Une approche contemporaine du verre : le travail de Jean

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Une approche contemporaine du verre : le travail de Jean
Guillaume Serraille
Une approche contemporaine du verre :
le travail de Jean-Michel Othoniel
Tome I
MÉMOIRE DE MASTER 2 D’HISTOIRE DE L’ART
DE L’UNIVERSITÉ LUMIÈRE LYON 2
SOUTENU SOUS LA DIRECTION DE M. LE PROFESSEUR
FRANÇOIS FOSSIER
ANNÉE 2004-2005
2
Avant-propos
Ce travail s’inscrit pour une grande part dans la suite logique de notre mémoire de
maîtrise. À cette occasion nous avions axé notre réflexion sur le milieu du verre artistique au
XXe siècle. Nous avions été amené à intégrer dans notre étude une partie sur le travail de
Jean-Michel Othoniel. Nous nous découvrions pour cette oeuvre des intérêts multiples et pour
tout dire inattendus, nous concentrant plutôt au départ sur l’utilisation du verre dans sa
dimension technique. Ce qui provoqua d’abord notre intérêt est le fait que Jean-Michel
Othoniel travaille le verre mais n’est pas lui-même de formation verrière. Ceci nous intéressa
tout particulièrement dans la mesure où son travail met en évidence la cohabitation du geste et
de l’idée, dans la genèse, puis dans la réalisation d’une œuvre d’art. Notre étude s’attache à en
étudier en partie les proportions dans telle ou telle œuvre de Jean-Michel Othoniel.
Notre intérêt pour cet artiste est également dû au fait trivial mais primordial qu’il est
en vie, et que son activité artistique nous semble prolifique. Cet aspect des choses nous paraît
important dans la mesure où notre tâche est elle-même rendue de fait beaucoup plus
dynamique, notre problématique et notre réflexion étant toujours confrontées au regard de
l’artiste lui-même. Nous savons cet avantage être par certains égards à double tranchant
(l’artiste est-il forcément toujours objectif sur lui-même?) mais il nous est avis que dans le
cadre de ce travail il devient plus productif que néfaste, une grande part de celui-ci étant
fondée sur des observations pragmatiques et non sur des jugements artistiques d’aucune sorte.
Notre intérêt, donc, est de rendre notre pensée la plus dynamique possible, au contact de
l’artiste lui-même, mais aussi de son entourage professionnel.
De plus, la discussion avec l’artiste lui-même nous paraît être essentielle à la
constitution de notre réflexion, car dans l’élaboration même des œuvres de Jean-Michel
Othoniel le dialogue est un élément incontournable : c’est la parole de celui qui s’exprime à
travers la main de l’autre (en l’occurrence les artisans avec lesquels il collabore fréquemment
pour la réalisation de ses œuvres). Par rapport à l’étude d’un artiste disparu, cela nous semble
être également un avantage, car nous dépassons la simple étude de documents épistolaires,
comptes rendus d’exposition ou autre interview. Nous cherchons à imprimer notre travail dans
l’actualité, sans le dénuer de l’objectivité nécessaire à l’aboutissement d’une recherche
universitaire.
3
Notre choix pour un travail sur Jean-Michel Othoniel tient également à son
actualité, dont la richesse n’a d’égale que sa pluralité et son côté prestigieux. Hormis la
variété des intervenants dans son travail (galeristes, institutionnels, artisans), l’artiste expose
cette année dans les endroits parmi les plus renommés comme le Louvre, le théâtre du
Châtelet, ou la Biennale de Venise, avec des matériaux de réflexions aussi différents que les
collections d’art oriental du musée du Louvre ou encore les poupées de Pierre Loti. L’artiste
s’exprime sous différentes formes, bien sûr par le biais de ses œuvres, mais c’est également
un communiquant, comme le prouve son intervention qui était prévue lors de la conférence1
qui devait avoir lieu au Louvre dans le cadre de l’exposition Contrepoint. À notre grand dam,
cette conférence fut annulée, et lors de notre seconde rencontre, Jean-Michel Othoniel nous
expliqua que rien n’était vraiment prévu. Nous avons tout de même porté cette référence en
bibliographie, car il n’en reste pas moins vrai qu’il fait preuve d’aptitudes d’une part pour la
communication, d’autre part pour se constituer un réseau afin d’assurer la promotion et la
diffusion de son travail.
En outre, notre intérêt pour l’artiste tient à sa personnalité, car nous avons pu apprécier
sa disponibilité, lors d’une première rencontre, pourtant assez brève (salon « Maison &
Objet » à Paris en janvier 2004). À cette occasion, Jean-Michel Othoniel, bien que très
occupé, sut cependant se rendre disponible autant qu’il lui était possible. Cette propension à
« dégager du temps » nous convainquit qu’il était dès lors possible, avec ce dialogue, de
donner lieu à un travail réalisé dans de bonnes conditions. En effet, le concours de l’artiste
éponyme nous paraissait augurer en partie de la véracité de notre travail.
Nous remercions notre directeur de mémoire, M. le professeur François Fossier, pour
ses conseils avisés, son aide précieuse, ainsi que l’intérêt qu’il a porté à notre sujet d’étude.
Pour leur accueil et les facilités de travail qu’ils nous ont offerts, nous tenons à
remercier Mme Véronique Ayroles et M. Jean-Luc Olivié, du département du verre de l’U. C.
A. D. (Union Centrale des Arts Décoratifs). M. Olivié nous apporta beaucoup de par son point
de vue critique et alternatif, et qui nous mena à reformuler ou à recadrer certaines idées afin
d’éviter tout contresens. Merci à la galerie Emmanuel Perrotin et plus généralement
1
Le 4 mars 2005 : « Figures, symboles, fictions », auditorium du Musée du Louvre.
4
l’ensemble de son personnel pour la disponibilité dont il a fait preuve, la verrerie de Saint-Just
et particulièrement M. Pascal Thouément, les services Presse de la R. A. T. P. et de la
fondation Cartier.
Que les personnes sollicitées pour les entretiens, et qui ont répondu de bonne grâce à
nos questions, tout en nous prodiguant parfois quelques précieux conseils, reçoivent nos
remerciement les plus enthousiastes : Mme Sophie Schmit, Mlle Rachel Rechner, M. JeanClaude Hessmann.
Enfin, que M. Jean-Michel Othoniel trouve ici l’expression de toute notre gratitude.
Nous le remercions d’ores et déjà de nous avoir donné son accord pour envisager cette étude
universitaire à propos de son travail. En outre, sans l’aide qu’il nous apporta, notamment pour
la constitution de notre corpus bibliographique, notre tâche aurait été bien plus laborieuse et
partielle. Nous sommes très honoré de lui faire parvenir ce document, et profitons de cette
occasion, s’il nous est permis, pour lui signifier, non plus en tant qu’étudiant, mais en tant que
passionné d’art, que la rencontre avec lui a été pour nous humainement importante. Merci à
vous qui, sans le savoir peut-être, m’avez tant apporté.
5
Table des matières
AVANT-PROPOS
3
TABLE DES MATIÈRES
6
INTRODUCTION
8
I.
JEAN-MICHEL OTHONIEL ET SON ŒUVRE : PRÉSENTATION
18
L’artiste
•
Personnalité
•
Cursus et évolution
La découverte de l’art et les études
Les premiers pas comme acteur du monde de l’art
Rome et Venise : l’Italie comme deuxième départ ?
•
L’entourage artistique et humain
Les professeurs des Beaux-Arts
Les rencontres
18
18
19
19
20
21
23
23
25
L’œuvre
•
Genèse et fondements : les reflets d’un univers, des sources variées
Le surréalisme
Le symbolisme
« Broodthaers, Beuys et Duchamp […] font […] partie de mes inspirations »
•
Une œuvre protéiforme et cohérente
De nombreux médiums mais un intérêt majeur : la transmutation
Les thèmes récurrents
•
A Shadow in your Window
Le salutaire retour sur soi ?
Un art de la narration
Un condensé de l’œuvre ?
26
26
26
27
28
30
30
33
38
38
39
40
II.
LE TRAVAIL DU VERRE PAR OTHONIEL
43
Le verre : une suite logique ?
•
Découverte de l’obsidienne et rencontre avec le C. I. R. V. A.
•
Othoniel : l’alchimiste bachelardien
•
Du geste à l’idée : le ballet de l’atelier
43
43
45
46
Un matériau majeur dans l’œuvre de l’artiste
•
Le truchement de la technique
Le passé et les traditions
La méthode de travail
La perpétuelle remise en cause
•
Des œuvres pivots
Le Kiosque des Noctambules
Crystal Palace
Le Petit Théâtre de Peau d’Âne
•
Des thèmes propres à l’œuvre verrière
La matière : sa technique et ses métaphores
La transparence source de renouvellement
Un œuvre plus attirante ?
47
48
48
49
51
52
53
60
66
71
71
72
74
6
III.
PARTICULARITÉS DU TRAVAIL D’OTHONIEL ET SON AUDIENCE
77
Une œuvre originale
•
Les différents « verriers » : mise au point terminologique
De nombreux intervenants autour du verre
Du verrier en tant que tel à l’artisan d’art
•
Un travail transversal
•
Les accointances et les différences avec le verre contemporain
Un vécu constitutif
L’œuvre
77
77
77
78
81
83
84
85
Une audience exceptionnelle pour le verre
•
Un entourage solidement constitué
Artisans, mécènes, et artistes
La presse écrite et les catalogues
•
Une œuvre internationalement connue et reconnue
•
Une immersion totale dans le milieu de l’art contemporain
Le « traitement » de l’information
Une œuvre lisible dans le paysage artistique
90
90
91
92
94
95
96
96
CONCLUSION
98
7
Introduction
Historiographie
Par les similitudes de notre sujet avec notre mémoire de maîtrise, certains aspects
historiographiques sont repris, notamment ceux sur le verre artistique, ainsi que ceux sur les
accointances entre le verre et l’art contemporain. Dans un premier temps il est nécessaire
d’appréhender l’histoire du verre dans sa globalité, pour ensuite nous intéresser au travail de
Jean-Michel Othoniel, en resserrant finalement les données historiographiques sur les œuvres
incluant le verre ou bien l’utilisant comme matériau à part entière.
Tout d’abord, il convient de s’intéresser au verre à proprement parler : sa découverte,
son évolution, ses différentes applications à travers les âges. Ceci nous permettra de cerner au
mieux les perceptions du verre dans le cours de l’histoire.
Historiographie générale du verre
Joseph Philippe, président de l’Association internationale pour l’histoire du verre,
donne une très large approche historiographique du verre dans son ouvrage Histoire et art du
verre des origines à nos jours2. Selon lui, l’importante bibliographie consacrée au verre
prouve l’intérêt du public et des chercheurs pour l’étude de ce qu’il appelle d’emblée « cet art
appliqué », mêlant technique, esthétique, et style.
Les études historiques de la verrerie sont liées à trois aspects qui sont : une technique,
une forme d’art appliqué, et une industrie. Les chercheurs, quand ils étudient l’évolution
technique de la verrerie, élaborent des zones culturelles délimitées dans le temps et dans
l’espace. Pour ce faire, ils se basent sur les constituants du verre, la localisation des matières
premières, les modes de façonnage et de décor, ainsi que l’étude des installations et de
l’outillage. Ces analyses requièrent le concours de plusieurs spécialistes tels les archéologues,
les archivistes ou les historiens, afin de résoudre les problèmes de chronologie.
2
Joseph Philippe, Histoire et art du verre des origines à nos jours, Liège, Eugène Wahle, 1982. p. 9.
8
Lorsque la verrerie est étudiée en tant que forme d’art appliqué, il s’agit d’étudier les
produits finis dans leurs rapports avec les civilisations et les cultures. Les études portent sur
l’évolution morphologique, et l’observation du contexte archéologique et culturel de l’objet.
Qui dit verre dit industrie. C’est l’affaire des verriers eux-mêmes, ainsi que des
économistes, des statisticiens, des archivistes et des historiens. Ce domaine est complexe car
il recouvre des aspects d’ordre économique et historique, mais aussi social. Il s’agit en effet
d’étudier à la fois l’histoire de la fondation et du développement des verreries, tout en
s’intéressant aux mouvements et à l’organisation sociale de la main-d’œuvre.
Selon Joseph Philippe, la période des grandes synthèses personnelles semble dépassée,
le sujet ayant déjà été étudié de cette façon. Quelques spécialistes peuvent encore proposer
des synthèses, mais limitées géographiquement, s’ils veulent livrer un bon travail sur les
divers aspects de la verrerie. Les études limitées à une aire géographique ou à une période
donnée sont plus nombreuses. L’accent y est mis sur l’un ou l’autre des aspects de l’étude, en
fonction de la formation des chercheurs.
Hormis les recherches individuelles, il existe des prospections collectives qui
synthétisent différentes tâches avec la rigueur de la recherche scientifique. Ces organismes,
groupements internationaux ou centres d’études, peuvent faire appel à une collaboration
internationale. L’auteur mentionne à titre d’exemple l’Association internationale pour
l’histoire du verre (« International Association for the History of Glass »), association qui fut
constituée en 1958 en organisme international d’étude archéologique et historique du verre.
Cette association, basée à Liège3, organise des congrès ou des expositions relatifs à l’histoire
du verre. Elle traite exclusivement des questions culturelles liées à la verrerie.
Les publications sont la plupart du temps très centrées sur un thème précis. Il peut
s’agir d’un courant d’art ou de pensée (souvent l’Art Déco, mais aussi et surtout l’Art
Nouveau), d’une personnalité charismatique, ou d’une étude strictement technique sur une des
pratiques du travail du verre (le vitrail, la gravure, etc.). On peut aussi trouver le verre en tant
3
Du fait de son importance majeure dans l’histoire du verre (fabrique du Val Saint-Lambert), et des collections
de verreries très importantes de son musée, la ville de Liège fut logiquement choisie pour recevoir cette
association. Notons également le dynamisme de la recherche belge concernant le verre.
9
qu’élément ponctuel dans des ouvrages traitant de domaines d’application comme le design
ou l’architecture, secteurs d’activité dans lesquelles il semble être de plus en plus présent.
Historiographie du verre artistique
En ce qui concerne le verre dit artistique (c'est-à-dire les écrits ne concernant pas le
verre destiné au bâtiment, aux applications scientifiques, etc., mais au contraire à
l’embellissement ou à l’utilisation par des verriers ou des artistes comme Othoniel), les écrits
actuels sont principalement issus d’une littérature spécialisée constituée de périodiques tels
que La Revue de la Céramique et du Verre, ou bien des parutions concernant les artisans d’art
(le magazine des Ateliers d’art de France par exemple), qui peuvent traiter le thème du verre
artistique assez fréquemment. Les catalogues d’expositions sont une autre source majeure
concernant le verre artistique, comme celui du musée de l’École de Nancy, qui possède de
nombreuses pièces des artistes verriers locaux tels que, entre autres, Émile Gallé et les frères
Daum.
Les catalogues d’exposition suivent également cette classification : les galeries
spécialisées dans le verre éditent des catalogues, très riches pour certains d’entre eux. Nous
pensons tout particulièrement aux Verriales, expositions à thème, ayant lieu chaque année à la
Galerie internationale du verre Serge Lechaczynski à Biot. Le catalogue offre des illustrations
de très grande qualité, ainsi que des annotations pouvant être de l’artiste lui-même, ou bien
d’un critique extérieur.
Quant aux rapports entretenus par le verre avec l’art contemporain, ils semblent être
inexistants à peu de choses près, bien que cette notion soit plus subtile comme nous le verrons
plus loin. Selon Jean-Michel Othoniel, les réseaux sont très différents ; ce sont deux mondes
ayant leurs prérogatives propres, et qui n’ont pas d’occasions de se rencontrer. Pour exemple,
durant l’entretien qu’il nous a accordé4, l’artiste nous affirme que les verriers consultent avant
tout une littérature spécialisée concernant leur matériau, alors que les artistes se consacrent
plutôt à la lecture de parutions dédiées à l’art en général. Quand bien même il existerait, bien
sûr, des cas particuliers, la plupart des verriers et des artistes respectent cette typologie de
lectures.
4
Le 27 janvier 2005, avec Jean-Michel Othoniel, à son domicile, 133 rue de Bagnolet, Paris XXe.
10
Historiographie de Jean-Michel Othoniel
Quant aux ouvrages traitant plus particulièrement du travail de Jean-Michel Othoniel,
ils sont assez peu nombreux. Les documents consultables par Internet s’avèrent être très
rapidement caduques, car rares sont les notices précises, et cédant volontiers la place à des
photographies ou à des dessins des œuvres de l’artiste. Par ce même biais, nous pouvons
constater l’abondance de bibliographies, dont certaines sont pour le moins aléatoires.
Quelques-uns des sites, dont nous avons pu vérifier la valeur du contenu au cours de nos
recherches, paraissent cependant dans notre bibliographie. La littérature fiable se résume donc
pour une bonne part aux catalogues d’expositions de l’artiste, ainsi que certains ouvrages plus
centrés sur une œuvre en particulier, comme Le Kiosque des Noctambules par exemple5. Le
travail d’Othoniel est également abordé dans des revues spécialisées d’art contemporain, car
son activité et sa « productivité », ainsi que son dynamisme, l’amènent à figurer en bonne
place dans ces revues. Ceci permet une vulgarisation (au sens étymologique du terme) de son
œuvre, et le verre bénéficie du même coup de cette couverture médiatique. Nous remarquons
également l’abondance d’articles de périodiques de la presse généraliste concernant l’artiste.
Ces documents ont été trouvés quasiment exclusivement à la bibliothèque du Centre Georges
Pompidou d’une part, et dans les dossiers du département du verre de l’U. C. A. D. (Union
Centrale des Arts Décoratifs) à Paris.
La problématique
Notre intérêt s’est porté sur l’appropriation du verre par Jean-Michel Othoniel, en
étudiant le cheminement par lequel s’est fait cette rencontre, puis à la faveur de quoi elle a
donné lieu à ces œuvres désormais célèbres. Le matériau accrédite en quelque sorte le
message artistique, et nous nous employons à comprendre dans quelle mesure le verre est un
véhicule approprié à ses vues.
Bien sûr il s’agit d’un matériau déjà utilisé par des artistes, mais majoritairement par
des artistes verriers, c’est-à-dire des praticiens à part entière, ayant leurs réseaux propres,
5
Laurent Boudier (Textes de), Le Kiosque des Noctambules, Paris, Le Flohic éditeurs, 2000.
11
différents, comme nous le verrons plus loin, de ceux de l’art contemporain (galeries, presse,
collectionneurs…).
La démarche d’Othoniel est-elle une vulgarisation du travail du verre dans les milieux
de l’art contemporain, et par extension, est-ce en quelque sorte une réhabilitation du geste ?
Le fait d’avoir recours à des artisans de valeur reconnue (comme les ateliers verriers
de Murano par exemple), redonne-t-il au geste la valeur qu’il avait perdue, et par là-même,
Othoniel réintègre-t-il dans son art la notion de savoir-faire ? Nous nous intéressons beaucoup
à ce point précis, car l’artiste communique énormément par le biais de cette information. Dans
la majeure partie des articles et autres catalogues, il est fait mention de ces
travailleurs manuels, qui apportent par leur maîtrise d’un geste ancestral une sorte de valeur
ajoutée, une caution de qualité au travail de l’artiste. Cette mise en avant du côté artisanal de
l’œuvre est-elle intentionnelle, ou bien résulte-t-elle de l’atmosphère de création des œuvres,
réalisées dans des ateliers d’artisans plus que dans l’atelier de l’artiste ?
Bibliographie
Structure
Nous constituons notre bibliographie en considérant qu’il est nécessaire de faire
intervenir un minimum de notions générales sur le verre, son histoire, et ses différentes
techniques de travail. Cette partie de la bibliographie reste toutefois relativement congrue si
l’on considère dans le même temps le nombre d’ouvrages traitant directement du travail de
Jean-Michel Othoniel.
Nous avons donc tout d’abord recherché des ouvrages généraux sur le verre, d’autres
sur l’art contemporain. Ces deux axes nous permettent de cerner les vecteurs principaux de
notre étude : le matériau, ainsi que le milieu de l’art contemporain dans lequel évolue JeanMichel Othoniel. Nous affinons ensuite le point de vue avec des ouvrages plus précisément
consacrés au verre dit « artistique ». Avec ce thème nous prenons connaissance de l’actualité
et de l’antériorité dans ce secteur de l’art, et nous pouvons avec d’autant plus de justesse
dégager les particularités du travail de Jean-Michel Othoniel.
12
La plupart des sources bibliographiques traitent directement du travail de Jean-Michel
Othoniel. Il convient cependant de distinguer dans cette partie les œuvres précédant la période
« verre » de l’artiste, et celles nous intéressant plus particulièrement, pour lesquelles il utilise
ce matériau.
Les catalogues d’expositions le concernant, incluant ou non le verre, permettent
d’avoir un point de vue complet sur le parcours de l’artiste. Dans notre argumentation, nous
considérons le travail de Jean-Michel Othoniel dans sa globalité, pour affiner ensuite notre
propos en ce qui concerne les œuvres incluant le verre. Ceci nous permet d’appréhender
d’autant mieux cette approche du matériau par l’artiste et de savoir dans quel contexte et avec
quelle antériorité s’est faite sa captation du verre.
Cette bibliographie est constituée pour une bonne partie d’articles de périodiques et de
catalogues d’expositions. Grâce à une discussion avec un des employés de la librairie du
centre Georges Pompidou, nous avons compris que l’œuvre même d’Othoniel n’est pas
encore exploré dans un ouvrage général. La matière à réflexion est donc relativement
fragmentaire, mais intéressante car très actuelle, et avec la plupart du temps une intervention
de l’artiste lui-même, soit par le biais de l’interview, soit par des citations très fréquentes de la
part de l’auteur de l’article ou de la notice. Il est également intéressant de constater que les
parutions traitant du travail de Jean-Michel Othoniel sont d’audience nationale et
internationale, cela nous permet de juger de l’importance accordée au travail de l’artiste. Mais
nous auront l’occasion d’aborder ces considérations ultérieurement. Notons que ces parutions
importantes traitent principalement des œuvres en verre, ses travaux précédents occupant
apparemment moins le devant de la scène. Cette spécificité nous encourage d’autant plus à
étudier cette part du travail de Jean-Michel Othoniel.
La bibliographie est donc surtout composée de périodiques. Nous avons à peu près
renoncé à constituer une bibliographie d’ouvrages généraux ou rétrospectifs traitant de
l’œuvre de Jean-Michel Othoniel, ce type de livre étant apparemment quasiment inexistant.
Nos sources en matière de périodiques furent pour la plupart trouvés à la bibliothèque du
centre Georges Pompidou. Il est intéressant, à la vue des dates de parutions, de constater que
les articles sont très concentrés dans le temps, constituant des « paquets » correspondant aux
expositions de l’artiste. Nous pouvons ainsi noter les quatre articles parus pendant le seul
13
mois de novembre 20036, consacrés à l’exposition Crystal Palace. Nous pouvons par ce biais
remarquer l’audience croissante dont bénéficie le travail d’Othoniel dans le temps. Sur les
recommandations de M. Olivié, nous avons recherché également des dossiers de presse,
denrée rare malheureusement, car les centres d’art ou les musées ne les conservent
apparemment pas systématiquement. Toutefois, le service de presse de la R. A. T. P. , ainsi
que celui de la fondation Cartier, nous ont permis d’inclure des éléments de ce type (consacré
au Kiosque des Noctambules pour la R. A. T. P., et à l’exposition Crystal Palace pour la
fondation Cartier) dans notre bibliographie.
Les recherches effectuées sur Internet sont, comme nous l’avons déjà mentionné,
quelquefois périlleuses et peu sûres. Toutefois, cela nous permit d’aiguiller nos recherches au
départ de notre réflexion.
Nous nous sommes également déplacé dans un atelier de verre soufflé, en l’occurrence
la verrerie de Saint-Just, dans la Loire. Nous pensions, à l’orée de ce travail, qu’un
déplacement au C. I. R. V. A. (Centre international de recherche du verre appliqué) serait
nécessaire. Selon l’artiste lui-même, ce déplacement aurait été superflu, car le fond d’archives
n’est pas substantiel, et le contact téléphonique avec M. Hessmann7, responsable d’atelier,
nous confirma cette hypothèse. Il apparaît que, outre la véracité de l’argument que nous ne
saurions remettre en cause, l’accès aux ateliers du C. I. R. V. A. semble strictement « filtré ».
En effet, étant un centre d’expérimentation, il est essentiel que le C. I. R. V. A. garantisse aux
artistes, aux designers et autres architectes, la confidentialité de leurs projets.
Enfin, les entretiens que nous répertorions sont pour nous plus qu’une simple source
documentaire. Ils nous ont permis d’appréhender au mieux la réalité du terrain, de
comprendre les « mécanismes » de l’environnement de Jean-Michel Othoniel. Cela nous a
également donné la possibilité de rencontrer Jean-Michel Othoniel « dans ses murs », de le
comprendre au-delà de ce qu’auraient pu nous apprendre tous les documents imaginables.
Nous renouvelons ici, sans aucune tartufferie, tous nos plus sincères remerciements pour
l’accueil qu’il nous réserva à chaque fois, que ce soit chez lui donc, ou même au téléphone.
6
Wolinsky, p. 60-61.
Philippe Piguet, « Jean-Michel Othoniel, éloge de l’alchimie », L’Oeil, 1er novembre 2003, p. 20-21.
Article signé J. C., « Les folies de verre », Le Figaro, 7 novembre 2003.
Élisabeth Lebovici, « Univers de princesse », Libération, 12 novembre 2003.
7
Le 02 novembre 2004, avec M. Jean-Claude Hessmann, responsable d’atelier au C. I. R. V. A. (Centre
international de recherche du verre appliqué) à Marseille.
