite sur un
point qui restera obscur pour toujours !
J’ai découvert en fouillant tous nos vieux papiers, deux cartes que je m’empresse de faire
paraître et qui illustrent bien, à mon sens, ce qu’a dû être la « passion » qui les poussait l’un
vers l’autre : Je dirais que cette partition était à l’image du « clavecin bien tempéré » du sieur
Jean-Sébastien BACH ! Qu’on en juge.
On constate que l’imagination n’était pas au pouvoir, c’est le moins qu’on puisse dire. Je ne
sais pas qui des deux a écrit en premier le texte que l’autre a repris en l’adaptant, mais tout
cela reste bien tiède. Je pense que notre père avait dû répondre à la carte que sa fiancée lui
avait envoyé pour se fête puisque sa carte est datée du 23 Juin 1923, c’est-à-dire la veille du
24 (logique !) jour de la Saint Jean. Bon, me direz-vous, ce n’étaient que des cartes, que tout
le monde pouvait lire, et qui ne leur permettait pas de s’exprimer trop librement mais tout de
même…
Voici le recto des deux cartes. Le don du cœur émane de notre mère et l’autre, par la force
des choses, de notre père ! La photo permet de se faire une idée, que je confirme tout de suite,
en précisant que la décoration florale est constituée d’un tissu sur lequel sont brodés les
bouquets et les formules. Le tout représente une certaine épaisseur et je pense, qu’en fait,
l’administration des P.T.T. n’y est pour rien dans l’acheminement du courrier comme
l’absence de timbre-poste l’atteste. C’est un détail mesquin et ça n’a l’air de rien, mais ces
cartes devaient valoir un certain prix ! Rien à voir avec les « SMS » à l’écriture ésotérique que
s’échangent les jeunes gens de notre époque ! Heureusement que notre mère, qui était très
conservatrice, n’avait pas détruit ces précieux témoignages de son passé, en dépit des
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épreuves sentimentales auxquelles elle aurait à faire face bientôt, comme elle ne détruira pas
non plus d’autres documents sur lesquels je vais revenir.
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4 – 1924 : Un drame sentimental
A compter de ce moment s’est ouverte une période qui est restée très longtemps occultée, et
sur laquelle nous n’avons eu des lumières qu’avec un incroyable retard. Une chose est sûre et
certaine, c’est que mes parents se sont mariés le 19 Décembre 1926, soit avec un décalage de
près de QUATRE ans après le commencement de leur romance sentimentale. Certes, des
fiançailles de longue durée n’étaient pas rares, mais là, il y avait matière à s’étonner. Comme
nous avions d’autres chats à fouetter tant que la vie nous sollicitait avec voracité, cette
« anomalie » ne nous avait pas interpellés outre mesure.
Pour ma part, j’ai été fort surpris d’apprendre un jour, que ma sœur, mes frères et moimême étions le fruit d’un second lit ! Autrement dit : la honte ! Comment cette nouvelle
m’était-elle parvenue ? Peu importe. C’était, j’en suis presque certain, après le décès de notre
père et j’avais été un peu secoué par cette révélation, mais à la longue, et surtout depuis que je
me penche sur notre histoire, j’ai été amené à beaucoup réfléchir sur les tenants et
aboutissants de cette affaire.
Notre mère avait gardé dans ses papiers, ce qui démontre sa force de caractère (voir cidessus), le livret familial du mariage de son ex-fiancé. Voici ci-dessous le fac-similé.
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On aura vite calculé que cette union n’a pas duré un an, entre le 1 er Avril 1925 et le 5
Février 1926. Je passe très rapidement sur ce qui a filtré de cette affaire avant de revenir sur
les circonstances de la rupture des fiançailles de mes parents.
En premier lieu, il est remarquable que ce mariage ait eu lieu à ORAN, alors que notre père
n’y mettait les pieds que quand la nécessité se faisait jour. Comment aurait-il pu mener de
front, à quatre-vingts kilomètres de distance, son travail et la cour qu’il aurait dû normalement
faire auprès de cette jeune fille ? Surtout en considérant sa timidité et surtout, le délai pour
arriver de façon véritablement foudroyante aux fiançailles et à la noce ! Tout cela sent le
mariage arrangé, et qui prétend cela, doit admettre que le clan des PICON devait avoir une
dent contre les MARTINEZ et avait dû faire jouer ses réseaux ! Le cas devait même revêtir un
certain caractère d’urgence d’autant plus que la demoiselle Niévès ZAPATA, vingt-six ans,
était atteinte de la tuberculose, une maladie qui ne pardonnait pas en ce temps là. Quoiqu’il en
soit, ce mariage avait eu lieu avec la bénédiction de notre très Sainte Eglise Catholique et
avait été consommé, car cette pauvre femme était enceinte au moment où elle avait rendu son
dernier soupir, bien que la chose lui ait été expressément déconseillée. Il faut être juste, la
responsabilité de notre père me semble gravement engagée dans cette issue fatale.
Voilà donc que notre père s’était retrouvé dans une position inconfortable, et qu’il avait dû
faire son examen de conscience. En effet, dans un laps de temps très court, en huit ou neuf
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mois seulement, il avait fait son deuil au sens littéral du terme et probablement établi son
bilan pour s’apercevoir qu’il avait lâché la proie pour l’ombre. Il avait donc dû tenter de
recoller les morceaux, avait plaidé sa cause et était revenu à la charge en faisant profil bas. Au
fond, je pense qu’il n’avait jamais cessé d’aimer notre mère.
Cette photo soulève une émotion particulière. Elle représente notre père en compagnie de sa
première femme. Le fait, pour notre mère, d’avoir conservé, parmi tous ses documents sauvés
du désastre, cet autre témoignage de ses fiançailles rompues, et de pouvoir avoir sous les yeux
le portrait de « l’usurpatrice », laisse perplexe sur les raisons qui l’ont poussée à agir de la
sorte. Tant que notre père a été en vie, on peut comprendre qu’elle ait eu des raisons d’agir de
la sorte, mais au moment de sauver les meubles en catastrophe ? Quoi qu’il en soit, je n’ai
découvert cette photo que tout récemment. Je peux même dire depuis exactement DEUX
jours !
La photo originale, que j’ai légèrement rognée, montre une scène champêtre dans un cadre
plus étendu que l’extrait que j’en ai tiré et qui se concentre sur les personnages. Ce faisant, si
j’ai perdu en surface, j’ai pu grandement améliorer la netteté de l’original, passablement jauni,
et agrandir la taille des acteurs de la scène qui prennent alors une toute autre dimension
humaine.
Selon toute vraisemblance, la jeune femme qui se tient aux côtés de mon père qui porte
canotier et bretelles, est la malheureuse Nieves ZAPATA. Les autres personnages doivent être
les parents de celle-ci : le père, la mère, une sœur et deux enfants qui sont, on peut le
supposer, ses neveux. L’examen de la scène montre que la saison est assez avancée (Mai,
Juin ?) car les tenues sont légères et la présence du chevalet sur lequel repose un mouton à la
broche indique un moment de bonheur tranquille. Que sont devenus ces personnages ? Nous
savons que la scène se passe en 1925 et nous savons également que cette jeune femme, dont
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les traits me semblent très avenants, va disparaître dans peu de temps. Comment ne pas
éprouver une réelle compassion pour elle ? Il est probable qu’elle n’était pour rien dans le
malheur qui arrivait à ma mère et qu’au fond, elle ne lui en voulait pas. Peut-on en vouloir à
une morte ?
J’ai acquis la conviction, en fouillant les archives du CAOM que je suis en mesure d’en
savoir plus sur elle et ses parents : Je pense que j’essaierai, en usant des journaux que
reçoivent les rapatriés, de faire surgir un témoignage. Que nous apprennent d’autre, mis à part
le livret de famille, ces archives ? Que ses parents s’étaient mariés à ORAN en 1895, qu’elle
avait au moins quatre frères et sœurs : tous nés à ARZEW : FRANCOISE MARIE en 1895,
LOUIS en 1897, NIEVES (l’intéressée) en 1899, BERNARD en 1900, JOACHIM également
en 1900 et HENRI en 1904 !! Quel passionnant domaine de recherche !
Ils avaient dû se dire qu’on effaçait tout, et qu’on recommençait, car la position de l’un et
de l’autre était pour le moins inconfortable. En ce qui concerne notre mère, son espoir de
trouver un mari disparaissait ou, à tout le moins, s’éloignait dans un futur difficile à décrypter
car, qui aurait voulu d’une fille d’un âge qui commençait à compter, et de surcroît
« suspecte » par définition. Quel mâle digne de ce nom, dans ce milieu « macho » aurait misé
sur la virginité d’une fille, fortement entachée de doute, que ce soit d’un point de vue
sentimental, ou physiologique ?
Notre père également devait avoir le sentiment d’un grand gâchis et d’une perte de temps !
Sa réputation, moins sujette à caution du fait de son aventure avortée, n’en était pas moins
préoccupante. Proche de la trentaine, il devenait urgent de faire une fin ! Quand je le revois, je
comprends qu’il ait éprouvé un certain vague à l’âme. La façon contournée qu’il avait eue
d’aborder notre mère, et le fait qu’on lui ait mis entre les bras une épouse toute faite montrent
que ce n’était pas lui qui allait chanter la sérénade à toutes les belles du quartier ! D’autre part,
la perte de cette jeune femme et de l’enfant qu’elle portait avaient dû le secouer un tantinet et
lui faire avoir des remords.
Nous n’avons JAMAIS su véritablement qui, ou quoi, était à l’origine de leur séparation.
J’ai très longtemps fait porter sur notre grand-mère maternelle la responsabilité du « clash »,
si je m’en rapporte aux « bons » sentiments qu’il éprouvait pour elle. Cependant, avec le
temps, et un examen méticuleux d’indices de plus en plus concordants, j’impute ces
désordres, pour au moins une grande part, aux parents de notre père, sans faire non plus litière
des présomptions pesant sur l’autre aïeule ! Tout a dû se jouer entre les deux futures bellesmères qui ont certainement poussé conjointement à la roue pour faire chavirer l’équipage,
chacune reprochant au futur conjoint exactement l’inverse de ce que l’autre reprochait au
premier ! C’était l’opposition de deux mondes que tout, sauf la langue, séparait. Les uns
étaient des commerçants, les autres des artisans ; les uns étaient confits de religiosité, les
autres plutôt libres-penseurs ; les uns étaient introvertis, les autres extravertis, etc… J’ai dit
que les deux familles vivaient très près l’une de l’autre dans le même quartier. Rien de la
façon de vivre de l’une ne devait échapper à l’autre, et vice versa. Disons qu’elles se
connaissaient bien, et même TROP BIEN, dans la mesure où à la génération précédente elles
avaient partagé des parents qui étaient frère et sœur (voir supra).
J’en profite, en évoquant cette parenté, pour rappeler que nos parents étaient cousins,
puisqu’ils partageaient un ancêtre commun en la personne du PICON au prénom inconnu,
père de LUIS et ISABEL respectivement père de JUAN PICON (1862-1924) et mère de
ISABEL CASQUEL (1866-1953), mes grands parents (voir arbres généalogiques en début de
chroniques).
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D’un côté, chez les PICON, c’était la retenue, l’austérité dans le maintien, le mysticisme, la
croyance aveugle dans les mystères de la création divine la plus échevelée, de l’autre, chez les
MARTINEZ, c’était un peu la bohême, la souplesse de la morale et des mœurs et surtout un
scepticisme au regard des choses sacrées qui devait sentir le soufre ! Très tôt, mon père a dû
se trouver mis en face des dangers que la fréquentation d’un tel milieu lui ferait courir. Sa
future femme n’avait-elle pas donné des gages au Diable en servant à boire dans un bar et en
ayant foulé les planches d’un théâtre, fut-ce pour interpréter les angelots (voir ci-dessus)?
De son côté notre grand-mère maternelle ne devait pas trop supporter qu’on la tienne pour
une ignorante et devait se venger en discréditant les « façons » par trop édifiantes et guindées
dont faisait preuve la belle-famille. Notre père ne devait pas être en reste sur ce plan là et
malgré sa réputation de « baïlarin » (danseur) et peut-être parce que, en plus, c’était un
« tarambana » (noceur), elle devait « monter le bourrichon » à notre mère.
Tout cela n’est que pure ratiocination de ma part, mais la vérité ne doit pas être très loin de
ce scénario. Le résultat des courses, c’est que très probablement notre mère avait dû rendre les
armes la première et signifier son congé à notre père avec une certaine brusquerie. Comment
aurait-elle pu accepter plus tard de se « coucher », lorsque mon père était revenu vers elle ?
Des deux, c’était quand même elle qui avait su, ou dû, rester chaste ! Je pense que la
réconciliation avait dû donner lieu à des promesses formelles de sa part portant très
probablement sur sa liberté d’action et de parole. Il y a fort à parier que ce devait être le point
d’achoppement sur lequel leurs fiançailles avaient été rompues. Il ne devait pas être trop bien
vu chez les PICON que l’épouse soit par trop indépendante ! Celui-ci ne manquait pas non
plus de fierté, et s’étant vu éconduire, il avait dû foncer tête première dans le mariage qui lui
était offert. Mais il avait donné de sa personne et s’en était trouvé bien marri.
5 - 1926 : Un mariage
Bref, l’un et l’autre, largement majeurs, ayant dû finir par envoyer sur les roses les mauvais
conseilleurs et, notre grand-père paternel étant décédé dans ces entrefaites, notre père ne lui
devant plus obéissance comme son devoir « sacré » de respect le lui imposait, les apparences
étaient sauves. C’est donc en toute conscience qu’ils avaient décidé de convoler en justes
noces ainsi que l’atteste la copie de la première page du livret de famille qui leur avait été
remis le jour de leur mariage, le 18 décembre 1926, et sur laquelle il n’est pas fait mystère que
notre père était veuf.
J’ai fait paraître ces deux magnifiques photos sans chercher à les réduire, bien au contraire,
car il faut goûter à tous les détails, qu’ils soient vestimentaires ou gestuels. Je n’ai pas pu me
résoudre à faire un choix, car tous les deux me plaisent autant qu’ils plairont à tous ceux qui
les contempleront. Mais la première pose, si « kitch », me parait particulièrement émouvante
avec ce relevé de la jambe droite qui met en valeur le galbe de celle-ci. Je passe sur
l’expression de son visage qui ne reflète pas un bonheur sans borne, mais ni d’anxiété non
plus ! Ce n’est pas de la résignation, mais ce n’est pas l’extase. Peut-être l’ombre de REMI
venait-elle la troubler à en juger par son regard voilé? C’était notre mère telle qu’en ellemême.
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Bien entendu, je me plais à faire paraître le fac-simile de la première page de leur livret de
mariage qui résume administrativement tout ce que je viens de raconter.
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Notons tout de même que le mariage a été célébré religieusement, et qu’une certaine paix
devait s’être installée entre les familles. Des efforts avaient été consentis pour que la
cérémonie revête un certain cachet qui transparaît dans l’habillement de la mariée (et du marié
aussi). Tout cela me laisse penser que les familles avaient mis la main à la pâte après avoir fait
taire leur incompatibilité d’humeur!
Cependant, une sourde rancœur avait dû perdurer car, ainsi que je l’ai signalé, notre père ne
pouvait pas supporter ma grand-mère qui vivait sous son toit, ainsi que nous pouvions le
constater de visu. A l’opposé, quelque chose devait être resté en travers de la gorge de notre
autre grand-mère car, si je ne m’abuse, cette dernière ne mettait jamais les pieds chez son
fils ! Circonstance aggravante, plus tard, avec l’arrivée des enfants, elle ne soulageait en rien
notre mère. C’est que celle-ci avait la charge conjointe de l’entretien de son foyer, du travail
que lui procurait sa progéniture en bas âge et de l’aide qu’elle apportait à ses propres parents
dans leur commerce. Si le mariage lui conférait un certain statut social, elle avait vu sa charge
de travail multipliée sans doute au-delà de ce qu’elle s’était imaginée !
J’ai déjà raconté en parlant des bouffées de colère qui obscurcissaient de temps en temps
l’esprit critique de notre père, qu’un jour il avait envoyé son vélo sur notre mère alors qu’elle
était enceinte (du quel d’entre nous ?). J’en connais maintenant la raison : ma mère lui faisait
remarquer, certainement sur un ton assez acerbe, que « sa » mère qui vivait à quelques pas de
là, justement, ne lui venait pas en aide. Notre père devait certainement être excédé des piques
de cette eau là, qui ne devaient pas être les premières, pour qu’il sorte de ses gonds et se laisse
aller à ce geste malencontreux. J’ai la conviction, en dehors de cette anecdote, qu’il n’a jamais
porté la main sur ma mère, ni qu’il se soit jamais montré inutilement agressif.
N’empêche, certains avaient senti passer plus que d’autres le vent du boulet, couru le risque
de garder à leur charge une vieille fille et de n’avoir aucune descendance ! Ceci est humain.
Trop humain.
Nos deux jeunes tourtereaux, une fois mariés, avaient trouvé un nid pour abriter leurs
amours dans un appartement situé dans la même cour où habitaient les grands-parents
maternels, ses beaux-parents et non pas les siens ! Cette cour, ce « patio », se situait à côté de
l’épicerie et comportait plusieurs logements, dont un au moins était occupé par un
« indigène », celui justement qui figure sur la photo des « fiançailles ». Auparavant, ils
avaient accompli, comme c’était l’usage, un voyage de noces à ALGER, la capitale. Ce devait
avoir été pour notre mère qui n’était pas habituée jusque là à sortir de notre bonne ville, une
découverte. Notons tout de suite qu’elle avait mordu férocement à l’hameçon et que chaque
occasion qui lui serait offerte désormais de prendre le train, ou tout autre moyen de
locomotion, serait la bienvenue. Grâce à ces bonnes dispositions, nous n’avons pas, sauf
impécuniosité, manqué une sortie, d’autant plus volontiers que nous ne payions pas nos
places de train!
Ici commence une période pour laquelle nous manquons de documents photographiques. La
première photo que je peux produire est celle où la famille compte déjà trois enfants et qui
doit se situer dans la première moitié de 1932, Marcel étant né en octobre 1931. Dire qu’il ne
s’était rien passé, c’est aller un peu vite en besogne. Tout d’abord à peine neuf mois après leur
mariage, arrivait sur cette terre ma sœur aînée GILBERTE, MAURICETTE. Si on compte
bien, l’intervalle de temps est très exactement celui imparti aux parturientes pour assembler
les composantes d’un nouveau-né. Le bon docteur OGINO n’avait pas encore émis sa thèse
sur la période de fécondité des femmes et celles-ci devaient, pour ne pas être ennuyées par
leurs problèmes mensuels, fixer la date de leurs noces de façon suffisamment assez large pour
n’avoir pas cette épée de Damoclès suspendue sur leur tête. Maintenant que nous savons
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scientifiquement que l’ovulation se produit pile poil au milieu du cycle, la rencontre des deux
moitiés du capital génétique de ma sœur s’en étaient trouvées réunies séance tenante !!! Si
ma mère avait nourri des doutes (ou des espoirs) sur sa fertilité, elle avait dû être
immédiatement informée !
6 – 1927 – 1933 : les maternités
Donc, le 22 septembre 1927, après 277 jours de gestation, une petite fille bien brune
arrivait au monde. Signe des temps, elle avait reçu deux prénoms, en rupture totale avec ce
que la tradition nous a toujours montré. Point d’Isabelle, de Joséphine, de Rose ou d’autre
prénom usé par des générations d’aïeules mais du neuf, de l’original, rien de galvaudé. Place à
la modernité ! En tout cas voici le spécimen, fruit des entrailles de notre mère !
. Bien entendu, ma sœur est incapable de me raconter les évènements qui ont pu marquer
cette période. Rien de saillant, parmi les souvenirs que nous narrait ma mère ne vient éclairer
la vie quotidienne de mes parents. Toutefois, j’ai dit plus haut qu’au moment de la grande
crise économique de l’entre-deux guerres il était arrivé que la marchandise soit revendue
moins cher qu’elle n’avait été payée. Cette catastrophe s’était produite avec un certain
décalage en France par rapport au reste des grandes nations soit vers 1930 ou 31. Cette
situation avait amené nos grands-parents à changer de raison sociale et à transformer
l’épicerie en bar avec, bien entendu, une présence de ma mère qu’on peut supposer pas du
tout du goût de mon père. Son éducation ne l’aidait pas à supporter les propos plus ou moins
grivois des (rares ?) consommateurs! Mais aussi, le regard désapprobateur de la belle-famille
devait lui peser !
Je me permets de revenir sur ce point. A la réflexion, peut-on considérer que l’installation
d’un bar dans ce quartier n’était pas une bonne idée ? Il faut connaître les particularités de
l’Algérie en matière de maisons closes. La loi Marthe Richard ne s’y est jamais appliquée et
chaque ville comptait un certain nombre, n’ayons pas peur des mots, de bordels. Avec la
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présence de la Légion et de ses soldats étrangers privés d’affection, ces maisons étaient
florissantes. Or, voyez comment les choses sont faites, c’est dans ce quartier, dans la rue qui
descendait vers la rivière avant de rejoindre la route d’ORAN, que ces respectables maisons
de rendez-vous étaient implantées en rang serré. La rue VERTE (c’était son nom) débouchait
tout près de la rue du Soudan où se trouvait le bar et donc…Le grand-père qui connaissait
bien (ainsi que mon oncle LEON, surtout ce dernier) les lieux avait dû flairer le bon filon. On
peut se passer de manger, mais pas de faire « œuvre de chair », telle est la devise des
hommes !
En attendant, un autre enfant avait été mis en chantier dès les premiers mois de 1929 et le 29
Novembre 1929 naissait JEAN, ROBERT. Mon père avait dû sacrifier à l’usage qui consistait
à donner au premier né du sexe masculin, le prénom de son père (et en l’occurrence celui
aussi de son propre père). Choix fort peu judicieux, car très vite l’habitude avait été prise de
l’appeler JEANNOT, pour qu’il n’y ait pas confusion entre eux. Ma foi, cette appellation ne
nous a posé aucun problème pendant des décennies, jusqu’en 1985, quand tout à coup il
s’était emporté contre ma femme qui, fort innocemment, l’avait appelé ainsi, exigeant de tout
un chacun qu’on veuille bien à l’avenir l’appeler JEAN-ROBERT et seulement comme ça. Il
faut dire que sa femme préférait cette façon de dire, ce qui peut se concevoir. Dont acte.
C’est en 1930, comme je l’ai dit dans la première chronique, que nos parents avaient acheté
la maison dans laquelle je devais naître plus tard. Comment avaient-ils fait pour réunir la
somme nécessaire ? Il faut dire que notre mère savait compter et avait un grand sens de la
gestion. Sans être auvergnate, pour elle un sou était un sou. Ils devaient compter aussi sur ce
qu’elle leur rapporterait pour finir de la payer, car il y avait trois locataires qui occupaient les
lieux. Ce qu’a été cette affaire, je n’ai connaissance que de peu d’éléments pour porter un
jugement, mais grosso modo ça n’a pas été de tout repos L’un des locataires leur posait des
problèmes et il avait fallu qu’ils fassent appel à un avocat, Maître PELLEGONON, pour faire
valoir leur point de vue. Celui-ci avait été sanctionné par un arrêt rendu en leur faveur et ce
fâcheux, un certain GIGOU selon mon frère Marcel, avait dû quitter les lieux.
Toute cette chicane leur avait si fort porté sur le système que lorsque l’un des locataires
restants leur avait fait connaître son intention de mettre un terme au bail, ils avaient préféré
carrément s’y installer, dans les conditions que j’ai expliquées plus tôt, que de courir le risque
d’avoir une autre affaire sur les bras. Je l’ai déjà dit : notre père avait horreur des
« complications » et cette décision avait le mérite de clarifier la situation et surtout de me
rapprocher de mon futur lieu de naissance ! Donc, comme je l’ai déjà raconté, le transfert du
bar de la rue du Soudan à la rampe des ateliers s’était opéré conjointement avec le
changement de domicile, dans le courant de 1933.
Entre temps, au milieu de toutes ces péripéties, mon frère MARCEL avait été amené à bien
et sa naissance survenait, toujours dans leur premier logement, le 3 Octobre 1931. Ma mère
racontait que le bébé arrivait avec une telle ardeur, qu’elle avait eu le plus grand mal à se
retenir d’accoucher en attendant l’arrivée salvatrice de la sage-femme ! On lui avait donné un
second prénom : FERNAND, qui comme pour Robert, sortait des sentiers battus. Cette
naissance n’aurait rien de particulier si elle n’avait pas été la cause d’une mise au pas de mon
frère JEAN(NOT) qui atteignait ses deux ans. Avant d’aller plus loin, et pour garder un
parfum d’authenticité à mon récit, je conserverai cette façon de faire tant qu’il sera question
de notre prime enfance. Il faut savoir que ce garçon ne dormait que d’un œil. Il fallait le
bercer pratiquement toute la nuit pour qu’il se taise et laisse reposer mon père qui devait
prendre son travail, tôt chaque matin. Ma mère était, bien entendu, épuisée après son
accouchement, et c’était mon père qui avait pris la relève. Une première nuit, il avait assuré
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bravement, puis la nuit suivante s’annonçant comme la précédente, il avait de nouveau secoué
le berceau du jeune braillard quand, tout à coup, n’y tenant plus et victime de son
tempérament éruptif, il avait pris sous son bras mon frère et lui avait administré une fessée
magistrale assortie des menaces adéquates en cas de récidive ! Cette médecine avait été
souveraine et plus jamais, dès cet instant, il n’avait été question de tergiverser quand on le
mettait au lit ! On ne louera jamais assez les vertus d’une correction arrivant « en situation » !
La photo suivante semble conforter mon point de vue sur l’état d’esprit de ma mère qui
semble poser, comme on plante un jalon à un endroit précis d’un parcours en se disant : plus
jamais ça !
Cette photo, mon frère MARCEL semblant tenir que très imparfaitement assis par ses propres
moyens, doit dater du premier trimestre 1932. Cinq ans se sont écoulés depuis leur mariage et
si notre père semble assumer une certaine « rondeur » et un commencement de maturité, il
n’en va pas de même en ce qui concerne notre mère qui apparaît, à l’orée de la trentaine, bien
amaigrie dans sa jolie robe. Comment n’en aurait-il pas été ainsi quand, depuis cinq ans, elle
avait vu sa charge de travail multipliée par un coefficient de force quatre ou cinq ? Que le
temps de sa jeunesse, somme toute assez facile à contrôler, devait lui paraître lointain !
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Avant d’aller plus loin j’insère une photo qui doit avoir été prise vers cette époque. C’est
une photo d’identité où on ne vous demande pas de faire des manières et pour le coup,
vraiment, elle n’en fait pas. Moi je l’aime bien, particulièrement sa coiffure « à la garçonne »
que pour ma part je trouve bien plus seyante que celle qui ouvre ce chapitre.
Il est temps que j’entre en scène. Donc 1933 est une année de transition, pour ne pas dire de
translation. Ma mère, qui me porte depuis l’hiver ne doit pas être au mieux de sa forme dans
les affres du déménagement, de la découverte du milieu dans lequel elle sera désormais
appelée à vivre, de la prise en charge du nouveau bar, et des soucis quotidiens. J’ai déjà fait
allusion à mon statut de rescapé. Peut-être lui dois-je ce qualificatif au fait que, si elle n’avait
pas mis en action, pour la première fois, le processus d’élimination par lequel je serais repassé
vite fait par le chemin que je venais d’emprunter, ça n’avait tenu qu’à peu de chose. En vérité,
le souvenir de ces neuf mois devait lui être resté inoubliable, et inoublié!
Le 16 Septembre 1933, à 3 heures du matin, toc, toc, je frappais à la porte (c’est une image)
et j’arrivais tout frais estampillé « bon pour le service » sur notre bonne vieille Terre. Bon, je
veux parler de ma conscience car, pour tout le reste, je suis comme tout ce qui vit sur terre, un
résidu de poussière d’étoiles ! Se dire qu’on est le résultat d’un vulgaire processus de
retraitement des déchets, loin de me paraître infâmant, me comble de sérénité. Si chaque être
sur Terre ne se croyait pas créé seulement pour la seule auto congratulation d’une improbable
divinité, tout irait mieux sur notre planète. Mais je me trompe peut-être ? Non pas sur notre
hypothétique création mais sur l’incommensurable bêtise des hommes qui trouvera là bien
assez de matière pour s’exprimer.
Je lui ai souvent demandé par la suite comment j’étais dans les premiers instants de ma vie.
C’est terrible, mais je n’ai jamais eu de précision. Tout juste me disait-elle que j’avais été
facile à élever. Au fond, j’étais déjà comme je le serais toute ma vie : moyen en tout.
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Je ne vais pas commencer ici à faire état de mes premiers souvenirs, ce serait aller un peu
vite en besogne. Bien entendu, quand j’y viendrai, ceux-ci tourneront toujours autour de nos
parents qui étaient omni présents, cela va de soi. J’ai déjà très largement évoqué sa figure
dans les chapitres précédents, en abordant tel ou tel évènement et je continuerai dans cette
voie plus tard, quand je raconterai les péripéties qui ont émaillé ma vie. De cette façon nous
aurons réalisé un tableau aussi complet que possible de sa personnalité. Mais pour l’heure
revenons aux faits matériels.
En 1934, ainsi que je l’ai raconté, une dernière épreuve familiale devait la toucher quand
son jeune frère LEON était décédé dans des circonstances pour le moins gênantes, dans les
parages de la rue VERTE. Ma grand-mère qui ne devait plus être utile à grand-chose - elle
était âgée de près de soixante-dix ans - risquait plutôt de faire fuir la clientèle du bar. Elle
devait être chargée de s’occuper de nous et de vaquer aux travaux de la maison. Mon grandpère, quant à lui, devait décéder, dans l’ordre logique des choses, l’année suivante dans les
conditions que j’ai décrites plus haut. Il ne devait pas non plus être d’un grand secours alors
qu’il était rongé par le chagrin et la maladie. Toute la responsabilité retombait donc sur les
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épaules de notre mère qui devait ployer sous le poids du fardeau, telle le bûcheron de la
fable ! On comprend mieux qu’elle n’ait pas souhaité continuer à pouponner et à s’épanouir
dans les joies de la maternité !
J’ai déjà dit que notre mère savait gérer son argent aussi, jugeant les autres à l’aune de ses
propres valeurs, n’acceptait-elle pas de voir les ouvriers sacrifier une partie de leur paie en
anisettes, alors même que cette vente lui rapportait quelque argent ! Ainsi de 1935 à 1938 ou
39 le bar avait fonctionné tous les jours avec, cependant, l’aide de notre père qui lui tenait
compagnie et veillait au grain, faisant preuve de jalousie quand les propos des uns et des
autres, lui qui n’avait pas été élevé dans ce milieu et manquait d’humour, ne lui plaisaient
pas. Or ceux-ci ne devaient pas manquer !
J’ai dit que dans mes premiers souvenirs je garde l’image de ce bar, ce qui confirme à peu
près le moment où le fonds de commerce avait été repris par quelqu’un d’autre. Nos parents
devaient enfin commencer à respirer et à vivre pour eux-mêmes. Ce doit être entre les années
38 à 40 que devaient se situer les sorties dominicales à bicyclette, que j’ai évoquées. Notre
mère avait appris à monter à cette époque seulement, non par pusillanimité, mais certainement
par manque de temps ou d’opportunité, car elle avait un tempérament pas du tout pot-au-feu !
La suite des évènements devait montrer cependant qu’ils avaient vendu au plus mauvais
moment, car les nouveaux tenanciers du bar avaient amassé pendant toute la durée de la
guerre, grâce aux G.I.’s qui découvraient le velouté de nos vins, suffisamment d’argent pour
s’expatrier au Maroc avec un magot très confortable !
Maintenant qu’elle se trouvait à la tête d’une kyrielle d’enfants, nous pouvons nous
interroger sur sa façon d’être à notre égard. Contrairement à ce que laisserait penser son
expression sur laquelle j’ai beaucoup glosé, elle nous a toujours manifesté beaucoup de
tendresse, même si celle-ci ne s’exprimait pas par des démonstrations bruyantes et théâtrales.
La plus grande manifestation d’amour à l’égard des enfants consistait en ce qu’on appelait la
« caresse espagnole ». Rassurez-vous, nous n’en avons pas bénéficié : la maman, énamourée,
serrait son bébé contre elle, à l’étouffer, et tout en lui tapant très fort sur les fesses elle lui
disait « Ay, que te quiero, que te quiero ! » ou d’autres formules allant dans le même sens !
C’est vrai, nous ne nous frottions pas le museau à tout instant, mais nous ne manquions pas
de tendresse et bénéficiions de quelques mots doux. Moi, le petit dernier, j’étais le « roi de la
maison », ce à quoi mes frères rétorquaient que j’étais le « roi des cabinets ». Je ne sais pas si
l’un ou l’autre bénéficiait d’une appellation particulière, mais je n’ai pas le sentiment qu’elle
les a moins aimé que moi.
Je me garderai de parler de son affection pour ma sœur car ce sujet a toujours constitué une
source de friction entre nous trois et elle. Etant la seule fille, et l’aînée de surcroît, elles ne
pouvaient qu’avoir des liens privilégiés qui se sont maintenus d’ailleurs jusqu’aux derniers
instants de sa vie. Ne perdons pas de vue qu’elle avait été toujours entourée de garçons
puisqu’elle était la seule fille parmi ses frères, et que ma sœur était à son tour la seule fille !
Ma sœur m’a raconté qu’un jour, étant petite fille, elle était tombée tête première dans un
baquet plein d’eau et que notre mère l’en avait retirée in extremis, alors qu’elle passait par là,
parfaitement inconsciente du drame en préparation ! En effet, ma sœur ne pouvait appeler à
l’aide ! Cette mésaventure avait dû la bouleverser car elle avait été chouchoutée et dorlotée
comme ce n’est pas permis.
Tout au long de sa vie, tant que nous avons été sous sa tutelle, elle nous a toujours entourés
des soins les plus attentifs, peut-être pas sur le plan matériel, mais en nous mettant dans les
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meilleures conditions pour que nos personnalités s’épanouissent. C’est elle qui prenait soin de
notre parcours scolaire, elle qui avait été sanctionnée injustement par son père. Notre père ne
se désintéressait pas de nous, mais c’était sa présence tutélaire qui agissait ! Elle, c’était le
contact au quotidien et lui le garant de l’unité familiale. En ne nous offrant pas le superflu,
elle n’en avait pas les moyens, elle nous a rendu un service immense. Elle nous a fait
comprendre que pour s’en sortir il faut d’abord compter sur soi. Mais ce n’est pas sur ce seul
plan que son influence sur notre père nous a été bénéfique. Nous sommes sortis, sans même
nous en rendre compte, de la matérialité des besoins pour accéder à un domaine peu commun
dans le milieu que nous fréquentions : celui de l’art ! Ô, je m’empresse de préciser que cet art,
pour être mineur, cinéma, théâtre, avait le mérite de nous faire fantasmer. Nous n’avons
jamais manqué, outre les biens nourriciers et matériels indispensables à notre développement
physique, d’une certaine approche culturelle, comme je l’ai déjà dit. Elle préférait manquer de
l’essentiel plutôt que de passer à côté du superflu culturel. Elle avait inventé le mieux-disant
culturel !
C’est ainsi qu’elle (et nous tous avec elle) avait accepté de manger de la vache enragée trois
ans de plus, entre 1942 et 1945, pour que ma sœur, qui venait d’atteindre ses quinze ans et
était une excellente élève, puisse aller de l’avant. Elle avait été reçue au Brevet Elémentaire,
le plus haut grade universitaire jamais atteint dans la famille ! Ces trois ans étaient ce qui lui
manquait pour pouvoir passer son Brevet Supérieur avec l’obtention duquel elle entrerait de
plain-pied dans la carrière d’institutrice. De cette façon, elle se vengeait en quelque sorte du
sort qui avait été le sien. J’ouvre une petite parenthèse pour la remercier à titre personnel car,
sans ces sacrifices, ma sœur, quelques neuf ans plus tard, n’aurait pas été en mesure à son tour
de m’encourager à partir en Faculté en m’assurant qu’elle me viendrait en aide le cas échéant.
Mais qui aime bien châtie bien. Lorsque nous l’avions fait particulièrement damner, elle
s’efforçait de nous caresser les mollets avec un nerf de bœuf, ce qui peut paraître outrancier,
Mais elle ne risquait pas d’être traînée devant les tribunaux pour autant, car elle n’avait rien
d’une virago ! Si elle s’armait de cet ustensile, c’était plus comme une arme dissuasive que
comme un instrument de torture ! Elle le maniait avec suffisamment de maladresse pour nous
manquer et si, par malchance, elle nous atteignait ce n’était jamais bien méchant ! Hélas,
certaines fois nous avions été si insupportables qu’elle « caftait » à notre père à son retour du
travail. Là, c’était une autre histoire, que j’ai évoquée.
Mes frères et moi avions une particularité. Nous aimions tellement notre maison que l’on ne
courrait pas dans les rues, comme la plupart des copains du quartier. Chacun félicitait notre
mère d’avoir des enfants si bien élevés, qui ne se conduisaient pas comme des gitans. C’était
un fait : nous nous trouvions bien chez nous car la maison, malgré la présence de nos
locataires, les MARCHAUD, qui n’avaient pas encore d’enfants, convenait très bien à nos
activités. Contrairement à la plupart des autres familles, nous bénéficiions d’un espace clos
uniquement réservé à la fratrie. Les enfants du quartier, rejetons de familles ouvrières
semblables à la nôtre, n’étaient pas moins bien élevés que nous, à une différence près. Ils ne
disposaient pas de notre avantage majeur ou alors ils le partageaient avec d’autres chenapans
au sein de patios rassemblant plusieurs familles. Le meilleur moyen pour les mères d’obtenir
un peu de paix était de les mettre à la rue, ou du moins, de ne pas les retenir d’aller
baguenauder. Donc, avec l’inconscience et la meilleure bonne foi du monde, nous réservions
tous nos mauvais coups pour elle, salauds que nous étions ! Enfin, il ne faut pas exagérer sur
notre malignité, mais tout de même… En fait, il n’y avait nulle malice, ni malveillance, de
notre part, mais nous étions très remuants.
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7 – 1933 – 1959 : Nos voisins, les Marchaud
Je viens de citer les MARCHAUD qui ont tenu une place considérable dans notre vie. Ce
couple était composé de deux métropolitains, le mari – André - était originaire d’AVIGNON
et sa femme – Henriette, comme notre mère - de MARSEILLE. Ils avaient dû arriver en
Algérie, et plus précisément à ALGER, dans leur enfance car ni l’un ni l’autre n’avait l’accent
chantant du midi. Ils s’exprimaient dans un français parfait mais avec l’accent de l’Algérois
qui n’avait aucune intonation de notre « dialecte » dans lequel les traces de notre espagnol
natal transparaissaient de façon indélébile.
A l’arrivée de nos parents dans leur maison toute neuve (du point de vue de l’acquisition,
car elle devait avoir en fait quelques années d’existence), ce couple faisait partie des meubles
si j’ose m’exprimer ainsi. Ils occupaient à ce moment là l’appartement situé à l’extrême
droite, et nos parents celui de gauche auquel s’adjoignait celui du centre qui venait d’être
libéré par leur locataire. Cet état de chose n’allait pas sans poser problème pour la commodité
des activités domestiques des nouveaux venus puisqu’une cloison séparait les deux logements
et qu’il fallait redescendre dans la cour pour passer dans l’une ou l’autre des deux entités ! Un
échange avait eu lieu et les MARCHAUD étaient passés d’une extrémité à l’autre. En
procédant ainsi, nos locataires avaient la jouissance exclusive d’un escalier tandis que nous
pouvions, avec celui qui nous était attribué, prendre pied sur une véranda commune (voir plan
dans la 1ère partie de cette chronique). Cet échange de bons procédés permettait ainsi à notre
famille de jouir d’un espace sans discontinuité. Il faut noter cependant que cet arrangement,
qui tombait sous le sens, n’avait pas été obtenu à leur entrée dans les locaux, mais seulement
après ma naissance et que, pour cette raison, je suis né chez nos voisins, dans une chambre qui
depuis était devenue un garage (voir photo, dans chronique I) ! Notons quez cette chambre
aura vu naître mon « petit » voisin Gérard en 1940, ce qui crée des liens, on voudra bien
convenir !
Au moment de ma prise de conscience, la situation était devenue normale, heureusement !
Je me demandais toujours pourquoi et comment ces gens dont la tenue et les propos étaient si
différents des nôtres avaient atterri dans ce quartier populaire où ils détonaient un tant soit
peu. L’explication tenait au fait que M. MARCHAUD était asthmatique et que les médecins
lui avaient suggéré de vivre dans un lieu sec, loin de la mer. C’est ainsi qu’ils avaient établi
leurs pénates à Sidi-Bel-Abbès, promue ville écologique. En fait, il n’avait pas tellement le
choix car il était ouvrier aux Chemins de Fer et les ateliers, qui se trouvaient implantés chez
nous, étaient idéalement situés du double point de vue de l’éloignement de la mer et de leur
proximité par rapport à leur logement !
Je viens de le dire : ils n’avaient pas d’enfant car ils craignaient que leur descendant n’ait la
même insuffisance que le père. Ils étaient déjà d’un certain âge (enfin, il me semble) déjà
quand ils avaient eu un garçon qu’ils avaient prénommé GERARD. Pour moi qui étais le petit
dernier, cet enfant était un peu comme un jeune frère avec lequel j’ai partagé pendant de
longues années, jusqu’à ce que je quitte le toit familial, à peu près tout ce qui fait la trame de
tous les jours.
Il était né en 1940, le 21 Mars, soit six ans et demi après moi. Comme je suis parti en 1956,
à la suite de mon mariage, il avait alors dix-sept ans et était en terminale. On voit par là que
cet épisode de ma vie est très important. Je pense que j’y reviendrai lorsque j’aborderai mes
souvenirs.
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Malheureusement cette cohabitation, jusque là sans nuage, devait s’achever de façon assez
pénible. Notre beau-frère LUCIEN, avait installé son atelier de menuiserie dans la cour et ses
dépendances. Son affaire ayant prospéré, il avait embauché quelques ouvriers qui s’activaient
toute la journée en faisant grand usage de machines-outils qui ne chômaient pas. Tout cela
n’allait pas sans un vacarme dont tous les voisins devaient sans doute se plaindre, sans oser le
proclamer trop haut. Mais pour les MARCHAUD qui se trouvaient aux premières loges
l’agression sonore leur était devenue insupportable. Ayant « levé le rameau » à plusieurs
reprises, ce qu’à titre personnel je comprends très bien, sans qu’ils soient entendus, il y avait
eu un grand éclat au cours duquel des mots plutôt aigres que doux avaient été échangés. A la
suite de cette algarade nos voisins avaient acheté dans la même rue, à quelques dizaines de
mètres de chez nous, une petite maison dont ils seraient, comme tout le monde, dépossédés à
peine deux ou trois ans plus tard !
Toute cette histoire m’a laissé un goût de cendres dans la bouche (vous savez à quoi ça
ressemble ?) et si par respect pour ma mère qui avait pris le parti de son gendre, j’ai gardé
pour ces gens une attitude assez distanciée (ils n’avaient pas non plus tout à fait raison), j’en
ai souffert. Après notre arrivée en France, ayant appris qu’ils habitaient à LA ROCHELLE où
mon copain GERARD avait dû être nommé (il était dans l’Administration des Impôts), je leur
avais écrit mais ma lettre est restée sans réponse bien que je sois sûr qu’elle leur soit
parvenue, puisque ce courrier ne m’a pas été retourné. Bien des années plus tard, en fait
depuis un peu plus d’un an, j’en sais plus sur mon camarade de jeunesse. Que faire ?
Eh bien, je le dis ici puisque je suis en train de relire ma prose, nous avons repris contact !
Après plus de soixante ans ! Cela s’est passé très simplement : Pascal, notre fils aîné,
travaillant au Trésor, n’a eu aucun mal à m’extraire ses coordonnées de ses fichiers. J’ai
appris quelle était son adresse, son téléphone et que sais-je encore…qu’il était marié avec une
charentaise et même le montant de sa retraite (que je ne révèlerai pas)!!!! La suite a été
simple. Après avoir longtemps hésité puisqu’il y a avait eu un précédent fâcheux, je lui ai
envoyé le présent paragraphe afin de lui montrer que je ne déformais pas la vérité et quelques
jours après, je recevais un coup de fil de sa part ! C’était comme si nous nous étions quittés de
la veille ! Du coup je sais qu’il a eu une fille, mariée avec deux enfants (si je ne me trompe
pas). J’ai appris aussi, hélas, que ses parents sont décédés à La Rochelle en 1980, à six mois
d’écart, et qu’ils y sont enterrés.
Notre mère, au contraire de notre père, était capable d’être rancunière et de garder un chien
de sa chienne à qui lui avait porté tort. Elle n’aurait pas été jusqu’à organiser des chaussetrappes à ses « ennemis » pour les pousser à la faute, mais ils étaient rayés du nombre des
gens qui comptaient pour elle. Tout au long de notre longue cohabitation qui avait duré près
de vingt six ou vingt sept ans, ce qui représente plusieurs baux, on voudra bien l’admettre,
notre voisine et ma mère avaient partagé les mêmes soucis, avaient vu leurs enfants se lier
d’amitié, avaient « pris le frais » ensemble devant la porte par les nuits chaudes d’été,
s’étaient entraidées. Jamais le paiement du loyer, que mes parents avaient scrupule à ne pas
trop augmenter, n’avait subi le moindre retard ni contestation et il avait suffi, si près du terme,
de cette lamentable histoire pour mettre un terme à cette aventure.
J’ai dit que leur façon d’être était tout, sauf semblable à la nôtre. Nous n’avons jamais, cela
aurait été d’ailleurs une tâche a priori impossible, pu cacher à la face du monde (enfin, soyons
modestes, des voisins) nos dissensions, ou nos joies. Tout se passait au vu et au su de tous et
c’était tolérable, car nous n’avions aucun secret honteux ou tare indigne à nous reprocher. Par
contre nos voisins, en bons métropolitains, fidèles à leurs us et coutumes d’origine, savaient
garder pour eux tout ce qui faisait leur jardin secret et nous n’apprenions leurs faits et gestes
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que lorsqu’ils les mettaient en application ! Ma mère avait, pour dire cela, une expression que
j’ai mis longtemps avant d’en comprendre le sens : elle les appelait les « TOCAYO » ce qui
signifiait tout simplement, et ce n’était pas tout de même injurieux, les « TAISEUX » comme
disent les québécois, ceux qui ne disent rien ! (todo cayo)
Maintenant que je suis devenu un bon bourgeois, individualiste à souhait, et que je suis
imprégné de cette façon d’être, je sais que nous aurions dû, dans de nombreuses occasions,
nous comporter ainsi, en restant sur notre « quant à soi », ce qui nous aurait permis de rester
dignes en quelques pénibles occasions. Il est réconfortant, à travers cet exemple, de se dire en
voyant le comportement plus ou moins supportable d’un « jeune » mal dégrossi, qu’il n’est
jamais trop tard pour s’amender et acheter une conduite ! L’espoir règne !
Comme on le remarque, en partant de cette installation, je me suis laissé aller à anticiper sur
la narration des années à venir mais cet épisode ne pouvait être saucissonné. Bien entendu il
est probable que je serai amené à reparler d’eux (j’ai déjà raconté que nous partagions les
belles grappes de nos treilles) au fur et à mesure que j’avancerai.
