Le documentaire social face la pauvret blanche des

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Le documentaire social face la pauvret blanche des
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Le documentaire social face à la pauvreté
blanche des Appalaches : Eugene Richards,
Shelby Lee Adams, Tim Barnwell et Ken Light
Maude Oswald
Introduction
Territoire géographique autant que symbolique, les Appalaches sont le lieu de tous les fantasmes et de
toutes les craintes de la nation américaine. Dès son “invention“ 1 , à la fin du XIXe siècle, la région est
engluée dans une construction exogène de son image qui impose durablement sa définition d’une culture
blanche unique évoluant dans un espace homogène. Surtout, elle représente l’espace dans lequel le Rêve
américain est venu s’échouer : terres aux ressources naturelles riches et abondantes, les Appalaches
subissent pourtant le paradoxe d’une pauvreté endémique. Le charbon, diamant brut au cœur des mines, a
dépourvu les populations locales de ses bénéfices directs en enrichissant les propriétaires de compagnies
minières souvent extérieures à la région. La mécanisation a permis une utilisation abusive du sol
appalachien qui a contribué à décimer les richesses environnementales tout en diminuant le besoin de
main-d’œuvre de manière drastique. Forcés⋅es à l’exil, dès les années 1950, les habitants⋅es quittent les
montagnes pour tenter d’obtenir une part d’un Rêve construit sur les promesses d’une réussite sociale
individuelle. D’autres tentent d’y survivre : c’est d’eux et d’elles dont il sera question ici.
Aux États-Unis, malgré la permanence de la pauvreté et des chiffres exorbitants en termes humains 2 ,
l’État fédéral et la population peinent souvent à admettre la misère dans sa globalité, à l’envisager dans sa
quotidienneté et à entreprendre des démarches dans une perspective de longue durée. Paradoxe dans une
nation où le mythe de la réussite individuelle, s’il fait obligatoirement des exclus⋅es, n’en demeure pas
moins hypothétiquement accessible à chacun⋅e, l’indigence semble sujette à un processus d’occultation et
de réapparition périodique. Sa réintroduction dans l’espace public dépend alors de facteurs variables – par
ailleurs non exclusifs. Événements spectaculaires 3 , variabilité des intérêts politiques, actions menées par
les institutions publiques ou privées, issues provisoires de débats portant sur sa provenance et ses causes,
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BATTEAU, Allen Wayne, The Invention of Appalachia, Tucson : The University of Arizona Press, 1990, 239 p., (coll.
The Anthropology of Form and Meaning).
2 En 2008, le nombre d’habitants⋅es aux États-Unis était de 293'289'504 ; le nombre de personnes en-dessous du
seuil de pauvreté était de 38'573'393, ce qui représente 13,2% de la population totale :
http://factfinder.census.gov/servlet/STTable?_bm=y&-geo_id=01000US&qr_name=ACS_2008_3YR_G00_S1701&-ds_name=ACS_2008_3YR_G00_&-redoLog=false
3 Les ravages de l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, en 2005, en sont un exemple frappant. Pour une analyse
détaillée de ce phénomène, se référer à l’ouvrage de Romain Huret : HURET, Romain, L’Amérique pauvre, Paris :
Editions Thierry Magnier, 2010, 121 p., (coll. Troisième culture).
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chaque facteur est un vecteur potentiel pour la redécouverte de la misère – souvent par le biais d’une forte
médiatisation. Consécutivement, l’élaboration d’outils théoriques permet d’établir des jalons normatifs qui,
bien qu’obligatoirement limités, autorisent l’attribution de diverses aides et allocations : même dans les
périodes de prise en charge de la misère, l’incrédulité et le scepticisme demeurent souvent les guides des
débats. Définie par des instances extérieures, la pauvreté est envisagée selon des critères de jugement.
Fondée sur les critères partiaux de la morale et de la psychologie, la distinction entre “bons⋅nes“ pauvres
et “mauvais⋅es“ pauvres autorise non seulement à justifier un panel de mesures de contrôle répressives et
les manquements fréquents du système, mais surtout permet d’imputer la responsabilité de cette situation
aux pauvres eux/elles-mêmes par un retour au fameux paradoxe de la pauvreté : comment peut-on être
pauvre dans le pays le plus riche du monde, si ce n’est pour des raisons de déficiences individuelles ?