14
Particularités
Notre bibliographie est largement constituée d’ouvrages, de périodiques, de
catalogues d’exposition, etc. Cependant, nous nous permettons d’intégrer également une
œuvre interactive de l’artiste, ainsi qu’un roman et des essais. Nous nous en expliquerons ciaprès.
Afin d’appréhender au mieux cette évolution, nous avons été amené à « visiter » son
œuvre sur cédérom A Shadow in your Window, composée en partie lors de son année en tant
que pensionnaire à l’Académie de France à Rome8. Notre cheminement dans cette œuvre nous
a permit de découvrir réellement l’univers de Jean-Michel Othoniel. À la suite de cela, nous
avons été amené à lire le roman de Raymond Roussel, Locus Solus9, auquel Othoniel fait
référence de nombreuses fois, dans ses œuvres ou bien au cours de certaines interviews. À la
lecture de ce roman, les sources d’inspirations de l’artiste nous sont apparues plus évidentes et
ses intentions plus claires.
Les thèmes récurrents de son œuvre (le passage d’un état à un autre, le rite initiatique,
etc.), trouvent ici une résonance dans la modélisation qu’il fait du verre, ainsi que dans ses
dimensions allégoriques. Les parallèles sont plus ou moins directs, comme par exemple celui
établi entre macrocosme et microcosme, que l’on retrouve dans l’installation Lágrimas : le
milieu aquatique enfermé dans le verre est évoqué à la fois dans l’installation et dans le roman
de Raymond Roussel, en tant qu’élément protecteur, mais laissant passer l’image. Le
spectateur a accès visuellement à la saynète, sans toutefois pouvoir toucher les différents
composants, vivants ou représentant le vivant. Ce milieu clos, riche de couleurs et de
mouvement, nous ramène à des caractéristiques du matériau verre : le calme, le silence, le
retour sur soi, la connaissance de soi, etc. Citons également tout le corpus fantastique et
mythologique du roman, auquel fait écho le travail de Jean-Michel Othoniel, avec des
références à des mythes de différents horizons (Afrique, Scandinavie, etc.), et des emprunts
symboliques à ces mythes.
8
9
Du 11 octobre 1995 au 09 octobre 1996 (source : site internet de la villa Médicis)
Raymond Roussel, Locus Solus, Paris, Gallimard, 1963.
15
Sans faire une étude des œuvres de Jean-Michel Othoniel uniquement par le biais
interprétatif de Locus Solus, il n’en demeure pas moins évident que les parallèles entre les
deux approches sont nombreuses.
Ce roman nous paraît être surréaliste10, d’un point de vue formel, mais aussi
fondamental, tout comme une certaine partie du travail du verre de Jean-Michel Othoniel.
Cette démarche n’est pas gratuite, mais trouve son fondement dans le matériau lui-même : le
rêve est « incarné » par la matière. L’analyse des champs lexicaux des différents articles et
catalogues nous conforte dans cette approche. Cette analyse met en exergue les notions de
macrocosme et de microcosme, de la magie, du rêve, de l’organicité, de la mort et du vivant.
Dans la même veine, la vision du feu par Gaston Bachelard11 en tant que « matière
créatrice de matière » nous a convaincu de l’intégrer dans nos éléments de réflexion. Sa
manière à la fois poétique, philosophique et phénoménologique d’envisager le feu nous paraît
être en communauté de pensée avec celle de Jean-Michel Othoniel.
Cette Psychanalyse du feu nous permet d’envisager l’élément sous sa forme
constructive, et de rappeler que le verre a besoin du feu de façon primordiale pour naître de la
silice. Cette évocation nous semble nécessaire en ce qu’elle souligne dans le même temps la
difficulté de mise en œuvre du matériau, Bachelard évoquant à maintes reprises le caractère
imprévisible du feu.
Pièces sur l’art de Paul Valéry12 n’est rien moins que le prolongement de cette pensée,
non pas dans le sens chronologique, mais dans le fondement. Là où Bachelard traite plus
volontiers du feu en tant qu’élément structurant pour l’homme, Paul Valéry, lui, se focalise
nettement sur le geste de l’artisan travaillant le feu et de la dialectique induite. Le chapitre De
l’éminente dignité des arts du feu est une argumentation établissant toute la noblesse de
l’intervention du feu dans le processus de création. Cette notion, ainsi que les arguments
développés, nous paraissent être directement en lien avec certains thèmes abordées dans
10
Bien que précédant dada et les surréalistes, ce roman fut reconnu comme proto-surréaliste par les surréalistes
eux-mêmes.
11
Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 1999, (première édition 1949).
12
Paul Valéry, Pièces sur l’art, Paris, Gallimard, 1934.
16
l’œuvre « verrière » de Jean-Michel Othoniel (le passage d’un état à un autre, l’idée
d’évolution et de croissance organique, de façon vitale ou morbide).
Nous nous sommes permis de joindre également à la bibliographie la conférence
annulée qui devait avoir lieu à l’auditorium du Louvre. Nous la mentionnons pour souligner le
fait que l’artiste est un communiquant actif, qu’il répond aux questions et participe activement
à la vie de l’art.
Plan utilisé
Comme l’indique le titre de la première partie, « Jean-Michel Othoniel et son œuvre :
présentation », nous serons dans un premier temps descriptif. Il s’agit pour nous d’amener le
lecteur à une connaissance de l’œuvre antérieure de l’artiste. Pour ce faire, nous présentons
tout d’abord Jean-Michel Othoniel en tant qu’individu, en nous intéressant à sa personnalité
qui, comme nous le voyons plus loin, explique en partie son cursus, que nous relatons après
avoir mentionné son entourage professionnel. Nous traitons ensuite de son œuvre en général.
Bien que notre travail porte sur l’approche du verre par Othoniel, il paraît inconcevable
d’occulter l’œuvre antérieure. En effet, se focaliser uniquement sur les réalisations en verre de
l’artiste reviendrait à en ignorer du même coup les tenants et les aboutissants, ce qui ôterait
toute véracité et crédibilité à l’étude. De plus, nombreux sont les interlocuteurs (Sophie
Schmit, Jean-Luc Olivié, et Jean-Michel Othoniel lui-même) nous ayant recommandé de
procéder de la sorte.
Nous étudions ensuite plus précisément les œuvres de Jean-Michel Othoniel, en
relatant la rencontre entre l’artiste et le matériau, ainsi que la concomitance de conditions
ayant permis de rendre cette expérience durable et fructueuse du point de vue des réalisations.
À partir de l’étude de ces œuvres, nous dégageons les particularités de ce travail par rapport à
l’ensemble, en considérant les implications techniques d’une part, et le vocabulaire d’autre
part.
Enfin, nous tentons d’inscrire cette démarche dans le contexte de l’art contemporain.
Dans ce but, nous sommes amené à déterminer les différents types d’activités relatifs au verre.
Nous tâchons de voir en quoi le travail de Jean-Michel Othoniel est mis en valeur, et en quoi
cela profite ou non au verre.
17
I. Jean-Michel Othoniel et son œuvre : présentation
L’artiste
• Personnalité
À la lecture des articles concernant Jean-Michel Othoniel, on est tout de suite frappé
par les descriptions élogieuses ou fascinées que donnent les journalistes de l’artiste.
Assurément, Othoniel sait séduire son interlocuteur, et provoque par là-même l’intérêt de
celui-ci. Cette facette du personnage nous paraît extrêmement importante : l’artiste, à la fois
ferme sur ses positions lorsqu’il défend ses projets, n’en oublie pas pour autant d’être
diplomate afin de fédérer les différents intervenants autour de ses idées, que ce soit au niveau
des techniques employées ou des artisans partenaires choisis. Une personnalité mesurée mais
décidée donc, à mi-chemin entre l’aménité d’un Raphaël qui rassemble le plus grand nombre
autour de son point de vue, et d’un Michel-Ange intransigeant quant à ses aspirations
artistiques.
Un visage fréquemment qualifié de quasiment d’enfantin ou juvénile, une voix douce
mais déterminée, Philippe Piguet écrit : « Sous les traits doux d’un rêveur et d’un romantique
d’un autre temps se cache une espèce de savant obsédé13 ». En effet, Jean-Michel Othoniel est
un travailleur et ne renvoie pas l’image fantasmée et romantique de l’artiste fleur bleue.
Durant l’entretien qu’il nous accordait chez lui14, il nous confiait que son actualité et ses
nombreuses expositions ne devaient rien au hasard, mais qu’elles étaient bien au contraire le
résultat d’un travail soutenu. Rachel Rechner de la galerie Emmanuel Perrotin confirme : «
C’est un artiste très impliqué, actif ».
Philippe Piguet donne également une description de l’appartement - atelier bibliothèque. Le lieu donne une idée de la personnalité de l’artiste. La description de cet
intérieur amène d’emblée le journaliste à le comparer à celui du Des Esseintes de Huysmans,
13
14
Piguet, p. 20-21.
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
18
ou bien au cabinet de curiosités de Breton. Les objets les plus hétéroclites garnissent les
étagères et nous laissent deviner ses pérégrinations, sorte d’inventaire coloré et texturé.
Nous notons également que Jean-Michel Othoniel est réputé pour être quelqu’un
d’intelligent. Nous reconnaissons le caractère subjectif de l’allégation, mais lors de notre
entretien avec Sophie Schmit15, notre interlocutrice souligna à maintes reprises cette donnée.
De notre point de vue, grâce à nos différents entretiens avec l’artiste, nous avons pu apprécier
son phrasé limpide et efficace. Conscient que cela ne constitue pas un argument en soi, il n’en
reste pas moins vrai que ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire
viennent aisément. Son aptitude à mêler les acquis techniques est également, comme nous le
verrons, une des preuves de sa vivacité d’esprit.
Jean-Michel Othoniel, personnage d’un autre temps comme le qualifie Piguet, nous
semble également hors de l’espace : à la fois globe-trotter mais ne paraissant pas
sentimentalement et fortement rattaché à un lieu en particulier, il glane plutôt qu’il n’agit.
Comme un voyeur (un des thèmes revendiqués de son œuvre), il photographie, filme, et
raconte, mais jamais ne prend part à ce qui se déroule devant lui (comme nous le voyons plus
loin). Jean-Michel Othoniel a connu ou a vécu en de très nombreux endroits, mais aucun ne
semble être un refuge pour lui. Si l’on veut bien nous pardonner la facilité de l’expression,
Othoniel est à la fois de partout et de nulle part. Mais nous aurons l’occasion de traiter plus
précisément l’importance du voyage.
• Cursus et évolution
La découverte de l’art et les études
Né en 1964 à Saint-Étienne, d’un père ingénieur chez Schlumberger et d’une mère
institutrice, Jean-Michel Othoniel découvre le monde de l’art au musée d’art moderne de
Saint-Étienne, qu’il visite souvent en compagnie de son grand frère. Cet endroit magique, en
rupture avec la ville qu’il considère comme n’étant « pas spécialement drôle », est l’élément
déclencheur qui lui fait prendre conscience qu’il veut évoluer dans ce monde-là.
15
Le 31 mars 2005, avec Mme Sophie Schmit. Entretien téléphonique.
19
Il s’empresse donc, une fois passé le baccalauréat, de « monter » à Paris. En effet, le
quotidien de sa ville natale ne lui apporte apparemment pas entière satisfaction, et bien que
l’ambiance familiale ne soit pas triste, c’est dans la capitale qu’il pressent pouvoir s’épanouir
comme il l’entend.
Après avoir été à l’atelier Clouet, dans le Marais, Jean-Michel Othoniel est étudiant
aux Beaux-Arts de Cergy-Pontoise. Là, ses professeurs sont, entres autres, Sophie Calle,
Annette Messager, Christian Boltanski et Bernard Marcadé. Nous recroiserons ces
personnages au cours de notre travail, car ils ont compté notablement dans le parcours
d’Othoniel.
Au fur et à mesure qu’il se forme, il formule ses envies et envisage plus précisément
ce à quoi il aspire : « Au départ il y a eu un cheminement tendant à être dans un milieu créatif,
ne sachant pas trop si j’allais travailler dans la mode ou dans les arts déco. Puis […] j’ai fait
des choix de plus en plus radicaux16 ». Le besoin d’indépendance par rapport à un quelconque
employeur, ainsi que le désir de maîtriser son rythme de vie l’amènent à être artiste.
Les premiers pas comme acteur du monde de l’art
Dès sa sortie des Beaux-Arts en 1988, le galeriste Antoine Candau lui propose de
travailler avec lui et de lui acheter toute sa production par contrat pendant trois ans.
Parallèlement, son frère l’ayant chaperonné dès son arrivée à Paris, Jean-Michel Othoniel a
été introduit auprès de nombreuses personnes dans le milieu de l’art parisien. Dans ce même
domaine, Sophie Calle, qu’il avait rencontrée aux Beaux-Arts, lui avait permis d’entrer en
contact avec beaucoup de gens.
Sa carrière démarre donc rapidement, avec notamment une exposition personnelle à la
FIAC en 1989. Puis il part en Allemagne un an, en faisant auparavant une brève incursion à
Naples17. C’est là qu’il fait, un peu par hasard, la découverte de l’obsidienne, qui aura une
16
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
Othoniel travaillant le soufre à cette époque-là, il avait été invité à aller sur les « gisements » de soufre dans les
îles Éoliennes.
17
20
importance toute particulière, et dont nous sommes amené à reparler. Dans le cadre de son
séjour à Berlin, Othoniel réalise l’exposition Das Lapidarium : il expose ses œuvres dans un
bâtiment et aux côtés d’œuvres bombardées durant la Seconde Guerre mondiale.
En 1992, n’ayant pas laissé de côté l’obsidienne, il présente pour la première fois ses
œuvres à la Biennale d’Istanbul. Mais cette même année, il participe à la Documenta IX de
Cassel, en Allemagne. Il connaît là un très grand succès et expose dans la foulée dans de
nombreuses galeries, notamment aux États-Unis. Pour l’artiste, un tel succès est un choc qu’il
a du « mal à digérer » selon ses propres termes. Son jeune âge à l’époque, toujours selon lui,
explique le fait qu’il n’ait pas réussi à dépasser tout de suite cette situation, un peu pesante. Il
se plaint que le monde de l’art n’ait plus attendu de lui qu’une seule chose : des sculptures en
soufre.
Rome et Venise : l’Italie comme deuxième départ ?
En 1996, il entre à l’Académie de France à Rome, et surmonte par la même occasion
un échec qu’il avait essuyé quelques années auparavant : « J’avais déjà présenté la villa
Médicis lorsque j’étais sorti des Beaux-Arts et je ne l’ai pas eue. J’étais très vexé18 ». À 35
ans, il est donc admis pensionnaire sur un projet de CD-ROM : A Shadow in your Window.
Cette période est selon l’artiste très profitable, car contrairement à la Documenta, il était assez
mûr pour vivre cette expérience. En effet, les facilités qu’apporte cette institution peuvent
s’avérer pernicieuses, voire destructrices. Sans un certain recul, le pensionnaire, accoutumé à
ce style de vie, peut éprouver quelques difficultés à être productif une fois sorti de la villa
Médicis. Selon des témoignages d’anciens pensionnaires, le retour à la « vraie vie » est une
réelle épreuve. Patricia Valeix, l’une des élues ayant séjournée sur le Pincio, raconte que « dès
que l’on quitte la villa, la réalité vous saute à la figure19 ».
Pour Othoniel, la villa Médicis fut une expérience concluante. Sa sympathie
immédiate pour le directeur de l’époque Jean-Pierre Angremy, et son épouse Sophie Schmit
(qui organisera l’exposition de Jean-Michel Othoniel à la fondation Peggy Guggenheim),
ainsi que le rythme donné par le directeur de l’Académie d’alors jetèrent les bases d’un séjour
18
19
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
Olivier Le Naire, « À quoi sert la villa Médicis ? », L’Express, 07 août 1997.
21
profitable : « J’adorais le fonctionnement que donnait Jean-Pierre Angremy à la villa Médicis,
parce que c’est quelqu’un qui agit un peu comme un consul : il adore recevoir, organiser des
fêtes. Il s’en sert dans une vision très politique20 ». Paradoxalement, aussi vrai que le passage
à l’Académie ne profite guère aux pensionnaires en terme de notoriété en France21, l’impact
sur les étrangers est apparemment beaucoup plus probant, et Jean-Michel Othoniel a pourtant
profité de cette aura, notamment aux États-Unis.
Parallèlement à son travail concernant A Shadow in your Window, l’artiste renoue
pendant ce séjour avec le verre et leur histoire commune, laissée en friche après la
Documenta. Othoniel se rend à Murano où il fait la rencontre du maître verrier Oscar Zanetti.
Là débute l’élaboration des perles, qui seront plus tard un élément incontournable, une
marque de fabrique de son œuvre. Les premiers colliers confectionnés auront une heureuse
destinée en étant exposés dans les jardins de la fondation Peggy Guggenheim à Venise. Selon
Sophie Schmit22 et l’article d’Élisabeth Lebovici traitant de l’exposition23, il s’agit là d’un réel
tour de force, car la fondation n’accueille la plupart du temps que des artistes américains
figurant déjà au sein de la collection Guggenheim. Double gageure donc, pour la commissaire
d’exposition, qui, afin d’assurer la promotion de la démarche auprès de la fondation, crée un
comité composé de personnalités vénitiennes et ayant pour présidente Mme Pompidou.
Jean-Michel Othoniel passera ensuite presque cinq années sur toutes les parties du
globe. On le trouve en résidence à Monterrey au Mexique, occupé à la création Lágrimas,
installation composée de plus d’une centaines de contenants en verre industriel, remplis d’eau
dans lesquels flottent des ludions dont la réalisation est assurée par les verriers mexicains.
Après avoir été montrée au musée du verre de Monterrey, l’installation sera montée au musée
de Saint-Étienne. Les États-Unis sont le sol qu’il occupe apparemment avec le plus
d’assiduité, puisqu’il va vivre et travailler à New York, puis à Miami. Il travaille avec les
verriers de l’Université de Hawaï, expose en 1999 au Yerba Buena Center for the Arts de San
Francisco, et se rend dans les murs de l’entreprise Bullseye à Portland.
20
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
Le Naire, L’Express, 07 août 1997.
22
Entretien avec Mme Sophie Schmit, le 31 mars 2005.
23
Élisabeth Lebovici, « Jean-Michel Othoniel s’expose à Venise », Libération, 24 juin 1997.
21
22
Jean-Michel Othoniel expose en 2003 à la fondation Cartier, une œuvre qu’il avait en
tête depuis 1997 : Crystal Palace.
Mais nous étudions plus précisément la période suivant 1997 dans notre chapitre
intitulé « l’œuvre verrière », et relatons ce travail ainsi que les circonstances dans lesquelles il
a pu prendre corps, en l’articulant autour des œuvres importantes en termes de répercussions.
• L’entourage artistique et humain
Si l’on considère la maxime « dis-moi qui tu fréquentes et je te dirai qui tu es », alors
une mention des personnes entourant ou ayant entouré Jean-Michel Othoniel dans son
parcours artistique est le moyen de parvenir à une meilleur compréhension de son travail.
Nous planifions cette recherche en deux parties distinctes, en suivant le schéma qu’a
utilisé l’artiste lui-même au cours de notre second entretien24.
Les professeurs des Beaux-Arts
Que ce soit dans les articles lui étant consacrés, ou bien dans les interviews qu’il
donne, certains noms reviennent souvent lorsqu’il s’agit d’évoquer ses sources. On retrouve
en particulier Sophie Calle, Annette Messager, Christian Boltanski, et dans une moindre
mesure Bernard Marcadé. Ces artistes ont donc eu Othoniel pour élève lorsqu’il était aux
Beaux-Arts de Cergy-Pontoise. Notre intérêt n’est pas de donner une étude complète des
œuvres de ces artistes, mais nous mentionnons quelques particularités de leur travaux afin de
mesurer tout à la fois la filiation entretenue avec Othoniel, alors que dans le même temps il
sait faire preuve d’indépendance artistique et de réactualisation, de réappropriation de ses
thèmes.
La littérature consacrée à Othoniel rapproche donc assez fréquemment ces noms du
sien, mais au-delà des sources écrites, leurs relations se prolongent jusque dans des
24
Le 11 avril 2005, avec M. Jean-Michel Othoniel, à son domicile, 133 rue de Bagnolet, Paris XXe.
23
expositions, au cours desquelles ils se jouxtent parfois. Ainsi dans le parcours de l’exposition
Contrepoint au Louvre25, des œuvres en verre de Jean-Michel Othoniel disposées au milieu
des antiquités orientales se montrent après que l’on se soit intéressé à des objets montrés par
Christian Boltanski. Si les travaux de l’élève sont quelquefois physiquement proches de ceux
des maîtres, il arrive que la proximité aille jusqu’à se nicher dans la pagination d’un mensuel
d’art : un peu moins de vingt pages séparent Othoniel et Sophie Calle dans le n° 234 de
Beaux-Arts magazine26 de novembre 2003. Il s’agit sans doute moins d’un regard
condescendant envers celui qui passe pour être « le petit de la bande27 », que d’un suivi
relationnel, au-delà du cadre « professionnel », liant Othoniel à ces mentors. Car les liens sont
palpables dans les travaux des uns et des autres. Comme nous l’étudions juste après dans les
lignes consacrées à l’étude de l’œuvre d’Othoniel, nous pouvons déjà remarquer les thèmes
communs, qui apparaissent avec plus ou mois de persistance, mais dont les rapports sont
indéniables : la carnation et le caractère morbide chez Annette Messager, dimension de la
mort que l’on retrouve chez Boltanski, jointe à une réflexion sur l’enfance. Dans le même
temps, il se met en scène, parle de lui en nous montrant des objets lui appartenant ou lui ayant
appartenu. Sophie Calle se donne également à voir dans certaines de ses oeuvres, et comme
Annette Messager, s’interroge sur la détermination des sexes, la distinction des genres. Son
art est celui de la mise en scène de soi, et elle associe une image à une narration.
Nous notons donc que ces personnes interagissent déjà dans les thèmes les unes avec
les autres, et ce bien avant de connaître Jean-Michel Othoniel. Ainsi, la dimension narrative
de l’œuvre de Sophie Calle serait étroitement liée au travail de Christian Boltanski qui, dans
les années 1970, proposait avec la photographie « un art des gens, des choses et des situations
[…]28 ».
Le lecteur constatera la fréquence de ces thèmes dans l’œuvre de Jean-Michel
Othoniel qui, bien sûr, ne se les réapproprie pas stricto sensu, mais dont nous pouvons
ressentir qu’il en fait un usage personnel, teinté par son vécu. Les dédicaces de ses œuvres,
notamment les remerciements de A Shadow in your Window incluant Sophie Calle et Annette
Messager en attestent. Nous notons également la présence coutumière de Bernard Marcadé,
25
Contrepoint au Louvre, du 12 novembre 2004 au 10 février 2005.
Wolinsky, p. 60-61.
Christine Angot, « Sophie Calle par Christine Angot », p. 80-87
27
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
28
www.cnac-gp.fr/education/ressource/ENS-calle/
26
24
qui outre des articles dans des mensuels, est aussi un des auteurs du catalogue d’exposition du
Petit Théâtre de Peau d’Âne.
Les rencontres
Outre ces figures tutélaires, l’artiste a cherché à rencontrer des artistes tels que Félix
Gonzales-Torres et Jim Hodges. Quant à Marc-André Dal Bavie, dont nous a parlé Sophie
Schmit lors de notre entretien29, il était pensionnaire à la Villa Médicis en tant que musicien,
en même temps que Jean-Michel Othoniel. Ils avaient collaboré autour du projet Sculpture in
the dark. Mais selon l’artiste, il s’agit là d’une simple relation ponctuelle, alors qu’il se sent
« habité » par Gonzales-Torres et Jim Hodges. C’est principalement de Gonzalez-Torres dont
il nous parle dans notre second entretien : il l’admire car selon lui « il a fait changer les choses
dans le monde de l’art contemporain dans ses dernières années ».
Pour le présenter brièvement, FGT (ainsi désigné dans certains articles) est un artiste
né à Cuba en 1957 et naturalisé aux États-Unis en 1976, il est décédé en 1996. Son
œuvre « combine […] art conceptuel, minimalisme et activisme politique30 », et ses premiers
travaux, souvent sensuels, déboucheront sur la combinaison d’une présentation formelle
relativement laconique mais débordante d’émotions. Les thèmes des amoureux et de la mort
se mêlent (le compagnon de FGT, Ross, meurt du sida en 1991), ainsi que les corollaires que
sont l’absence et l’abandon, désespéré et érotique.
Jim Hodges, quant à lui, travaille avec de nombreux médiums tels que les miroirs, les
crayons de couleurs, la peinture, le papier, etc., et est connu pour son appropriation de
matériaux ordinaires auxquels il donne une dimension poétique (la beauté latente des
matériaux). Ces dix dernières années, Hodges a travaillé sur la lumière envisagée comme
symbole en elle-même, métaphore du temps, de l’éphémère et de l’illusion.
Jean-Michel Othoniel se sent proche de l’art de Félix Gonzalez-Torres et de Jim
Hodges qui, dans un art contemporain asexué (l’art minimaliste ou conceptuel par exemple),
29
30
Entretien avec Mme Sophie Schmit, le 31 mars 2005.
www.queerculturalcenter.org/Pages/FelixGT/
25
ont travaillé autour des notions « de proximité, d’attachement, de sexe, de désirs et de
générosités intimes31 ».
Sensualité, mort, illusion, autant de sujets présents dans le travail de Jean-Michel
Othoniel, et que nous abordons à présent.
L’œuvre
• Genèse et fondements : les reflets d’un univers, des sources
variées
Le cheminement stylistique de Jean-Michel Othoniel est « une synthèse changeante en
continuelle fermentation32 », au cours de laquelle l’artiste boit aux sources du pré surréalisme,
du minimalisme, de l’arte povera, de la performance, ou de l’abstraction, qu’il envisage
moins comme un jeu formel que comme une possibilité de « générer des espaces de
libertés33 ». Dans cette évolution perpétuelle, aucun style artistique n’est considéré comme
une vérité absolue. Ils se côtoient plutôt, afin de laisser toute possibilité à l’œuvre de se
développer selon ses propres axiomes, à l’artiste de conserver intacte sa liberté d’action.
