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LES LIVRES ET LES IDÉES
Frederick the Great
Par Giles MacDonogh
Dieu et la raison d’État
PIERRE BÉHAR *
Frédéric II qui, en faisant de la Prusse une grande
puissance, fut le précurseur de l‘unité allemande,
a-t-il été vraiment le modèle du monarque
éclairé, le « Salomon du Nord » célébré par
Voltaire – ou plutôt le premier représentant d’une
dictature fondée sur la raison d’Etat, ouvrant la
voie à la barbarie moderne ?
F
rédéric II redevient à la mode.
L’Allemagne réunifiée, se réinstallant à Berlin à la recherche
d’une tradition historique, a redécouvert celle de la Prusse – non
sans gêne, bien symbolisée par la
cérémonie de ré-inhumation de
Frédéric et de son père dans les
jardins de Potsdam, où le chancelier Kohl parut, mais « à titre
privé ». Ces deux souverains ne
représentaient pas ce qu’il y avait
de mieux en matière de tradition
démocratique. La tradition humaniste de la vallée du Rhin, celle,
éclairée, des villes hanséatiques, ou
encore celle, plus récente, du Parlement réuni en 1848 dans l’église
St-Paul de Francfort, auraient été
à cet égard préférables. Il demeure
que c’est la Prusse qui a fait, en
1871, l’unité allemande – et c’est
bien pourquoi, au lieu d’établir sa
capitale, suivant la tradition impériale, à Aix-la-Chapelle ou à
Francfort, la République reconstituée est allée s’installer à l’extrême Est du pays. Et comme c’est
Frédéric II qui a fondé la Prusse
moderne, celui-ci occupe dans la
conscience allemande une place
de choix, qui le fait appeler outreRhin « Frédéric le Grand », quand
il y a beau temps que la France a
cessé d’appeler Louis XIV « Louis
le Grand ».
C’est à ce personnage que Giles
MacDonogh vient de consacrer
une biographie 1. Important par ses
dimensions, le livre est solide, documenté, même si les interventions personnelles de l’auteur sont
un peu trop nombreuses, avec
une fréquente tendance à prétendre reconstituer ce qui s’est
passé dans l’esprit des protagonistes. L’ensemble, écrit d’une
plume alerte, évite le pédantisme
et se lit avec plaisir, même s’il fait
parfois preuve pour son objet
d’une sympathie confinant à l’hagiographie, et d’une gallophobie
indéniable. Il est d’ailleurs naturel
qu’un Britannique nourrisse une
dilection particulière pour Frédéric de Prusse, puisque ce monarque, auteur de l’abaissement de
l’Autriche et de l’affaiblissement de
la France, est aussi celui de l’introduction réelle du Royaume-Uni
sur le Continent.
L’ouvrage a le défaut de ses mérites. Ce qui manque le plus est
un jugement d’ensemble sur le
personnage. Malgré son intelligence, celui-ci n’attire pas la sympathie. On se prend même à
penser que l’éminence de ses capacités intellectuelles témoigne à
charge contre son caractère. Car il
faut bien en revenir au jugement
que le vieux Cardinal Fleury, principal ministre de Louis XV, avait
porté sur lui : « C’est un malhonnête homme et un fourbe ». Ce
n’est que la faiblesse de Fleury, la
tradition anti-autrichienne à la Cour
de France, l’aura dont Voltaire, qui
venait de corriger l’Anti-Machiavel,
nimbait le « Salomon du Nord »,
qui décidèrent la politique française à prendre parti pour la
Prusse contre Marie-Thérèse
d’Autriche, dont les Etats, et notamment la Silésie, venaient de
1
Giles MacDonogh,
Frederick the Great.
A Life in Deed
and Letters, Londres,
Weidenfeld &
Nicolson, 1999,
436 pages.
Sociétal
N° 30
4e
trimestre
2000
* Professeur à l’Université de la Sarre et à l’Institut d’études européennes de l’Université de Paris VIII.
A publié, en 1999, Vestiges d’empires (éd. Desjonquères).
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LES LIVRES ET LES IDÉES
faire l’objet de la part de Frédéric
d’une attaque contraire aux
conventions auxquelles s’était engagée la Prusse.
voirs législatifs, exécutifs et judiL’idée de l’Etat prussien, par déficiaires, caractériser Louis XIV et
nition non universalisable, imCharles VI, Louis XV et Marieplique la rupture de tout ordre
Thérèse comme des monarques
éthique. Avec Frédéric naît le fa« absolus », ces derniers se sont
meux « monstre froid » dénoncé
Avec une belle constance, l’aveutoujours conçus comme responpar Nietzsche : l’Etat moderne.
glement français demeura fidèle à
sables de leurs sujets devant Dieu.