8 – Scènes de la vie courante
Pendant environ cinq ans, ma mère avait tenue pratiquement seule, comme elle l’avait déjà
fait au village Nègre, et sans que son travail soit reconnu légalement, le bar qui portait si bien
son nom, idéalement situé sur le chemin de la sortie des ateliers et devant lequel de nombreux
ouvriers résidant en contrebas de la barrière faisaient halte et se désaltéraient à l’anisette en
suscitant la désapprobation de ma mère. Mon père n’avait pas quitté son travail. En eut-il eu
envie, ma mère s’y serait opposée. Son caractère trop entier ne lui aurait pas permis en effet
de se faire à cette ambiance. Par ailleurs, elle en avait assez de mener de front les
responsabilités et le travail engendrés par ce commerce avec la bonne tenue de sa maison. A
la mort de son père, en 1935, elle n’avait pu continuer à gérer l’affaire que parce que son
cousin LUISICO avait accepté d’endosser, à titre officiel aux yeux de la loi, mais officieux à
titre privé, la gérance du bar. En effet, l’exploitation du bar leur était interdite. En qualité
d’employé des C.F.A. (qui avaient remplacé le réseau P.L.M.) mon père n’avait pas droit, et
sa femme avec lui car mariée sans contrat, de se livrer à cette activité. Mon père lui tenait
donc compagnie en prenant bien soin de ne jamais passer derrière le comptoir, respect
scrupuleux des lois oblige, mais en veillant au grain. (voir épisode de la correction au nerf de
bœuf).
C’est pendant cette période que se situe une anecdote amusante. Ma sœur allait alors au
cours élémentaire première année et apprenait ses tables de multiplication. Comme il n’était
pas question qu’elle fasse ses devoirs et apprenne ses leçons à la maison où ma grand-mère ne
parvenait pas à faire respecter un semblant d’ordre, cela se passait au bar sous la surveillance
de nos parents. Elle en était à sa table de quatre, et bien qu’étant déjà bonne élève, elle ne
parvenait pas à mémoriser quatre fois quatre et se faisait morigéner à chaque erreur, tant et si
bien que mon frère JEAN(NOT) n’avait, lui, retenu que le résultat : SEIZE ! Aussi la
plaisanterie consistait, quand les ouvriers s’arrêtaient au bar, de lui demander : Jeannot, quatre
fois quatre ? Et la réponse fusait : seize ! Et tous ces braves gens de s’extasier sur tant de
précocité !
Ils avaient dû amasser un peu d’argent, ainsi que l’attestent nos vêtements et ceux de mes
parents tels que nous apparaissons sur les photos qui précèdent. Bien que fort jeune et à peine
conscient des faits qui marquaient notre vie, j’avais été conscient, entre cinq et six ou sept ans,
d’une baisse très sensible de notre niveau de vie. Tout devenait plus dur, les choses de la vie
ne semblaient plus aller de soi et le fond de l’air était devenu plus âpre. La cession du fonds
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de commerce leur avait très certainement permis de rembourser la moitié de la valeur de la
maison que la sœur et le frère de mon père leur avaient avancée (16.000 francs) et
certainement de faire raser et rebâtir les anciens « communs » délabrés. C’est à cette occasion,
sûrement, que ma mère s’était débarrassée d’une salle à manger de style Henri II qui faisait
fureur jusque là, pour faire l’acquisition d’une salle à manger « moderne » conforme à la
tendance « arts déco » qui emportait tout sur son passage. Il faut dire que l’entretien d’un tel
meuble aussi tarabiscoté n’était pas fait pour une femme pressée. Son entretien était confié
aux petits doigts de ma sœur qui lui permettaient de passer le chiffon dans les innombrables
moulures (information gracieusement transmise par icelle). Le nouveau mobilier (je n’ai
aucun souvenir de l’ancien) comportait une table hexagonale, six chaises, un bahut et une
desserte. Les meubles avaient été fabriqués tout spécialement pour nous (enfin, c’est ce qu’il
me semble) et étaient en ronce de noyer, mais simplement plaqué et non pas dans la masse !
Avec le recul, je m’aperçois qu’ils étaient d’une banalité affligeante mais pour moi, ils étaient
la matérialisation d’un conte de fées !
Longtemps après, instruit par l’expérience, j’ai toujours refusé d’investir dans l’achat d’un
tel mobilier car je n’ai pas gardé le souvenir qu’on ait, une seule fois, disposé le couvert sur
cette table ! De tout temps, la place occupée par ces meubles encombrants nous a manqué
alors que nous prenions de l’âge et de l’espace en conséquence. A la fin, les murs ne pouvant
être déplacés, il avait fallu installer un lit pour moi dans la pièce qui avait beaucoup perdu de
son prestige ! A noter que le buffet servait de support à un sujet de bazar représentant le
moulage de couleur grise d’un couple de chiens, fixé sur un socle en bois vernis. Cette
« sculpture » a traversé la mer et j’ai hérité de l’une des bêtes (l’autre s’est brisée) que je
garde pieusement après lui avoir recollé la queue ! Dans la desserte, rangés derrière la porte
vitrée, s’alignaient des verres de toutes sortes que ma mère obtenait grâce à des points de « la
Ruche », une boîte de vente par correspondance à ce qu’il me semble. C’est ainsi que je
préserve encore, après tant d’années, les pièces rescapées d’un service à liqueur dont
l’ancienneté fait tout le prix !
Il va sans dire que ces investissements, assez dispendieux avaient dû tarir leurs économies et
que, dès lors, leurs ressources seraient constituées uniquement de la maigre paye de mon père,
du petit loyer que nous versaient les MARCHAUD et de la misérable pension que percevait
ma grand-mère au titre d’ascendant d’un soldat mort pour la France.
Le décor était planté pour la phase suivante qui couvre toute la durée de la guerre entre 1939
et 1945. Je me suis toujours fait le chantre du bon état de santé de ma mère mais à une période
indéterminée, qui devait commencer dans ces années là, elle avait manifesté les signes avant
coureurs d’une dégradation de sa solide constitution quand, ayant probablement hérité de
quelque gène malfaisant de sa mère, elle s’était mise à souffrir de rages de dents. Aussi,
progressivement, elle en avait connu les affres, de façon de plus en plus rapprochée. Bien sûr,
elle n’avait pas utilisé la fameuse autant que funeste créosote de sa mère mais, à la longue, le
résultat avait été le même, jusqu’à ce qu’à son tour elle se voit contrainte de se faire arracher
toutes ses dents et de porter un dentier. Ce processus s’était étendu sur de longues années et
avait dû débuter au moment où les premiers rationnements avaient eu lieu et où elle se privait
pour que nous puissions manger à notre faim. Avec l’approche de la cinquantaine et les
troubles qui l’accompagnent, le mouvement avait été en s’accélérant et, je ne mettrais pas ma
main au feu, mais au moment du décès de mon père, donc au moment où elle atteignait ce
seuil dans la vie d’une femme, le mal était fait. Pendant le temps où le dentiste lui avait enlevé
toutes les dents restantes et celui où elle avait pu récupérer sa fonction masticatoire, elle avait
présenté un visage pénible à observer car ses lèvres qui n’étaient pas bien lippues étaient, pour
le coup, pratiquement invisibles. Elle avait vieilli de plusieurs décennies en un éclair.
117
Une autre particularité consistait dans l’aspect du pouce d’une de ses mains, la droite à ce
qu’il me semble. Un jour qu’elle nettoyait un poisson qui devait être particulièrement osseux
elle s’était enfoncé une sorte d’épine sous l’ongle mais elle n’avait pas pris garde au danger
qui se profilait. Ayant commencé à souffrir, elle avait employé un remède de bonne femme
(on devrait dire de bonne fame, mot d’où est dérivé l’adjectif fameux) qui, en d’autres
circonstances, aurait effectivement été salutaire pour extirper le corps étranger, ainsi que je
l’ai souvent expérimenté par la suite pour soigner un « mal blanc ». Cela consistait à recouvrir
l’enflure et le pus qui stagnait dessous avec une mie de pain trempée dans du lait et à
maintenir le tout sous un pansement. Mais dans le cas d’espèce, cette thérapeutique n’avait
pas été efficace, c’est le moins qu’on puisse dire. Dans le cas d’une infection microbienne
bénigne, l’action de l’acide lactique qui résulte du lait caillé sur la plaie est souveraine pour
que l’atteinte soit rapidement jugulée. On peut avancer, sans risque de se tromper, que
l’attente avait été trop longue et que le recours à la médecine officielle n’était intervenu que
bien trop tard, avant l’emploi des grands moyens.
C’est que notre mère, et c’était là un autre trait de son caractère, n’avait pas trop la religion
de la prophylaxie. Elle était dure avec elle-même, préférant attendre une intervention
miraculeuse, plutôt que de faire appel en temps opportun au docteur ROUSSEL pourtant
appointé par les Chemins de fer et qui se déplaçait jusqu’au domicile de ses patients! Je pense
que lorsqu’il s’agissait de nous, elle n’hésitait pas à faire appel à lui, mais qu’en ce qui la
concernait, c’était une autre paire de manches ! En ces temps où la pénicilline n’existait pas ce
n’était pas l’oxyde de zinc ou la pommade du docteur RECLUS, des remèdes que j’ai
expérimentés plus tard, qui auraient pu enrayer le panaris qui s’était installé. Il avait fallu une
véritable intervention chirurgicale qui avait abouti à l’ablation d’une partie de la dernière
phalange du pouce ! Depuis cette aventure son ongle que le chirurgien lui avait sauvé faisait
office de protection. Mais le doigt avait gardé la forme d’une sorte de boule disgracieuse
surmontée de cet ongle tout recourbé avec, pour ultime conséquence, d’avoir recours, chaque
fois qu’elle voulait le tailler, à une tierce personne. En racontant cette navrante atteinte à sa
personne je touche, hélas, à une particularité de son regard sur les impératifs liés aux soins
aux personnes. Deux exemples apporteront un éclairage assez peu laudatif sur sa capacité à
réagir vite, et à bon escient, en cas de nécessité.
Avant de commencer ce récit qui concerne mon frère MARCEL, il faut que je cerne la
question en impliquant dans ces deux aventures mon frère JEAN(NOT). Comme je l’ai
raconté, dès sa naissance et jusqu’à deux ans, il avait donné à mes parents des preuves
incontestables de sa forte personnalité. Sans me livrer ici à une analyse psychologique du
personnage, je dirai simplement qu’il n’était pas, et c’est un euphémisme, facile à vivre.
Capable du meilleur, et hélas du pire, il alternait les phases de séduction avec celle d’une
colère noire qu’il tenait, à n’en pas douter, de mon père et qui le portait à des gestes pour le
moins excessifs.
Donc, je devais avoir entre trois et quatre ans, mon frère MARCEL qui était pourtant d’un
caractère accommodant, me taquinait assez pour me faire hurler, certainement d’une manière
hors de proportion avec l’agression (ça a toujours été mon meilleur moyen de me défendre !).
Ce que voyant, mon frère JEAN(NOT), s’instituant mon protecteur, était intervenu plutôt
brutalement et lui avait porté au front un coup de « poignard ». L’arme était un simple
couteau en bois qu’il s’était bricolé et rien, à part une simple rougeur, ne laissait apercevoir la
trace de ce geste. Inutile de dire que les braillements qui avaient dû accompagner cette
algarade avaient alerté ma mère qui, n’ayant rien vu de grave, avait jugé que l’incident était
118
clos. Or nous étions en été et nous devions aller passer quelques jours sur la plage de BENISAF où la Compagnie mettait à la disposition de ses agents des sortes de mobil-home, qui
étaient de simples wagons de voyageurs désaffectés, posés sur des tonneaux à même le sable.
C’est un de mes premiers souvenirs car je revois encore les fenêtres du wagon avec ses sortes
de rideaux à lamelles censés filtrer les rayons du soleil qui dardait férocement. Je me souviens
encore, comme dans un halo, de l’agitation qui avait régné cette nuit là et de ma sortie, au
petit matin, sur la plage qui me paraissait aussi vaste que le Sahara, SEUL, dans la direction
de la mer vers laquelle mes pas m’emmenaient. Je me souviens aussi des cris d’effroi qui
avaient salué mon initiative et de la vitesse avec laquelle j’avais été rapatrié vers un lieu plus
sûr. Une chose est certaine, c’est que nous ne sommes pas restés une deuxième nuit car l’état
de mon frère était devenu alarmant et il avait fallu réintégrer plus vite que prévu le bercail au
lieu d’alerter un médecin sur place ! Là, ma mère, fidèle aux préceptes de sa médecine héritée
de ses ancêtres avait procédé à l’application magique de la mie de pain trempée dans du lait
(peut-être l’avait-elle déjà fait avant de reprendre le chemin du retour) et avait ainsi extrait
trois échardes qui étaient restées sous la peau, mais n’avait pas pour autant désinfecté la plaie.
Il va sans dire qu’en fin de compte l’intervention du chirurgien s’était imposée et que, comme
pour elle, avec quelques années d’avance, il avait cureté la plaie et gratté jusqu’à l’os ! Cette
aventure a laissé une trace indélébile sous forme d’une sorte de cratère sur le front de mon
frère, comme on peut s’en douter.
La deuxième aventure me concerne. J’avais environ dix ans et je fréquentais le cours moyen
deuxième année. J’avais fait des progrès par rapport au bébé que j’étais dans l’épisode
précédent, et j’avais même appris à jouer aux dames. Or donc, mon frère JEAN(NOT) et moi
nous mesurions dans la cour (ce devait être un jour de repos) et je me faisais battre avec une
telle régularité qu’assez vite j’en avais eu « ma claque » et avais décidé d’arrêter là ce qui
n’était plus, à mes yeux, un jeu. Cette manifestation de désobéissance, certainement ressentie
comme une grave entorse à son autorité, m’avait valu un jet de pierre qui m’avait atteint au
tibia de la jambe gauche. Disons le tout de suite : je suis resté DIX jours à la maison,
incapable de me déplacer, car malgré mes pleurs, dont je n’étais pas avare (ce qui nuisait à
leur prise en considération), je n’avais pas reçu les simples soins qui auraient dû mettre un
terme rapide à l’incident. Le coup avait provoqué un écoulement de sang et une simple
applique d’un tampon trempé dans de l’alcool sur les lèvres écartées de la plaie aurait suffi
mais voilà… Comme précédemment, c’est à partir du moment où l’aspect de la plaie était
devenu préoccupant qu’elle avait réagi, mais trop tard. Pendant dix jours, la jambe engourdie,
j’avais reçu des applications de pommade de couleur blanche à base d’oxyde de zinc et devant
l’inefficacité de ce remède, d’autres applications de pommade de couleur jaune du Docteur
RECLUS (Cf supra). Vous vous souvenez sans doute que j’avais échappé à la mort quand
j’avais onze mois, eh bien cette aventure m’a conforté dans la conviction qui est la mienne
que les matériaux dont je suis fait sont d’excellente qualité, celle d’avant-guerre, cela va sans
dire ! Merci maman, merci papa ! Bref, ma bonne nature, alliée aux pommades et onguents de
ce temps là, m’avait remis sur pied non sans laisser une trace tout aussi indélébile que celle
qui ornait le front de mon frère ! Depuis lors et jusqu’ad vitam aeternam, une cicatrice de
trois centimètres de diamètre environ orne ma jambe comme un reproche muet mais
« parlant » de mon outrecuidance de n’avoir pas souscrit à mon statut de mâle non
dominant !
Pour la petite histoire, ma sœur avait reçu en plein front une paire de ciseaux qui y était
restée plantée ! Elle aussi arbore désormais une petite marque en souvenir de cette colère
juvénile dont je ne connais pas la cause, mais qui était symptomatique de son tempérament.
119
Ce n’est jamais très agréable, et dans le cas présent, franchement inconfortable, de relever
chez ses parents un travers quelconque. Mais le fait qu’elle soit maintenant décédée ne doit
pas lui conférer le statut de Sainte. Aux nombreuses qualités et aspects positifs de sa
personnalité il y a deux points, malgré l’immense affection que je lui portais, que je ne
supportais pas. Le premier concerne son rapport à l’eau, l’aqua simplex, et le deuxième son
rapport aux « étrangers » dans le sens le plus large (ou le plus étroit, comme on voudra).
Qu’on en juge.
Je me suis rendu compte de façon progressive de quelque chose de pas ordinaire dans sa
démarche quant à son rapport à cette matière qu’on appelle eau (H2O). Son usage était réduit
à la plus stricte nécessité, ce qui d’un point de vue écologiquement moderne est louable, mais
cette économie atteignait des sommets qui m’ont été révélés un à un au fil des ans. Pendant
toute sa jeunesse, la famille n’avait probablement pas disposé de l’eau courante. Il va sans
dire que le stockage du précieux liquide ou l’obligation d’aller au puits tirer des seaux d’eau
devaient représenter des contraintes qu’il convenait de maîtriser. Ce message avait dû rester
gravé dans son subconscient et dicter sa conduite à venir. Plus tard, la mise à la disposition de
tout un chacun de l’eau courante, et du tout-à-l’égout, n’avait pas déclenché le réflexe
libérateur qu’on aurait été en droit d’attendre. Un deuxième verrou, agissant en relais du
premier, devait bloquer son intellect. Si l’eau était courante, abondante et facile d’emploi, elle
devait avoir le tort de n’être pas gratuite. Les mètres cubes qui défilaient sur le cadran du
compteur devaient hanter ses nuits !
Ma première interrogation concernait le lavage des sols. Notre maison était carrelée de
façon moderne en ce sens que les dalles n’étaient pas en terre cuite et poreuse, mais en
matériau bien lisse d’une excellente qualité, exempte de rugosité, sur lequel la serpillère
glissait facilement. L’entretien de ce revêtement autorisait une quantité d’eau assurément
moindre que celle qui aurait été nécessaire pour un sol rustique, mais pas quasi nulle tout de
même ! Tout d’abord, et jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus humainement le faire en raison des
atteintes de l’âge, elle avait passé la serpillière, « el trapo », A GENOUX. Je n’avais pas
manqué de lui faire remarquer que cette façon de faire, outre qu’elle la dévalorisait à mes
yeux, était fatigante et surtout pas plus efficace que si elle avait utilisé un frottoir comme je le
voyais faire chez les copains quand j’allais chez eux, et qu’il m’était donné de voir leur mère
agir autrement qu’elle. Rien n’y faisait. Elle était têtue et le prouvait. Puis, à la longue, je
m’étais aperçu que l’eau du bidon n’avait jamais un aspect simplement trouble mais que sa
couleur s’apparentait à un mélange présentant l’aspect de café au chocolat qu’elle utilisait
jusqu’à ce que le fond du récipient apparaisse ! Il faut dire qu’elle avait fort à faire. En effet,
nul ne prenait soin de s’essuyer les pieds en entrant dans la maison. Mais aussi, nul tapis
n’était disposé sur le seuil de la véranda pour inciter les usagers des lieux à une saine et
généreuse autodiscipline qui aurait contribué à épargner sa peine. Chaque jour, généralement
dans les premières heures de l’après-midi, elle se livrait à cette gymnastique ! A peine la toile
passée, le premier arrivant piétinait allègrement le sol tout juste décapé et tout redevenait
comme avant, plus particulièrement quand les conditions climatiques étaient défavorables. IL
semble, si mes souvenirs sont exacts que nous n’ayons jamais eu conscience de ce que leur
entretien supposait comme somme de travail.
Honte sur nous !
Cet exercice qui se déroulait chaque jour, comme je viens de le dire, après notre départ pour
l’école, vers 13 heures m’a toujours plus qu’indisposé. Pendant les vacances, témoin de cette
besogne que je jugeais dégradante, j’aurais pu et surtout dû, à partir du moment où j’étais
devenu un grand garçon si critique, prendre en charge, au moins quelques fois, cette corvée.
120
La vérité m’oblige à avouer ma grande lâcheté. Je ne pense pas, pour être complètement
honnête, que si j’avais un jour pris cette initiative, elle aurait été saluée avec reconnaissance
car, en plus d’être têtue, ma mère était fière et aurait complètement transformé mon geste, en
dénigrement à son égard !
J’ouvre une parenthèse pour faire remarquer qu’aucun des autres membres de la famille ne
lui a porté, pas plus que moi, le moindre secours. En toute franchise, je dirais que de son côté,
elle n’a jamais sollicité l’aide de quiconque pour ce qui est des gros travaux et qu’ainsi, nous
ne lui avons jamais refusé une aide qu’elle ne sollicitait pas ! J’ignore si mes sœur et frères
ont partagé mon trouble ou mes interrogations à cet égard, ou s’ils ont mis la main à la pâte à
mon insu, mais ce devait être alors ponctuel et dicté par la plus stricte nécessité lorsque ma
mère était empêchée, les rares fois où son état de santé la rendait inopérante. Et encore…Un
jour qu’elle avait fait appel au médecin pour une sorte d’emphysème aux jambes, celui-ci était
entré dans la maison en criant « Où est la malade, où est la malade ? » qu’il ne trouvait pas
dans son lit, mais qui était à la cuisine où elle préparait le repas !
L’entretien du linge était encore un morceau de bravoure, bien qu’il se soit plutôt présenté
comme une torture pour ma mère. Voilà un domaine dans lequel l’usage de l’eau, s’il ne doit
pas donner lieu à gaspillage, ne doit pas être passé par pertes et profits. Comment faisait-elle ?
Je n’en sais trop rien maintenant encore. Je la revois avec un serrement de cœur rétrospectif
devant sa planche à laver sur laquelle elle s’échinait quel que soit le temps, quand la canicule
sévissait ou pire, lorsque le froid rigoureux de notre micro climat s’abattait et pénétrait dans le
local ouvert à tous les vents. Quel martyr endurait-elle pour ôter la crasse des vêtements et
plus particulièrement des tenues de travail de mon père? Elle seule pourrait le dire. En ce
temps là, point de machine à laver, même à l’état d’ancêtre des modèles qui inondent le
marché de nos jours ! Dans la buanderie qu’avaient fait aménager mes parents, une « pile »,
ainsi que nous nommions un bassin double en ciment, permettait à ma mère de mettre le linge
sale à tremper mais l’eau savonneuse n’était pas évacuée séance tenante : Elle servait à arroser
les jardinets qui entouraient la cour. Pour le lavage proprement dit, elle récupérait l’eau de
pluie dans un baquet en tôle zinguée et bénéficiait ainsi d’une certaine quantité d’eau gratuite
mais surtout exempte de calcaire. Quand elle ne pouvait, en raison d’une parcimonie
facilement compréhensible des Dieux de la pluie en stocker suffisamment, elle mettait dans
l’eau de lavage les boules d’un arbre, une variété de conifère certainement, qu’on appelait du
sapin d’Us ou sapindus qu’on allait acheter chez Monsieur FIGARI, le droguiste, et dont la
propriété essentielle était, semble-t-il, d’agir sur le calcaire en suspension dans l’eau de la
ville. Ces «boules » qui devaient être des cônes, le fruit de cet arbre, lui conféraient une
consistance comme « huileuse », adjectif sûrement inapproprié mais qui rend compte de la
« douceur » qu’elle acquérait après un long temps de macération..
Je n’ai jamais remarqué que nos vêtements soient malpropres. Elle commençait toujours par
les affaires les moins sujettes à salissure et terminait par les tenues noirâtres de mon père dont
la couleur bleu foncé devait dissimuler les éventuelles ratées du lavage. Mais une
mésaventure dont j’avais été la triste victime m’avait ouvert les yeux sur ce point là. Après la
guerre, en 1946 ou 47, j’avais pu bénéficier d’un séjour d’un mois et demi dans une colonie
de vacances des C.F.A. située dans les montagnes de KABYLIE, dans les environs de
BOUIRA, à quelques cent kilomètres à l’est d’ALGER. La colonie se situait précisément à
TIKJDA, une station de sports d’hiver, dans le massif du DJURDJURA, donc loin, très loin
de Sidi-Bel-Abbès et hors de portée de ma chère maison après laquelle je ne cessais de penser
mélancoliquement, et dont nul secours ne pouvait être espéré.
121
Le trousseau exigé devait correspondre à une liste fort complète de vêtements et
d’accessoires de toilette que ma mère avait préparés, mais à sa façon. Prétextant que j’allais
mener une vie de patachon et que je n’aurais de cesse que de déchirer le linge qu’elle mettait à
ma disposition, elle m’avait nanti de tout ce que je possédais de pire en matière vestimentaire
sans se douter bien entendu de ce qui allait se passer. En effet, dès notre prise de contact avec
les surveillants, une inspection de notre trousseau avait eu lieu avec obligation d’étaler sur le
lit qui nous était affecté les pièces portant, dûment cousu sur chacune d’elle, notre numéro
dont je me souviens encore, pour ma plus grande confusion, que c’était le 114. Circonstance
aggravante, mon voisin de lit n’était autre que mon cousin MARCEL, dont le père Joseph
MARTINEZ, cousin de ma mère a déjà été évoqué dans le tableau de famille. Lui, ses parents
n’avaient pas eu la même vision de l’aptitude de leur fils à endommager ses vêtements. Ils
l’avaient pourvu d’un trousseau «nickel » qui semblait sortir en droite ligne du magasin et
auprès duquel le mien paraissait appartenir à un miséreux ! J’étais déjà assez mortifié par moimême de constater le désastre, encore avait-il fallu que le surveillant ne fasse à haute voix un
commentaire ignoble sur la différence entre nos deux « prestations », louangeant l’une pour
mieux rabaisser l’autre. Dire à quel point j’en ai voulu à la terre entière, et encore plus à ma
mère, est impossible. Ce jour là, j’ai mis le doigt sur la malignité humaine. Dans cette histoire,
ce qui m’avait le plus frappé, c’est qu’il semblait s’en prendre à moi sans se poser la question
de savoir le pourquoi et le comment de cette situation. J’avais treize ans et je dépendais
entièrement de mes parents, ça n’avait pas dû lui échapper. Il aurait dû « la fermer » et
éventuellement les contacter en s’inquiétant de notre situation sur le plan financier ! Tout le
monde ne pouvait être fils de cadres des C.F.A. ! Quel infect individu ! Un vrai salaud !
J’ai l’air, et la chanson, d’accuser ma mère de m’avoir fait tomber dans ce traquenard mais
on voudra bien considérer que ma garde robe était véritablement réduite, car je servais de
« ramasse-miettes » en matière vestimentaire. Ma mère, avec son sens aigu de la bonne
gestion de ses maigres deniers et du contingentement qui n’offrait pas grand choix, avait
scrupule de m’acheter des affaires neuves qui ne pourraient pas, au fur et à mesure que je
grandissais, servir à plus jeune que moi alors que moi, justement, je servais à ça : finir d’user
ce que mes frères avaient vaillamment plus ou moins abîmé, jusqu'au moment où ils ne
pouvaient plus y entrer. Sa « faute » n’en était pas une, mais sa logique l’avait empêchée de
raisonner autrement.
J’ai du mal à le noter, mais son sens de l’économie en cette matière s’étendait au lavage de
la vaisselle. Je ne me suis aperçu de la chose que vraiment très tard, à la « faveur » de son
séjour dans la maison qu’elle avait achetée à LISLE-SUR-TARN. Nous y allions le plus
souvent possible et nous partagions notre repas ensemble, cela va de soi. Chose curieuse, elle
refusait obstinément que ma femme « fasse la vaisselle ». Bien entendu, l’acquisition d’une
machine n’avait jamais été à l’ordre du jour et cette petite corvée se faisait à la main – et à
l’eau et au détergent – mais c’était son domaine réservé. Je n’en croyais pas mes yeux quand
je me suis rendu compte de sa méthode ultra minimaliste pour y parvenir ! C’est tellement
inracontable que je n’aurai pas le courage de le narrer !
En ces temps là, la possession d’un local spécialement affecté à la toilette était déjà un luxe
et celui-là, nous l’avions à notre disposition. Ce local était situé en face de la cuisine (voir
plan) et disposait de l’eau courante. Bien entendu l’équipement de la pièce était plus que
sommaire. Comme dans toutes les maisons, il y avait le meuble à tiroirs avec son dessus de
marbre et son étagère itou sur lequel étaient disposés la cuvette et le broc en faïence tels
qu’en proposent encore les brocanteurs. Il y avait un robinet et le nécessaire pour l’évacuation
des eaux usées sans doute, mais pas de lavabo de conception moderne, du moins je ne m’en
souviens pas. Il n’y avait pas non plus de cabine de douche, ni de « tub » dont je ne
122
connaissais l’existence que par les illustrations des manuels scolaires. Quant à une
baignoire…. Le gant de toilette était l’arme fatale contre les salissures du corps.
Jusqu’à environ six ou sept ans c’était ma sœur que me lavait en me faisant tenir debout,
d’abord sur une chaise, puis dans une cuvette en métal émaillé. Par la suite, je m’étais
débrouillé seul et peut-être très mal car « on » n’avait pas l’air d’attacher plus d’importance
que ça à la chose. Ce n’est que vers la fin de la guerre, vers mes dix ou onze ans que je suis
allé chaque semaine aux bains douches municipaux (ils se situaient au début de l’Avenue de
A FONTAINE ROMAINE, à environ 150 à 200 mètres de chez nous) me récurer à l’eau
chaude et au bon gros savon de Marseille ou de l’ersatz qui en tenait lieu.
Dire ce qui se passait derrière la porte de ce local réservé à la toilette, je ne saurais. Mais
beaucoup plus tard ma mère, lorsqu’elle venait nous rendre visite, restait une énigme sur ce
plan là. Pendant toute la durée de son séjour, nous ne pouvions en douter, elle ne prenait
jamais une douche complète qu’il lui eût été chose facile, avec l’équipement moderne dont
nous disposions tous. Fidèle à la façon de procéder à ses ablutions, telles qu’elle les avait
toujours faites, elle se « débrouillait » sans que nous risquions une surtaxe sur notre
consommation d’eau. Un moment difficile de sa vie avait été la prise de contact avec les
habitudes de la maison de retraite où elle avait été admise. Dans cet univers où le libre-arbitre
des pensionnaires est soumis à un encadrement sévère, nulle échappatoire ne lui était offerte
pour se soustraire à la contrainte du bain intégral, et sous surveillance, auquel elle était
astreinte régulièrement. Elle le reconnaissait elle-même et y faisait allusion en disant qu’elle y
avait en définitive trouvé son compte en faisant la « moitié du chemin » selon son expression.
C’est navrant de l’avouer, mais elle n’avait jamais été aussi bien entretenue au moment de son
décès, que pendant toute sa vie !
En y réfléchissant, je me dis qu’en fait elle était dans son siècle. Ce n’est pas une révélation
que de dire que l’hygiène n’a pas été, en France, la priorité nationale, quelle que soit la classe
sociale, et qu’une solide tradition faisait que le paraître primait sur l’être. Beaucoup croyaient
que le fait de changer de chemise sur laquelle la crasse se déposait suffisait pour que celle-ci
s’élimine d’elle-même, le linge agissant à la manière d’un aimant ! Cette croyance est à la
base des cols et manchettes de chemises amovibles ! Il a fallu la guerre et l’apport
déterminant des us et coutumes de nos visiteurs américains pour que nos mœurs en la matière
commencent à évoluer. Cette influence s’est étendue d’ailleurs à certains aspects de notre
façon de se vêtir. C’est à ce moment là que le « marcel », ce tricot sans manche, a été adopté
et que le slip a remplacé le caleçon molletonné que les hommes portaient long, hiver comme
été ! Ces quelques changements doivent avoir été, je l’espère, bénéfiques à ma mère qui a dû
être soulagée de l’entretien de quelques pièces du « costume » de travail de mon père.
Celui-ci aussi, au contact d’ouvriers américains qui participaient à l’entretien des GARRAT,
des locomotives à vapeur qu’ils convoyaient (des monstres par rapport à nos modestes
machines à nous !) avait touché du doigt le retard dont nous faisions preuve. Ce qui l’étonnait
par-dessus tout c’était qu’ils mettaient des GANTS pour travailler, lui dont les mains ne
redevenaient à peu près blanches qu’après plusieurs jours de congé ! Je me demande si la
sorte d’empoisonnement dont il est mort ne provient pas de cette incapacité de faire
disparaître les souillures de son travail. A défaut de gants, il eut été judicieux d’utiliser un
agent suffisamment récurant pour éliminer immédiatement les traces des produits toxiques qui
restaient intimement incrustés sur les paumes de ses mains. Ce n’est qu’après la guerre
qu’une poudre abrasive leur avait été distribuée pour y remédier.
Notons, pour être complets, que l’usage de l’eau et les soins hygiéniques qui y sont associés
sont une conquête récente mais que la tendance profonde de la plupart des êtres humains,
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même disposant du confort moderne, n’est pas innée. Quel est le jeune enfant qui court de luimême sous la douche ou se lave simplement les mains de façon naturelle sans y avoir été
contraint à maintes reprises ? Cette réticence n’avait pas que des mauvais côtés. Si je veux
être cynique, je dirais que ceux qui n’en mourraient pas, acquerraient une résistance peu
commune à toutes sortes d’agents pernicieux, à l’affût de nos organismes. Il n’est que de voir
la multiplication des allergies de toutes sortes qui résultent de la manie qu’ont de nos jours les
parents de décaper la peau de leurs rejetons pour en être convaincu ! Ces mœurs rustiques, qui
ne sont plus de mise aujourd’hui, produisaient, comme dans la chanson de Jean FERRAT, des
centenaires à ne savoir qu’en faire ! En adeptes inconscients du bon Louis PASTEUR, nous
pratiquions une sorte d’auto vaccination vers laquelle des chercheurs « modernes » nous
renvoient ! Tout n’était donc pas faux. En tout cas tel a été notre approche dans ce domaine et,
ma foi, il ne semble pas que nous nous en soyons pas si mal sortis.
Pourquoi un tel comportement ? Est-ce un problème de gènes ? Un problème d’éducation ?
Les deux à la fois ? Probablement, mon général ! Son comportement et ses options s’étaient
figés à un certain moment de sa vie et elle n’avait jamais su, ou voulu, en changer. Si les
nouveautés des techniques ne la bouleversaient pas, c’est en partie parce qu’elle n’y adhérait
pas, ou avec un temps de retard. Mais surtout, le nœud du problème devait résider dans son
sens de l’économie pour ne pas dire de la radinerie Traiter de cette façon cet aspect de sa
personnalité semble méprisable, mais en fait cette attitude a fait que JAMAIS, en dépit d’une
situation matérielle difficile, notre famille n’a été citée dans les annales du quartier comme
faisant partie de celles qui posaient problème dans les commerces alentour. Combien de gens
achetaient à crédit et avaient du mal à honorer leurs dettes ! Ma mère aussi achetait à
tempérament à « monsieur JEAN » l’épicier de l’avenue KLEBER, mais elle aurait préféré
être transformée en statue de sel plutôt que de demander un délai.
Voici une anecdote éclairant son sens de la dépense : notre grand-mère avait été un jour, de
sa propre initiative, chez cet estimable commerçant et s’était achetée un pain au lait ou je ne
sais quelle friandise, pensant qu’elle pouvait se le permettre en la payant de sa poche. Mais
elle avait perdu le sens de la valeur de la monnaie et elle avait donné une somme absolument
ridicule. Bien entendu ce brave homme avait fait comme si de rien n’était, mais il n’avait pas
manqué d’en avertir ma mère qui était entrée dans une colère noire devant ce qu’elle
considérait comme un double affront : celui de penser qu’on pouvait la soupçonner d’affamer
sa mère, et celui de se voir réclamer une somme dont elle n’avait pas eu le contrôle ! Bien
entendu elle n’avait pas attendu la fin du mois pour régulariser la situation !
Comme nous en sommes à laver le linge sale en famille, et en écho à ce que j’ai déjà raconté
au sujet de mon ami MEKERTA et de son peu d’attrait pour les « étrangers », vidons l’abcès.
Mieux qu’un long discours, une anecdote illustrera mon propos. Nous étions en 1950 et
pour la première fois, je prenais contact avec la Métropole. Nous avions trouvé une chambre
dans un hôtel populaire juste en face d’une sorte de centre d’hébergement pour les agents des
Chemins de fer mais où nous n’étions pas restés car c’était le régime du dortoir contraire, il
faut bien le dire avec soulagement, à notre façon d’envisager notre séjour. Chaque matin nous
prenions le métro pour nous rendre à l’extrémité d’une ligne pour revenir, à pied, jusqu’à
notre hôtel en ayant visité tout ce qui défilait devant nos yeux. Chaque matin, avant de partir,
nous prenions un petit déjeuner au milieu du petit peuple qui fréquentait le bar qui se trouvait
au rez-de-chaussée. Ma mère qui, comme l’expression consacrée l’exprime si bien, n’avait
pas sa langue dans la poche, avait vite établi des contacts. S’étant entendue poser la question
de savoir si nous venions d’Algérie, ou ayant été au devant de celle-ci, la conversation avait
roulé là-dessus. A un certain moment ma mère, fort péremptoirement, avait dit en
124
substance : « L’Algérie, c’est bien, mais il y a trop d’arabes ! » Et dans le silence qui avait
suivi, un consommateur s’était levé et s’étant fait connaître comme ARABE, il lui avait
répondu « Mais madame, c’est leur pays ! ». Elle, et pas rien qu’elle, avait dû accuser le coup
et jamais plus il n’avait été question de nos compatriotes arabes, berbères, mozabites ou
kabyles jusqu’à cet incroyable refus de servir à mon copain un café dont le goût amer m’est
resté en travers de la gorge et n’en est jamais ressorti.
L’idéal de beaucoup d’entre les européens d’Algérie, faut-il le déplorer, et en cela elle
traduisait leur vœu, aurait été, exactement comme maintenant sur le territoire national, que
toutes ces « peuplades » disparaissent à nos yeux sans se poser la moindre question sur les
moyens à mettre en œuvre pour y parvenir, et encore moins sur les conséquences. Pourquoi,
venant de sa part, une telle attitude ? On peut avancer deux hypothèses : Elle ne les
connaissait pas assez, ou elle les connaissait trop bien. Je penche pour la deuxième
proposition. De tout temps, elle avait été le témoin, surtout dans les travaux des champs au
temps de sa prime jeunesse, du rang auquel ils étaient majoritairement assujettis et qui avait
développé en elle un sentiment de caste que personnellement je n’ai pas expérimenté. Par la
suite, elle avait vécu pendant de longues années au milieu d’une population qui devenait de
plus en plus envahissante et qui avait dû être à l’origine du même syndrome qui secoue les
premiers occupants des cités périphériques des grandes villes de notre beau pays. A ce
sentiment de spoliation devait s’ajouter l’observation des mœurs de ces nouveaux arrivants
dans les quartiers qu’ils phagocytaient. Manifestement ils n’allaient pas dans le sens d’une
certaine intégration qui perturbait son jugement, jugeant la chose impossible, et sans se
l’avouer, certainement plutôt dangereuse.
J’ai fait également plus qu’une allusion sur son attitude à l’égard des juifs. Il ne me semble
pas que des protestations aient accompagnées la promulgation des lois anti-juives de l’Etat
Français. Depuis le décret CREMIEUX de 1875 accordant de plein droit la nationalité
française aux juifs (et pas aux arabes et consorts) résidant en Algérie avant l’arrivée des
français, ceux-ci avaient fait jouer, avec la souplesse d’esprit qui est la leur, cet avantage et
avaient, à l’encontre des immigrés espagnols (ceux-ci devront attendre 1889 pour se voir
reconnaître un commencement de Droit, mais ceci est une autre histoire) occupé tout l’espace
que leur nouveau statut leur conférait notamment dans l’accession aux postes de la fonction
publique ou des officines « para légales » : huissiers, avoués, etc…et bien entendu du
COMMERCE dont ils étaient devenus par atavisme, connaissance du terrain de longue date,
ou choix judicieux, les tenants d’un certain monopole pour toute activité de cet ordre autre
que boutiquière (quoique là aussi…)
Le temps mis par les nouveaux arrivants pour s’adapter à la langue et aux usages de la
société qui les accueillait avait pris du temps. Par ailleurs, ils héritaient d’une histoire faite de
violence à l’égard de la religion juive. Celle-ci avait été éradiquée par la force, ses tenants
avaient dû fuir en masse (jusqu’en Algérie) ou bien ils avaient dû abjurer leur foi pour avoir
la vie sauve (du bout des lèvres ?). Ils étaient devenus des « maranos » et, même convertis, ils
avaient été en butte à l’implacable répression de la Sainte (en quoi une telle ignominie
pouvait-elle être Sainte ? on se demande bien…) Inquisition. Aussi, à peine arrivés, les
côtoyer en si grand nombre et devoir leur céder le pas ne devait pas aller sans susciter des
sentiments rien moins qu’inamicaux !
Cependant en 1940, avec le temps qui était passé, ces sentiments auraient dû être étouffés
mais apparemment pas complètement, il faut l’avouer. Les lois scélérates qui venaient d’être
adoptées, dès 1940, l’avaient été par des FRANÇAIS de France, nourris des valeurs
révolutionnaires, prônant la Fraternité dans la devise du pays, quelques mois encore avant
125
l’arrivée des nouveaux dirigeants adoubés, ne l’oublions pas, par la majorité des députés issus
du vote du Front Populaire de 1936 !! Honnêtement, pouvait-on demander aux nouveaux
français d’être plus français que les français certifiés conformes au modèle déposé? Nos
compatriotes avaient dû juger que non. Ces mesures, en l’occurrence, n’avaient pas
bouleversé outre mesure une hiérarchie des valeurs morales qui préexistait dans notre belle
colonie!!! Pour nous, c’était en quelque sorte la reconnaissance d’une situation parfaitement
admise.
Et notre mère dans tout ça ? La charité, qu’elle soit chrétienne ou non, qu’elle soit de nature
matérielle ou spirituelle, n’a pas été son fort. Elle n’aurait pas fait de mal à une mouche, ni
porté tort à autrui par simple malveillance, mais elle ne s’apitoyait pas sur le malheur des gens
quand ils étaient eux-mêmes à l’origine de celui-ci. Si tel avait été le cas, nul doute que son
sens de l’économie lui aurait interdit de faire l’aumône à un incapable ! Dans ces conditions,
il lui était difficile de prendre parti dans cette querelle dont les échos ne nous sont parvenus
que très assourdis, et dont la révélation a été très tardive. Elle se contentait d’accompagner le
sentiment majoritairement manifesté par l’ensemble, n’ayons pas peur des mots, des gens qui
nous entouraient. Ne nous étonnons pas que moi, baignant dans ce consensus général, et
témoin auditif des qualificatifs dont on les affublait, je n’aie pas, en toute innocence, asséné
mon injure favorite (Cf chronique I) : SALE JUIF !
Elle nous chantonnait quelques fois, en se référant à leurs coutumes, une petite mélopée à
l’air oriental qui disait :
No comer pescado
Que no tenga espina
Porqué un bicho malo
Le pico,o,o,
Ce qui signifie : Ne mangez pas de poisson qui n’ait pas d’arêtes car une bête malfaisante
l’a piqué. En effet les juifs, et les arabes, ne mangent pas de mollusques ou de crustacés en
vertu d’une interdiction religieuse probablement dictée par des considérations diététiques liées
eux risques d’intoxication alimentaire ! C’était le principe de précaution avant l’heure !
A l’instar de ce que découvrait Pierre DANINOS en ouvrant le crâne du major
THOMPSON, on serait surpris de découvrir ce qui couve dans le cerveau de nos
contemporains. Dans ce domaine, tout se passe comme en ce qui concerne le port des
vêtements. Si l’usage de ces derniers rend la vie supportable en cachant toute la laideur qu’ils
dissimulent, les os du crâne ne sont pas assez épais pour cacher toutes les turpitudes qu’ils
recouvrent ! Celui de ma mère était assez lisible, et j’en ai profité un peu honteusement.
Quelles que soient ses « erreurs » et son comportement souvent sujets à critique, je pense
qu’elle a payé à l’avance, et au comptant, les affres du purgatoire auquel elle n’aurait pas
échappé si cette institution avait réellement existé.
9 - 1939 à 1945 : Les années de guerre
Ces quelques lignes de transition vont m’aider à aborder les trois pires années que nous
avons traversées. L’entrée en guerre a déjà été évoquée à travers quelques impressions dont
j’ai fait état. L’armistice de 1940 avait entraîné un sentiment d’abattement général et
l’anéantissement de la flotte à MERS-EL-KEBIR avait porté un dernier coup au moral de la
population. L’arrivée au premier rang de la scène du Maréchal PETAIN, dont tout le monde
saluait jusque là les mérites, avait provoqué l’apparition de son visage de façon obsédante.
Nous, la jeunesse, commencions à être pris en main pour assurer la régénération de la France
126
et tout doucement, au fur et à mesure que ma conscience du monde extérieur se précisait, la
vie continuait avec son cortège de faits et d’anecdotes plus ou moins tragiques, amusants ou
instructifs.
Je peux situer mon éveil « intellectuel » définitif à l’arrivée des troupes américaines, en
Novembre 1942. Je venais d’avoir neuf ans et rien ne m’était plus étranger. Je peux donc
porter témoignage de la période la plus tragique de la vie de ma mère.
Fort heureusement, cet adjectif est à prendre au second degré. Personne n’a perdu la vie
durant ces trois années. Il faut préciser qu’à cette époque là, avait sévi une mini épidémie de
typhoïde qui avait emporté deux ou trois enfants des parages et que cette vraie tragédie là,
m’avait fort impressionné. Il y avait eu parmi les victimes une petite jeune fille qui habitait
l’avenue de la Fontaine Romaine. Puis me semble-t-il une autre à peu près du même âge. Ma
sœur atteignait ses quinze ans et moi, avec la naïveté de mes neuf ans, je pensais que son sort
était scellé et qu’elle ne tarderait pas à suivre la même pente funeste ! Ce n’est que lorsqu’elle
avait dépassé cette limite fatidique que j’avais enfin respiré. Cette historiette n’a en fait rien
de bien amusant, car elle traduit l’état d’esprit qui régnait au sujet des risques liés à la
salubrité publique auxquels tout le monde était soumis et qui, s’ils ne nous empêchaient pas
de vivre, ne devaient pas être exclus des préoccupations quotidiennes.
Raconter quel a été l’état d’esprit, et les affres qu’a dû endurer ma mère pour arriver à bon
port avec la nomination de ma sœur à son premier poste d’institutrice, elle seule pourrait le
dire. Par quels moments d’abattement est-elle passée pour joindre, jour après jour, les deux
bouts en nous assurant la « matérielle », alors que nous forcissions et que notre appétit
s’accroissait, que le recours au marché noir devenait de plus en plus obérant, que nous
devions changer de vêtement à un rythme de plus en plus soutenu, que nos frais scolaires
s’alourdissaient d’année en année, sans que nous apportions une compensation financière
quelconque. Bien plus, nous réclamions, avec l’inconscience de notre âge, toujours plus dans
tous les domaines, poussés par l’envie de mener le même train de vie de certains de nos
camarades qui bénéficiaient d’atouts que nous n’avions pas en main : nombre restreint
d’enfants dans la famille ou une meilleure rémunération de leurs parents.
J’ai déjà largement évoqué les parades déployées par mes parents pour tenter de tenir le
coup en dépit de tout. Un seul point positif dans ce tableau : la maison nous appartenait et
nous ne payions pas de loyer, encore que l’entretien au jour le jour d’une telle bâtisse ne soit
pas assuré sans une certaine dépense, et ne se solde pas par le paiement d’une taxe foncière.
Souvenons-nous de l’élevage des volailles, des porcs et du malheureux mouton. Rappelonsnous de cette couturière qui aidait ma mère, très probablement, à retailler les vieux vêtements
pour les plus jeunes… Je l’ai déjà souligné : au milieu de cette passe difficile, un îlot de
bonheur nous a toujours été aménagé, par ma mère au premier chef, j’en suis sûr. J’ai déjà
évoqué notre fréquentation des salles obscures. C’était à première vue une dépense
inconsidérée, mais à la réflexion c’était une dépense utile, et même indispensable, pour le
maintien du moral des troupes. Il fallait, sans qu’il soit nécessaire de consulter un psy, nous
offrir une compensation à tant de frustrations. C’était, par l’approche du rêve et de la fiction,
la contrepartie d’un régime plutôt terre-à-terre et de rigueur économique !