Le surréalisme
Aux Beaux-Arts de Cergy-Pontoise, Othoniel travaille tout d’abord avec Jean-Claude
Silbermann, un des derniers protégés d’André Breton, le chef de file des surréalistes. Il confie
à Edmund White34 qu’au départ il n’était pas vraiment attiré par « le surréalisme et ses images
démodées, misogynes et homophobes ».
Que ce soit dans la structure ou dans les allusions, nous retrouvons tout au long du
travail de Jean-Michel Othoniel des citations surréalistes.
31
Lebovici, Libération, 24 juin 1997.
Jean-Michel Othoniel, p. 13.
33
Id, p. 34.
34
White, Parkett, 1998.
32
26
D’un point de vue structurel tout d’abord, nous notons que Bernard Marcadé35 décèle
dans son œuvre A Shadow in your Window, une forme narrative qui n’est pas sans rappeler
celle qu’utilise Luis Bunuel dans Fantôme de la Liberté, où le réalisateur délaisse les
situations et les personnages considérés comme les plus importants, pour glisser vers les
entités secondaires, et ainsi de suite. La méthode roussélienne, dans l’idée de déambulation,
est également évoquée.
Pareillement, les sujets abordés sont parfois teintés de surréalisme. Une partie de son
œuvre sur CD-ROM est ainsi consacrée au proto-surréaliste Raymond Roussel et à la maison
Locus Solus. Avec Le Petit Théâtre de Peau d’Âne, l’artiste ne nous prouve-t-il pas une fois
encore la jouissance qu’il éprouve à se glisser dans ce monde « à l’envers », et dont Jacques
Demy avait donné une version cinématographique, faisant écho chez l’enfant qu’était
Othoniel lorsqu’il le vit dès sa sortie en 1970, et qui le fait résonner allusivement aujourd’hui :
« Demy c’est Cocteau, Cocteau c’est le surréalisme. Si on tire le fil, on arrive aux mêmes
bases36 ».
Dans le fond ensuite, les sculptures d’Othoniel « avouent leurs dettes à la poésie
surréaliste » selon Laurent Boudier37, qui argumente en citant la littérature de Raymond
Roussel, les ready-made de Marcel Duchamp, ou les propositions ironiques de Marcel
Broodthaers. Sophie Schmit d’ajouter « On retrouve également l’influence de Duchamp avec
le sein découpé et tout ce qui est de l’ordre du ready-made, avec chez Jean-Michel un côté
précieux38 ». L’historienne de l’art précise également que les références à Broodthaers ont à
voir avec la nature.
Le symbolisme
Des figures emblématiques du symbolisme reviennent souvent comme autant de
références. Les citations ont lieu dans l’œuvre d’Othoniel, ou bien dans la littérature lui étant
consacrée.
34
Bernard Marcadé, « Othoniel une page dans votre fenêtre », Beaux-arts magazine, n°179, avril 1999, p 63 à
65.
36
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 11 avril 2005.
37
Boudier, p.25.
38
Entretien avec Mme Sophie Schmit, le 31 mars 2005.
27
Un compte-rendu du colloque de l’E. N. S. ayant pour thème L’oeuvre d’art totale, un
simple décor ?39, porte à notre connaissance le contenu d’une lettre qu’avait adressée à Marcel
Broodthaers à Joseph Beuys. L’artiste belge met en garde son collègue allemand contre sa
« dangereuse inspiration à l’œuvre d’art totale », notion inventée selon lui inconsciemment
par Mallarmé. La présente mention du poète symboliste dans cet échange épistolaire entre
deux inspirateurs d’Othoniel, nous paraît être révélatrice d’une cohérence de fond quant à la
dimension symboliste dans son travail. Car si Othoniel ne revendique pas directement cette
source, il n’en reste pas moins que de nombreux articles l’associent étroitement à ce courant
artistique du XIXe siècle. Il y a corrélation des finalités pour Bernard Marcadé lorsqu’il s’agit
d’évoquer la constitution de A Shadow in your Window40, de la même façon, l’identification
d’Othoniel au Des Esseintes de Huysmans est prégnante, que ce soit dans le catalogue du
Petit Théâtre de Peau d’Âne, ou dans l’article de Philippe Piguet41.
« Broodthaers, Beuys et Duchamp […] font […] partie de mes inspirations »
Othoniel présente ainsi ce triumvirat, comme on assène une évidence. Car les liens
sont effectivement patents, notamment pour Sophie Schmit, qui ne nous cite d’ailleurs « que »
ces trois artistes lorsqu’il s’agit d’évoquer les influences subies par Othoniel, autres que les
professeurs des Beaux-Arts.
L’artiste belge Marcel Broodthaers est avant tout un poète, admirateur de Mallarmé.
De 1964 à 1970, ses œuvres sont composées d’objets assemblés. Ironique et dadaïste, il
propose des environnements et des mises en scènes, ainsi que « des sortes de ready-made42 »
(expression également utilisée stricto sensu par Sophie Schmit pour qualifier certaines œuvres
de Jean-Michel Othoniel). Il fait référence à des écrivains et des poètes, notamment Mallarmé,
qui est, entre autres, l’objet d’une lettre qu’il envoie à Joseph Beuys.
40
Bernard Marcadé, « Othoniel une page dans votre fenêtre », Beaux-Arts magazine, n°179, avril 1999, p 63 à
65. Nous citons : « [La] finalité [de] la création personnalisée de livres, suscitée par l’itinéraire de chaque
lecteur, donn[e] d’une certaine façon raison à l’affirmation formulée par Mallarmé que « tout, au monde existe
pour aboutir à un livre » ».
41
Piguet, p. 20-21.
42
www.moca-lyon.org/expo/vache/Brood.html
28
L’allemand Joseph Beuys était célèbre pour ses actions et ses prises de position
politiques. Avant d’être un artiste, Beuys est un philosophe qui a une conception particulière
de l’homme dans ses rapports avec l’art. Selon lui « chaque homme est un artiste », c'est-àdire que chaque individu est un créateur en puissance, capable de réinventer la société et son
fonctionnement. L’art est le moyen, après que la politique et l’économie ont échoué, de rendre
l’homme libre : la création c’est l’autodétermination, et donc la liberté. Lorsque Beuys parle
d’artiste, il n’entend pas ce terme dans un sens restrictif lié à la culture, mais l’étend à tous les
domaines de l’activité humaine. C’est la notion d’art total que condamne Marcel Broodthaers
dans une lettre qu’il lui adresse. L’œuvre de Beuys s’articule autour d’un thème qui est celui
de l’homme en rupture avec la réalité qui l’entoure. Il était critiqué pour l’emploi de
matériaux très rudimentaires tels que la graisse, le feutre ou le cuivre. Cette nouveauté des
matériaux est sans doute pour une bonne part dans le cheminement originel de Jean-Michel
Othoniel, l’artiste se réclamant en partie de Beuys. Ceci est affirmé par la manière qu’a
l’artiste allemand d’envisager le matériau. Par exemple, la graisse n’est pas seulement de la
graisse : elle possède un potentiel énergétique, sensible dans la transformation des états sous
l’effet de la chaleur.
Enfin, Marcel Duchamp vient compléter le triptyque43. L’artiste, connu pour ses
ready-made, dénonçait par ce biais l’art du savoir-faire, voire celui du faire.
Nous remarquons le caractère très logique de toutes ces sources, qui se mentionnent et
se répondent. Broodthaers et Beuys correspondent en traitant du symboliste Mallarmé, dont
Broodthaers est un inconditionnel, Gonzales-Torres et Jim Hodges ramènent tous deux leurs
arts à une certaine sensualité, les surréalistes sont omniprésents, etc. : tout est lié ; non pas
simplement, mais rationnellement, si l’on peut employer ce terme pour qualifier de près ou de
loin le travail d’Othoniel. Il ne s’agit apparemment pas pour lui de faire un inventaire d’idées
lui étant uniquement agréables, et de s’en servir comme réservoir à citations pour asseoir une
quelconque crédibilité, mais bien de s’ancrer dans une « réalité » artistique en accord avec son
moi profond.
43
Évidemment la liste ne se veut pas exhaustive, toutefois, à la lecture des différents documents consultés, ainsi
que selon les dires de l’artiste, nous présentons ici les sources majeures.
29
• Une œuvre protéiforme et cohérente
De nombreux médiums mais un intérêt majeur : la transmutation
Aux Beaux-Arts de Cergy-Pontoise, les étudiants sont encouragés à travailler sur de
nombreux supports44 : vidéo, poème, sculpture, peinture, céramique, performance, etc. Et si
dans les années 80 l’art était selon lui très dogmatique, il s’inscrivait en faux par rapport à
cette étroitesse d’esprit45. D’ailleurs, Othoniel a travaillé la plupart du temps à contre-courant
des modes : « J’ai une trajectoire solitaire, je ne suis jamais parti dans des grands
mouvements, même en 1989 (moi je faisais des sortes de ready-made avec des papillons),
alors que les autres étaient en fin de figuration libre, avec des œuvres un peu conceptuelles. Je
n’étais pas dans la mouvance, mais comme toujours plutôt en décalage46 ». Comme nous le dit
l’artiste, cette originalité constitue également une force, une position assumée et revendiquée :
« Il a fait des choix qui n’allaient pas forcément dans le sens de l’art contemporain et officiel,
et il a toujours été fidèle à ses choix »47nous explique Sophie Schmit.
Othoniel fait preuve, selon la littérature, d’une étonnante capacité à passer d’un
support à un autre : de la sculpture à la photographie, du livre à la vidéo, du son à
l’installation. Hormis la manipulation « simple » des différents médiums utilisés, il envisage
tout de suite l’altérité et agit en fonction du public auquel l’œuvre est destinée : « Une des
caractéristiques de mon travail c’est que je m’adapte en fonction du contexte. Par exemple,
lorsque je fais un livre d’artiste, je m’adresse à un public qui est dans l’univers du livre,
l’œuvre s’adapte aux différents supports48 ».
Lorsqu’il étudie aux Beaux-Arts, il travaille sur des papillons épinglés sur des
reproductions de tableaux ou des cartes postales (ill. 14). Un goût de nature sur une
reproduction selon nature, jouant sur le plaisir visuel du leurre. Très tôt il travaille le soufre, et
est ainsi invité à Naples en 1990. À Berlin, il travaille avec le phosphore. Avec ce matériau, il
crée notamment The Wishing Wall (Le mur des vœux) (ill. 1 et 2), une œuvre représentative
44
White, Parkett, 1998.
Id.
46
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
47
Entretien avec Mme Sophie Schmit, le 31 mars 2005
48
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 11 avril 2005.
45
30
des aspirations d’Othoniel. La surface phosphorique est en elle-même « un modèle
d’abstraction évoquant le minimalisme49 », bien que la couleur marron ne soit pas obtenue par
un pigment classique. Les spectateurs sont invités à gratter une allumette sur la surface
recouverte de ce dérivé du phosphore, qui reproduit la surface de la face sur laquelle on frotte
l’allumette pour obtenir la flamme. Le spectateur devient donc en partie créateur de l’œuvre
en ce qu’il y imprime sa marque, son passage et son action. La hauteur des traits formés par
ces grattages étant canalisée sur une largeur moyenne relative au niveau des bras des
spectateurs, les marques parallèles dessinent une ondulation légère. Le corps du spectateur
coauteur est l’élément étalon qui confère le rythme à l’œuvre.
De cette manière, Jean-Michel Othoniel intègre le tiers à cette œuvre, tout comme
Glory Holes, Le Ballet de l’innommable ou A Shadow in your Window.
Glory Holes (ill. 8), le drap tendu, sécateur de l’espace et des personnes, qui fait du
spectateur le voyeur ou le vu, à la fois initiateur de l’action et objet. C’est un mode opératoire
comme un autre pour connaître l’autre d’une manière différente. L’anonymat conféré permet
toutes les exhibitions, et ces fentes permettent dans certains cas d’abandonner, pour un temps,
une portion du corps aux soins d’une autre personne, à un ou une inconnue. Othoniel nous
pousse au vice, pourrait-on dire (la morale récuse ce voyeurisme), car comment résister,
comment ne pas regarder, juste un instant, puis, pourquoi pas plus longtemps, et enfin se
satisfaire de ce rôle qui nous est offert ?
Dans Le Ballet de l’innommable50, il joue encore un peu plus avec nous. Le spectateur,
une fois encore participant, que ses pas auront conduit au sous-sol de la fondation Cartier, est
plongé dans le noir. Il s’agit de mettre à l’épreuve sa capacité de réaction, de la réactualiser
dans un lieu muséal, cadre qu’utilisait Broodthaers pour y faire dialoguer ses œuvres. Le
désormais pseudo spectateur est amené à évoluer au milieu de ces semblables, sans repères
visuels et normatifs. Othoniel, récupérateur omniscient d’images, garde trace de cet
égarement momentané en filmant la scène aux infrarouges. S’en délecte-t-il ?
49
50
Jean-Michel Othoniel, p.34.
Représentation qui eut lieu à la fondation Cartier en 1995.
31
La même année, lors de l’exposition Féminin - Masculin, le sexe de l’art51 (ill. 5, 6 et
7), il réédite l’étude de cas. Le spectateur ayant touché un téton factice, soufré, bien plat, posé
sur une étagère, découvre un passage (secret ?) ouvrant sur une salle obscure. Dans celle-ci se
donne à voir une moitié de corps humain (factice elle aussi), au pantalon enduit de soufre, et
suspendue au plafond par un fil. Poussé par l’intrigue, il pénètre dans la salle et est frôlé par
des danseurs se mouvant tout autour de lui. Jean-Michel Othoniel interroge le visiteur sur ce
qu’il compte trouver dans l’institution que représente le musée. Y vient-il pour assouvir un
plaisir d’esthète, ou bien pour éprouver sa réflexion ? L’artiste nous prend à témoin de notre
propre léthargie envers l’art, en même temps qu’il sort du cadre attendu qu’élabore le musée.
Il irrite nos sens, les confronte à du neuf formel.
En 1997, l’artiste sort du musée pour investir le cadre revendicateur mais festif de
l’Europride52 à Paris. Après deux mois de confection avec une petite équipe, 1001 colliers de
perles rouges, les Colliers cicatrice, sont offerts aux hommes et aux femmes passant sur le
char défilant nommé Beau comme un camion. En contrepartie, la personne se laisse prendre
en photo par Othoniel (ill. 10). Ce collier, donné à tous ces anonymes, leur permet alors de
s’identifier, en tant qu’appartenant à cette communauté du collier rouge sang (bien
qu’Othoniel, loin de l’art militant, refuse qu’il y ait un symbole, antisida notamment53).
La matérialité organique caractérisant son œuvre, le « germinal » selon Teresa
Blanch54, l’amène à envisager ce qu’elle nomme « une sorte de degré zéro des processus
sculpturaux ». Et si Jean-Michel Othoniel déclare « Petit à petit j’ai enchaîné les matériaux au
gré de mes passions 55», c’est pour mieux les digérer, les dévier de leurs utilisations
premières. Il les utilise de façon originale dans la tradition artistique. Les premières sculptures
de soufre sont réalisées à partir de moules flexibles. Elles tendent à cet aspect organique dont
on a peine à distinguer la limite entre leurs caractéristiques attirantes et repoussantes. Par ce
procédé sculptural, Othoniel nous renvoie, non sans un certain humour provocateur, à l’image
que notre tradition visuelle nous amène à calquer sur ces objets, dépossédés de tout projet
iconographique. Les sculptures en soufre et leurs coulures sont emblématiques de ce travail
reposant sur l’allusion, notamment par le biais du titre. Ainsi, Le Dos du marin (ill. 4) laisse
51
Musée National d’Art Moderne, Centre Georges Pompidou, Paris.
Le 28 juin 1997, le défilé de l’Europride – Lesbian and Gay Pride – dans les rues parisiennes.
53
Article signé J. L, « Les bijoux érotiques d’Othoniel », Aden (supplément gratuit distribué avec Le Monde et
Les Inrockuptibles), 26 novembre 1997.
54
2000, Jean-Michel Othoniel, p. 22.
55
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
52
32
au spectateur le soin de spéculer sur la nature des deux projections de soufre recouvrant cette
veste. Ce jeu sur le médium, et ses capacités à être identifié à autre chose que lui-même, nous
ramène à une certaine notion de jeu, et pourquoi pas de complicité fugace entre l’artiste et le
spectateur du moment.
Enfin, outre le médium, Othoniel est attiré par les collaborations, et comme nous le
voyons plus précisément ensuite, le fait de chercher différents partenariats participe à
l’élaboration de ce travail aux formes multiples. Les compétences requises étant nombreuses
du fait des différents supports, les intervenants le sont tout autant. Pour A Shadow in your
Window par exemple, l’intervention de deux webmasters et d’un développeur fut nécessaire.
Cette dimension de son travail alimente fond et forme : Othoniel travaille sur des supports qui
nécessitent des compétences particulières par rapport à ceux que l’artiste maîtrise
« traditionnellement » (la peinture et la sculpture la plupart du temps). Ceci l’amène donc a
collaborer avec des personnes appartenant à d’autres milieux que celui de l’art, ou bien avec
d’autres artistes, comme ce fut le cas pour Sculpture in the dark, où Marc-André Dal Bavie
composa la musique de l’installation56. Cette démarche va s’affirmer crescendo avec le travail
qu’il poursuit en utilisant le verre.
Si de nombreux supports caractérisent l’œuvre de Jean-Michel Othoniel, une notion à
ses yeux emporte apparemment les suffrages : la transmutation par le feu. Ce point de vue est
développé plus précisément dans le chapitre consacré au travail du verre qui, par rapport au
soufre, est peut être plus emblématique des intentions de l’artiste.
Les thèmes récurrents
Nous nous attachons ici à distinguer les sujets principaux abordés par Othoniel dans
son œuvre, en excluant cependant la réflexion sur les œuvres incluant le verre, que nous
étudions plus précisément dans notre deuxième chapitre, tout en le comparant aux thèmes
explorés antérieurement par l’artiste.
56
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 11 avril 2005.
33
Le corps
La présentation du corps en tant que système d’échange avec l’extérieur, ainsi qu’avec
son semblable, est une thématique très largement développée si l’on considère la pluralité des
œuvres de Jean-Michel Othoniel. L’artiste passe par de nombreux stades d’appréhension de la
chair.
Avec les Glory Holes (ill. 8), il donne une cartographie du corps, et plus précisément
de ses orifices, qui sont les lieux précis de ses échanges, en même temps qu’ils sont source de
plaisir. Tout en eux peut entrer ou être échangé avec l’autre. La métaphore de la bouche de
métro, dont nous parlons plus loin, mais qu’il nous semble intéressant de mentionner ici, reste
dans cette idée de passage et de contact avec le monde : « La bouche comme lieu de passage,
d’échange et de désir est fondamentale dans mon travail57 ». L’assimilation puis la digestion
de la nourriture physique ou spirituelle, voilà à quoi nous renvoie l’investigation du corps par
Othoniel, tout en envisageant le corps de l’autre. Ainsi, le Collier cicatrice est plus qu’un
bijou. C’est une trace rouge sang sur le cou, qui en affleurant la trachée artère, signifie la
fragilité de celle-ci, et par extension du corps dans son entier, et du vécu particulier de chaque
corps.
Le corps est donc intégré dans l’œuvre, et ce au point d’y impliquer celui du
spectateur, comme nous l’avons mentionné pour le Wishing Wall, (ill. 1 et 2) qui de ce point
de vue revêt une dimension esthétisante de l’action, le spectateur conférant le rythme à la
surface unie du phosphore en y grattant des allumettes.
Sexualité et sensualité
Nous retrouvons dans l’œuvre d’Othoniel la plupart des thèmes dont nous avons parlé
pour des artistes tels que Félix Gonzalez-Torres ou bien Jim Hodges. L’évocation de ces
références est ici particulièrement vérace, car en même temps qu’Othoniel envisage le corps,
la carnation, il en distingue toute la sensualité, voire la sexualité. Contrairement à la
sensualité, la sexualité est généralement évoquée à l’aide d’un langage d’initié,
57
Boudier, p.15.
34
principalement anglophone (glory hole, missing lover, cockring), usité par l’artiste lui-même
(avec les titres des œuvres), ou bien par les articles lui étant consacrés. Les verriers de
Murano ne s’y trompaient pas lorsqu’ils mêlaient (inconsciemment sans doute) les deux
notions, en plaisantant : « On va souffler tes petites couilles58 ». La sensualité est
apparemment plutôt raccordée à la notion de désir (l’artiste parle lui-même de « mécanisme
du désir59 ») où nous retrouvons le rôle important du corps comme médiateur de ce
mécanisme d’échange. Le sexe rejoint le thème du corps, du plaisir charnel.
Il peut se retrouver métaphoriquement sous la forme de la bouche comme nous
venons de le voir, mais qui tient plus ici à la forme de l’œuvre, à la commande passée à
l’artiste, alors que le lien peut être beaucoup plus clair comme le note Edmund White60
lorsqu’il décrit l’aspect suggestif d’un préservatif rempli ou du pénis lui-même, que l’on se
représente lorsque l’on découvre certaines œuvres (ill. 17). Othoniel présente le sexe comme
étant « un dénominateur commun qui lie toutes les personnes, mais qui s’avère toutefois être
un tabou61 », et il devient objet de délectation esthétique. De même, le sein faisant appel au
toucher, à la caresse du spectateur pour l’exposition Féminin - Masculin, le sexe de l’art, fait
le lien entre le corps et l’action en tant qu’élément enfreignant la règle du « non toucher »
dans le musée. Le geste, entendu ici comme la rupture du tabou, permet l’accès à l’autre, à ce
qui se passe dans cette pièce sombre, le back room où les corps cohabitent.
Nous rejoignons ici la notion de voyeurisme, que nous ne traitons pas à comme un
sujet à part entière, car elle nous semble étroitement liée aux deux thèmes précédents que sont
le corps et la sensualité. Ainsi, Jean-Michel Othoniel l’envisage comme étant « de l’ordre du
fantasme ou du plaisir62 ». Avec ses Glory Holes, l’artiste nous invite à céder à nos
inclinations primaires, à satisfaire notre désir de regarder. Là où le Wishing wall laisse
s’exprimer le geste, les rideaux percés laissent place au fantasme de l’observateur, qui doit
cependant garder à l’esprit qu’il est peut-être lui-même observé par quelqu’un d’autre. Du
thème du voyeur nous glissons donc vers celui d’un monde ambivalent, que corroborent le
mur et l’œil en tant que « symboles de cheminements et d’intersection entre des mondes
58
Article signé J. L, Aden, 26 novembre 1997.
Laurent Boudier (Textes de), Le Kiosque des Noctambules, Paris, Le Flohic éditeurs, 2000, p.15.
60
White, Parkett, 1998.
61
Lebovici, Libération, 24 juin 1997.
62
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 11 avril 2005.
59
35
différents63 », ce qui induit également selon nous le thème de l’illusion, que nous développons
davantage dans notre étude sur le verre.
Le bijou
Cet objet se trouve sous deux formes principales dans l’œuvre de Jean-Michel
Othoniel. Des bijoux gigantesques exposés à la fondation Guggenheim ou à la villa Médicis
pendaient aux arbres (ill. 15), comme des réminiscences lumineuses de Locus Solus. Cette
décoration (car l’idée même du bijou a à voir avec le décoratif) reste traitée à grande échelle,
mais on la trouve aussi appropriée pour être portée par l’humain. Dans le cas du collier
cicatrice, c’est une sorte de signe de ralliement, un moyen de se reconnaître. En même temps
que l’artiste « adoube » la personne photographiée, il lui accorde le fruit de son labeur passé
(la fabrication dudit collier) en même temps qu’elle lui permet la continuation de son œuvre
en lui prêtant son image (la photographie (ill. 10)) .
Les rites
Ce que l’on peut apparenter à un rite dans la remise du Collier cicatrice trouve une
résonance plus conséquente dans l’œuvre de Jean-Michel Othoniel. Parmi les rites, trois
l’intéressent de façon notable : la corrida, la célébration religieuse et les parades amoureuses.
La corrida nous renvoie directement à la thématique de la mort, et l’on retrouve
notamment ces notions mêlées dans quelques photographies montrées dans A Shadow in your
Window, ainsi que dans la pièce intitulée Les Oreilles et la queue (ill. 3).
La célébration religieuse et son environnement sont évoqués fréquemment, dans
l’Autoportrait en robe de prêtre par exemple. La représentation du cimetière est également
répétitive, notamment dans le CD-ROM, où Othoniel nous présente le cimetière comme un
lieu de repos. Il ne représente pas l’enterrement comme le fit Courbet, mais nous laisse à notre
méditation face au lieu, et pourquoi pas à notre propre fin, en nous renvoyant une fois de plus
à la mort.
63
Jean-Michel Othoniel, p. 13.
36
Enfin, la parade amoureuse est représentée selon nous dans le bijou lui-même, qui
constitue une parure, une mise en valeur du corps, un moyen mis en œuvre afin de conquérir
l’autre. Dans Le Petit Théâtre de Peau d’Âne, nous assistons à la cour effrénée que mène le
roi auprès de sa propre fille.
Le rite est ici considéré comme un passage d’un état à un autre, une évolution et une
transgression. Le passage dans un bijou à échelle humaine est par exemple un passage
physique d’un côté à autre, pourquoi pas en relation avec la naissance (l’image est assez
univoque nous semble-t-il (ill. 9)), et comme nous l’avons vu, avec la mort.
