Mythologies personnelles : l`intime
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Mythologies personnelles : l`intime
Mythologies personnelles : l’intime Qu’est-ce que l’intime aujourd’hui ? Dans quelle mesure les arts rendent-ils compte de l’évolution de la notion ou contribuent-ils à la (re)modeler ? Que nous disent-ils sur la façon dont notre époque pense l’individu dans son rapport à lui-même et à l’espace publique. Se raconter, se montrer, s'exposer. C'est presque devenu une constante dans l'art contemporain : l'artiste met en oeuvre sa propre vie. A travers l'histoire de sa vie quotidienne, celle de son entourage, son monde intérieur, il cherche à révéler des vérités, à exprimer l'homme dans sa réalité la plus intime. Cette tendance apparaît dès les années 1970 avec des artistes comme Christian Boltanski, Annette Messager et Jean Le Gac. La notion de « mythologie personnelle » exprime le passage, le glissement du quotidien vers l’individuel pour atteindre le personnel c’est-à-dire l’intime, que l’on perçoit chez bon nombre d’artistes actuels. C’est alors, dans le processus de création, que peut se réaliser l’élaboration de ce glissement entre mythe collectif et mythe personnel. Mais la réciproque est également vraie puisqu’en traitant de leurs symboles propres, ces artistes vont permettre à tout individu de se retrouver ou de se reconnaître dans ses peurs, ses joies ou ses questionnements. Des artistes se détournent (en apparence) des activités artistiques traditionnelles. Ils ne visent pas en premier lieu à créer des œuvres, à donner naissance à de nouvelles images, de nouveaux objets, mais s’insèrent dans la production d’un monde intérieur et totalement personnel. Leur dénominateur commun s’affirme, dans le caractère intime de leur expression et l'accord perceptible de leur dessein, quelle que soit la technique employée. Monologue intérieur ou au contraire projection du “moi” dans la sphère publique, c’est la personnalité de l’artiste qui agit au cœur du processus créatif, qui en est le moteur, la motivation, à la fois signature et style. Leur histoire (personnelle ou fictive) et leur relation au monde, surtout à leurs contemporains, demeurent la constante de toutes leurs démarches. Dans notre monde contemporain où la perte des repères pose un problème particulier à l’homme, l’identité ne va plus de soi, elle n’est pas une évidence, elle est multiple et adaptable. Elle se construit et se revendique. Ainsi le travestissement, le déballage, l’hybridation, l’exhibitionnisme et son autodérision, l’ironie sont peut-être les instruments mis en œuvre par les artistes pour avancer dans cette quête de vérité autobiographique. Le Moi physique et psychologique de l’artiste se révèle. Il utilise un mode subjectif qui perpétue une mémoire et projette dans l’avenir. A NNETTE M ESSAGER Dès ses 1ères œuvres, elle collecte, découpe des fragments de tissus, peluches, photos, recompose un univers rempli de symboles. Elle questionne les rapports du féminin et de l’art. Ainsi, elle réussit à imposer dans le domaine artistique des techniques dites mineures traditionnellement dévolues aux femmes. Elle pointe avec ironie la place de la femme dans la société et dans le monde de l’art. Elle joue avec la diversité de son identité. Elle bâtit son œuvre à partir du quotidien des femmes, de stéréotypes dérisoires et banals. Sa création est " flottante " entre 2 états : l'âge adulte et l'enfance. IDENTITE FEMININE ET MULTIPLE : Elle construit son identité de femme en procédant à une addition d’indices, en la constituant de petits morceaux intimes, puisqu’il lui faut faire et défaire ses identités pour s’en construire une en tant qu’artiste, elle exploite sa double vie, se scinde en 2, multiplie les personnalités. Sans casser le mythe de la douceur et de la grâce féminine, elle montre l’autre version du caractère fait de violence et de colère contre les visions stéréotypées. Elle réalise une démarche autobiographique, pourtant balisée de faux-semblants. Elle fait de l’identité féminine un puzzle éclaté dont elle ne cherche