En ces temps là, les salles de cinéma étaient fort nombreuses et elles faisaient le plein. Je
cite, sans être sûr de ne pas en oublier une : le VOX, l’EMPIRE, l’OLYMPIA, le RIO qui
devait être remplacé par le COLISEE, le SPLENDIDE, l’ALHAMBRA au milieu du quartier
musulman et enfin, tout près de chez nous, l’IDEAL qui devait devenir le PALMARIUM. Le
SPLENDIDE devait disparaître après guerre sans laisser de trace. Dans les dernières années,
un immeuble ultramoderne abritera une salle non moins moderne : le VERSAILLES . Nous
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n’étions pas les seuls à avoir besoin d’un dérivatif à nos malheurs, cela va sans dire, et la
fréquentation des salles obscures était remarquable. Les dimanches il y avait ainsi TROIS
séances : deux en « matinée » et une en soirée. Avec l’arrivée des américains, nous avions
droit presque exclusivement à des films « made in Hollywood ». Nous avions l’exotisme des
paysages, de la langue sous-titrée, des rythmes syncopés et des coutumes que nous
découvrions pour une somme minime, les yeux écarquillés, tant le taux de remplissage des
salles était formidable. En somme, le rapport qualité/:prix était très favorable. A ce sujet
apportons un bémol à notre nirvana, car si les salles étaient nombreuses, les films offerts à
notre curiosité l’étaient aussi. Bien entendu il n’était pas question de dépasser le quota d’une
séance par semaine ! Mais quelle séance ! De nos jours, le cinéspectateur après un écran
publicitaire, se voit offrir un film, et rien de plus. Il n’en était rien pendant l’âge d’or du
septième art. Songez à l’émission d’Eddy Mitchell « la dernière séance » : c’était exactement
ça. La séance commençait par un film généralement à épisodes pour accrocher le client et
l’inciter à revenir la semaine suivante, tout comme la télévision actuellement. Puis venaient
les actualités qui, sur un commentaire ampoulé, un ton emphatique et sur fond musical
assourdissant nous faisait voir en images les principaux évènements dont nous avions eu
connaissance par l’ « ECHO D’ORAN » dans les jours précédents. Enfin venait, après
l’entracte, le film dont les héros mythiques hantent encore de nos jours les cinéphiles. Ils sont
trop nombreux pour les citer tous, mais ERROL FLYN avec son arc et son béret vert était
fascinant ! Quand nous sortions, ayant rempli notre cerveau d’une masse de bruits et
d’images, nous en avions pris plein les mirettes pour les huit jours à venir et nous repartions
regonflés. Ce régime valait bien une ordonnance de PROZAC !
La rédaction de ce journal me permet d’explorer ses sentiments en matière politique. Si
notre père avait suivi le mouvement de balancier de l’opinion, il n’en avait certainement pas
été de même pour ma mère qui honnissait l’esprit ouvrier et son cortège d’outrances, même
quand celles-ci étaient justifiées. Chaque défilé, le poing levé, lors des crises sociales qui
secouaient le pays la mettait dans des transes, et le spectacle des mesures iniques de rétorsion
à l’égard des « jaunes » la révulsait. Elle avait été élevée dans la « culture » de l’entreprise
privée et si elle avait quelque fois pâti de sa logique impitoyable elle n’en restait pas moins
fidèle à celle-ci. Il existait un autre quotidien à diffusion locale : ORAN REPUBLICAIN. Il
aurait dû correspondre pourtant à la condition ouvrière de notre père mais non, il n’avait pas
bonne presse à la maison car il était résolument à gauche. Notre mère, qui n’aurait pour rien
au monde pu se passer de prendre connaissance des nouvelles, lire le feuilleton, s’informer
des décès et autres fait-divers, avait dû plutôt pencher, en bonne commerçante qu’elle était
restée, pour les thèses sinon de Droite, en tout cas apparemment « neutres » de cette feuille de
chou, la première nommée. Le deuxième, moins diffusé que le précédent, n’offrait pas autant
de lecture et de plus, il lui arrivait d’épouser les thèses du Front Populaire ou simplement
humanistes, ce qui le rendait infréquentable ! L’ECHO D’ORAN, quant à lui, portait bien son
nom. Il renvoyait l’écho du moment comme le radar renvoie les ondes qu’il émet ! C‘est très
simple, il était toujours du côté de qui tenait le manche, modérément républicain jusqu’en
1940, Front Populaire oblige, il avait soutenu, sans nuance, dans ses « unes » la politique de
VICHY et avait viré de bord, comme dans la coupe de l’America, quand les américains
étaient arrivés et que le vent avait tourné, pour continuer ainsi, jusqu’en 1962, en louvoyant
au gré des évènements!
Malheureusement la réalité nous rattrapait et, entre deux samedis, il fallait bien revenir
sur le plancher des vaches…maigres ! Il y a un point sur lequel je voudrais m’étendre. Ce
« détail », qui n’en était pas un, il s’en faut, porte sur la répétition d’un effet qui pourrait être
un gag. Il s’agissait tout simplement de disposer d’une source de chaleur fiable pour préparer
la cuisson de nos aliments. Je ne sais pas par quel sortilège ma mère n’a jamais pu disposer
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d’un minimum d’efficience calorique. Je crois que toutes les sources d’énergie et l’utilisation
d’innombrables appareils capables de transformer celle-ci en chaleur ont été essayées et
rejetées l’un après l’autre pour cause d’inefficacité.
Comment faisait-elle, avant que cette époque maudite ne commence ? Comment faisaient
les voisins dont je n’entendais pas de récrimination à cet égard ? Mystère ! Nous avons connu
le pétrole et l’alcool à brûler injectés dans des réchauds à partir de réservoirs intégrés dans la
mécanique ou suspendus au mur avec un mince tuyau d’arrivée en cuivre. Tout se détraquait
jusqu’à ce qu’on teste un autre système voué à son tour à la mise à l’écart après un temps plus
ou moins long de problèmes insolubles. A chaque déconfiture, on l’entendait s’écrier
inlassablement « Si esto es una vida, que venga Dios y lo vea ! », en français : « Si ceci est
une vie, que Dieu vienne et le voie ! » Je ne sais quel esprit malin s’ingéniait à venir lui gâcher
la vie sur ce plan là et rien que ça aurait dû l’inciter, a contrario, à croire à l’esprit divin, ou
satanique, ce qui revient au même.
Pendant un certain temps nous (je dis nous faute de connaître l’initiateur de la chose) avons
expérimenté un engin extraordinaire qui combinait des avantages et, hélas car rien n’est
parfait, des inconvénients. Il s’agissait d’un poêle à sciure. Je n’ai rien vu de plus économique
ni de plus simple à mettre en œuvre. Je donne tout de suite un croquis qui en dira plus qu’un
long discours : soit un récipient, métallique de préférence, percé de part et d’autre de la paroi
verticale de deux orifices circulaires. Soit deux tuyaux cylindriques de la matière que vous
jugerez bon d’utiliser d’un diamètre légèrement inférieur à celui des ouvertures. Soit un
orifice, circulaire également, situé au centre du tuyau horizontal (A) dans lequel est inséré
verticalement le tuyau restant (B). Soit de la sciure (C) que vous vous serez procurée
gratuitement, chez le premier menuisier venu, et qui sera versée, tout en étant fortement
tassée, jusqu’à la hauteur que vous jugerez utile, en sachant que le feu une fois allumé, RIEN
NE POURRA ARRETER la combustion. Soit, pour ce faire, une tige métallique autour de
laquelle un chiffon imbibé d’alcool à brûler aura été enroulé et auquel il sera mis le feu à
l’aide d’un moyen approprié. Soit l’introduction de ce brûlot dans un des orifices latéraux
APRES QUE LES TUYAUX AIENT ETE RETIRES (très important) et enfin soit une attente
de quelques secondes à quelques minutes et le tour est joué !
129
Tout cela semble compliqué, mais moins qu’il n’y paraît. N’empêche, même ce procédé on
ne peut moins sophistiqué, n’avait pas trouvé grâce car il fallait que tout ce qui était
susceptible d’être porté à ébullition, ou frit, ou rôti, ou grillé, le soit suivant une
programmation drastique qui n’était pas dans notre culture.
J’espère que vous avez bien ri, mais maintenant que le spectre de la raréfaction des sources
d’énergie se profile à l’horizon, et que la tendance est à l’écologie raisonnée, une telle
invention est hautement recommandée. Je mets cependant les gens intéressés en garde contre
un risque, sournois mais bien réel, celui d’asphyxier les gens qui voudraient utiliser un tel
poêle pour se chauffer la nuit dans un local non ventilé, combiné à un rejet non négligeable de
C02 dans l’atmosphère !
Un autre aspect de cette période hautement intéressante, et qui ne l’a pas été moins que tous
les tracas que je viens d’exposer, est venu empoisonner sa vie, et la nôtre : c’est l’apparition
des QUEUES. On faisait la queue pour tout, et tout le temps. La plus pittoresque était celle du
poisson (enfin je veux dire : celle qui nous permettait d’en acheter !) qui se formait devant la
sorte de halle couverte (mais ouverte à tous les vents) située au début de l’avenue de Fontaine
Romaine qui jouxtait le local des bains douches et de la fontaine qui débitait 24 heures sur 24
de l’eau dans un bassin adjacent. (NB : C’est une source qui avait dû être captée et qui avait
donné son nom à l’avenue qui n’était d’ailleurs pas plus romaine que ça ! Cette eau n’était pas
potable, elle provenait des infiltrations à travers les terrains en pente qui dominaient notre
quartier et qui formaient la berge Nord du lit primitif de la rivière.)
On faisait la queue chaque fois qu’un arrivage était annoncé, et l’apparition de la charrette
apportant le produit à partager, dûment escortée par un agent détenteur de la force publique,
était l’objet d’une grande agitation. Comme toujours, l’adversité permet à quelques
individualités de se détacher de la masse. Un comité d’accueil veillait à ce que l’ordre et la
discipline règnent, que la priorité de ceux qui en bénéficiaient soit respectée, et d’une manière
générale que la Loi et les Règlements soient appliqués. A ce petit jeu là, une dame se
distinguait. Elle s’appelait Madame LATOUR et était métropolitaine (ce qui lui conférait une
certaine aura). Son fils était un de mes copains de classe. Je ne sais si c’est à ce titre de
« noblesse » qu’elle tenait les choses en main et que tout le monde lui obéissait, mais par la
suite on avait vu ses limites. En effet quand son mari, ouvrier comme tant d’autres aux CFA,
avait imprudemment démissionné et avait ouvert un atelier de menuiserie, il avait bien vite
dégringolé la pente et un jour la famille avait disparu en laissant des ardoises impayées chez
tous les commerçants du secteur !
Les queues les plus pénibles étaient celles pour lesquelles il fallait aller en centre-ville,
quand il fallait se fournir en vêtements. Personne n’était sûr de se procurer précisément ce
dont il avait besoin. Les acheteurs étaient tenus par deux impératifs : arriver les tout premiers
pour avoir un choix exhaustif, et ne pas être trop regardants sur la qualité ou la taille de la
marchandise offerte ce jour là.
Quel que soit le motif, quelles que soient les conditions météorologiques, notre mère se
levait aux aurores pour essayer d’être la mieux placée et si nous n’allions pas en classe ce jour
là, nous avions mission de venir la relever le plus tôt possible et de garder cette place si
chèrement acquise, afin qu’elle puisse faire son travail à la maison avant de revenir, alertée
par la rumeur, au moment opportun pour conclure l’affaire. Très rapidement je suis devenu
un spécialiste de cette pratique et si devais compter le nombre d’heures passées à piétiner dans
le chaud ou dans le froid, perdu au milieu des commères dont le caquet ne cessait jamais,
j’aurais pu remplir un état de service digne de me valoir les palmes du stoïcisme. Je crois que
je n’ai compris que la guerre était réellement terminée que lorsqu’il n’a plus été nécessaire de
130
faire ces satanées chaînes qui se sont cependant perpétuées assez longtemps après la fin des
hostilités.
Il y a un domaine très important dans nos conditions de vie qui vaut un commentaire
circonstancié et que j’allais tout simplement passer sous silence alors que nous en avons
cruellement souffert, mais pas seulement nous : je veux parler de la production du FROID !
De nos jours il semble si naturel d’ouvrir la porte du réfrigérateur pour se servir une boisson
fraîche ou en extraire des provisions, conservées dans les meilleures conditions de fraîcheur,
qu’il nous semble que la chose se fût toujours présentée ainsi. Eh bien NON ! Je ne dis pas
que l’invention n’ait pas été commercialisée assez tôt dans le siècle, mais alors dans une
sphère inconnue de nous. Pour nous, gens du peuple, l’apparition des premières « glacières »,
engins rudimentaires s’il en est, relevait du prodige ! Nous vivions dans un pays chaud,
surtout en été, et boire frais, tout simplement, relevait de la gageure. Les générations qui nous
avaient précédés se contentaient de la « gargoulette », sorte de cruche en terre cuite, au col
étroit, qu’on enveloppait dans un linge mouillé dont l’évaporation était censée produire une
baisse de température qui se transmettait au liquide à travers la paroi poreuse de ladite
gargoulette, elle-même placée dans un courant d’air qu’on s’efforçait de créer en ouvrant
judicieusement des ouvertures entre la paroi Sud exposée au soleil et la paroi Nord située à
l’ombre (Pour les amateurs de géophysique, c’est l’adret et l’ubac).
L’effet recherché relevait autant de la science des fluides que de la méthode COUE. Inutile
de vous dire qu’on avait du mal à se persuader que l’eau était à peine plus fraîche que celle
qui coulait du robinet. Ceux qui avaient la chance de disposer d’un puits étaient les mieux
lotis. Il leur suffisait de faire descendre les récipients au bout d’une corde et de les immerger
dans l’eau fraîche de la nappe phréatique. Mais voilà, notre puits avait depuis longtemps cessé
de produire et en tout état de cause, ayant été recouvert par une chape de béton lors des
travaux de construction de la terrasse, nous ne risquions pas d’avoir le commencement d‘un
début de solution à nos maux !
Boire tiède était un moindre mal. Là où l’affaire se corsait c’était dans le domaine de la
conservation des aliments. Il était impossible de stocker, pendant plus de six mois de l’année,
le moindre aliment périssable. Ma mère était donc obligée de se rendre CHAQUE JOUR chez
les commerçants pour se procurer les ingrédients nécessaires à la préparation des repas prévus
au menu. Combien de fois le lait, par exemple, pourtant bouilli comme il convient, n’avait-il
pas tourné sans crier gare ? Alors jugez de notre émerveillement, le mot n’est pas trop fort,
quand une glacière est venue apporter, et à domicile, la réponse positive à toutes les
incantations que nous avions adressées au ciel. Oh, ce n’était qu’une toute petite armoire à
double paroi dont le revêtement interne en zinc, facile à entretenir, était partagé en deux
compartiments. Celui du bas, le plus petit, recevait le pain de glace qu’on renouvelait chaque
jour, tandis que celui du haut servait à entreposer tout, en fait bien peu de chose tant l’espace
était exigu, ce qui méritait d’y être mis à l’abri.
Ici pourrait débuter une nouvelle ère de la vie de notre mère – et d’ailleurs tel a été le cas –
mais je ne voudrais pas clore le récit de ce qu’a été la moitié de sa vie sans évoquer quelques
séquences de notre vie familiale. Je tiens tout de suite à souligner combien, malgré tout ce que
j’ai pu révéler de sa personnalité et qui pourra me valoir d’être jugé sévèrement dans la
mesure où je n’ai pas occulté pieusement tel ou tel trait de sa personnalité, mon affection pour
elle est restée entière. Encore une fois, notre mère était humaine et donc pétrie de
contradictions, comme chacun de nous. Sans lui chercher d’excuses parfois, mais c’est que
j’ai fait néanmoins en tentant de replacer ses actes dans le contexte de son milieu et de son
époque, rien ne pourra entamer ce sentiment de gratitude que j’éprouve à son égard.
131
Que pèsent, en regard de tout ce qu’elle nous a apporté, les quelques travers qui ne
concernaient qu’elle-même en définitive ? Outre le fait de nous avoir donné la vie au prix de
longs mois de fatigue, d’envahissement de son corps et de craintes pour l’épreuve dont aucune
future mère ne pouvait se défaire, elle nous avait transmis cinquante pour cent de notre être le
plus intime. Elle nous a permis de croître en taille, en sagesse et en savoir tout en se sacrifiant
d’une façon indicible. Nous ne lui avons pas toujours su gré de son dévouement silencieux et
puisse les faits qui vont suivre conforter chacun dans l’idée que nous devons tout à un être
d’exception, modeste par nature, et modestement exceptionnel.
En dépit de sa très forte personnalité elle n’était pas une mère tyrannique ou possessive. Elle
nous a accompagné tout au long de sa vie en veillant, dans la mesure de ses moyens
intellectuels ou matériels, à nous mettre à l’abri des tentations et de l’envie, tant que nous
avons été jeunes et plus tard, en respectant scrupuleusement nos personnalités et en
n’imposant jamais (Enfin…presque) son point de vue. Cette attitude peut surprendre mais
sans qu’elle reste indifférente à nos décisions, c’est par respect pour les êtres indépendants
que nous étions devenus, qu’elle observait une certaine réserve. Bien entendu, elle nous
mettait en garde quand le besoin se faisait sentir sur les conséquences de nos actes. Nous
avons eu la chance – ou était-ce elle qui l’avait ? – d’avoir, par l’exemple de nos parents, une
ligne de conduite raisonnée qui nous a toujours permis de nous tenir à mi-chemin entre le
conformisme le plus débilitant et la fantaisie la plus délirante. Je pense que la qualité
majeure, sans penser que nous soyons des monstres de moralité, dont nous avons hérité, c’est
celle de l’honnêteté la plus scrupuleuse. Personnellement, je crois que je n’aurais pas supporté
le regard de mes parents si j’avais eu, par malheur, à me justifier publiquement d’une atteinte
à mon honneur, et au leur par contrecoup.
Tout au long de cette chronique j’ai, à plusieurs reprises, évoqué les conditions matérielles
plutôt spartiates qui ont été les nôtres. En dehors de la part de rêve qui nous était dispensée
par les séances de cinéma, il serait resté bien peu de place pour notre épanouissement tant
intellectuel que ludique. Pendant les jours où le soleil et la chaleur nous propulsaient dans la
cour, ou devant la porte de la rue, pour nous livrer à toutes sortes de jeux populaires, nous
nous prenions en charge sans problème, comme vous vous en doutez. Mais pendant les mois
d’hiver, alors que nous n’avions pas la radio et encore moins la télévision, ma mère prenait le
relais et savait capter notre attention de deux façons : par la lecture et par les jeux de société.
Je ne sais comment cette littérature était entrée dans la maison mais chaque soir elle nous
réunissait autour d’elle et nous faisait la lecture – en espagnol - d’une histoire qui est restée
gravée dans ma mémoire. Le titre mélodramatique à souhait était « GORRIONES SIN
NIDO » ce qui signifie « MOINEAUX SANS NID ». C’était de la littérature populaire,
probablement parue en feuilleton et qui, au fil des parutions, avait fini par constituer un livre
complet. On avait dû alors pieusement relier les innombrables fascicules et, ma foi, c’était
ainsi que le roman s’était introduit sous notre toit ! Sa couverture était de couleur rose pâle. Il
comptait 2595 pages et l’histoire se déroulait sur 246 chapitres ! Des illustrations émaillaient
le texte qui ne manquait pas de rebondissements et de sujets d’une tristesse à faire pleurer
Margot. C’était l’histoire de deux enfants, frère et sœur, qui avaient été abandonnés et qui
recherchaient leurs parents avec intervention d’ignobles individus comparables aux
THENARDIER, ou de gens sublimes tels des anges. La phrase finale qui mettait un terme aux
aventures du petit garçon et de la petite fille qui en étaient les malheureux protagonistes était
la suivante : « En aquel instante, Andresin corto une rosa y se la dio a la nina » soit « à ce
moment, André cueillit une rose et la donna à la petite » Vous voyez le genre. Bien sûr après
tant de turpitudes endurées par les deux enfants, ceux-ci voyaient la fin de leurs malheurs.
132
Conformément à la loi du genre, cette conclusion apportait au lecteur la satisfaction d’un
« happy end » et à nous, un souvenir inoubliable (ce qui constitue un pléonasme !).
Vous devez vous dire : Ce Roger, quelle mémoire ! Rassurez-vous, ce livre est à côté de
moi et je n’ai fait qu’aller à la pêche, mais ça ne fait rien. Je suis doublement ému, car je revis
ces soirées pendant lesquelles nous écoutions notre mère en compatissant aux aventures
vécues par ANDRESIN et CARABONITA (Jolie figure) et qu’il m’est loisible d’en relire de
temps à autres des bribes et de me retrouver projeté plus de soixante-dix ans en arrière !
Comme on le remarque, les premières pages sont abîmées mais l’essentiel reste parfaitement
lisible et peut aisément servir utilement à qui veut parfaire son espagnol ! Comme vous le
constatez aussi, le ton est donné dès le début de l’histoire : préparez vos mouchoirs mesdames
et messieurs !
Combien de temps cette lecture avait-elle duré ? Très longtemps assurément, mais pas assez
pour couvrir toute la durée de cette période. Quand nous n’avions pas droit à notre ration de
Gorrionès, nous jouions aux cartes ou aux dominos. Les cartes étaient des cartes espagnoles
dont les couleurs sont ORO, BASTOS, COPA et ESPADA (Or, bâton, coupe et épée). Les
133
jeux pratiqués, dont je ne me souviens que du nom, étaient la BRISCA ou la RONDA. L’un
d’eux avait des règles relativement proches de celles de la Belote. Quant aux dominos, celui
qui avait notre préférence était les PINFANOS, intraduisible en Français, mais dont la règle
essentielle était de faire, en additionnant les points des extrémités libres, des cinq ou des
multiples de cinq. Il était licite de partir du premier double pour faire une sorte de croix dont
les quatre extrémités étaient porteuses de gain ! C’était assez tordu car on combinait le pricipe
de base qui est de « fermer les portes » avec le souci d’amasser le plus de points possible, tout
en faisant du calcul mental ! Bien entendu, toute la famille participait à ces amusements et,
ma foi, les soirées passaient aussi agréablement, sinon plus qu’elles ne se passent maintenant
que nous ingurgitons passivement et en silence des programmes de plus en plus prédigérés et
débiles. Décervelage ambiant oblige !
Notre mère a été une grande « transmetteuse » de culture espagnole. De culture populaire,
cela s’entend, car pour ce qui est de la Culture avec un C majuscule, le lien déjà inexistant, eu
égard au niveau d’instruction des immigrants, ne pouvait guère s’améliorer. A aucun moment,
ni dans nos familles, ni à l’école, les auteurs, musiciens, peintres et autres porteurs des valeurs
pourtant riches de la culture hispanique, n’ont eu droit de cité. Même à l’heure actuelle, il y a
dans mon esprit plus qu’une lacune. Si je pense littérature espagnole, bien entendu je cite
CERVANTES mais il est bien seul. Si je pense musique, c’est tellement flou que je pense en
premier lieu à BIZET (Carmen), CHABRIER (Espagna) ou RAVEL (pavane, boléro) des
compositeurs français ! Il n’y a qu’en peinture que les artistes espagnols tirent leur épingle du
jeu avec PICASSO ou DALI. Mais la culture, ce ne sont pas seulement les grandes orgues.
Les immigrants sont arrivés accompagnés de tout un folklore fait de « tchascarillos »,
d’histoires, de proverbes, de comptines dont heureusement nous n’avons pas été privés.
J’éprouve le très grand regret de n’avoir pas suivi le conseil avisé d’un professeur d’espagnol
qui enseignait au lycée RASCOL lorsque j’étais à ALBI, avec laquelle j’avais des contacts
amicaux et qui s’étonnait de m’entendre souvent citer des aphorismes ou autres curiosités
dont j’étais le détenteur. Sachant que c’était ma mère qui était à la base de ce bagage, elle me
conseillait d’enregistrer, avant qu’il ne soit trop tard, le maximum de témoignages de cette
culture populaire. Je ne l’ai pas fait et je m’en mords les doigts. Je ne saurais, n’étant pas en
situation, retrouver tel ou tel « dit ». Dans le grand naufrage qui a eu lieu au moment de son
décès, des trésors inestimables de connaissances transmises de génération en génération se
sont perdus à tout jamais.
Il y a, comme une épave qui surnage, le souvenir d’une comptine qu’elle nous chantonnait
(d’une voix plutôt fausse) et qu’à mon tour je ressorts à l’usage de mes petits enfants qui
ouvrent de grands yeux en se demandant si j’ai toute ma raison :
Ciguena, ciguena, tu casa se quema, tus hijos se van à la puerta de l’hospital
Cigogne, cigogne, ta maison brûle, tes enfants s’en vont à la porte de l’hôpital.
Elle avait en outre tout un répertoire d’histoires espagnoles, empreintes d’un humour très
espagnol, comme il convient, et dont je me souviens des tirades qui les émaillaient. A titre
d’exemple je raconte ici l’histoire, une parmi tant d’autres, d’un gitan qui avait pris l’habitude
de venir chaque jour à l’église et qui demandait invariablement au grand Christ en croix qui
occupait une chapelle : « Ay, senor Christo, de que mal morire yo ? » (Aïe, seigneur Christ de
quel mal mourrai-je ?) Bien entendu, il ne recevait pas de réponse et donc revenait le
lendemain à la charge. Le sacristain ne voyait pas ce manège d’un bon œil car son carrelage
était souillé par cet importun, qui ne prenait aucune précaution pour respecter le lieu saint et
lui éviter de trop travailler. Un jour, donc, il se cache derrière la croix et quand le gitan pose
sa question, d’une voix sépulcrale, il lui dit « Haorcado ! » (pendu !) Aussitôt le gitan se
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redresse et tient au Christ le discours suivant « Haorcado ? anda mal peinado, por chito y mal
hablado, assin te ves de pies y de manos enclavado, todo lo que yo te ressao, te lo deresso »
(Pendu ? Va, mal peigné, pour dissimulation et médisance, ainsi tu te vois pieds et mains
cloués, tout ce que je t’ai prié, je te le déprie !) Et, comme dans l’histoire du curé du
CUCUGNAN, depuis ce jour là l’église avait été un havre de propreté et de piété ! Comme
vous pouvez le constatez, nul jeu de mot subtil ni d’allusion déplacée. Tout cela restait de
l’humour au premier degré et suffisait à nous faire rire aux éclats.
Il y avait un jeu qui nous plaisait beaucoup. Nous nous asseyions en rond sur le sol, les
pieds joints de façon à former comme une étoile. Le gagnant était celui dont un des pieds
resterait le dernier à n’avoir pas été escamoté. Pour arriver à ce résultat, le meneur du jeu
recommençait inlassablement à psalmodier une phrase en espagnol comme, pour « la poire »,
en mettant à chaque syllabe la main sur chacun des pieds. Chaque pied qui bénéficiait d’un
sort favorable était ramené sous les fesses et ainsi de suite jusqu’au dernier. La ritournelle
donnait ceci :
Pinpinico, gorgorico,
Saca la faja de veinte cinco
La poyeja, la madreja,
Saca la tu que eres mas vieja !
En appuyant sur la dernière syllabe. Ce texte est pratiquement intraduisible, aussi ne me
donnerai-je pas la peine de tenter de le faire. Ca parait idiot, mais si nous étions assez
nombreux, la désignation du vainqueur pouvait demander pas mal de temps pendant lequel
nous ne faisions pas de bêtise !
Dans cet esprit un peu fruste, je tiens à citer une définition des Français qui tenaient, par la
force des choses, une place de choix dans la communauté hispanique. Elle vaut son pesant de
cacahuettes :
Ay siete classas de franceses
Finos et entrefinos,
Marranos et cochinos,
Unos que ladran, otros que muerden
Y la ultima, que la puta madre que lo pario no la entiende !
Il y a sept catégories de français :
Des fins et des extra fins,
Des sales et des porcs,
Les uns qui mordent, les autres qui aboient
Et la dernière, que la p*** de mère qui les a fait, ne les
comprend pas !
J’arrête là ce chapitre qui n’a d’autre raison d’être que de démontrer que ma mère n’était pas
ce que peuvent laisser supposer les photos d’où tout sourire est absent.
10 – à partir de 1945 : Le renouveau
Après tant de jours d’angoisse, le bout du tunnel était atteint. Ma sœur GILBERTE avait
obtenu son Brevet Supérieur et avait été nommée comme suppléante, je crois, dès la rentrée
de 1945. Pour ma part j’avais 12 ans et j’entrais en 6ème à l’Ecole Primaire Supérieure (E.P.S.)
mais en fait le Collge qui venait de prendre sa place, avec le bénéfice d’une bourse acquise
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par mon travail – j’avais été reçu au concours et avais été dispensé de l’examen d’entrée - et
non pas par ma situation sociale. Mon frère JEAN(NOT) avait seize ans et avait été reçu au
Brevet Elémentaire. Il entrait en seconde. Mon frère MARCEL en vertu de l’écart d’âge qui
était resté constant depuis notre naissance avait quatorze ans et entrait en 4ème.
Pendant les cinq ans qui ont suivi, ma sœur, non seulement ne coûtait plus mais en plus
elle apportait son traitement au pot commun. Compte tenu des circonstances dramatiques
endurées et des sacrifices consentis, cette attitude ne pouvait être différente de ce qu’elle était.
Personne n’aurait compris, et mes parents au premier chef, qu’elle procédât autrement !
D’ailleurs avait-elle le choix ? Elle bénéficiait naturellement d‘un régime de faveur en sa
qualité de fille « unique ». Toutes les contraintes matérielles étaient prises en charge par ma
mère, trop heureuse de se sentir proche de SA fille avec laquelle elle partageait une certaine
complicité, fort compréhensible, et que nous n’étions pas à même d’assumer. S’il y a eu à un
moment donné, longtemps après, quelques dissensions sur ce sujet, la hache de guerre a été
enterrée et d’ailleurs la proximité de l’échéance fatale devrait nous inciter à jeter un regard
rétrospectif apaisé sur notre passé.
Avant d’arriver à 1950 il n’y a aucun fait saillant. Avec l’heureuse disposition de notre
cerveau qui nous permet, dès que la souffrance a pris fin, de continuer comme si de rien
n’était, nous nous tournions vers l’avenir avec confiance.
Ma sœur allait de poste en poste, au gré des affectations que sa jeunesse dans le métier lui
faisait obligation d’accepter avant, qu’ayant acquis quelques années d’ancienneté, un poste en
ville ne lui soit attribué. Mon frère JEAN(NOT), curieusement, alors que c’était un élève
exemplaire jusque là, avait connu quelques déboires en classe de seconde à la suite desquels il
avait quitté le Collège pour occuper un emploi d’aide-comptable dans l’entreprise NICOLAS.
Notre mère qui rêvait pour lui d’un meilleur sort, ayant pris connaissance d’un recrutement
de techniciens radio pour le compte de l’Armée, il avait été admis au centre de formation
d’EL BIAR, près d’ALGER, et volait de ses propres ailes. Mon frère MARCEL aussi, crise de
l’adolescence aidant, avait connu des problèmes scolaires et après avoir eu le tort de devoir
redoubler sa seconde, ma mère, stupidement, il faut le dire tel quel, avait décidé de lui trouver
un travail et il était allé gagner une misère sur le chantier d’un barrage vers MASCARA.
Consciente de son erreur, elle l’avait réparée en le faisant entrer au lycée de MAISONCARREE près d’ALGER dans une classe préparatoire au métier de géomètre-expert où il était
resté deux ou trois ans. Quant à moi, cette période sera évoquée en son temps, mais qu’on
sache qu’à 17 ans j’entrais en première moderne, toujours à l’E.P.S. devenue Collège
Moderne, et que j’accompagnais pour mon premier voyage en Métropole nos parents dans un
séjour d’un mois à travers tout l’Hexagone.
Avec l’oubli des tortures du passé, venait tout à coup s’installer une période de plusieurs
années où, encore trop jeunes pour entrer dans la vie active, libres de toutes attaches
sentimentales synonymes de tensions et de partage, notre cellule familiale a passé un cap en
douceur. C’était surtout pendant l’été que cette douceur de vivre se matérialisait le mieux.
C’était, presque chaque semaine, la descente au bord de la mer qui éveille en moi les
meilleurs souvenirs.
Il faut que je raconte comment se déroulaient ces sorties à la mer. L’éveil était donné à une
heure plus que matinale car, bien que nous fussions en été (Nous n’allions pas nous baigner en
hiver) il faisait nuit noire. Certaines fois j’étais si mal réveillé qu’il me semble que je
marchais tout en dormant ! Après nous être débarbouillés et avoir pris un solide petit
déjeuner, nous allions, à pied naturellement, jusqu’à la gare d’où un train nous emmenait (en
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3ème classe) jusqu’à la gare d’ORAN. Le voyage durait plus d’une heure pour à peine quatrevingt kilomètres. Entre la gare et l’endroit où se trouvaient les autocars qui desservaient la
CORNICHE, nous dévalions à vivre allure les rues en pente qui descendaient vers le bas de la
ville. La première qui s’offrait à nous était la rue de l’ABRICOTIER. Son souvenir est
ineffaçable : autant elle était facile à l’aller, autant, au retour, alors que nous étions fatigués,
sa pente abrupte nous était un vrai calvaire.
La station des bus de la SOTRAC atteinte, nous nous dirigions dans la direction de l’Ouest,
le long de la route qui allait vers AÏN-EL-TURK (La source du Turc). Cette promenade était
merveilleuse, la route serpentait le long de la montagne qui plongeait à la verticale dans la
mer et à un certain moment passait sous une arche creusée à même la roche. La découverte de
la mer que la route surplombait nous ravissait (Je pense que tous, nous éprouvions la même
sensation qui était la mienne). Cette plage était située entre ORAN et MERS-EL-KEBIR.
C’était la plus proche d’ORAN et celle qui, par sa proximité, nous permettait de revenir sans
trop de risque de rater l’heure du train du retour. Elle avait encore un avantage : il n’y avait
jamais de vagues car elle se trouvait à l’abri de la digue du port de MERS-EL-KEBIR.
Personne ne sachant nager c’était plus prudent que de s’exposer sur les plages qui s’étendaient
plus à l’Ouest, là où la mer déferlait.
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Parmi toutes les photos qui illustrent cette période j’en ai choisi une seule, non pour sa
perfection technique (difficile à obtenir avec les premiers Kodaks à soufflet) mais parce que
c’est le premier témoignage de notre progression dans la technicité symbolisée par cet
appareil archaïque, et le dernier où les six membres de notre famille posent ensemble.
Voyez comme nous sommes tous vêtus ! C’est à peine si nous sommes moins bien habillés
qu’en ville. D’accord, il fallait traverser tout ORAN mais il ne serait pas venu à l’idée de nos
parents que la fin aurait pu justifier des moyens plus légers ! Ah, les bermudas informes, les
maillots à la limite du naturisme, les nombrils triomphants des « jeunesses » ! Que de chemin
parcouru ! Plus tard, l’extension de la base navale avait entraîné la disparition de cette plage
familiale qui avait été enterrée sous des tonnes de béton armé. Nos escapades s’étaient alors
déplacées, plus loin, vers BOUISSEVILLE, une station balnéaire qui prenait son essor, où
nous aurions souvent l’occasion, devenus autonomes, de venir bronzer. Longtemps, lorsque le
bus passait au niveau du plan d’eau où les cuirassés de notre flotte avaient été envoyés par le
fond par la marine anglaise, il nous était possible d’apercevoir les bouées qui signalaient
l’épave des bâtiments coulés, en formant une ligne qui épousait la forme des coques.
A ce sujet, lorsqu’en Juillet 1940 cette action avait eu lieu, les habitants, affolés, s’étaient
enfuis. Nous avions entendu un témoin raconter la scène qui devait, à la façon dont il la
racontait, quelque chose à voir avec l’apocalypse. Il ne faut pas oublier que les obus qui
s’abattaient sur le port auraient pu tomber sur les maisons qui bordaient les quais et tuer
nombre d’habitants, d’autant qu’on n’avait pas évacué les civils (Les marins anglais doivent
être les meilleurs car il n’a pas été fait mention qu’un seul soit sorti de sa trajectoire. Les
obus, tirés de très loin en mer, tombaient à la verticale, avec une précision diabolique, sur les
bateaux à l’amarrage ou dans les eaux du port en soulevant des geysers gigantesques). Quels
que soient les sentiments que cette tragédie soulève, il est des faits de portée insignifiante qui
viennent toujours apporter une note d’humour. Cette personne, traduisant la pensée générale,
pour le moins peu aimable à l’égard des anglais, nous disait que sa fille (ou sa petite-fille) qui
devait s’appeler Elisabeth porterait un tout autre prénom !
Il est grand temps de revenir au déroulement de notre vie quotidienne. Lors d’été de 1948
notre sœur GILBERTE avait été la première d’entre nous à venir passer ses vacances en
France (j’y reviendrai). L’été suivant mes frères JEAN et MARCEL avaient (j’y reviendrai
également sans doute) accompli leur première traversée. Il ne restait donc plus que mes
parents et moi-même à prendre contact avec cette terre mythique que des années de cours de
géographie glorifiant chacun des aspects de sa latitude et de sa longitude, de la variété de ses
plaines, de ses cours d’eau, de ses montagnes, de sa production agricole et industrielle
etc…nous faisait connaître bien mieux que notre propre sol natal.
Début Août 1950 nous embarquions sur un de ces nombreux paquebots qui faisaient la
traversé en vingt-quatre heures et dont le chiffre d’affaire des compagnies qui les exploitaient
devait beaucoup aux voyages payés par l’Etat au profit des fonctionnaires et assimilés. Ceuxci bénéficiaient en effet d’un passage gratuit tous les deux ans. Notons, qu’en sens inverse,
les fonctionnaires et assimilés d’origine métropolitaine étaient, quant à eux, exclus du
système ! Chaque bâtiment portait le nom d’une des villes qui bordaient la grande bleue. Il y
avait le VILLE D’ORAN, Le VILLE D’ALGER, le VILLE DE MARSEILLE et d’autres
mais surtout il y avait le SIDI-BEL-ABBES qui avait, bien entendu, notre préférence !
Je ne saurais dire sur le(s) quel nous avons accompli les deux traversées mais le souvenir le
plus marquant que j’en garde, c’est celui du moment où le quai s’éloigne lentement de la
coque, presque à regret, et de la tempête que nous avions essuyée, à l’aller comme au retour,
138
dans le golfe du LION où la TRAMONTANE , le CERS et le MISTRAL et quelques autres
vents coulis semblaient s’être donné rendez-vous.
Mais il n’est pas question (pas encore) de moi. Nous avions débarqué à MARSEILLE, un
peu flagada pour ma part car j’avais été au bord de la nausée pendant plusieurs heures et
j’avais l’estomac vide. Nous ne nous sommes pas éternisés dans cette ville où nous n’avions
aucune connaissance et après une nuit de train (autant de frais d’hôtel économisés) nous
débarquions à PARIS pour un séjour de dix jours dont j’ai déjà un peu parlé à diverses
occasions. Quelques photos du reportage que j’ai ramené seront aussi parlantes qu’un long
discours.
Ces clichés en noir et blanc, de format 6 X 9 étaient tout ce que nos moyens nous avaient
permis de nous offrir. Remercions toutefois l’heureuse providence qui nous a quand même
donné la possibilité d’immortaliser ce séjour. Je demande à tous ceux qui se pencheront sur
cette évocation d’attacher à celle-ci un intérêt tout particulier car jamais plus mes parents
n’ont été réunis sur un même document.
Toutes ces photos ont été prises à PARIS et VERSAILLES pendant les dix premiers jours.
Je ne reviens pas sur notre « tactique » qui nous a permis de ratisser les rues, boulevards et
avenues de notre belle capitale. Il m’a été donné d’y retourner de nombreuses fois, mais
l’atmosphère qui règne dans le PARIS affairiste de nos jours n’a pas grand-chose à voir avec
celui de 1950. Combien de fois ai-je fait la constatation ahurie du contraste qui régnait, à
quelques dizaines de mètres de distance, entre de véritables masures et des bâtiments, qui
pour être de couleur noirâtre n’en étaient pas moins imposants et prestigieux. Les promoteurs
immobiliers sont passés par là. Faut-il s’en plaindre ?
Tout le monde aura reconnu les lieux où ces vues ont été prises. Je ne saurais dire dans quel
ordre tel ou tel édifice, monument ou musée a reçu notre visite mais je voudrais raconter une
anecdote relative à notre découverte du musée des Arts et Métiers. Notre père avait tout
particulièrement manifesté le désir de s’y rendre, ce qui peut très bien se comprendre. Nous
voilà dans une première salle toute entourée de vitrines dans lesquelles des centaines d’objets
étaient exposés. Notre père chausse ses lunettes et consciencieusement se met en devoir de
lire toutes les affichettes qui relataient la genèse de chaque pièce, fruit du savoir-faire de nos
ouvriers. Un long, trèèèès long moment est consacré à cette première halte. Nous passons
dans une deuxième pièce toute aussi meublée de vitrines dans lesquelles d’autres centaines
d’objet étaient exposés : le vertige nous saisit. Mon père prend encore le temps de lire, selon
la méthode dite aléatoire, quelques fiches et puis, ayant replié ses lunettes, nous voila tous
trois à déambuler de plus en plus rapidement dans des salles qui s’enfilaient l’une derrière
l’autre pour finir par courir littéralement vers la sortie sans même accorder un regard à ce qui
m’avait le plus frappé, moi, l’AVION de Clément ADER ! Je ne sais pas s’il avait d’autres
projets de ce type, mais il n’a plus été question de rentrer dans un de ces lieux de perdition
qu’on appelle MUSEE !
Notre visite du zoo de Vincennes avait été marquée par une scène à laquelle ma mère ne
s’attendait pas : en passant dans un secteur de la ménagerie où des singes étaient enfermés
dans de grandes cages, elle avait aperçue, horrifiée, deux d’entre eux qui faisaient comme le
Président CLINTON et sa stagiaire MONICA! Et avec un naturel, je ne vous dis pas !
C’étaient de petits singes, des sortes de macaques. Me tirant en arrière, elle m’avait dit
quelque chose comme « Roger, ne regarde pas ! » Et nous avions fait un large détour loin de
ces lieux de perdition ! Cette scène n’était pas censurée et on peut penser que les enfants
qu’on amenait en promenade en apprenaient là davantage qu’au catéchisme sur les causes du
péché originel, et ce à quoi pouvait ressembler EVE !
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Nous n’aurions pas pu nous éloigner de la Capitale sans passer par le joyau incontesté de
notre patrimoine. Nous avons visité le château de VERSAILLES en lui consacrant toute une
journée. Nous l’avons parcouru dans des conditions « normales » en ce sens que nous
n’avions pas eu à faire, comme de nos jours, une queue monstrueuse au milieu de centaines de
touristes parlant tous les idiomes de la Terre et agglutinés derrière un guide qui hurle pour se
faire entendre au milieu d’autres guides qui hurlent pour se faire entendre ! Ma première visite
se déroulait à l’époque (ou un peu avant) où SACHA GUITRY tournait son fameux film qui
devait réveiller la conscience des pouvoirs publics « SI VERSAILLES M’ETAIT CONTE ».
Le film était un peu kitch, et les commentaires dits par le réalisateur particulièrement
horripilants, mais c’est à cette époque qu’a été impulsé le mouvement qui devait aboutir au
sauvetage des lieux. Je ne suis pas partisan du pouvoir absolu, encore moins de celui qui se
met sournoisement en place actuellement au milieu des ors de la République, mais un tel
investissement ne pouvait qu’être sauvegardé. Je peux dire en effet qu’il y avait urgence. Sans
aller jusqu’à vérifier l’état des toitures ou sonder les murs, il était clair, même à mes yeux
d’adolescent, que la bâtisse était sérieusement en piteux état. La noirceur des murs recouverts
par des siècles de fumées et de poussière ajoutait encore à la tristesse ambiante. Les ors qui
recouvrent désormais le moindre meuble ou détail ornemental ne rendent pas compte de
l’abîme duquel le château a été tiré. Il faisait beau ce jour là et la promenade dans le parc et
autour de la ferme de MARIE-ANTOINETTE, ainsi que la visite du petit TRIANON nous
avait remonté le moral.
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L’étape suivante nous avait amené dans les marches de l’Est. J’en ai parlé dans le portrait de
mon père. Ces quelques vues concernent la sorte de pèlerinage qu’il avait voulu faire sur les
lieux où il avait porté l’uniforme quelques trente quatre ans auparavant. Il lui avait été
impossible de reconnaître quoi que ce soit. La photo du haut, à gauche et celle du bas ont été
prises à METZ. Celle du haut, à droite, a été prise à STRASBOURG devant la célèbre
cathédrale.
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Avant de raconter notre séjour alsacien, il faut que je revienne sur un épisode dont j’ai déjà
fait la relation lorsque j’ai parlé de la cousine de ma mère, AMPARO, qui s’était retrouvée
piégée avec ses deux enfants à MERLEBACH, après son divorce d’avec son mari. J’ai déjà
inséré cette photo, du moins je le crois, mais comme elle vient en situation, je la conserve. Je
rappelle que le jeune couple est composé de la fille de cette cousine, MARIE-THERESE, de
son mari et de leur fils. Nous avons « profité » de notre présence dans le secteur pour lui
rendre une visite sur laquelle je ne reviendrai pas, tant la détresse de cette pauvre femme
offrait un spectacle pénible. Je ne sais pas si nos parents avaient eu à son égard un geste
généreux. Je l’espère.
Quand nous avons débarqué à STRASBOURG, elle n’était pas encore le siège du Parlement
Européen. C’était une ville sinistre, autant que sinistrée. Notre moral était dans les
chaussettes. Nous avions loué une chambre à trois lits dans un hôtel où les gens qui étaient là
nous regardaient comme si nous descendions de la Lune ! C’est là que j’ai connu pour la
première fois ce qu’était une COUETTE ! Ce qui nous chiffonnait le plus, c’est qu’on
n’entendait personne parler en français. On nous avait tant de fois dit combien les Alsaciens
avaient salué leurs libérateurs avec ferveur, qu’il me semblait qu’ils nous devaient bien ça, en
s’exprimant dans la langue nationale !! C’est bien simple, les rares fois où il nous arrivait
d’entendre parler français, nous tournions la tête pour voir qui s’exprimait ainsi ! Les choses
ont évolué et maintenant que j’ai de la famille (par alliance) d’origine alsacienne, je sais faire
la part des choses d’autant que notre propre intégration dans la « culture » française n’était
pas arrivée à son terme, et que le souci de la pureté de la syntaxe n’était pas à la une de nos
priorités !
Cette halte avait été le prétexte à pénétrer pour la première fois en ALLEMAGNE en
empruntant le pont de KHEL, qui était en bois et provisoire, en attendant que l’ancien ne soit
reconstruit. Nous y avons fait quelques pas seulement mais c’était de l’ordre du symbole. En
tout cas le chemin pour y parvenir était beaucoup plus long qu’on aurait pu le penser et la
balade n’avait pas été une partie de plaisir. Mais l’honneur était sauf. Nous avions foulé de
nos pieds un sol qui n’était pas encore celui de nos alliés !
Le train, toujours de nuit, nous avait déposé dans la bonne ville de LYON où nous étions
attendus par un cousin de notre mère, Ernest SEMPERE. Ma sœur lui avait écrit une lettre
bien tournée et pleine de jolies choses et voila qu’on me demande d’ajouter quelques lignes à
sa « bafouille ». Je me récrie, on me cajole, on me menace à tel point que j’y vais de mon
laïus. Je ne savais pas réellement quoi dire, puis me souvenant de quelques souvenirs de ma
mère sur sa petite taille et les efforts qu’il avait fait pour gagner en hauteur, je fais plus que
d’y faire allusion, persuadé que je faisais de l’humour. Mais quand ma sœur avait pris
connaissance de ce que j’avais pondu, le ciel m’est tombé sur la tête. Et ayant dû
recommencer sa lettre, elle m’avait écrit le texte que j’avais recopié servilement, bien content
de m’en tirer si piteusement !
