La convivialité en entreprise. Topique et topographie d`une
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La convivialité en entreprise. Topique et topographie d`une
PARTIE III FORMES SYMBOLIQUES La convivialité en entreprise. Topique et topographie d’une figure sensible Jean-Jacques Boutaud * Université de Bourgogne & CIMEOS–LIMSIC (Laboratoire sur l’image, les médiations et le sensible en information-communication, ÉA1477) Mihaela Bonescu ** Groupe ESC Dijon-Bourgogne & CIMEOS–LIMSIC (Laboratoire sur l’image, les médiations et le sensible en information-communication, ÉA1477) D’abord marquée par l’isotopie de la table, le partage alimentaire et le plaisir de manger, la convivialité s’est progressivement émancipée de cet espace symbolique pour investir d’autres lieux : la vie en société, les relations interpersonnelles, le monde des objets. Dans son pouvoir d’extension, cette valeur a pris, au sein des organisations, de multiples traits de manifestation, des signes les plus discrets de politesse aux événements les plus fastueux. Au-delà, c’est tout le déploiement figuratif de la convivialité, la conversion de cette valeur en figure sensible, qui en dessine les contours symboliques au cœur des organisations. * [email protected] ** [email protected] MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 On se souvient peut-être d’une livraison de Quaderni, intitulée : « La convivialité, fable contemporaine » (n° 53, hiver 2003-2004). Une approche critique d’une valeur dominante, sinon ambiante, perçue, tour à tour comme un « objet mou », un « concept polysémique », en mal de détermination dans sa « fluidité », son immatérialité. « Fusion molle » qui joue le consensus, le parodie au besoin, mais tombe assurément dans le lénifiant des accords de parade, sans consistance, ni profondeur. Il y aurait beaucoup à dire sur cette instruction à charge, trop marquée par le sceau de l’idéologie, pour ne pas entraîner un sursaut réflexe, dans une direction plus construite ou constructive, à l’égard de la convivialité. Déjà chercher à comprendre pourquoi, fût-ce à distance critique, cette valeur se déploie dans de multiples sphères de la vie sociale. Comment expliquer sa capacité à infuser dans le social, au point d’atteindre, avec tant d’ampleur et d’attraction, le discours des organisations et des formes de travail, de relation, de vie, idéalisées dans de nouvelles pratiques ? Audelà, c’est sans doute dans la conversion de la valeur en figure sensible, là où l’immatériel prend forme dans un espace figuratif élargi, de signes, d’objets, d’espaces, de rôles, que nous pourrons entrevoir, au mieux, la dimension symbolique de la convivialité. L’assiette paradigmatique de la convivialité La convivialité apparaît aujourd’hui comme un concept rayonnant, qui se diffuse et infuse dans le champ social aussi bien que dans l’univers des organisations. Son champ conceptuel ne se limite plus à l’isotopie de la table, car elle recouvre de multiples occurrences en informatique et se greffe, en s’adaptant, au monde professionnel. Ainsi, la convivialité devient non seulement une valeur émergente, capable de raviver et de consolider les relations, mais aussi un idéal de bien-être individuel et collectif dans l’univers du travail. Remontons à la source. Le « plaisir de la table », nous dit Brillat-Savarin, est supérieur au simple « plaisir de manger », car il attribue au mangeur le statut de convive, ce qui implique un autre scénario et certains comportements, liés à des formes de théâtralisation (Goffman) du repas. La mise en scène de la table conviviale implique d’abord la mise en scène des aliments et l’élaboration du décorum qui les accompagne. La convivialité suit, bien sûr, chaque esthétique d’époque et impose diverses configurations de la table. Insérés dans ce dispositif, les convives ajustent systématiquement leurs « performances » et participent aux échanges autour de la table à plusieurs niveaux : empathique, polysensoriel, verbal ou encore symbolique. Les manières de table traduisent globalement ces variables et offrent des modèles de comportement validés et acceptés par la communauté. Il 142 La convivialité en entreprise… J.