Le voyage
Le voyage en lui-même peut également être assimilé à un rite, en relation avec
l’évolution personnelle ou artistique, que l’on peut elle-même mettre en parallèle avec le
thème du bijou que l’on passe autour du cou (ill. 10) ou que l’on traverse lorsqu’il est
démesuré (ill. 9). Le voyage est également le délaissement d’un lieu connu pour un autre que
l’on découvre. C’est la confrontation, la découverte de l’autre, auquel on se confronte. Le
voyage à également à voir avec l’illusion en ce qu’il permet de disparaître d’un lieu pour
apparaître dans un autre. Les voyages de Jean-Michel Othoniel, comme nous allons le
constater avec la réflexion à propos de A Shadow in your Window, sont dans un premier temps
empreints de réalité et de matérialité. Le lieu n’est pas fantasmé, mais envisagé comme un
moyen d’accéder à d’autres vérités ou d’autres formes. L’idée de voyage s’accompagne de
l’idée
de
déambulation,
de
la
collecte,
primordialement
désintéressée,
d’objets,
d’informations, de rencontres.
Tout comme le système des références de Jean-Michel Othoniel étudié plus haut, nous
remarquons la grande cohérence et les liens multiples maillant l’ensemble des sujets. Les
différents thèmes se répondent et s’enrichissent mutuellement. Si l’on peut admettre qu’il y a
une cohésion dans la plupart des productions artistiques, celle d’Othoniel nous paraît
surenchérir dans les allusions qu’elle peut faire à elle-même, ou dans les liens très nombreux
entre les différents thèmes de l’œuvre, ce qui constitue un rythme intrinsèque pour
l’ensemble. Les métaphores sont filées de façon très subtile et complexe, avec des jeux de
37
croisement entre elles : le corps rejoint à la fois le sexe et l’action, le thème du voyeur y fait
également son intervention. Le voyage permettant l’anonymat lorsque nous sommes dans un
endroit qui ne nous est pas familier, est lui aussi en lien avec le thème du voyeur. Le Collier
sein, dont le motif est repris pour Rivière Blanche (ill. 44 et 45) est une œuvre représentative
de cette capacité que possède Othoniel de mêler les allusions et les thèmes dans une grande
cohérence. Cette pièce, bijou monumental composé de perles aux formes aléatoires de seins
mêle donc à la fois les thèmes du corps, du bijou, et du plaisir charnel. Transformations,
mutations de la matière, rites de passage, d’un état à un autre font écho à un autre rite
fondamental dans l’œuvre de l’artiste, celui du voyage, avec ses souvenirs rapportés de
jardins, explorés de pavillons cachés. Dans ces espaces, Othoniel accepte le réversible et de la
rencontre fortuite.
Nous ne nous appliquons pas à énumérer toutes ces passerelles thématiques, car leur
profusion ne nous permet pas de pouvoir les intégrer raisonnablement dans un travail comme
celui-ci. Les autres sujets seront au besoin mentionnés dans les œuvres que nous voyons dès à
présent.
• A Shadow in your Window
Le salutaire retour sur soi ?
En 1992, après la Documenta IX de Cassel qui a vu le succès de ses sculptures en
soufre, Jean-Michel Othoniel, se remet difficilement de ce choc médiatique. Les expositions
sont nombreuse suite à la Documenta, et le public est très demandeur de ses œuvres en soufre.
L’artiste ressent le besoin de se recentrer sur ses travaux passés, et c’est seulement en 1996
qu’il envisage sérieusement ce CD-ROM (à cause de tracasseries financières et
administratives), et qu’il le présente comme projet d’entrée à l’Académie de France à Rome.
« [C’est] une sorte de journal intime. Ça m’a permis de faire une mise au point de tout mon
travail, d’effectuer une remise à plat64 ». Il peaufine l’œuvre pendant cinq années, et l’édite en
1999.
64
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
38
La forme de l’œuvre, bien que nous important ici assez peu, est à souligner en ce
qu’elle montre une fois encore la capacité de Jean-Michel Othoniel à assimiler les différents
supports de travail. Comme le souligne Bernard Marcadé, « L’entreprise […] dépasse
l’idéologie en vogue de l’interactivité65 » : Othoniel utilise ce support qui lui permet de mettre
son travail en perspective.
Le spectateur, ou plutôt le visiteur actif de A Shadow in your Window, clique dans un
premier temps sur une icône (une photographie), correspondant à une des lettres de l’alphabet.
Une fois sélectionnée une des vingt-six icônes, le visiteur entre donc dans l’œuvre à
proprement parler, et dans l’univers de l’artiste, qui nous confiait « J’aime raconter des
histoires, qui sont personnelles, qui sont basées sur des rencontres, même si elles sont toujours
chargées d’énigmes66 ».
Un art de la narration
Chaque icône est le point de départ d’un scénario se développant au fur et à mesure
que l’on évolue au gré des photographies et des vidéos. Des phrases apparaissent quelquefois
au bas de l’image comme autant de commentaires succincts de la part de l’auteur. Si nous
pouvons nous permettre une remarque toute personnelle, c’est au cours de la visite que nous
avons vraiment découvert l’univers de Jean-Michel Othoniel, qui laisse pénétrer le spectateur
dans son quotidien, c'est-à-dire dans la réalité d’une chambre d’hôtel, dans ses errances dans
les rues de Naples ou d’ailleurs, etc. L’artiste nous rend ainsi accessibles de nombreux lieux,
comme le prouvent les séquences déployées par les lettres de l’alphabet : B comme
Barcelone, H comme Hong-Kong, K comme Kyoto, et N comme Naples. La thématique du
voyage est donc ici largement vérifiée comme faisant partie intégrante du vécu de l’artiste.
Bernard Marcadé parle d’un « labyrinthe de situations communicant les unes avec les
autres67 », dont la structure en rhizome évoque la déambulation roussélienne. Nous pouvons
en effet, par glissement entre les différentes entrées qui se rejoignent de façon complexe,
passer d’une situation à une autre, d’un lieu à un autre. Les thématiques se joignent les unes
65
Jean-Michel Othoniel, p. 58.
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
67
Jean-Michel Othoniel, p. 58.
66
39
aux autres. Les cieux ou un cimetière de New York peuvent ainsi vous mener à ceux de SaintÉtienne, les jardins de la villa Hadriana vous font parvenir à ceux de la villa Médicis,
d’Hawaï, ou de Locus Solus, retrouvé grâce à une petite annonce.
Le parcours, bien que guidé, est libre, mais l’on se surprend à focaliser quelquefois
son attention sur l’icône, qui change d’aspect en fonction des possibilités offertes au visiteur
de découvrir une nouvelle photographie, un diaporama, une vidéo… Ironie ou faillite du
support employé, mais également révélateur du sentiment d’excitation que procure la visite de
A Shadow in your Window, on guette la sortie, l’échappatoire, la possibilité de découvrir
« encore plus ». L’œuvre permet au visiteur d’assouvir au moins virtuellement quelques
fantasmes, en permettant par exemple de passer en une seconde d’un lieu à un autre, et ainsi
de se procurer l’illusion jouissive de maîtriser à la fois le temps et l’espace. D’autre part, si
Othoniel s’accorde parfois le rôle du voyeur, il permet au visiteur de l’être également, en se
donnant à voir lui-même dans différentes situations, un peu comme le fait Sophie Calle
lorsqu’elle se fait photographier par un détective à qui elle a demandée de la suivre. Il se
présente souvent allongé, quelquefois dans des postures légèrement désinvoltes, en train de
penser, ou de fabriquer les fameux colliers cicatrice.
Un condensé de l’œuvre ?
Toutes les préoccupations de Jean-Michel Othoniel sont-là (ou du moins une partie
d’entre elles, car il est illusoire et prétentieux de vouloir l’assimiler à un « tout »), condensant
son vécu, ses sources, ses pistes de travail, etc. De ce point de vue, cette œuvre est
emblématique.
Jean- Michel Othoniel nous montre par exemple son intérêt pour tout le votif, et l’on
s’aperçoit qu’il appréhende l’autre au travers de ses croyances (celles de l’autre). Pour ce
faire, il parcours les lieux qui laissent traces de civilisations du passé, où l’on peut retrouver
un passé ou un héritage. Sans les posséder initialement, l’artiste donne l’impression de
s’approprier les lieux, de les assimiler. Le caractère religieux de ces endroits, notamment des
cimetières, est important, car Othoniel donne l’image de quelqu’un qui inventorie les
différentes manières de vivre en attendant la mort. Dans la même veine, il s’intéresse à ce qui
a une dimension votive, comme les petits autels, même les plus improbables.
40
À propos des lieux et des voyages, l’artiste développe une pensée poétique : « Une île
inviolable qui partout m’accompagne, un voyage solitaire hors du monde, […] se plonger
dans le temps ralenti de l’enfance » qui selon nous a trait au verre. Nous traitons ce point
précis dans notre deuxième chapitre. Nous trouvons ici l’occasion d’affirmer à nouveau notre
sentiment du peu de cas que fait Othoniel du voyage en tant que tel. Il s’agit plutôt pour lui de
nourrir son imaginaire de sources, de parcelles de vision qu’il a au cours de ces voyages
« réels » et à partir d’eux se constitue une sorte d’univers mental, un monde inaltérable, non
assujetti à certaines contraintes, comme celle de la cohérence, et qui rejoint en cela la prose
itinérante de Raymond Roussel. À ce titre, nous ne pensons pas que la nature en tant que telle,
c'est-à-dire sous son état sauvage, représente un quelconque intérêt pour Othoniel. Le jardin
est envisagé comme une entité autonome : à propos des jardins de la villa Hadriana « un
monde clos qui renferme les parties du mondes les plus désirées68 ». Il a plutôt l’idée d’un
jardin d’Éden, d’un lieu préservé de tout viol, un endroit propice au recueillement mais qui
soit également un lieu de vie.
La notion de jeu est également très présente dans le CD-ROM, et Jean-Michel
Othoniel paraît prendre un plaisir mesuré à nous donner à voir des images fugaces. Il est
possible de cliquer sur certaines photographies, ce qui a pour effet d’en faire apparaître une
seconde. Dans certains cas, ce cliché secondaire ne reste à l’écran qu’une seconde ou deux, en
demeurant inaccessible par la suite, et privant par la même le spectateur de la jouissance
complète de l’image. La première hypothèse évoquée, la notion de jeu avec le spectateur,
trouve un fondement dans le principe d’autres œuvres comme Le Ballet de l’innommable par
exemple, où Othoniel ôtait l’usage de la vue aux spectateurs en les plongeant dans l’obscurité.
Ensuite, il peut s’agir d’un autre jeu, portant plutôt sur l’illusion, ou sur l’impression laissée
par une image fugitive, presque subliminale, laissant un flou entre la réalité patente et
l’illusion ressentie.
A Shadow in your Window est donc selon nous une œuvre qui, sans être
paradigmatique si l’on considère la forme, est représentative de l’activité de Jean-Michel
Othoniel, et plus encore de son schéma mental. Sans nous immiscer dans sa vie personnelle, il
68
“A Shadow in your Window”, œuvre sur cédérom de Jean-Michel Othoniel. ©1999 Jean-Michel Othoniel.
41
nous donne à voir, en même temps que ces éléments inventoriés (sans toutefois devenir un
catalogue), une manière de penser l’art et l’activité de l’artiste.
De même, ce condensé de son travail, mais aussi de son vécu dans une période
donnée, s’articule autour d’une architecture complexe et logique, malgré la difficulté et le
piège que représente en soi l’amassement d’une telle somme de données. Un esprit
synthétique donc, que celui de Jean-Michel Othoniel, qui manipule les références et les
supports avec une aisance et une ambiguïté que les journalistes dans leurs articles admettent
pour être déconcertante.
Après avoir pris connaissance du cheminement de Jean-Michel Othoniel et de la
constitution de son œuvre au travers des sources et des travaux eux-mêmes, nous allons
maintenant aborder le centre de notre étude : ses œuvres incluant le verre.
42
II. Le travail du verre par Othoniel
Dans un souci de cohérence, nous ne disséquons pas, comme nous l’avons déjà
mentionné, l’œuvre d’Othoniel en deux partie distinctes : le verre et le reste de l’œuvre. Pour
cette raison, il est fait état, dans une logique de comparaison, des œuvres antérieures à la
période « verre ».
Nous évoquons tout d’abord la rencontre de l’artiste avec ce matériau, puis nous
cherchons à comprendre la cohérence de celle-ci à la vue de ses travaux précédents et de ses
aspirations artistiques. En nous appuyant sur ses œuvres incluant le verre, ainsi que les enjeux
induits par le matériau lui-même, que ce soit techniquement ou métaphoriquement, nous
tentons de comprendre le nouveau vocabulaire que développe éventuellement Jean-Michel
Othoniel.
Si nous utilisons ci-après les mentions « œuvres en verre, œuvres verrières, œuvres
fabriquées ou créées avec du verre, etc. », le lecteur n’oublie pas que Jean-Michel Othoniel
travaille également d’autres matériaux et n’a pas jusqu’à présent, à notre connaissance, réalisé
de pièces exclusivement en verre. Les perles de verre par exemple sont enfilées sur des tiges
en inox.
Le verre : une suite logique ?
• Découverte de l’obsidienne et rencontre avec le C. I. R. V. A.
Jean-Michel Othoniel, comme nous l’avons remarqué dans notre premier chapitre, a
travaillé avec de très nombreux médiums, et plus particulièrement avec des matériaux rares.
Alors qu’il utilisait le soufre, notamment pour ses qualités de métamorphose, et qu’il allait
partir pour une résidence d’un an à Berlin, il est invité sur les gisements naturels de soufre
dans les îles Éoliennes. Lors d’une expédition sur l’île de Lipari, il est accompagné par une
vulcanologue, Mlle Cavalier, qui lui fait découvrir presque par hasard l’obsidienne, une roche
43
éruptive, dont l’aspect rappelle celui du verre et qui présente une structure particulière due au
refroidissement très rapide de la lave.
La première rencontre à proprement parler de Jean-Michel Othoniel avec le verre se
fait au C. I. R. V. A. (Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques) à
Marseille, alors qu’il tente de reproduire les aspects de l’obsidienne découverte quelques mois
plus tôt. Pour peaufiner ces travaux concernant ce matériau, il a recours aux fours de SaintGobain Recherche. Les œuvres en obsidienne, noires et opaques, dont une face est polie
jusqu’à obtenir l’effet de miroir, qui selon les anciens avait le pouvoir de refléter l’âme, sont
présentées pour la première fois en 1992 lors de la Biennale d’Istanbul. Dans A Shadow in
your Window, l’artiste affirme ses ambitions en annotant une photographie de Lipari: « Je suis
venu ici pour chercher la pierre ponce, je ferai renaître l’obsidienne disparue ».
Suite à son expérience au C. I. R. V. A., il a côtoyé différentes techniques de travail du
verre, et notamment le verre soufflé. Sa fascination pour la transformation des matériaux
l’amène à s’y intéresser particulièrement. Dans l’interview qu’il donne pour le reportage de la
soirée Thema consacrée au verre69, Jean-Michel Othoniel rappelle qu’il n’est pas verrier de
formation. Il a donc besoin de l’aide d’une structure telle que le C. I. R. V. A. pour mener ses
projets concernant le verre à bien. Cette institution, financée par le département des Bouchesdu-Rhône, le conseil général de la région PACA, la ville de Marseille, et la DRAC70, a été
créée en 1986, afin de permettre aux artistes, designers, et architectes de pouvoir inclure le
verre et son expérimentation dans leurs travaux. Ce n’est ni une école ni une galerie, mais un
centre d’art contemporain et un dispositif d’aide à la création, qui met le matériau et les
techniques au service de l’artiste et de son projet, et non pas l’inverse. Toutes les
expérimentations techniques sur le verre y sont appréhendées, selon M. Jean-Claude
Hessamnn71, le responsable d’atelier. Soufflage, pâte de verre, fusing, thermoformage,
polissage, sablage, collage ultra violet : les techniques actuelles de travail du verre sont mises
à disposition des créateurs présents dans les murs, après admission de leur projet par le
conseil d’administration.
69
ARTE Soirée Thema « Le verre ».
Direction Régionale des Affaires Culturelles
71
Entretien avec M. Jean-Claude Hessmann, le 02 novembre 2004.
70
44
Jean-Michel Othoniel explique que le C. I. R. V. A. permet le passage du rêve à la
réalité, du dessin préparatoire (des aquarelles la plupart du temps (ill. 43)) à la réalisation. Le
travail en amont est important, car il est nécessaire de trouver un compromis entre l’esthétique
que recherche l’artiste dans son projet et les contingences techniques. Le C. I. R. V. A.
permet justement à l’artiste d’expérimenter et de pousser le verre jusqu’à ses limites. Comme
le rappelle Othoniel, c’est précisément au C. I. R. V. A. qu’il a pu mettre au point ses perles
baroques qui sont désormais une signature de son travail.
• Othoniel : l’alchimiste bachelardien
Le passage du verre de son état minéral, solide, à son état liquide, pendant lequel il est
pâteux et ductile en font « une substance unique » selon l’artiste72. Il s’intéresse tout
particulièrement à cette propriété, qui lui permet comme il l’explique précisément,
d’intervenir sur chacune de ces phases. Cela lui offre la possibilité de jouer sur toute une
gamme d’effets, de les maîtriser, et de parvenir à ces formes baroques, modelées.
Othoniel, jouant toujours plus moins avec le feu pour paraphraser Sophie Schmit73, est
à maintes reprises qualifié d’alchimiste. Cette curiosité de chimiste se retrouve dans la mise
au point nécessaire et exigeante des couleurs, et de la compréhension par l’artiste des
différentes contingences techniques.
Le philosophe Gaston Bachelard (1884-1962) étudie ce qu’il y a de plus poétique dans
l’esprit humain : l’imagination, les rêves, les songes. Ces détracteurs peuvent arguer du
caractère emphatique de sa prose, mais en tant que professeur de physique-chimie74, nous
pensons que sa réflexion à propos de l’alchimie est une source intéressante pour l’étude du
travail « verrier » de Jean-Michel Othoniel. De plus, l’intérêt de Bachelard pour les points
énoncés est en strict accord avec les thèmes de l’œuvre de l’artiste.
L’alchimiste décrit par Bachelard est un « chercheur poète », enveloppant son savoir
d’une dimension allégorique. Othoniel n’est rien moins que cet homme décrit par le
72
Lágrimas, Jean-Michel Othoniel. Galeria del Museo del vidrio, Monterrey (Mexique), 2002, Musée d’Art
Moderne de Saint-Étienne, 2003, non pag.
73
Sophie Schmit, « Othoniel joue avec le feu », Le Figaro, 23 novembre 2001.
74
Après avoir été employé des postes, Gaston Bachelard fut professeur de physique-chimie au lycée de Bar-surAube, de 1919 à 1922.
45
philosophe, qui traite des combinaisons chimico-littéraires comme le rappelle Teresa
Blanch75. L’image de l’alchimiste dans l’inconscient collectif est celle d’un homme isolé,
méditant sur son activité. Il en découle une mise à distance du néophyte : l’alchimiste est le
seul à comprendre, avec d’autres initiés, la teneur de ce qu’il fait. Le plus grand nombre en est
réduit, face au plomb changé en or, à l’admiration dénuée de compréhension. La popularité du
travail du verre de Jean-Michel Othoniel procède, sans doute en partie, de cette fascination
pour l’intervention du feu comme transformateur de matériaux.
D’autre part, Bachelard considère que celui travaillant le surfeu est un surhomme aux
yeux de ses semblables. Car si le feu à l’état naturel est le feu de l’homme préhistorique, le
feu maîtrisé du foyer de l’alchimiste est le feu de l’homme en devenir, de l’homme en
réflexion. Par extension, nous pouvons accorder au verre les propriétés démiurgiques que lui
prêtent la plupart des textes, qui utilisent pour l’évoquer les champs lexicaux de la divination.
Sans conférer directement aux verriers le statut de surhomme, nous cherchons à mettre en
relief la fascination que peut représenter le travail du verre. Il n’est qu’à observer l’arrêt et
l’ébahissement des spectateurs devant un souffleur à l’ouvrage. De ce point de vue, la verrerie
de Biot par exemple, utilise à bon escient cette fascination du public, en plaçant l’atelier à
côté du point de vente !
Enfin, pour nous recentrer sur le travail de Jean-Michel Othoniel, Bachelard signale
que les changements par le feu sont profonds, rapides et définitifs. L’artiste trouve donc ici la
possibilité de pousser plus loin son expérience entamée avec le soufre : le verre procède d’une
métamorphose plus radicale, en passant de l’opacité et de la granulosité du sable, à son aspect
final cristallin, transparent (dans la plupart des cas) et cassant.
• Du geste à l’idée : le ballet de l’atelier
Jean-Michel Othoniel, à partir de la gestuelle des souffleurs, développe un discours en
lien avec les caractéristiques de son œuvre. Ainsi, dans A Shadow in your Window, il nous fait
pénétrer dans la fornace, et nous permet à l’aide de quelques clichés, d’assister à la mise en
route de l’atelier et au soufflage d’une de ses pièces.
75
Jean-Michel Othoniel, p. 22.
46
Nous reprenons le cheminement chronologique suivi par l’artiste, qui nous donne à
voir la mise en route de l’atelier « six heures du matin, la fornace se prépare », puis, deux
hommes, torse nu, préparent les paraisons dans un mouvement que permet d’appréhender
l’obturation lente utilisée pour la prise de vue : « l’excitation et la joie de travailler ». Les
photographies suivantes se concentrent sur le maître verrier façonnant et modelant le verre à
son poste de travail : « Entre ses mains le verre est en feu ». Puis, nous voyons la forme
prendre corps au fur et à mesure des étapes de la réalisation : « La forme s’étire, la matière se
laisse caresser, elle s’ouvre, elle se gorge d’air, tout est maîtrisé par leurs lèvres, tout est
rythmé par leur souffle ». Enfin, les verriers arrêtent leur travail pour un instant : « Dix heures
du matin : les corps se reposent ».
L’analogie avec l’acte d’amour, le parallèle établi entre les phases d’éveil,
d’excitation, d’action, et enfin de repos, nous permet de comprendre en partie comment JeanMichel Othoniel envisage la technique qui, suivant le rythme d’une étreinte amoureuse,
aboutit à la création du beau, de son œuvre. Bien que ne travaillant pas lui-même de ses
mains, l’artiste est donc impliqué à plein dans cet instant de réalisation, le vit avec l’intensité.
Par conséquent, et bien que, nous le répétons, ne modelant pas lui-même le verre, il est investi
totalement dans cette phase, et se trouve directement confronté à la matière. Lors d’une
session de soufflage au C. I. R. V. A., en partie filmée pour la soirée Thema, nous voyons
Jean-Michel Othoniel tourner autour du souffleur, prendre du recul, et apparemment beaucoup
de plaisir à voir émerger la forme de la masse en fusion. Comme il l’explique lui-même
« Travailler avec le verre lorsqu’on n’est pas verrier, c’est un peu comme désirer
l’inaccessible76 ». Pour ces multiples raisons, nous pouvons nous appuyer sur les textes de
Bachelard et de Paul Valéry afin d’affiner notre propos sur l’acte de création chez Othoniel.
Un matériau majeur dans l’œuvre de l’artiste
Avant de s’intéresser au verre, Othoniel s’était servi de nombreux matériaux,
totalement nouveaux dans le domaine de l’art contemporain. Que ce soit avec le soufre ou le
76
ARTE Soirée Thema « Le verre ».
47
phosphore principalement, son approche était fondamentalement, et donc formellement
novatrice. Le soufre avait développé ses formes organiques, tandis que la surface enduite de
phosphore s’apparentait à une toile abstraite et minimaliste.
En travaillant avec le verre, Jean-Michel Othoniel se confrontait à des données
totalement nouvelles pour lui. En se liant de fait avec une communauté humaine aussi
porteuse de sens et aussi particulière, comme nous allons le voir, que celle des souffleurs de
verre, il devait faire face à des données historiques lourdes. Comme le rappelle Guillaume
Jeanneau77, le verre vénitien a été le pôle à partir duquel s’est faite la diffusion jusqu’aux
autres verreries d’Europe, et à ce titre un modèle de savoir-faire.
• Le truchement de la technique
Le passé et les traditions
Les prototypes des pièces, les perles par exemple, sont réalisés au C. I. R. V. A. Pour
la production du plus grand nombre, la réalisation est confiée aux verriers de Murano. Il est
délicat de se faire admettre dans un atelier de verrier, et nous l’avons personnellement ressenti
lors de notre visite à la verrerie de Saint-Just-Saint-Rambert78 (Loire), une des plus anciennes
d’Europe. Notre présence n’était pas des plus appréciée apparemment, et si les souffleurs
restaient tout à fait courtois dans leur propos lorsque nous leur demandions si une prise de
photographie de leur travail ne les incommodait pas trop, leur réponse laconique impliquait
une acceptation, sous certaines conditions de rapidité de la chose… Sans doute s’agissait-il ici
d’un jeu pour une part, mais lorsqu’il s’agit de travailler directement avec le verrier, les
conditions sont réellement plus délicates.
Les verriers sont des gardiens de savoir-faire et de secrets (quelquefois même des
secrets de polichinelle), ce qui les incite à une certaine réserve face à une personne étrangère à
la verrerie. Ces secrets de fabrication tant convoités, qui avaient même poussé Louis XIV et
77
Guillaume Janneau, Les arts du feu, Paris, Presses Universitaires de France, 1948, (coll. Que sais-je ?, n°45),
p. 91.
78
Le 29 mars 2005, avec M. Pascal Thouément, Direction commerciale France, Verrerie de Saint-Just (Loire).
Visite de l’atelier.