J’ai appris par la suite que ce cousin n’appréciait pas particulièrement l’humour décalé ou
simplement les atteintes, si ténues soient-elles, à sa fierté. C’est lui qui avait rompu avec ma
mère sous prétexte qu’il n’avait pas été informé personnellement du décès de mon père
lorsqu’il avait disparu, dans une panique bien compréhensible, deux ans plus tard ! Mais pour
l’heure, personne ne pouvait imaginer ce qui allait suivre. Notre séjour dans la capitale des
Gaules avait duré une huitaine de jours. C’était la première fois depuis son départ d’Algérie
vers 1930 que ma mère et son cousin se revoyaient. Ce dernier avait passé toute la durée de la
guerre en Métropole et il y en avait à se dire de part et d’autre. Ils n’y avaient pas manqué. Il
142
s’était marié en France et avait eu deux garçons ANDRE et ROGER avec lesquels j’avais
sympathisé de façon normale entre jeunes d’âges très proches. Ses beaux-parents, vraiment
charmants, avaient une petite maison dans une région que je situe dans les monts du Lyonnais.
Je me souviens que nous étions passés en allant y séjourner deux jours, par un village dont le
nom m’avait interpellé : TASSIN-LA-DEMI-LUNE ! C’est que nous avions nous aussi un
TASSIN sur la route de TLEMCEN !
La première photo regroupe les adultes de ces retrouvailles sur la place des TERRAUX à
LYON. Les deux autres concernent cette maison de campagne que je suis incapable de situer.
Vous noterez au passage que ma mère n’apparaît plus du tout crispée comme sur ses photos
de jeunesse ou d’âge « intermédiaire ». Une révolution quasi copernicienne avait dû s’opérer
dans son cerveau à l’aube de jours nouveaux où les contraintes, qu’elles soient matérielles,
« procréationnistes » ou « philosophiques » s’estompaient.
143
*
De LYON, toujours par train de nuit, nous traversions TOULOUSE au petit matin sans
savoir que cette région m’accueillerait pour une durée qui dépasserait celle que je devais vivre
en Algérie ! Nous avions atterri en gare de PAU pour un séjour de quelques jours à l’hôtel.
Après la visite incontournable du château d’Henri lV, nous avions fait un tour à LOURDES.
Connaissant la tiédeur des sentiments religieux de mes parents ce choix me paraît sinon
incompréhensible, du moins étonnant. Plus que les dévotions à la vierge MARIE, conçue de
façon immaculée par la grâce du Saint-Esprit et surtout dans le cerveau des dignitaires de
ROME (Son nom est cité plus souvent dans le CORAN que dans les quatre évangiles
réunis !!!), c’est l’aspect touristique et la renommée des lieux qui les avaient attirés là.
144
En ce qui me concerne, parce que je n’ai jamais eu la foi et qu’à dix-sept ans on a des
jugements bien tranchés, j’ai passé mon temps à être outré par tout ce que je voyais. Le
comble de la stupeur avait été atteint quand nous avions fait le tour des sites reconstituant les
étapes du chemin de croix. Vous noterez en premier lieu, si vous y allez, que les juifs qui
lapident le Christ ont un air de juif tandis que le Christ, lui, un juif pourtant s’il en est un, a
un visage d’une finesse toute occidentale ! Cette particularité assez déplaisante n’est rien en
regard de l’annonce gravée sur un support en marbre qui était fixée au pied de la première
station. La scène représentée se tient au sommet d’une bosse du terrain et pour y accéder il y a
un escalier très raide d’une vingtaine de marches fort étroites. Le message – qui a disparu
depuis – disait que chaque marche gravie à GENOUX vaudrait une remise de peine au
purgatoire de tant de jours, ou de mois, ou d’années !!! Sans avoir entamé d’études de Droit,
je faisais des bonds sur place en me demandant par quel tour de passe-passe dogmatique un
quidam déguisé en personnage de cirque (cette image ne hantait pas mon esprit, c’est depuis
l’histoire du MANDAROM, autre attrape-nigauds, que je ne peux plus voir une soutane
qu’elle soit noire rouge, ou violet sans ressentir cette impression de déguisement) pouvait
s’être arrogé, surtout s’il y croyait, le droit de décider à la place de DIEU ! Le plus beau, c’est
qu’il y avait des gens qui obéissaient à de telles monstruosités ! Les tyrans, laïcs ou religieux,
auront toujours beau jeu !
Cette faculté des foules à suivre, complètement décervelées, les injonctions les plus
délirantes, sur le plan religieux ou politique, et d’avaler sans sourciller n’importe quel bobard
m’a toujours estomaqué et a nourri en moi un noir pessimisme quant à l’avenir de l’humanité.
Je passe sur les commerces de souvenirs dont l’évocation devant M. ABOAB, un
commerçant chez qui nous allions acheter des vêtements, et dont la judaïté était évidente,
m’avait valu une de mes plus belles hontes. Je faisais le récit de cette visite et, emporté par
mon lyrisme, j’avais dit que cette rue était UNE VRAIE JUIVERIE ! Quelle séance de
rattrapage après un tel dérapage !
Le vrai miracle de LOURDES, ce n’est pas l’eau censée avoir jailli dans un lieu « anhydre »
comme je l’ai lu dans une publication pieuse. Ce n’est pas qu’une vierge immaculée soit
apparue à une petite fille près de cette grotte devant laquelle les foules viennent et prient. Ce
ne sont même pas les guérisons inexpliquées mais très concevables car on relève de tels faits,
quelles que soient les croyances des pèlerins, un peu partout sur la planète
NON le vrai miracle c’est de voir sortir de terre, là, sous vos yeux ébahis, des lingots d’OR
estampillés par la banque de France !
Nous n’avions encore jamais vu l’Océan et nous avions voulu combler cette lacune en
faisant une petite virée par BIARRITZ. Lorsque j’y suis retourné, bien des années plus tard, je
n’ai pas reconnu la promenade en bord d’océan où nous avions fait halte pour notre déjeuner.
Il est vrai que je suis passé en autocar au cours d’un voyage organisé. Ce dont je me souviens
surtout c’est de notre repas de midi. L’heure du déjeuner étant arrivée, nous nous étions mis
en devoir de consommer l’encas qu’avait préparé notre mère et nous avions élu domicile sur
des rochers, au bord de l’eau, très précisément à l’endroit où la dernière photo a été prise. A
peine étions-nous installés qu’un type nous avait fait comprendre, sur un ton comminatoire, de
partir de là si nous ne voulions pas être sérieusement trempés par les vagues. C’est ainsi que
nous avons touché du doigt le phénomène des marées. Il faut sortir de chez soi pour
apprendre !
L’étape suivante devait nous amener sur la côte d’azur. La première photo (avec sa bobine
de câble en premier plan) représente l’opéra de MONTE CARLO dont nous n’avons vu que la
145
façade. Le deuxième cliché, à droite, qui n’offre rien d’exceptionnel représente l’évêché de
MARSEILLE qui n’en a que le nom car c’est, en fait, le commissariat central de police !
Pourquoi ai-je privilégié cet horrible bâtiment plutôt que la « bonne mère » qui offre à bon
compte une vue pittoresque sur la colline et sur le vieux port ? Peut-être parce que je n’avais
plus de pellicule ou tout simplement à cause de la proximité de la gare maritime où nous
attendions d’embarquer avec ce monument du mauvais goût en arrière-plan.
La fin de nos vacances approchait mais il ne serait pas dit que ma mère fasse l’impasse
sur la visite d’un lieu hautement représentatif du luxe et des paillettes même si Grace KELLY
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n’avait pas encore fait son apparition sur le Rocher. Je veux parler de MONACO, bien
entendu, dont nous avons arpenté les rues en pente en passant par tous les lieux que ma mère,
toujours à l’affût des « pipoleries » de l’époque, ne pouvait pas ne pas voir de ses yeux !
Comme nous devions embarquer à MARSEILLE, le déroutement n’était pas en soi une
expédition insurmontable, donc…
J’y ai fait allusion en racontant notre départ et la tempête en Méditerranée que nous avions
essuyée avant d’arriver à Marseille. Au moment où nous quittions le port il n’était pas
question de Zéphyr, mais bien plutôt d’Aquilon qui s’époumonait. A peine la passe franchie,
le bateau avait entamé une danse échevelée sur les flots déchaînés couverts d’écume à perte
de vue. Curieusement, alors que j’avais été barbouillé à l’aller, là tout allait pour le mieux. Je
passe sur le tangage qui n’offre pas de sensation particulière sauf si on se poste à l’arrière, au
dessus du bouillonnement de l’hélice, mais plutôt sur le roulis. Compte tenu de l’étroitesse de
la coque par rapport à sa longueur, c’est dans cet exercice que se mesure le mieux l’exaltation
que procurent les éléments déchaînés. Tantôt, on avait l’impression qu’il était possible de
toucher l’eau de la main, tantôt, il nous semblait qu’un mur d’une hauteur formidable nous en
éloignait. Je ne m’en lassais pas et je ne sais plus si, au moment de passer à table, vers midi, la
tempête s’était calmée – je ne crois pas – mais je n’avais pas perdu une miette de mon repas !
Cependant, toutes les bonnes choses ont une fin et de façon assez abrupte le calme était
revenu. Nous avions longé les côtes des Baléares dans la soirée et au matin, le calme plat
régnait. Le seul, mais ô combien intéressant spectacle qui nous avait été donné de voir, hormis
la ligne d’horizon, ce sont les ébats des marsouins que tout le monde guettait sur le pont.
Quand ils avaient fait leur apparition on ne pouvait avoir d’yeux que pour eux. C’était
fantastique de voir ces animaux nager aussi vite, et même plus vite, que le navire sous lequel
ils passaient d’un bord à l’autre, par paire généralement !
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Je ne me souviens pas du retour entre ORAN et SIDI-BEL-ABBES mais comme personne
ne possédait d’auto pour venir nous prendre sur le quai de débarquement, nous avions dû
certainement prendre un taxi jusqu’à la gare. Je signale à ceux qui sont de ma génération qu’à
l’aller nous avions passés la nuit chez le cousin ALBERT, le frère de CECILE, qui avait
quitté notre bonne ville et était venu s’installer comme coiffeur – le métier de son père – à
ORAN. Afin de clore ce chapitre, j’intercale cette dernière photo prise à notre insu dans une
rue d’une ville que je n’arrive pas à situer. Il n’est pas encore temps que je me mette en scène
– vous ne perdez rien pour attendre - mais elle fait tellement partie intégrante de notre
escapade qu’il me semble normal de l’ajouter.
Que dire des deux ans qui séparaient cette période sereine de notre vie du cataclysme qui
allait survenir ? Rien de bien extraordinaire. Ma sœur et mes frères étaient tirés d’affaire ou
presque. Il ne restait que moi dont il fallait surveiller le processus d’intégration à la vie active.
Pour cela, mes parents n’avaient pas trop de soucis à se faire car, si je n’étais pas un aigle
(mon aventure du B.E.P.C. que je narrerai en temps opportun est là pour le prouver) je n’étais
pas un cancre. Je sortais de la période de l’adolescence et avais pris fort rudement conscience
que rien ne nous est donné sans un minimum d’effort. En Août 1950, j’allais fêter mon dixseptième anniversaire et je venais d’être reçu avec un an de retard (honte sur moi !) au
B.E.P.C. heureusement sans redoubler ! (toujours les bourses !)
L’année suivante, j’avais décroché ce qu’on appelait le 1er BAC à la plus grande satisfaction
de mes parents. Ayant réussi par l’entremise de notre cousine MARGUERITE qui habitait en
face de ses bureaux et qui connaissait des membres de son personnel, j’avais été embauché
pour la durée de l’été à la S.I.P. (Société Indigène de Prévoyance) et avais pu m’acheter le
vélo qui ne m’avait jamais été offert.
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A la rentrée d’Octobre 1951 je quittais (provisoirement comme on le verra) le Collège
Moderne où je venais de passer six ans de mon parcours scolaire pour intégrer le LYCEE,
seul à dispenser l’enseignement des terminales. Une remarque s’impose : pour une ville de
cinquante mille habitants environ il n’y avait que TROIS classes de terminale seulement : une
classe de Mathématiques Elémentaires (Mathélem), une classe de Sciences expérimentales
(SciencesEx) et enfin une classe de PHILO. Soit à peu près une grosse centaine de lycéens
parvenus au bout du cursus (je ne compte pas l’enseignement privé qui ne représentait pas une
adjonction significative à cet effectif minable). Quand les bonnes âmes parlent de sélection en
s’indignant que n’importe qui ne puisse avoir son BAC dans son berceau, il serait bon qu’ils
reviennent dans ces années qui ne me paraissent pas avoir été entachées de favoritisme
puisque nous-mêmes, n’est-ce pas… ? Moi, je suis pour la méritocratie… à condition qu’elle
soit sincère. C’est elle qui forge les caractères.
11 – 1952 : le commencement des épreuves
Depuis un certain temps déjà notre père se plaignait de troubles gastriques. Je me demande
s’il n’avait pas déjà été touché par son mal au moment où nous voyagions à travers la France.
Comme j’ai tenté de le raconter dans le chapitre que je lui ai consacré, il devait aller à la
consultation de plus en plus fréquemment, avec chaque fois un résultat nul quant au
soulagement attendu. Je l’ai déjà dit, et il faut que chacun batte sa coulpe, ce qui devait
advenir n’aurait jamais dû se produire si nous avions tout de suite pris la décision de passer
outre aux ukases des C.F.A. en allant consulter, à nos frais, un médecin indépendant et
compétent. Je remarque que la politique des C.F.A. aussi bien que celle de l’Etat, est de
choisir un médecin volontaire parmi les plus nuls du marché. Ce dernier, déserté par sa
clientèle, était alors bien heureux d’ « accepter » cette mission s’il ne voulait pas pointer au
chômage.
Le docteur MASCRET, quant à lui, ne soulevait même pas le derrière de sa chaise. Plus
tard, après l’indépendance, il serait assassiné mais aurait auparavant, en adepte de la nonvaccination, permis que l’un de ses enfants ne soit atteint par la poliomyélite ! Tout médecin
qu’il était, averti s’il est possible, des dangers des épidémies devait ne pas croire à la nécessité
des soins qu’il dispensait ! Alors, vous comprenez, le cas de mon père…Pfuitt ! Je ne
reviendrai pas sur les circonstances de sa mort auxquelles j’ai consacré de longs
développements. Mes deux frères étaient accourus, l’un du Maroc où il exerçait le métier de
géomètre, l’autre d’Alger où il exerçait le métier de technicien radio pour le compte de
l’Armée. Une fois les obsèques achevées, la maison avait repris son train-train et il avait fallu
s’adapter à cette nouvelle donne.
Ce qui est navrant, c’est que des travaux de rénovation et de modernisation avaient été
entrepris afin de donner à notre intérieur un aspect plus engageant et surtout plus fonctionnel.
Un cousin de notre père, Joseph PICON, un maçon comme bon nombre des hommes de la
famille, appelé à la rescousse, avait commencé à faire place nette dans la cuisine qui avait été
choisie comme pièce à rénover en priorité. Rappelons-nous que c’est un dimanche que notre
père avait subi sa crise et que le lundi matin on ramenait son corps à la maison au milieu de
tout une foule d’amis, de parents et de collègues, tous catastrophés, et par la douleur, et par la
soudaineté de son trépas
Bien entendu, le chantier qui avait été suspendu le samedi n’avait pas repris en début de
semaine comme prévu. On avait bien fait en sorte qu’un semblant d’ordre règne, mais il aurait
fallu astiquer toute la maison dans ses moindres recoins tant la poussière de la démolition
s’était infiltrée partout. A la perte d’un être cher, s’ajoutait un sentiment de gêne
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insupportable. Notre famille du Maroc se trouvait là lors de ces évènements (ou était-elle
venue pour la circonstance ?) mais lors d’un autre voyage quelque temps après, ils avaient
vendu la mèche en nous faisant remarquer que l’aspect des lieux avait bien changé ! Ce qui
signifiait que les yeux de tout un chacun avaient enregistré ces détails que nous aurions
souhaité ne pas exhiber !
Au décès de notre père, nous n’étions donc plus que trois à vivre sous notre toit. Je suis dans
l’erreur car, en fait, nous étions quatre si j’ajoute notre grand-mère qui se désolait
(sincèrement ou pas ?) de n’être pas partie en premier. Cette dernière n’avait jamais été une
battante et compte tenu de son âge, il faut bien le dire, son existence était purement
végétative.
Notre mère entrait de plain pied, et sans s’y attendre, dans le clan des veuves. C’est, ai-je
l’habitude de dire, un état normal pour une femme, car n’y a-t-il pas une veuve qui sommeille
en toute femme ? Hélas, deux fois hélas, mon dicton favori m’est rentré dans la gorge lors du
décès de mes deux belles-sœurs que j’aimais beaucoup, Françoise en 2004 et Denise en
2009 ! En ce qui concerne notre mère, réduite à une quasi mendicité par sa demi-retraite d’un
demi-ouvrier, elle dépendait plus que jamais de ma sœur avec laquelle elle vivait.
Je vais joindre quelques documents qui illustreront assez bien la situation
e premier était d’une délicatesse à nulle autre pareille. C’était, d’entrée de jeu, une mise en
garde à l’adresse des nouvelles veuves, des conditions dans lesquelles elles étaient admises à
percevoir la fraction de la retraite qui leur revenait ! C’était une manière assez particulière de
présenter leurs condoléances à ces pauvres femmes (pauvres au sens littéral du terme !).
C’était aussi l’aveu de la faiblesse de leur revenu qui les aurait incitées à chercher auprès d’un
second époux (veuf de préférence ?) le complément de revenus dont elles étaient privées !
Le second suit de très près le décès de notre père, mais ne suscite aucun commentaire.
Quant aux suivants ce sont, dans la continuité de ce premier document « comptable », des
pièces d’une sécheresse toute saharienne ! Le seul enseignement qu’on en tire, c’est que, en
francs de cette époque, le seuil de pauvreté était atteint dès lors qu’on touchait les sommes
indiquées !
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Les cordons de l’attelage passaient des mains de ma mère dans celles de ma sœur de façon
officielle, ou quasi officielle. Ceci ne veut pas dire qu’elle avait la jouissance des biens qui
restaient dans le patrimoine familial, en obéissant aux lois en vigueur à cette époque sur les
droits des héritiers. Je rappelle ici très succinctement que ma mère avait l’usus, c’est-à-dire la
possibilité d’habiter dans la maison, mais n’avais plus le droit d’en disposer, en le vendant par
exemple. La nue-propriété, c’est-à-dire essentiellement le droit de cession, était passé à nous
quatre. Encore fallait-il que nous soyons tous majeurs. Cette majorité n’était obtenue qu’à
vingt et un ans révolus. Ce n’était pas mon cas, il me fallait attendre le 16 Septembre 1954
pour y parvenir. Mon frère MARCEL se trouvait dans le même cas que moi à quelques mois
de sa majorité (le 3 Octobre 1952). Un tuteur légal avait été nommé : c’était le mari de notre
cousine MARGUERITE, Paul MALET avec constitution d’un conseil de famille que je n’ai
jamais vu se réunir. Tout cela restait formel car il ne serait jamais venu à l’idée de l’un
quelconque d’entre nous d’exiger la vente de la maison comme il en aurait eu le droit.
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Peut-être peut-on remercier notre fuite en 1962 d’avoir empêché un crêpage de chignon à
partir du moment où chacun de nous, ayant créé une famille, aurait bien pu avoir besoin d’un
apport en capital qui soit le bienvenu !!! L’indemnisation des biens immobiliers abandonnés
en Algérie ne nous a pas enrichis mais, en ce qui me concerne, je ne regrette rien.
Les lois actuelles dans ce domaine sont nettement plus favorables au conjoint survivant et
c’est tant mieux. Le nouveau régime matrimonial réduisant le patrimoine aux acquêts, ce qui
signifie aux acquisitions faites en commun après le mariage, elles mêmes assorties de la
possibilité de léguer au dernier survivant, met fin à des situations dont l’ignominie permet de
mesurer à quel degré de bassesse et de turpitude on peut descendre en ce bas monde. Bien
entendu, nos parents s’étaient mariés dans le dénuement le plus complet, n’apportant au
ménage que quelques biens mobiliers et leur personne. Tout ce qu’ils avaient bâti, ils l’avaient
transpiré. Comment aurions nous osé déposséder notre mère du fruit de son labeur et faire son
lit de son dévouement à notre égard ?
Quoi qu’il en soit, j’avais atteint ma majorité en temps et en heure mais la succession aurait
pu s’ouvrir quelques jours avant mon vingt et unième anniversaire quand j’ai failli laisser la
peau dans l’accident dont j’ai parlé bien plus avant dans ce récit. Je me permets de vous
rappeler que c’était la même nuit que le tremblement de terre avait anéanti ORLEANSVILLE,
en Août 1954 ! Ce n’était que la trois ou quatrième fois que je faisais une passe à la muleta à
la grande faucheuse !
Pour en revenir brièvement au rôle de ma sœur, il était naturel qu’ayant le rôle de bailleur de
fonds, et pourvue d’un caractère bien trempé, elle prenne en main la direction et la gestion,
« en bon père de famille » de la maison. Dès lors, ma mère était devenue comme la lune
autour de la Terre, le satellite de sa fille, ce qu’on ne va pas lui reprocher. Elle avait
suffisamment galérer pour prendre un peu de recul. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’était une
liaison faite uniquement d’eau fraîche et d’amour tendre, mais enfin…
Vers la fin de l’année, notre grand-mère qui allait et venait jusque là dans la maison sans
difficulté apparente s’était tout à coup trouvée dans l’impossibilité de sortir de son lit. Elle
était parvenue au bout du rouleau. Pendant les quatre mois pendant lesquels elle avait sombré
dans sa condition de grabataire, notre mère s’en était occupée jour et nuit, sans demander
l’aide de qui que ce soit. Je peux affirmer qu’il faut une grande force de caractère pour faire
face à une telle situation. Je ne sais pas où ma mère puisait l’énergie pour ne pas craquer. Moi,
qu’une infime laideur indispose, comment aurais-je supporté la vue de l’état de ruine auquel
elle était parvenue ? Pas de sonde urinaire, pas de couches cellulosiques à jeter, rien que le
change à haute fréquence et la remise en état du linge intime et des draps. Cette épreuve avait
dû être terrible pour elle, à tel point que son souhait était qu’elle ne devienne grabataire à son
tour quand l’heure serait venue. Elle n‘avait pas dû aller suffisamment à la messe car Dieu, au
cœur de pierre, l’y avait condamnée quelques trente six ans plus tard ! On ne se méfie jamais
assez de ce farceur.
Heureusement, je l’avoue lâchement, j’ai été relativement épargné par mon éloignement
forcé puisque je fréquentais la faculté de Droit d’ALGER. Revenu pour les vacances de
Pâques, j’ai pu, je ne dirai pas assister à sa mort car celle-ci s’était produite sans bruit, comme
une bougie qui s’éteint. Ce qui est le plus frappant, c’est qu’elle ne cessait de parler pendant
tout le temps, non pas en tenant des propos incohérents, mais en ressassant ses souvenirs et en
appelant à la fin de son calvaire. Je couchais dans la chambre contiguë à la sienne et je
pouvais entendre son monologue aussi, quand celui-ci avait cessé je n’avais pas fait le
rapprochement avec ce que nous attendions tous (il faut être honnête). C’est ma mère, un
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instant après, lorsqu’elle s’était approchée du lit duquel n’émanait aucun bruit, qui s’était
rendu compte de son décès.
Je l’ai déjà raconté et je l’avoue cyniquement, cet évènement, je l’ai vécu comme une
délivrance. Notre mère, malgré tout le tourment que les soins qu’elle lui avait prodigués et
qu’elle n’aurait plus à assumer, n’avait pu s’empêcher de verser des larmes. Il avait fallu que
je lui remonte le moral par je ne sais quels mots et la laissant en compagnie des voisines
venues la veiller toute la nuit, je m’étais échappé en ville pour décompresser.
Je viens de prononcer le mot de veille : jamais un mort ne serait resté sans compagnie
pendant toute la durée de sa présence à son domicile. Il faut dire qu’à cette époque là, vingt
quatre heures étaient la limite supportable par les personnes qui veillaient les morts, surtout en
été ! Lorsque mon père était mort, il m’avait été impossible de rester éveillé et j’avais
accompli une bonne nuit de sommeil. Ma mère devait croire que je n’aimais pas mon père car,
à un moment, lorsque son corps avait été mis dans la bière et celle-ci disposée sur des
tréteaux, j’avais dû démonter le lit. Jusque là je n’avais pas versé un pleur, mais à ce moment
là, la proximité de la cérémonie, la présence à quelques centimètres de moi du corps inerte de
mon père, m’avaient ému et j’avais eu un moment de faiblesse. Ma mère m’avait alors dit « Je
croyais que tu n’aimais pas ton père ! » Comment lui en vouloir ? Elle, si maîtresse de ses
sentiments en temps ordinaire, perdait un peu de son armure. Je rappelle qu’elle avait
demandé au meilleur ami de mon père de le raser. De même elle nous avait demandé
d’embrasser notre père une dernière fois avant que le couvercle en zinc ne soit soudé. Je
n’oublierai jamais la sensation que j’ai ressentie. Jamais je ne me serais imaginé à quel point
le contact avait été véritablement glacial. JE NE VOUDRAIS PAS QUE CE GENRE DE
DERNIER SALUT SOIT IMPOSE A MES ENFANTS.
J’anticipe, si vous le voulez bien, sur la suite des évènements. En 1983, ma mère avait
réussi, après avoir économisé la somme nécessaire, à faire rapatrier en France les restes
mortuaires de tous les membres de sa famille qui reposaient dans le caveau familial. Il n’était
évidemment pas imaginable qu’on déplace cinq ou six cercueils et on avait procédé à ce qu’on
appelle pudiquement une « réduction de corps ». Le cercueil qui était arrivé, portait la plaque
de cuivre qui avait été fixée sur le couvercle le jour de ses obsèques et qui mentionnait son
nom. En fait, tous les ossements avaient été regroupés là et les restes de notre père devaient se
trouver intimement (j’espère qu’on a fait des lots séparés) avec ceux de sa belle-mère,
l’unique objet de son ressentiment !
Détail abominable, la personne qui s’occupait en Algérie de ce sinistre commerce, agissant
en témoin dûment mandaté, avait dit à ma mère que l’un des corps était encore recouvert de
chairs. A n’en pas douter il devait s’agir de notre père qui n’avait pas subi d’amaigrissement
par suite d’une longue maladie. Ma mère, en le racontant, avait dit « qu’il était parti dans
toute la force de son âge ». Cette ellipse, connaissant sa pudeur en la matière, ne laissait
aucun doute sur son aptitude à la « chose ».
Ensuite, un aveu de sa part avait un peu ranimé la chandelle : fatiguée sans doute de vivre
tout le temps seule, elle m’avait fait cette remarque : « Il vaut mieux vivre mal accompagnée
que vivre seule ! ». Je pense que cette simple remarque suffisait à résumer sa vie : Elle s’était
mariée, certes (par devoir ? par amour ?), mais elle avait souffert (sentimentalement ?
Physiquement ?). Au total, ayant fait le bilan de sa vie, elle donnait cependant une sorte de
billet de satisfaction à notre père !
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12 – 1954 – 1957 : Mariages
A partir de 1953 nous étions entrés dans l’ère du « convolage » en justes noces. Entre Avril
1954 et Janvier 1957 nous avions tous trouvé, qui un compagnon, qui une compagne pour la
vie, le tout sanctionné par quatre mariages dont je ne parlerai pas, car j’aborderais alors un
sujet délicat, celui du portrait de chacun d’eux, or je ne vois pas à quel titre je serais autorisé à
le faire !
Entre 1952 et 1962, comme je viens de commencer à le raconter, sa vie et celle de ma sœur
se sont confondues. Tant que nous sommes restés en Algérie, ma mère est restée tout
naturellement chez elle et c’est ma sœur qui était, en quelque sorte, « hébergée » par ma mère
qui jouissait du fameux usus tant qu’il ne lui était pas contesté. Dès le début de 1957, après le
dernier mariage, celui de mon frère MARCEL, et notre éloignement du toit familial vers
d’autres secteurs de la ville, l’entière disposition des lieux leur était laissée. En fait, ma sœur
s’étant mariée, avait ramené dans ses filets son mari et avait permis à ce dernier d’ouvrir son
atelier, non sans prendre un risque juridique auquel personne n’avait pensé, et avait
commencé à peupler l’espace avec ses propres enfants dont les naissances s’étaient
échelonnées entre 1955 et 1959.
Le départ des MARCHAUD leur ayant laissé l’entière disposition des lieux, tout
l’agencement intérieur avait été bouleversé. C’est ainsi que leur appartement (et notamment la
chambre dans laquelle j’avais vu le jour) avait été transformé en garage, et qu’on ne
reconnaissait plus notre maison telle que nous y avions vécu. On ne peut pas dire que le
résultat n’ait pas été excellent du point de vue de l’architecture intérieure. Nous aurions bien
aimé, nous aussi, bénéficier d’un appartement si bien disposé ! Mais pour aussi bien disposé
qu’il soit, il convenait parfaitement à une famille de cinq personnes - dont trois enfants - mais
pas à deux unités de UN + CINQ (ou plutôt de 5 + 1). Je ne fais pas un petit dessin pour
m’expliquer, mais suivez mon regard ! A son tour, elle se retrouvait dans la situation de sa
propre mère, estimée et respectée certes, mais en position d’infériorité. Tous les « anciens »,
dont je fais maintenant partie, connaissent ce renversement des rôles, mais relativement peu
nombreux sont ceux qui vivent, au quotidien, sous leur propre toit, cette régression sociale.
Enfin, tout cela est du passé et en tout état de cause elle ne manifestait pas la moindre
contrariété. Dans ces conditions, je ne vois pas ce que nous aurions pu dire. Et d’ailleurs nous
n’avons jamais rien dit !
Ce faisant, le financement des travaux, entièrement assumé par ma sœur et son mari,
donnait à la maison ancestrale une toute autre valeur qu’elle n’en avait à l’origine. Que ce
serait-il passé si nous avions dû continuer de vivre en paix dans notre bonne ville ?
Assurément quelques sujets de friction n’auraient pas manqué d’assombrir l’atmosphère
familiale. C’est la raison pour laquelle, je l’ai déjà dit, notre fuite éperdue a, abstraction faite
du choc émotionnel, été une bonne chose.
Que faisait ma mère pendant tous ces évènements ? Elle buvait du petit lait, s’occupant de
tous les soins matériels de la maisonnée, veillant jalousement sur ses petits-enfants en bas âge,
sans être sevrée à aucun moment de leur présence, tout en étant entourée nuit et jour par tous
ceux qui vivaient autour d’elle. Ajoutons à cela que nous nous rendions très souvent au 5bis
de la rue du Chemin de fer, nous aussi de plus en plus nombreux, à tout propos, et même hors
de propos. N’eussent été les évènements qui assombrissaient notre horizon, il ne fait pas de
doute qu’elle a passé là les meilleures années de sa vie.
La contrepartie d’une telle promiscuité était le rôle qu’elle s’était imaginée tenir dans cet
attelage. Convaincue d’être là chez elle, elle n’imaginait pas qu’elle puisse être écartée de
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tous les sujets d’entente ou de friction qui pouvaient surgir sous son toit, et bien entendu ne
concevait pas de rester neutre ou sur son quant-à-soi. Bien sûr, elle savait pertinemment que
ce faisant elle n’influençait en rien ce que ma sœur ou son mari avaient décidé, mais elle se
DEVAIT de donner son opinion La réalité du « pouvoir » était passée entre d’autres mains
mais elle maintenait la fiction et ne manquait pas de donner son avis sur tout. Mon beau-frère,
plutôt accomodant, la laissait dire et y allait de son idée. Ma sœur par contre, à ce qu’il me
semble, était moins malléable ! Peut-être aurait-elle préférer qu’elle se manifestât un peu
moins quand elle recevait des étrangers ou des amis avec lesquels elle pouvait, on le conçoit
très bien, avoir envie d’échanger sans la présence incontournable d’une tierce personne, fusse
celle de sa propre mère !
Une chose nous faisait, nous, ses fils, un peu râler. J’ai dit qu’elle veillait jalousement sur
mes neveux. Ce sentiment l’honorait, mais il l’aurait davantage honoré si elle avait manifesté
avec autant d’emportement son amour pour ses autres petits-enfants ! Certes, elle était très
contente de les voir, mais il y avait entre elle et eux la présence des belles-filles à l’égard
desquelles elle éprouvait des sentiments plus ou moins mitigés sans que jamais,
heureusement, elle n’aille jusqu’à l’affrontement.
Un jour, à la grande fureur de ma femme - qui ne s’en était ouverte qu’à moi - elle lui avait
servi un « tchascarillo » de son cru qui disait ceci : « Hijos de mi hija, son. Hijos de mi hijo,
son o no son ! » Ce qui en bon français signifie que l’on ne peut être assuré que de la
légitimité des enfants de sa fille, mais qu’il y a un doute sur celle de ses fils ! « Les fils de ma
fille sont. Les fils de mon fils sont ou ne sont pas ! » Fermez le ban !
13 – 1960 à 1962 : La fin des « évènements »
Je ne veux pas porter de jugement sur son attitude pendant la durée des « évènements ».
Tout le monde aura compris, à la lumière des anecdotes que j’ai rapportées, que son amour
des autochtones n’était pas immodéré et que, lorsque la funeste Organisation de l’Armée
Secrète (l’O.A.S., pour ceux qui ne comprennent pas la signification de ce sigle) se fût
constituée et que mon beau-frère s’y fût impliqué, elle n’approuvât avec enthousiasme cette
initiative et qu’à son modeste niveau elle ne participât pas à l’action (ouf !). Comment ? En
acceptant que son domicile serve de lieu de résidence à un affidé, à ses armes, à sa radio
clandestine et à ses camarades (j’allais dire complices, mais à ce compte là je le suis aussi
dans la mesure où j’ai gardé pour moi tout ce que je voyais), et en participant avec entrain aux
« concerts de casseroles » qui résonnaient dans la nuit algérienne.
On aurait pu compter sur les doigts d’une seule main ceux qui, bien qu’analysant avec sangfroid la situation, auraient eu envie d’entrer en conflit avec l’Organisation, alors pourquoi
m’insurgerai-je contre ma mère ?
Quand le spectacle de la mort s’était invité à notre porte, c’était le jour de la fête des mères,
en Mai par conséquent. Un « indigène » avait eu la folle témérité de sortir à bicyclette du
faubourg Marabout, mais il n’avait pas été bien loin. Il avait été tiré comme un lapin et son
agonie, à laquelle j’ai assisté, avait jeté comme un froid ! Cette mort devant de nombreux
témoins n’avait rien de jubilatoire pour ceux qui entouraient la victime, ça, je peux en
témoigner ! Cet état d’abattement était sympthomatique du sentiment général. Nous avions
tous compris que quelque chose avait craqué dans la foi en la pérennité de « l’Algérie
Française ». Beaucoup de gens qui y croyaient encore, ou qui feignaient d’y croire, avaient
compris qu’il fallait prendre des dispositions pour s’en aller. Ma femme et nos deux enfants
avaient passé la mare aux canards depuis un mois déjà (cet épisode mériterait d’être raconté à
part) quand, nous étant tous réunis un beau matin de la fin Juin, le 18 très exactement, nous
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avions constitué un petit convoi de deux voitures dans lesquelles avaient pris place notre
mère, Gilberte et ses trois enfants, ma belle-sœur Joséphine et ses deux enfants, la mère de
mon beau-frère Lucien et moi-même. J’avais été chassé manu militari de mon bureau avant
qu’il n’y soit mis le feu et je me trouvais disponible pour aider autrui autant que faire se
pouvait.
Ce voyage de quatre-vingt kilomètres entre SBA et La SENIA ne s’annonçait pas sous les
mêmes auspices que les sorties joyeuses vers la plage à l’arrière du plateau de la
« 203 camionnette » de mon beau-frère. Quelques jours auparavant, mon cousin JEAN, ainsi
que je l’ai déjà raconté, avait été enlevé et avait disparu à jamais sur la route que nous allions
emprunter. Bien plus, ceux qui pilotaient les voitures et ne nous suivaient pas, mes beauxfrères BLAISE et LUCIEN, allaient courir les mêmes risques sur le chemin du retour à
supposer que nous ayons pu passer sans encombre ! Comme pour nous mettre encore plus en
garde, au moment où nous nous apprêtions à monter en voiture, juste devant notre maison,
une longue rafale de tir de mitrailleuse retentit tout à coup à quelques dizaines de mètres de là,
vers le fond de la rue. Le tir était dirigé vers le faubourg Marabout dont nous n’étions séparés
que par la ligne du chemin de fer ! Dans l’affolement dû à l’effet de surprise, on avait oublié
dans la voiture qui stationnait devant la porte, le jeune ROGER, neveu de ma femme, et il
avait fallu que j’aille le chercher et le ramener pour le mettre à l’abri !!!
Manifestement, là où nous nous trouvions, il n’y avait pas une « chance » sur mille que nous
puissions être atteints par le tir, d’autant plus que la giclée de balles partait de « notre »
camp ! Il n’empêche, l’émotion avait été grande, et pendant tout le trajet nous n’avions pu
nous empêcher de serrer les fesses au sens propre du terme et notamment pendant la portion
du trajet qui nous faisait longer le faubourg BUGEAUD encerclé par l’OAS (ou ce qui en
restait) dont nous n’étions séparés que par la MEKERRA !
Fort heureusement tout s’était bien passé à l’aller pour tous et au retour pour les courageux
accompagnateurs. C’est très curieux, mais dans la foule des gens qui venaient de tous les
horizons, persuadés que par un coup de baguette magique un avion allait nous embarquer
séance tenante, nul plainte ni jérémiade ne venait jeter l’opprobre sur ces pauvres gens. Je
dirais même qu’il régnait une certaine bonne humeur dictée, j’en suis certain, par le
soulagement d’être arrivés à bon port, et par le partage des mêmes inconvénients. Très
rapidement les témoignages de ceux qui nous avaient précédés nous avaient convaincus qu’il
faudrait de gré ou de force s’armer de patience, et d’une bonne dose de philosophie. Après
une « queue » qui me rappelait celles que nous avions connues pendant la guerre, avec la
différence que nous avions droit à un encas, notre mise à l’épreuve n’était pas terminée car
arrivés dans le hall de l’aérogare, nous avions alors découvert une foule immense qui campait
là depuis plus de vingt-quatre heures !
Ce qui me faisait le plus rire, car je n’avais pas perdu le sens de l’humour qui n’est jamais
aussi bon que lorsqu’il est noir, c’est que les mémés ne semblaient ne se plaindre que d’une
chose : leur « colchon de lana » leur matelas de laine ! Il faut avouer que les conditions de
couchage étaient plus que déficientes, et que leurs rhumatismes devaient les gêner aux
entournures ! Heureusement, pour les conditions sanitaires il n’y avait pas trop à redire car
cette aérogare était moderne et comportait tous les équipements inhérents à une excellente
hygiène même si les « lieux » étaient fort fréquentés !
Je n’ai pas souffert de la faim. J’en conclus que le ravitaillement devait être assuré dans de
bonnes conditions. C’était naturellement l’armée qui gérait tout ça et une distribution de
rations devait avoir eu lieu. C’est bizarre, mais cet aspect des choses m’échappe ! Nous étions
entrés dans cette enceinte dans l’après-midi et je n’avais pu monter dans l’avion en direction
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de TOULOUSE que le lendemain après-midi soit au total, depuis notre départ mouvementé,
après trente six heures d’attente.
La Sénia – 19 Juin 1962
Dernière vision de l’Algérie
Je précise que j’avais « abandonné » ma mère, ma sœur et ses enfants ainsi que sa bellemère, du simple fait qu’elles s’étaient mises dans la tête de débarquer à MARSEILLE et nulle
part ailleurs. Pourquoi ? Parce que c’était dans ce bled qu’habitaient des oncles et tantes de
mon beau-frère. Or, manifestement, la direction de TOULOUSE avait moins d’adeptes que
l’autre, allez savoir pourquoi. J’avais essayé, en entendant qu’il y avait des places pour les
bords de la GARONNE, de les persuader de changer leur fusil d’épaule et de me suivre mais
NON, elles avaient préféré poireauter encore toute une nuit, avec trois enfants remuants et
160
incontrôlables, plutôt que de se retrouver au calme et aviser en toute sérénité, une fois le sol
de la France au contact de nos souliers !
Pour ma part, ma destination étant PERPIGNAN où se trouvait ma femme qu’hébergeait
une de ses tantes, l’un ou l’autre de ces points de chute me convenait, a priori. Mais, en
voyant leur détermination à suivre obstinément leur objectif, j’avais opté pour l’avion de la
SOBELAIR qui ne demandait qu’à m’embarquer. C’est ainsi que, suivi de ma belle-sœur et
de ses enfants, nous atterrissions à BLAGNAC, le 19 Juin, en fin d’après-midi et retrouvions
ma petite famille en début de nuit ! Lorsque je m’étendrai sur mon cas je reviendrai sur cet
épisode à titre personnel. Ce sera comme une nouvelle édition, revue et corrigée !
Je m’étais promis – et je tiendrai parole – d’arrêter ma narration à cet instant de notre
dernier instant de notre séjour en Algérie mais, comme notre mère vivra encore vingt sept ans,
je me dois d’aller jusqu’à ses derniers instants. Je brosserai donc à grands traits ce qu’a été sa
vie pendant cette longue période.
Bien entendu le choc de notre arrivée ne risque pas d’être oublié. Dire ce qu’ont été les trois
premiers mois de notre implantation sur le territoire métropolitain est une tâche malaisée car,
à l’instar de la plupart des rapatriés (maintenant on dirait plutôt « expatriés », ce qui,
sémantiquement parlant, me parait plus approprié) qui se sont beaucoup déplacés à travers
l’hexagone, j’ai énormément circulé (10.000 Km en trois mois !). Notre mère – quand je dis
notre mère il faut comprendre qu’elle n’était jamais seule - n’a pas échappé à la règle et après
avoir sillonné les routes du Sud de la France en ma compagnie (j’avais eu la chance de
pouvoir faire venir mon auto et de la récupérer en bon état), c’est chez moi qu’elle avait
trouvé refuge. Vous noterez en lisant la suite des évènements, que malgré leur obstination à
atterrir à MARIGNANE, leur séjour dans la cité phocéenne avait été des plus brefs. A leur
décharge, il faut avouer que ces parents, dont on attendait peut-être trop, ne les attendaient pas
comme le messie, je dirais même plus : leur présence les diabolisait. Enfin, hélas, un deuil que
nul mot ne peut traduire avait rendu l’air de cette ville irrespirable.
Il faut que je fasse un rapide autant que pénible rapport sur ce qui s’était passé. Ma bellesœur FRANCOISE et sa sœur MARIE-ROSE avec leurs quatre enfants dont mes neveux
PHILIPPE et OLIVIER faisaient escale à MARSEILLE, en transit pour la CORSE. Comme
dans une tragédie où le destin prend la forme de la grande faucheuse, le petit OLIVIER, à
peine âgé de trois mois devait mourir accidentellement.
Il ne m’appartient pas de donner ne serait-ce que mon témoignage, et encore moins de
porter un jugement sur les faits qui ont conduit à cette affreuse épilogue. Nous étions à table
avec toute la famille qui nous accueillait quand nous avions reçu un télégramme émanant de
ma sœur, rédigé dans des termes confus, mais qui avaient une connotation suffisamment
morbide pour que nous comprenions que des faits gravissimes s’étaient déroulés.
Immédiatement, nous étions partis, ma femme et moi, en voiture pour MARSEILLE, partagés
entre le doute et l’espoir. Mais arrivés sur place nous avions appris que le petit garçon était,
comme je le redoutais, mort. Je ne sais plus exactement comment s’était passé la soirée, je
n’en ai pas gardé le souvenir, mais le lendemain nous étions tous réunis autour du cercueil
avec mon frère JEAN qui avait bénéficié d’une place prioritaire dans l’avion. Au lieu que ce
ne soit dans un berceau, c’est dans une caisse en bois que ce pauvre gosse devait être envoyé
en CORSE, à GUANO, où résidaient les parents de ma belle-Sœur et où il repose désormais.
Complètement déboussolées, ma mère et ma sœur s’en étaient revenues avec nous pour
tenter de repérer un point de chute qui leur conviendrait et c’est à cette occasion que nous
avions passé une nuit dans un centre d’accueil à MONTPELLIER puis que nous avions
161
continué sur PERPIGNAN qui, pas plus que la précédente étape, ne leur convenait me
semble-t-il. Quoi qu’il en soit, sur la foi des télégrammes de sa belle-mère qui leur disaient
qu’elles pourraient avoir un lieu d’hébergement chez une cousine dans l’ARDECHE, tout le
monde se retrouvait alors dans un village du nom de VINEZAC. Elles y étaient restées
pendant un mois et là complètement dépenaillé, réapparaissait mon beau-frère. Mais les
conditions de vie, même si elles partaient d’un bon sentiment, n’étaient pas pérennes. Vers la
fin juillet tout ce petit monde arrivait dans l’ouest de la France, dans le pays du mari de la
belle-sœur de mon frère MARCEL, Guy ROULLET. Ils avaient trouvé à se loger
provisoirement dans un tout petit village des DEUX-SEVRES, le bien nommé LE VERT !
14 – L’enracinement métropolitain
a) 1962-1963 : séjour toulousain
Je ne devais « récupérer » ma mère qu’en début d’année scolaire. Entre temps, elle et mon
beau-frère LUCIEN qui ne trouvait pas de travail, avaient repris le chemin du retour et étaient
arrivés à SIDI-BEL-ABBES sans encombre. A leur grande surprise, ainsi que je l’ai raconté
plus haut, ils avaient trouvé mon oncle JOSEPH installé dans nos murs et qui avait joué les
anges gardiens pendant cet intermède ! Entre temps ma sœur avait décidé, alléchée par les
promesses faites aux enseignants, (par exemple, cinq annuités de retraite pour une année de
présence) de rentrer à son tour au pays. Il faut souligner que des enseignants techniques aussi
étaient demandés, offrant ainsi à son mari une ouverture opportune dans ce domaine. Mais le
sort des enfants n’était pas négociable dans la grande incertitude du moment. En peu
spontanément et sans trop réfléchir, il faut l’avouer, je m’étais engagé à les garder, avec l’aide
de ma mère qui résiderait avec nous, pendant la première année scolaire.
Décrire ce que fut cette année là, je ne le ferai pas car je préfère oublier et enterrer
religieusement neuf mois de « galère ». Ma mère n’avait que soixante-deux ans pourtant et ne
paraissait pas diminuée sur le plan intellectuel, mais c’est sur le plan du comportement que le
bât blessait. J’avais été nommé au lycée PIERRE-DE-FERMAT à TOULOUSE. Le poste
était assorti de l’attribution d’un logement de fonction…MEUBLE ! Une aubaine dans
l’extrême dénuement dans lequel nous nous trouvions ! Il était relativement vaste, bien que
vétuste, si nous avions été, ma femme, mes deux enfants et moi-même les seuls à en disposer.
Il avait fallu trouver des solutions pour accueillir en sus quatre personnes, non pas pour
quelques heures, mais pour de longs mois !
Inutile de vous dire que si cette situation était tenable, ce n’était qu’avec une discipline plus
ou moins bien tolérée, et une organisation stricte des tâches! Le plus dur n’était pas, bien que
ce ne soit déjà assez sportif, de « tenir » cette marmaille dont les âges allaient de sept à deux
ans et dont l’aîné, REGIS, était du genre à créer l’évènement plus souvent qu’à son tour. Le
plus dur, et j’en étais stupéfait, c’était l’attitude de notre mère qui s’était instituée, toute seule,
la sainte protectrice des pauvres enfants de sa fille, lâchement soumis à la torture, par leur
tante au premier chef, et par leur oncle ensuite !