-J. Boutaud & M. Bonescu s’agit ainsi de véritables codes, dont la transgression peut briser l’équilibre convivial. À table, le plaisir est souvent déclenché et nourri par des aliments à effet euphorisant ou excitant (alcool, café, tabac, thé), mais le véritable lien, et en même temps la condition première de la convivialité, reste la parole. C’est la conversation qui a le pouvoir de valoriser chaque convive, et comme tout fait signe (les mots, le ton de la voix, le volume, le regard, la position du corps, etc.), il est nécessaire de soigner le contenu autant que la forme. Autour de la table, la convivialité naît donc comme agrégation savante et non aléatoire de plusieurs ingrédients, organisés autour de trois axes : esthétique, symbolique et relationnel. Mais la convivialité transgresse les frontières de la table et s’installe, progressivement, dans d’autres espaces de la vie sociale. Un tournant s’opère en 1973, lorsqu’Ivan Illich, penseur de l’écologie politique du e XX siècle et critique de la société industrielle, réinvestit le mot convivialité d’un sens nouveau, porteur et révolutionnaire. Pour lui, la convivialité est l’expression de la liberté individuelle qui permet et encourage la créativité, au sein d’une société équipée d’outils efficaces, facilement utilisables et accessibles au plus grand nombre. La société conviviale s’oppose dans son esprit à la société industrielle, source d’aliénation en masse par l’introduction et la prolifération des outils dominants. À l’opposé de l’outil dominant, l’outil convivial doit d’abord être juste, servir l’homme et ne pas l’asservir par une complexité réservée aux initiés. Il doit également permettre la plus grande autonomie personnelle et garantir la liberté d’action et de choix. Comme vecteur de l’équilibre vital, l’outil convivial doit, globalement, préserver l’environnement physique, assurer la stabilité de l’environnement économique et favoriser l’environnement socio-relationnel par la prise en compte et la valorisation du patrimoine culturel et rituel de la communauté. Cette convivialité utopique imaginée par Ivan Illich (1973), transfigurée par des mutations successives au cours des années 1980 et 1990, trouvera finalement sa place dans le jargon professionnel aussi bien que dans la réalité du monde des machines et de leurs relations avec l’homme. C’est l’univers de l’espace numérique qui s’approprie, cette fois, le concept, avec tout son potentiel sémantique, pour en faire l’une des qualités majeures des outils informatiques. Les dictionnaires du multimédia et de l’informatique sont encore loin de s’entendre sur une définition canonique de la convivialité, car elle ne cesse de s’enrichir et passe d’une vision plutôt techniciste, liée à la simplicité et à la facilité d’usage, à une vision plus holistique. Elle englobe le rapport utilitariste, mais, en même temps, ouvre la relation construite entre l’homme et la machine au dialogue, à l’échange, à la réactivité, à l’interactivité, à la créativité (Lavigne, 2007). À l’écran, la convivialité se déploie à la fois sur un axe longitudinal, sous le signe de l’expression multimodale et polysensorielle, 143 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 et sur un axe transversal, sous le signe de l’échange et de la négociation. Bien évidemment, les propriétés retenues comme base de la convivialité numérique (telles que l’utilisabilité, la simplicité, la facilité, l’interactivité, la liberté ou le plaisir) sont déclinables et la liste est loin d’être close. Appliquée à l’espace privé ou à l’espace public en ligne, la convivialité facilite la relation et assume une fonction normative. Au-delà de la table (Brillat-Savarin), de l’idéologie sociale (I. Illich), des nouvelles technologies d’information et de communication, c’est donc tout le lien social qui peut être idéalisé sous l’angle de la convivialité. Ce qui n’est pas sans susciter