pas forcément à rassembler les morceaux. Oscillant entre l’anonymat et le familier, l’ironie et la nostalgie, ses œuvres s’imposent grâce à de grandes scénographies qu’elle revendique comme un art du « théâtre minable », entre mystère médiéval et symbolisme surréaliste. Jeux de rôle. Se projeter dans un rôle constitue le moyen le plus immédiat pour tenter de transformer son rapport au monde. Le cycle Annette Messager collectionneuse se compose d'un ensemble de 56 albums regroupant des collections variées ; elle se crée une vie. Elle découpe des photographies dans des magazines, elle les retouche et les colle dans ses cahiers. Pour trouver ma meilleure signature, 1972, album collection N° 24/Mes jalousies photos de vedettes de cinéma enlaidies Le cycle Annette Messager artiste débute avec le travail sur les Pensionnaires en 1971-1972 : il regroupe l'exposition des oiseaux empaillés ainsi que des albums de croquis les représentant dans un jeu puéril et ambigu qui tient de l'enfance et de la folie. A travers l’oiseau, incarnant tout à la fois son enfant, sa poupée, mais surtout métaphore de l’artiste elle-même que AM va explorer « l’autre ». Elle confectionne de petits objets, ici des vêtements tricotés pour des oiseaux empaillés. Histoire de robes 1990 : Disposées comme des tableaux, verticalement et fixées au mur, on croirait des reliques. Ces robes devenues inutilisables, par qui ont-elles été portées ? La robe, pièce de vêtement féminin est le révélateur de l’identité plurielle de la femme… elle renvoie à une biographie à multiples personnages. Sur ces robes sont agrafées des images, photos ou dessins, formeraient-ils des souvenirs relatifs à des événements vécus par elle ? A UTO - DOCUMENTAIRE CHRISTIAN BOLTANSKI (NE EN1944 ) commence à peindre en 1958 des scènes d'histoire ou des personnages macabres. Boltanski s'éloigne de la peinture à partir de 1967 et expérimente l'écriture, par des lettres ou des dossiers qu'il envoie à des personnalités artistiques. Il intègre à son œuvre des éléments issus de son univers personnel, et sa propre vie devient le thème principal de son œuvre. (Saynètes ). Il reconstitue des épisodes d'une vie qu'il n'a pas vécue. Il intègre à son œuvre des éléments issus de son univers personnel, sa propre vie devient le thème principal de son œuvre. Pourtant tout n'est pas univoque dans son œuvre, l’artiste reconstitue des épisodes d'une vie non vécue. Les artistes relatent éléments et événements ayant trait à leur vie personnelle, empruntant parfois la voie de la fiction. Il en résulte des œuvres-récits qui ne sont ni expliquées, ni développées. Le récit reste fragmentaire, volontairement inachevé car en devenir, et donc interroge notre perception du monde. L’art de l’intime n’est pas seulement représentation de soi : il est aussi tourné plus largement vers l’espace privé, l’intériorité mais aussi l’intérieur, qui concerne, au-delà de l’individu, un groupe, couple ou famille. En ce sens, l’art de l’intime interroge, déplace la frontière entre privé et public autant qu’il questionne l’identité, individuelle et collective. Les enjeux de l’art de l’intime : construction et reconstruction de soi ; mode de connaissance singulier permettent une appréhension directe, immédiatement accessible à l’intuition du sujet, et spontanément connu de lui seul, voire non communicable. CLAUDE CAHUN 1894 1954 renverse les clichés, brouille les identités convenues du sexe social sans aller jusqu'à traverser les genres pour fonder son individualité de femme sur une identité dégagée des identifications familiales, sociales et culturelles. CINDY SHERMAN1954 Déclinées en séries, ses photographies révèlent des préoccupations axées autour de la place de la femme dans la société. Puis, l’artiste passe à la couleur, détourne l’autoportrait. Du glamour, ses « personnages » glissent progressivement vers la mélancolie, la disgrâce, l’épouvante et l’horreur. NAN GOLDIN 1953 a photographié à chaque instant sa vie comme l’on tient un journal intime. Interchangeabilité œuvre-vie, où l’artiste fait de sa vie un