Exception à cette règle, le raisonnement “à époque particulière, traitement particulier“ : les positions face à
la misère peuvent évoluer, car elles dépendent majoritairement des contextes. La Dépression des années
1930 en est l’exemple le plus patent, au vu de l’ampleur des réactions “positives“ provoquées au niveau
fédéral et dans la population américaine 4 . La pauvreté aux États-Unis doit donc être envisagée selon un
mécanisme de va-et-vient périodique entre oubli et redécouverte, divergeant dans ses implications autant
que dans ses conséquences. Dépendante des contextes social 5 , politique 6 et économique 7 , elle repose sur
des facteurs multiples qui peuvent concourir, de manière ou non autonome, à un traitement actif de ses
problèmes ou, au contraire, les reléguer dans l’oubli. Les actions à mener dépendent également, dans une
certaine mesure, de la capacité même de la population américaine à se positionner et à répondre. La
pauvreté, qu’elle soit comprise, rejetée, oubliée ou criminalisée, reste subordonnée à ses représentations,
aussi arbitraires, partiales et partielles qu’elles puissent être. La misère se combat de l’extérieur, car elle
demeure tributaire des formes, visuelles ou discursives, de transmission de son image. Photographies et
discours deviennent donc de puissants instruments dans le processus de sa redécouverte, bien qu’ils soient
minés par des ambiguïtés propres à chacun⋅e. Dans le cadre spécifique de la photographie, le dogme peu
contesté de l’objectivité du médium et la croyance en une retranscription fidèle de la réalité en rendent la
perception et l’interprétation sujettes aux déformations.
Le regard porté sur les pauvres est souvent celui des classes sociales supérieures ; par leur vision en
plongée, ces dernières opèrent par méthode comparative face à ceux et celles qu’elles considèrent comme
différents⋅es, en vertu de leurs propres normes et valeurs. Ce processus de distanciation est aussi fonction
À l’inverse, la reprise économique d’après-guerre, signe d’une prospérité nationale retrouvée, renvoie la misère dans
l’oubli jusque dans les années 1960, période de sa redécouverte.
5 Facteurs ethniques au gré des vagues d’immigration, difficultés d’intégration, ségrégation, précarisation,
élargissement du fossé entre riches et pauvres, … .
6 Présidences alternées entre Républicains et Démocrates, mise en place de programmes d’assistance, prépondérance
des relations internationales sur le national, coupes drastiques dans les budgets des domaines sociaux, rôle des États
et des structures locales, … .
7 Base même des problématiques liées à la paupérisation : économie capitaliste, augmentation des dépenses dans le
domaine de la Défense au détriment des allocations sociales, … .
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de la proximité, réelle ou symbolique, de la misère. Entassés⋅es dans les ghettos des villes, les pauvres
semblent toujours suffisamment proches pour représenter un danger potentiel envers l’ordre social, même
s’il reste toujours possible d’en faire abstraction : le propre de la misère est de rester cantonnée dans ses
quartiers. Disséminés⋅es dans les campagnes et les montagnes du Sud, ils/elles sont hors de portée,
inoffensifs⋅ves, le plus souvent invisibles. Urbaine ou rurale, dangereuse ou bénigne, la pauvreté provoque,
paradoxalement, un intérêt voyeur face à des mœurs et manières de vivre souvent hors des normes
référentielles. Fascination, notamment, pour la misère des Blancs⋅ches du Sud : semblables, mais si
différents⋅es, ceux et celles que l’on surnomme White Trash, Rednecks ou Hillbillies autorisent simultanément
l’ironie, le mépris et la stupeur. Blancs⋅ches, ils/elles renvoient à des questions de classe ; Blancs⋅ches,
ils/elles soulèvent la problématique, prégnante aux États-Unis, de la “race“. Divergeant dans leurs modes
de vie, porteurs⋅euses parfois de stigmates physiques 8 , incapables de s’adapter aux normes sociales et de
gravir les échelons de la réussite, les pauvres provoquent le mépris, car ils/elles sont responsables. Ils/elles
n’appartiennent pas à une minorité, car ils/elles possèdent les mêmes racines et les mêmes avantages que
les classes blanches dominantes : comment ont-ils/elles pu, dès lors, accumuler autant d’échecs ? La raison
ne peut qu’être celle d’une quelconque déficience ; certains facteurs explicatifs peuvent être avancés pour
les habitants⋅es des ghettos, mais les Blancs⋅ches pauvres ne peuvent être crédités⋅es d’aucune circonstance
atténuantes, car ils/elles ont irrémédiablement gâché leurs chances. Dans les Appalaches, la permanence
de la pauvreté n’est pas le seul fait des populations blanches ; pourtant, le processus d’homogénéisation
des territoires et des cultures, dès la fin du XIXe siècle, a participé à l’invisibilisation des autres groupes
ethniques.
Dès lors, la fin des années 1980 marque la naissance des Appalachian Studies, champ d’études
interdisciplinaires conçu dans une optique de résistance face à la prégnance de représentations erronées.