Chaque retour trimestriel des parents à l’occasion des fêtes la voyait faire le rapport des
sévices endurés. Ma femme, qui ne s’était jamais rebellée quand j’avais proposé cette solution
et qui déployait une énergie phénoménale, sans un instant de répit pour que la machine
fonctionne en avait « gros sur la patate ». Il faut dire que notre mère éprouvait à son égard un
sentiment plus que mitigé. C’est vrai que sur le plan de la connaissance pure elle avait des
lacunes (on dira les choses comme ça) mais si je l’avais épousée c’est qu’elle me plaisait telle
qu’elle se présentait, sans que j’aie été envoûté par le marabout du coin! On voit tant
162
d’ « intellectuelles » qui se conduisent comme des gourgandines qu’il est permis de penser
que cette caractéristique ne suffit pas à elle seule à valoir brevet de bonne conduite.
Un jour – un soir plutôt – nous avions eu une altercation, ma mère et moi, au cours de
laquelle il avait fallu que je mette les choses au point avant que la situation ne dégénère
fâcheusement. Ayant institué officiellement la primauté de ma femme dans la direction des
opérations, les choses en étaient restées là. L’année suivante, alors que ma soeur avait
récupéré ses enfants, et que la tension était sérieusement retombée, elle avait préféré louer une
maison assez vaste pour y accueillir sa fille et sa famille lorsqu’ils seraient de retour dans un
village situé à vingt kilomètres environ, sur la route de FOIX et en bordure de l’ARIEGE :
VENERQUE !
b) 1963 – 1965 : séjour à Vénerque
Elle aurait pu se loger plus près de chez nous, en centre-ville, mais elle ne se concevait pas
sans la compagnie de sa fille. Toujours près de ses sous, (ma sœur lui aurait payé ce dont elle
avait besoin, mais elle était trop fière pour quémander) elle avait passé deux hivers atroces par
manque de chauffage mais voilà, elle avait la joie de voir toute sa petite famille réunie autour
d’elle pendant les mois d’été et cela devait suffire à son bonheur, je suppose. Nous l’aurions
bien hébergée, au moins pour les mois d’hiver, maintenant que nous étions plus au large, mais
cette idée devait la révulser à n’en pas douter ! Plutôt la mort par glaciation que la servitude !
Son séjour dans ce village ne lui convenait pas. La maison qu’elle louait était une villa à
quatre faces avec un jardin tout autour qui l’isolait des habitations les plus proches occupées,
qui plus est, par des gens d’une tranche d’âge nettement plus jeune que la sienne. Elle
souffrait donc du manque de compagnie et de son corollaire : le taillage de bavette ! Mais il
n’y avait pas que cet aspect des choses : d’une façon générale les habitants de cette bourgade
devaient être d’origine ariégeoise, peuplade descendue des montagnes et mal dégrossie car,
c’était notoire, une certaine froideur dans les rapports humains n’était pas imperceptible chez
les représentants de cette ethnie! La seule personne avec laquelle elle pouvait communiquer,
autrement que pour la satisfaction des besoins au quotidien, était la femme d’un copain,
GINETTE, dont j’avais fait la connaissance à l’armée et que j’avais retrouvé lorsque j’avais
pris mon poste. Elle était coiffeuse et était d’un naturel très engageant. Elle aussi souffrait de
devoir vivre dans ce village, elle une fille de la Grande Ville ! C’était peu mais c’était
beaucoup. Je précise que nous ne nous sommes plus perdu de vue, Henri DEGIOVANNI et
moi, depuis quarante-quatre ans et que c’est mon plus grand ami !
c) 1965 – 1975 : séjour tarnais
En 1965, fuyant ces lieux inhospitaliers, elle avait acheté une petite maison dans un autre
village, dans la direction d’ALBI : LISLE-SUR-TARN. Ce village, un gros bourg de quatre
mille habitants, était une bastide, du nom donné à des agglomérations créées de toutes pièces
au 13ème siècle. Leur particularité – il y en a des centaines – était d’avoir été érigées selon un
plan géométrique, conformément à ce qui devait être un plan d’urbanisation. La rationalité
faisait son entrée dans les mœurs. C’était une révolution par rapport aux villes ou villages
d’une époque antérieure dont les rues serpentaient au gré de la fantaisie des constructeurs !
Elle l’avait payée avec les indemnités d’indemnisation des biens laissés en Algérie. Je ne
connais pas bien les tenants et les aboutissants de cette transaction. .La somme investie de lui
avait pas permis d’acheter un château : tout au plus une bicoque prise en étau entre deux
autres maisons mais donnant, sur l’arrière, accès à un petit jardin potager sur lequel poussait
un magnifique prunier. Il y avait une cuisine et un grand garage au rez-de-chaussée et un
étage dans lequel étaient aménagées plusieurs chambres. Le tout ne manquait pas d’un certain
163
charme, et si la construction était rustique par rapport à la précédente, elle gagnait en chaleur
autant humaine que thermique !
La maison se situait sur la rue de la Madeleine comme il y en a une dans chaque commune
en France. L’avantage était qu’elle était entourée au plus près de voisins d’un naturel tout
autre que celui des gens du purgatoire qu’elle venait de quitter. C’étaient des gens de la
campagne et à ce titre, pas trop imbus de leur personnalité. L’accent rocailleux du Tarn
agrémentait les phrases auxquelles ma mère répondait avec son accent pied-noir sans que cela
offusque quiconque ! Elle connaissait tout le monde et tout le monde la connaissait. Elle était
au courant de tous les potins comme lorsqu’elle vivait en Algérie, le pied, quoi !
Elle devait y habiter pendant dix ans, jusqu’en 1975. Mis à part une absence de trois ans,
entre 1967 et 1970 due à ma mutation accompagnée de l’accession à un grade supérieur qui
m’avait expédié aux abords du plateau de Millevaches, à GUERET, Creuse, nous sommes
toujours restés près d’elle. Entre 1965 et 1967 nous arrivions de la direction de TOULOUSE
et de1970 à 1975 de celle d’ALBI où une autre mutation m’avait fait atterrir au lycée LOUISRASCOL.
Bien qu’il m’en coûte, je dirais que pendant ces sept ans pendant lesquels nous avons
habités près de chez elle (neuf si j’ajoute le séjour de VENERQUE), chaque retour chez elle
après qu’elle fût allé séjourner chez l’un de mes frères – généralement une quinzaine –
provoquait en moi une montée de ma tension nerveuse. Je stressais véritablement parce que je
me devais de m’inquiéter de son sort, ce qui est normal, mais surtout parce que je devais
164
m’interdire tout acte en pensée, en action ou en omission, susceptible de froisser sa
susceptibilité ! Quand cela se produisait nous en étions informés par une bouderie qui en
disait long sur le poids qu’elle avait sur l’estomac !
Une anecdote illustrera mon propos : Un soir de Noël – j’étais revenu de Guéret, ce devait
être donc en 1970 ou 71 – nous devions passer le réveillon chez nos amis DEGIOVANNI qui
habitaient à ce moment là dans la cité du MIRAIL (devenue depuis un haut lieu de
l’insécurité), dans un petit appartement perdu au milieu d’une barre bétonnée, sorte de ruche
alvéolée où le repérage des fenêtres obéissait aux principes des abscisses et des ordonnées !
Ma mère était à ce moment là en déplacement je ne sais plus trop où quand elle me fit savoir
qu’elle rentrait chez elle… Horreur ! Comme elle l’avait décidé toute seule, il n’était
évidemment pas question qu’elle diffère son retour. J’étais, on voudra bien l’admettre, dans
mes petits souliers et confronté à un cruel dilemme : me décommander ou faire en sorte que
ma mère passe le réveillon toute seule ? En effet, l’exiguïté de leur logement interdisait toute
possibilité de loger une personne supplémentaire.
La mort dans l’âme et bourrelé de remords, j’avais fini par aller chez nos amis qui s’étaient
mis en quatre pour nous accueillir et s’en faisaient une joie. Nous avions alors laissé ma mère
à sa désillusion et à sa solitude. A notre retour, je n’avais pas été surpris de l’attitude qui était
la sienne. Pas un reproche ne nous avait été adressé mais des pieds à la tête elle nous criait son
indignation et sa frustration. Avant que nos rapports ne redevinssent normaux, il avait fallu du
temps et de la diplomatie ! Je ne veux pas dire que nous nous rendions chez elle chaque
dimanche mais peu s’en fallait. Il n’y a qu’à partit de 1971 où, ayant fait l’acquisition d’une
fermette quasiment en ruines à sept ou huit kilomètres de là, que nous la prenions en charge
pour l’emmener à la campagne goûter aux joies et aux bienfaits du grand air !
Afin d’agrémenter son séjour, mais surtout pour lui donner un but dans sa vie, à moins que
ce ne soit pour se dédouaner d’un certain sentiment de culpabilité qu’elle aurait pu développer
à son égard en ne la faisant pas vivre avec elle, ma sœur, qui continuait à séjourner en Algérie,
lui avait laissé « en pension » sa fille LAURENCE. Celle-ci a ainsi continué – elle l’avait
commencée au C.P. en Algérie - sa scolarité dans ce village entre 1965 et 1970 ou 72.
Pendant mon absence, en 1968 ou 69, ma mère qui ne cessait pas de faire faire des travaux
d’aménagement dans sa maison, croyant se rendre utile, avait voulu « aider » l’ouvrier en
transportant une échelle, avait manqué une marche de l’escalier extérieur qui menait à l’étage
et était tombée en se cassant une cheville ! C’était la CATA ! Comment faire, alors que je me
trouvais à quatre cents kilomètres de là, pour faire au mieux ? J’avais averti mon frère
MARCEL qui était descendu en catastrophe de TOURS et nous avions roulé sans prendre de
repos pour constater les dégâts et prendre des dispositions. Ce qui nous paraissait le plus
évident c’était que ma nièce LAURENCE puisse continuer à suivre une scolarité normale près
de chez nous, dans la Creuse, et que ma mère soit mise au repos. L’inscription dûment
effectuée à l’école la plus proche, nous étions persuadés que nous les ramènerions dans la
foulée, puisqu’il n’y avait pas d’obstacle administratif.
C’était ma sœur qui nous avait avertis. Je croyais qu’elle avait eu connaissance de l’affaire
et qu’elle nous demandait en quelque sorte d’intervenir puisque nous étions sur le même sol,
et elle en Algérie. Sur le premier point, en effet, c’est ma sœur que monsieur PONS, son
voisin, avait avertie sur instruction formelle de ma mère. Quand nous avions débarqué, quelle
n’avait pas été notre surprise de trouver là, en chair et en os, ma dite sœur ! Elle avait dû
prendre un congé sans solde de huit jours et assumer les frais de transport en avion alors
qu’elle avait TROIS frères qui auraient fait en tout état de cause le nécessaire, sans tout ce
165
tremblement. J’aimais beaucoup ma mère mais cette histoire illustre à merveille la complexité
du personnage qui pouvait savoir se rendre odieux à l’occasion !
C’était en effet sans compter avec son entêtement dont nous avons pu, tous trois, mesurer
l’exceptionnelle qualité ! Est-ce la perspective de retomber sous le « joug » de ma femme, ou
le fait qu’elle soit persuadée qu’elle serait plus forte que le mal, quoi qu’il en soit, nous avions
dû repartir comme nous étions venus avec, en prime, un fort sentiment de culpabilité comme
bien l’on pense ! Heureusement pour elle, et pour nous, la nature l’avait dotée d’une
excellente constitution car avec l’aide des voisins compatissants, d’une aide à domicile et les
services que pouvait lui rendre ma nièce, elle s’était relativement vite remise sur pied au sens
littéral du terme !
Mais selon ce qu’avait raconté ce M. PONS à ma sœur, ces quarante jours d’immobilisation
ne s’étaient pas passés dans la sérénité. Elle avait mené une vie impossible à la dame qui
venait s’occuper d’elle et à sa petite-fille qui, comme tous les enfants de son âge, avait mieux
à faire avec les copines que d’entendre sa grand-mère geindre et la sermonner !
En 1972, ma sœur était revenue en France nantie de sa retraite qu’elle avait le droit de
prendre à l’âge exceptionnel de quarante-cinq ans grâce aux avantages acquis au titre de la
coopération. Pendant une année scolaire, de 1972 à 73, mon beau-frère avait dû rester en
Algérie afin de valider son Brevet professionnel et être titularisé tandis que tout le reste de la
famille était maintenant définitivement installé sur le sol de la Mère Patrie et plus
particulièrement à LISLE-SUR-TARN, comme de bien entendu.
Une première désillusion venait ébranler ses certitudes quant à la reprise de sa vie
antérieure, telle qu’elle la souhaitait. Parmi les postes offerts à mon beau-frère, il y en avait un
dans la région du Sud-Ouest, à CARMAUX, à peine à quarante kilomètres de là, mais aussi
un autre à GRASSE ! Personnellement je pensais que nous aurions pu reconstituer un
nouveau noyau géographique autour duquel la famille aurait pu se rattacher et graviter. Mais
naturellement, l’attrait de la Côte d’Azur et de son climat l’avait emporté. La diaspora la plus
définitive devenait notre lot.
Ma mère voyait son rêve s’éloigner. Elle avait bien allée passer de brefs séjours chez ma
sœur, mais celle-ci habitait dans un appartement, forcément limité en superficie, et les enfants
avaient grandi et prenaient de la place, et même toute la place. Bien sûr, c’était une solution
provisoire et s’étant mis en quête d’une maison, ils en avaient acheté une qui leur plaisait,
presque à la limite de la commune, dans la direction de DRAGUIGNAN. De nouveau le ciel
s’éclaircissait. La maison était vaste et comportait deux niveaux d’habitation : elle s’y voyait
déjà ! Hélas, du temps avait passé, il n’était plus de saison de se retrouver, comme en Algérie,
dans la promiscuité propice aux dérapages que nous avions connus avec notre grand-mère.
Ma sœur, comment lui en vouloir, avait goûté à l’indépendance, elle aussi. Trop d’amour tue
l’amour selon la formule passe-partout consacrée ! Sans lui opposer de fin de non recevoir en
mauvaise et due forme, elle avait dû lui faire comprendre que sa présence à temps plein n’était
pas souhaitable.
Ayant hésité encore deux ans pendant lesquels elle avait enchaîné les allers et retours vers
GRASSE elle avait fini par accepter le principe d’une location d’un petit logement dans le
village de PEYMEINADE situé à trois kilomètres plus loin seulement.
166
d) 1975 – 1989 : Séjour dans les Alpes maritimes (Grasse)
La maison vendue et le partage du prix de vente effectué entre ses enfants, elle avait rejoint
ses nouvelles pénates, se partageant entre ma sœur (beaucoup) et ses trois fils (un peu
chacun). Cette situation devait durer un temps relativement court car la distance qui la séparait
de ma sœur était trop importante et la route sinueuse qu’elle empruntait, à pied, dangereuse à
souhait. Bien plus, la disposition du logement la privait de l’animation de la rue et elle s’y
ennuyait. Tout était impersonnel et se refaire des connaissances dans un milieu plutôt snob
était une tâche insurmontable. Elle avait alors loué un nouveau logement dans une maison qui
se situait à vol d’oiseau à seulement quelques dizaines de mètres de celle de ma sœur !
Tout semblait aller pour le mieux d’autant que le groupe de maison où se situait la sienne
n’avait rien d’un lotissement moderne et était habité par des gens du peuple au milieu
desquels, avec son don du rapprochement, elle avait vite noué des liens, sinon d’amitié, du
moins de bon voisinage, parmi les anciens.
La photo ci-dessus a été prise très récemment et il m’a fallu un certain temps pour la
reconnaître malgré sa proximité avec celle de ma sœur. Hélas, rien se subsiste de ce qui faisait
son charme : l’escalier extérieur a été supprimé et la porte d’accès a été murée en partie. Les
pots de fleurs qui agrémentaient cette volée de marches ne sont plus là pour donner une
touche de gaîté.
Là encore quelque chose avait dû lui inspirer des sentiments de frustration car, comment
expliquer les raisons pour lesquelles elle avait choisi un beau matin d’aller habiter carrément
en centre-ville, dans une structure spécialement destinée à héberger des personnes du 3ème
âge ? Le mystère reste entier à mes yeux.
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Cette structure était habitée par une faune un peu spéciale, dont certains spécimens valaient
le détour. Il n’y avait que des vieilles dames qui y habitaient et on peut imaginer qu’avec
l’accumulation des années, les manifestations d’un certain flottement de l’esprit n’altérassent
le comportement de certaines d’entre elles. Dans un tel contexte notre mère, qui n‘avait rien
perdu de son acuité intellectuelle, devait se trouver comme le borgne au royaume des
aveugles ! Je pense qu’elle avait dû viser juste, à quelques bémols près, car elle s’était inscrite
à un club du 3ème âge dont l’activité principale semblait être l’ingestion de repas auxquels elle
faisait honneur. C’est qu’elle avait un sacré coup de fourchette. Elle pouvait se le permettre,
notez bien, car elle ne prenait pas de poids en dépit de ses excès ! Mais elle jouait avec le feu
comme la suite des évènements allait le démontrer.
Elle souffrait d’hypertension depuis pas mal d’années. Le mal avait commencé en Algérie.
Elle était sujette à des crises de vertige qui lui ôtaient une grande partie de ses moyens
physiques. Le médecin devait lui avoir prescrit des médicaments dont je ne sais pas si elle en
faisait usage. Ce qui est certain, c’est qu’il lui avait recommandé un régime à basse teneur en
sel. Je crois que son régime consistait uniquement dans la consommation de pain sans cet
adjuvant, et qu’elle s’en tenait là. Cependant ce qui devait être devenu le facteur clé de son
métabolisme, c’est le taux de cholestérol dont je ne me souviens pas qu’elle l’ait fait analyser
ni en qualité ni en quantité. C’est un mal sournois dont elle n’avait pas dû assez se méfier. Je
pense que c’est la conjonction, en un cocktail mortel, de son hypertension avec cet excès de
corps gras dans son sang qui avait provoqué à la longue la rupture d’un vaisseau dans le
cortex cervical. On peut s’étonner simplement qu’elle n’ait pas connu un tel accident bien
avant cet instant fatal.
En ce qui concerne la consommation de sel, mis à part sa baguette de pain, tout le reste de
son alimentation était conforme à la norme et je ne sache qu’elle ait demandé une seule fois à
ce que le repas qu’elle prenait chez nous soit traité à part. Il en allait des corps gras comme du
sel. Certes, la plupart du temps, quand elle restait seule chez elle, elle mangeait plus que
frugalement. En quantité, cela va de soi, mais en « qualité » ? Il est permis de douter qu’elle
ait suivi les recommandations de la Faculté dans ce domaine. Par ailleurs, quand elle n’était
pas livrée à elle-même, comme je l’ai souligné, elle avait, disons le, un très bon appétit ! Dans
ce domaine, une interruption du régime, quand il est suivi scrupuleusement, laisse des traces
alors, quand ce n’est pas le cas, imaginez les dégâts ! Pour la petite histoire, si je pose un
diagnostic aussi précis, c’est que j’ai hérité d’elle les mêmes déficiences, mais moi je me
soigne !
Pendant toutes ces années, elle n’avait pas manqué un voyage organisé par le club, quels
que soient la difficulté, l’éloignement ou la durée. C’était sa passion mais elle n’en retirait pas
tout le bénéfice escompté car, avec le temps, elle avait contracté la cataracte et ne pouvait
quasiment plus apprécier les paysages qui l’entouraient. Le dernier voyage avait eu lieu en
CORSE. Elle avait quatre-vingt-sept ans. Elle avait atteint la limite de ses forces car elle avait
avoué que cette sortie l’avait fatiguée et que trop faible et pratiquement dans le brouillard, elle
avait été abandonnée près de l’autobus par les autres membres du groupe, plus ingambes.
Plus que la fatigue, c’est cette mise sur la touche qui l’avait certainement le plus meurtrie.
Notons que, étant enfin parvenue à surmonter sa frayeur, elle s’était décidée enfin à passer
chez le spécialiste quand le mal qui allait l’emporter l’avait terrassée !
168
e) Fin de vie
C’était en 1988. Je faisais souvent le trajet TOULOUSE-GRASSE pour aller lui rendre
visite quand ce jour là nous nous étions rendus, ma femme et moi, dans son logement que
nous avions trouvé dans un état épouvantable d’abandon et de saleté. Certes, elle n’avait
jamais accordé aux soins du ménage une attention méticuleuse, mais dans ce cas il était clair
qu’elle s’était laissé aller depuis un temps certainement très long. Sa physionomie était
terreuse et elle était comme absente.
Adeline, ma femme, avait procédé à un rangement sommaire et à un nettoyage rapide des
marques les plus évidentes de ce naufrage. Nous l’avions alors emmenée avec nous chez ma
sœur en lui signalant ce que nous avions découvert afin qu’elle la prenne en charge sans
tarder. La raison d’un tel désordre était due tout « simplement » à une pleurésie ! Nous
l’avions fait examiner immédiatement et le diagnostic posé, il n’avait plus été question qu’elle
reste seule. C’est à cet instant qu’elle était descendue de la table d’examen d’un petit saut
d’une légèreté qui nous avait époustouflés ! Ma sœur l’avait prise totalement sous son aile et
bientôt, grâce aux soins énergiques qui lui avaient été dispensés et à sa constitution du
meilleur aloi, elle s’était remise sur pied.
Pour quelles raisons avait-elle finalement accepté d’intégrer une maison de retraite ?
L’avait-elle demandé de son plein gré dans le secret espoir que ma sœur ne manifestât en
dernier ressort la décision de l’héberger, ou avait-elle compris que la donne n’avait pas
changé et qu’il fallait tirer les conséquences des évènements passés ? Le résultat des courses
c’est que, complètement revenue à son meilleur niveau au point de vue de sa santé, après
avoir testé plusieurs maisons de retraite, le choix s’était porté sur la maison des petites sœurs
des pauvres où elle avait été admise parmi les pensionnaires les plus valides, après un petit
test très concluant portant sur son acuité intellectuelle!
Moins d’un an plus tard, elle en sortait pour son dernier voyage, après plusieurs mois de
séjour à l’étage des personnes les plus dépendantes !
Que c’était-il passé ?
Je lui téléphonais souvent et allais lui rendre visite quand mon travail m’en laissait la
possibilité. Elle avait fini par accepter, ce qui avait dû représenter pour elle un immense effort
d’adaptation, les règles de vie en vigueur dans cette maison et notamment l’obligation du bain
intégral auquel nul ne pouvait échapper (j’y ai fait allusion) ! Autant sa pudeur naturelle que
l’humiliation d’avoir à obéir, avaient dû lui être un vrai supplice auquel elle s’était plus ou
moins soumise. Elle jouissait d’un régime de sorties assez tolérant et avait su se lier avec les
pensionnaires sélectionnées en fonction de leur ouverture d’esprit, comme je l’ai noté. Les
choses auraient pu durer ainsi encore longtemps mais il était dit qu’elle ne deviendrait pas
centenaire comme c’était son vœu, qu’elle dissimulait à peine.
Ce matin là – c’était le jour de la fête des mères de 1989 – Je lui téléphone depuis un refuge
de bergers de la vallée du LOURON, dans les Pyrénées, où j’avais été invité à passer la fin de
la semaine. La personne que j’ai au bout du fil me dit, avec une certaine hésitation, que
j’attende de voir s’il était possible qu’on me passe ma mère car elle était fatiguée. Après un
court moment, ma mère prend l’appareil et me dit qu’elle a vomi et qu’elle se sent toute
faible. Prenant le fait de sa nausée comme la juste sanction d’un trop bon repas, je lui en fais
le reproche et elle me dit que non, elle a pris en repas normal. Je lui souhaite donc sa fête et la
quitte, fort soucieux.
169
Cette affaire ne me plaisait pas. Je ne sais plus comment, car à cet époque les téléphones
portables n’existaient pas, mais je réussis à joindre ma sœur à laquelle je fais part de ce qui
venait de se passer. Elle promet de s’inquiéter et le reste de la journée passe. Rentré chez moi,
je rappelle pour connaître la suite des évènements quand ma sœur m‘annonce en pleurant que
notre mère est victime d’un accident vasculaire cérébral (AVC), que son côté droit est
paralysé, et qu’elle ne peut plus parler !
Dès lors, nous avons vécu pendant six mois dans l’horreur au quotidien. Dès que nous
avions eu connaissance de ce drame, nous étions tous venus la voir. C’était le lendemain dans
l’après-midi. Elle était encore à l’hôpital où on lui faisait encore des examens. Quand nous
l’avons aperçue sur le chariot qui la ramenait dans sa chambre, c’est surtout le regard
transfiguré par l’angoisse qu’elle nous a adressé qui m’a fait le plus chavirer. Je suis persuadé
que sa perception des faits dont elle était victime était, sinon totale, du moins d’un bon niveau
de compréhension.
Sa réaction prouvait qu’elle nous avait reconnus et l’agitation qu’elle manifestait tenait, j’en
suis persuadé, à notre présence qui lui prouvait qu’elle était plus atteinte qu’elle ne l’aurait
supposé. Ce devait être le même sentiment qui avait animé notre père lorsqu’il m’avait aperçu
un peu avant de mourir. Dans les premiers temps de son calvaire, elle manifestait encore des
émotions. C’est ainsi que lorsque mes petites nièces entraient dans sa chambre ses yeux
s’illuminaient mais petit à petit, plus aucune manifestation d’intérêt ne venait altérer ses traits
qui disaient, aussi clairement que si elle avait pu l’exprimer oralement, son fatalisme.
Après qu’elle eut été maintenue en observation à l’hôpital pendant quelques jours la
question de son placement en maison de convalescence s’était posée. A sa sortie, la direction
de l’hôpital l’avait fait admettre dans une sorte de maison de repos où aucun traitement ne lui
était prodigué. Les malades avaient droit à des « soins » manifestement destinés à assurer la
simple survie des patients. La chaleur du début de l’été rendait le séjour dans ces chambres
particulièrement pénible. Je ne pense pas qu’elles aient été équipées d’un climatiseur car ma
mère ne pouvait pas même supporter le poids du drap sur son corps et elle, si prude, se
découvrait de manière gênante de telle sorte qu’il fallait veiller constamment à cela.
La toilette était réduite au minimum et c’est ainsi que je m’étais aperçu qu’avec les années
elle avait, comme toutes les personnes de son âge, vu pousser sur son visage des poils
disgracieux qu’elle avait toujours su faire disparaître sans rien en dire. Là, dans l’état
d’abandon dans lequel elle était laissée, c’était pitié de voir ça.
Sur ces entrefaites nous avions dû nous rendre dans la maison de retraite où son accident
était survenu et alors que nous pensions qu’elle terminerait ses jours dans le mouroir dans
lequel elle s’étiolait, il nous avait été assuré que du fait que l’atteinte avait eu lieu dans leurs
murs, elles étaient aptes, et même tenues de la réadmettre dans l’institution. De ce jour là,
bien que sur le plan de sa maladie aucun progrès ne pouvait être décelé, il en avait été tout
autrement sur les conditions d’hébergement et les soins corporels. Quand nous l’avions revue
après son transfert, nous avions trouvé devant nous un être humain et non plus une épave.
C’était une sœur, apparemment d’origine antillaise, qui la soignait et je ne crains pas de dire
qu’à sa manière, c’était une sainte à laquelle je pense souvent avec émotion.
A ma dernière visite nous l’avions sortie prendre un peu d’air à l’extérieur mais devoir la
maintenir attachée à son fauteuil pour qu’elle ne tombe pas était un crève-cœur, et lui donner
à manger comme à un bébé, un supplice. Ainsi, pendant trois ou quatre mois, elle avait connu
170
un sursis. Ce qui nous chagrinait particulièrement, c’était son mutisme. C’était le lobe gauche,
où siège le centre de la parole, qui avait été atteint. On dit que le cerveau est capable de se
régénérer et d’effectuer une sorte de transfert d’un de ces centres atteints vers un autre. Ma
sœur soutient qu’à plusieurs reprises elle avait parlé. Etaient-ce des paroles ayant un sens ?
On aurait pu le penser, mais la dernière fois qu’elle l’avait entendue, c’était pour se plaindre
d’une jambe qui lui faisait mal ! Que se serait-il passé si elle avait survécu encore assez
longtemps ? Ce genre de chirurgie naturelle prend du temps !
Mon frère JEAN et sa femme FRANCOISE étaient venus passer quelques jours pour rester
auprès d’elle. Ils se rendaient chaque jour en compagnie de ma sœur à son chevet, mais ce
jour là, le 26 novembre 1989, exceptionnellement, ils avaient tardé à s’y rendre et c’est CE
JOUR LA que, sans témoins, elle avait rendu son dernier soupir.
Le personnel n’avait eu conscience de son départ qu’à la toute dernière minute et avait pris
les dispositions habituelles dans ce genre de circonstances sans attendre l’arrivée de ses
enfants. Quand nous étions arrivés à notre tour, elle était là, petite chose toute menue, dans
une robe légère qui paraissait incongrue dans le froid intense qui régnait dans le local
funéraire. Nous étions là, perdus dans nos pensées quand je m’étais aperçu, horrifié, qu’on
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n’avait pas retiré les alliances, la sienne et celle de notre père, qu’elle portait au doigt de façon
permanente depuis la disparition de ce dernier. Il était trop tard pour les lui enlever, aussi
sont-elle maintenant dans le tombeau jusqu’à ce qu’il plaise aux hommes de respecter les
concessions et qu’il ne soit procédé à une nouvelle réduction des corps !
Voici, arrivé bien tard après une longue attente, le dernier document attestant de la fin se
son séjour sur terre.
Que dire sur la suite des évènements ? En entrant dans la maison, bien qu’elle n’eût jamais
eu une pratique particulièrement démonstrative, elle avait demandé d’avoir des obsèques
religieuses, ce qui fut fait. Ensuite, nous nous étions rendus au cimetière devant son caveau
qu’elle avait tenu à financer elle-même comme elle avait payé sur ses maigres deniers le
transfert des corps dont la bière, qui contenait ces restes entremêlés, apparaissait aux yeux des
survivants dans l’attente du cercueil qui viendrait la recouvrir pour une « éternité » d’une
durée aléatoire.
J’ai dit combien ma mère comptait avant de dépenser. Elle ne voulait pas qu’il soit dit
qu’elle « coûterait » à ses enfants. Ainsi fut-il fait. Elle avait économisé, sou à sou, en se
privant de l’essentiel, mais pas du superflu, comme pendant la guerre, quelques CENT
MILLE francs ! (15.000 euros) pour payer son séjour ! Il en restait environ 80.000 à son décès
que nous nous sommes partagés, en proie à un certain malaise fort compréhensible.
Puisse cette cruelle leçon nous servir à quelque chose ! A prendre du recul, et surtout à
considérer notre vie comme un spectacle fascinant, dont nous sommes les scénaristes et les
gens qui nous entourent comme des acteurs plus ou moins talentueux ! Et à cet égard, notre
mère avait du génie !
172
J’arrive ici à la fin de la relation que je devais à sa mémoire. Quels qu’aient été ses
errements, ses faiblesses et ses manquements, je n’oublie pas que c’est d’elle que je tire ce
que je suis et que, à tout prendre, il vaut mieux un excès en tout qu’un manque quelque part !
Avec le recul, les historiens trouvent, sinon des excuses, du moins des explications à propos
des actes les plus barbares de ceux que les manuels nous présentent comme les pires
massacreurs que la terre ait portés. A l’inverse, on s’avise tout à coup de se faire l’avocat du
Diable dans le procès qui est fait à tel « saint », religieux ou laïc, jusque là cité en exemple.
Telle se présente notre mère devant ses héritiers : ni sainte, ni coupable, juste humaine.
CABESTANY, Janvier 2008 / Septembre 2011
173
ANNEXE : Parcours de Juan PICON de 1918 à 1921
Bien que le livret militaire de Juan PICON ne mentionne aucune date particulière, sauf celle
du commencement de son instruction militaire (25 janvier 1918) au 2ème Régiment de Zouaves
(voir livret militaire), nous savons, grâce au certificat de position militaire daté du 30 octobre
1919, qu’il était arrivé au corps, le 6ème Régiment de Tirailleurs « Indigènes », le 22 juillet
1918 (voir pièce jointe) ce que j’ai déjà exposé Je vais donc m’efforcer de ne pas me répéter
et d’axer mon propos sur les aspects « techniques » de cette période, pour le moins troublée,
qu’il a vécue.
Je vais donc scinder mon exposé en deux grandes périodes. La première, la plus courte, qui
s’étend sur six mois, concernera sa période d’instruction sur le sol algérien. La seconde, qui
couvre environ dix-huit mois, concernera sa présence sur le continent européen, d’abord en
France de fin juillet à Novembre 1918, puis en Allemagne pendant quatre à cinq mois en
1919, puis, enfin dans l’Armée d’Orient de Mai 1919 à Janvier 1921.
I - Période du 25 janvier 1918 au 24 juillet 1918
Tout d’abord considérons, bien qu’avec un certain amusement quand on le voit dans sa
tenue très couleur locale, la période pendant laquelle il avait « fait » ses classes chez les
« Zouaves » dont le nom dérive de celui des Zwava, une tribu kabyles qui fournissait des
soldats au Dey d’Alger et qui s’étaient mis au service de la France. Il avait donc été affecté au
2ème Régiment de Zouaves basé à Tlemcen. La différence entre ces termes de « zouaves » et
de « Tirailleurs » est difficile à établir. Les unités ainsi appelées semblent aussi anciennes les
unes que les autres et remontent aux premiers jours de la présence française en Algérie, avec
peut-être une légère antériorité aux « zouaves ». En effet une première unité composée de 2
bataillons était créée dès 1830. Les « tirailleurs », dont le nom au départ était les « Turcos »,
ce qui ne laisse planer aucun doute sur leur origine, n’ont vu le jour qu’en 1833 ! En 1832 les
zouaves passaient de 2 à un bataillon de 12 compagnies dont 8 d’indigènes. Le premier
régiment date de 1837 et en 1852, 3 régiments sont créés, 1 à Alger, 1 à Oran, 1 à
Constantine. Depuis ces unités ont été de tous les combats et de toutes les guerres dont la
dernière, celle d’Algérie. Je n’entrerai pas dans le détail de ce qu’a été leur histoire, mais
qu’on sache simplement que tous disparaissent en 1962 à l’exception du 9ème régiment qui
conserve les traditions de ce corps.
Pour se concentrer sur les premiers nommés, et en se plaçant dans l’optique qui nous
intéresse, c’est à dire au moment de l’entrée en guerre de la France en 1914, quelle avait été
l’évolution de ces troupes depuis l’époque de la conquête ? Ces hommes étaient-ils des
appelés ou des volontaires ? Y avait-il des européens seulement, ou déjà des indigènes ? Ou le
contraire ?
Pour ce qui est de la tenue de notre père, il n’y a qu’à se reporter à la photo, avec les
commentaires y afférent, qui figure en bonne place dans la chronique que je lui ai consacrée,
et où il pose bravement en compagnie de son cousin et d’un autre Bel-abbésien.
174
Passage de l’Alma pendant la guerre de Crimée
Quoi qu’il en soit, ce système semble avoir été immuable jusqu’en 1914. C’est à ce
moment là qu’apparait le terme de « Tirailleurs Algériens » avec, mais ce n’est peut-être
qu’une erreur de ma part, une connotation un peu élitiste pour les zouaves, et beaucoup moins
pour les Tirailleurs. Quand on note la formation d’un régiment, ceux-ci sont là, semble-t-il,
pour faire nombre, avec l’arrivée de nombreux conscrits indigènes recrutés pour faire face à
l’effort de guerre! On adjoint à tel ou tel bataillon de zouaves, 400 ou 500 tirailleurs
indigènes…En effet, mais je n’oserai pas l’affirmer, étaient « zouaves » les appelés européens
(ou assimilés), tandis qu’étaient « Tirailleurs » les conscrits indigènes pour lesquels, sauf
erreur de ma part, il n’y avait pas de conscription au sens strict du terme. Ils étaient donc tous
volontaires et on peut faire confiance aux recruteurs de l’époque qui ont dû déployer des
arguments de toutes sortes pour les inciter à se faire casser la figure ! Quoi qu’il en soit, ce
175
devaient être les plus combattifs et ils l’ont prouvé à maintes reprises ! C’est une thèse qui me
parait intéressante à étoffer. En effet, au-delà de la restitution des faits exacts, toujours
préférables aux approximations, et souvent riches de révélations inattendues, on verra au
moment où la rébellion a pris naissance, que ce sont ces soldats regroupés au sein des Dar-ElAskri (Maison du soldat), sincèrement attachés à la France, qui ont payé, dès les premiers
jours de celle-ci, le plus large tribut à la folie meurtrière du FLN.
C’est une question stérile car par la suite, les régiments venus d’Algérie ont tous été appelés
Régiments de Tirailleurs Algériens, par amalgame entre les unités de zouaves et celles de
tirailleurs ! Ce qui a résolu le problème ! Seule a subsisté, comme souvent dans la tradition
militaire, la référence à des corps d’élite qui avaient gagné une grande renommée (ex. Les
zouaves pontificaux créés par le Général Lamoricière).
II - Le 6ème Régiment de Tirailleurs Algériens.
1 - Création du Régiment
Il m’a semblé instructif de remonter quelques mois avant l’arrivée de notre père dans cette
unité. Au moment où commencent les aventures de ce Régiment, nous sommes le 8 mai 1918
et ce régiment vient d’être créé. Ou du moins d’être recréé. En réalité, la création première de
cette unité remonte à 1913, sans que j’en puisse préciser la date exacte. A l’origine, son titre
exact était 6ème Régiment de marche de Tirailleurs Algériens et il comportait 4 bataillons. Il
avait été dissous en 1915. Ce n’est donc que le 8 mai 1918 que 6 ème Régiment de marche de
Tirailleurs Algériens, tel qu’il se présentait en Juillet 1918, avait définitivement acquis sa
structure et s’apprêtait à recevoir ses lettres de noblesse. Celles-ci seraient nombreuses car à la
fin de la guerre son drapeau serait décoré de la Croix de guerre, avec 2 palmes.
Ceci dit, j’avoue tout de suite, après tant d’efforts en partie vains, que je suis amené à
reprendre profondément tout ce que j’avais écrit au sujet du parcours de notre père entre le 22
Juillet 1918 et le mois de janvier 1921. Bien que sur le document ci-après, il soit bien
mentionné, de sa main, (car son livret militaire est muet à ce sujet), qu’il a fait partie – aussi du 14ème Régiment de Tirailleurs Algériens (et aussi du 22è et aussi du 5è !), j’ai voulu me
convaincre contre l’évidence, que son seul régiment d’affectation avait été le 6è RTA. En
effet, c’est bien dans cette unité qu’il avait été versé à son arrivée sur le front, et c’est toujours
au titre de cette unité qu’il avait opéré pendant la campagne d’Orient. J’en avais conclu, un
peu vite, qu’il ne pouvait pas avoir connu d’autre Régiment ! C’est très récemment, et pour
être très précis, aujourd’hui 21 Juillet 2011 que, soucieux de trouver les réponses aux
questions que je me posais anxieusement, j’ai mis le doigt là où cela faisait mal. Eh oui, si la
présence du 6è RTA est mentionnée au sein de la 58ème Division d’Infanterie (voir plus
loin) jusqu’au 15 Novembre 1918 (ce qui n’a pas contribué pour rien pour d’induire en
erreur), il est de fait avéré qu’au moins une partie du 6è RTA (les 15ème et 16ème bataillons)
avait permis d’étoffer le 14è RTA, de création récente (Septembre 1918), qui faisait partie de
la 129è Division d’Infanterie. Tout ceci sera confirmé par le journal de marche de cette unité
qui prendra la suite de celui de la 58è DI.
Cela parait très compliqué, mais pour l’heure, concentrons-nous sur le 6è TRA. Tout ce que
j’ai écrit sur lui reste valable puisqu’il a participé dans son sein à toutes les opérations qui se
sont succédé depuis le 22 juillet 1918, jusqu'au 22 Octobre 1918 (voir journal de marche),
date à laquelle son bataillon rejoint la 129è DI, puis à toute la campagne d’Orient de Mai
1919 à janvier 1921!
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177
Son lieu d’implantation était Tlemcen, avec des détachements à Marnia (sur la frontière
marocaine) et à Oran. Bien entendu, il a été dissous définitivement en 1962, non sans avoir
connu une deuxième dissolution en 1944 puis une re-création en 1946. En attendant, cette
unité avait combattu en Métropole pendant la guerre de 1939-45 (Croix de guerre avec l
palme), puis sur les divers théâtres d’opérations dans lesquels la France était impliquée.
Je tiens à dire également que si tous ces faits d’armes restent prestigieux et font honneur à
notre famille, il en est d’autres qui semblent n’avoir pas eu l’heur de plaire à ceux qui ont fait
ces choix. En effet, et je ne connais pas la raison de cette perte de mémoire, mais il est patent
que le 6è RTA a bel et bien participé aux opérations de l’Armée d’Orient entre 1918 et 1920,
au titre de l’Armée de Hongrie ! J’en donnerai la preuve quand le moment sera venu !
Je tiens à préciser, pour ceux à qui la géographie de l’Afrique du Nord n’évoque rien, que
le Djebel Zaghouan se situe en Tunisie. A cette époque, au tout début de la reprise de la
guerre après Novembre 1942 et l’arrivée des américains en AFN, la France, malgré la
précarité de ses moyens, était la seule force militaire en état de s’opposer à l’arrivée des
allemands en Tunisie Je mettrais ma main au feu pour affirmer que c’est dans cette lutte très
inégale que notre cousin François PICON à peine âge de 21 ans, avait été tué en janvier de
cette année. C’était le fils de François PICON, son cousin germain avec lequel notre père
avait partagé les joies et les peines pendant son service, entre 1918 et 1920, et dont la photo
illustre quelques pages de cette évocation.
Mais trêve de sensiblerie et continuons notre enquête. Citons quand même le refrain de cette
unité : C’est du costaud ! « Au 6ème Tirailleurs, on a des c… au c… ! » Enfin voici ci-dessous
l’insigne de l’unité. De quand date-t-elle ? Probablement (et même certainement) d’après la
guerre ! De même que sa devise ! « Sans peur et sans repos »
178
Revenons maintenant au sujet qui nous intéresse et concentrons-nous sur la période de la
guerre de 1914-18, et plus particulièrement celle qui va du 8 Mai 1918 au mois de janvier
1920 (Avec une interruption de quelques mois cependant !).
.
Notre père a participé à plusieurs théâtres d’opérations pendant les deux ans qu’a duré sa
présence effective sous les drapeaux. Je m’en suis expliqué longuement dans le cadre du
portrait que j’ai dressé de lui et où son passage dans l’armée est illustré par plusieurs photos
qui sont précieuses maintenant que l’un des épisodes de sa vie militaire (Armée d’Orient) a
connu un regain d’intérêt.. Je n’y reviendrai pas. Du moins en détail. Ce document se veut
« technique » et répond au même souci de clarification et de replacement dans le contexte
géo-politique de l’époque, que celui que j’ai constitué pour mon oncle Antoine MARTINEZ.
Tirailleurs marocains en 1917
Il faut donc distinguer deux périodes. La première concerne les quelques semaines
précédant son arrivée dans cette unité, c'est-à-dire entre le 8 Mai 1918 et le 22 juillet 1918. La
deuxième s’étendant du 23 juillet au mois de janvier 1920
179
Tout d’abord, quelques remarques générales. Contrairement à la facilité avec laquelle j’ai pu
recueillir des informations sur les déplacements du 15ème Régiment d’Infanterie dans lequel
était incorporé l’oncle Antoine MARTINEZ, aucun journal de marche spécifique à cette unité
ne figure dans les archives de l’armée. D’autres que moi se sont heurtés à la même difficulté
et si un résumé plein de flamme patriotique à pu être écrit sur les exploits de cette unité, aucun
document officiel spécifique ne vient nous éclairer sur le contexte journalier vécu par ces
poilus venus d’Afrique du Nord.
C’est dans cet état d’esprit que j’ai fait miennes des informations venues à point nommé à
ma connaissance en consultant Internet. Comme il ne faut négliger aucune source, je me fais
un devoir de recopier les premières pages d’un texte consacré au 6 ème RTA, paru sur un des
nombreux sites d’Internet. Ce texte est très cocardier. Nos ennemis sont souvent affublés du
terme de « Boches », que je me suis efforcé de ne pas reproduire ! Car, qu’on y réfléchisse un
instant : ces pauvres types faisaient certainement la guerre sans l’avoir souhaitée et ils
souffraient, eux aussi, comme des damnés ! Il couvre la période allant de la date de la création
de cette unité, le 8 Mai 1918, jusqu’à l’armistice, le 11 Novembre 1918. Notons tout de suite
que la dernière mention du 6ème RTA dans l’organigramme de la 58ème DI à laquelle il était
affecté à cette époque est datée du 15 Novembre ! Je ferai sans doute appel quelques fois à ce
texte qui offre des perspectives intéressantes sur les opérations en cours mais seulement à ce
titre là, et non comme source unique de mes renseignements ! En fait, c’est une accumulation
de faits d’armes personnels mais qui n’apporte rien à la sécheresse du rapport que je vais
décrypter à partir du 17 juin 1918.
2 - Période du 8 mai 1918 au 16 juin 1918 ( 45ème Division d’Infanterie)
Pendant la période allant du 8 mai, date de sa création, au 17 juin, date de son affectation à
la 58ème division, ledit régiment faisait partie de la 45ème Division d’Infanterie, J’ai pu
comparer la véracité des faits rapportés avec le témoignage officiel du journal de marche de la
58ème division. Comme il n’y a rien à redire, j’en conclus que les lignes qui suivent et qui
concernent la période du 8 mai au 17 juin, pendant laquelle il était affecté à la 45ème division,
sont fiables. Je les ai donc reproduites in extenso, sans aller consulter les archives de la 45 ème
DI!
Le 8 Mai 1918, alors que le 3ème mixte de zouaves et Tirailleurs se trouvait aux
cantonnements, à Ay, une décision du Général en chef mit fin à l’existence de ce Régiment.
Par suite des ressources fournies par le recrutement indigène, le Régiment put être complété
avec des Tirailleurs. Le 3ème mixte prend donc le nom de 6ème Régiment de marche Tirailleurs.
Il est formé dans les conditions suivantes
5ème bataillon du 6ème TA ( à constituer)
7ème bataillon du 6èmr TA (existant déjà au 3ème mixte de zouaves et tirailleurs)
11ème bataillon du 6ème TA (existant déjà au 3ème mixte de zouaves et tirailleurs)
Le 5ème bataillon est constitué par amalgame d’éléments prélevés sur le 6 ème bataillon du 1er
zouaves (1er bataillon du 3ème mixte de zouaves et tirailleurs), sur les 7ème et 11ème du 6ème TA,
auquel vient s’ajouter un renfort de 400 indigènes.
Sauf les quelques éléments français venus des zouaves, le régiment est ainsi bien
entièrement composé avec des tirailleurs du 6ème.
180
Les bataillons prennent au régiment les numéros d’ordre suivant
Le 5ème bataillon du 6ème tirailleurs devient le 1er du 6ème de marche.
Le 11ème bataillon du 6ème tirailleurs devient le 2ème du 6ème de marche
Le 7ème bataillon du 6ème tirailleurs devient le 3ème du 6ème de marche.
Le 6ème régiment de marche appartient à la 45ème DI.
Les premiers jours du mois de Mai sont consacrés à l’organisation du régiment. Le 5, le
régiment fait mouvement par voie de terre et se porte en plusieurs étapes dans la région de
Rosnay, à l’ouest de Reims.
La 45ème DI fait partie de la VIème armée à partir du 18 mai et relève la 157ème DI dans les
nuits du 19 au 20 et du 20 au 21 mai 1918.
Le régiment relève le 333ème RI dans le secteur Nord du secteur du Chenay.
Le 3ème bataillon, sous les ordres du commandant Lasalmonie, tient les tranchées avancées
au pied du fort de Brimont, deux de ses compagnies sont aux avant-postes, à l’est du canal de
la Marne à l’Aisne. Le reste, avec le PC, se tient en deçà du canal.