48
Colbert à envoyer des espions sur l’île de Murano, sont une garantie d’exclusivité pour le
public. Ainsi, il est très difficile d’aller dans une verrerie, encore plus d’y travailler, et encore
davantage pour qui n’est pas verrier. Jean-Michel Othoniel cumulait donc au départ les
handicaps, mais eut accès à un atelier grâce à un de ces maestros, qui le fit admettre des
souffleurs : « J’ai eu au départ la chance d’être protégé par Gaspari, qui m’avait accompagné,
avec qui j’ai pu mettre en place les premières façons de travailler, c’est ce maestro qui m’a
permis de diriger les maîtres verriers, parce qu’il faisait autorité79 ». Ce milieu « assez fermé,
qui s’intéresse très peu à l’art contemporain, […][est] très orienté vers des techniques
anciennes […] leur fierté c’est de refaire ce que leur grand-père faisait80 », ce milieu donc,
accepte l’artiste qui va commencer à y développer la production des perles de verre.
La méthode de travail
Le premier problème rencontré est donc celui de la relation avec l’artisan, qui doit
s’établir plutôt lentement, en préparant les bases d’un travail inconnu pour le souffleur, alors
qu’il n’est peut-être pas encore très clair au départ dans l’esprit de l’artiste lui-même. Il
convient donc de mettre au point une sorte de protocole : « au départ on travaille surtout sur
des modèles que je fais soit en terre soit en dessin, ou des prototypes que j’amène pour qu’ils
voient ce que je veux ». Les dessins préparatoires évoqués par Natacha Wolinsky dans son
article consacré à Crystal Palace81 lorsqu’elle parle « des couleurs liquides de l’aquarelle »
données au verre sont un parallèle direct de cette technique, qu’Othoniel utilise afin que le
dessin corresponde le plus possible à l’esprit et aux jeux de transparence. L’assimilation du
savoir-faire, de la technique est également une condition sine qua non pour que les séances de
soufflage soient productives : « j’ai petit à petit appris ce qui était faisable et ce qui ne l’était
pas […], je connais bien les techniques et les couleurs. […] je peux me permettre de pousser
plus loin leur approche ». Ainsi, Jean-Michel Othoniel explique ne pas se faire « mener par le
bout du nez », et pour prouver à un verrier que ce qu’il lui demande est réalisable, il fait des
vidéos de toutes les séances de soufflage et les apporte avec lui dans les différents ateliers.
Jean-Michel Othoniel est séduit par l’idée de se confronter à l’autre : « j’adore
travailler avec les verriers. Je trouve qu’il y a un rapport de dédoublement qui me plaît
79
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
Id.
81
Wolinsky, p. 60-61.
80
49
beaucoup. J’aime me projeter dans l’autre, arriver à le diriger ». Et si cette collaboration est
fructueuse, c’est avant tout parce que la stimulation réciproque, selon Othoniel, est présente
lors de la fabrication, il résulte une dynamique de ce tandem entre l’artiste et l’artisan : « il
naît une connivence, une sorte de plaisir de travailler, une excitation qui se voit dans les
œuvres, je pense ». Avec les verriers, il multiplie les expériences : au C. I. R. V. A. à
Marseille en 1993, à Brooklyn en 1994, à Murano en 1996, à Hawaï en 1997, puis au Japon et
à Portland en 1999, aujourd’hui à Murano82
D’autre part, nous gageons que Jean-Michel Othoniel éprouve un certain bien-être à se
trouver dans un atelier de verrier. Comme l’explique l’artiste, il a ici à faire à un milieu
« macho », où la force physique permettant de souffler des pièces de grandes dimensions est,
pour le verrier, source de respectabilité de la part de ses pairs. Les conditions de travail très
difficiles participent également à la composition quasi exclusivement masculine de la
corporation. Cependant, en tenant compte de la personnalité de Jean-Michel Othoniel, c'est-àdire de son calme et de son utilisation mesurée de la parole, il trouve dans le relatif mutisme
du verrier à l’ouvrage un certain alter ego. Il en témoigne83 lorsqu’il s’agit d’évoquer son
travail à Murano, qui lui permet de prendre du recul vis-à-vis du monde de l’art militant : il se
ressource en quelque sorte auprès des maîtres verriers. En effet, le verrier à son poste de
travail est généralement une personne faisant preuve d’économie de mots. La communication
entre les différents artisans se résume principalement au geste. Tous sont concentrés sur la
réalisation de la pièce, les automatismes font leur œuvre. Car le soufflage d’une pièce
nécessite une coordination exemplaire, où l’hésitation n’a pas de place, et où chacun a une
tâche bien précise. Le verrier centré sur le travail de sa matière est ainsi en cohérence avec
son histoire, au cours de laquelle les recettes sont transmises dans le secret de l’atelier, sans
mot dire à l’extérieur pour en garantir la pérennité de l’exclusivité. De plus, à Murano, les
artisans ont trouvé un équilibre économique qui leur épargne les vicissitudes du monde
« extérieur » comme l’explique Jean-Michel Othoniel : « comme ils n’ont pas de problèmes
économiques liés aux ventes, ils n’ont pas de curiosité. Ils sont dans leur monde, dans leur
savoir-faire ». Un monde de la tranquillité donc, correspondant à la personnalité de l’artiste,
qui y trouve la sérénité à laquelle nous pensons qu’il aspire.
82
Le Kiosque des Noctambules, document édité le 30 octobre 2000 par le service presse de la R. A. T. P. , 54
quai de la Rapée, 75 599 Paris Cedex 12, téléphone : 01.44.68.37.37.
83
Article signé J. L, Aden, 26 novembre 1997.
50
La perpétuelle remise en cause
De la même façon que lors d’un voyage nous nous mettons en danger84, l’usage du
verre, et toute l’inconstance mécanique induite par son travail, est également une gageure
périlleuse. Paul Valéry (1871-1945), dans son essai Pièces sur l’art85, consacre aux travaux
du verre, du métal et de la terre, le premier chapitre de l’ouvrage, au titre élogieux : De
l’éminente dignité des arts du feu. Ce texte, à la densité et à la justesse de ton infaillibles, ne
manque pas pour autant d’allant et de fraîcheur, et à la vue de ces qualités, nous pourrions
presque le reprendre ici même in extenso : chaque phrase y a son importance. Nous pouvons
lui opposer cependant son caractère daté. En effet, Paul Valéry nous donne ici un point de vue
exemplaire de ce que l’on peut appeler « l’ancienne école ». En 1934, date de parution du
texte, les théories de Duchamp avaient déjà remis en cause les notions de savoir-faire dans la
production artistique (le premier ready-made, Roue de bicyclette, date de 1913). Il convient
donc de prendre le recul nécessaire pour resituer notre lecture dans ce contexte.
Le poète considère que la valeur et la noblesse d’une œuvre d’art réside en son
incertitude de réalisation : la difficulté de la mise en oeuvre rend la fabrication d’autant plus
pure. La lutte avec la matière, qui s’apparente quelquefois à un ballet (voir notre partie Du
geste à l’idée : le ballet de l’atelier), participe à l’élévation de l’âme. Les arts du feu sont
d’autant plus nobles qu’ils nécessitent une réflexion appropriée avant la réalisation, toute
opération étant irréversible : chaque étape constitue un point de non retour. Ceci rend
l’intégrité de l’idée primordiale (ce qui est à la base de la démarche artistique, ce qui en est la
genèse) tout à fait improbable. Une pièce peut être recommencée sans fin pour tendre au
résultat, mais il faut garder à l’esprit l’ensemble des contraintes économiques qui pèsent de
façon notable sur la marche d’un atelier.
L’auteur tient donc la difficulté technique pour être essentielle dans la démarche
créatrice. Il en veut pour preuve les contraintes que s’invente l’artiste lorsqu’il est totalement
libre (mais l’est-on vraiment jamais ?). Selon lui, l’artiste sait qu’il ne peut travailler en toute
liberté, c'est-à-dire « faire sûrement et immédiatement ce qu’(il) veu(t) ». Cette difficulté
devient paroxystique dans le cas des arts du feu, dans la mesure où elle engage l’artiste sur les
84
85
Jean-Michel Othoniel, p. 13.
Valéry, Pièces sur l’art.
51
chemins de l’humilité face à sa propre œuvre et à son improbable survie, toujours remise en
cause par une tension mécanique indécelable à l’œil nu en sortie de four, et qui peut dans le
temps se traduire par une fêlure appelée « casse thermique ».
Paul Valéry met donc en exergue toute la noblesse des arts du feu, celle de
l’incertitude et de la prise de risque. Le texte envisage cette fragilité dans la période de la
fabrication, en omettant de mentionner toutefois les casses dues aux manipulations de l’objet
une fois hors de l’atelier. Dans le cas des œuvres de Jean-Michel Othoniel, Rachel Rechner,
de la galerie Emmanuel Perrotin86, nous expliqua que la casse de perles était assez fréquente
pour peu que la personne en charge de l’installation ou du démontage n’ait pas l’habitude de
manipuler du verre. De la même façon, lors d’une de nos venues à Paris, nous allions visiter le
Kiosque des Noctambules afin de reprendre d’autres photographies. À notre surprise, la partie
basse des arceaux était habillée par un papier bulle. Alors que nous demandions au marchand
de journaux tout proche ce qui s’était produit, il nous répondit que certaines perles s’étaient
fendues quelques jours plus tôt. En réponse à notre question, Jean-Michel Othoniel nous
informait que l’équipe chargée de l’entretien avait été remplacée, et que la nouvelle n’avait
pas respecté le protocole du nettoyage, les infiltrations d’eau, suivies par du gel, avaient été
fatales à certaines perles.
L’œuvre en verre n’est donc jamais à l’abri d’un incident, qui peut dans certains cas la
faire disparaître. Le problème se pose avec encore plus d’acuité pour les œuvres en extérieur,
comme nous l’explique Jean-Luc Olivié87, qui nous cite pour exemple le cas des fontaines de
Lalique, qui ont toutes disparu.
• Des œuvres pivots
Dans cette partie, nous traitons de trois travaux primordiaux dans l’œuvre de JeanMichel Othoniel. Dans un souci de clarté, nous présentons tout d’abord lesdits travaux pour
mieux prendre pied dans notre argumentaire, et développer ensuite des parallèles formels et
86
Le 12 avril 2005, avec Mlle Rachel Rechner (employée de la galerie en relation avec Jean-Michel Othoniel),
Galerie Emmanuel Perrotin, 76 rue de Turenne, Paris IIIe.
87
Le 4 mai 2005, avec M. Jean-Luc Olivié, conservateur du département du verre à l’ U. C. A. D. (Union
Centrale des Arts Décoratifs), 111 rue de Rivoli, Paris Ier. Entretien téléphonique.
52
fondamentaux avec les autres œuvres incluant le verre. Ainsi, nous pouvons envisager
l’approche dans sa globalité, sans énumérer cette liste dans son entier, ce qui serait fastidieux.
En premier lieu, il nous semblait nécessaire de traiter plus précisément des œuvres revêtant un
caractère nouveau et emblématique au sein de la production d’Othoniel, tout en gardant à
l’esprit cette même donnée si l’on envisage l’usage fait du verre par ailleurs. Pour ces raisons,
le Kiosque des Noctambules nous paraît être incontournable, ainsi que l’exposition Crystal
Palace, sorte de rétrospective des œuvres en verre d’Othoniel. Enfin, Le Petit Théâtre de
Peau d’Âne, faisant appel à une autre technique que le verre soufflé, retient également notre
attention. Nous agissons en considérant l’importance du corpus à notre disposition pour
établir notre étude. Les expositions des colliers par exemple, que ce soit dans les jardins de la
villa Médicis ou de la fondation Peggy Guggenheim sont de ce point de vue moins
intéressantes que les œuvres précitées, qui sont étudiées dans l’ordre chronologique de leur
présentation au public, et ce afin de constater les évolutions conceptuelles et techniques. Nous
soulignons le fait que ces œuvres ont été créées sur des périodes se chevauchant parfois, JeanMichel Othoniel travaillant souvent à plusieurs projets en même temps. Nous établissons
ensuite des parallèles avec les autres œuvres pour plus de cohérence.
Le Kiosque des Noctambules
En 1996, la R. A. T. P. lance un projet dans le cadre des cent ans du métro de Paris. Le
dossier de presse précise : « Parallèlement à l’étude de solutions standard nouvelles pour tous
les composants de son réseau, la R. A. T. P. souhaite améliorer ses espaces et mobiliers en
faisant appel à des créateurs et en leur permettant de concevoir et de mettre en place des
œuvres uniques qui font du métro un espace d’émotion et de découverte88 ». Dépassant le
projet originel (la publication d’un livre présentant la réflexion de plasticiens contemporains
sur le thème du métro), la direction de la R. A. T. P., séduite notamment par l’approche de
Jean-Michel Othoniel, envisage des œuvres d’art publiques destinées au métro et à la ville. Le
rôle de la R. A. T. P. passait donc de celui de mécène à celui de maître d’ouvrage.
88
Le Kiosque des Noctambules, service presse de la R. A. T. P..
53
Une genèse fastidieuse
Le Kiosque des Noctambules, inauguré le 30 octobre 2000, est une installation
permanente se situant place Colette à Paris, à la sortie de la station de métro Palais-Royal.
Mais le choix de l’endroit ne fut pas une évidence, car on songea tout d’abord à implanter
l’œuvre place de la Bastille, près du nouvel opéra. La sortie de la station Palais Royal, alors
encadrée d’une simple rambarde de pierre, et l’environnement architectural faisant plus office
d’écrin que la place de la Bastille, il est décidé de l’implantation en face de la Comédie
Française et des jardins du Palais Royal.
Dans l’esprit des aménagements de Guimard, la R. A. T. P. voulait signifier que le
métro reste un acteur essentiel de la culture urbaine. Le projet présenté par Othoniel est
retenu, entre autres réalisations, pour sa filiation symbolique avec les entrées de Guimard (ill.
18), ainsi que le côté chaleureux, gai et poétique que la R. A. T. P. souhaite insuffler à cette
occasion. Les bouches de Guimard devaient répondre à des exigences pratiques rapides.
Ainsi, il avait mis en place un système de modules fabriqués industriellement, s’adaptant en
fonction de la forme finale de l’édifice. Ce principe de construction permit à Guimard
d’édifier quelque cent cinquante bouches de métro en dix ans. La bouche type est une
balustrade en fonte ornée de motifs végétaux, et qui repose sur un socle de pierre. La
balustrade peut être rectangulaire ou arrondie, large ou étroite, ajourée sur ses côtés, une
marquise recouvrant parfois l’ensemble. Dans l’esprit de l’Art Nouveau, des citations
exotiques sont quelquefois apportées, par exemple le « pavillon chinois » de l’accès Bastille
avec ses toits en décrochement.
Les premières esquisses du projet du Kiosque sont réalisées à Rome, en 1996.
Othoniel travaille sur la bouche qui est le seul élément du métropolitain lui plaisant. Ce thème
s’intègre particulièrement à l’ensemble de son travail. Il commence donc par quelques
aquarelles, « des projets de bouches, purement imaginaires89 ». Les projets de l’artiste se
situent entre l’œuvre d’art et l’architecture utopique. Ces nombreux dessins rendent compte
des déclinaisons possibles en se basant sur des formes sexuées et organiques, dans la veine de
son travail. En 1997, alors à New York, il réalise une première maquette (ill. 21), qui est
selon lui un palier important. Les dessins réalisés précédemment ont déjà été remis à la R. A.
89
Boudier, p. 23.
54
T. P. Cette maquette en trois dimensions permet à l’artiste, malgré la petite taille de celle-ci,
de passer d’une vague utopie à un projet existant. L’édifice doit son aspect fragile en partie à
cette maquette : c’est une image rêvée qui prend forme.
En juillet 1998, Jean-Michel Othoniel travaille avec l’équipe design de la R. A. T. P., à
laquelle vient se joindre Geoffroy Aurousseau, architecte ayant déjà conduit des
restructurations de stations de métro. L’artiste et l’architecte redessinent entièrement le projet
et en déterminent les aspects techniques : les dimensions, les assemblages, les inclinaisons de
poteaux, le nombre des baleines, etc. Tous les aspects sont envisagés pour la première fois
dans l’optique de la mise en œuvre, en intégrant toutes les contingences liées par exemple à la
sécurité et l’entretien. C’est donc le stade de réflexion le plus abouti concernant le kiosque
depuis le début du projet. Des plans sont réalisés par informatique et permettent ainsi de
calculer, entre autres données, les caractéristiques des poteaux. La fiche technique incluse
dans le dossier de presse donne une idée de la précision nécessaire à l’édification du kiosque.
Par exemple, l’inclinaison des poteaux en acier est de 7,4° très exactement. Othoniel désirait
au départ les réaliser en verre, mais cette aspiration fut rendue caduque par le poids des
coupoles. Il opte donc pour une structure en acier en partie haute, et pour la fonte
d’aluminium (matière rendue brillante par le polissage) pour les poteaux. Ceci permet de
conserver la fragilité apparente du kiosque, tout en gardant l’idée de perles enfilées sur un
mât.
En 1999, une première maquette est réalisée à l’échelle 1/10e (ill. 22), afin de s’assurer
de la pertinence des volumes de l’ouvrage par rapport au lieu. Une simulation grandeur nature
est réalisée in situ, afin de convaincre les autorités de tutelle de l’heureuse issue du projet, en
même temps qu’elle permit à Othoniel de juger sur pièce des dimensions de son ouvrage. À
cette occasion, il décide d’ailleurs d’en réduire légèrement la hauteur. La maquette définitive
(ill. 22) est exécutée, et sert de base aux discussions entamées avec les riverains et les
institutionnels : les responsables techniques et politiques de la Ville de Paris, l’administrateur
de la Comédie Française, et le directeur de l’architecture et du patrimoine au ministère de la
Culture et de la Communication, le maire du Ier arrondissement, etc. En avril, Patrice Brugère
est nommé chef de projet et chargé de la coordination des travaux. En décembre, la
commande est signée. Othoniel souhaite alors traiter la partie souterraine et donne des dessins
où il présente des fontaines de perles. Mais l’idée est abandonnée au profit d’une option plus
55
sobre, en traitant les carreaux du couloir avec du platine, et en incorporant dans les murs deux
hublots, à l’intérieur desquels sont disposés deux « trésors » de perles de verre.
Le projet est donc extrêmement long à mettre en place et selon Laurent Boudier,
l’auteur de l’ouvrage présentant le kiosque, il n’est pas faux de penser que le kiosque aurait pu
ne jamais voir le jour. En effet, nombre de projets, selon Othoniel lui-même, sont abandonnés
avant terme par manque de volonté du maître d’œuvre ou bien par moyens financiers
insuffisants. Nous notons ici toute l’opiniâtreté de l’artiste pour mener à bien son projet, lui
qui eut à affronter les problématiques techniques et financières à différents stades. Mais enfin
la fabrication, dans la lignée de l’élaboration, c’est-à-dire complexe, peut débuter.
La réalisation
L’œuvre est formée de deux coupoles, l’une couleur de lune, l’autre de soleil, que
supportent six poteaux. Les coupoles sont composées de douze branches d’ogives sur chacune
desquelles sont enfilées une trentaine de perles de couleurs.
Sa réalisation a nécessité la fabrication de plus de mille perles et cabochons de verre.
Ces éléments dessinés et conçus dans les ateliers du C. I. R. V. A. (ill. 24), nécessitèrent deux
années de mise au point. Othoniel réalise donc à Marseille les moulages et les tests de
fabrication, les essais de cuisson et de couleurs. Comme il l’explique, il a ensuite été difficile
de trouver un verrier pour la production à proprement parler. La difficulté et l’aspect trop
contemporain effrayaient les plus grands verriers. Baccarat se proposa, mais la densité du
cristal, une fois et demi plus lourd que le verre, impliquait de revoir entièrement les calculs,
ainsi que le budget. De ce point de vue, l’artiste ne tenait pas à ce que le kiosque devienne un
objet de luxe confinant à l’obscénité.
Pendant l’été 1999, Othoniel est invité à séjourner dans les ateliers de la société
Bullseye à Portland, qui travaille fréquemment avec des artistes contemporains. L’artiste y
réalisa les Trésors - Fontaines (ill. 11), qui devaient figurer dans le couloir du métro.
De retour en France, il recherche un verrier, car la solution envisagée de travailler avec
un verrier américain présente trop de contraintes. Le C. I. R. V. A. met l’équipe en relation
avec les verriers de Salviati, entreprise alors rachetée par les verreries d’Arques. Othoniel
56
tient à ce que chaque perle de verre soit unique, contrairement à ce qu’avait fait Guimard, plus
soumis à des contraintes de temps et de coûts, il ne s’agit pas ici de partir de modules
standardisés pour arriver à un ensemble. Tous les détails doivent être vus comme des
sculptures à part entière. Othoniel ne veut pas que le kiosque soit perçu comme un objet
industriel « avec un petit supplément d’âme artistique ». Les cabochons remplissant certains
interstices des grilles par exemple portent les traces de doigts que l’artiste à laissé lors du
modelage des moules. Il veut faire passer toute la sensualité possible au spectateur. Les perles
devaient répondre à des contraintes de résistance, et il fut envisagé un temps d’injecter une
résine dans les perles afin d’accroître leur solidité. Mais cette alternative déplaît à Othoniel,
car elle aurait altéré la transparence du verre. Il préféra y substituer des perles de métal. Les
personnages faîtiers devaient aussi répondre à des normes de sécurité en cas de casse. Ils
furent donc armés par un treillis métallique, une cotte de maille qui retiendrait les bris
occasionnés par l’éventuel choc. Ne négligeant aucun détail, Othoniel confia cette tâche (ill.
27) à Mylène Salvador, dentellière de Bayeux.
De même, pour l’habillage des poteaux, l’artiste voulait travailler avec un fondeur
d’art « capable de leur donner un rendu sculptural, et non un aspect de mobilier urbain90 ».
Dans un premier temps, Jean-Michel Othoniel façonne les formes, qui sont ensuite agrandies
et réalisées en plâtre. Ces modèles sont moulés afin que le métal soit coulé dans le sable ayant
reçu l’empreinte du plâtre. Ce procédé ne permet pas, contrairement à la technique employée
par Guimard, un grand nombre de tirages. Ainsi, le kiosque est réellement une pièce unique,
dimension essentielle que veut imprimer l’artiste à cette œuvre dont « les poteaux et la
rambarde gardent la marque sensuelle de la main. Ils ont été lissés et caressés comme des
châteaux de sable91 ». Othoniel donne une description précise du travail de fonderie. Cette
technique renvoie selon lui à l’art classique, qu’il travaille ici avec une liberté contemporaine.
Le procédé de fabrication est fastidieux : ébarbage, polissage, et usinage sont des opérations
qui confrontent Othoniel à un savoir-faire différent de celui permettant le travail du verre.
Mais il a l’habitude de diriger l’artisan et s’imprègne de la technique. Cela lui permet de
contourner les difficultés de montage et de parvenir à cacher vis, joints, et fils électriques.
L’aluminium est patiné et poli jusqu’à obtenir un brillant satiné, ce qui en fait « une machine
à caresser ». Afin de prévenir une usure trop rapide pouvant être engendrée par l’urine des
chiens ou la pollution, l’aluminium est anodisé, perdant de ce fait un peu de son brillant.
90
91
Boudier p.57.
Id.
57
Pour l’acier, le cintrage est l’opération essentielle puisque la structure doit répondre
aux normes drastiques établies par le département des infrastructures et des aménagements de
la R. A. T. P.. La réalisation du kiosque fait appel à une ingénierie ultraperformante : des
calculs ont établi, au gramme et au millimètre près, sa portée, sa hauteur, son inclinaison, sa
charge et son assemblage. Là encore, Othoniel a recherché une entreprise capable de réaliser
ce travail en toute fiabilité. L’architecte Geoffroy Aurousseau de constater la finalité heureuse
de ce travail : « Il y a, dans cette architecture, quelque chose qui résonne de façon très pure.
La structure que l’on ne voit pas – puisqu’elle est habillée – se devine à travers le verre, elle
doit capter et refléter la lumière pour redonner vie, de l’intérieur, aux perles de verre92 ».
Point de hasard donc dans cette réalisation. L’artiste ne perd de vue à aucun moment le
but qu’il s’est fixé en édifiant un kiosque visuellement léger, et contourne toutes les difficultés
techniques pour parvenir à ses fins. Il parvient, avec l’aide d’artisans chevronnés à mettre sur
pied ce qui au départ était une gageure: réaliser une sculpture extérieure intégrant du verre
soufflé. Comme nous pouvons le constater, bien que l’aspect décoratif et l’idée de départ
soient toujours présents, le rôle de la structure est primordial, comme le souligne Jean-Luc
Olivié : « Dans le cas où Othoniel se confronte à une réalisation techniquement aussi lourde
que le Kiosque des Noctambules, il doit prendre en charge des données qui sont de l’ordre de
la réalisation d’un bâtiment, donc il se situe entre art, architecture et design93 ». Une approche
transversale qui nous fait penser qu’Othoniel, avec cette réalisation, surpasse le seul acte de
création pour devenir un acteur rigoureux dans le choix de ses partenaires et dans ce que l’on
peut presque appeler le management.
Les conceptions de Jean-Michel Othoniel
Othoniel voulait donner l’idée que le kiosque est une architecture créée par un artiste
contemporain, et non une œuvre adaptée à l’espace urbain, ou une œuvre d’art pour
spécialistes de l’art contemporain94 : « c’est une utopie d’architecture, un espace de
liberté95 ». Ici, Othoniel fait appel au motif de la coupole, dont il a pu s’imprégner au cours de
92
Boudier, p.63.
Entretien avec M. Jean-Luc Olivié, le 4 mai 2005.
94
Boudier, p. 11.
95
Le Kiosque des Noctambules, service presse de la R. A. T. P.