Le mythe de l’homogénéité géographique est déconstruit en même temps que le concept chimérique d’une
culture unique, remplacés par la réalité d’une diversité topographique, sociale, culturelle et économique
d’une région non uniquement blanche, mais bien multiculturelle. La dénomination d’“appalachien⋅ne“ ne
doit donc pas se comprendre au singulier, mais toujours s’envisager en fonction de sa pluralité. Bien que
les tentatives d’une définition géographique de la région n’aient jamais abouti à l’établissement d’un
consensus définitif, le découpage des Appalaches qui fait foi aujourd’hui est celui de l’Appalachian Regional
Commission (ARC) 9 . Treize États et portions d’États 10 font des Appalaches un territoire extrêmement
Stigmates dont les causes attribuées sont souvent le fait d’une méconnaissance des conséquences de l’indigence.
Agence gouvernementale créée en 1965 ; http://www.arc.gov
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Tels que définis par l’ARC : Alabama, Caroline du Nord, Caroline du Sud, Géorgie, Kentucky, Maryland,
Mississippi, New York, Ohio, Pennsylvanie, Tennessee, Virginie et Virginie Occidentale : http://www.arc.gov. Au
cours de notre analyse, nous nous référerons aux Appalaches dans la définition générique du terme, bien que nous
soyons consciente qu’il participe de l’homogénéisation de la région ; il est pourtant le seul terme utilisé par les
spécialistes pour décrire l’entier de la région sans obliger à une distinction entre chaque État. Les quatre États dont
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diversifié ; de la même manière, la persistance d’une croyance en une composition ethnique blanche
homogène évince la réalité d’un pluralisme des cultures. Le mouvement littéraire des local colorists de la fin
du XIXe siècle prolonge en effet la figure préexistante du/de la Blanc⋅che pauvre du Sud, en construisant
une nouvelle image d’un individu blanc, pauvre, illettré et dangereux : les Hillbillies sont nés⋅es. Boucs
émissaires du reste des États-Unis, les Blancs⋅ches pauvres du Sud sont ostracisés⋅es sur la base de leur
inaptitude présumée à se conformer aux valeurs et aux normes de la nation, mais aussi parce qu’ils/elles
vivent à contre-courant, prétendument, d’une nation moderne. L’image des Appalaches comme une
région isolée suspendue entre passé et présent, aux traditions obsolètes, est l’un des stéréotypes les plus
permanents. L’usage de nombreux stéréotypes renforce donc une exclusion symbolique qui perdure
aujourd’hui encore, notamment parce qu’elle demeure le fait de préjugés découlant d’une réelle
méconnaissance. Les populations appalachiennes n’ont donc jamais eu le pouvoir de participer activement
au processus de leur définition, créée et perpétuée depuis l’extérieur.
Face à une pauvreté le plus souvent invisible, la photographie documentaire sociale a le rôle fondamental
de participer à sa (re)découverte dans l’espace public. Les deux axes du documentaire social, s’ils ont une
visée testimoniale identique, divergent pourtant dans leurs objectifs : du désir de mémoire à la volonté de
changement, l’un tend à mettre en images des cultures et des traditions en voie de disparition, l’autre
ressortant d’une veine engagée qui tente, par la monstration, de pousser à l’action. Cette tension sous-tend
un documentaire social qui n’a de cesse, au cours du XXe siècle, de se remodeler et de se redéfinir. Si une
tradition canonique se construit autour de figures imposées, elle est, dès les années 1970, fustigée par les
tenants⋅es d’un nouveau documentaire social qui, comme Allan Sekula ou Abigail Solomon-Godeau,
tentent alors d’en déconstruire les codes pour permettre un renouvellement des formes et des fonctions
du “genre“. La notion de victim photography développée par Martha Rosler 11 demeure un outil efficient, non
seulement pour comprendre les relations de pouvoir qui marquent le documentaire social, mais aussi pour
mettre en perspective les différentes formes et fonctions données au documentaire.
traitent les quatre ouvrages étudiés ici se situent tous dans les trois parties centrales des Appalaches : Tennessee
(Eugene Richards), Kentucky (Shelby Lee Adams), Caroline du Nord (Tim Barnwell) et Virginie Occidentale (Ken
Light).
11
ROSLER, Martha, « In, Around, and Afterthoughts (on Documentary Photography) », in ROSLER, Martha,
Decoys and Disruptions. Selected writings, 1975-2001, Cambridge, Mass.; London : The MIT Press, 2004, (19811), pp. 152206. Nous utilisons ici le texte dans sa version non traduite – d’abord publiée, en 1981, dans l’ouvrage suivant :
ROSLER, Martha, 3 Works, Halifax : Press of the Nova Scotia College of Art and Design, 1981, 103 p. Une
traduction de grande qualité a cependant été faite par Solène Daoudal en 2006 : ROSLER, Martha, « Pensées au
cœur, autour et au-delà de la photographie documentaire », in Martha Rosler, Sur/sous le pavé, Rennes : Presses
Universitaires de Rennes, 2006, (19811), pp. 163-205.