Une vingtaine d’années après la
une alliance que FréEn gouvernant, ils
disparition de Frédéric, Hegel
déric, de son côté,
assuraient ou perpourra hypostasier l’Etat, et proAvec une belle
trahit à trois redaient leur salut étercéder, au sens propre, à son apoprises. La France, loin constance, la France
nel. C’est ce que ne
théose. Il recevra la chaire de Phid ’ y g a g n e r, s ’ e n demeura fidèle
croit plus Frédéric.
losophie à l’Université de Berlin.
t ro u v a a f f a i b l i e .
Pour se concevoir
à son alliance
Grâce à elle, en recomme roi de droit
A cet égard, Frédéric II inaugure
vanche , Frédéric avec Frédéric...
les temps modernes. Sa concepdivin, il lui faudrait
av a i t o b t e n u l e Loin d’y gagner,
encore croire en
tion de l’ordre politique corresmoyen d’agrandir ses
Dieu. L’absolu sous
pond à celle de l’ordre naturel en
elle s’en trouva affaiblie
Etats de façon décilequel et en vertu
philosophie. Alors que Dieu était
sive. Cette victoire
encore un peu présent dans le
duquel il agit, c’est
bouleversait l’équilibre européen
l’Etat, dont il déclare que le souvecosmos de la Renaissance, il
traditionnel. En arrachant à l’Aurain n’est que le premier serviteur.
s’échappe déjà de celui de Destriche la Silésie, province essentielle
Il subsiste une transcendance :
cartes : l’animal est réduit à un
par sa situation stratégique en Eumais, de métaphysique, elle est
animal-machine, et seul l’homme y
rope centrale, par sa richesse agridevenue purement politique. Ce
possède encore une âme qui le
cole et minière, par sa population
remplacement d’un absolu par
rattache à Dieu. La Mettrie n’a plus
nombreuse, la Prusse devançait de
l’autre entraîne un phénomène
qu’à faire de ce dernier un hommefaçon décisive tous les autres Etats
capital. Dans l’absolutisme tradimachine, et Dieu a déserté le
allemands. La Silésie était majoritionnel, la Raison d’Etat, dont la
monde. Il déserte pareillement la
tairement germanique ou germadoctrine avait été formulée dans
vision politique de Frédéric II.
nisée, et, de surcroît, luthérienne :
l’Italie de la Renaissance, avait été
Avec lui peut s’ouvrir la barbarie
Frédéric s’affirmait comme le rastempérée par des considérations
moderne, fondée en raison. Selon
sembleur des Etats allemands promorales, tant à l’égard des autres
Emmanuel Berl, Joseph II aurait
testants. Par cette perte, l’Autriche
souverains, également institués
été le premier des dictateurs mose trouvait matériellement affaipar Dieu, que de leurs sujets, égadernes. On serait plutôt tenté d’en
blie, mais surtout dépossédée de
lement créatures de Dieu. L’élimivoir l’archétype chez Frédéric II,
son droit moral à réaliser l’unité du
nation de Dieu des cadres de la
dont l’Etat était fondé économicorps germanique. En poursuivant
pensée frédéricienne laisse à la
quement sur le servage et polià contretemps la politique qui avait
Raison d’Etat un
tiquement sur le
mené aux traités de Westphalie, la
champ illimité. Le Avec Frédéric naît
militarisme. Les véFrance avait inversé leurs effets.
principe du pouvoir
ritables réformes
Elle avait travaillé, au sens propre,
devient le service le fameux « monstre
prises en vue, non de
pour le Roi de Prusse.
exclusif de l’intérêt froid » dénoncé
l’Etat, mais du bien
du pays. Les autres par Nietzsche :
des sujets, le furent
Etats
et
les
autres
par
Joseph II. C’est
LE PREMIER
l’Etat moderne
sujets
ne
sont
plus
pourtant
Frédéric II
DES DICTATEURS
regardés
comme
des
qui
entra
dans l’HisMODERNES
semblables, et toutes les règles
toire comme modèle du « mossentiel, le règne de Frédéric II
morales attachées à cette concepnarque éclairé ».Tant il est vrai qu’il
ne l’est pas seulement parce
tion deviennent caduques. Le
est plus essentiel, pour la reconnaisqu’il fait de la Prusse une grande
règne de Frédéric marque la fin du
sance des contemporains et de la
puissance européenne. Il l’est aussi
long débat qui opposait depuis le
postérité, de s’attirer les faveurs
par la modification de la nature du
XVIe siècle la politica christiana à
du parti intellectuel – à l’époque, on
pouvoir qu’il établit. Si l’on a pu,
la politique machiavélique, par la
les appelait les « Philosophes » –
dans la mesure où ils se considévictoire complète de cette derque de pratiquer une politique souraient comme la source des pounière.
cieuse de l’homme. l
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