quelques réserves. À cet égard, après la mort d’Ivan Illich en décembre 2002, la revue de communication Quaderni a publié un dossier significativement intitulé « La convivialité, fable contemporaine », dossier qui se propose un « projet périlleux : déterminer le contenu d’un objet manifestement indéterminé, circonscrire le territoire d’un concept exemplairement nomade, mettre en question une valeur contemporaine a priori indiscutable. Objet mou, concept polysémique, valeur abondamment célébrée, la convivialité paraissait inabordable » (Thiery, 2004 : 57). Les textes choisis pour la publication « démontrent notamment que l’inconsistance de cette valeur, sa fluidité et sa presque immatérialité renvoie précisément à la nature des relations qu’elle qualifie » (Thiery, 2004 : 57). Le dossier néglige, volontairement, la vision positive et réenchantée de la convivialité. Elle caractériserait ainsi un monde de l’apparence, trop consensuel, attaché foncièrement à la forme du lien social, mais à travers une communication sans implication, « une interactivité sans fin », une « fusion molle » (Breton), des rapports fondés sur l’indifférenciation (Quessada) et sur l’absence de conflits. Or, une réinvention conviviale du lien social renvoie aussi à une vision plus élective du lien social (de Singly), qui permettrait, par exemple, à des individus qui ne sont ni proches, ni inconnus (collègues de travail, membres d’une même organisation, etc.) de passer des moments agréables ensemble. Les formes élémentaires de la vie conviviale en entreprise Compte tenu des déplacements métonymiques et des extensions du concept, de l’univers de la table à la vie en société, avec une dimension rabattue sur les objets de communication eux-mêmes, une question vient prolonger l’analyse de la convivialité : comment peut-elle fonctionner, au-delà de ses traits essentiels (plaisir, relation, partage, etc.), comme valeur stratégique, promue et idéalisée dans le monde des organisations ? Et avec quelle portée symbolique ? 144 La convivialité en entreprise… J.-J. Boutaud & M. Bonescu Un regard « médiaté » sur la convivialité met en évidence sa fonction rituelle dans les organisations. N’oublions pas que le monde du travail s’inscrit, par définition, dans un rythme qui cherche avant tout l’efficacité et la productivité matérielle. Néanmoins, il s’appuie sur des séquences rituelles et sur des médiations symboliques, dont la convivialité devient l’une des voies… les plus productives. Si l’outil dominant d’Ivan Illich est présent et exerce son pouvoir, il appartient aux hommes de préserver et de nourrir des valeurs saines et humaines. À travers cette éthique de la relation, et même cette esthétique, avec ses codes, ses normes, ses usages respectueux de la forme, la convivialité devient incontournable, et au-delà de ses potentialités de discours démagogique, elle est présente dans le quotidien du travail où elle incarne notamment l’attention que l’on porte à l’autre et l’intérêt que l’on accorde à son univers relationnel professionnel. Des petits gestes individuels de politesse aux actions organisées, qui mobilisent l’ensemble de la communauté, de la préservation de l’intimité à la construction d’un sentiment d’appartenance et d’une identité collective, la convivialité marque tous ces moments et se forge un statut de valeur non seulement idéalisée, mais aussi performative et opérationnelle. Les petits gestes ritualisés qui accompagnent les rencontres avec les autres et les « rites d’interaction » (Goffman) se regroupent en plusieurs catégories, en fonction de leur finalité. Si la convivialité contribue à réunir les individus travaillant pour une entreprise et à renforcer non seulement leur sentiment d’appartenance à une entité, mais également leur adhésion à un système de valeurs, elle contribue aussi à assouplir, à personnaliser et à améliorer les rapports hiérarchiques à l’intérieur de l’organisation. L’esprit de communauté et son ordre rituel (Lardellier, 2003) composent avec la tradition, les hiérarchies et les rituels