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Dans le corpus choisi ici 12 , la tension entre un documentaire social d’“archivage“ ou d’engagement doit se
comprendre aussi en fonction des interstices entre les deux axes, mais aussi de la porosité du
documentaire avec les champs du photojournalisme et de la photographie d’art. L’inclusion des
photographes dans l’un de ces domaines n’est que rarement explicite ; bien plutôt, ils soulèvent la
problématique d’un flou entre les différents axes et genres qui rend ardue toute catégorisation définitive.
Pourtant, il sera important de tenter d’établir des indices quant à l’orientation donnée à leur travail, afin de
comprendre les objectifs qui sous-tendent leurs ouvrages. Face à la pauvreté blanche des Appalaches, les
quatre photographes inscrivent leur travail dans des visées divergentes ; si certains entendent témoigner
explicitement de la pauvreté qui sévit dans la région, d’autres ont une approche d’abord centrée sur les
populations, les traditions et les cultures régionales. Tous témoignent pourtant, directement ou non, des
ravages environnementaux et humains. Alors que toute photographie de la pauvreté est minée par les
enjeux éthiques de ses représentations, elle est confrontée, dans les Appalaches, à la prégnance de
stéréotypes qui perpétuent, aujourd’hui encore, une image négative de la région. Face à cette
problématique, les quatre photographes utilisent des stratégies représentationnelles variées qui, dans
certains cas, contribuent activement à prolonger l’image des Appalaches comme une région isolée, ancrée
dans le passé et peuplée de Hillbillies. L’optique documentaire testimoniale, qu’elle soit de mémoire ou
d’engagement, peut-elle s’accorder à des représentations criblées de stéréotypes ? De même, un
dépassement de ces derniers est-il nécessaire pour proposer une nouvelle image des Appalaches ? Les
habitants⋅es de la région, aujourd’hui encore victimes des représentations, pourraient avoir un rôle à jouer
dans leur mise en image.
Le corpus choisi ici n’est évidemment pas exhaustif, mais il a été construit en fonction de critères qui nous
paraissaient pertinents. La définition temporelle (1980s-2000s), le choix de photographies en noir et blanc,
mais aussi l’utilisation fondamentale de l’écrit ont permis une première sélection. De même,
l’établissement de critères géographiques restrictifs a exclu certains photographes : il ne nous semblait
guère approprié de mener une analyse comparative entre des régions qui, nous l’avons vu, ont comme seul
élément unificateur leur appartenance à un territoire construit culturellement. Les quatre photographes
choisis témoignent tous de la région centrale des Appalaches telle que définie par l’ARC. La position
dominante, aujourd’hui, de Shelby Lee Adams dans la photographie des Appalaches a rendu sa présence
incontournable. Insider, Adams se situe dans une optique de témoignage de “son“ peuple ; pourtant, il est
le seul, à notre connaissance, à subir des attaques frontales envers le choix de ses sujets et les
représentations qu’il en donne. Le choix de Tim Barnwell, natif de la Caroline du Nord, nous a paru
pertinent au vu de son statut, lui aussi, d’insider, mais dont l’optique tranche clairement avec celle de Shelby
RICHARDS, Eugene, Below the Line : Living Poor in America, Mount Vernon, New York : Consumers Union, 1987,
218 p. ; ADAMS, Shelby Lee et SMITH, Lee, Appalachian Portraits, Jackson : University Press of Mississippi, 1993,
108 p. ; The Face of Appalachia : Portraits from the Mountain Farm, New York ; London : W.W. Norton & Co., 2003, 157
p. ; LIGHT, Ken et LIGHT, Mélanie, Coal Hollow. Photographs and Oral Histories, Berkeley & Los Angeles ; London :
University of California Press, 2006, 139 p.
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Lee Adams. Inversement, le Californien Ken Light a une approche ancrée dans une distance obligatoire
avec ses sujets ; ainsi, le choix du photographe de traiter les Appalaches par le biais du charbon et des
conséquences sur la région nous a semblé intéressant, au vu de la centralité de ce dernier dans le quotidien
des Appalaches, mais aussi de la nation américaine, dépendante de ces ressources naturelles. Enfin, le
statut de photoreporter d’Eugene Richards, figure renommée de la photographie engagée, nous a paru
intéressant en ceci qu’il permettait d’offrir un regard et une pratique aux enjeux spécifiques. Le choix de
tout corpus est évidemment restrictif et subjectif ; cependant, il permet de confronter les représentations
et les stratégies d’une sélection de photographes qui, s’ils ne peuvent être considérés comme étant
représentatifs de la photographie des Appalaches, fournissent pourtant des pistes de lecture quant aux
images imposées, jusqu’à aujourd’hui, à une région “inventée“.
Maude Oswald
Décembre 2010
© Maude Oswald