portrait, une autobiographie imagée « J’aime mieux vivre, respirer, que travailler. Je ne considère pas que le travail que j’ai fait puisse avoir une importance quelconque au point de vue social dans l’avenir. Donc, si vous voulez, mon art serait de vivre ; chaque seconde, chaque respiration est une œuvre qui n’est inscrite nulle part, qui n’est ni visuelle ni cérébrale. C’est une sorte d’euphorie constante. »Marcel Duchamp dans un entretien avec Pierre Cabanne en 1966 Spécificités de la fin du XX° siècle : intimité et autoreprésentation Se représenter d’après un miroir, se représenter d’après une photographie serait-ce donc représenter une fiction? Me représenter, serait-ce m’inventer ? Le « MOI » est objet d’interrogation. L’autoportrait est l’espace où s’exprime paradoxalement la difficulté de l’identité, l’artiste joue à cache-cache avec lui même, il tente de s’identifier, se reconnaître. Considérant son propre parcours historique, questionnant sa responsabilité sociale, l’artiste fait de son approche un véritable laboratoire de recherche. Il se penche sur son identité culturelle, sexuelle ou sociale. Autoreprésentation : L’autoportrait est-ce s’inventer ? Nombreux artistes continuent de perpétuer la tradition de "l’autoportrait" à travers le médium vidéo, utilisant l’autofiction, l’autodérision ou la narration autobiographique, comme autant d’outils affichés d’une profonde quête identitaire. L’autofiction leur sert à exhiber des fantasmes, des histoires personnelles ou des tragédies, tout en se parant d’un masque romanesque lié à la littérature. Ces narrations leur permettent de parler de soi et de leur relation aux autres, de jouer les acteurs de leur propre vie, ou de pratiquer une sorte " d’autoanalyse " psychanalytique. L’autofiction, à mi-chemin entre autobiographie et invention pure, est le mode le plus courant par lequel cette mythologie personnelle va s’exprimer. L’autofiction n’est pas se mettre en fiction, c’est-à-dire romancer sa vie pour la rendre plus belle. Ce n’est pas non plus la fictionnalisation de soi, partir de soi pour créer une existence autre, transposer son être dans le champ des possibles : ce qui pourrait ou aurait pu avoir lieu dans la réalité. Au contraire, l’autofiction c’est transposer sa vie dans le champ de l’impossible, celui de l’écriture ou de la mise en image, comme un lieu qui n’aura jamais lieu. L’autofiction n’est pas du temps retrouvé, mais du temps créé. Les “ je ” qui ne sont pas tout à fait “ moi ” se disent dans un hors temps salvateur qui les réunit. L’artiste se situe dans une temporalité qui n’existe pas totalement puisqu’elle réunit passé, présent et futur en un même temps. L’autoportrait déborde pour rejoindre la narration, il est plus proche donc de l’autobiographie. Il se présente désormais comme une accumulation d’éléments autobiographiques comme autant d’indices et de trace de la réalité de l’existence mais mêlée à une fiction. Pose la question de l’écart, ou du rapprochement entre la vie et l’œuvre dans l’art contemporain. L’autobiographie devient un genre des arts plastiques, le personnage et l’artiste sont unis pour résoudre le difficile rapport entre sujet et objet. Cela soulève le problème du vrai-faux-vrai: sincérité, vérité, authenticité, fidélité. Ou du faux et du faux semblant ou du vraisemblable… car parfois la puissance du faux fait ressortir la vérité. L’individu refuse de se laisser enfermer dans une case unique. L’autoportrait pose la question du miroir, des points de vue, de la ressemblance; il interroge les rapports à l’espace, au temps. «Les notions d’importance, d’intérêt, de nécessité sont 1000 fois plus déterminantes que la notion de vérité» Deleuze. Le « moi » a nourri bien des œuvres d’art : journaux intimes, autofictions et autobiographies, autoportraits recourant à de multiples supports, jusqu’aux blogs d’aujourd’hui qui semblent accroître davantage encore la tension originelle et paradoxale d’un art qui met en scène, expose et exhibe aux yeux de tous le plus profond, le plus essentiel, le plus unique d’un sujet. Les enjeux de