93
58
ses nombreux voyages, comme le prouvent les photographies prises par l’artiste. Alors que
traditionnellement les coupoles sont en nombre impair sur un édifice, Othoniel modifie cette
donnée en la nourrissant du caractère allégorique de la rencontre du jour et de la nuit, tout
deux étant unis par un corps, liés dans un ensemble. Il conçoit également cette œuvre comme
étant hors du monde, dans la lignée de sa conception du jardin en tant qu’endroit clos et
protégé. Il cite notamment le lien avec les jardins à Bomarzo, et cette bouche entourée de
mystère (ill. 16). Othoniel travaille également en se souvenant d’une exposition qu’il avait
visitée à Rome, où étaient présentés les dessins préparatoires des supports en bois fabriqués
pour tirer des feux d’artifice dans des fêtes romaines. Ces structures, grêles et fragiles avaient
pour fin d’être enflammées et revêtaient éphémèrement leur beauté à cet instant ultime. Dans
cet esprit, il cherche à donner au kiosque un aspect fragile et « un peu de travers ». Tout
comme Guimard, Othoniel a su s’adapter à la commande publique, sans renier ses motifs et
ses conceptions de la sculpture. Il ne fait pas une copie de cette référence, mais en livre plutôt
une analyse : emploi de la fonte de métal, création de formes organiques en verre, motifs des
rambardes ajourés. Dans l’esprit du mobilier créé par Guimard, le Kiosque des Noctambules
n’a pas de vocation éclairante, bien qu’il se signale au passant par des points lumineux. Deux
chemins de diodes sont disposés au pied du garde-corps, ainsi que sur le linteau. Un globe
lumineux est fixé à chaque poteau et les personnages faîtiers sont également éclairés.
Pour Geoffroy Aurousseau, « l’originalité du kiosque vient de ce qu’on se situe
toujours entre de l’architecture et de la sculpture96 ». Othoniel tenait également à aménager
radicalement le souterrain de la station, mais le projet n’a pu se réaliser dans ces proportions
pour des raisons budgétaires. La symbolique aurait été complète avec le passage de l’ombre à
la lumière : l’artiste désirait modeler la voûte, en faire une sorte de grotte. Il s’est donc
concentré sur la bouche de métro en elle-même. Après avoir songé, dans un premier temps,
disposer des carreaux en forme d’écailles de serpent, il privilégie le carreau habituel de Gien
des couloirs du métro, qu’il recouvre d’une couche de platine. Le dégradé de l’application
permet de revenir à l’effet que voulait imprimer initialement Othoniel : le passage progressif
de l’ombre à la lumière (ill. 28). Sur les côtés du couloir sont placés deux opercules rappelant
des ouïes, des organes improbables, présentant en leur intérieur un collier de perles de verre
(ill. 26). La surface intérieure, réfléchissante, est un verre qui a été réalisé au C. I. R. V. A. , à
96
Boudier, p. 40.
59
partir d’un moulage en terre modelé par Othoniel dans de la terre fraîche, et dans lequel les
verriers ont coulé le verre en fusion.
Le Kiosque des Noctambules est la référence qui permet à Othoniel d’élargir sa
reconnaissance depuis le cercle fermé de l’art contemporain jusqu’au grand public : il
bénéficie de la visibilité inhérente à toute œuvre incluse dans le tissu urbain. Elle l’est ici
d’autant plus que ce sont quelque cinq millions d’usagers par an qui empruntent la bouche de
métro.
Le kiosque s’intègre à « l’écrin végétal » constitué par les arbres de la place Colette. Il
est tout à la fois un manège forain ou un arbre de Noël aux enchevêtrements de perles de verre
multicolores. Othoniel l’apparente à certaines constructions populaires, « comme la
guinguette, le stand de tir ou le manège97 ». Il recherche une continuation avec certaines
constructions de l’art brut comme les Watt Towers (ill. 19), ou Le Palais idéal du facteur
Cheval qu’il cite également.
Quoiqu’il arrive, Othoniel ne sacrifie pas l’esthétique à la technique et veut garder la
spontanéité et la légèreté visuelle de son kiosque, en dépit de l’univers minéral et classique
qui l’enserre, comme le rappellent certains avis98.
Crystal Palace
L’exposition montrée à la fondation Cartier (31 octobre 2003 – 11 janvier 2004),
regroupe différentes réalisations de Jean-Michel Othoniel. On y retrouve par exemple
l’installation Lágrimas (ill.36 et 37), réalisée en 2002 avec la collaboration des verriers de
Monterrey (Mexique). Elle avait été présentée à la Galería del Museo del Vidrio de la ville
cette même année, ainsi qu’au musée d’Art Moderne de Saint-Étienne en 2003. Constitué de
pampilles de verre suspendues dans des contenants en verre industriel remplis d’eau,
Lágrimas s’inspire de la tradition populaire des « bouteilles - passions », qui consistent à faire
flotter dans l’eau les représentations en verre des instruments de la Passion du Christ.
97
Boudier, p. 38.
http://education.guardian.co.uk
Des étudiants en Histoire de l’art font une critique « objective » après l’installation du Kiosque des Noctambules.
98
60
Entre autres œuvres antérieures à 2003, on retrouve la plus ancienne, Paysage
amoureux (ill. 32), réalisée en 1997. Elle se construit autour d’une ligne d’horizon dessinée
par des colliers. Les différents éléments que sont le cœur renversé, l’aiguille et l’hameçon
(préfiguration de Lágrimas ?) sont autant de symboles d’objets de passion amoureuse et
intime.
Là se trouve également Pluie d’or (ill. 33 et 34), qui rappelant les Glory Holes (ill. 8),
offre quelques fenêtres pour permettre au spectateur de devenir voyeur le temps du passage
devant le voile.
Enfin, La Fontaine du plaisir et des larmes (2001), (ill. 31), est une utopie
d’architecture. De forme archétypale selon le dossier de presse présentant l’exposition99, elle
serait le reflet d’une imagerie collective. Elle est « une fontaine du désir, recevant dans ses
vasques opalines les formes sensuelles de fragments de corps, objets contondants ou anneaux
liant les âmes100 ».
Les colliers, qui ont une place particulière dans le travail d’Othoniel, sont représentés
par quatre pièces de gammes colorées différentes, réalisées entre 1998 et 2002. Necklace of
Paradise est une nuance de bleu lagon et de gris acier (ill. 41) évoquant un paysage marin
répondant aux teintes ambrées et violines de Le Collier infini (ill. 39), du rouge de Le Collier
rouge (ill. 38 bis) et Le Collier – porte (ill. 9 et 40) avec ses inclusions de feuilles d’or.
Nous notons la présence des Lanternes (ill. 35), réalisées en 2002, qui sont voulues
pour être des « ponctuations lumineuses et colorées101 », comme le sont les globes lumineux
du Kiosque des Noctambules. Toutefois, ces lanternes paraissent éclairer plus que ne le font
les globes du Kiosque, qui servent juste à en signaler la présence aux passants.
Cette étendue dans le temps des réalisations des oeuvres s’explique par la période
assez longue qu’il a fallu à l’artiste pour mettre sur pied cette exposition. Ce travail de longue
haleine offre à voir également au spectateur ses bases de créations : les aquarelles (ill. 43) que
99
Othoniel Crystal Palace, document édité par le service presse de la fondation Cartier, 261 boulevard Raspail,
75014 Paris.
100
Id.
101
Othoniel Crystal Palace, service presse de la fondation Cartier.
61
Jean-Michel Othoniel avait réalisées pour le travail avec les verriers sont exposées en face de
La Fontaine du plaisir et des larmes. Le dossier de presse précise que toutes les œuvres
présentées ont pour point de départ ces aquarelles, et que par la présentation, l’artiste entend
démontrer en quoi elles préfigurent la magie du geste de l’artisan, et met véritablement en
avant ses partenaires.
Enfin, on trouve les œuvres réalisées en 2003 (les plus importantes si l’on en juge par
la place leur étant accordée dans le catalogue d’exposition).
Mon lit (ill. 38) est selon Sophie Schmit102 la pièce centrale de cette exposition, tout
gravite autour d’elle. Le dossier de presse présente Mon lit comme « un piège à rêve, […] un
lit cage où le corps se suspend et s’étire. L’édredon de mousse de feutre rose s’y étend comme
un animal alangui, cerné d’une algue de passementerie de soie vert pâle103 ».
Le Cortège endormi est un ensemble de seize bannières (ill. 42) de 3,50 m à 3,90 m de
haut, disposées dans le jardin ou dans les murs de la fondation Cartier. Les mâts invitent le
spectateur à la déambulation selon l’auteur du dossier de presse, ce qui évoque la promenade
dans le jardin de Locus Solus, que Martial Canterel fait visiter à un groupe d’amis.
L’exposition veut donner l’idée d’une déambulation dans une procession berçant
l’endormissement du rêve, et dont le corps serait absent. Tout comme avec Le Kiosque des
Noctambules, Othoniel veut amener le spectateur à rencontrer l’œuvre fortuitement, c'est-àdire que l’œuvre ne s’impose pas pour ce qu’elle est, mais que sa découverte est plutôt le fruit
de la rencontre. Il s’intègre dans une logique de la disparition liée à celle de la désincarnation
au profit du sensuel ressenti ici comme la substance, ce qui dans une vision platonicienne
indique une dialectique, un éternel retour, un cercle vertueux. Sans établir un parallèle oiseux
(l’artiste se méfie des symboles abusivement accordés à son travail), cette démarche procède
d’une sensibilité collective à laquelle on peut la rattacher.
Le parallèle de la matière finale avec l’aquarelle est également primordial, et établit
l’importance du lien formel mais aussi et surtout fondamental. Ces dessins, réalisés dans ce
102
103
Entretien avec Mme Sophie Schmit, le 31 mars 2005.
Othoniel Crystal Palace, service presse de la fondation Cartier.
62
cas dans « la tranquillité de l’atelier de Miami, loin du monde104 », trouvent une descendance
fidèle dans les pièces fabriquées : ils dégagent le même sentiment de tranquillité et de
fragilité. La fabrication des œuvres réussit à transmettre toutes les données contenues dans les
aquarelles, et l’artiste parle du glissement fidèle de la représentation au réel. Pour Crystal
Palace, c’est le jeune verrier suisse Matteo Gonet, connu pour ses réalisations à partir de la
technique du verre soufflé, qui a « traduit l’abécédaire des formes proposé par l’artiste et en a
assuré la création [au sein du C. I. R. V. A.]105 ». Le dessin est une base, mais la discussion a
apparemment lieu aussi au moment de la réalisation : le reportage de la soirée Thema montre
les deux artistes en discussion, réfléchissant sur la forme à donner. Matteo Gonet explique à
Jean-Michel Othoniel comment la pièce va évoluer, comment elle va atteindre le résultat
attendu.
Pour lui c’est également un tour de force du point de vue de la réalisation, car il a du
diriger un nombre important d’artisans.
Architecture et jardin : le cadre de la fondation Cartier
Le goût de Jean-Michel Othoniel pour les jardins est lié aux jardins populaires et aux
jardins d’art brut. Lorsqu’il était étudiant, il avait réalisé un film sur les singuliers de l’art et
avait, à cette occasion, rencontré des artistes de l’art brut chez eux, dans leurs jardins insolites.
Cette fascination se mêle à celle pour les grands développements du XIXe siècle (le voyage, le
musée, la photographie…)106. Crystal Palace est plus qu’un titre, une mise en abyme qui fait
référence à l’architecture cristalline de Jean Nouvel et aux utopies du début du vingtième
siècle. Les œuvres exposées sont mises en résonance avec le verre des murs rideaux, euxmêmes reflétant les arbres et les nuages, jetant le trouble dans l’œil de la personne située face
au bâtiment. Il s’agit donc d’un jeu de différents voiles, celui de la façade, troublé par les
nuages et les arbres de la rue répondant aux œuvres, et les pièces étant elles-mêmes autant de
motifs colorés aperçus partiellement. L’architecture transparente en devient presque absente.
Mais en fonction des heures du jour et de la nuit, elle apporte son lot de métamorphoses : le
jour, c’est une succession de voiles, au soleil couchant ou au levant, un jeu de miroir, et la
104
Othoniel Crystal Palace. Fondation Cartier pour l’art contemporain, du 31 octobre 2003 au 11 janvier 2004,
Paris, Actes Sud, 2003, p. 84.
105
Id. p. 101.
106
Othoniel Crystal Palace, service presse de la fondation Cartier.
63
nuit, l’éclairage intérieur permet à l’œil du spectateur extérieur de percer le bâtiment depuis la
rue jusqu’au jardin.
Les liens avec Locus Solus
Avec l’exposition Crystal Palace, Jean-Michel Othoniel envisage pleinement la
scénarisation. Ce travail, ébauché avec les colliers des jardins de la villa Médicis et de la
fondation Peggy Guggenheim, était plus centré sur le bijou, alors que le discours de cette
exposition développe toute une histoire. Ce ne sont pas des pièces exposées les unes à la suite
des autres, faites dans la même veine, mais une invitation au spectateur qui déambule parmi
celles-ci.
Le lien entre macrocosme et microcosme est exploité avec la matière elle-même, c'està-dire la vision dans la masse du verre qui fait développer au spectateur tout un univers
imaginaire. Mais cette allégation vient également du fait que le geste de l’artisan déploie des
échelles différentes. Depuis Lágrimas, aux petits objets travaillés à la lampe, jusqu’aux hautes
bannières composées de perles de verre soufflées à Murano, l’artiste nous présente lui-même
cette idée à la fois du caractère précieux, mais également imposant. On retrouve parfaitement
dans cette exposition plus que dans toute autre, selon nous, la figure tutélaire de Raymond
Roussel et de certains passages de Locus Solus. Le spectateur est confronté à la fois à la
démesure des colliers et des bannières, et à l’infiniment petit des ludions immergés de
Lágrimas. Ceci provoque des sentiments ambivalents : les bannières nous séduisent, nous
maîtrisent par leur taille, alors que la petitesse des pampilles de Lágrimas permet la projection
et la libre spéculation de la part du spectateur, avec ses propres référents, car les formes et les
symboliques bien qu’universelles (les étoiles, les larmes, les crochets, les soleils, etc.),
trouvent une signification propre pour chacun.
Attirance, séduction, puis mise à distance du spectateur
Pour Othoniel, la figure de l’écrivain est associée à une certaine liberté, sans contrainte
de mise en œuvre et de lieu. Il cherche à créer un univers et cette relation à l’écriture participe
à l’élaboration de cette atmosphère diaphane de la déambulation, sans unité de lieu et de
temps.
64
Othoniel s’approprie cet espace, en fait un lieu de mystère, d’éphémère, avec une
dimension scénique, en s’offrant au regard du spectateur pour le séduire. Cette démesure n’en
reste pas moins celle des colliers, et le spectateur peut se laisser séduire par eux, tomber sous
leur charme. La beauté est pour Othoniel une prédatrice qui attire en séduisant, c’est
l’émotion du spectateur qui leur donne vie. C’est de l’érotisme qui sous-tend chaque œuvre, il
en est l’obsession.
Les couleurs des œuvres de Crystal Palace évoquent des goûts et des odeurs. Tout en
étant des citations de la légèreté d’une fête foraine, elles évoquent pour l’artiste la gravité
d’une église byzantine. Le catalogue évoque le jaune sucre d’orge, le vert tendre guimauve, le
violet des bonbons à la lavande, ainsi que l’ambre, l’argent et le pourpre ; et le rouge, couleur
de la passion et du sang, utilisé notamment pour les Colliers cicatrice.
Le désir provoque la frustration en mettant le regard à distance : le plaisir de la
séduction et l’ambiguïté du décoratif sont présents dans chaque œuvre. Il lui a fallu de
nombreuses années pour retrouver cette liberté, comme il en témoigne : « […] en Italie, […],
j’ai accepté le beau107 ». Il aime manipuler des objets de fascination comme il le faisait avec
les papillons. Avec ces pièces, il y a un retour à l’émerveillement qu’il n’y avait pas dans les
œuvres en soufre ou en phosphore.
Othoniel raconte que pour ce projet, il lui a fallu trois ans de travail, et qu’après la
réalisation du Kiosque des Noctambules, il s’est en quelque sorte retiré, comme on pourrait le
faire dans un « couvent », pour se donner le temps de cette réalisation, et pour apparemment
se réapproprier ce temps. La lenteur de la mise en œuvre, pour le verre mais aussi pour les
broderies (réalisées par quatre-vingt brodeuses en seize mois), amène également à se
questionner sur la distorsion du temps dans la fabrication, et la relation qu’entretient l’auteur
avec celui-ci. Pour Othoniel le temps n’a plus d’échelle dans ce cas-là, ou du moins, on
change d’échelle : le détail du temps l’intéresse dans le travail des artisans, la matière
participant au « vertige » de l’exposition. La formulation, par certains points saisissante de
ressemblance avec les conceptions du maître verrier Antoine Leperlier108, nous font dire
qu’Othoniel s’est réellement approprié le travail de la matière, même s’il ne la manipule pas
directement de ses mains, il en dégage le caractère ultime, au-delà du formel. Pour le petit-fils
107
108
Article signé J. L, Aden, 26 novembre 1997.
Étienne Leperlier, « Les quatre dimensions du verre », Artension n°7, septembre - octobre 2002, p. 25.
65
de Décorchemont, la technique lourde et lente du travail du verre est une résistance à
l’accélération et à la virtualisation des échanges humain. Le retour à la matière à de la même
façon lien au corps, dans le sens de la carnation, de sa réalité périssable, que souligne
Othoniel en imprimant l’organicité morbide au verre. Leperlier envisage la matière comme
un acte de construction de soi-même, un temps indispensable pour s’en affranchir par la suite.
Nous pensons que l’on peut raccorder la matière chez Leperlier au voyage chez Othoniel. La
parallèle est hasardeux si l’on considère la nature de l’objet, mais pas si l’on envisage la
finalité. Le travail de la matière et le voyage, dans les discours respectifs des deux artistes,
n’ont-ils pas en commun de ramener toujours l’acteur à une réalité tangible, à une mise en
danger, mais aussi à une situation nourricière et porteuse du rêve ou de l’allégorie ? Ces
conceptions ne sont pas sans rappeler celles de Paul Valéry ou de Gaston Bachelard, que nous
citions plus haut, et font d’Othoniel, plus qu’un artiste intégrant le verre à son œuvre pour ses
qualités plastiques, un récepteur sensible à toutes les valeurs apportées par le matériau. Donc,
en dehors de la compréhension technique dont il fait preuve, il se réapproprie, il ingère toutes
les résonances que cela implique, avec la même acuité qu’un Leperlier, sensibilisé au verre
depuis son enfance et le travaillant depuis longtemps.
Le Petit Théâtre de Peau d’Âne
La montée en puissance de l’appréhension du verre par l’artiste, comme le prouve le
parallèle établi avec le verrier et théoricien Antoine Leperlier, l’amène à envisager
fondamentalement le matériau, et non pas uniquement pour ses qualités plastiques. Cette
densité d’approche se matérialise dans Le Petit Théâtre de Peau d’Âne, par l’emploi d’une
technique encore inusitée par lui sous cette forme. Alors que le verre à la lampe avait déjà été
employé pour Lágrimas et ses pampilles, Othoniel en donne ici une forme architecturée.
Loti et Othoniel : l’histoire d’une rencontre imprévue
Les ressemblances entre Othoniel et Pierre Loti sont multiples : la féerie, le goût pour
garder des objets, qui sont autant de supports à la rêverie, l’exotisme et le voyage, le
déguisement, la mise en scène, etc. Les deux personnages, de deux époques différentes, ont
pourtant des préoccupations communes, et les références de Jean-Michel Othoniel ont à voir
66
avec les relations qu’entretenait Pierre Loti avec Raymond Roussel, qui disait : « Je suis pour
les pages de Loti comme les morphinomanes pour la morphine, il me faut chaque jour ma
ration de pages de Loti109 ». Le trio Loti – Roussel – Othoniel, déjà esquissé dans A Shadow
in your Window, lorsque l’artiste laisse apparaître une photographie de Loti biffée par
Roussel, prend ici toute sa logique, sa connivence. La découverte des poupées par Othoniel
paraît être une suite logique à la chose, un passage obligé.
Alors qu’il était à Rochefort pour faire broder Pluie d’or, présenté à la fondation
Cartier, Jean-Michel Othoniel visite le musée Pierre Loti. Accompagné par Yves Sabourin,
chargé de mission pour le textile à la Délégation aux arts plastiques, il peut avoir accès aux
réserves et découvre ainsi les figurines composées d’allumettes, de noyau de fruits, de ficelle
et de tissu. La ville de Rochefort suggéra un jour à l’artiste de composer une œuvre à propos
du patrimoine rochefortais, et c’est là qu’il eut l’idée du projet du Petit Théâtre de Peau
d’Âne.
Dès lors, l’idée de mise en scène avec laquelle Loti avait fabriqué ses poupées trouvait
avec Othoniel une cheville ouvrière sensible pour les intégrer dans de nouveaux décors (Loti
avait déjà réalisé des scènes pour les y placer (ill. 46)). De plus, l’adjuvant que représente le
conte de Charles Perrault rend l’expérience d’autant plus fertile qu’Othoniel trouve ici un
terrain favorable pour s’immiscer dans un monde inversé, où le père est amoureux de sa fille,
où cette princesse prend l’apparence d’une souillon, et où l’âne défèque chaque matin son lot
de pièces d’or, entretenant ainsi la prospérité du royaume. Gérard Gélinas souligne la
puissance de l’invention et de l’imaginaire qu’induit le monde développé par Perrault dans ses
contes110, et cela nous paraît en lien avec l’œil neuf qu’Othoniel souhaite nous faire exercer
sur le monde qui nous entoure. Il est également nécessaire de citer l’adaptation
cinématographique de Jacques Demy111, qui joue un rôle déterminant puisque Peau d’Âne est
le premier film que Jean-Michel Othoniel ait vu au cinéma112. Une double coïncidence vient
enrichir le passif de cette genèse, car Demy a également réalisé les Demoiselles de Rochefort,
et Peau d’Âne avait été filmé en partie à Rochefort. Dans l’esprit du conte, Othoniel suit
chronologiquement l’ordre des robes, qu’il établit comme pivot de la narration. Il retrace ainsi
109
Le Petit Théâtre de Peau d’Âne. Théâtre du Châtelet, du 7 février au 13 mars 2005, p. 37, cité par Raymond
Caradec, Raymond Roussel, Paris, Fayard, 1997, p. 206.
110
Gérard Gélinas, Enquête sur les contes de Perrault, Paris, Imago, 2004.
111
Peau d’Âne, Film, Durée 1h30, Réalisation Jacques Demy, France, 1970.
112
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 11 avril 2005.
67
le cheminement de la princesse tout au long du conte. La robe couleur du temps, la première
qu’elle revêt, inspire les nuances bleues, nacrées et mauves du premier ensemble (ill. 49). Les
tons argentés et bleutés de la deuxième correspondent à la robe couleur de lune (ill. 48), et la
chaleur des jaunes et des rouges fait références à la robe couleur de soleil (ill. 47). Enfin la
peau de l’âne est disposée au milieu des monstres, dans des teintes noires et sanguines (ill.
50).
Les quatre tables ainsi pourvues classent schématiquement les saynètes : la vie de
cour, les voyages, la féerie, et le monstrueux.
La réalisation et la technique employée
Comme nous l’expliquions dans l’introduction à cette partie du travail, la technique
employée est la même que pour la réalisation de Lágrimas. Cependant, quelques différences
notables sont à dégager par rapport au rendu des œuvres. Les exécutants ne sont pas les
mêmes : là où les verriers mexicains ont peut-être une culture visuelle plus colorée, avec de
nombreux motifs, les étudiants du lycée Dorian de Paris, qui avaient en grande partie carte
blanche selon Claude Robert113, avaient peut-être plus le souci de prouver d’une certaine
manière leur savoir-faire, notamment dans la partie des monstres (ill. 51). Alors que les
verriers mexicains travaillaient sur des objets indépendants, Claude Robert et ses étudiants
composaient sur des volumes, sur des architectures, et avec une échelle prédéterminée qui est
celle des poupées de Pierre Loti. L’approche est donc réellement différente, même si la
technique est la même. Claude Robert nous apprend que Jean-Michel Othoniel avait fait
parvenir des dessins pour les trois premières saynètes, mais que lui et ses élèves jouissaient
d’une liberté totale pour cette ultime mise en scène, dont les motifs sont plus ressemblants
avec ce qui se fait par ailleurs dans la production artisanale du verre à la lampe, et font peutêtre aussi un peu plus preuve de virtuosité. Il s’agit donc, au sein de l’œuvre d’Othoniel, d’un
exemple des différences entre les productions artisano - créative et artistico - décorative.
113
Le 22 mai 2005, avec M. Claude Robert, professeur au lycée Dorian à Paris, et qui a dirigé les élèves lors de
l’exécution des pièces pour Le Petit Théâtre de Peau d’Âne. Entretien informel ayant eu lieu lors de l’exposition
« Tout feu tout flamme » à Saint-Leu-la-Forêt (Val d’Oise), qui se déroulait les 21 et 22 mai, et où M. Robert
exposait ses créations.
68
Les citations aux travaux précédents de l’artiste sont pléthoriques. Les tissus mettant
en valeur les saynètes sont percés de glory holes, et l’on retrouve à leur surface quelques
bribes de tissu dont le travail n’est pas sans évoquer l’édredon de feutre de Mon Lit ou les
pastilles de Pluie d’or. Dans les saynètes, une architecture évoque le Kiosque des
Noctambules, dont on retrouve également les personnages faîtiers un peu plus loin, une autre
rappelle le lit à baldaquin et les bannières de Crystal Palace, les ludions étoilés de Lágrimas
sont évoqués par des pièces montées en réseau pour accueillir Les Étoiles de la Fée Bleue (ill.
54), une autre cloche abrite une réduction du Bateau de larmes (ill. 52 et 53). Dans les
structures, on retrouve les perles qu’utilise Jean-Michel Othoniel pour le kiosque, ses colliers,
ou les bannières du Cortège endormi. Hormis le répertoire des formes et des œuvres en ellesmêmes, la mise en scène cite des installations d’Othoniel dans les jardins, avec des arbres de
verre portant des colliers (ill. 56), ainsi que certaines parures de gloriettes reprenant
l’esthétique des Colliers cicatrice (ill. 57), et le bijou autrefois à échelle humaine (pour
l’Europride 1997) devient démesurément grand pour les poupées de Pierre Loti, qui, si nous
pouvons nous permettre ce parallèle, se trouvent alors dans la situation du visiteur de Crystal
Palace, confronté à ces bijoux plus grands que lui, dans lesquels il peut passer (ill. 9). Même
les papillons que l’artiste épinglait lorsqu’il était aux Beaux-Arts font leur apparition.
