Le chômage est une menace pour le couple
Transcription
Le chômage est une menace pour le couple
6 DOSSIER Mardi 8 septembre 2015 Le Journal de l’Île Le chômage est une menace pour le couple FAMILLE. D’après de récentes études, la perte d’un emploi accroît le risque de ruptures conjugales, surtout lorsque c’est l’homme qui se retrouve au chômage. Les tensions et les disputes s’intensifient, mais paradoxalement, les divorces sont plus tardifs, car onéreux. Faute de pouvoir vivre décemment chacun de leur côté, des "ex" continuent donc de vivre sous le même toit. Cette tendance se confirme aussi à la Réunion, fortement touchée par la crise. Les unions à la Réunion Chaque année, on enregistre en moyenne 3 000 mariages à la Réunion. Ce chiffre tend toutefois à baisser. A l’inverse, le Pacs est en augmentation constante : en 2010, par exemple, les tribunaux d’instance ont enregistré 963 Pacs, soit 13 % de plus qu’en 2009. Pour 100 mariages célébrés, 34 Pacs sont signés. Chaque année, on enregistre également 1 divorce pour 2 mariages. (Insee Réunion) Le mariage : une affaire de proximité Plus de 9 mariages sur 10 unissent deux personnes de nationalité française. La population étrangère étant peu nombreuse à la Réunion, les mariages entre étrangers sont peu fréquents sur l’île (0,2 %). Les mariages mixtes unissent plus souvent un Français et une étrangère (4,7 %) qu’une Française et un étranger (2,3 %). Plus des deux tiers des mariages unissent des personnes nées toutes les deux à la Réunion (1 939 mariages sur 2 874 en 2010). Parmi ces mariages entre natifs, il est fréquent que les époux soient nés dans la même microrégion (un mariage sur deux), voire dans la même commune. (Insee Réunion) Le chômage à la Réunion Fin mai, 135 600 demandeurs d’emploi de catégorie A (en recherche active disponible et sans emploi) étaient inscrits à Pôle Emploi, soit une hausse de 0,4 % par rapport au mois précédent. Le nombre de demandeurs d’emploi augmente aussi bien chez les hommes (+0,5 %) que les femmes (+0,3 %). La dégradation de la conjoncture affecte les jeunes, les 25-49 ans et surtout les seniors (+10,8 % au cours des 12 derniers mois). D e récentes études micro-économiques menées dans plusieurs pays européens, dont la France, révèlent que le chômage accroît le risque de ruptures conjugales. D’après Anne Solaz, chercheuse à l'Institut national d'études démographiques (Ined), les risques de séparation seraient même plus élevés "dans les premières années de la vie du couple" ou quand il s'agit d'un licenciement individuel. Didier Demazière, sociologue et directeur de recherche au CNRS, indique pour sa part que "les conséquences sur les unions sont beaucoup plus sévères quand c'est l'homme qui est touché par le chômage, car il est encore souvent investi du rôle de pourvoyeur de ressources et que son statut social est remis en question". PLUS DE DIVORCES, MAIS PLUS TARD Avec le stress, les tensions et les disputes, le chômage finit par avoir raison de nombreuses unions. Cette triste réalité se vérifie aussi à la Réunion, où, selon l’Insee, on recense en moyenne chaque année un divorce pour deux mariages. D’après Vanessa About, avocate au bureau de Saint-Denis, la corrélation avec la crise ou le chômage est "indéniable". "J’exerce depuis une vingtaine d’années et la hausse du taux de chômage me semble en effet être accompagnée par un accroissement du nombre de divorces que je traite, dit-elle. D’ailleurs, avant même le chômage, je dirai que la crise, la précarité, les surendettements augmentent naturellement les divorces". Et d’indiquer que les problèmes financiers ou de carrière sont la deuxième cause de séparation dans l’île chez les trentenaires, après l’infidélité. Les personnes de 50 ans et plus, malheureuses en ménage, ont plutôt tendance à se séparer une fois que les en- D’après les études, le chômage génère stress, tensions et disputes… fants ont "quitté le nid". Comme dans les autres pays d’Europe où on a démontré les conséquences néfastes du chômage sur le couple, les divorces à la Réunion sont plus nombreux, mais paradoxalement plus tardifs. Pour Vanessa About, "les coûts de procédure" peuvent expliquer ce phénomène. Il lui arrive d’ailleurs d’avoir affaire à des personnes qui décident de "rester ensemble comme des colocataires, car cohabiter coûte moins cher que vivre seul". Le chômage représente une menace pour la vie conjugale, mais des couples