Le 2ème bataillon, commandé par le chef de bataillon Jean Gérard, est en soutien aux
environs de la route et le 1er bataillon au repos à Trigny.
Le secteur est tranquille et le régiment se livre sans être inquiété aux travaux
d’aménagement.
3 - La retraite de Champagne du 25 Mai au 6 juin 1918
Jusqu’au 26 mai, rien ne parait anormal dans les lignes ennemies, bien que le
commandement supérieur ait déjà des renseignements sur les projets que méditent les
allemands. Un seul fait frappe les officiers et les poilus : c’est le silence complet de l’artillerie
allemande. Ordinairement elle est plus active, surtout sur les batteries françaises du fort de
Saint-Thierry.
Pourtant nos artilleurs tirent plus que de coutume : que se prépare-t-il ?
Nous ne tardons pas à l’apprendre. A 5 heures du soir, alerte générale. A 7 heures, toutes les
dispositions de combat sont prises. L’ennemi prépare une grande offensive sur notre front. Il
veut s’ouvrir encore une fois le chemin de la Marne. Nous savons même que l’attaque
ennemie aura lieu demain matin, 27 mai, à 5 heures, après une préparation d’artillerie qui
commencera à 1 heure.
27 mai
Le 1er bataillon vient de Trigny au fond de Bequesson, près de Saint-Thierry. La compagnie
Vergnette prend ses emplacements de combat provisoire aux lisières de Villers-Franqueux.
Le 2ème bataillon est en soutien sur la route 44. Le bataillon Lasalmonie a, comme nous
l’avons dit, deux compagnies au delà du canal et le reste en deçà. Les premières compagnies
181
reçoivent l’ordre de se cramponner au terrain , de résister sur place jusqu’au sacrifice complet
à l’avance de l’ennemi.
1 heure. L’ennemi ouvre un feu violent, en particulier sur les premières lignes avec
mélange d’obus toxiques et explosifs. Ce bombardement cause déjà des pertes sérieuses à nos
compagnies avancées ainsi qu’au détachement du 18ème dragon en ligne avec nos tirailleurs.
4 h 50. Les allemands, favorisés par un brouillard intense, se lancent à l’assaut de nos
positions. Nos deux compagnies et le groupe de Dragons qui avait la garde d’un front énorme,
sont, pour ainsi dire, submergés par les vagues ennemies. Un corps à corps acharné s’engage.
Aucun flottement, aucun mouvement de recul ne se produisent.
Malheureusement la disproportion des forces est considérable. Les vagues ennemies
arrivent toujours plus nombreuses, les rangs des tirailleurs s’éclaircissent, pendant que les
cadavres s’accumulent, remplissent les boyaux, mais les survivants ne cèdent pas.
A gauche, l’ennemi s’infiltre de ce côté, en arrière de nos compagnies d’avant-postes et
achève d’anéantir ce qui restait de nos tirailleurs et des Dragons.
La lutte reprend alors sur la ligne de résistance, occupée à l’ouest par la 11ème compagnie.
Celle-ci s’oppose à l’avance de l’ennemi avec la même opiniâtreté que les deux autres.
Le 2ème bataillon vient au secours et est mis à la disposition du commandant Lasalmonie qui
dirige le combat avec un courage et un sang-froid admirables.
Vers 10h, Les anglais abandonnent le canal et se replient sur la route. Bientôt ils
accélèrent leur retraite, ils sont en arrière de Villers-Franqueux, de Cauroy, d’Hermonville.
Tout le flanc gauche du régiment est découvert, le bataillon de Vulpillières s’avance jusqu’au
Bastion d’Iéna, installe ses mitrailleuses mais les allemands pénètrent dans le couloir du
Rabasso et occupent le bois de Luxembourg. Malgré la situation critique, les bataillons
essaient vainement de ressaisir les tranchées perdues. Le combat dure jusqu’au soir.
En fin de journée, les éléments du 6ème Tirailleurs reçoivent l’ordre de s’établir sur la
route 44 et du côté de Villers-Franqueux. Malgré tout, le moral est très bon.
Complètement découvert du côté britannique, le 3ème bis de zouaves, sous les ordres du
lieutenant-colonel Trapet s’interpose à notre gauche.
Les allemands avaient espéré un résultat très appréciable ; s’ils ont pu progresser sur les
éléments alliés de gauche, la ténacité héroïque des Zouaves et des Tirailleurs leur a fait perdre
un temps précieux et il leur a fallu 24 h pour avancer de 1500 mètres.
28 mai
Avec le jour, le combat reprend. Les allemands essaient de s’infiltrer et de nous tâter. Ils
sont reçus comme il convient. Vers le saillant de Villers-Franqueux, le clairon Silvestre, de la
1ère compagnie, en surprend deux en train d’installer une mitrailleuse sur un talus. Il les tue à
coups de grenades.
Vers 8 h 30, le lieutenant Santoni, qui va au Bastion d’Iéna voir ses mitrailleuses se
trouve nez à nez avec plusieurs allemands venus là on ne sait comment. Il tue le premier d’un
coup de révolver, blesse le second et les autres s’enfuient, mais lui-même est grièvement
blessé par une grenade. Le capitaine Galaud, le sous-lieutenant Laparet partent avec des
grenades vers la gauche du secteur, mais la patrouille qui a assailli le lieutenant Santoni s’est
enfuie. Vers midi, débordé de toutes parts, le régiment se replie : le 3ème bataillon au bois
Nord du plateau de Saint-Thierry, le 2ème aux lisières de Villers-Franqueux et le 1er en arrière
de Fort-Saint-Thierry. Le mouvement se fait lentement, avec méthode, marchant à reculons,
faisant face à l’ennemi tenant toujours les fusils et les mitrailleuses braqués sur lui.
182
Vers 13 heures, le 2ème bataillon, vivement attaqué sur les lisières de Villers-Franqueux,
débordé à sa gauche par suite d’un repli du 3ème bis de zouaves, est dans une position critique.
Les lieutenants-colonels Wild et Vetelay, du 6ème Tirailleurs, restent à leur poste de combat,
en toute première ligne et à Villers-Franqueux, il s’en faut de quelques minutes qu’ils ne
soient victimes de leur téméraire courage.
Les allemands avancent toujours du côté anglais. De Saint-Thierry on aperçoit les camions
allemands qui déversent de nouvelles troupes : sur les routes, des officiers déplient des cartes
et donnent des ordres…
Nous tenons toujours mais les masses allemandes arrivent sur la route d’Hermontville. Le
2ème bataillon se voit obligé de se retirer sur Pouillon.
Le 1er bataillon est dans un terrain boisé au nord du fort de Saint-Thierry, en liaison avec le
régiment de zouaves mais sans contact à droite.
Un encerclement est à craindre, car du côté de Pouillon, les allemands ont avancé. Ce qui
reste du 3ème bataillon est uni au 1er, on ne sait ce qu’est devenu le 2ème bataillon. De trois
côtés les allemands nous serrent et s’infiltrent. Les Zouaves, les tirailleurs tirent sans cesse ;
les fusils, les mitrailleuses tiennent l’ennemi en respect. Celui-ci attaque avec des grenades,
malheureusement notre provision est épuisée.
Les actes d’héroïsme ne se comptent plus. Tous ceux qui ont connu le capitaine Galaud,
commandant la 2ème compagnie, salueront la mémoire de ce brave officier, tombé frappé au
front par une balle, ainsi que l’agent de liaison Legrand, la gaieté du 1er bataillon. Jusqu’à 8 h
30 du soir, le régiment résiste sur place. Une fois encore il faut se replier, nos deux colonels
ne quittent leur poste après avoir allumé le feu qu’à l’instant où les allemands pénétraient dans
la sape par l’une des extrémités. Arrivé à Chenay, le régiment est remplacé par des troupes
nouvelles et se rend immédiatement, en colonne, à Poilly et à Sarcy.
29 mai
Le général commandant la 154ème division fait appel au régiment pour barrer la vallée de
l’Ardre et contenir l’avance ennemie, entre Tramery et Faverolles à cheval, en quelque sorte,
sur l’Ardre. Le bataillon de Vulpillières d’établit sur la rive gauche et les bataillons
Jeangérard et Lasalmonie sur la rive droite. Aux deux ailles le régiment est en liaison avec le
413ème et le 414ème régiments d’infanterie.
Tout à côté, il y a un immense HOE évacué en hâte. On y trouve un matériel considérable et
des vivres abondants. Ne perdant point le sens pratique, les Zouaves et les Tirailleurs s’y
ravitaillent copieusement en conserves et en pinard.
Dans la soirée le 414ème de ligne, qui tenait en avant la grande croupe allant de Savigny-surArdre à la ferme de Rosnay, se replie dans le plus grand désordre. Il n’y a plus d’officiers. Le
commandant de Vulpillières fait arrêter tout ce monde, les caporaux regroupent les fantassins,
qui ne demandent qu’à s’arrêter et sont tous heureux de retrouver des chefs et des camarades
qui sont en ordre et dont le moral est intact. Celui du bataillon de Vulpillières est excellent
comme toujours.
Les anglais qui se trouvaient devant le 6ème Tirailleurs, se retirent, et de ce fait, le régiment
qui était en soutien se trouve en première ligne.
30 mai
La résistance énergique des troupes françaises ralentit la marche des allemands. Dans la
nuit, les allemands se sont installés à Faverolles, village mal gardé par les anglais, et essaient,
à la pointe du jour, d’en déboucher et de s’infiltrer dans la vallée. Ils sont reçus comme il
convient, mais leurs feux de mitrailleuses causent des pertes.
183
Vers 9 heures, le feu d’artillerie ennemie est très violent ; la 2ème compagnie, établie sur la
voie ferrée de l’HOE est prise en écharpe et souffre beaucoup. Le sous-lieutenant Kelner, qui
la commande, tombe glorieusement et mortellement blessé d’un éclat d’obus à la tête ; le
sous-lieutenant indigène Lagraa est blessé : il n’y a plus d’officiers. Un mouvement de
fléchissement se fait sentir : l’héroïque commandant de Vulpillières va vers les tirailleurs et a
vite fait d’enrayer le désordre et son bataillon tient solidement les hauteurs de Tramery.
Cependant, au-delà de notre gauche, les allemands ont progressé.
Vers 11 h 30, ils ont dépassé la ferme des Malades. Le flanc gauche du 1er bataillon est à
nouveau découvert. Il faut se replier. En partant nous mettons l’incendie dans les immenses
baraques de l’hôpital. Le régiment essaie de se rétablir au nord de Poilly, mais c’est en vain
qu’il cherche le contact avec les troupes voisines. Celles-ci sont en arrière. Il continue son
mouvement jusqu’aux lisières de Sarcy. Il y a enchevêtrement de troupes françaises et
anglaises qui rend le situation confuse. Bien plus, pendant plusieurs heures, on ignore où se
trouve la division.
Enfin vers 15 heures, un ordre prescrit de maintenir le front jusqu’à l’arrivée de la 28ème
division. Le 6ème Tirailleurs s’établit alors sur les pentes de Chambrecy, à hauteur de Fligny.
A ce moment les troupes de la 28ème division montent en ligne et le régiment se porte sur les
collines de Courmas et s’établit dans le bois, à 800 mètres du village, pour y passer la nuit. La
journée suivante se passe à Chamery, où l’on peut se reposer quelques heures.
1er juin
Avec les débris du régiment, on forme un bataillon de manœuvre sous les ordres du
commandant Reydet de Vulpillières. Il faut retourner en ligne. Mais on fait appel à l’esprit de
sacrifice des zouaves et des tirailleurs. C’est un coup moral très dur pour les hommes qui ont
déjà échappé à la mort et qui espéraient ne l’affronter de quelques jours…Tout le monde
grogne. On apprend que le commandant de Vulpillières est déjà parti. On sait le chef aimé au
danger et on va l’y rejoindre. Le bataillon parvient à Sainte-Euphrasie et se place sur les
hauteurs situées au nord de ce village. Pendant quatre jours, ces hommes épuisés, mais
toujours courageux, fascinés par l’exemple de leur commandant, maintiennent l’ennemi et
l’empêchent d’avancer.
L’heure de la relève définitive sonne enfin le 6 juin et le régiment vient prendre un repos
bien gagné à Ay. Le 6ème Tirailleurs de marche reçoit alors la juste récompense de ses
héroïques efforts. Le général commandant la 5èeme armée le cite à l’ordre en ces termes.
« Régiment de nouvelle formation, composé pour la plus grande partie de jeunes recrues
indigènes ; sous le commandant du Lieutenant-colonel Wild, s’est acquis d’emblée la
réputation des plus vieux régiments. Chargé au cours des récentes opérations d’enrayer coûte
que coûte l’attaque ennemie, a brillamment rempli sa mission. Complètement débordé sur son
flanc gauche a résisté à outrance et a permis ainsi à la division de conserver jusqu’à l’extrême
limite les positions confiées à sa garde ».
Le texte dont j’ai tiré ces renseignements est muet sur la période du 6 juin au 17 juin. Je
n’ai rien pu découvrir de plus. J’en conclus que les survivants ont été laissés au repos ! C’était
le moins auquel ils avaient droit !
Là s’arrête la narration des exploits de nos braves tirailleurs auxquels n’a pas participé notre
père, mais qui montrent bien dans quel chaudron il atterrissait.
184
4 - Période du 17 juin au 24 juillet 1918 ( 58ème Division d’Infanterie)
Le plus simple m’a paru de retranscrire le journal de marche de la 58è Division. Ce n’est
que par des mentions concernant l’unité qui nous concerne, que nous allons la suivre à la
trace. Ce texte manque peut-être du souffle patriotique qui anime la narration précédente,
mais il offre au moins le mérite d’être inattaquable !
Mais avant d’entrer dans le détail des opérations, il convient, avant de donner quelques
informations sur les autres unités qui composaient cette division, ce qu’elle-même était. A
l’origine elle faisait partie de la 8è Région Militaire et avait été créée le 2 Août 1914, au tout
début de la guerre. Son siège était Dijon et elle recrutait dans la Bourgogne. Comme c’était
pratiquement toujours le cas, les Régiments qui la composaient subissaient un mouvement
ininterrompu d’unités reformés à l’arrière qui venaient relever celles qui étaient décimées.
C’est de cette façon que le 6ème RTA, le 11è RTA et le 412è RI, ayant pansé leurs plaies après
l’attaque allemande de mai/juin 1918, sont venus remplacer les 256è, 281è et 295è RI. Je ne
saurais dire si l’articulation de toutes les divisions était la même, mais pour ce qui concerne la
58ème, elle se composait de trois régiments d’Infanterie qui en formaient l’ossature et auxquels
s’adjoignaient toutes sortes d’unités annexes comme l’artillerie, le Génie, le Service de santé
et qui vont à chaque instant être associées aux fantassins des 3 régiments.
Le Deuxième régiment était le 11ème Régiment de Tirailleurs algériens. Il n’avait pas moins
de mérites que le 6ème ! Il avait été créé le 2 avril 1915 et avait comme « port » d’attache Sétif
et Bougie, donc sur la côte Est de l’Algérie. Notons, pour nous faire une idée de sa valeur,
qu’il avait fini la guerre avec la croix de guerre avec 4 citations !
Le troisième Régiment était le 412ème Régiment d’Infanterie. Il avait été créé le 25 Mars
1915. Son siège se situait à Limoges. Les deux premiers bataillons étaient composés de
limousins, corréziens, creusois, charentais et Périgourdins, tandis que le 3ème bataillon était
composé de parisiens et de gars du nord !
Pour le reste, si on compare ce journal de route avec celui du 15è RI de l’oncle Antoine
MARTINEZ, au début de la guerre, en 1914, une foule d’annotations inconnues à cette
époque font leur apparition. Quelques unes sont faciles à comprendre. D’autres beaucoup
moins. Notons simplement que l’organigramme s’est fortement complexifié. Je ne pense pas
qu’il faille entrer dans le détail des sigles qui émaillent ce journal. Seuls comptent à mes yeux
les mouvements des troupes.
Faisons un peu d’Histoire. Comme toujours, il faut prendre du recul pour comprendre quels
étaient les enjeux en ce mois de juillet 1918. Nous sommes alors dans ce qu’a été la 2 ème
bataille de la Marne et plus particulièrement celle de l’Aisne qui s’est déroulée du 27 mai
1918 au 15/17 juillet 1918. Profitant des renforts reçus après la paix signée avec les russes en
1917, le Général Ludendorff lance sa troisième offensive sur le front occidental en 1918. Son
objectif est d’empêcher les Français d’envoyer des renforts aux britanniques, au nord, où il
prévoit une nouvelle attaque. L’offensive est dirigée par la VIIème et la Ière armées totalisant
44 divisions, face à la VIème armée française regroupant 12 divisions dont 3 britanniques.
Face à la résistance des troupes alliées auxquelles se joignent les américains, et malgré des
avancées notables, il n’arrive pas à percer. Les 15/17 juillet il lance ce qui sera sa dernière
offensive, qui, pas plus que ses devancières ne sera couronnée de succès. Dès lors, l’initiative
de la guerre revient aux alliés.
Voici donc, dans sa froide narration des opérations, le déroulement de l’action.
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17 juin
train le 18 à 8 h.
Débarquement du 6è Tir. en gare de Valescourt à 11h,17h, 23h. Dernier
Stationnement .- E.M. et 1 btn – Fosse Thibault
1 btn – Martigny
1 btn – Martigny ferme du val
Les 2 Cies du génie se portent à Quinquanpoix et Aussainvillers
L’escadron divisionnaire se porte au Quesnel.
18 juin
Dissolution du 295è RI
Débarquement du 11è tirailleurs en gare de Valescourt à 11 h, 17h, 23h
Dernier train le 19 à 5 h.
Stationnement.- E.M. et 2 btns Brunvillers
12 btn
Sains
Le reste sans changement
19 juin
Le général Priou prend le commandement de la 58è DI. Le général Leroux,
en attendant décision à son sujet, est placé en réserve de commandement à la 1 ère armée.
Résidence Beauvais.
Les CIR de régiment sont regroupés en CID de Division à Fumechon
20 juin
Dissolution du 256è RI et du 281è RI
Le reste sans changement
21 juin
Situation sans changement
22 juin
Situation sans changement
23 juin
L’AD/58 occupe des positions de sûreté dans la région Sains – Brunvillers
- la Motte
24 juin
Une batterie du II/248 est mise dans la région Chepoix-Gamas, à la
disposition du Gal Cdt l’artillerie de l’armée pour des expériences de protection de ballons,
contre attaques d’avions ennemis.
25 juin
Le CID se porte dans la région d’Essuiles – ST Reniault
26 juin
Le CID se porte à Noyers St-Martin. La Cie 8/24 du génie se porte à
Quincampoix , le CVAD à la ferme Morvillers ; le TB et la R.V.F à la fontaine Bruneleau ;
le GE à la gare de Compreny.
Le général Priou remet les décorations de Légion d‘Honneur, de Médaille
Militaire et de Croix de guerre aux 3 régts d’inf. et au P.A.
27 juin
Situation sans changement
28 juin
Situation sans changement
29 juin
Situation sans changement. A 9 h à l’église de Navard office funèbre
solennel pour les morts de la Division.
30 juin
Situation sans changement
186
1er juillet
Situation sans changement. A 20 h 40, la division reçoit l’ordre
d’exécuter un exercice complet d’alerte.
Le PC de la DI se transporte à la Fosse-Thibault avec l’AD, Le Cdt du
Génie, le médecin divisionnaire.
Les corps (Inf. Génie, Cavalerie, formations sanitaires) se portent à leurs
emplacements d’alerte. Le dispositif est complètement réalisé vers 0 h 30
2 juillet
Les éléments combattants occupent leurs emplacements d’alerte jusqu’à
20 h 30. A 20 h 30 reprise du stationnement du 30 juin.
3 juillet
Situation sans changement. Continuation de l’instruction.
4 juillet
Travail léger le matin, repos dans l’après-midi en raison de la fête de
l’indépendance américaine.
5 Juillet
Situation sans changement
6 juillet
Situation sans changement
7 juillet
Situation sans changement
8 juillet
Le général Priou décore à Marienval de la croix de guerre le fanion du
248è RAC, cité à l’ordre de la division
9 juillet
Situation sans changement
10 juillet
Le général Priou remet au Lt-colonel Thibault, cdt le 412è RI, le grade
d’officier de la Légion d’Honneur.
En prévision de la relève de la 129è DI (vers Moutiers) par la 58è DI,
des reconnaissances sont effectuées dans le secteur de cette division par les E.M. de la DI, de
l’ID, de l’Ad du génie, les Cdts des Rgts, de Btns, l’ACD et les Cdts de groupes.
Pertes – 1 homme du 6è Tir. blessé au cours de la reconnaissance.
11 juillet
Continuation des reconnaissances dans le secteur de la 129è DI
12 juillet
Situation sans changement
Bataille de Vierzy et Villemontoire, Sud de Soissons – 18/24 juillet 1918
N.B. Je me permets d’interrompre le déroulement de ce journal pour attirer l’attention sur le
premier temps fort de cette campagne auquel notre père aurait pu participer, puisque sa date
d’arrivée dans son corps était le 22 juillet. Je dis tout de suite que je doute qu’il y ait participé
car ce jour là le bruit de la bataille ne devait pas être propice à des préoccupations de
réception de jeunes recrues non aguerries ! Certes, au moment où les allemands avaient
entamé leur première offensive, en mars 1918, il est arrivé que de jeunes recrues aient été
lancées dans la bataille tant les besoins en hommes étaient pressants ( lire « les bleuets de
Picardie » de Pierre MIQUEL). Mais à ce moment là, le front n’était plus aussi menacé et les
troupes américaines arrivaient, de plus en plus nombreuses ! Je pense plutôt que son arrivée
187
avait dû se produire à l’arrière, loin du danger ! Quoi qu’il en soit, dès le 13 juillet, on
constate qu’il y a du mouvement dans l’air et que quelque chose se prépare.
13 juillet
Par ordre particulier n° 1469/OP de la IIIè armée, du 13 juillet, 10 h, la
58è DI doit être relevée dans sa mission par la 126è DI.
Elle occupera après relève, le stationnement de la 126è DI (Chevrière)
En fin de journée l’ordre est annulé.
14 juillet
La musique et le drapeau du 41 è RI sont transportés par camions-auto à
Beauvais pour participer à une prise d’armes.
15 h 15 l’ACP 58 est alertée.
Elle fait mouvement dans la nuit du 14 au 15 et vient cantonner à
E.M. - 1 groupe : Jaux
1 groupe : Caulincourt
1 groupe : Armancourt
15 juillet
L’escadron Divisionnaire, les équipages, parcs et convolis de la division
font mouvement dans la nuit du 15 au 16 et vont cantonner à
Jaux : PAD – CVAD – Form.sanit. cavalerie
Armancourt – Coulincourt : Tc et TR
L’ACD se porte dans la nuit du 15 au 16 à Pierrefonds et environs.
16 juillet
La 58è est relevée sur ses emplacements et dans sa mission par la 126è DI
Le général Priou passe à midi au Gal Cdt la 126èDI (Gal Mathieu) le
commandement de la zone de St-Just.
A 15 h, le chef d’EM convoqué au 20è CA à Retheuil, reçoit les ordres
suivants
a) La 58è DI est affectée au 20è CA. Elle participera comme division de 2è ligne à
l’offensive que la Xè armée doit entamer le 18 entre Aisne et Ourq
b) Elle viendra stationner à cet effet pendant la nuit du 16 au 17 au cantonnement
bivouac de la zone Vattier, Vevin, Morienval, Buy, Grimancourt (PC Viviers)
En exécution de l’ordre, les éléments non montés sont enlevés en
camions-autos à partir de 19 h et débarquent dans la forêt de Compiègne au carrefour des
Vestales. Les éléments montés continuent leur mouvement dans la nuit du 16 au 17
Stationnement en fin de mouvement :
Q.G.
: 1er échelon
: Vivières
2è échelon
: Vattier-Voisin
Infanterie : ID
: Buy
11è Tir
: Buy – Grimancourt
412è RI
: Morienval
6è Tir
: bois du Cabaret
T.R.
: sud de Vattier-Voisin
Escadron div.
: près de Vattier-Voisin
Génie div.
: 1 Cie avec le 6è tir
: 1 Cie avec le 412 è
Parcs et convois : Intendance : Orrouy
Form. sanit : Champlieu
P.G.
: Vattier-Voisin
L’A.C.D et le P.A. se portent dans les bois S.O. de Vivières à la
disposition de l’A/20
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17 juillet
La 58è DI devant marcher le 18 dans le sillage de la 1ère D.M. reçoit
l’ordre de se rassembler dans la nuit du 17 au 18 dans la région de Vivières, l’Essart et zones
boisées au sud
Stationnement en fin de mouvement :
ID
: Vivières
6è Tir :Vallon boisé N.O. de Vivières
11è Tir : Bois sud du village
412è RI :Bois du ravin sud du bois de l’Essart
Les Cies du Génie suivent les Rgts avec lesquels elles bivouaquent
Le reste sans changement
18 juillet
L’attaque du XXè C.A. se déclenche à 4 h 45. Dès les premières heures
du jour l’escadron Div se porte à la ferme de l’Essart à la disposition du C.A. pour assurer la
garde des prisonniers.
Les formations sanitaires (GBD et SSV) se portent à Vivières, prêtes à
renforcer ou le cas échéant à remplacer les formations sanitaires de la D.M.
L’APD reste à la disposition de l’A/20 pour les tirs sur objectifs
fugitifs
A 7 h 45 les Cies Div. du génie sont portées à St-Pierre-Aigle pour
assurer la réfection des routes.
A 9 h 30 le général Cmdt la DI transporte son PC à St- Pierre l’Aigle
auprès du PC de la D.M.
A 10 h 25 la CA donne l’ordre de pousser l’Infanterie dans la région le
Jardin, Chafosse, Valsery, Montgobert
189
L’ID se porte à St-Pierre-l’Aigle
Le 11è Tir. Dans le vallon S de St- Pierre l’Aigle
Le 6è Tir. Dans le vallon S de Coeuvres
Le 412è RI dans la région Montgobert- la Beaume
A midi, l’ACD est mise à la disposition du 2è CC ainsi que la SMA
qui se porte à la Ferme Martinboeuf
Dans l’après midi, le PG, Le QBD, la SSv se portent à St-PierreAigle. La SMI se porte à Soucy
A 19 h sur un ordre du CA, le 11è Tir est poussé à la lisière Est de laz
forêt de Retz dans la région de Chauffour-Transley
Dans la soirée, l’APD remise à la disposition de l’A/20 est répartie
entre la DI en ligne, à raison d’un groupe par division.
Pertes : 412è RI : 4 blessés par éclatement d’un obus de 155
SMA : 2 tués et 4 blessés
19 juillet
A midi, en raison d’une avance sensible de la 2è D.I.U.S., le 11è Tir. Est
sur l’ordre du CA poussé sur Vauxcastille. Il ne doit s’engager que sur l’autorisation du C.A.
A midi 30, le 6è Tir. remplace le 11è Tir. sur les emplacements qu’il a
quittés.
A 14 h 30 le Gal Priou est mandé au P.C. du C.A. à Montgobert. Il
reçoit l’ordre de relever la 2è DI U.S. et de profiter de la relève pour continuer la progression
jusqu’à la route nationale.
La relève d’infanterie s’effectue dans la nuit du 19 au 20. Elle est
terminée à 4 heures.
PC ID
: Vierzy
En 1ère ligne : 6è Tir. A gauche, 11è Tir à droite
En 2ème ligne : 412è RI
L’Escadron Div. remis à la disposition de la DI se porte à la ferme
Beaurepaire.
Les Cies Div. du Génie s’installent au bivouac dans le ravin au SO de la
ferme Beaurepaire.
Le GBD et la SSV viennent à la ferme Vertefeuille.
20 juillet
Le Gal Priou prend à 4 heures le commandement du secteur de Beaurepaire
(PC : Ferme Beaurepaire)
A 4 h 35, le Général prescrit à l’ID de reprendre le combat en liaison
avec les DI voisines, en vue d’atteindre, puis de dépasser la route de Soissons à ChâteauThierry.
Le 11è Tir. Atteint d’un bond les lisières de Tigny, mais pris à partie par
un feu nourri de mitrailleuses, il est reporté à 5 h 30 à 500 m O du village.
L’attaque est reprise après une préparation d’artillerie d’une heure et
demie (concentration d’ACP sur Tigny et bois d’Hartennes) à 7 h 30 les 1ères vagues sont
arrêtées par un feu violent de mitrailleuses. D’autre part des mouvements de transport sont
signalés dans le bois d’Hartennes. Le Général donne l’ordre de s’organiser sur le terrain
conquis.
A 13 h 30, après une préparation d’artillerie d’une heure, les 6è et
11è Tir se portent à nouveau à l’attaque avec un élan superbe. Des avions ennemis qui
survolent les lignes déclenchent un barrage violent de 77 et de 105. Le barrage est traversé.
Deux Cies du 11è Tir. pénètrent dans Tigny et le traversent. Pris à revers par des mitrailleuses
dissimulées dans des caves, ces éléments sont obligés de se reporter à la lisière Ouest. A 16 h
190
45 le Gal prescrit à l’Infanterie de se maintenir solidement sur les positions conquises (O de
Villemontoire, Est de la Raperie et de la route La Raperie-Tigny, abords O et S de Tigny) et
de garder étroitement le contact en vue de l’attaque qui doit être reprise le lendemain au point
du jour.
L’ACD/58 relève l’ACD/69. La relève commencée le 20 dans la matinée
ne s’achève que dans la nuit du 20 au 21.
L’act. de la 2ème DI U.S. est maintenue au secteur (XIIè et XVè F.A. et
XVIIè Regt lourd)
Pertes. 6è Tir. : 9 officiers tués ou blessés (dont le cdt de Vulprillières,
tué et le Col. de Tettelay, blessé)
: 250 hommes tués ou blessés
11è Tir. 3 off. tués 9 off. blessés
300 homes tués ou blessés
21 juillet
La 58ème DI attaque à 4 h 45 entre la ligne de Villemontoire (inclus) lisière
S. de Villeblain et de Charisse au Nord, et le ligne incluse Tigny cote 176, Droizy au Sud.
Elle a pour mission d’enlever d’un premier bond la ligne des hauteurs des bois de Concroix et
d’Hartennes, et de pousser jusqu’à la ligne : plateau de la ferme de la Folie, hauteurs Est de
Maast et Violaine.
Les 3 RI sont accolés. 6è Tir. à gauche, 412è RI au centre, 11è Tir. à
droite. Les btns sont échelonnés en profondeur.
L’attaque est appuyée par un groupe de chars lourds et 2 Bat. de chars
légers (soit environ une centaine de chars)
Les régiments brillamment enlevés, progressent aussitôt malgré un
barrage d’artillerie très dense qui se déclenche immédiatement et se maintient sur le front
toute la matinée d’une façon à peu près continue.
A gauche, le 6è Tir. atteint rapidement la route nationale par sa droite
mais sa gauche est arrêtée devant Villemontoire par des tirs violents de mitrailleuses.
Au centre le 412è RI se porte d’un bond sur la route nationale où il
marque un temps d’arrêt.
A droite, le 11è Tir. pénètre baïonnette au canon dans Tigny dont il
occupe la lisière Est. Sa gauche atteint vers 6 h 30 la route nationale au prix de lourdes pertes.
A 7 h, la Division tient une ligne dont le centre se trouve très en flèche
par rapport aux deux ailes qui se relient aux divisions voisine, à gauche la 37è DI qui se
maintient devant le rû Gaillot et à droite la 38è DI dont le mouvement ne doit commencer
qu’à 9 heures.
A 7 h 35, une grosse contre-attaque ennemie débouche du ravin N. du
bois de Concroix en direction générale de la cote 157, sur le flanc de la ligne tenue par le 6è
Tir. et le 412è RI. Sous cette pression, le 6è Tir se replie sur a tranchée du G.M.P. et le 412è
RI sur la cote 160. Le 11è Tir. reste accroché à Tigny, dont il tient une partie.
A 8 h 35, le général donne l’ordre de se maintenir sur la nouvelle ligne et
de s’y regrouper en vue de reprendre bientôt la progression sur la route nationale, en liaison
avec les DI voisines.
Le 412è RI et le 11è Tir. essaient de se porter en avant mais ne peuvent
déboucher, arrêtés par des feux violents de mitrailleuses. Les DI voisines n’ayant pu
progresser, le général prévoit d’employer l’après-midi à reconstituer dans les Rgts les
éléments tactiques et de conserver un contact étroit avec l’ennemi.
Le XIIè B/on malgaches est posté à 16 h à la ferme Beaurepaire en
réserve de CA.
191
Pertes : 6è Tir. 19 off. 11è Tir. 23 - 412è RI 19 -
6 à 700 hommes tués ou blessés
5 à 600
-d°600
-d°-
22 juillet
Nombreux tirs de harcèlement ennemis dans la nuit du 21 au 22
A partir de 15 h, violente réaction de l’artillerie allemande, en particulier
sur le centre. Pas d’action d’infanterie.
Les régiments se reconstituent au cours de la journée.
- 6è Tir. : 2 Btns : Cap. Coustillois (1er et 2ème réunis)
Cdt Antoinat (3ème )
- 11è Tir : 2 groupements en 1ère ligne ( 1er et 2ème Btns)
1
en réserve ( 1 Btn et C.A.R.)
- 412è RI : en 1ère ligne : 1er et 2ème Btns
En 2ème ligne : débris de 3ème Btn
23 juillet
à 5 h, la 58è DI attaque après une violente préparation d’artillerie de 3 / 4
d’heure. Elle a pour objectif la croupe Est de la route nationale à hauteur de Taux, en avance
sur les deux DI voisines qui ne comptent déboucher, la 87è DI du rû Gaillot qu’après la chute
de Villemontoire, la 34è DI W de la tranchée du G.M.P., qu’après la progression de la DI au
N. du bois d’Hartennes.
La DI dispose pour l’attaque de deux groupements d’A.S. reconstitués
(environ 35 chars)
- Le 412è RI atteint à 5 h 30 la route nationale entre la tranchée du
G.P.M. et le bois d’Hartennes sur un front de 800 à 900 mètres et repousse à 6 h avec le
concours de l’A.S. une forte contre-attaque ennemie.
- Le 11è Tir. atteint par la gauche la cote 160 en liaison avec le 412è
mais est obligé de stopper devant Tigny.
- Le 6è Tir. atteint par la gauche le ravin S.O. de Villemontoire mais
ne peut déboucher en raison des tirs nourris de mitrailleuses qui partent du village ; sa droite
gagne la route nationale en liaison avec le 412è RI.
A 6 h 30 les éléments avancés du 412è RI franchissant la route nationale
atteignent les lisières ouest de Taux où ils s’emparent de 2 mitrailleuses.
Vers 7 h 45 une violente contre-attaque ennemie débouchant du bois de
Concroix, appuyées par de violents tirs d’artillerie et de mitrailleuses oblige le 6è Tir à se
replier sur la tranchée du G.M.P. D’autre part, de nombreuses mitrailleuses s’infiltrant à
travers les blés du Sud au Nord à l’O. de la route Nle, prennent le 412è RI de flanc et le
forcent à se reporter à 500 mètres à l’O. de la route Nle.
Les pertes sont très élevées, il n’y a plus de réserve de DI ni d’ID. Le
général demande alors au CA de mettre à sa disposition le Btn du 54è RI qui est venu en
réserve de CA remplacer le XIIè Btn malgaches. Le CA faisant connaître qu’il ne peut
acquiescer à cette demande, le Général fait porter les 2 Cies du Génie à Vierzy en réserve de
DI.
A 12 h 45, le 412è RI reprend la progression jusqu’à la route nationale
où il s’organise.
A 13 h le Général prescrit à l’infanterie de garder le contact étroit avec
l’ennemi et en particulier de s’installer solidement sur la route nationale. Il met à la
disposition de l’I.D., outre les 2 Cies du Génie, l’escadron divisionnaire et les chars
disponibles. Il porte en outre à Vierzy le B/on du 54è RI en réserve de DI.
A 15 h, la DI occupe la ligne générale : tranchée du G.M.P., route
nationale à l’O à hauteur de Taux, abords O de Parcy.
192
Pertes : 6è Tir.
: 4 Off. tués (dont le Lt-Colonel Wild)
1000 hommes hors de combat
11è Tir. : 29 Off. et 1170 h hors de combat
412è RI : 28 off. et 900 h
III -Période du 24 juillet 1918 au mois de janvier 1920
NB : J’ai fait débuter cette période qui va de son entrée sur le champ de bataille jusqu’à sa
libération, au 24 Juillet au lieu du 22, par décence pour ceux qui se faisaient faucher au
moment où il arrivait, frais émoulu, de son instruction militaire ! Notons également que la
date de fin de cette période coïncide avec son intégration dans le 14è RTA, au sein de la 129è
DI.
1 - Période du 24 Juillet 1918 au 22 octobre 1918
24 juillet
la 12è DI
La 58è DI moins l’artillerie est relevée dans la nuit du 23 au 24 juillet par
Le Général Cdt la 58è DI passe à 4 h le commandement du secteur au
général Cdt la 12è DI Après relève, la DI vient stationner dans la région de Vivières où elle
est en réserve d’Armée.
QG
: Vivières
ID.
: Soucy
6è Tir. : Longavesnes - Marival
11è Tir. : Puiseux
412è RI : Soucy
T.R.
: sans changement, bivouac de Vivières
Escadron Div. : Vivières
Génie
: 8/13 – 8/63 Vivières PG S de Vivières
P.A.D. : SMI : Bois de Vivières – SMA Vertefeuille
ERD : Bémont
Santé
: G.B.D. S.S.V. Vivières – Amb. Pierrefonds
Intendance : sans chagement
25 Juillet
La 58è DI quitte la Xè Armée et passe à la IIIè Armée en réserve de
G.H.H.. Elle vient stationner dans la zone Lieuvillers et est rattachée au point de vue
administratif au 24è CA (AC St Julien le Pain)
Les éléments non montés, embarqués à partir de 9 h en camions-autos
débarquent dans la soirée à
QG
: Lieuvillers
ID
: Cressonsacq
6è Tir. : Mainbeville (E.M.) Eraine, Ereuse, Bailleul le Soc, F/e
Elogette des bois
11è Tir. : Noroy (E.M.) Angivillers, Erquinvillers Cuignières
412è RI : Cernoy (E.M.) Granvillers Cressonsacq
Génie : C/ies 8/13 et 8/63 Lieuvillers
G.B.D. : Lieuvillers
Groupe d’exploitation : Valescourt
193
Les autres éléments font mouvement par étapes et stationnent le 25 en
fin de mouvement à :
Sery Maqueval : 7.R – 7.R - C.V.A.D.
Roquemont : P.A.D. - P.G.
Trumilly
: G.B.D.
Cavalerie
: Anchel
26 juillet
Les éléments montés stationnent à :
Houdancourt : 7.C. - 7.R . - C.V.A.D.
St-Martin-Longueau : P.A.D. - P.G. - Cavalerie
Bazicourt
: Formations sanitaires
27 juillet
L’A.C.D./58 relevée dans la nuit du 26 au 27 par l’A.C.D./12 vient
cantonner après relève à Retheuil, Morival, Taillefontaine.
Les éléments montés viennent stationner à :
P.A.D. : Labécourt - Bois des moines
Escadron Div. : Lieuvillers
P.G.
: Trois Etots
Ambulance : St Rémy en l’Eau
C.V.A.D.
:
-d28 juillet
L’A.C.D./58 vient cantonner à Séry, Maqueval, Roquemont, Trumilly
Le reste sans changement
29 juillet
Houdancourt
L’A.C.D./58 vient stationner à St Martin Longueau (EM) Bazicourt,
Le C.I.D. se porte à St-Félix, Callouet, Fray s/ bois
Le reste sans changement.
30 juillet
cantonne à :
L’A.C.D./58 arrive dans la zone de stationnement de la 58è DI. Elle
E.M. et1 groupe : Trois Etots
1 groupe : Mainbeville
1 groupe : Rémécourt - Noroy
Le reste sans changement
31 Juillet
L’artillerie de la DI est en cas d’alerte mise à la disposition du 35è CA,
à raison de 1 groupe par D.I. en ligne, les reconnaissances devant commencer aussitôt que
possible.
1er Août
Le général Priou partant en permission de détente, le colonel Brémond
prend le commandement de la D.I.
N.B. J’arrête pour un moment de dévider les informations de ces derniers jours, qui
n’offrent aucun intérêt, pour faire le point, aussi bien à titre personnel que sur le plan général.
Puisque le général commandant la Division part en permission de détente, nous allons en faire
autant ! Revenons un instant sur cette journée du 22 juillet. C’est la date officielle de son
arrivée sur le front. Ce jour là, toute la division est engagée depuis le 20 dans une bataille
sauvage qui aura mis, rien que pour le 6è RTA, en 3 ou 4 jours, près de 2000 hommes hors de
combat, dont 32 officiers ! Ce qu’on peut imaginer, c’est que le bruit de la canonnade a dû
194
parvenir aux oreilles de notre père qui a vu débarquer au cantonnement où il venait d’arriver,
les hommes harassés par ces combats ! Dure entrée en matière et sombres perspectives pour le
futur!
Vous retrouverez, si vous vous munissez d’une loupe, les diverses localités citées dans ce
journal. Ce qu’il faut retenir c’est que le chemin pour le retour est à peu de chose près le
même qu’à l’aller. Cependant, par rapport à 1914, les troupes sont amenées à pied d’œuvre
par « camions-autos ». C’est un grand pas dans la modernité ! Maintenant, qu’en était-il de
l’ensemble de la bataille à laquelle a participé, à son humble niveau, le 6ème Tir. ? Disons tout
de suite que malgré l’apparent échec de cette bataille, ses efforts n’avaient pas été vains. En
fait, dès les premières heures de la première confrontation, la 58ème DI avait, dans un premier
élan, avancé quelque peu vers la route nationale Soissons/Chateau-Thierry sur laquelle il
avait échoué. Les allemands, eux aussi, devaient avoir salement souffert. Dès le 25, le 67ème
Régiment d’Infanterie (garnison : Soissons !) occupait Villemontoire et ce n’est qu’à partir du
28 que la fameuse route nationale, jusque là infranchissable, avait été traversée !
Poche de la Fère en Tardenois
195
Bataille de Vierzy / Villemontoire du 18 au 23 juillet 1918
196
En résumé, la poche que formait le dispositif allemand avait fini d’être résorbée aux
environs des tout premiers jours d’Août. Les américains devaient inscrire leur premier fait
d’arme authentique à cette occasion, notamment dans le fameux bois Belleau, près de
Château-Thierry qu’ils avaient libérée. A l’issue des combats, les allemands se sont retirés sur
les bords de la Vesle. Au total, cette bataille avait permis de faire plus de 20.000 prisonniers,
la capture de 400 canons et de 3300 mitrailleuses !
Vous apercevez entre Soissons et Château-Thierry, un bourg qui porte de nom d’Oulchy le
château, et pour la prise duquel de durs combats avaient eu lieu. C’est là que l’oncle Antoine
MARTINEZ avait débarqué le 9 octobre 1914, en provenance du saillant de Saint-Mihiel,
avant de partir pour sa dernière destination, en Belgique !
Il est temps maintenant de reprendre notre journal de marche, ouf !
2 Août
Le VIIè groupe du 108è R.A. (155 C), affecté comme groupe organique à
la 58è DI débarque en gare de Saint-Just et vie »nt stationner à St-Rémy-en-l’Eau.
Le général Humbert, Cdt la IIIè Armée vient à l’E.M. de la DI et
s’enquiert de la situation de la DI.
Par suite d’un changement de limite entre la Ière et la IIIème Armées, le
35è CA passe de la IIIème à la Ière armée : l’A.D. 58 cesse d’être affectée au 35è CA, en cas
d’alerte, comme artillerie de renforcement.
3 Août
La 58è Di qui avait pour mission en cas d’alerte d’occuper la 2è position entre
Grandvillers-aux-bois (inclus) et la route d’Estrée-St-Denis à Gournoy (incluse) avec contreattaque éventuelle en direction de la cote 79 (2 Km E de Rouvillers) a comme 2è mission
d’occuper la 2è position entre Grandvillers-aux-bois (inclus) et la route Moutiers Lieuvillers
(incluse) avec contre-attaque éventuelle en direction de la Neuville-Roy cote 69 (S.O. de
Moyenneville)
4 Août
Les cantonnements laissés libres par le départ des E.N.E. du 35è CA dans
la zone de stationnement de la 58è DI sont mis à la disposition de la Division pour desserrer
les cantonnements.
5 Août
Par ordre de l’Armée, les mouvements prévus pour l’occupation des
nouveaux cantonnements sont suspendus. Toutefois la Division est autorisée à occuper les
places vacantes à Lieuvillers, Erquinvillers, Noroy
6 août
L’artillerie de la DI est mise à la disposition de la 165è DI (34è CA) pour
une opération propreté (ravitaillement en munitions)
7 août
Par suite de l’arrivée de la 70è DI (QG lieuvillers) la 58è DI reçoit l’ordre
d’évacuer avant le 7 août, 22 h les cantonnements de Lieuvillers, Augivillers, Noroy,
Rémécourt ainsi que la zone située à l’O. de ces cantonnements. La DI reçoit en échange les
cantonnements de Blincourt, Choisy-la-victoire, Avrigny et le bois Favières.
Le stationnement de la 58è DI est alors le suivant :
QG
: Pronleroy (à partir de 21 heures)
ID
: Cressonsacq
6è Tir
: sans changement
Génie
: Cns div. ferme Froyère
197
Escadron Div. : Prouleroy
Form. Sanit. : Prouleroy
Groupe de Rémécourt et A.L.C. : Bois de Favières
C.V.A.D. : Bois de Favières
Le reste sans changement
8 août
L’Art. de la Division monte en position dans la nuit du 7 au 8, à la
disposition de la 165è DI pour l’opération du 10 août.
L’amb. 1/58 se porte à Catenoy
Le reste sans changement
9 août
Par ordre de l’Armée, à 17 h 15, la 58è DI sera alertée le 10 août à partir de
7 h dans ses cantonnements, sacs faits, voitures chargées, les troupes prêtes à rompre après un
préavis d’un quart d’heure.
10 août
La 70è DI se porte dans la région de Moyenneville, Vacquemoulin. Son
PC s’installe à Prouleroy. Par suite l’escadron div. se porte au bivouac dans le bois de
Prouleroy .
Le cantonnement de Grandvillers étant affecté à la 70è DI, le 412è RI se
resserre dans ses cantonnements.
Le reste sans changement
Dans la nuit du 10 au 11, bombardement de trois-Etots par avions. 1 tué
et 12 blessés au 412è R I
11 août
l’AD est remise à la disposition de la DI : elle se regroupe dans la nuit du
10 au 11 dans la région de Prouleroy
La DI cesse d’être en alerte mais les troupes ne doivent pas s’éloigner
des cantonnements (16h 11)
12 août
DI
Le général Priou, rentrant de permission, reprend le commandement de la
L’A.C.D. se porte à Erquinvillers (E.M.) Cuignères (1er groupe)
Noroy (2ème et 3ème groupe)
L’ALC se porte à Rémécourt Lamancourt
Le Génie
à Rouvillers
Le C.V.A.D.
à Estrée St-Denis
Par suite du départ du PC de la 70è DI, l’escadron Div. rentre à
Prouleroy
Le 8è escadron du 5è Spahis affecté à la DI rejoint le P.A.D. débarque à
St-Just et vient stationner à la ferme Elogette.
13 août
La VIIè S.M.A. du 108è R.A.L. affecté à la DI rejoint le P.A.D. à Avrigny
L’interdiction de s’éloigner des cantonnements est levée.