qui les accompagnent. Dans un système organisationnel, le rapport à l’autre est réglementé par un ensemble de lois établies et codifiées, formelles ou informelles. Et malgré une certaine réciprocité, les relations restent asymétriques et reflètent ainsi la différence hiérarchique. Hormis la rémunération, il existe plusieurs modalités de mise en acte de ces différences, dont les plus fréquentes nous semblent les termes d’adresse, le territoire, la gestion du temps et enfin le code vestimentaire. La convivialité se décline à l’échelle de toutes ces variables et, au-delà des stratégies de politique interne, elle s’inscrit avant tout dans une éthique de la médiation, envisagée dans une perspective participative. La parole, et plus particulièrement les termes d’adresse, engagent les hommes dans un échange qui peut être soit symétrique, ce qui souvent implique le tutoiement, soit complémentaire, donc plus emphatisé et plus formel. Le tutoiement, par exemple, facilite l’intégration dans 145 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 certains cas et gomme les différences hiérarchiques, alors que le vouvoiement peut valoriser les deux locuteurs à la fois, en dépit de la distance et du caractère formel. L’appropriation de l’espace de travail et son aménagement reflètent la position hiérarchique de son occupant. La symbolique de l’espace de travail offre en plus une représentation des valeurs de l’entreprise et « le choix d’un bureau cloisonné (entouré de quatre murs et fermé par une porte) ou d’un bureau paysager (abolition de toute frontière physique mais aménagement par le mobilier) n’est pas neutre » (Jardel, Loridon, 2000). L’accent est ainsi mis soit sur le sérieux du travail par la présence de l’espace clos, soit sur l’esprit d’ouverture qui favoriserait, dans l’idéal, la communication. Cette tendance d’origine américaine se base sur une culture du partage et du brassage. Les postes de travail partagés par plusieurs personnes ou l’aménagement d’espaces communs devraient créer plus de liens et fluidifier la communication. Des vestiaires, des bureaux de rangement, des salles de réunions ou de documentation peuvent conforter la synergie et donc la convivialité. Ce sont pourtant les espaces de détente qui symbolisent le mieux cette valeur, grâce à leur potentiel imaginaire et leur degré de liberté, qui permettent de sortir du système temporel linéaire. Ici, un espace fitness, là une « bulle » relax, dans le bain synesthésique de notes sonores, olfactives, visuelles et tactiles, parenthèse irénique au cœur du sur-régime. S’il fallait observer d’autres marqueurs symboliques, le code vestimentaire pourrait apparaître comme l’un des signes les plus visibles de l’ethos convivial. Casual Friday, manches courtes ou retroussées, cravates défaites ou retirées, un luxe, malgré tout, de recherche dans les tissus, matières et couleurs qui conjuguent le bon goût dans l’expression d’un rapport aux autres plus frais, plus vrai, plus naturel. Un trait parmi d’autres, d’une gamme expressive à saisir à plusieurs niveaux de pertinence. Encore fautil les reprendre un par un. L’espace figuratif du convivial Par rapport à une approche sociologique ou anthropologique, en communication, le réflexe sémiotique est souvent de chercher non seulement à savoir mais à voir, comment une valeur émerge en société. Comme cette valeur prend forme, prend corps. Plus directement encore, pas seulement savoir pourquoi elle prend, mais comment elle prend : à travers quels signes, quelles formes, quels objets, quels espaces ou médiations ? Autant de dimensions que l’on pourrait qualifier de matérielles ou concrètes, si la mise en forme et en scène d’une valeur n’en appelait aussi à des dimensions discrètes, sensibles, pas toujours objecti146 La convivialité en entreprise… J.