parviennent à traverser cette épreuve avec succès. Les deux protagonistes doivent toutefois être "capables de gérer la crise et s ’ interroger ensemble sur la place de chacun", précise l’avocate dionysienne, qui note que cette volonté "n’est pas donnée à tout le monde". La faute à une société qui rejette tous ceux qui ne rentrent pas dans le moule, selon Michel Latchoumanin, le responsable de la filière Sciences de l’éducation à l’Université de la Réunion, également directeur du Circi (Centre interdisciplinaire de recherche sur la construction identitaire). "Pour exister, nous sommes obligés de nous conformer à la norme, dit-il. Dès l’école, on nous apprend à être malheureux lorsque nous n’avons pas les mêmes choses que les autres. Mais on a tellement sacralisé le travail, que nous cessons d’exister dès que nous n’avons plus d’activité". LE SALUT GRÂCE AU TRAVAIL AU NOIR D’après maître About, bien avant le chômage, la crise, la précarité et les surendettements augmentent le nombre de divorces. Par ailleurs, selon le sociologue, on ne se marie plus aujourd’hui pour le meilleur et pour le pire, mais "pour le meilleur et rien que le meilleur". "Lorsque deux personnes décident de se mettre en couple, elles passent une sorte de contrat so- cial qui consiste, par exemple, à gérer ensemble la comptabilité, explique-t-il. L’un peut s’occuper des factures, l’autre des courses… Mais en cas de difficultés financières, causées notamment par le chômage, on considère qu’il y a rupture de contrat et cela entraîne des conflits". Il en est convaincu : plus que le chômage, c’est l’inactivité qui génère des problèmes dans le couple. La Réunion aurait toutefois trouvé le moyen d’y faire face… "L’activité sauve, estime-t-il. On le voit à travers la prolifération de stands en tous genres sur les bords de route. On vend des samoussas, des mangues, du poulet…" Tout en évoquant du bout des lèvres le "travail au noir", il assure que ces activités "tolérées" représentent de véritables soupapes pour une population étranglée par la crise économique. "Je fais partie de ceux qui ne valident pas le chiffre de 42% de la population réunionnaise vivant en-dessous du seuil de pauvreté, indique-t-il. Même s’il y a des familles qui galèrent réellement, la réalité n’est sans doute pas aussi noire qu’on le prétend". De là à penser que le travail au noir sauve les couples, il y a un pas que les auteurs d’études n’ont pas encore franchi. Nathalie Techer Le Journal de l’Île 7 DOSSIER Mardi 8 septembre 2015 "Le chômage a failli briser notre couple" "Un homme au chômage peut se sentir dépossédé de sa virilité" D’après le psychologue David Goulois, spécialiste du couple à Saint-Pierre, les hommes et les femmes ne vivent pas de la même façon le chômage. Si les hommes peuvent se sentir "castrés", les femmes ont plutôt tendance à affronter ce passage difficile avec philosophie. Explications. Pourquoi est-ce que le chômage est-il si difficile à vivre dans le couple ? Pourquoi génère-t-il des tensions et des conflits ? Nous sommes dans une société de plus en plus individualiste et consumériste. Les gens achètent et créent leurs besoins. Ne pas pouvoir acheter comme tout le monde revient à être marginalisé. Les hommes ont besoin de se sentir capables de nourrir leur famille, autrement ils peuvent se sentir dépossédés de leur virilité. C’est d’autant plus vrai à la Réunion, où la population est encore très ancrée dans les traditions. Chez les femmes, le chômage est mieux vécu, car elles sont encore dans D’après le psychologue David Goulois, "il faut parler pour déculpabiliser". un conditionnement sociétal qui veut qu’elles restent à la maison. Avec les études, les grossesses tardives… ce conditionnement tend à disparaître, mais il est toujours présent. Les traites et les crédits favorisent le terrain anxiogène. Le chômage a donc un impact sur le couple : sous le stress et l’angoisse, on sort de vieux dossiers, comme la question de l’argent, et on dit des mots qui fâchent. Comment sortir de cet enfer, surtout quand on ne parvient pas à retrouver du travail ? C’est très compliqué de faire une auto-critique. Les gens ne se rendent pas compte que la cause est extérieure au couple. Et puis, on se dit que tout est de la faute de l’autre, pas de soi. Consulter un thérapeute de couple peut aider. Un spécialiste va proposer une approche particulière, afin de permettre au couple de prendre du