Bataille de Thiescourt et de Noyon – du 14 Août au 4 septembre 1918
Encore une fois, j’interromps ce compte-rendu qui devient vite fastidieux lorsque les
troupes sont dans leurs cantonnements. Nous abordons ici le deuxième grand évènement de
cette campagne où, cette fois, nous savons que notre père y a participé. Il s’agit de l’offensive
menée, cette fois vers le Nord, vers la ville de Noyon. C’est toujours comme ça : quand une
198
offensive se prépare les mouvements de troupes se font plus nombreux et on sent que la
tension monte peu à peu. En fait, les premiers accrochages auront lieu le 19 août mais ces
mouvements s’inscrivent dans le droit fil de l’action et en font partie.
14 août
Une Cie du C.I.D. est transportée par camion-auto à Bailleul-le-Soc pour
travailler à la moisson.
La Division, réserve d’Armée fait mouvement dans la nuit du 14 au 15
et vient stationner sur la crête Belloy-Lataule dans la zone d’Orvillers, Sorel, bois de Rouanée
Mortemer, Lataule, Ressons, Riquebourg, l’Haut-Matz (mouvement à partir de 20h)
I.D.
: Sorel
6è Tir.
: Orvillers, Sorel, Parc de Seychelles, Cuvilly
11è Tir.
: L’Haut-Matz, Riquebourg, la Neuville, Ressons
412è R I : Bois de Romancé, Mortemer, Grand Bois
TC
: avec les RI
TR
: point de regroupement : Rouvillers
Génie
: Cie 8/13, Cuvilly – Cie 8/63 Ressons. PG Lataule
Cavalerie (2 escadrons) : Bois de Lataule
G.B.D. et S.S.V.
: Lataule
L’Art. est mise à la disposition du 34è CA pour une opération propreté
Le reste sans changement
15 août
Le P.C. se transporte à midi au château de Séchelles
Le Q.G. (2è échelon) reste à Prouleroy
Dans l’après-midi, la S.M.I. et la S.M.A. se transportent à Warnavillers
Dans la nuit du 15 au 16, le 412è RI se transporte à :
E.M. 1 B/on
: Braisne
1 B/on
: Villers s/Coudun
1 B/on
: Coudun
16 août
A 18h le 6è Tir. et le 11è Tir. et les deux compagnies du Génie sont alertés,
ils doivent être prêts à faire mouvement à partir de 20 h
Dans l nuit du 16 au 17, l’ID se porte à Chevencourt
Le 6è Tir se porte à Marest sur Matz
Le 11èTir.
à Melicocq (E.M.) La Croix Ricard
La Cie 8/13 stationne avec le 6èTir. La Cie 8/63 avec le 11è Tir.
Le G.B.D. et la S.S.V. se portent la ferme Vaugeulieu (S de
Chevancourt)
17 août
Le 412è RI est alerté pa r le 15è CA dans la deuxième partie de la nuit, à
cause d’une attaque ennemie. L’alerte est levée dans la matinée.
Le Général et l’E.M. (PC) se portent à Brunville où le PC fonctionne à partir
de 8h
Dans la nuit du 17 au 18 la Division relève la 67è DI sur le front de
l’Ecouvillon (inclus) Fe d’Attiche (incluse)
2 R.I. en première ligne ayant chacun, 412è RI à gauche, 11è Tir. à droite, 1
Btn en première ligne et 1 Btn en soutien
1 RI en soutien de CA, dans la région Samson (2Btns Montigny (1Btn)
Relève terminée sans incident à minuit.
Les Cies du Génie se portent à Chevencourt (1Cie) et à Mélicocq (1 Cie)
199
La Division dispose comme artillerie de l’A.P.D. ½ gr du 15 R.A.P., du 1 er
groupe du 213è R .A.P. porté du IIIè gr et du 101è R.A.L. (155 C.S.)
L’A.C.D. /58 rejoint la Division.
Les F.R. se rassemblent à Baugy
Le P.A.D. se transporte au bois de Plaisance
L’E .R.D. à Rémy
L’Amb. 1/58 se porte à Cauly dans la journée du 17
Les deux escadrons se portent à Giraumont dans la nuit du 17 au 18 et le Parc
du Génie à la Croix Ricard
18 août
Le 2è échelon du QG se porte à Bienville. Le resta sans changement.
Journée calme. Quelques tirs toxiques ennemis.
Pertes : 1 tué, 9 blessés, 72 gazés.
19 août
Le 412è RI et le 11è Tir. attaquent à 5 heures après une préparation d’artillerie
d’un quart d’heure.
Le 11è Tir. enlève le bois de la mare aux Chênes et pénètre dans le bois
d’Orval. Le 412è RI s’empare du saillant du bois de la Cave et dépasse la route Thiescourt –
Rébécourt.
L’ennemi multiplie les contre-attaques à partir de 8 h pour s’opposer à
notre avance : Le 11è Tir. ne peut se maintenir dans le bois d’Orval. Une tentative faite par le
11è Tir. vers 10 h pour pénétrer dans le bois de la Carnoy échoue. Un Btn du 6è Tir.
(régiment de réserve) est mis dans la soirée à la disposition de la 123è DI.
Les unités engagées du 412è RI et du 11è Tir. sont ramenées dans la nuit
à leur base de départ pour permettre une intense préparation d’artillerie sur les organisations
ennemies.
Deux prisonniers sont capturés dans la journée.
Pertes : 11è Tir. : 12 off. 400 hommes
412è RI : 6 off. 350
20 août
Après une seconde préparation d’artillerie qui a duré toute la matinée, le
412è RI attaque à 16 h, le Btn Mesnil, à droite, pénètre dans le saillant Sud du bois de la
Cave. Le Btn Bockler, à gauche, atteint les tranchées ennemies à la lisière Ouest du bois de la
Cave.
Un vif combat à la grenade s’engage.
Contre-attaqué, le Btn Mesnil se maintient sur ses positions. Le Btn
Bockler par contre revient à ses tranchées de départ.
31 prisonniers dont 5 off. du 28è Ersatz sont fait au cours de ces
opérations.
Pertes : 412è RI : 2 off. 180 hommes
11è Tir. :
100 21 août
L’ennemi, après avoir violemment bombardé nos premières lignes pendant
la nuit, bat en retraite sur tout le front de la Division.
Ce mouvement est éventé par les patrouilles des B/ons Mesnil (412è RI).
La poursuite est aussitôt commencée.
A midi, le général porte son PC avancé aux carrières de Chevincourt.
L’escadron du 16è Chasseur est poussé sur la ferme la Cense. Les deux
compagnies divisionnaires du Génie se portent à l’Ecouvillon et ferme de la Carmoy pour
assurer la réparation des routes au fur et à mesure de la progression de l’Infanterie.
200
A 16 h nos éléments avancés atteignent la pente Nord du Loermont,
Orval et le bois de l’Oasis. La progression se fait lentement en raison de la chaleur et des
difficultés du terrain.
A la nuit, le 11è T.A. atteignait les lisières Nord de la Connectancourt et
le 412è RI, la route Connectancourt – Thriscourt.
Le 6è T.A. qui avait relevé dans la matinée l’infanterie de la 122è DI,
atteint par ses éléments avancés la Divette en fin de journée.
Deux pelotons de Spahis envoyés en reconnaissance sur Evricourt ne
peuvent franchir la Divette dont les points de passage sont mitraillés par l’ennemi.
L’Artillerie suivant la progression de l’Infanterie s’était mise en batterie à
hauteur de l’Ecouvillon, dans l’après-midi.
Mouvements des organes de ravitaillement.
- Les T.R. se portent à Chevincourt – Melicocq
- Les P.A.D. à Chevincourt
- Le P.G.
à Montigny
Pertes : 7 off. 220 h. tués, blessés ou intoxiqués.
22 août
Une reconnaissance des Spahis parvient à franchir la Divette vers 8 h. Prise
à partie aussitôt par les mitrailleuses ennemies, elle est obligée de repasser la rivière avec
pertes.
Le 412è RI pousse ses avant-gardes jusqu’à la Divette. Le 6è T.A.
parvient à faire passer quelques éléments sur la rive Nord dans la région d’Evricourt.
L’ennemi est fortement retranché sur la rive Nord de la Divette.
Dans l’après-midi, le B/on Donnadieu du 6è Tir. élargissant sa tête de pont
occupe le village d’Evricourt en entier. Il y est renforcé par des éléments du 412è RI.
A sa gauche le B/on Antoinat borde complètement la Divette, mais ne peut
la franchir
A sa droite, le B/on Mesnil du 412è RIO réussit à faire passer une Cie au
pont d’Epinoy.
L’Infanterie s’organise pendant la nuit sur les positions conquises.
Pertes : 3 Off. blessés ou intoxiqués – 150 hommes tués, blessés ou
intoxiqués
24 août
constatée.
Activités de patrouilles pendant la nuit : la présence de l’ennemi est partout
Au cours de la journée, les Btns d’avant-garde continuent à élargir les têtes
de pont par de petites actions de détail. Le 11è Tir. s’empare des boyaux de Ham, de Thorn,
de la tranchée de Rouen et nettoie le bois de l’Ecaille. Un lieutenant et un soldat du 273è Rt
sont faits prisonniers au cours de ces opérations
Le 412è RI au centre effectue la jonction avec la 11è T.A. dans la tranchée
de Rouen.
A gauche, le 6è T.A. pousse ses éléments avancés au Nord de la Divette,
entre le ruisseau et le chemin Evricourt – Guy
Vers 23 h, une reconnaissance ennemie qui tente d’aborder nos lignes vers
le boyau de Thorn est repoussée.
Pertes : 4 Off. blessés ou gazés - 5 hommes tués blessés ou gazés
L’Art. de la 123è DI mise à la disposition de la 58è DI lui est retirée. La
VII/108, groupe de 155 C organique de la 58è DI lui est rendue.
Le T.B. la R.V.F. et le G.E. s’étaient portés dans la matinée à Conduy
201
25 août
Journée calme. Nos patrouilles, actives, se heurtent partout aux barrages de
mitrailleuses ennemies. L’infanterie adverse se montre active. Plusieurs reconnaissances qui
tentent d’aborder nos lignes au cours de la journée, sont repoussées.
Pertes : 2 Off. blessés – 90 hommes tués, blessés ou gazés
26 août
Journée marquée par une assez grande activité des deux artilleries.
Nos patrouilles se heurtent aux mitrailleuses ennemies à la cote 74, à la
ferme Marquey, aux bois Ephémère et à l’Ecaille.
27 août
toxiques.
Journée calme dans l’ensemble. L’ennemi fait un large emploi des obus
A la tombée de la nuit, le 6è T.A. occupe sans difficulté le bois d’Ebène et
la ferme Marquey.
Pertes totales pour la période du 21 au 28 août : 21 Off. 730 h hors de combat
28 août
Les reconnaissances offensives envoyées dès 5 h du matin, ayant signalé
que les positions ennemies avaient été évacuées, la poursuite est aussitôt entamée.
A 8/ h 30, les avant-gardes, après avoir brisé les dernières résistances
ennemies, dépassaient les crêtes du bois de la Réserve. Les gros, à la même heure, avaient
entièrement franchi la Divette.
Vers 10 h 30, nos éléments avancés tiennent la ligne crête de Suzoy (au
N. de Larbroye), crête de Vauchelle, lisière sud du bois des Essarts. A 13 h, le Général cdt la
DI, porte son PC à Evricourt. A la même heure les avant-gardes atteignent la ligne
Porquéricourt – Maigremont. En fin de journée, elles s’installent sur la rive O. du canal du
Nord, à 400 m environ du canal.
La réaction d’artillerie ennemie devient sérieuse. L’Artillerie et le Génie
avaient suivi la progression de l’infanterie. Dans l’après-midi, toute l’artillerie de campagne
avait franchi la Divette et était en mesure d’appuyer l’infanterie.
Dans la soirée :
Les TR se portent à Connectancourt
Les P..A.D.
au sud de Thiescourt
Le P.G.
à Connectancourt
Le G.B.D. et la S.S.V. à Thiescourt
Pertes : 4 Off et 190 h, hors de combat
29 août
Pendant la nuit les Btns d’avant-garde parviennent par infiltration à se
rapprocher du canal qu’elles bordent même sur certains points.
A 5 h 30, le mouvement en avant est repris par les 3 régiments, sous la
protection de l’artillerie.
A 6 h 30 le canal est franchi sur tout le front.
A 8 h, le 6è T.A. avait 2 Btns à l’est du canal. Le btn de tête du 412è RI
avait dépassé de 200 m la route de Noyon à Roye. Le 11è T.A. atteignait avec 2 Btns le Fg
d’Anneris.
La progression est rendue difficile part la nature coupée et marécageuse du
terrain.
En outre, l’ennemi lance deux fortes contre-attaques, une première à 8 h
30 qui ramène le 6è T.A. sur le canal ; une deuxième l’après-midi qui échoue devant nos feux.
Le 412è R I achevant de réduire dans l’après-midi les nids de mitrailleuses
de la vallée de la Vesle, s’empare de la scierie Chatelain.
202
Le Btn d’avant-garde du 11è T.A. occupe de son côté les quartiers de
cavalerie de Noyon.
A 12 h, après une courte et violente préparation d’artillerie, le 6è T.A. et
le 412è RI se portent à nouveau à l’assaut : Le 412è enlève le bois Kara et le bois Kebir. Le 6è
T.A. s’empare des tranchées Nord du champ de manœuvre.
11 s/off. et 56 h du bataillon de chasseurs et du 273è Rt, sont faits
prisonniers au cours de la journée.
Pertes : 12 Off. et 270 h hors de combat.
30 août
Les reconnaissances envoyées au petit jour sur tout le front se heurtent
partout aux mitrailleuses ennemies. Le 6è T.A. réussit néanmoins à pénétrer dans le bois Ilys
d’où il ramène 3 prisonniers du 273.è Rt. Le 412è RI fait 3 Prisonniers du 25è Btn de
chasseurs à l’est de la route nationale.
A 9 h, après une violente préparation d’artillerie, les Rts attaquent à
nouveau. Le 6è T.A. pousse jusqu’au bois des incas, mais ne peut s’y maintenir.
Une nouvelle attaque menée à 15 h ne donne pas de résultat. Seul le 412è
RI réalise quelques progrès au SE de la cote 84.
40 prisonniers des 25è et 26è Btns de chasseurs et du 273è Rt sont faits
au cours de la journée.
31 août
L’attaque est reprise à 10 h après une forte préparation d’artillerie. L’ennemi
déclenche aussitôt un violent barrage d’artillerie et de mitrailleuses.
Le 6è T.A. ne peut déboucher. Le 412è RI progresse légèrement en
direction de Tarlefesse. Le 11è T.A. occupe la partie Ouest de la rue Haute où il fait un
prisonnier.
Pertes : 4 Off. et 190 hommes tués ou blessés
1er septembre
Journée calme : aucune activité de part, ni d’autre.
La Division cède à la division de gauche le front situé à l’ouest du bois de
Kara.
2 septembre
Journée relativement calme : nos patrouilles vérifient partout la présence de
l’ennemi et ramènent 4 prisonniers du 28è Ersatz
L’infanterie s’organise sur le terrain conquis.
3 septembre
dans la soirée.
Journée marquée par une grande activité de l’artillerie ennemie en particulier
L’artillerie française commence des tirs de préparation en vue d’une
opération qui doit s’effectuer le lendemain.
4 septembre
Les patrouilles envoyées au petit jour pour reconnaître les tranchées
ennemies ne sont accueillies que par quelques rares coups de fusil ; celles du 412è RI
atteignent à 6 h 30 la cote 103, celles du 6è T.A. occupent les bois des Incas et de l’Inde ;
celles du 11è T.A. entrent dans Tarlefesse.
Les avant-gardes sont aussitôt poussées en avant pour reprendre le
contact ; elles sont bientôt suivies des gros.
A 9 h les Régiments, précédés de la cavalerie atteignent par leurs
éléments avancés, la ligne Poilbarde – Tarlefesse – Moulin des Carouvelets.
A 10, les têtes d’avant-gardes dépassent la ligne de crête : chemin de la
Croix des 56 voies, mont Siméon.
203
A 10 h 15 les gros d’avant-gardes occupent cette crête.
A 13 h 30, les avant-gardes atteignent le chemin Croix des 6 voies,
Salency.
Le 6è T.A., poussant hardiment de l’avant, capture les débris du 2è Btn
du 71è RI avec son comdt le capitaine Von Remersdorf Parkenski (9 Off. 146 hommes). Un
détachement du 412è RI (1Off. 40 hommes) atteint le village de Grandru.
L’artillerie, pendant ce temps, avait franchi la Vesle et s’était mise en
batterie dans la région O. Et NO de Noyon.
La Division reçoit dans l’après-midi l’ordre de stopper et de se laisser
dépasser par les deux divisions voisines.
A 16 h l’infanterie se rassemble.
L’E.M. dans la région Poilbarbe, Bourbeleuse
412è RI
Tarlefesse
11è T.A.
moulin des Carouvelets
L’artillerie est mise à la disposition de la 70è DI au profit de laquelle elle
doit tirer jusqu’à la limite de portée.
L’escadron de Spahis bivouaque dans la région du moulin des
Carouvelets
Le P.A.D. vient à Orval, Suzoy, Le P.G. à Suzoy
Le G.B.D. et la S.S.V. se portent à Suzoy
Le T.R. et le V.A.D.
sur les pentes du bois de la Réserve
Le QG rejoint le P.C. à Evricourt
5 septembre
Situation sans changement
L’Escadron de Spahis est mis à la disposition de la 70è DI
L’Escadron de Chasseur s est chargé de la police de la circulation dans
Noyon
6 Septembre
La Division fait mouvement et vient stationner :
I.D.
à Chevricourt
6è T.A.
Elincourt, Marest sur Matz
11è TA
Cambronne, Machemont
412è RI
Chevricourt, Mélicocq
Artillerie zone Connectancourt, Orval, Thiescourt
Génie
Montigny
Q.G. et esc. de chasseurs : maintenus à Evricourt
C.I.D.
Rantigny
7 septembre
La Division fait mouvement et vient stationner à :
Q.G.
Estrée St-Denis
I.D.
Mouchy, Humières
6è T.A.
Hernévillers (E.M.), Montmartin, Francières
11è T.A.
Mouchy, Humières (E.M.), Anthenil
412è RI
Marquéglise (E.M.), Ressons/Matz
C.I.D.
Bazicourt le Marais
Artillerie (248è RAC VII/108) Gournay, Neufvy St Maur
P.D.V.
Bilbonne, Waranvillers
Génie
Ferme de Fresnel et sucrerie 3 km N d’Estrée
Cavalerie
Neufvy, Gournay
Formation de l’ Intendance : Estrées St Denis
204
G.B.D. et S.S.V.
: Estrées St-Denis
8 septembre
La Division arrive dans la zone de stationnement définitive : elle est en
réserve d’Armée et relève directement du Gal cdt la IIIè Armée pour l’administration, la
discipline et l’instruction.
Les mouvements ci-après sont effectués :
I.D.
vient à Rouvillers
11è T.A.
Prouleroy (EM), Cressonsacq, Cernoy, Fouilleuse
412è RI
Grandvillers (EM), Beaupuits, Rouvillers,
C.I.D.
Armancourt, Dizancourt-la-Bacotte
Artillerie
Gournay, Neufvy, Moyenneville
Cavalerie
Moyenneville
Le reste sans changement
N.B. Faisons comme ces vaillantes unités, et faisons halte à notre tour pour faire le point sur
ce qui vient de se produire en moins d’un mois.
Et d’abord un petit rappel de ce qui s’était passé dans ce secteur depuis le début des
hostilités en 1914. Notre attention s’était toujours portée, pour des raisons familiales, vers le
front de Lorraine et celui de Belgique où avait combattu notre oncle Antoine MARTINEZ.
C’est pour les mêmes raisons, mais cette fois parce qu’elles nous touchent de très près, que je
fais ce petit résumé.
Lorsque la bataille de la Marne avait pris fin en septembre 1914, les alliés avaient réussi à
repousser les allemands jusqu’à l’Aisne, mais épuisés, incapables de poursuivre les troupes
ennemies en retraite, celles-ci s’étaient retranchées dans des tranchées d’où il avait été
pratiquement impossible de les déloger jusqu’en 1918, mis à part quelques succès sans
lendemain, ou après des efforts démesurés, aussi vains que coûteux en vies humaines (Chemin
des dames, bataille de la Somme).
Lorsque les russes et les allemands signent une paix séparée, ces derniers peuvent envoyer
sur le front occidental des réserves si importantes que le cours de la guerre a failli basculer en
leur faveur au printemps de 1918. Ce n’est qu’avec l’arrivée massive de renforts américains
que la tendance s’inverse.
Nous venons de voir ce qui venait de se passer au milieu du mois de juillet, lors de la
bataille où avait été engagé le 6è R.T.A., au Sud de Soissons. Tout de suite après, la poche
allemande tombait tandis que le régiment, durement accroché, revenait sur ses bases de départ
pour se reposer…et recevoir de nouveaux renforts ! Gageons que c’est dans ce cadre là que
notre père s’est trouvé à son tour en première ligne !
Jusqu’au 13 août, c’est le calme complet. Mais, bien entendu, la guerre continuait tout
autour de ce havre de paix ! Les anglais venaient de déclencher ce qui serait la deuxième
bataille de la Somme et il était vital que l’offensive bénéficiât du soutien des français. Ce qui
est étonnant avec nos amis anglais, c’est qu’on les retrouve toujours très près des acteurs
familiaux de cette histoire de fous ! Antoine MARTINEZ dans l’Aisne et en Belgique, et
maintenant notre père, juste à la jonction des deux armées alliées, dans la région de Noyon !
.
Noyon : Jamais je n’aurais pu imaginer, alors que j’y ai séjourné plusieurs fois dans les
années 80/90, qu’autour de cette ville si paisible, l’enfer se soit déclenché quelques soixante
205
ans plus tôt ! Et encore moins que notre père ait pu s’y trouver à risquer sa vie ! Je n’insiste
pas puisque j’en ai déjà parlé dans un contexte plus général. Revenons à l’Histoire !
Il faut savoir que l’Oise a vu s’affronter les deux camps pendant ces quatre années avec des
allées et venues sans grande signification, Cette région qu’on appelait la « petite Suisse » a
beaucoup souffert de cette situation ainsi que l’attestent les stèles commémoratives et les
ruines qui parsèment son paysage.
Lorsque la 58è DI, et parmi les unités qui la composent le 6è RTA, participe à la bataille
pour sa libération, c’est la troisième bataille qui s’y déroule. La ville avait été prise le 30 Août
1914, puis pour des raisons tactiques, abandonnée par les allemands en 1917. Lorsque
l’offensive de mars 1918 se déclenche la ville est de nouveau prise. Pendant plusieurs mois,
ce sont les batteries françaises qui vont y faire de plus de dégâts, afin d’empêcher le parti
adverse de s’y installer solidement !
Nous voici donc parvenus fin août 1918 et le sort des armes nous est favorable. Cette fois-ci
la ville sera définitivement libérée non sans qu’elle subisse encore de lourds dégâts, cette fois
du fait des allemands ! Au total la Division aura avancé de plus de 20 Km, distance
phénoménale dans le contexte de cette guerre de position !
Quid de notre régiment pendant cette phase des combats ? Le texte cocardier que je consulte
parle de 450 survivants ! Cela me parait incroyable si on se reporte à l’effectif d’un régiment
en temps de guerre ! Si on fait le rapprochement avec l’effectif du 15è RI d’Albi en août
1914, qui compte quelques 3300 hommes et officiers, cela parait démesuré ! Bien sûr, les
effectifs pouvaient être différents en fonction des armes (artillerie, cavalerie, infanterie…)
mais de là à avoir des pertes de l’ordre de 2 à 2500 hommes, pour cette seule unité, cela me
parait invraisemblable. En effet, si on veut bien additionner toutes les pertes de la Division
qui, si elles ne sont pas négligeables, n’ont rien de l’hécatombe du mois de juillet ! Il est vrai
aussi que les pertes ne sont pas mentionnées pour l’ensemble de ces derniers jours de la
bataille et qu’elles ont dû être sensibles !
Quoi qu’il en soit, les survivants, dont notre père, devaient avoir eu le sentiment, plus
souvent qu’à leur tour, d’avoir vécu leur dernière heure ! D’où le relatif mutisme sur cette
page de son vécu !
206
Voici, pour clore mon propos, une photo que je trouve assez représentative de ce qu’était les
hommes qui composaient cette unité. Peut-être pas égaux devant les faits quotidiens, mais
égaux dans la mort !
Comme j’ai un peu de place, j’en profite pour faire remarquer que, comme cela s’était
produit lors de la première bataille, au Sud de Soissons, tous les hommes sont ramenés à leur
point de départ, loin du front, pour refaire leurs forces. Cette situation ne se reproduira plus
jusqu’à la fin de la guerre, tant le recul des allemands sera continu. Mais ceci est une autre
histoire !
Je joins ci-dessous deux documents qui devraient permettre à ceux qui s’intéresseraient de
près au déroulement de ces opérations, de se faire une opinion.
- La première est une photographie des positions des alliés au moment où va se déclencher la
bataille de Noyon et comment elle s’articule avec le reste du front.
207
Carte du dispositif au moment de l’attaque vers Noyon
- La deuxième est centrée sur le dispositif français. Bien que cette carte ne soit pas très
lisible, on aperçoit vers le bas, a gauche, Compiègne, mais ce qui me parait plus important,
c’est qu’on visualise la position de la 58è DI ainsi que les divisions voisines avec lesquelles
un échange continuel de bons procédés avait lieu !
208
-
Bataille autour de Noyon (6è RTA) du 13 août au 7 septembre 1918
209
Reprenons le cours de la lecture du journal de marche et signalons seulement que le repos
auquel ces soldats avaient eu droit avait duré jusqu’au 22 septembre.
9 septembre
Situation sans changement
10 septembre
Le colonel Brémont, Cdt l’I.D., placé en stage de commandement
auprès du Col. Cdt l’I.D./70 est replacé dans le commandement de l’I.D. pazr le Lt-col.
Kieffer, chef d’Etat-M du 2è CA.
Le 4è Btn du 64è R.I.T. affecté à la Division comme byn de
pionniers, vient cantonner à Cernoy
Le reste sans changement
11 septembre
Les Cies divisionnaires du Génie 8/13 et 8/63 sont mises à la
disposition du 5è Génie à Noyon pour travailler à la réfection de la voie ferrée.
Le B/on territorial de pionniers vient stationner à Ereuse, Eloge des
bois
12 septembre
Situation sans changement
13 septembre
L’ambulance 1/58 se porte de Foyel à Canly
14 septembre
Par suite du retrait de la IIIè Armée, la Division passe à o heure sous
ère
les ordres de la 1 Armée
Stationnement sans changement
15 septembre
Situation sans changement
16 septembre
Situation sans changement
17 septembre
Le C.I.D. se porte de Dizocourt-la-Bacotte à Bailleul-le-Soc
L’ambulance 1/58 vient stationner à Estrées St-Denis
Le général Pétain, Cdt en chef des armées françaises vient à Estrées
St-Denis, où il reçoit le général Priou, Cdt la DI et les chefs de corps.
18 septembre
Situation sans changement
19 septembre
Situation sans changement
20 septembre
Les Cies divisionnaires du Génie 8/13 et 8/63, éprouvées par une
violente épidémie de grippe, sont appelées de Noyon et isolées dans le cantonnement de la
ferme Fresnel
Le reste sans changement
21 septembre
Neuville Roy
Les deux escadrons divisionnaires se portent de Moyenneville à la
Le reste sans changement
22 septembre
Situation sans changement
210
23 septembre
Sur l’ordre de l’Armée, la Division est alertée à 11 h 30, elle doit se
tenir prête à faire mouvement par voie de tertre le 24.
De l’Oise à la frontière belge
Voici que s’amorce la dernière phase de la guerre. Bien que selon toute vraisemblance il
était à peu près certain qu’on s’acheminât vers la fin de la guerre, personne n’aurait parié, je le
pense, sur sa proximité. Ce devait être comme un corset qui craque ! En à peine plus de trois
mois, c’en était virtuellement fini de ce cauchemar qui venait de durer 51 mois! Songez à ce
qu’écrivait, dans les premiers mois de cette guerre, l’oncle Antoine Martinez à ses parents
lorsqu’il leur disait que cette guerre ne devait pas durer ! Mais au moment ou démarre la
course folle à la frontière belge, chaque soldat devait craindre pour sa vie. C’est que, loin de
fuir comme des lapins, la résistance des allemands allait être acharnée et émaillée de combats
qui, pour être d’arrière-garde, n’en étaient pas moins meurtriers. Signe de l’accélération du
processus les noms des localités changent continuellement et, si on veut bien se référer à la
carte, on constate que toutes ces localités sont sensiblement éloignées les unes des autres.
Quand il est question de poursuite d’un ennemi qui met à profit la nuit pour se replier, celle-ci
représente plusieurs kilomètres avant de rencontrer un nouveau point de résistance.
En ce qui concerne les cartes, et justement parce que la distance franchie dans cette dernière
phase de la guerre n’a plus rien de commun avec les déplacements de quelques centaines de
mètres des batailles rangées des semaines précédentes, il m‘a fallu séparer en 3 cartes qui se
recoupent, surtout celle du centre, le chemin parcouru ! Au total quelques 80 Km, à pied,
entre le 25.09 et le 11.11.1918 !
24 septembre
La 58è DI, à l’exception du C.I.D. maintenu à Bailleul-le-Soc et des
Cies divisionnaires du Génie maintenues à la ferme Fresnel, fait mouvement dans les
conditions ci-après.
Q.G.
Maintenu à Estrées St-Denis
I.D.
Marchemont
6è T.A.
Thiescourt, Connectancourt, Orval-ville
11è T.A.
Marnil, La Motte , Bellinglise, Le plessier, Margny
412è RI
Antoval, Cambronne, Béthancourt, Marchemont
Artillerie (248è R.D.C. VII/108, P.A.D.) Elincourt, Samson, Marest-sur-Matz,
Chevricourt
Cie de Parc du Génie - Montigny
4è Btn du 64è R.I.T.
Melicocq
Cavalerie
Evricourt
C.V.A.D.
Vandelicourt
G.E. - T.B. - R.V.F. maintenus à Moyennevile, Estrée
Ambulance 1/58 - G.B.D. - S.S.O. Vangelieu, la Croix Ricard
25 septembre
La Division fait mouvement et vient stationner
Q.G.
à Guivry
I.D.
Guiscard
6è T.A.
Villeselve, le Plessis patte-d’Oie, Berlancourt
11è T.A.
Quesmy, Maucourt, Beaugies
412è RI
Triancourt, Béthancourt, Guiscard, Buchoire
Artillerie ( 248è R.A.C. VII/108 et P.R.D.) Fréniche, Frétoy, Minancourt
Génie, Cie du Parc St-Martin (2 Km 5 de Guiscard)
211
Btn territorial
Cavalerie
Santé
C.V.A.D.
Grisolles, Rimbercourt
Bussy
Genvry
Genvry
C.I.D. Wacquemoulin
26 septembre
La 58è DI est mise à la disposition du 8è C.A. pour relever les 37è et
123è DI (La 377 DI avec 2 Rgts, 6è RTA et 412è RI – La 128è avec 1 Rgt, 11è T.A.
Reconnaissances dans la journée.
Commencement de la relève dans la nuit du 26 au 27
2 Btns du 6è T.A. relèvent les Btns du 2è et 3è ligne du 411è
RT (Rt de gauche de la 123è DI)
1 Btn du 6è T.A. relève le Btn de 2è ligne du 6è RI ( Régiment
du centre de la 123è DI)
1 Btn du 412è RI relève le Btn de 3è ligne du 6è RI
2 Btns du 412è RI relèvent les btns de 2è et 3è ligne du 12èRt
(Btns de droite de la 123è DI)
Le 11è T.A. relève avec 1 Btn, le Btn du 2è Zouaves (37è DI)
sur la position de résistance. Il porte 2 btns dans la région de Véry, Noureuil
L’Artillerie de la 58è DI (248è RAC VII/108) relève par moitié
l’artillerie des 123è et 37è DI
27 septembre
Continuation et fin de la relève des 37è et 123è DI par la 58è DI
dans la nuit du 27 au 28
Le Btn du 6è T.A. venu la veille en 3è ligne relève le Btn de 1ère ligne du
412è RI
Les 2 Btns du 412è RI venus la veille en 3ème ligne, relèvent en 1ère ligne
les 6è et 411è Rt
Les 2 Btns du 11è T.A. , venus la veille dans la région de Véry-Noureuil
relèvent le Btn du 2è zouaves aux avant-postes et le Btn du 3è zouaves au Sud du canal
L’A.D./58 relève par moitié l’A.D./37 et l’A.D./123
Les 2 Cies divisionnaires du Génie de la 37è DI sont maintenues en
secteur à la disposition de la 58è DI pour remplacer les Cies 8/13 et 8/63, momentanément
indisponibles
La Cie 19/1 vient stationner au bois de Frière-Fallouël
La Cie 19/51 reste cantonnée à Coudreu
La cavalerie se porte à Commenchon
Les 4 Btns du 64è R.I.T. à Villequiers-Aumont
T.R.
: Abbécourt
C.V.A.D. : Abbécourt
T.B. - R.V.F. : Noyon
Amb. 1/18 : Abbécourt
G.B.D. et S.S.O. : Chauny
Parc du Génie : Abbaye de Villequiers-Aumont
P.A./D. : Ognes E.P.D. : Baboeuf
28 septembre
Le Q.G. se tranporte de Genvry à Ugny-leGay, où le génér al prend à
8 h le commandement du secteur.
Journée calme. Aucune activité de part ni d’autre. 2 groupes du 75 et
le 11/108 sont mis à la disposition de la 60è DI
29 septembre
Journée et nuit très calmes, patrouilles de reconnaissance du 412è RI
sur la chaussée Travecy – Achery
212
Extension du front de la Division jusqu’au Vert Chasseur (exclus)
au Nord de Vendeuil : 1 Btn du 6è T.A. relève 1 Btn du 412è RI
30 septembre
Journée très calme. 2 sections du 11è T.A. s’emparent de la tranchée
ennemie qui borde la carrière du Tas de sable, à l’est du stand de Farguiers.
Une Cie du Btn de pionniers est mise à la disposition du Génie du
C.A.
Le groupe de 75resté à la DI se met en batterie au sud du fort de
Vendeuil
1er octobre
Activité de nos patrouilles pendant la nuit. Deux reconnaissances du
6è T.A. envoyées sur Choigny et Mayot trouvent le contact sur le canal. Une forte patrouille
poussée par le 11è T.A. sur le faubourg St-Firmin est accueillie à coups de grenades et de
M.W. et engage au retour un vif combat avec un détachement ennemi.
Pertes : 412è RI : 4 blessés, 2 intoxiqués
11è T.A. : 1 disparu
2 octobre
Journée calme. Une cie du 11è T.A. chargée de nettoyer la rive Ouest
du canal devant la Fère, est violemment contrattaquée et engage avec l’ennemi un vif combat.
L’escadron de Spahis est poussé au petit jour dans les bois au Sud de
Liez.
2 groupes de 75, prêtés à la 60è DI sont rendus à la Division. Ils se
mettent en batterie l’un devant Liez, l’autre dans la région de Travey
Les 2 Cies du Génie de la 37è DI sont rendues à leur DI et
remplacées par une Cie de la 67è DI
Pertes : 6è T.A. : 1 tué, 1 disparu
412è RI : 1 tué
11è T.A. : 1 tué, 7 blessés, 11 disparus (dt le S/Lt Sellal
(blessé).
3 octobre
Journée calme. Une patrouille du 11è T.A. traverse Beautor qu’elle trouve
inoccupé et essuie le feu de mitrailleuses ennemies en arrivant sur l’Oise.
La limite entre le 6è T.A. et le 412è RI est reportés à la carrière Sud de
Vendeuil
4 octobre
Journée calme. Le Génie entreprend la construction de deux passerelles
sur l’Oise à Vendeuil. La Cie du Génie d’armée 20/556 est mise à la disposition de la DI
Relevé du 11/412 aux avant-postes par le III/412 et du 1/6 par le III/6
Mise en batterie de 4 pièces de 77 affectées au secteur de la DI
5 octobre
Journée extrêmement calme sans activité marquée de part, ni d’autre.
6 octobre
Activité de patrouilles pendant la nuit. L’une d’elles (11è T.A.) tombe
dans Beautor sur un parti d’ennemis qu’elle met en fuite.
L’escadron de Spahis est ramené à Commenchon. Le VII/108 retiré de
batterie est mis à la disposition du 15è C.A. au bois d’Héduon.
Pertes : 11è T.A. : 1 tué, 1 blessé
213
1 - Du 23 Septembre au 14 octobre : combats à Vendeuil
214
2 - Du 15 octobre au 7 novembre : combats à la Hérie
215
7 octobre
Journée calme. Activité de patrouilles
Pertes : 11è T.A.: 1 tué, 1 blessé
8 octobre
Reconnaissances offensives du 412è RI et du 6è T.A. à 16 h avec
préparation d’artillerie.
La reconnaissance du 412è RI sur Achery est arrêtée par des feux de
mitrailleuses partant de la berge du canal.
La reconnaissance du 6è T.A. ( 1ère Cie) atteint le canal dont elle longe
la rive ouest jusqu’à une cinquantaine de mètres du pont détruit ; elle ne peut progresser plus
avant, arrêtée par un violent barrage d’artillerie et le tir nourri de mitrailleuses ennemies.
Pertes : 6è T.A. 6 blessés dt le Lt-Col. Poulet, Comdt le Rt et
ère
l’interprète de 1 classe Pozzo di Borgo.
Relève du 1/11 T.A. aux avant-postes par le III/11 T.A.
9 octobre
Une nouvelle reconnaissance du 6è T.A. à 6 h est arrêtée au même point
que la veille par un barrage de grenades et de mitrailleuses.
La Cie Bonjour (9è Cie du 6è T.A.) réussit à occuper la berge Ouest de
canal devant Vendeuil et à s’y maintenir.
Le groupe d’A.L.C. de la 60è DI est rendu à cette D.I.
10 octobre
Une forte reconnaissance poussée sur le pont du canal par le 412è RI à
16 h après une sérieuse préparation d’artillerie ne peut franchir le canal, arrêtée par un barrage
d’artillerie et de mitrailleuses très nourri.
11 octobre
Journée et nuit très calmes.
Le P.C. de la DI se porte à la ferme de Rouez. Le 412è RI occupe le
front de l’Oise, d’Alaincourt (exclus) à Thénelles (inclus)
Pertes : 11à T.A. : 1 blessé
Activité marquée de l’artillerie ennemie.
Un détachement du 11è T.A. met en fuite à coups de grenades un
groupe ennemi à la carrière des Crapouillots, mais ne peut pénétrer dans St-Fir min
Le 412è RI repousse un coup de main ennemi sur le poste de la
passerelle de Mézières.
Pertes : 412è RI : 1 tué, 1 blessé
6è T.A. : 2 blessés
13 octobre
La Division reçoit l’ordre de forcer les passages de l’Oise d’une part sur
Brissay, Choigny, d’autre part vers Sery-les-Mezières
L’attaque a lieu à 15 h. Les 1er et 3è Btns du 412è atteignent le canal et
entreprennent la construction de passerelles, malgré le tir des mitrailleuses ennemies.
Le 3è Btn du 6è T.A . attaque en direction de Brissay, Choigny. Deux
sections parviennent à s’emparer du pont sur le canal, après en avoir chassé l’ennemi.
Pendant ce temps le 11è T.A. a occupé la Fère, opéré la jonction au
faubourg Notre-Dame avec la 67è DI puis poussé 1 Btn entre le Parc et les Travers.
Pertes : 412è RI : 4 tués dt le Lt Decroix, 19 blessés, 2 disparus
11è T.A. : 1 tué, 2 blessés
6è T.A. : 4 blessés
12 octobre
14 octobre
La Division attaque à 8 h.
216
Au nord, les 1er et 3ème Btns du 412è RI tentent sans succès de franchir
le canal.
Au centre une Cie du 6è TA. Atteinte le bras Est du de l’Oise sans
pouvoir la franchir. Une autre Cie progresse en direction du saillant de Mayot.
Au Sud, le 3ème Btn du 11è T.A. parvient à jeter une passerelle sur la
terre et à faire passer au Nord de la rivière une section qui progresse d’environ 300 m en
direction d’Archéry.
Pertes : 412è RI : 21 blessés dt le S/Lt Marty, 7 gazés
6è T.A. : 7 tués, 7 blessés
11è T.A. : 3 blessés
15 octobre
La Division continue ses attaques et réalise quelques progrès en dépit de
la résistance de l’ennemi.
A 8 h 05 la Cie de tête du 11è T.A. réussit à enlever une barricade
défendue par une mitrailleuse sur la route les Travers – Archéry
A 9 h une section parvient à franchir la Serre au bois des Moucherons
et à s’établir sur la rive Nord après en avoir délogé l’ennemi à coups de grenades.
A 13 h le 11è T.A. attaque à nouveau. : une Cie réussit à franchir la
Serre et à s’emparer des bois du Colibri et du Léopard ; en fin de journée tout le Btn d’avantgarde est passé au nord de la Serre. A 17 h 10 le 6è T.A. attaque à son tour : La 10è Cie
franchit l’Oise après un vif combat à la grenade au pont détruit de Choigny et s’empare des
premières maisons du village où elle fait 7 prisonniers des 445è et 446 Rt.
Toutes les tentatives du 412è R I pour franchir le canal au cours de la
journée ont échoué.
Le 112è R.A.C. porté est mis à la disposition de la DI
Pertes : 412è RI : 4 blessés, 2 gazés
6è T.A. : 1 tué, 30 blessés dt le S/Lt Leconte
11è T.A. : 2 tués, 19 blessés
16 octobre
Les attaques sont poursuivies tout le jour avec la plus grande énergie :
l’ennemi régit violemment à toute tentative de progression.
Au Nord le 412è RI se heurte partout à des barrages nourris de
mitrailleuses et de M.W.
Au centre le 6è T.A. ne parvient pas, malgré ses attaques 3 fois
répétées, à élargir ses gains de la veille. Il repousse à 11 h une forte contre-attaque.
Au sud, le 11è T.A. réussit à atteindre la lisière Sud d’Arbery et
conserve le terrain conquis, malgré deux fortes contre-attaques à 15 h et à 16 h. Dans la
soirée, le 1er Btn franchit la Serre. Le II/6 T.A. relève le III/6 T.A. devant Choigny.
17 octobre
Le 11è T.A. attaque à midi, aux prix d’efforts inois ; il réussit à prendre
pied dans les tr. Du mistral et du Mandain où il fait deux prisonniers du 447è Rt. A 18 h il
repousse la contre-attaque du 447è Rt amené en hâte de l’arrière et conserve intégralement le
terrain conquis.
Ce beau fait d’armes lui vaut d’être cité sur le champ de bataille à
l’ordre de l’Armée pour son héroïque ténacité.
Les pertes totales pour les journées des 16 et 17 octobre s’élèvent à 70
tués et 380 blessés, dont 6 officiers.
18 octobre
L’ennemi décolle pendant la nuit et la poursuite est entamée aussitôt. A
8 h le 6è T.A. opère sa jonction avec le 11è T.A. dans la tranchée des Muscadins.
217
Le fort Mayot est occupé à11 h par le 11è T.A.. A 16 h le 412è RI
atteint par ses éléments avancés le moulin de Séry-les-Mezières.
A 16 h Renansart est dépassé.
En fin de journée, la Division tien t par ses éléments avancés la ligne
Moulin détruit de Séry, voie romaine Séry, Surfontaine, Lisière O de Surfontaine, carrière 500
m N.E. de Renansart.
Les 4 Cies du Génie prêtées à la Division par le 20è C.A. lui sont
rendues.
30 prisonniers ont été faits pendant la journée.
19 octobre
le 412è RI et le 6è T.A. sont relevés en fin de nuit par des unités du
XXè C.A. Ils se portent après relève dans la nouvelle zone d’action de la Division, derrière le
11è T.A.
Le 11è T.A. reprenant au petit jour le mouvement en avant, occupe à 9
h 30 Fery-le-Noyer. A 15 h 30 il atteint la ferme Ferrière malgré le tir nourri des mitrailleuses
ennemies ; mais violemment attaqué à 17 h 30 il ne peut maintenir ses gains.
L’Artillerie qui a franchi l’Oise pendant la nuit se met en position dans
la région de Renansart. Le P.C. de la D.I. vient à Quesnoy. Da gazés dt 3 Off.ns la nuit du 19
au 20 le 412è RI relève le 11è T.A. qui passe en 2ème ligne.
2 - Période du 20 octobre 1918 à février 1919
Permettez-moi de m’arrêter pour souffler un peu, moi aussi ! Je vais conserver le compterendu des opérations des 20 et 21 Octobre puisque nous savons d‘ores et déjà que des
éléments du 6è RTA (16ème Bataillon) vont rejoindre la 129è DI le 22 octobre où ils
participeront à la constitution d’un nouveau régiment, le 14ème Régiment de Tirailleurs
algériens ! Comme vous le remarquez, il n’y a aucune mention du fait que 6è RTA se trouve
amoindri. Bien au contraire, si le régiment est relevé en fin de nuit du 19, et qu’aucune
activité le concernant ne soit mentionnée pour le 20, il participe activement le 21 encore à des
combats, en 1ère ligne ! Je pense que c’est cette journée de calme relatif qui a permis
l’ « exfiltration » du bataillon qui part en renfort de la 129è DI ! Toutefois, ce n’est pas là la
seule ponction qui soit opérée sur le 6ème, puisque le 31 Octobre un nouveau bataillon, cette
fois le 15è, en provenance du 6è RTA allait étoffer le petit nouveau ! Je pense que c’était
comme ça qu’on créait de nouveaux régiments, en affectant aux jeunes en formation des
éléments aguerris, tandis que de nouvelles recrues venaient combler les vides, ce qui explique
que le 6è, réduit des 2/3, ait pu continuer de tenir sa place dans la 58è DI jusqu’à sa
dissolution et être versé dans l’Armée d’Orient quand celle-ci s’est constituée. Et on ne peut
nier que les « vétérans » du 6è avaient de la «bouteille » après toutes les épreuves sanglantes
que le Régiment avait traversées.
Notons que les combats du 19 se déroulaient à RENANSART, commune de l’Aisne, à une
petite quinzaine de Km au Sud-Est de ST-QUENTIN, et que le 22, réception de l’unité était
faite à VARANGEVILLE pour ce qui concerne le 16è Bataillon! De même, pour le 15è
Bataillon, parti de la région de La HERIE (voir carte) vers le 30 et arrivé à son tour dans ce
même VARANGEVILLE, le 31 octobre. Alors que la progression en zone de combats avait
été d’une quarantaine de km en un mois, d’un bond, d’un seul, ces deux unités se trouvaient
projetées à 230 Km à vol d’oiseau, devinez où ? En Lorraine, et pas n’importe où : pile, poil
au même endroit où notre oncle Antoine MARTINEZ avait combattu en août/septembre 1914
et remporté (pas seul) la bataille de ROZELIEURES !
218
Déplacement des 15è et 16è Bataillons du 6è RTA vers affectation au 14è RTA
219
Quel retournement des faits ! Comment ne pas être « interpellé » par cette étrange
coïncidence ? En effet cette commune de Meurthe-et-Moselle, faisant partie de
l’arrondissement de NANCY et du canton de Tomblaine, a connu le frisson de l’invasion
allemande lors de l’offensive qui avait ramené nos troupes, très avancées en Territoire Lorrain
sous annexion allemande, à l’extérieur de celui-ci, puis avaient avancé jusqu’à LUNEVILLE,
un moment perdue. Plus précisément, elle est située sur le cours de la Meurthe et le canal de
la Marne au Rhin, entre Nancy et Lunéville !
Je viens de citer la bataille de ROZELIEURES où un p’tit gars de Sidi-Bel-Abbès avait fait
acte de courage, et voilà que sur ces mêmes terres, un autre p’tit gars de Sidi-Bel-Abbès,
venait se frotter aux mêmes ennemis ! L’un se trouvait là au moment de la grande bataille de
la Marne, en Septembre 1914, contemporaine de celle de Rozelieures, et l’autre s’y retrouvait
au moment de la contre-offensive qui faisait suite à la Seconde bataille de la Marne, en
Octobre 1918! Quelques quatre ans plus tard ! L’un avait disparu en Novembre 1914 et l’autre
survivrait puisque je rapporte ces faits enfouis dans des archives jusque là inexplorées.