l’art de l’intime : construction et reconstruction de soi ; mode de connaissance singulier qui permet une appréhension directe, immédiatement accessible, pour quitter le personnel et aller vers l’universel A UTOFICTION ET S OPHIE C ALLE Invention de postures romanesques contemporaines, Photographe mais ne prenant quasiment jamais ses photos elle-même, elle fait de sa vie une œuvre d'art en utilisant les autres, et l'espace de quelques jours devient un personnage de roman. Sous la forme d’installations, de photographies, de récits, de vidéos et de films, Sophie Calle construit, depuis plus de vingt ans, des situations où elle se met en scène sur un mode autobiographique et selon des règles précises. Suite vénitienne 1980 : filature d’un homme à Venise. Elle a passé plus d'une semaine à chercher tout d'abord l'hôtel où il résidait puis à le suivre partout où il allait. Elle ne le connaissait pas, mais le hasard avait voulu qu'avant son départ pour l'Italie, elle l'ait suivi à Paris, perdu, puis retrouvé le soir même dans une galerie parisienne. La Filature, 1981 , est un récit à double-voix: l’enquête du détective sur une journée de l’artiste suivie de photographies floues est accompagnée de la description de sa journée par Sophie Calle et de photographies du détective prises à son insu par un ami de Sophie C. Avec Vingt ans après, 2001 (détails) l’expérience se renouvelle selon l’initiative de son galeriste. L'Hôtel En 1981 , Sophie Calle se fait embaucher comme femme de chambre dans un hôtel vénitien. Elle y fait le ménage et accessoirement fouille les bagages des clients, lit leurs papiers et lettres et prend des photographies. Double jeux Calle et Auster Maria, personnage du roman Léviathan, est inspirée directement de Sophie Calle. Alors elle met au point une règle du jeu pour illustrer à sa façon ce rôle. Il y aura Les journées passées sous le signe d'une lettre. (C comme Calle et Calle au cimetière) le régime chromatique… Nuit blanche Paris 2002 à la Tour Eiffel, elle invitait les gens à lui raconter leur histoire. A UTO NARRATION ET J EAN L E G AC Dès 1973, il dira : "J’ai compris que si je suis capable d’inspirer une fiction, alors il y aura une preuve de mon existence…" Ne pouvant être le peintre qu’il avait rêvé de devenir quand il était adolescent et refusant d’en mimer le seul rôle, Jean Le Gac va s’ouvrir à la modernité par un travail de deuil : il peindra non la chose, mais l’homme qui la produit. Il va se mettre en scène comme le peintre du dimanche, le doublant de la mise en situation d’un peintre mythique, objet perdu de son désir. Joan Fontcuberta, (Né en 1955) s’évertue à brouiller les pistes et met en éveil notre mémoire collective à travers des projets de fiction basés sur la réalité, à moins que ce ne soit la réalité qui se base sur la fiction. (Carélia, de la série Miracles ) A UTO PHOTOGRAPHIE C INDY S HERMAN mise en scène dans les postures de certains mythes (le cinéma, la féminité, l’enfance…) Déclinées en séries, ses photographies révèlent des préoccupations axées autour de la place de la femme dans la société. Elle se prend pour quelqu’un d’autre mais se prend en photo elle-même, la vérité en photo n’existe pas C. Sherman ne doute pas du droit au mensonge. Vase clos entre elle-même et une autre qui est elle-même: dédoublement de personnalité mis en scène. GILBERT AND GEORGE 1942&43 posent sous toutes les coutures, de préférence les plus intimes, les plus crues, les plus burlesques, pour imposer leur message de tolérance. Liu Bolin(1973) considère que c'est le rôle même de l'artiste que de montrer les conséquences des problèmes économiques, écologiques et urbanistiques qu'affronte cet environnement. C'est après la destruction par le gouvernement du village d'artistes où se trouvait son atelier, lors de la préparation des Jeux Olympiques en 2005, que Liu Bolin réalise sa première photographie de la série « Hiding in the City », qui a fait sa notoriété. . "Je cherche, de par ma disparition, à mettre en scène les contradictions entre l'environnement créé par l'homme et l'homme luimême"