-J. Boutaud & M. Bonescu vables, avec des manières de dire, de faire, d’être. Voilà comment on peut expliquer le passage d’une valeur abstraite, comme la convivialité, déjà située dans un espace axiologique ou idéologique, à une figure sensible, précisément à travers l’espace figuratif que dessine cette valeur, dans tous ses niveaux de manifestation. Sur ce plan figuratif, au sens large, Jacques Fontanille (2007) propose de retenir, dans le parcours génératif du plan de l’expression, plusieurs niveaux de pertinence. Nous allons déjà les énumérer, avant de les situer dans l’espace figuratif de la convivialité, tel qu’il prend vie et forme dans l’entreprise, sous de multiples facettes. Au plan expressif, figuratif on retiendra : les signes (niveau de la figurativité) ; les textes-énoncés (niveau de l’interprétation) ; les objets (niveau de la corporéité) ; les scènes prédicatives (niveau de la pratique) ; les stratégies (niveau de la conjoncture) ; les formes de vie (niveau de l’ethos et du comportement). Il n’est pas question d’épuiser, bien sûr, tous les modes de manifestation de la convivialité en entreprise, tant les occurrences se déploient et se renouvellent, sous les dimensions déjà instruites dans cette rapide étude. Mais il s’agit de saisir, degré par degré, le déploiement progressif de cet espace figuratif particulièrement riche, qui se structure à mesure qu’il prend corps. On peut faire l’hypothèse que la fonction symbolique de la valeur procède à un premier niveau, de sa dimension figurative et qu’à l’intérieur du figuratif, c’est la dimension sensible qui renforce l’accès au symbolique. Si la convivialité en entreprise devait se limiter, par exemple, à quelques lignes dans une charte, à quelques principes guidés par le bon sens, à de bons conseils prodigués çà et là pour améliorer le quotidien relationnel, on en mesurerait le caractère normatif, prescriptif, au risque du double bind sur l’injonction du mieux-être, mais certainement pas dans un rapport sensible et incarné, ressenti et durable avec une valeur qui prend corps, à l’intérieur de l’entreprise, et prend réellement corps en soi. Comme le champ d’investigation est particulièrement étendu, nous avons fait le choix de prélever, en quelque sorte, un échantillon représentatif : un corpus d’articles de la revue Stratégies qui prend régulièrement le pouls de la communication, à l’égard des marques et des stratégies d’entreprise. Sur le site de la revue (www.strategies.fr) une première recherche par mots-clés (dernière consultation : 22 septembre 2008), permet d’établir un pointage statistique immédiat. On obtient déjà 212 réponses pour la recherche du mot isolé « convivialité » dans le site (187 articles du magazine, 18 articles de la newsletter, 7 Stratégies en PDF). Au plus près de notre sujet, la recherche recentrée sur « entreprise et convivialité » renvoie, cette fois, à 56 références (50 articles du magazine et 6 Stratégies en PDF ). Dans les limites qui sont les nôtres, 147 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 nous avons, avec ces références ciblées, largement matière pour décrire les bases figuratives de la convivialité en entreprise. Nous donnerons un exemple concret pour chaque niveau de pertinence sémiotique, au plan de l’expression, afin de saisir, même en quelques traits rapides, les formes et les contours de la convivialité comme figure sensible : les signes (niveau de la figurativité) : sur un mode non organisé, ce sont tous les signes qui frappent nos sens, à l’image du punctum de Barthes qui pointe ou perce, dans un cadre perceptif plus large. Une des facilités, pour créer le climat convivial et faciliter la réceptivité à toutes formes de signes, est de jouer sur les cadres d’interaction, de changer les codes. En voici un exemple : « théâtraliser les repas de conventions ou de séminaires : pour ce faire, (on) vient de lancer trois formules originales de restauration : celle baptisée “4/3/2/1” propose un repas multiculturel et multicultuel. C’est la première fois que tous les croyants pourront manger le même repas. L’entreprise est là pour fédérer, il faut que tout le monde participe au repas. Avec “assis/debout”, on mange tour à tour dans les deux positions, mais avec des contenants et une présentation ad