Chacun sait que cette portion du front était restée parfaitement neutre pendant toute la durée
de la guerre, et justement puisque nous y sommes, jusqu’à l’offensive finale de
Juillet/Novembre 1918 dont nous venons d’étudier quelques aspects. D’ailleurs, quand on lit
les comptes-rendus des opérations de la 129è DI entre la fin octobre et le jour de l’armistice,
on voit bien que les uns et les autres sont comme installés à demeure avec des secteurs bien
délimité (A,B,C) des avants- postes, certes, mais aussi des lignes de résistance parfaitement
organisées ,qu’il n’est même pas besoin de signaler par le nom des localités par lesquelles
elles passent !! La présence même de bavarois en face de nous a quelque chose de « pot-aufeu » ! Et que dire de certains noms visiblement forgés pour les besoins de la cause
(mitraillette, Foch, Maunoury, Joffre, Olga, Alexis) ! Cela ne veut pas dire que cette division
avait eu la vie belle pendant toute la durée de la guerre : on la trouve, très près de la 58è DI,
lors de la contre-offensive d’Août 1918 ! On peut même penser que son arrivée dans ce
secteur relativement calme avait valeur de reconnaissance de l’effort fourni ! Pourquoi une
telle affectation sans risque excessif ? Je pense que l’idée d’envoyer des troupes en Orient
devait déjà avoir fait son chemin et qu’on regroupait les hommes les moins susceptibles de se
plaindre de devoir rester sous les drapeaux encore pendant une durée indéterminée : les
indigènes d’Afrique-du-Nord, parmi lesquels les français de fraîche date « fils d’étranger »!
Fais-je du mauvais esprit ? Je ne pense pas être loin de la vérité.
Mais puisqu’il est question de ce Régiment que nous découvrons, à peine sorti de ses
langes, et auquel nous devons nous intéresser, rendons-lui honneur, comme il se doit ! Les
sources sont désespérément parcimonieuses sur tout ce qui peut en être dit. A peine créé, il ne
pouvait pas se prévaloir d’un passé glorieux ! Aussi, intervenant au moment où la messe était
dite, terminera-t-il la guerre sans citation et sans palme ! Son seul titre de « gloire » aura été,
si on se réfère aux inscriptions portées sur son drapeau, sa participation aux opérations du
Maroc dans l’entre-deux guerres.
Son existence, pour la période qui nous concerne, est attestée seulement dans la composition
de l’Armée du Danube : Les trois bataillons du 14è de Marche ont formé le 22è de marche.
Cette transformation explique la mention du 22è Tirailleurs dans la liste des affectations qui
figure sur le document fourni par notre père. Ce n’est pas à proprement parler un nouveau
régiment, mais le même sous une appellation différente ! Ce devait être sa désignation dans
l’armée du Rhin destinée à aller en Orient. Comment s’est-il retrouvé de nouveau dans le 6è
220
Tir, après mention d’un passage par le 5è Tir., à moins que ce 5è Tir, ne soit le 6è, avec une
faute de numérotations ? En effet, affecté à la 74è DI, cette unité y était resté jusqu’à la fin de
la campagne. Que viendrait-elle faire dans cette galère ? Mystère ! Ce qui est certain, c’est
que l’adresse à laquelle il attend le courrier, à peine arrivé, est celle du 6è tirailleur, 15è
bataillon, 59è compagnie, Secteur 503, Armée d’Orient, et qu’elle semble définitive et fort
complète ! C’est bien dommage que nous n’ayons gardé que cette lettre. Il semblait
correspondre beaucoup avec ses parents et peut-être en aurions-nous appris un peu plus !
Encore un peu d’histoire : Les Etats-Majors des 6 régiments restés en France et sur le
Rhin incorporent chacun trois nouveaux bataillons soit, concernant nos deux unités :
- Le 6è de marche reformé avec XVII/4, XIV/6 et XV/8
- Le 14è de marche reformé avec les XVI/1, XVIII/5 et XVII/9
En somme, tous les soldats de deux unités n’ont pas eu l’insigne honneur d’aller trainer
leurs bandes molletières dans les Balkans ! Certains s’en sont vus dispensés !
En définitive, le 14è Régiment de Tirailleurs sera basé au Maroc en compagnie des 13è et
15è, tandis que le 6è restera basé à Tlemcen…jusqu’en 1962 ! Voici donc ces deux journées
de transition.
20 octobre
Le 412è RI attaque à 7 h 30, après une courte préparation d’artillerie. Le
Btn de gauche progresse légèrement sur les pentes de la cote 129. Le Btn de droite est arrêté
par le tir des mitrailleuses de la ferme Ferrières.
L’escadron de Spahis vient à la Fère.
Les T.R. et le P.A.D. à Vendeuil
Les C.B.D. et la S.S.O. à Archery
21 octobre
Le 412è RI et le 6è T.A. attaquent à 14 h. Des éléments du 1er Btn du
412è RI réussissent à atteindre le premier réseau ennemi, sans pouvoir y pratiquer des
brèches.
221
Le 1er Btn du 6è T.A. pénètre dans le bois de Ferrière mais n’en peut
déboucher.
Une nouvelle attaque déclenchée à 16 h 20 n’obtient aucun résultat.
L’artillerie ennemie réagit fortement en particulier par obus toxiques.
Des patrouilles envoyées dans la nuit pour cisailler les réseaux n’y
peuvent parvenir
Pertes : 412è RI : 5 tués, 85 blessés dt 3 Off. 16 gazés
6è T.A. : 2 tués, 11 blessés, 2 disparu, 1 gazé
11è T.A. : 3 blessés
Voilà, fin des faits rapportés sur ce Régiment, mais il reste quand même quelque chose à
dire. Une partie du 6è RTA a continué à accompagner la 58è DI jusqu’au 15 novembre 1918.
De là, il a été affecté à la 169è dans le sein de laquelle il est resté jusqu’au 22 janvier 1919.
C’est le général SEROT-ALMERAS qui commandait cette unité qui a remis la deuxième
palme au drapeau du Régiment, probablement pour son rôle très actif dans les combats autour
de Noyon, fin août/début septembre 1918. Cette mention est portée sur le journal de marche
de cette unité du 17 janvier 1919, quelques jours seulement avant la dissolution de la Division
qui intervient le 22 Janvier. Elle fait suite à la décision du Maréchal Cdt en Chef, d’accorder
au 6è RTA une deuxième citation à l’ordre de l’Armée, et par suite la fourragère.
Sans être partisan de la guerre et de tempérament plutôt pacifiste, il me plait d’imaginer que
notre père n’a pas contribué pour rien à cette deuxième citation, puisqu’il y était, sans l’ombre
d’un doute !
222
Voici maintenant le Journal de marche de la 129ème Division d’Infanterie qui va du 21
octobre 1918 au 28 février 1919. Il est, à sa manière, très instructif. D’emblée, nous passons
du 10 au 22 Octobre, période pendant laquelle aucun fait n’est relevé. Ceci permet d’assurer
la soudure, mais auparavant en date du 4 octobre, il est dit que le 16è bataillon de 2è
Tirailleurs débarque le 4 octobre à Blainville et cantonne à Hudeviller, Deuxville, Flainval
puis le 5 à Harancourt et à Gillenoncourt.
N.B. Il n’est pas dit qu’il va être affecté au nouveau 14è Tirailleurs mais cela n’est pas
nécessaire : tout le monde aura compris que c’est ainsi que les choses se sont passéaes
puisqu’il sera désormais question de 3 bataillons : celui du 2è RTA, ainsi que les 15è et 16è
bataillons du 6è RTA
22 octobre
Le 16è bataillon du 6è Tirailleurs débarque à Varangéville le 21 octobre et
va cantonner à Harancourt-Gillenoncourt, où s’opère la fusion avec le V/359è qui devient le
IIè Bataillon du 14è Tirailleurs.
Le IIIè Btn du 14è Tirailleurs a relevé dans la nuit du 21 au 22, le IIè du
même Rgt aux A.P.. Le IIè Btn occupe les positions C2 et C3
24 octobre
Une reconnaissance offensive du 14è Tirailleurs franchit la Loutre et tend
une embuscade vers l’Echancrure. Aucune réaction de l’ennemi. Une patrouille ennemie s’est
avancée vers 19 heures, vers la G.G. de Gypse et a été repoussée par nos feux.
Le 120è B.C.P. occupe la position A1, le 106èB.C.P. la position A2 et
le121è B.C.P. la position A3
Pertes : 1 tué du 14è Tirailleurs par éclat d’obus.
25 octobre
Dans la nuit du 24 au 25 octobre, une embuscade tendue à Arracourt,
capture un prisonnier du 24è Ersatz (confirmation de l’ordre de bataille)
Le X/297è RI relève, sur sa position C2, le IIè Btn du 14è Tirailleurs
qui va au camp de Ste-Libaire.
Une Cie du 1er Btn du 14è Tirailleurs occupe la position de résistance en
C3
Le V/297è RI relève en B1, le VI/297è RI qui occupe la ligne de
résistance , position B2
26 octobre
A 3 h 40 l’ennemi, après un violent bombardement sur les Groupes de
combat : Gypse, Decauville, Mitraillette, attaque le G.C. Decauville et réussit à le submerger.
Il attaque ensuite à revers le G.C. Gypse T.R.3, en même temps qu’un
autre groupe essaie de déborder les Carrières de Gypse.
Au cours du combat, 1 caporal et 4 hommes circulant en avant du G.C.
Mitraillette ont disparu.
Au total : 1 tué
5 blessés
25 disparus, dont le lieutenant Prévost, du 297è RI
2 cadavres ennemis ont été trouvés sur le terrain. Ils ne portaient aucun
numéro.
27 octobre
Un avion ennemi lance une vingtaine de bombes sur Hénaménil. Un
chasseur du 120è B.C.P. est blessé.
Relèves : L’E.M. du 1er Btn du 14è Tirailleurs a relevé la nuit dernière,
en C2, l’E.M. du X/297è RI qui a repris son emplacement en B3
223
La 2è Cie du 14è Tirailleurs a relevé au P.A. 130, la 37è Cie
du 297è RI qui est venue à Einville.
29 Octobre
Le X/297è RI a relevé le VIè Btn sur la position B2. Le VIè Btn est allé
occuper la position B3
30 Octobre
Patrouilles de reconnaissance habituelles constatant la présence de
l’ennemi dans le bois communal d’Arracourt. Le drachen de la Géline est attaqué par 3 avions
français. L’observateur descend en parachute.
31 octobre
1 blessé par accident, au 14è Tirailleurs
Le 15è Btn du 6è Tirailleurs, destiné à former le IIIè Btn du 14è
Tirailleurs, sous le commandement du Commandant de Santi, a débarqué à Varangéville vers
13 heures et est allé cantonner à Harancourt-Gellenoncourt (1) Ici une petite remarque : L’adresse
dans l’armée d’Orient mentionne le 15è Bataillon. On peut donc penser que ce n’est qu’à cette date qu’il a
rejoint le 14è RTA et non le 22 avec le 16è Btn !
Dans la nuit du 30 au 31, le 106è B.C.P. a relevé en A1, le 120è B.C.P.
qui et venu en A3. Le 121è B.C.P. a relevé, en A2, le 106è B.C.P.
1er novembre
Dans la nuit du 31 au 1er, trois reconnaissances lancées par le 12è
Groupe de B.C.P. et une par chacun des 297è RI et 14è Tirailleurs, ont trouvé le contact sur
tout le front de la DI. Des combats ont été livrés. Un allemand semble avoir été tué à l’est de
l’étang de Parroy
2 blessés légers au 106è B.C.P. par éclats d’obus.
2 novembre
Trois reconnaissances, envoyées sur le front par la DI pour chercher le
contact de l’ennemi et faire des prisonniers, sont accueillies par des rafales de mitrailleuses et
des coups de fusil. L’Infanterie allemande continue à être très vigilante.
Le VI/297è RI a relevé le IIIè Btn du 14è Tirailleurs en C1. 1 Cie
Attienville – 1 Cie : Foucray – 1 Cie : Saussi. Le IIIè Btn du 14è Tirailleurs va à Harrancourt.
3 novembre
Infanterie allemande toujours très vigilante. Une patrouille ennemie à
Arracourt, est poursuivie par une des nôtres et réussit à rejoindre ses lignes.
Le X/297è RI relève, aux A.P., le VIè Btn qui vient occuper la position
de résistance.
4 novembre
façon suivante :
Dans la nuit du 4 au 5 Nbre, la D.I. occupe le secteur de Dombasle de la
12è Gr de B.C.P. – 2 Btns aux A.P. avec G.C. avancés à Hénaménil, La
Plaine, Vieux abris, Colline, Joffre, Gypse, Decauville
1 Btn sur la position de résistance
297è RI
2 Btns aux A.P. avec G.C. à Mitraillette, Olga, Alexis,
Maunoury, Foch, Pau
1 Btn sur la position de résistance
14è Tirailleurs
1 Btn aux avant-postes avec G.C. à Jumelles, Sirot
2 Btns sur la position de résistance
5 novembre
Une reconnaissance offensive du 297è RI capture un prisonnier d’un P.P.
couvrant l’Ancien Moulin (4Km en avant de nos lignes- 800 m à l’intérieur des lignes
ennemies). Au retour, elle livre combat à une embuscade ennemie tendue à Arracourt et
réussit à rejoindre nos lignes : 3 blessés.
224
6 novembre
Dans la nuit du 5 au 6, un coup de main sans artillerie est effectué par le
120è B.C.P. au lever du jour, sur l’ouvrage des Quatre-Doigts, Stellung 279 et le saillant de
Besseringen. L’ennemi réussit à évacuer précipitamment ces positions.
Au cours de la nuit, l’ennemi va lancer un grand nombre de fusées et
montré une certaine inquiétude devant le secteur de Valhey.
7 novembre
Deux embuscades et 1 reconnaissance constatent la présence de l’ennemi.
8 Novembre
Dans la nuit du 7 au 8, le système de surveillance est porté sur la ligne de
surveillance incluse : Arracourt, Aéro, Cote 322, Bures, digue de l’étang de Parroy.
La répartition des bataillons en secteur est la suivante :
12è Gr de B.C.P. : 2 Btns aux A.P.
1 Btn position de résistance
297è RI
2 Btns aux A.P.
1 Btn position de résitance
14è Tirailleurs
1 Btn aux A.P.
2 Btns position de résistance
10 novembre
Dans la nuit du 9 au 10, cinq reconnaissances offensives sont envoyées
pour prendre le contact de l’ennemi et faire des prisonniers. L’Infanterie allemande est
toujours très vigilante. Toutes nos reconnaissances sont accueillies par des rafales de
mitrailleuses et des coups de fusils.
Une patrouille ennemie a tenté de s’avancer sur Arracourt mais a été
dispersée par nos feux.
11 novembre
Dans la nuit du 10 au 11 novembre, les allemands lancent de nombreuses
fusées multicolores et poussent des hourrah.
Trois reconnaissances offensives sont accueillies par des coups de feu.
A 5 h 20, une radio annonce la fin des hostilités pour 11 heures. Le fait
est confirmé par le 2è C.A., à 8 h 30, dans la forme du message téléphoné suivant :
« Le Maréchal Foch télégraphie au Général commandant en chef :
a) - sous n° 8.210 :
1°/- Les hostilités seront arrêtées sur tout le front à partir de 11
heures (heure française)
2°/- Les troupes alliées ne dépasseront pas, jusqu’à nouvel ordre, la
ligne atteinte à cette date et à cette heure.
b) - sous n° 8.213 (suite à télég. 8.210)
Toute communication est interdite avec l’ennemi jusqu’à réception
des instructions envoyées aux Commandants d’Armées ».
Signé : FOCH
Un allemand du 4è Bavarois, qui tentait d’aborder nos lignes, est fait
prisonnier par la passe de l’Ouvrage de l’Yser.
Un allemand, porteur d’un drapeau blanc, se présente dans le secteur
Serres. Il est renvoyé dans ses lignes.
Trois allemands qui s’étaient avancés, vers 15 heures jusqu’au G.C.
Bapaume, sont faits prisonniers.
LA D.I. continue à occuper les anciennes positions.
225
12 novembre
Quelques hommes du 297è RI et du 12è Gr de B.C.P. qui avaient été faits
prisonniers lors du coup de main du 26 octobre 1918, sont renvoyés dans nos lignes. Avec eux
se trouvait un officier opérateur américain.
13 novembre
Environ 150 italiens prisonniers rejoignent nos lignes. Ils sont très
déprimés au point de vue physique.
14 novembre
lignes.
Un grand nombre de prisonniers anglais (environ 800) rejoignent nos
La 129è DI passe, à partir de midi, aux ordres du Général
commandant la Xè Armée. Elle est rattachée, à partir de ce moment au 1er C.A.C. (QG StNicolas)
17 Novembre
reconquise.
Les armées françaises se mettent en marche et pénètrent en Lorraine
Le mouvement est commencé à cinq heures ; la 129è DI, encadrée à
droite par la 4è DI, à gauche par la D.M. se porte en avant de façon à atteindre par ses avantgardes la ligne Lindre-Haute, Assenoncourt.
La zone de marche de la DI est limitée à l’Est : par la ligne
Hénaménil, Parroy, Bourdonnay, Fribourg - A l’ouest par la ligne Athienville, Moyeuvre,
Dieuze.
Si vous le permettez, j’arrêterai ici la fastidieuse énumération des localités par lesquelles
sont passées toutes les unités qui composaient la 129è DI, pour me focaliser uniquement sur
les soldats du 14ème Régiment de Tirailleurs Algériens., sinon pour dire que selon le JMO, le
temps était sec et froid et que les populations étaient enthousiastes et avaient pavoisé leurs
demeures
A la fin de cette journée le 14è RTA s’établit à Marsal (EM et 1 Btn),
Mulcey (1 Btn), St-Médard (1Btn)
18 novembre
(1Btn)
Lindre-Basse (EM et 1 Btn), Guermange (1Btn) Rorbach-Zommange
19 au 21 novembre La division s’arrête et passe en seconde ligne.
22 Novembre
Reprise du mouvement en avant de la Division. Le 14è RTA cantonne à :
Altviller (EM et 1 Btn), Harskirchen (1 Btn), Viberwiller (1Btn)
23 novembre
Biningen (EM et 1 Btn), Ralhingen (2 Btns)
30 novembre
Changement dans le dispositif des divisions en marche ; Situation au soir :
Viesveiler (EM et 1 Btn), Sarremsmingen (1 Btn), Wolflingen (1 Btn)
1er Décembre
Bliefkastel (EM), Wakenheim
2 décembre
Bruchmihlbach (1 Btn), Martinshôhe (1Btn), Vogelbach-Lambshorn (1Btn)
6 décembre
La DI reprend son mouvement en avant en vue de l’occupation des 3 cercles
de Rokenhausen, Kirshheimbolanden, Kaiserslautern. Situation en fin de journée :
226
Otterbach (EM et 1 Btn), Otterberg (1 Btn), Kaiserslautern (1 Btn)
9-10 décembre situation sans changement pour le 14è RTA
20-22 décembre La division sera relevée par la 40è DI dans ces trois cercles d’occupation.
Le mouvement de la 129è DI est avancé de 48 heures.
24 Décembre
Ramstein ( EM et 1 Btn), Spisbach (1 Btn), Steinvender (1 Btn)
25 décembre
Repos pour toute la Division.
26/29 décembre Regroupement de la Division dans la région de Blieskastel.
14è RTA : Ramstein, Olen-Miesau, Beeden, Bebelsheim
30 décembre
La Division reçoit ordre de rejoindre le 14è C.A. dans la région de Metz.
31 décembre
Le 14è RTA et l’I.D./ 129 cantonnent à : Forbach, Stieringen, Wendel
(EM), Nere-Glashutte, Spiekern, Etzingen, Behren, Lixigen, Ruhlingen, Kerbach
1er janvier 1919
Repos pour toute la Division.
2/3 janvier
Longeville-les-St-Avold, Kleindal, St-Avold (EM),
4-5-6 janvier
Failly, Vrémy, Ste-Barbe, cheuby, Château de Gras, Servigny (EM)
7 Janvier
Le Maréchal de France, Comdt en Chef des Armées Françaises de l’Est
passe en revue les troupes du gouvernement militaire de Metz La musique et un bataillon du
14è RTA participent à cette prise d’armes. Au cours de la revue, le Maréchal de France remet
son drapeau au 14è Tirailleurs. 1 Btn du 14è Tirailleurs va cantonner à Maizières-Saulny.
8/9 janvier
le 14è RTA occupe les stationnements suivants : E.M. et 2 Btns à Maizières,
1 Btn à Saulny (fort et village)
9 janvier.
Le 14è Tir. termine sa relève du 3è Rég. de zouaves. Stationnement le 9 :
E.M. : Maizières,
1er Btn : Hagondange, Talange, Hauconcourt
2è Btn : Rombas, Amnéville, Pierrevillers
3è Btn : St-Privat (EM° Ste Marie aux chênes
27/28 janvier
Les bataillons du 14è Régiment de tirailleurs étant désignés pour être
affectés à l’Armée d’Orient, le 12è Groupe de B.C.P. relève avec les 106 et 120è B.C.P. le
14è Tirailleurs dans le canton de Metz Campagne.
Après relève, le 14è Tirailleurs vient stationner :
2 Btns, caserne de Longeville
1 Btn et E.M. caserne de Ban-St-Martin
2 Février
Par note n° 44.140 du 25 janvier 1919 le G.Q.G. fait connaître que la 129è
Division doit être prochainement dissoute.
Le 14è Tirailleurs sera maintenu sur place en attendant le départ de ses
bataillons pour l’Armée d’Orient.
227
5 Février
Le 14è Tirailleurs étant maintenu à Metz jusqu’au départ de ses unités pour
l’Armée d’Orient, un Btn de ce Rgt relève le VIè Btn du 297è dans son service de garde des
forts du secteur III. Le Btn relevé du 297è RI vient catonner à la caserne de Longeville à la
place du Btn du 14è Tirailleurs.
19 février
Le Btn du 14è Tirailleurs de Longeville, l’E.M. et la C.H.R. vont cantonner
à Plappeville (village, forts et casernes)
20 Février
Le Btn du 14è Tirailleurs cantonné à Ban-St-Martin relève l’Artillerie dans
la garde des forts du secteur IV.
Comme je l’ai fait pour notre oncle et pour la première partie du parcours de notre père, je
joins au Journal de marche de la 129è DI, la carte des contrées reconquises après la signature
de l’Armistice. Nous avons vu que son unité était arrivée dans la zone de Kaiserlautern, après
moult étapes effectuées à pied, comme il se doit. C’était dans une zone assez proche de la
frontière française. Toutefois, ça représente quelques 110 Km depuis la ligne de front du 11
novembre1918 jusqu’au 2 Décembre 1918 ! Cette période d’occupation n’a duré qu’un peu
moins d’un mois et puis, on a affecté le 14è RTA dans des cantonnements autour de Metz où
le régiment a été maintenu jusqu’au 20 Février. Je n’ai pas jugé utile de matérialiser ce
parcours sur le retour en France car il a dû se faire par la voie la plus rapide : par train,
probablement. Ensuite plus rien. Je comprends mieux la raison pour laquelle il avait tant
voulu remettre ses pas sur ceux du parcours qu’il avait effectué 32 ans auparavant ! Trente
deux ans, une éternité ! Pour le reste, au risque de me répéter, le passage par Strasbourg,
l’occupation de l’Allemagne dans la région du Rhin, l’embarquement à Marseille, et le
reste… mystère.
A partir de cette date, il n’est plus fait mention du sort réservé au 14è Tirailleurs. Une chose
est sûre, ce régiment n’a pas été envoyé dès le début Mars en Orient ! Le 31 Mai 1919, mon
père semble arrivé à ODESSA, sur les bords de la mer Noire, seulement quelques jours
auparavant, entre le 15 et le 25 du mois. Le transport vers un port de la Méditerranée et le
voyage maritime doivent représenter environ une grosse semaine (dix jours si on se réfère à
l’exemple qui suit du 5è RTA), ce qui implique que le Régiment a parcouru une certaine
distance entre le 2 février et le début mai, soit pendant trois bons mois ! Et on en fait du
chemin pendant ce temps là, croyez-moi ! On a dû utiliser ces soldats en mal d’activité pour
leur faire faire du tourisme, sur les bords du Rhin. Ce fait est indéniable car lors de notre
voyage en 1950, mon père avait tenu à passer par Strasbourg et Kehl, en Allemagne, comme il
l’avait fait pour Metz. Après cela « on » s’en était débarrassé de la manière que je vais
m’efforcer de raconter dans l’ultime phase de mon exposé !
A ce moment là notre père était sous les drapeaux depuis un an déjà, mais cette année avait
dû compter double, surtout dans la période qui avait vu les effectifs de son régiment fondre
autour de Noyon, fin Août-Début septembre ! Il n’en a jamais parlé et on ne s’explique pas
pourquoi. Trop de souffrances morales sans doute ? Le reste, pendant l’année qui allait suivre,
aurait un tout autre aspect et on comprend mieux qu’il se soit abondamment exprimé sur cette
deuxième partie de sa vie militaire. Au fond, il a fait du tourisme, un peu plus dangereux que
de gravir des pentes en montagne, pas toujours dans les meilleures conditions de confort et
surtout d’alimentation, mais c’était sortir de chez soi, apprendre la musique et découvrir des
horizons et des peuples nouveaux
228
Parcours du 14è RTA du 22 ou 31 octobre au 22 Novembre 1918
229
Parcours du 14è RTA du 22 novembre au 2 décembre 1918
230
4 – L’Armée d’Orient : du 20 Février 1919 à Janvier 1921
Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai écrit à titre personnel sur le parcours de mon père dans
ces contrées sauvages, ni sur les aventures qu’il y a vécu. Un peu d’histoire nous fera
cependant du bien. Mais qu’on se rassure, je ne ferai que survoler le sujet, car cette aventure
mériterait d’autres développements !
1 - Historique
Tout le monde sait que le front sur cette partie de l’Europe est dû à l’initiative de W
CHURCHILL. alors Lord de l’Amirauté Britannique. Son idée était d’ouvrir un second front
face à la TURQUIE considérée comme le maillon faible, depuis que les états sous sa
domination avaient gagné un à un leur indépendance, après des guerres locales, à la fin du
XIXè et au début du XXè siècle (Grèce, Bulgarie, Macédoine, Albanie, Serbie, BosnieHerzégovine, Roumanie).
Hélas, cette aventure à laquelle la France s’était associée, avait abouti au désastre inattendu
des DARDANELLES. Il s’était soldé, après des pertes terribles sur le plan naval et terrestre,
par la constitution d’une sorte de réduit sans pouvoir peser sur la destinée de la guerre.
Pendant près de 3 ans la situation ne va pas beaucoup évoluer. Sans entrer dans le détail 4
phases sont à dénombrer.
a) Les troupes franco-anglaises, ainsi que le débris de troupes défaites par les turcs,
débarquent en Grèce, à SALONIQUE, en octobre 1915. Elles tentent de libérer la Serbie
envahie par les Austro-Hongrois. Après une timide avancée, avec l’arrivée du froid, elles sont
obligées de se replier.
b) Pendant toute la durée de l’année 1916, la région autour de Salonique est
transformée en un camp retranché dans lequel s’entassent 300.000 soldats. La situation est
délicate car les grecs et les roumains sont hésitants pour choisir leur camp. Cette situation
dure jusqu’au début de 1918.
c) Pendant l’année 1917 des pourparlers sans fin essaient de fixer une ligne de
conduite en fonction des intérêts divergents des puissances engagées. Finalement les grecs
sont forcés de se joindre aux alliés après un coup de force et, dès lors, des plans de contreattaque sont élaborés, tandis que les renforts arrivent peu à peu. Des succès de l’armée serbe
donnent un meilleur moral
d) Lorsque le général Franchet-d’Esperey prend le commandement des opérations, il
dispose de 28 Divisions dont 8 françaises, 4 britanniques, 6 serbes, 9 grecques et 1 italienne.
Une offensive menée avec brio permet de percer le front bulgare entre le 14 et le 17
septembre 1918. Un armistice est signé avec les bulgares le 29 Septembre 1918.
Au total 400.000 soldats français ont effectué un séjour dans cette zone des combats. Les
effectifs sont passés de 56.000 en Décembre 1916 à leur maximum de 225.000 au moment de
la victoire, pour des pertes estimées à 70.000 dont une grande partie pour des raisons
sanitaires (paludisme). Notons que la proportion des troupes coloniales a été plus importante
dans cette armée qu’en Métropole, soit environ 18%.
231
La carte ci-dessous montre, bien que les indications soient bien peu lisibles, la physionomie
du théâtre des opérations. Notons, mais vous l’aurez sans doute compris, que la ligne en rouge
correspond aux postions des alliés face aux bulgares au commencement de l’offensive. Tout
cela au milieu d’un paysage montagneux comme ce n’est pas possible ! Pour le reste…
Nous voici arrivés à la date du 11 Novembre 1918. Toutes les actions en cours n’avaient
plus de raison d’être et notre armée aurait pu renter en France, mais voilà…Nous avions de
nombreuses troupes dans une région plus que troublée par la possibilité de remettre en cause
des équilibres péniblement constitués au cours des soubresauts de l’Histoire dans ces contrées
au cours de siècles précédents, en fonction d’un tas de paramètres, ethniques, religieux, etc…
Par ailleurs la révolution russe ayant changé la donne, et l’option anti-bolchevik étant prise en
compte de façon prioritaire, la France avait cru bon d’intervenir, toute seule, comme une
grande !
Cette décision devait peser sur le sort de notre 14è R.T.A.
Pour la petite histoire, il faut préciser que tous ces nouveaux états qui allaient être créés par
le traité de paix de 1919, à peine indépendants, n’avaient eu de cesse de vouloir s’agrandir au
détriment du voisin. La Roumanie, par exemple, ralliée de la dernière heure, revendiquait une
grande partie de la Hongrie vaincue, ainsi que la Bessarabie. La Pologne occupait des terres
ukrainiennes, les Yougoslaves s’enfonçaient en Hongrie, la Grèce rêvait d’accaparer
l’Albanie et toute la partie « européenne » de la Turquie. Jusqu’à l’Italie qui réclamait une
grande partie de la côte dalmate !
Que pouvaient faire nos braves « turcos » coiffés de leur chéchia, même pas bleue, dans ce
panier de crabes ? Sinon aller de ci, de là, cahin-caha, pour assurer le rôle d’une force
d’interposition avant l’heure, comme c’est devenu la règle en cas de conflit régional,
maintenant qu’il y a l’ONU, somme toute bien utile malgré ses imperfections ! Décidément
232
cette partie de l’Europe aura créé bien des problèmes qui restent d’ailleurs en suspens comme
on l’a vu en BOSNIE-HERZEGOVINE dans les années 90 et au KOSOVO, plus récemment.
Sic transit, comme on dit !
2 - Les opérations en 1919-20
En fait je m’avance un peu. S’il est vrai que de Mai 1919, à Janvier 1920, nos tirailleurs ont
parcouru de long en large et du sud au nord la péninsule des Balkans, pas toujours reçus avec
bienveillance d’ailleurs, la raison initiale de la présence de ces troupes aguerries, ramenées de
l’Armée du Rhin, avait une toute autre connotation politique. Le but premier était de
s’opposer aux troupes de l’armée rouge ! Aux « bolcheviques », rien de moins ! Dès l’arrivée
du 6è Régiment, par exemple, les soldats savent qu’ils n’iront pas « la capitale de la Russie »,
plus par insubordination larvée d’ailleurs, que par une sage décision de nos dirigeants encore
dans le feu de l’action ! Si des coups de canons sont tirés de part et d’autres, ils n’ont rien de
bouleversant sur le plan de l’efficacité. Les français quittent bien vite la région d’Odessa dans
laquelle ils s’étaient implantés et sont alors, mais alors seulement, expédiés vers les nouvelles
républiques en effervescence !
En mai 1919, les 3 bataillons partent en Orient (voir lettre du 31.05.19). Il se reforme avec
les XVII/4, XV/8 et XIV/6. Retransformé encore une fois avec les III/6, VII et XI/3, il
formera à l’armée du Rhin, le 39è Tirailleurs. Hélas nulle archive n’est parvenue à ma
connaissance pour le suivre à la trace !
Voilà cependant une indication intéressante pour le petit mystère de cette disparition.
Pendant ce temps là, tout simplement, cette armée du Rhin était en formation en vue d’être
expédiée en Orient. Etant sur le Rhin on comprend mieux que notre père ait pu crapahuter en
Allemagne pendant deux à trois mois, comme il le dit dans sa déclaration de services.
Quid de cette armée du Rhin et de ses liens avec l’armée d’Orient? Les armées de l’Est lui
fournirent au mois de juin 1919, 24 bataillons de Tirailleurs en vue de créer aux armées de
Hongrie, du Danube et à la 122è DI (Constantinople), 8 Régiments de Marche de Tirailleurs.
Suivant les directives ministérielles, ces 24 bataillons doivent être pris groupés, dans 8
régiments existants déjà en France ou sur le Rhin, transportés et regroupés sous de nouveaux
numéros pour 6 d’entre eux, les deux autres conservant le leur. Et là nous bénéficions d’une
information complémentaire. En effet, pour ce qui concerne les deux unités qui nous ont
occupées, le 6è RTA (devenu le 18è) allait être affecté à l’Armée de Hongrie, sous les ordres
du Général LABIT, tandis que le 14è RTA (devenu le 22è) était affecté à celle du Danube !
Je l’ai dit à plusieurs reprises, je n’ai pas pu trouver le journal de marche du 6è RTA, pas
plus que celui du 14è RTA d’ailleurs, qui couvrirait toute cette période. Mais il y a toujours
des exceptions. J’ai eu la surprise de mettre la main sur celui du 14ème Bataillon du 5è RTA !!!
C’est, je crois, le seul qui concerne cette période ! C’est très instructif à plus d’un titre. Et pas
triste du tout ! Bien que ce ne soient pas les aventures qui nous intéresseraient au premier
chef, on peut très bien transposer celles qui sont advenues à ces hommes. Le mieux est encore
que je fasse ce que j’ai fait jusque là : que je transcrive ce document en évitant, bien entendu,
toutes sortes d’annotations sans intérêt pour notre affaire.
20 septembre 1918
Le Bataillon portant le n° 17 est formé en exécution de la note de
service n°15.617 du 8 avril 1918.
Ce Bataillon, sous les ordres de M. le Capitaine MULLER, est créé à
la date du 20 septembre 1918.
233
Il est en station à Maison-Carrée.
Composition : ( Je passe sur la composition nominative des officiers
et sous-officiers où la majorité sont des français - 1 seul officier à consonance algérienne mais en ce qui concerne la troupe, il y a un distinguo : les effectifs pour chaque compagnie
sont décomposés en tirailleurs « français » et tirailleurs « indigènes ». Au total le bataillon
compte 92 français et 567 indigènes, soit pour nos « pieds-noirs » avant l’heure, 14%
seulement des 2ème classes !)
23 octobre
Le bataillon embarque à Alger à 14 h 30 sur le « Bagé » (bateau brésilien)
25 octobre
Débarque à Marseille à 18 h.
Du 26.10 au 12.11, le bataillon effectue toute une série de déplacements dans l’Est jusqu’au
13 novembre où par note n°36.766 du 26 octobre 1918 du G.Q.G. le Général Cdt en Chef a
décidé que le 311è RI sera dissout et remplacé à la 8è DI par le 21è Rgt de Tirailleurs.
Par note 4592/op du 11/11.18 Le Général commandant la 8è DI décide que le 21è Régiment
de Tirailleurs sera constitué le 13 novembre 1918. Ce régiment comprendra 1 E.M. - 1 CHR
- 2 Btns du 311è RI et le 17è Btn du 5è Tirailleurs. Le 1er bataillon sera formé par ler Btn de
Tirailleurs.
Du 13.11.18 au 12.03.19, le bataillon cantonne dans divers endroits, toujours dans l’Est.
13 mars
Le bataillon embarque à la gare de Poix-Terron (Ardennes) à 8 h 30 sous le
commandement du Chef de Btn Muller.
15 Mars
Il débarque à Marseille le 15 à 19 h et cantonne au camp Mirabeau.
16 mars
Embarquement du Btn à l’effectif présent de 7 Officiers et 738 gradés et
tirailleurs, à bord de l’ « Affon ».
17 mars
Le Btn quitte Marseille à 17 h 30
25 Mars
Le Btn débarque à Odessa (Russie) à 13 h et est caserné à la caserne des sapeurs
31 mars
Embarquement à la gare de marchandises d’Odessa à 14 h
1er Avril
Débarquement à Kurninovska (30 Km N. Odessa) à 1 h.
Arrivée du Btn à Iemetovska à 16 h. La 1ère Cie et une section de la C.M. sont
cantonnées à Nov-Iemetovska (28 km N.O. Odessa). Le Btn est en cantonnement d’alerte. Il
a un corps grec et le 4è Chasseurs d’Afrique à la droite. Il n’a rien à gauche. Mission :
défendre la ligne Emitovka/Nov-Emitovka entre les deux lacs Liman. Grands-gardes et
patrouilles sur cette ligne.
4 Avril
Départ d’Emitovka à 18 heures. La 1ère Cie est mitraillée par les habitants de
Nov-Emitovka qu’elle vient de quitter ( 1 blessé). Arrivée du Btn à Ilienka à 21 h.
5 Avril
Le Btn quitte Ilienka à 12 heures et reçoit en route l’ordre d’aller occuper la
ligne Gildendorf/N. d’Odessa. Arrivée à 17 heures. Le T.C. part pour Dalnic (9 km500 S.O.
Odessa)
6 Avril
A une heure du matin le Btn repart et occupe les tranchées avancées au Nord
du camp retranché d’Odessa entre les lacs. Il les quitte à 4 heures et forme l’extrême arrièregarde de la colonne qui part en direction de Dalnic. Après avoir franchi le chemin de fer de
234
Kief, une vive fusillade commence entre le Btn et la cavalerie Bolchevik accompagnée d’une
locomotive blindée montée d’une mitrailleuse. 1 blessé à la 2è, 1 disparu 2è, 1 disparu C.N.
7 avril
Départ (le Btn en même arrière-garde) à 6 h 30. En, route le Btn reçoit l’ordre
d’aller garder le pont en construction auprès de l’usine des eaux de Majaki. Arrivée à 19 h. La
brigade volontaire russe, chargée de la même mission part à Ovidiopol (Sud de Majaki).
10 avril
Départ du Btn à 6 heures. Franchissement du Dniestr sur pont de fortune.
Arrivée à Gangisla à 16 heures après avoir traversé les inondations du Dniestr.
11 Avril
Départ à 0 h 30 et arrivée à Sejmiani
21 avril
Départ à 4 heures et arrivée à Moldowka où le Btn cantonne.
22 avril
Départ à 6 heures et cantonnement à Volontirovka où le Btn arrive à 12 h.
24 avril
Le Btn quitte volontirovka et va cantonner à Nov-Kanschany arrivée à 12 h
25 avril
Départ à 7 h de Nov Kanschany et arrivée à Nov-Kirtchkany à 10 h
27 avril
Départ à 10 h. La 2è Cie cantonne à Mari Kickany et installe une grande
garde. La 3è Cie a un peloton cantonné à Kopanka et l’autre à Leontievo. La 1 ère Cie et un
peloton de la C.M.sont cantonnés, ainsi que le P.C. à Kirkajelsky. Le Btn a pour mission
d’interdire l’entrée en Bessarabie des bolcheviks qui tenteraient de franchir le Dniestr entre
Kirkany et Leontievo. Liaison au Nord avec le 58è RI et au sud avec la 4è DI polonaise.
2 mai
Le P.C. se transporte à Vali-Joani avec une section de la C.M.. La 4è section
de la C.M. part à kiskani
4 mai
Une patrouille de 3 cavaliers polonais échange quelques coups de feu en face
de Karagach avec un parti de 15 bolcheviks qui avaient pris pied sur notre rive et se
réembarquent aussitôt.
23 mai
La G.G. n° 1 est relevée de Kopanka par le 1er Btn du 21è TA. La G.G. 1
assure la liaison entre la G.G. 1à Kiskany et le 3è Btn
27 Mai
Une patrouille de 15 Tirailleurs se rencontre avec une bande d’environ 30
bolcheviks vers 20 h et tire dessus. Les bolcheviks se retirent laissant 2 tués et 3 prisonniers.
29 mai
Le chef de la patrouille (adjudant Bakiri) reçoit ne lettre de félicitations du
colonel cdt l’ID 30
31 Mai
Sur message de l’ID qui annonce l’arrivée d’une division rouge à Tiraspol,
la surveillance devient encore plus active. La G.G. 2 signalant une activité inusitée de
chalands amarrés dans la boucle du fleuve, une surveillance est engagée : 1 mitrailleuse, un
canon de 656, un canon de 37 avec ordre de détruire ces chalands et de tirer sur tout ce qui se
montrera. Départ 15 heures.
A 16 heures les 75 de Kiskany tirent quelques dizaines d’obus sur la
boucle précitée.
La reconnaissance arrive à 19 h 40 et ouvre le feu. Tir réglé et très précis
d’environ 35 obus par pièce. Les chalands, la drague et le remorqueur signalés sont gravement
avariés et reposent sur le fond.
Aucune riposte de la part de l’ennemi
235
A 19 h 55 tout est terminé. Le 75 du quartier entre en action. Rentrée de la
reconnaissance à 22 h 30.
5 juin
Comme suite et en exécution de l’ordre 17 du 4.6.19 du Col. Cdt l’I.D. 30,
le 3è Btn quitte son quartier de Leontivo en laissant une section dans le village de Léontivo, 1
Cie d’Inf. et une section de mit. à Kopanka. Les autres unités du 3è Btn deviennent réserve
du sous-secteur de Kiskani qui est placé sous le Cmdt du Chef de Bataillon, Cdt le bataillon
(Ct Muller)
13 juin
Départ du sous-secteur de Kiskany. Le Btn, relevé par des roumains quitte
ses emplacements à 17 heures et part cantonner à Plob-Stubej
15 Juin
embarquement.
Départ à 6 h30.Le bataillon cantonne à Nov-Kanschany en attendant son
17 juin
Embarquement et départ du Bataillon à 5 h à la gare de Nov-Kanschany
19 juin
Arrivée à la gare de Reni à 16 heures. Le Btn cantonne dans le village.
20 juin
à 17 heures
Le bataillon embarque au port de Reni avec le 2è Btn sur 6 chalands. Départ
Du 20 juin au 2 juillet , les hommes de ces deux bataillons vont effectuer un voyage fluvial
sur le Danube, entrecoupé de nombreuse haltes dues à toutes sortes d’imprévus (avaries de
machines, charbonnage du remorqueur). D’abord en Roumanie où ils passent par Braïla et
Silistrie, puis en Bulgarie par Routchouk.
3 juillet
Embarquement par chemin de fer et départ pour Sofia à 16 h
Du 3 Juillet 1919 au 5/6 janvier 1920, le Bataillon ne va pas cesser de se déplacer d’un point
à un autre de la Bulgarie. Des noms de ville comme Dédéagatch (Thrace), Demotika,
Lumilzina, Xanthie, Nadedja, Gorna-Bania ou Varna vont être cités.
Tout ceci ne nous apprend rien sinon que les armes ne parlent plus et que, selon ce
qu’annonçait notre père concernant l’expédition « à la capitale de la Russie », les français ont
cessé d’affronter les « Bolcheviks » à coups de canon sur les rives du Dniestr qui marque la
frontière entre l’Ukraine et la Moldavie et se sont retournés vers l’Ouest. Vous remarquerez
que le changement de climat intervient juste au moment où nos braves régiments du 6è et du
14è touchaient terre ! Leur rôle s’est borné dès lors, me semble-t-il, à garantir la pérennité des
« bessarabiens » en attendant le traité de paix de 1919. Les russes n’en demandaient pas tant.
Après le départ des français d’Odessa, ils avaient fait le plus gros et pouvaient continuer leurs
luttes internes pour l’instauration du nouveau régime et l’écrasement des forces dissidentes.
Ce ne serait que partie remise. L’appétit des Russes étant ce qu’il est, on verra qu’à la faveur
de la Seconde Guerre Mondiale, ils s’en étaient emparés avant qu’elle ne se déclare
indépendante après l’implosion de l’Union Soviétique !
La carte que je joins permettra de se faire une meilleure idée des faits rapportés.
236
On voit que la situation actuelle ne correspond pas à celle de 1919. A cette époque là, elle
bordait la mer Noire entre l’embouchure du Dniestr au Nord et le delta du Danube au Sud. Par
contre la zone débordant sur le côté gauche du Dniestr est une entité très récente dont il n’est
pas très utile d’évoquer les problèmes.
Pour en revenir à notre bataillon de Tirailleurs, il s’embarquait les 5 et 6 Janvier 1920 pour
Constantinople, puis était intervenu au Liban. A cette date là, notre père était déjà rentré en
Algérie où un sauf-conduit lui était délivré à Maison-Carrée pour rejoindre sa famille à SidiBel-Abbès !
Pour le reste je renvoie le lecteur à ce que j’ai écrit, il y a quelque temps déjà sur tous ces
évènements du seul point de vue, sentimental, de notre père.
Cabestany, juillet 2012
237
REPERES
Chroniques 4 et 5 – Les parents
Juan PICON
I - Jeunesse - 1898 - 1918
II - Période militaire - 1918 - 1921
1 - La guerre en France : janvier 1918/ fin janvier 1919
2 - L’armée d’Orient : Février-mars 1919 / janvier 1921
2
10
17
III - Vie civile – 1921 à 1952
1 - Carrière aux Chemins de fer
2 - Activités artistiques – la Joyeuse Harmonie
3 - Activités sportives – les courses cyclistes
4 - L’entre deux guerres
5 - La 2ème guerre mondiale 1939 - 1945
6 - L’après guerre : 1945 - 1952
28
38
47
54
59
65
Henriette MARTINEZ
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
- 1900-1910 : Jeunesse
- 1910- 1915 : Adolescence
- A partir de 1915 : l’âge adulte
- 1924 : un drame sentimental
- 1926 : un mariage
- 1927-1933 : les maternités
- Les Marchaud
- Scènes de la vie courante
- 1939-1945 : les années de guerre
- 1945-1952 : le renouveau
- 1952 : le commencement des épreuves
- 1954 -1957 : mariages
- 1960-1962 : La fin des « évènements »
- 1962-1989 : L’enracinement métropolitain
1 - 1962-1963 : Séjour toulousain
2345-
1963-1965 : Séjour à Vénerque, Haute-Garonne
1965-1975 : Séjour à Lisle-sur-Tarn, Tarn
1975-1989 : Séjour à Grasse, Alpes-Maritimes
Fin de vie
67
79
88
96
100
105
112
114
124
133
147
155
156
160
161
161
165
167
238
ANNEXE
Parcours de Juan PICON de 1918 à 1921
1 - Période du 25 janvier 1918 au 24 juillet 1918
172
2 – Le 6ème R.T.A. du 8 Mai 1918 au 24 Juillet 1918
1 – Création du Régiment
2 – Du 8 Mai 1918 au 16 juin 1918 (45ème D.I.)
3 – Retraite de Champagne
4 – Du 17 juin1918 au 24 Juillet 1918 (58ème D.I.)
174
178
179
183
3 – Période du 24 Juillet 1918 à Janvier 1919
1 – Du 24 Juillet 1918 au 20 Octobre 1918 (58ème DI - 6ème RTA)
2 – Du 20 Octobre 1918 à Février 1919 (129ème DI - 14ème TRA)
191
216
4 – L’armée d’Orient : Février 12919 à Janvier 1921
1 – Historique
2 – Les opérations en 1919 -1920
229
231