La visite comme expérience supérieure
Nous avons pu visiter cette exposition lors de sa présentation au théâtre du Châtelet.
Pour cette raison, cette œuvre est importante à nos yeux, car elle est la seule présentant
uniquement des œuvres d’Othoniel que nous ayons pu visiter. Nous sommes également allés
au Louvre pour l’exposition Contrepoint, mais l’artiste intervenait partiellement, qui plus est
dans une institution muséale peut-être trop rigide pour se réapproprier le lieu dans la même
mesure que le théâtre du Châtelet. En effet, étant le seul intervenant dans cet espace, l’artiste
s’est approprié l’endroit, et donne ainsi toute la mesure de sa capacité à investir un lieu, à y
créer, ou à y transposer son atmosphère et son univers. Ainsi, de la musique était diffusée
dans la salle d’exposition, chose sans doute plus difficilement concevable dans les ailes du
Louvre.
L’atmosphère se voulait donc feutrée. La musique, composée par des contemporains
de Loti est une mélodie diffusée ou jouée en direct par de jeunes pianistes, une partition légère
69
au point de se faire presque oublier, mais de participer tout de même à la création de cette
atmosphère douce, tamisée. Pour éloigner visuellement les mouvements de la ville, les
rideaux sont tirés, la lumière ne provenant que des luminaires disposés au-dessus des
saynètes. Il était étonnant de constater que les visiteurs, une fois entrés dans la salle
d’exposition, parlaient à voix basse, marchaient lentement, et se rapprochaient les uns des
autres. L’ambiance était même, à n’en pas douter, beaucoup plus au recueillement que dans
certaines cérémonies se déroulant à l’église. Les enfants, bouche bée, restaient près des
adultes les accompagnant, sans courir ni crier, tout à l’admiration de ses fins travaux, mais pas
seulement : nous ne pensons pas qu’ils furent stupéfaits par la belle facture des ouvrages, mais
que le tout « obligeait » à la sérénité.
Ce côté intimiste est renforcé par la présence du salon turc (ill. 58), qui opère à la
manière d’un sas entre le monde extérieur et la salle de l’exposition. Le spectateur est en
quelque sorte mis en condition par ce lieu tampon, où il peut prendre un café ou une friandise,
s’asseoir, feuilleter le catalogue d’exposition posé là. La visite a ceci d’agréable qu’elle ne se
résume pas seulement à ce qu’elle est : Othoniel nous offre la possibilité de nous ressourcer,
de goûter au luxe du temps ralenti, si important pour l’artiste. Car une fois à l’extérieur, la
réalité paraît anodine, voire dérangeante. L’agression sonore des klaxons d’automobiles, le
mouvement de la foule compacte se déplaçant dans les couloirs de Châtelet les Halles, tout
parait désormais futile et vain. C’est du moins de cette manière que nous ressentions ce retour
parmi nos semblables. La musique et l’ensemble de la présentation (la libre déambulation),
donnent une conception différente de ce que porte traditionnellement l’institution muséale.
L’atmosphère créée par Othoniel met en valeur ces petites poupées, dont la hauteur
n’excède pas 6,50 cm. Cette minutie, fruit de la main de deux enfants d’à peine plus de onze
ans (le jeune Julien Viaud et son amie Jeanne), est réellement troublante, voire dérangeante.
En effet, on s’attend plutôt de la part d’un être si jeune à ce qu’il donne une vision naïve du
monde. Ici le trait est fin, et l’expression du visage bel et bien là. L’aspect enfantin est
presque ôté par cette finesse extrême, cette qualité due à une observation pointue. Ce travail
digne des mains d’un maquettiste expérimenté pose un décalage entre l’œil de l’enfant (ou
supposé comme tel), et sa patience infinie à rendre compte de ce que voit ce même œil, et ce
qu’y développe l’imagination de l’ailleurs. Peut-être Othoniel s’est-il projeté dans ce monde
avec d’autant plus de facilités qu’il cherche à débusquer l’adulte dans l’enfant, et non le
contraire. Selon lui, tout artiste porte très tôt en lui son univers, il s’agit de cette richesse
70
intérieure que l’artiste doit parvenir à exprimer avec un médium approprié selon Wassily
Kandinsky, comme il le formule dans le texte fondateur que représente son Der Blaue Reiter.
• Des thèmes propres à l’œuvre verrière
Othoniel rompt avec l’alchimie du soufre en 1993 en introduisant irrémédiablement le
verre dans son travail, et du même coup un aspect enfantin, bien que l’enfance ne soit pas une
donnée qu’il intègre de facto à son œuvre. L’artiste, bien qu’il ait commencé à travailler le
verre, n’a pas bien sûr changé radicalement ses aspirations ni même son répertoire
iconographique pour autant. Cependant, l’utilisation du verre n’est pas sans conséquence, et le
matériau apporte avec lui son cortège fondamental. Par rapport à son œuvre antérieure qui
mettait en jeu des matières pauvres et une certaine angoisse, il invite désormais le spectateur à
plus d’hédonisme.
Selon Jean-Michel Othoniel, « Le passage de l’ombre à la lumière est la colonne
vertébrale qui articule [s]on travail114 ». Dans le cas du Kiosque des Noctambules, la bouche
de métro est l’une des architectures qui opère cette métamorphose : de l’obscur au lumineux,
de l’absence à la présence, du mystère au dévoilé. Dans le même temps, la bouche a une
symbolique double : architecturale et corporelle. On y entre et on en sort, c’est aussi l’orifice
permettant d’ingérer, de vomir, de parler, etc. La logique par rapport à celle du soufre est
donc différente dans la mesure où Othoniel, toujours dans ce répertoire de formes organiques
et accidentées, donne des dimensions nouvelles, celles de la profondeur de la matière et de la
lumière.
La matière : sa technique et ses métaphores
Si comme nous l’avons vu avec les influences techniques décrites par Bachelard et
Paul Valéry, la matière en elle-même est aussi un vecteur de création particulier. Selon Henri
Focillon115, on ne peut pas séparer la forme de la matière : la matière impose sa propre forme
à la forme finale, chaque matière ayant une destinée formelle lui étant propre. Nous ajoutons
qu’il nous semble que c’est également en raison de son savoir que le praticien est quelquefois
114
115
Le Kiosque des Noctambules, service presse de la R. A. T. P.
Henri Focillon, Vie des formes, Paris, Alcan, 1939.
71
prisonnier de sa technique. L’intervention de Jean-Michel Othoniel dans le milieu du verre est
donc une aubaine pour le développement d’un nouveau vocabulaire, puisque l’artiste
l’applique sans se soucier de la performance technique : « La virtuosité ne m’intéresse
pas116 » souligne-t-il. Comme l’indique Focillon, les matières limitent ou développent la vie
des formes de l’art, et la pratique du verre de Jean-Michel Othoniel est salutaire en ce que cet
artiste ose ce que n’osent pas les verriers, peut-être rangés à certains effets ou à certaines
vues. Il nous paraît y avoir un lien avec l’approche qu’avait eu Picasso de la céramique.
L’artiste, contrairement à l’artisan, part d’une vision primitive, dépouille la matière de sa
technique. Comme un enfant, il est dégagé de tout a priori et de formatage quelconque, son
œil neuf permet le développement d’une esthétique nouvelle.
Mais nous voyons là qu’à l’intérieur même de l’œuvre de Jean-Michel Othoniel, le fait
de passer d’une technique à une autre induit une transformation de son esthétique. En effet, là
où il partait d’une structure préexistante avec les objets recouverts de soufre, ou bien ces
œuvres où il procédait par ajout, comme on peut le faire avec de la terre en sculpture, en
modelant par couches successives. Avec la technique du verre soufflé, la forme est immanente
à la matière, elle vient de l’intérieur.
Par rapport à l’ensemble de son œuvre, Philippe Piguet juge que le verre a amené une
dimension ludique, et que cela a également changé son rapport au monde. La délégation du
geste, le travail en équipe, la préparation et la prise de conseil auprès de spécialistes, tout ceci
le met en situation de partage, et le sort du statut de créateur isolé dans son atelier.
La transparence source de renouvellement
Alors que le soufre semblait exprimer une douleur et une perturbation, le verre joue
sur le registre de la beauté une partition qui ne laisse pas non plus oublier cet état antérieur,
non plus flagrant, mais latent.
La thématique de la disparition, de la fugacité, est un aspect plus exploré par Othoniel
avec le verre, on le retrouve en effet notifié à de nombreuses reprises, que ce soit dans les
116
Wolinsky, p. 60-61.
72
catalogues ou dans les articles concernant son travail. Toutefois, cette idée est exprimée aussi
dans A Shadow in your Window, où quelques photographies révélées par un lien disparaissent
en quelques secondes, sans que le visiteur puisse les faire apparaître de nouveau. Les jeux de
lumières sur le verre, dévoilant des teintes offertes par la matière seulement à certains
moments de la journées, rejoignent cette idée, et même s’il est probable que l’artiste n’ait pas
lié directement l’un et l’autre de façon consciente, les voisinages thématiques sont révélateurs
de l’intérêt qu’il y porte. Nous ne pensons pas en revanche que des œuvres comme Le Ballet
de l’innommable ou le cabinet présenté lors de l’exposition Féminin - Masculin soient
directement en prise avec ce travail, car il s’agit là plutôt d’une réflexion sur le musée et sur le
rôle du visiteur, que d’une pensée sur l’image.
Bien que travaillant, comme il l’avait fait avec le soufre, sur des formes organiques et
la plupart du temps très évocatrices (ill. 17), Jean-Michel Othoniel perçoit le verre comme
quelque chose de beaucoup plus enfantin, faisant appel à d’autres sentiments. La morbidité de
cette organicité tombante est en lien directe avec l’esthétique du soufre, bien que l’artiste
explique que pour lui, le caractère lumineux du verre a plus trait à la vie, à notre côté
enfantin117. Il est vrai que le regard de l’enfant a plus de raisons d’être retenu par cette féerie
colorée et lumineuse, que par le caractère plus repoussant des coulures du soufre. Là où les
œuvres en soufre faisaient appel, notamment avec le titre et sa tendance humoristique, à une
réflexion et une connaissance d’adulte, les œuvres en verre sont directement en lien avec le
sensible visuel. Nous ne disons pas que les œuvres sont forcément appréciées comme il se
doit, en entendant toutes les vues de l’artiste, mais au moins que le spectateur est en prise
directe avec une émotion faisant appel aux primes visions de l’enfant qu’il fut.
Macrocosme et microcosme sont des notions se développant particulièrement avec le
travail du verre, car la matière s’y prête, en révélant la profondeur de ses entrailles. Cette idée
d’un monde inaccessible mais offert au regard est la source du malaise éprouvé par certains :
comme pour Le Ballet de l’innommable, Othoniel met nos sens en alerte, tout en nous en
montrant à la fois les limites et le caractère indispensable. Les couleurs mettent en appétit, en
jouant sur le registre des friandises, le tactile est excité par les bosselages et les cicatrices
apportées à cette matière si régulière à l’accoutumée, l’œil perd ses repères dans cette masse
autonome exempte de toute échelle. Mais en jouant avec les sens du spectateur, Othoniel
117
Entretien avec M. Jean-Michel Othoniel, le 11 avril 2005.
73
reprend presque autant qu’il ne donne, il fait entrevoir, stimule le désir, mais provoque la
frustration avec « [ces] fruits défendus118 ». Othoniel sait jouer de ces différences d’échelle
avec ses œuvres mêmes : les colliers, à taille humaine comme le Collier cicatrice, est un
pendant des grands colliers, et Le Petit Théâtre de Peau d’Âne représente en miniature des
œuvres plus grandes telles que le Kiosque des Noctambules ou les œuvres présentées lors de
Crystal Palace. Lors de l’interview donnée à Anne-Sophie Caucheteux119, Othoniel confie
qu’il a besoin de ce côté intime de l’œuvre en « réduction » (au sens des dimensions bien
entendu), c’est ce qui le séduit. Et Philippe Piguet de noter que les œuvres en verre d’Othoniel
agissent comme des organismes à part entière, « une façon de nature dans une autre
nature120 », nous y voyons un développement, une narration interne à la matière évoquant le
milieu aquatique de l’une des fabriques de Locus Solus, dans laquelle se déroulent des scènes
surréalistes de courses d’hippocampes (entre autres).
Un œuvre plus attirante ?
L’étude des champs lexicaux des catalogues et articles consacrés aux œuvres
incorporant le verre est édifiante. Ils mettent en relief toutes les caractéristiques que l’on prête
à l’œuvre en verre de Jean-Michel Othoniel.
Nous pouvons noter qu’Othoniel, par le biais des poupées de Pierre Loti, introduit le
figuratif dans son œuvre incluant le verre, chose qu’il n’avait pas réalisée auparavant, si l’on
excepte les personnages éponymes du Kiosque des Noctambules.
Le beau était présent dans son œuvre avec les papillons : le langage était alors léger et
coloré. Avec le soufre, le phosphore ou le plomb, le langage et le ton changent. Même si le
titre renvoie souvent à des allusions pleines d’humour, l’atmosphère est pesante, la plastique
est constituée des coulures texturées de soufre ou des panneaux de phosphore un peu
impénétrables pour le néophyte. Avec le travail du verre, Othoniel permet à tout un chacun de
jouir au moins d’une lecture sensitive agréable et donc attirante. Libre ensuite au spectateur de
118
Wolinsky, p. 60.
Auteur Mélanie Roero, interview Anne-Sophie Caucheteux, « Quand Othoniel met en scène Pierre Loti »,
Métro, 18 février 2005, p. 11.
120
Piguet, p. 20.
119
74
développer son jugement à partir de ses propres référents, comme avec Lágrimas par
exemple, où les ludions sont des symboles universels, dans lesquels chacun peut se projeter.
Il semble qu’avec le travail du verre se soit opérée une transformation majeure dans la
vie créatrice de Jean-Michel Othoniel, une réflexion allant au-delà de son travail, mais qui
touche à la perception même qu’il a des choses et des formes. Auparavant il n’était pas
nécessairement dans une démarche de séduction, sans pour autant rejeter le spectateur (le
Wishing Wall et la participation du visiteur à l’évolution plastique de l’oeuvre en témoignent).
Toutefois, il considère désormais que formes et couleurs travaillent de concert afin de donner
l’idée d’une caresse, d’une sensualité, et le verre pour lui est une matière de l’intimité, qui
appelle le spectateur à aller vers elle, à se plonger dans la profondeur de la masse et de la
couleur.
Dans la forme, les systèmes envisagés par Othoniel, et principalement l’idée de la
suspension, sont repris dans un premier temps avec les idées de colliers suspendus aux arbres.
Par la suite, il va ramener ses œuvres vers le sol. Les bannières sont plantées dans la terre, le
Collier infini (ill. 39) ou le Collier porte (ill. 40) reposent à terre, bien que se développant
aussi sur leur hauteur dans une certaine mesure. Mais dans la thématique là aussi le
glissement s’opère : le collier se substitue au crochet de boucher, la luminosité à l’opacité du
métal ou du soufre.
Mais pour certains, il s’agit seulement d’une apparence cachant un certain mal être, et
si selon Rachel Rechner le verre chez Othoniel a des propriétés magiques, dans son
vocabulaire, la continuité est bel et bien présente, car les perles de verre sont couvertes de
cicatrices, tout comme les visages cabossés présents à la maison de la médecine de Catalogne
à Viscaya, où Jean-Michel Othoniel présente des sculptures en 1993. Ce vocabulaire participe
à cette dualité entre l’enfance et la mort, l’illusion et la désillusion. L’univers du conte est
également présent dans cette optique : l’évanouissement, l’abandon au stupre, un champ de
contre-valeurs et de valeurs détournées par cette esthétique chatoyante, particulièrement
vérace dans Le Petit Théâtre de Peau d’Âne. Derrière cette esthétique joyeuse et féerique,
Othoniel aime l’idée que « le merveilleux n’est pas que sucré121 », cela permet d’aborder une
partie sombre et noire.
121
Auteur Mélanie Roero, interview Anne-Sophie Caucheteux, « Quand Othoniel met en scène Pierre Loti »,
Métro, 18 février 2005, p. 11.
75
La tradition du verre à la lampe est, comme nous l’a expliqué Jean-Luc Olivié,
marquée par le verre de Nevers, représentant un préalable historique au Petit Théâtre de Peau
d’Âne. Il évoqua également la redécouverte des Blashka, une famille de verriers polonais
émigrés aux États-Unis, qui réalisaient des modèles selon nature d’éléments de la faune et de
la flore subaquatiques.
Il est vrai que les propriétés de transparence et éventuellement de brillance du verre
pourraient faire penser qu’Othoniel n’est pas le seul à développer ce discours autour du
matériau. Cependant, on trouve des contre-exemples assez marqués, notamment avec Maria
Lugossy, dont la vision très sombre se matérialise dans l’emploi d’un verre plat gris et
transparent teinté dans la masse (le verre parsol), et dont l’addition des feuilles et le sablage
mène à une opacification (ill. 59). Dans de nombreux cas, et bien que le monde des arts
verriers ne se résume pas uniquement à cela, le verrier s’apparente à un constructiviste, en
développant dans l’espace des formes et des volumes. Citons entre autres les travaux de
Zoltan Bohus (ill. 60), Matei Negreanu (ill. 61 et 62), ou encore Bernard Dejonghe (ill. 63),
qui sont des exemples de cette tendance.
76
III. Particularités du travail d’Othoniel et son audience
Le travail du verre a donc apporté son lot de bouleversements dans l’œuvre de JeanMichel Othoniel, que ce soit au point de vue technique, esthétique ou symbolique. Cette
originalité à l’intérieur même du travail d’Othoniel prend également du sens si on la met en
perspective avec les productions artistiques et verrières contemporaines. Ces deux aspects
impliquent de nombreuses questions, relatives à leurs particularités propres.
Une œuvre originale
• Les différents « verriers » : mise au point terminologique
Bien avant d’entreprendre toute réflexion concernant la place particulière qu’occupe
Jean-Michel Othoniel dans la production verrière actuelle, il convient d’établir les
particularités de ce milieu. Nous suivons en cela les recommandations de Jean-Luc Olivié,
pour qui une clarification est indispensable afin d’éviter toute erreur de compréhension.
De nombreux intervenants autour du verre
Avec l’émergence du design, les industriels cherchent à réinterpréter les matériaux et
leurs usages, en intégrant des données nouvelles, mêlant l’approche ergonomique et la
recherche esthétique. Le verre est donc abordé par les designers, et non plus uniquement par
les artisans verriers. Les architectes ressentent également un intérêt pour ce matériau qui
permet de laisser passer la lumière tout en développant à une esthétique nouvelle.
La création du C. I. R. V. A. en 1986 rend compte de cet état de fait et met en évidence
le besoin d’une structure, permanente et visible, pour l’approche du verre par des néophytes
tels que les architectes, les artistes ou les designers. Cette institution est en elle-même
symptomatique de l’incursion du verre dans des projets et dans des domaines demandeurs de
savoir concernant le matériau.
77
Les arts verriers sont donc soumis à des approches nouvelles et pluridisciplinaires. Le
schéma du verrier au sens corporatiste et structurel du terme est désormais non pas
concurrencé, mais accompagné par d’autres savoirs permettant l’émergence de nouvelles
catégories de verre, dans l’industrie notamment. Citons le cas de Ming Peï qui, pour la
réalisation de la pyramide du Louvre, recherchait un verre idéalement clair. Afin de satisfaire
à sa demande, Saint-Gobain Recherche mit alors au point le verre Extra-Blanc (également
nommé Optiwhite), désormais au catalogue des négociants verriers, et utilisé de façon
courante.
La première méprise serait d’accorder à Jean-Michel Othoniel un statut en opposition
avec tous les autres intervenants. Comme l’artiste le rappelle lui-même, il n’est pas le seul à
travailler ce matériau en seconde intention. Il cite les cas de Kikki Smith, mais aussi et surtout
de Dale Chihuly, dont nous aurons l’occasion de reparler.
Du verrier en tant que tel à l’artisan d’art
Initialement, le verrier est un artisan recevant, comme dans tout autre corps de métier,
une formation dans un ou plusieurs ateliers. Au fur et à mesure qu’il parfait son savoir-faire,
l’apprenti devient, plus ou moins rapidement selon son talent, maître verrier. Il transmet
ensuite son savoir à d’autres apprentis, qui perpétuent la tradition du geste, comme nous le
relations précédemment en évoquant les verriers de Murano.
Après la Seconde Guerre mondiale, la production d’objets uniques ou en série limitée
revêt un caractère affectif, car aux frontières de l’art, de l’artisanat, et du design. Selon Arlette
Barré-Despond122, après toutes les grandes crises humaines (comme une guerre précisément),
certains proposent une alternative au monde industriel, par l’utilisation de techniques
artisanales traditionnelles, ou le détournement de matériaux nobles et la récupération de
matériaux industriels. Ainsi, après les événements de mai 1968, on assiste à la migration de
nombreux citadins vers la campagne. Certains créent leur univers, en refus à la société
industrielle. Ces néo-artisans font tout, de la fabrication à la diffusion de l’objet. Il s’agit, en
122
Arlette Barré-Despond (dir.), Paris, Dictionnaire international des arts appliqués et du design, Du regard,
1996.
78
même temps qu’un bouleversement du patrimoine français, d’un refus de la forme actuelle de
la société, et d’un choix de vie.
Certains artisans d’art des années 1970, comme Bernard Dejonghe, se tournent vers les
arts plastiques. D’autres gagnent les circuits de la décoration internationale, en produisant un
artisanat haut de gamme, comme le font par exemple Patricia et Jean-Claude Yann. Le verre a
toujours été plus ou moins à part, grâce à la fidélité d’un marché international de galeries et de
collectionneurs. En France, il est issu d’un noyau créatif formé par les enfants du créateur de
la verrerie de Biot, Éloi Monod (Claude, sa femme Isabelle, et sa sœur Véronique). Claude
Morin et ses fils, Nicolas et Frédéric, autre famille de pionniers, installent le premier atelier de
verre créatif en 1970 dans la Drôme. Yan Zoritchak, Étienne et Antoine Leperlier, Czeslaw
Zuber, Matei Negreanu et d’autres créent un art du verre qui possède ses propres règles
échappant aux modes. Ces créateurs sortent aujourd’hui de leur réserve et exposent dans les
musées d’art contemporain, bien que de nombreux lieux d’exposition restent spécialisés
uniquement dans le verre, ou un peu plus largement dans les arts du feu.
Les artisans d’art, créateurs d’objets, chercheurs et découvreurs, systématiquement
isolés et mis en marge de l’histoire de l’art, toujours selon Arlette Barré-Despond,
n’appartiennent à aucune catégorie identifiable. Ils échappent aux discours des critiques et des
institutionnels, ou bien la littérature leur étant consacrée est moins fournie que celle
concernant les « artistes ». Leur création est généralement dispersée chez des particuliers, et
difficile à inventorier dans la plupart des cas.
La formation est également une donnée essentielle, et il nous faut mentionner à ce titre
le C. E. R. F. A. V. (Centre européen de recherche et de formation aux arts verriers), situé à
Vannes-le-Châtel, non loin de Nancy, dont sont issus de nombreux verriers en activité
actuellement. Mais il est étonnant de constater les différences de parcours des personnes
formées123. Ainsi, beaucoup d’entre eux ont des formations universitaires sans lien avec les
arts verriers, ou bien ont déjà eu une expérience professionnelle auparavant. D’autres
praticiens sont également venus au verre par une connaissance antérieure d’un autre art du
feu. Pour exemple, Bernard Dejonghe était céramiste, et Jean-François Lemaire quant à lui
123
Données disponibles sur le site Internet du C. E. R. F. A. V. (www.idverre.net)
79
travaillait le bronze, ce qui l’amena, par certaines similitudes techniques, à exercer ses talents
avec la pâte de verre.
Enfin, comme nous le précise Jean-Luc Olivié, certains créateurs possèdent un atelier,
alors que d’autres sont plutôt des « sans atelier fixe », pour reprendre l’expression employée
par David Veis124, lorsqu’il parle de sa propre situation. En effet, la pression financière
représentée par un atelier de verrier est telle que certains pratiquent plutôt la location ou le
prêt contre service rendu. Au demeurant, certains profitent d’un passage en tant qu’employé
au C. I. R. V. A. , au musée atelier de Sars Poterie, ou formateur au C. E. R. F. A. V. pour
réaliser quelques pièces. Des solutions d’atelier commun sont envisager par certains comme
Olivier Le Fustec, pour minimiser les frais125. Othoniel échappe à cette qualification dans la
mesure où, ne travaillant pas lui-même le verre, il n’a pas recours à un lieu équipé pour luimême. Il n’en ressent d’ailleurs aucunement le besoin ni l’envie, se concentrant plutôt sur la
narration, le sens de son travail, que sur la fabrication.
Quoiqu’il en soit, il convient de bien garder en tête ces différentes facettes des acteurs
du milieu verrier. D’ailleurs, comme l’exprime Dale Chihuly dans une interview donnée à
l’occasion de son exposition au musée des Arts Décoratifs en 1986126, le travail du verre ne
doit être assimilé en général ni à un art ni à un artisanat, mais être considéré de manière
différente en fonction de chaque production. Mais l’on remarque que la frontière entre les
deux productions, celle dénommée artisanale, et l’autre, artistique, devient mouvante et ténue.