hoc. Enfin, “pêle-mêle” propose des contenants biodégradables et un réceptacle commun » (Stratégies, n° 1 477, 15/11/2007). les textes-énoncés (niveau de l’interprétation) : la convivialité nourrit, également, une profusion de discours. Elle apparaît sur de nombreux documents d’entreprise, passe d’un support à l’autre, se décline à travers des mots, des images, des symboles ; elle se traduit, aussi, dans des marques d’énonciation du lien convivial, à travers de petites marques familières, comme le tutoiement ; dans l’identité visuelle de l’organisation ou un nouveau ton pour le journal d’entreprise : « Outre l’apparition de nouvelles rubriques dans les journaux internes, l’écriture est moins linéaire et plus interactive. On joue sur la proximité avec des anecdotes personnelles de collaborateurs et l’utilisation du “je” et du “nous” à la place du traditionnel discours d’entreprise » (Stratégies, nº 1 503, 29/05/2008). les objets (niveau de la corporéité) : on perçoit la convivialité dans des codes vestimentaires, des choix esthétiques de couleurs, de formes, de matière, pour les objets, le design, l’architecture ; une sensibilité au décor, à la lumière, au son, à la présence matérielle des objets, à leur aura. Ainsi tout le personnel de Changi (aéroport de Singapour) a-t-il été sensibilisé à la vision systémique d’un espace convivial : « Ici, le voyageur est roi. On lui déroule même un tapis rouge tandis que la musique diffusée a été spécialement choisie pour apaiser ses angoisses. Inutile d’être un habitué des classes affaires pour se voir offrir un cocktail par une hôtesse souriante. Besoin d’un massage pour détendre ses muscles endoloris après un long-courrier ? Rendez-vous au niveau 148 La convivialité en entreprise… J.-J. Boutaud & M. Bonescu trois, à l’Aromazone où le palpé-roulé est bonifié par les vertus de l’aromathérapie. Envie d’un bol d’air frais ? Direction l’Oxygen bar. Et pour respirer le parfum des fleurs tropicales, rien de tel qu’une balade dans le jardin des orchidées… Sans parler des salles de cinéma pour se divertir, des clubs de sport pour se défouler et des centres commerciaux high-tech… pour alléger son portefeuille » (Stratégies, nº 1363-2, 31/03/2005). les scènes prédicatives (niveau de la pratique) : la convivialité doit respirer dans les petits moments de vie en entreprise, dans les expériences qui se présentent sous un jour nouveau, comme dans les occasions les plus extraordinaires. La mise en scène conviviale exalte les situations favorables, libère les émotions, exhorte à jouer des rôles dans des séquences canoniques : la rencontre, l’échange, le dialogue, la détente, le moment créatif, la fête, etc. les stratégies (niveau de la conjoncture) : sorties du factuel, de l’accessoire, de l’événementiel, de l’instantané et du momentané, ou mises les unes en rapport avec les autres, les formes conviviales peuvent constituer un ensemble homogène qui a du sens, avec des points de repère sur ce que l’entreprise veut dire, veut être, veut traduire d’elle et de nous. « Sous les signes, les stratégies », dirait Floch, sans que l’on puisse imaginer une telle appétence pour le convivial sans arrière-pensée ou arrière-plan stratégique, plus ou moins visible, explicite, transparent, conscient. Au cœur de la stratégie conviviale, on crée de nouveaux rôles : « À la Caisse d’épargne Provence-AlpesCorse, c’est une “madame bien-être” qui officie… Ces postes de “spécialistes du bonheur” sont amenés à se développer dans les entreprises » (Stratégies, nº 1 464, 05/07/2007). les formes de vie (niveau de l’ethos et du comportement) : la convivialité peut s’afficher comme valeur, bien sûr, mais aussi, comme mot d’ordre, philosophie, principe, comme forme de vie ludique ou humaniste, comme disposition ou caractère, attitude et comportement, sagesse ou détente, attention à l’autre ou détachement amusé, autant de signes pour incarner des modes d’être et de faire, une philosophie à l’interne, ou une image de soi à promouvoir à l’extérieur : en clair, tous les signes d’affirmation