recul. Quelle attitude doit adopter le conjoint, qui, lui, n’est pas au chômage ? Il faut parler, mettre des mots sur le problème pour déculpabiliser. Tous les hommes demandent la même chose : ils veulent être rassurés. Si leur compagne réhaussent leur virilité, c’est encore mieux. Si c’est la femme qui est au chômage, elle prendra les choses avec plus de philosophie, mais comme l’homme, elle a aussi besoin d’être valorisée. En tant que femme du monde, et pas seulement en tant que mère ou épouse. Propos recueillis par N.T. Denis et Coralie se connaissent depuis les bancs de l’école. Amis, puis petits-amis, ils se sont mariés il y a quelques années, une fois leurs études respectives terminées. Leur quotidien était fait de hauts et de bas, comme dans tous les couples, mais leur histoire a bien failli voler en éclats, lorsque Denis s’est retrouvé sans emploi, alors même que Coralie était en congé maternité. "En fait, je n’ai jamais eu de boulot fixe, dit-il. J’ai toujours enchaîné les contrats, donc il y avait des périodes où je ne travaillais pas. Mais cette fois, c’était différent, car Coralie ne travaillait pas non plus et restait à l’appartement avec moi. La promiscuité était très difficile à gérer : j’avais la sensation d’étouffer, d’être constamment sollicité pour le bébé…" Le trentenaire bénéficiait d'aides financières, mais elles étaient presque entièrement englouties dans le budget consacré au nourrisson. Ou en réparations sur sa vieille voiture ! Stressé par toutes ces dépenses, le couple passait son temps à faire des calculs pour réaliser des économies. Et bien souvent, les discussions finissaient en disputes. "Nous étions trop l’un sur l’autre, enfermés dans cet appartement, souffle-t-il. Nous n'avions qu'un sujet de conversation et à la fin, nous ne nous parlions plus que pour nous crier dessus". Las de toutes ces querelles, Denis s’est mis à s’éloigner de sa femme et de son enfant, sortant parfois se changer les idées avec ses amis. "J’essayais d’être le plus présent possible pour le bébé, mais j’avais une boule au ventre dès que je m’approchais de l’appart, confie-t-il. Je n'en pouvais plus des Certains mariages ne résistent pas aux affres du chômage. (Photo Stéphan Laï-Yu) reproches de ma femme. Elle m’énervait tellement, que je ne savais plus si je l’aimais encore". L’homme avoue avoir pensé plusieurs fois quitter le domicile conjugal, même si la question du divorce n'a jamais été clairement évoquée. "La situation était devenue invivable, mais la solution a fini par s’imposer d’elle-même, dit-il. Je me suis lancé dans une formation, qui m’a occupé l’esprit pendant un moment et les tensions se sont calmées naturellement". Coralie a retrouvé son boulot, et, aux dires du père de famille, tout fonctionne à nouveau comme avant entre eux. Mieux : ils sont plus heureux que jamais avec leur enfant. "Je suis fier de ma petite famille, dit-il. Nous n’avions jamais traversé de crise aussi importante, mais nous avons surmonté l’épreuve et ça nous a rendus plus forts". "Pour faire face à la crise, mon ex et moi avons fait de la colocation pendant des mois" Lorsque Pascal, 38 ans, a rencontré Sandra, une jeune étrangère de 27 ans qui donnait des cours de langue à la Réunion, il a très vite vu en elle la future femme de sa vie. Plus jeune, exotique, Sandra allait être celle qui lui ferait oublier ses malheurs passés. Pour vivre pleinement leur amour, la jeune femme a quitté la chambre qu’elle louait avec des étudiants et est venue s’installer avec lui dans sa maison. "C’est à partir de là que les choses ont commencé à mal se passer, raconte Pascal. Au début, je n’ai pas très bien compris, mais après j’ai fini par ouvrir les yeux sur la personne qu’elle était réellement : une profiteuse !" Dès les premières semaines de vie commune, elle a commencé à lui emprunter de l’argent, jusqu’à plusieurs milliers d’euros. Elle ne sortait que pour satisfaire ses propres besoins, jamais Certains font le choix de cohabiter ensemble, mais ne se "voient" plus. (Photo d’illustration) pour lui. Et elle donnait l’essentiel de ses cours à la maison, obligeant Pascal à rester éloigné du domicile pour ne pas la déranger… "Ça a duré deux ans comme ça, avant que je ne décide de mettre un terme à notre histoire, dit-il. La relation était trop déséquilibrée pour durer". La séparation ne s’est pas faite sans heurts, chacun reprochant à l’autre l’échec du couple. Pour