Lazare, Théâtre et diversité par Emmanuelle Bouchez

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Lazare, Théâtre et diversité par Emmanuelle Bouchez
Lazare, Théâtre et diversité par Emmanuelle Bouchez, Télérama – 2 avril 2015
“Nous ne pensons pas à ceux qui manquent sur les plateaux de théâtre”, Lazare
Le directeur de la compagnie Vita Nova produit un théâtre aussi chaotique
qu’enchanteur. Il s’interroge, dans une tribune-poème, sur la place des jeunes
d’origine étrangère en France et sur les planches.
Lazare a deux grandes ailes : la poésie et le théâtre. C’est grâce à elles qu’il a pu, un jour, rompre
avec le déterminisme social et la misère des banlieues. Il n’a pas perdu son âme pour autant.
Depuis quinze ans, ses textes fouillent la mémoire enfouie des tragédies de l'Algérie. Pays de ses
ancêtres où il n'a jamais vécu. Son théâtre est artisanal, chaotique, viscéral... et souvent enchanteur.
Il est aujourd'hui reconnu par ses pairs : d'abord soutenu par le Théâtre national de Bretagne, il
vient d'être accueilli dans la bande des artistes associés emmenés par Stanislas Nordey dans la
nouvelle aventure du Théâtre national de Strasbourg. Sidéré par ces deux ombres tapies en
embuscade dans les territoires de la misère que sont la montée du Front national et celle de
l'islamisme radical, il s'interroge dans un texte qui chante comme un poème et qui crie comme une
alarme, sur la place des jeunes et des artistes d'origines différentes dans la société... et sur les
scènes.
Lazare est auteur, metteur en scène, et directeur de la compagnie Vita Nova
« En France on est chez soi... On naissait en France, madame Le Pen, et on n’y pouvait rien. On
songeait à devenir des scientifiques, des astronautes debout sur les toits des cités, décrivant plus de
gravité que Newton !
Ce songe était une terre probablement. Nous avions des dispositions. Dans le poste de télévision se
joue la désintégration. Aucun de nos vêtements ne s’ajuste à la réalité. L’abîme appelle l’abîme en
dedans et au dehors. Qui sommes-nous ?
Enfant d’une femme de ménage de la République, je suis auteur et metteur en scène au sein de la
compagnie théâtrale Vita Nova. Notre travail, ainsi que celui de beaucoup d’autres, doit son
existence à la politique publique de la culture unique de ce pays. Dans cette exception française par
ailleurs menacée d’effondrement, l’angoisse monte d’être bientôt moi-même réduit à l’état
d’exception.
Madame Le Pen, je vous écris avec le désir et l’audace des amants. Car je suis un amoureux de la
France, et à force de lui sourire, je vais sembler suspect. Si cette République a pour ambition d’être
le lieu de tous (la chose publique qui défend l’égalité des chances), qu’est donc cette République si
elle n’est pas nous, un “nous” qui prend en compte ceux
que la honte cloue au sol ?
Ce qui arrive, ce qui est arrivé, n’existe que par le récit qu’on en fait. Les vaincus se raccrochent aux
mots pour que leur vie ne soit pas vécue en vain, et nous manquons d’égards envers l’histoire de
ceux-là qui ont aussi fait la France, envers leurs voix qui grouillent dans le bruissement d’une
douleur. En refusant d’articuler cette douleur, se diffusent une honte terrible, une tristesse qui
renferme. Des attroupements s’accordent sur des haines.
A la périphérie, on peut entendre : la France ne m’aime pas. Pour une jeunesse pleine d’incendies,
endossant l’humiliation d’un passé englouti et les stéréotypes dont le cœur souffre jusqu’à la
discorde, l’espoir d’un retour au paradis perdu est un voyage qui n’est pas difficile à vendre. Les
meurtriers suicidaires sont là, ils font le travail dans les quartiers. Ils promettent une résolution du
monde, et des pays lointains originels.
Les champs de représentation, la séparation, ils travaillent dessus. Le rejet, la peur, l’inquiétude, ils
travaillent dessus. Et ils déchargent sur l’autre leur angoisse de mort.
La fatale trompette nationale est là, elle aussi, avec son dégoût de ce qui n’est pas identique. Avec
son apologie des frontières, des règles, de tout ce qui enferme et empêche. Elle détourne le réel
dans une fiction psychotique qui kidnappe l’imaginaire de Français toujours plus
nombreux. Impasse et fuite et bond dans le mur.
Nous sommes les amnésiques. Et il suffit de s’habituer à cette amnésie pour ne pas déchoir à nos
propres yeux. Mais les faits cachés veillent en nous comme un cauchemar. D’où venons-nous ? Quel
bateau nous a menés jusqu’ici ? Nous avons des cotons dans la mémoire.
S’enfonce le soleil refoulé des colonies dans la pensée. C’est mon histoire, c’est la tienne aussi.
Au théâtre, comment articuler une parole qui converse avec les poings en colère ? Avec les
refoulements serrés dans ces poings ? Nous détenons des représentations plus puissantes que celle
des terroristes pour faire circuler des langages, des images à la hauteur de nos vies, pour affronter
le mystère de la mort en nous et traverser ensemble les abîmes et la peur du chaos, pour exercer
l’œil à la complexité du monde et de ses vitraux comme une excitation joyeuse. Ensemble, faisons
de la compréhension un muscle que nous prenons plaisir à bander.
On peut voir dans la lune un prétexte à étrangler ou à égorger ou à emprisonner. Figaro, lui, montre
du doigt les barbus : “Génies de bonne foi, transformez-moi le monde en musique !”
Je me fous de ce paradis de seconde main, L’enfer a été machiné par un autre que moi. Plus fort
que l’alcool et les rousseurs amères de l’amour !
“Au-delà des larmes, au-delà du sang, Vivre, voisins, sur une seule terre !” (Aragon)
La beauté, elle existe, elle est vraie, elle est incontestable. Je voudrais asseoir l’idée de beauté et
l’idée de mort,
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Et trouver des preuves d’avenir pour satisfaire l’espérance humaine. J’ai dans la tête des routes
mouvantes, des visions contre l’extrêmisme des violences.
La jeunesse de banlieue, quand elle est scolarisée, va au théâtre. Public captif bon gré mal gré,
elle est là, dans les salles de notre ceinture parisienne. En face de nos jeunes spectateurs, la
complexité pourrait être célébrée dans son trouble, rendue aimable, elle pourrait exciter la passion
comme autant de différences interrogeant notre incomplétude. Mais entre la scène et la salle, la
fosse.
Ceux d’en bas regardent ceux d’en haut. Les “civilisés” ouvrent les portes de l’art aux
“barbares”. Nous sommes pour eux le trait de lumière et le gage d’amour, l’adorable obligeance de
la culture.
Nous ne pensons pas à ceux qui manquent sur les plateaux de théâtre (la danse et le cinéma sont
loin devant nous pour l’équité des représentations sociales et culturelles). Ne serions-nous que des
voleurs d’énergie ? Il y a urgence à enlacer les voix des uns et des autres dans un éveil commun. »
Petits contes d'amour et d'obscurité, dernière création de Lazare et de la compagnie Vita Nova, au
Théâtre Liberté, à Toulon, les 9 et 10 avril. Au pied du mur sans porte sera repris au Théâtre de la
Ville, Paris 4e, du 14 au 23 avril 2016. Le TNS accueillera la prochaine production de Lazare,
Sombre Rivière, à l'automne 2016.