d’une identité. Là encore, il faudrait établir une continuité symbolique entre des choix esthétiques, dans l’entreprise, et des positions éthiques, sur l’entreprise, sur l’individu dans l’entreprise. Pour se convaincre du syncrétisme entre ces niveaux figuratifs, il suffit de reprendre quelques mots de commentaire sur l’installation de Fabrice Hyber chez Pommery, avec l’intention avouée de créer non seulement un espace convivial mais l’affirmation d’un mode d’être, à partir du cham- 149 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 pagne : « Le champagne (niveau de l’objet) pétille, il est festif, riche en bulles (niveau des signes) et pourrait correspondre à l’image de l’artiste en pleine ébullition créative (scène prédicative) ! Le champagne permet de mobiliser cette passion sur le mode d’un véritable état d’esprit (niveau stratégique). Plus qu’un produit de consommation, le champagne est un comportement (forme de vie). Autour de Pommery se noue ainsi un dialogue qui réunit artistes, artisans, amateurs d’art, entrepreneurs (niveau des textes-énoncés), et tous ceux qui, plus largement, souhaitent partager, découvrir, se passionner et, surtout, faire (scènes prédicatives). Plus qu’une marque, Pommery est un comportement (forme de vie) » (Stratégies, nº 1 431, 26/10/2006). C’est donc la conversion de la valeur en figure sensible qui étend le périmètre de la communication sur la valeur, autour de la valeur, avec un double effet : en passant d’un niveau immatériel ou abstrait à un niveau figuratif et expressif, la valeur prend forme, se matérialise, investit des objets, des discours, des espaces, des rôles, autant de niveaux de manifestation et de communication. ces niveaux de manifestation mobilisent un théâtre permanent de signes, qui font sens sous de multiples aspects, ce qui motive la compétence sémiotique en communication, tout particulièrement sous la sollicitation de cet espace figuratif. À mesure qu’il se déploie, en assurant le primat du signe et du sens, cet espace figuratif assure l’accès au symbolique, ou, pour le moins, en facilite l’accès, sur des bases sensorielles et sensibles offertes à la perception du sujet, à sa sensibilité. Entre tous les niveaux figuratifs de la convivialité, il se produit comme une contagion programmée ou fortuite, heureuse ou désabusée, dans la prolifération de signes qui simulent, pourquoi pas, mais stimulent, le plus souvent, l’ethos convivial, comme pour se mettre en appétit avec tout ce qu’il faut avaler au quotidien. 150 La convivialité en entreprise… J.-J. Boutaud & M. Bonescu Bibliographie Breton, Philippe, 2004 : 61-66. « La convivialité : variante de la désincarnation contemporaine ? ». Quaderni, n° 53. Paris : Sapientia. Fontanille, Jacques, 2007. « Textes, objets, situations et formes de vie. Les niveaux de pertinence du plan de l’expression dans une sémiotique des cultures ». Transversalité du sens, Bertrand, Denis et Costantini, Michel (dir.). Paris : PUV. Illich, Ivan, 1973. La convivialité (Tools for conviviality). Paris : Seuil, 158 pages. Jardel, Jean-Pierre, Loridon, Christian, 2000. Les rites dans l’entreprise. Une nouvelle approche du temps. Paris : Éditions d’Organisations, 274 pages. Lardellier, Pascal, 2003. Théorie du lien rituel. Anthropologie et communication. Paris : L’Harmattan, 237 pages. Lavigne, Michel, 2007. « Convivialité et créativité ». La convivialité des interfaces à vocation ludique et / ou pédagogique. Conception, création, valeurs, usages. Actes du colloque scientifique Ludovia 2007 [cédérom]. Toulouse. Quessada, Dominique, 2004 : 67-80. « La convivialité : une relation sans autre ». Quaderni, n° 53. Paris : Sapientia. Semprini, Andrea, 2003. La société de flux. Formes du sens et identité dans les sociétés contemporaines. Paris : L’Harmattan, 280 pages. Singly, François de, 2003. Les uns avec les autres. Quand l’individualisme crée du lien. Paris : Armand Colin, 267 pages. Thiery, Sébastien, 2004 : 57-59. « Avant-propos ». Quaderni, n° 53. Paris : Sapientia. Webographie www.strategies.fr 151