autant, Sandra n’a pas quitté le domicile tout de suite. Avant de la faire sortir définitivement de sa vie, Pascal voulait s’assurer qu’elle n’était pas enceinte, mais aussi qu’elle lui rembourse l’argent qu’elle lui avait emprunté. Finalement, la jeune femme est restée plus longtemps que prévu, bien après avoir réglé ses dettes. "Nous travaillions tous les deux, c’est vrai, mais nous ressentions tous les deux très fortement le poids de la crise, explique Pascal. Elle n’avait pas d’endroit où aller, pas de famille à la Réunion, et en restant à la maison, elle bénéficiait d’un lieu pour accueillir ses élèves. Quant à moi, je ne perdais pas au change : tous les mois, elle me versait un loyer qui m’aidait à rembourser une partie du prêt contracté pour la maison et qui pesait lourdement dans mon budget". Ce qui était à la base une vie de couple s’est donc transformée en colocation. "Au début, nous partagions le même lit, ensuite j’ai installé un matelas gonflable dans le salon pour pouvoir dormir dessus, indique Pascal. Nous vivions sous le même toit, mais nous ne nous parlions quasiment plus. Nous faisions notre vie, chacun de notre côté, complètement indifférents à la présence de l’autre". La situation a duré ainsi plusieurs mois, jusqu’à ce que Pascal rencontre celle qui allait devenir par la suite sa femme et la mère de son enfant. "Là, j’ai compris que les choses ne pouvaient pas rester telles qu’elles l’étaient, dit-il. Ma nouvelle amie n’était d’ailleurs pas très arrangeante sur le sujet : c’était soit Sandra, soit elle". Bon gré, mal gré, Sandra a donc dû faire ses bagages. Hasard du calendrier, son ancienne chambre s’est libérée à ce moment-là et elle a pu la réintégrer. Inutile de dire que les anciens amoureux ne sont même pas restés amis. Chaque année, la Réunion enregistre en moyenne 1 divorce pour 2 mariages. (Photo Ludovic Laï-Yu) "Je suis restée mariée 20 ans parce que je n’étais pas autonome" La cinquantaine passée, Marie est une célibataire qui s’assume. Et qui aime sa vie, telle qu’elle est aujourd’hui : elle sort avec ses amies, divorcées ou non, voyage dans la zone et en métropole, fait du sport… Il n’en a pas toujours été ainsi. Jusqu’à il y a dix ans, elle était mariée à un homme qu’elle n’aimait plus depuis longtemps. Porté sur la bouteille, aveuglé par des traditions pesantes, il l’empêchait de sortir pour qu’elle s’occupe pleinement de leurs quatre enfants. "Je l’ai connu trop jeune et épousé trop vite, raconte-t-elle. Nous sommes restés mariés une vingtaine d’années et pendant toute la durée de notre mariage, mes sorties se résumaient à aller faire les courses, régler les factures et chercher les enfants à l’école". Sans travail, Marie était entièrement dépendante de son mari. De temps en temps, elle arrivait bien à décrocher un petit contrat avec la mairie, notamment pour servir à la cantine, mais cette petite rentrée d’argent n’était pas suffisante pour qu’elle puisse prendre son indépendance. "Un jour, une de mes filles m’a demandé pourquoi, si j’étais aussi malheureuse avec son père, je ne quittais pas le domicile pour reconstruire ma vie ailleurs, se souvient la quinquagénaire. Je lui ai répondu : Mais pour partir où ? Sans travail, comment j’aurais pu m’en sortir ? C’était impossible !" Pour Marie, ce n’est pas le chômage, mais l’alcoolisme de son époux qui a eu raison de leur couple. Mais c’était bien parce qu’elle n’était pas indépendante, financièrement, qu’elle était coincée dans un ménage qui ne la satisfaisait plus. "Tout a changé après que mes enfants aient quitté la maison, dit-elle. Je me suis mise à travailler au noir chez les gens, à faire essentiellement du ménage dans les familles, des courses pour les personnes âgées… Jusqu’au jour où j’ai rencontré un homme chez qui je suis allée m’installer. Mon mari a bien essayé de me retenir, mais pour moi, il était impensable de revenir en arrière". Sa nouvelle histoire d’amour n’a pas duré plus de deux ans, mais Marie n’a jamais regretté être partie. Le divorce prononcé, elle a même pu retourner dans son ancienne maison, le père de ses enfants ayant fait le choix de se rapprocher de sa propre famille. Elle lui a cédé un terrain, mais a retrouvé totalement la liberté. "Aujourd’hui, enfin, je vis, dit-elle. Je continue de travailler au noir pour subvenir à mes besoins. Ce n’est pas facile tous les jours, mais je ne changerais de vie pour rien au monde".