Les deux mondes se rencontrent désormais dans des lieux d’exposition tels que le SOFA
(Sculpture Object and Functional Art), qui se déroule en alternance à New York et Chicago, et
qui présente des productions « passerelles » entre ces différentes notions, que l’on retrouve
mêlées dans l’intitulé même du salon. Sont présentées notamment des créations de Dale
Chihuly ou de Lino Taglapietra. Jean-Michel Othoniel quant à lui est plus assimilé à un artiste
à part entière, et bien que son travail soit qualifié de décoratif ou y tendant, ses œuvres sont
présentées dans les lieux dédiés à l’art, comme la FIAC, Art Basel, ou encore la Biennale de
Venise. De fait, quand bien même il ne serait pas possible de garder une vision statique de la
situation, afin d’envisager cette grande mobilité entre les différentes activités, il n’en reste pas
124
Laurence Salmon, « Atelier de verre, en avoir ou pas ? », magazine des Ateliers d’Art de France, n°50, marsavril 2004, p. 29.
125
Id. p. 30.
126
Interview de Dale Chihuly (interview donnée à l’occasion de l’exposition aux Arts Décoratifs, du 3 décembre
1986 au 19 janvier 1987), L’Atelier des Métiers d’Art, n°114, décembre 1986 – janvier 1987, p. 36.
80
moins vrai que les circuits de présentation et de distribution restent différents. D’ailleurs, si
l’on prend l’exemple du C. I. R. V. A. , il reçoit dans ses murs des intervenants de natures
bien différentes. Par exemple, le travail de Jean-Michel Othoniel ne s’inscrit pas dans les
mêmes circuits de distribution que le vase tripode (ill. 64) des designers Garouste et Bonetti.
Bien que mises au point dans un même lieu, ces créations sont ensuite destinées à être
produites dans des structures différentes, pour des « clientèles » qui le sont également. Ainsi,
les perles de verre d’Othoniel, mises au point à Marseille, sont fabriquées par les verriers de
Murano, alors que les créations des designers sont destinées à être produites par le biais
d’éditeurs. Nous touchons là à un mélange des genres qui provient en partie de la tendance
décorative dans une certaine partie de la production artistique contemporaine (comme l’œuvre
en verre de Jean-Michel Othoniel), alors que certains artisans créateurs introduisent désormais
un langage structuré dans leur travail, qui dépasse la simple recherche de motif appliqué à la
surface d’un objet. Ce « glissement de l’esthétique vers la décoration127 » aboutit pour partie à
l’interconnexion s’effectuant entre ces deux univers, bien que les différences de réseau soient,
comme nous l’avons vu, persistantes.
• Un travail transversal
Pour Jean-Luc Olivié, la terminologie employée est donc importante, et il est
nécessaire de distinguer les artisans créateurs des artistes, des verriers, et des designers.
Mais si Othoniel ne travaille pas lui-même le verre, il n’en est pas moins un ardent
promoteur de ses partenaires artisans, et de leur talent à retranscrire ses aquarelles, comme
nous l’expliquions plus haut, en nous basant sur celles exposées lors de Crystal Palace. Ce
faisant, il offre à l’artisan une place à part entière dans son oeuvre. Ceci n’échappe pas aux
journalistes, précisant fréquemment que l’artiste établit un lien entre artisanat et arts, entre arts
décoratifs et arts dits majeurs.
127
Citation de Pierre Restany rapportée par Sophie Schmit, « Othoniel joue avec le feu », Le Figaro, 23
novembre 2001.
81
À ce titre, les journalistes ont les mêmes qualificatifs pour décrire l’approche de Dale
Chihuly. En outre, Alexandra Anderson128 précise que Chihuly, l’ « artiste artisan », met son
habileté manuelle au service du beau. On retrouve dans le travail de l’américain la notion de
décoratif également présente chez Jean-Michel Othoniel, mais la différence entre les deux
hommes est la formation. Chihuly avait commencé des études de décoration, et faisait ensuite
la rencontre de l’enseignement de Harvey K. Littleton, initiateur du regain d’intérêt dans le
milieu des années soixante pour le travail du verre artistique aux États-Unis. Chihuly pratique
donc lui-même le soufflage, et travaille avec une équipe éprouvée de six personnes. En
revanche, il ne réalise pas entièrement ses pièces, et intervient à la dernière phase de
réalisation (le don de la forme), qui accorde à ses œuvres, notamment les célèbres Macchias
(ill. 65), leur aspect sculptural. D’autre part, pour établir une autre différence entre les deux
artistes, Chihuly a une visée pédagogique (matérialisée par la Pilchuck School qu’il a créée) à
laquelle Othoniel n’aspire pas. De même, les œuvres de Chihuly atteignent, par leur finesse,
une virtuosité, qui fait dire à Chihuly que le soufflage d’une pièce est une sorte de
performance129. Ce brio dans la réalisation n’intéresse pas Othoniel, bien que la réalisation de
ses œuvres fasse nécessairement appel à un savoir-faire certain.
Mais Othoniel, selon Jean-Luc Olivié, ne fait pas seulement office de lien entre l’art et
l’artisanat, il est également un designer. En effet, lorsqu’il envisage la construction du
Kiosque des Noctambules, il aborde des contraintes de fabrication, de sécurité, d’entretien,
etc., qui ne sont plus d’ordre artistique, ou du moins dont les prérogatives sont différentes de
celles de l’artistes entendu sous son acception la plus commune. La lecture des ouvrages
consacrés au kiosque accrédite d’autant plus cette thèse que l’on remarque avec quel degré de
conscience Jean-Michel Othoniel envisage cette dimension du travail, notamment dans
l’importance qu’il porte au choix des artisans avec lesquels il est amené à travailler. Le
kiosque fait également office de pont entre l’architecture et la création de mobilier urbain,
comme le rappelle Jean Poderos130, selon qui Othoniel doit envisager, au-delà des règles de
fabrication, la viabilité d’un mobilier urbain.
D’autre part, avec cette même œuvre, Othoniel crée une petite architecture, et dans sa
mise en œuvre, le kiosque présente une nouveauté particulière, qui est l’installation en
128
Alexandra Anderson. Article sur Dale Chihuly, en préface à un choix de ses œuvres, extrait de Portfolio,
©1982 Portfolio Associates.
129
Todd Brewster, “New techniques alter an ancient art”, Life magazine, mars 1982, p. 78-79.
130
Jean Poderos, « Un métro nommé désir », Beaux-arts magazine, décembre 2000, p. 90 à 95.
82
extérieur de verre soufflé de couleur. Comme nous le rappelait Jean-Luc Olivié, il ne s’agit
pas là d’une architecture entièrement composée de verre, mais du verre soufflé plaqué, ou
adjoint à une structure. Une œuvre en verre destinée à rester en extérieur est de toute manière
difficilement imaginable dans la mesure où les contraintes mécaniques sont liées aux
conditions météorologiques, qui poussent le verre dans des extrémités (de dilatation et de
rétractation notamment) qu’il n’a pas pour vocation d’assumer. Bien qu’Othoniel rejoigne en
ceci les principes de montage les plus usuels dans l’édification de bâtiments incorporant du
verre, sa nouveauté est celle de l’usage du verre soufflé. Les exemples d’application du verre
plat ou bombé industriel sont connus, majoritairement pour l’édification des murs rideaux en
architecture.
Enfin, par rapport à l’audience accordée généralement au travail du verre, celle de
l’œuvre d’Othoniel permet une meilleure visibilité. Nous remarquons que l’artiste est de ce
point de vue un lien entre les deux univers, puisqu’il figure aussi bien dans les pages de la
presse généraliste d’information (Libération, Le Figaro), que dans les parutions concernant le
milieu artistique (L’Oeil, Beaux-Arts magazine, Arts Magazine), ou encore les revues
spécialisées dans le verre ou les arts du feu (Verre et Création, Revue Céramique et Verre).
En dehors de l’œuvre en elle-même, c’est donc au travers de l’information qu’Othoniel
permet la connexion entre les différents milieux, qui n’ont pas pour coutume de se rencontrer,
ce que l’artiste déplore : « Ce sont deux mondes qui ont à mon avis beaucoup à gagner à se
connaître131 ». Mais nous remarquons également que dans certaines parutions d’art
contemporain, la place accordée à l’œuvre en verre reste tout de même très limitée. Ainsi,
l’article de Geneviève Breerette132, présentant dans un encart les œuvres incluant le verre
d’Othoniel d’une part et du suédois Erik Dietman d’autre part, leur accorde une quinzaine de
lignes sur l’ensemble de la page consacrée à la Biennale de Venise de 1997.
• Les accointances et les différences avec le verre contemporain
La production verrière actuelle se caractérise donc par de nombreuses approches, et
représente en cela les différents types et circonstances de création précédemment décrits.
131
Entretien avec Jean-Michel Othoniel, le 27 janvier 2005.
Geneviève Breerette, « Eclectisme fin de siècle dans les pavillons nationaux de la Biennale de Venise », Le
Monde, 18 juin 1997
132
83
Nous ne nous fixons pas ici pour but de les décrire toutes de façon exhaustive, mais plutôt de
prendre l’œuvre de Jean-Michel Othoniel pour référence, et de la comparer sur quelques
points avec d’autres types de production, afin d’en dégager les particularités. Avant de traiter
de l’œuvre en elle-même, le créateur retient notre attention, car son vécu, son savoir ou son
statut, constituent des préalables influant sur l’élaboration de l’œuvre.
Un vécu constitutif
Comme le démontrions dans notre premier chapitre, Jean-Michel Othoniel se nourrit
de nombreuses sources, la plupart rencontrées au cours de lectures, comme Raymond Roussel,
ou d’autres provenant de sa réflexion et de ses recherches pendant ses études (Beuys,
Broodthaers, etc.). Cela constitue en soi une originalité par rapport aux verriers purs (c'est-àdire les artisans créateurs verriers). En effet, Jean-Michel Othoniel est considéré comme un
artiste cultivé, alors que la communauté des artisans créateurs est, selon Jean-Luc Olivié, en
moyenne, moins cultivée que celle des artistes. De plus, à l’intérieur même du monde
artistique,
il
présente
Othoniel
comme
étant
« particulièrement parisien,
cultivé,
sophistiqué133 ». Cette différence de vues s’explique en partie par la formation reçue, qui
rompt le sujet à certaines lectures et le structure dans sa façon d’aborder un matériau. Ainsi,
quel point commun établir entre Jean-Michel Othoniel en contact avec des professeurs tels
que Sophie Calle, Annette Messager, ou Christian Boltanski, et un apprenti verrier dans un
centre de formation, à qui l’on propose de reproduire un geste afin de le maîtriser avec le plus
d’exactitude possible ?
Bien que le verrier, suite à cette formation, puisse s’établir en tant que créateur et donc
novateur en puissance, il en résulte que les productions respectives et les trajectoires
empruntées sont différentes. La rencontre de Jean-Michel Othoniel avec le verre est en partie
due au hasard, alors que le verrier se projette à plein temps, et pour longtemps avec son
matériau de prédilection. D’aucuns pourraient nous reprocher ce peu de considération apporté
au verrier, mais il ne s’agit pas d’un jugement de valeur. À la vue des travaux de créateurs
verriers, il apparaît que le but est de parvenir à reproduire une forme, une inclusion, une
oxydation, etc., de la maîtriser, de la comprendre pour ce qu’elle est, c'est-à-dire de s’attacher
133
Entretien avec M. Jean-Luc Olivié, le 4 mai 2005.
84
à une exploration phénoménologique, voire méthodique de la matière. Othoniel n’est pas dans
cette optique, en explorant principalement la matière à partir du geste, en cherchant à adapter
la forme à son langage et à son hédonisme ludique, et non à s’engager dans une démarche
prospective complète. De même, le rythme de vie au quotidien ne permet pas au verrier,
quand bien même il en retiendrait l’éventualité, de mener des recherches pour développer son
propre langage. Les journées à la verrerie sont épuisantes, car le travail nécessite une certaine
concentration, et la chaleur ambiante dégagée par les fours est accablante. Nous parlons ici
des employés des verreries telles que Salviati, ou la verrerie de Biot, par exemple. Il existe
certes des exemples fameux de personnalités assez affirmées et créatives pour aller au-delà.
L’un de ces employés ayant, à force d’essais menés après la journée de travail, réussi à
développer sa propre ligne, n’est autre que Jean-Claude Novaro qui, sous l’égide d’Éloi
Monod, put ensuite s’établir en tant que créateur avec le succès international que l’on lui
connaît.
D’autre part, Othoniel a une approche fondamentale du matériau qui diffère du verrier
dit « classique ». L’artisan et le créateur se basent sur la matière en fusion dans le four, et
créent leurs œuvres presque ex nihilo, en partant de cette matière d’apprentissage pour
développer leur discours artistique. Jean-Michel Othoniel, quant à lui, appréhende la matière
dans le souvenir de la rencontre originelle avec la lave du volcan. Ses premières œuvres sont
directement liées à cette approche, principalement avec l’obsidienne. Sa démarche s’inspire
donc de cette dimension strictement naturelle, ce qui est unique selon Jean-Luc Olivié.
Othoniel déploie donc une esthétique différente à la source, et elle influe sur les appels faits
aux techniques de fabrication, qu’il explore avec un œil neuf, en même temps qu’il se projette
dans l’artisan verrier, qui devient son instrument de travail. Sa fascination pour cet univers
viril et muet est également une source à réflexion, comme nous l’avons mentionné avec la
description qu’il donne de la fornace dans A Shadow in your Window.
L’œuvre
Ces expériences personnelles et ces différences de formation aboutissent à des
productions différentes, et bien que nous ne visions pas à opposer le travail de Jean-Michel
Othoniel à tout le reste, il est possible de dégager quelques particularités de ce travail par
rapport à celui des artistes verriers de formations, et exécutant eux-mêmes leur pièces.
85
L’investigation de l’espace
Sans réduire l’activité verrière actuelle à cette seule dimension, nous pouvons tout de
même, à partir de nombreux exemples, avancer que la création sculpturale en verre
contemporaine tend à un certain constructivisme. Les catalogues d’expositions tels que celui
de la Galerie internationale du verre Serge Lechaczynski134, ou encore les sites Internet de
galeries spécialisées telle Place des arts à Montpellier135. Bien sûr, toute sculpture procède
d’une intégration d’un volume dans un autre plus large : l’espace. Cependant, des verriers tels
que Bohus (ill. 60), Negreanu (ill. 61 et 62), ou encore Chiampo (ill. 66), et bien d’autres
encore, portent cette donnée jusqu’à un point tel que nous les apparentons justement aux
constructivistes, qui occupaient et valorisaient l’espace en tant que tel. Cette investigation de
l’espace est revendiquée notamment par Zoltan Bohus, lorsqu’il explique que « [ses]
constructions en trois dimensions se basent sur des unités systématiques d’espace-structureforme136 ». De même, Negreanu, que ce soit avec ses sculptures en verre plat sablé et collé
aux ultra violets rappelant les œuvres d’Antoine Pevsner, ou bien avec ses pâtes de verre
développant des combinaisons de volumes simples. Enfin, pour donner un dernier exemple,
les œuvres en verre de Bernard Dejonghe (ill. 63) sont constituées de formes, éventuellement
déclinées pour donner des variations, et comme le note Jean-Luc Olivié, commissaire de
l’exposition des œuvres de l’artiste au musée des Arts décoratifs de Paris, « Les formes chez
Dejonghe sont simples, modulaires et répétitives137 ».
Nous pouvons considérer bien sûr que l’œuvre en verre d’Othoniel se compose pour
une bonne part de formes presque identiques, avec les enfilages de perles par exemple, qui se
basent sur le principe de la répétition formelle. Cependant, Othoniel ne s’approprie pas
l’espace en tant que tel, mais comme nous l’expliquions plus haut, c’est la nature, et le rapport
134
Verriales 2003. Galerie internationale du verre Serge Lechaczynski, juin 2003.
www.place-des-arts.fr
136
Verriales 2003, p. 10.
137
Carte blanche à Bernard Dejonghe. Musée des Arts décoratifs, Paris, du 13 juin au 20 août 1995, © Union
centrale des arts décoratifs, Paris 1995. Catalogue édité également pour l’exposition Bernard Dejonghe, musée
d’Évreux – ancien évêché, du 24 juin au 30 septembre 1995, p. 12.
135
86
naturel justement qu’il envisage avec le verre, qui sont la pierre angulaire de son œuvre
verrière. D’autre part, la seule intervention d’Othoniel dans l’espace que nous envisageons est
celle de l’espace public, avec le Kiosque des Noctambules. Cet espace, contraint par le tissu
urbain et par des conditions pratiques, ne permet donc pas à l’œuvre de développer sa
dimension sculpturale dans un espace envisagé comme pur, et nous ne pensons pas que tel est
l’intérêt que porte Othoniel à son travail.
L’intrusion d’autres matériaux
Cette différence de forme vient sans doute également de la manière d’aborder la
matière, en ce qu’elle peut être entièrement autonome, ou bien considérée comme une
données parmi d’autres, mais revêtant un caractère de prime importance. Ceci nous amène à
considérer les mélanges avec d’autres matériaux.
Il convient de distinguer ce mélange comme une donnée constitutive de l’œuvre,
comme le fait Vladimir Zbynowsky (ill. 67), c'est-à-dire l’utilisation d’un matériau différent
du verre et affiché comme tel. Chez Othoniel par exemple, le métal est envisagé à la fois
comme une structure permettant au verre de se développer dans l’espace, mais apparaît aussi
pour ce qu’il est, que ce soit dans Mon Lit, ou bien pour la rambarde du Kiosque des
Noctambules. La préoccupation du montage est identique chez Chihuly, qui assemble ses
grandes compositions avec des fils métalliques tournés autour d’un tronc commun. Cette
distinction vient également de la différence d’échelle entre les œuvres, car le recours au seul
matériau verre devient caduque, pour des raisons techniques (la recuisson) ou pratiques (la
sécurité). Des travaux de ces dimensions sont en outre est assez peu courants dans les œuvres
réalisées par des verriers de formation, qui s’adonne plutôt à la sculpture adaptée aux
dimensions usuelles pour la présentation en galerie. De plus, la densité du verre138 est une
contrainte supplémentaire à sa fragilité pour la manutention des œuvres. La chose n’est
cependant pas inexistante, et nous pouvons tout de même mentionner, les sculptures du métro
de Prague, exécutées par les verriers tchèques dans les années 70 et 80.
138
Le verre commun (float) a une densité identique à celle du béton, soit 2,5 (2,5 kg par m2 pour 1 mm
d’épaisseur, c’est-à-dire 2500 kg/m3).
87
Mais l’expérience entamée par Othoniel est aussi de ce point de vue unique. Il
introduit le verre de façon persistante dans son œuvre, tout en le mélangeant aux tissus
notamment, médium utilisé également auparavant pour Glory Holes. Au-delà des contraintes
de montage et de fixation qui justifient l’intervention du métal (dont Othoniel désirait se
passer au départ pour le Kiosque des Noctambules), ces deux matériaux se répondent et
s’enrichissent dans le discours. Nous ne connaissons pas d’autres exemples de mélanges de
matériaux (dont l’un d’eux est le verre) aussi endémiques. Othoniel jouit sans doute ici de la
liberté que lui permet d’envisager son passage aux Beaux-Arts, où il appris à manipuler
plusieurs médiums, alors que le verrier se concentre bien sûr plutôt sur sa matière de
prédilection.
La narration au travers des allégories de la matière
L’élaboration d’un langage à partir du verre, et non l’inverse, constitue également une
des originalités de l’approche de Jean-Michel d’Othoniel : il persiste et signe, son travail du
verre n’est pas une intervention ponctuelle, comme ont pu le faire d’autres artistes, tel que
Dali, en collaboration avec Egidio Costantini, mais une interrogation profonde sur le
matériau. Comme nous le remarquions précédemment, Othoniel appréhende le verre dans
toutes ses dimensions allégoriques tout en ayant une expérience antérieure. Rares sont les
artistes à part entière entamant cette démarche. Comme il le dit lui-même, le verrier n’a pas
forcément le temps de se consacrer à l’élaboration d’une histoire, en raison d’un travail à
l’atelier très prenant, qui aboutit peut-être à ce que le verrier se laisse « happer » par la
matière, en ayant une approche phénoménologique, en menant une recherche par le biais de
nombreux essais.
Les exemples de praticiens se consacrant à des écrits concernant leur matériau de
travail sont exceptionnels. Antoine Leperlier est un de ceux-ci, mais avant de travailler avec
son grand-père, il avait pris le temps d’étudier l’histoire de l’art, et avait peut-être adopté à
cette occasion une vue plus large sur les enjeux de son art à venir. Il se veut ainsi didactique et
argumenté dans sa démarche créatrice. Un autre exemple fameux, du siècle passé, fait office
d’icône. La trajectoire d’Émile Gallé (1846-1904) est édifiante. Après avoir étudié la
minéralogie à Weimar, il rejoint l’entreprise de gobeleterie familiale. Féru d’histoire de l’art,
botaniste reconnu, il envisage également toutes les difficultés économiques de l’industrie
88
verrière de son temps139, tout en créant lui-même les modèles fabriqués dans ses ateliers et qui
feront sa renommée. Cette activité bouillonnante mêle donc considérations techniques (Gallé
est l’inventeur de la technique dite de la marqueterie de verre) et artistiques. Mentionnons
pour mémoire le rôle essentiel de Henri Cros, chercheur invétéré partageant ce goût avec son
célèbre frère, Charles, l’inventeur du phonographe. Cros redécouvrit, dans le cadre des
ateliers de Sèvres, la technique oubliée de la pâte de verre ; mais hormis cette découverte, au
demeurant majeure, nous ne lui connaissons pas d’écrits artistiques de teneur comparable à
celle d’Antoine Leperlier par exemple. Nous ne citons pas les vitraillistes tel que Lucien
Bégule qui a laissé des écrits, car leur travail s’inscrit dans un cadre déterminé.
Jean-Michel Othoniel apporte donc à un milieu verrier, faisant preuve de lacunes
lorsqu’il s’agit de théoriser ses vues, une large contribution dans la mesure où il communique
beaucoup. De plus, son aptitude et son plaisir à pratiquer un art de la narration ne le rendent
pas hermétique pour autant aux yeux du public. En effet, cet aspect de l’art verrier est
restreint, et si l’on parle quelquefois de la « grammaire zuberienne » pour qualifier le discours
du maître verrier polonais, force est de constater que l’accès aux œuvres en verre est délicat
pour le néophyte, si l’on excepte la fascination première pour la matière en elle-même.
Tout en développant une esthétique lui étant propre, des verriers tels que Zuber ou
Zoritchak intègrent difficilement d’autres histoires que celles leur étant propres. Il existe peu
d’exemples de citations à notre connaissance, et cela s’explique peut-être aussi par la
formation ou bien le quotidien à l’atelier. Les verriers peuvent paraître quelquefois comme
étant unidimensionnels, leur dimension étant celle de la matière. Pour Othoniel, le verre est
comme les autres médiums qu’il utilise ou a utilisés, un support à histoire. Pour la réalisation
des socles du Petit Théâtre de Peau d’Âne par exemple, un simple verre thermoformé
participe dans les teintes au développement de l’onirisme. Un verrier se serait plus attaché à y
apporter des finitions, ou alors aurait fait une dalle bien plus épaisse pour donner de la
profondeur, etc. De plus l’œuvre d’Othoniel est toujours en lien avec autre chose : une histoire
(Peau d’Âne), un lieu (le jardin est un exemple), une idée (le rêve, l’évanouissement, le
plaisir, etc.), toutes ses références se répondant de façon cohérente tout au long de son œuvre.
139
Face aux prix très concurrentiels pratiqués par l’industrie semi-automatisée américaine (qui provoque la
faillite de très nombreuses verreries en Europe), Gallé préside à la fondation de l’École de Nancy, dont le but est
de proposer un enseignement sensibilisant la main d’œuvre aux arts décoratifs et à la pratique des arts verriers, et
ce afin de pouvoir confier un plus grand nombre de tâches à une seule et même personne. Gallé a conscience des
nouveaux enjeux qui sont les emplois de nouvelles techniques, couplés à un souci de qualité, le tout découlant
donc de l’éducation de l’œil et de la main.
89
Sa formation et son contact avec les milieux de l’art contemporain en sont probablement les
causes, et lui font fixer d’autres buts pour son travail. Là où le verrier est constructif, c’est
principalement dans sa technique, c’est-à-dire sa virtuosité. L’artiste, lui, est confronté à son
œuvre, à sa cohérence de fond, et à son état mental. Ces deux optiques ont pour différence
leur but : la forme pour le verrier, la forme éventuellement pour l’artiste, mais enrichie de
l’expression d’un monde mental de façon consciente, ou inconsciente (dans le cas de l’art brut
par exemple). Cependant, nous ne signifions pas que le verrier n’exprime pas une structure
mentale, ce qui est dans tout processus de création une base évidente.
Enfin, Othoniel tout en créant un univers, met en scène son travail. Comme
précédemment, nous ne disons pas que le verrier ne développe pas non plus un univers, ce qui
serait un non-sens, mais dans la lignée d’un Broodthaers, Othoniel envisage le contentement
de tous les sens. L’œil est bien sûr flatté par tant de reflets et de profondeur, mais les papilles
sont également émoustillées par les couleurs évoquant celles de bonbons, le toucher est excité
par ces surfaces bosselées et cicatrisées, et l’oreille, dans le cas du Petit Théâtre de Peau
d’Âne, est caressée par la mélodie jouée au piano. Cette conscience de la mise en scène le
rapproche par certains côtés de la démarche de Dale Chihuly qui s’occupe, pour leur
présentation et leur mise en valeur, de la prise de photo. Certes les tenants et les aboutissants
des travaux de Chihuly et d’Othoniel ne sont pas identiques, mais leur art cependant procède
de la scénarisation, et de la notion d’art, sinon total, au moins complet.
Une audience exceptionnelle pour le verre
• Un entourage solidement constitué
« La liste des remerciements de l’exposition Crystal Palace est un vrai générique de
film comprenant plus de trois cents noms140 », telle est l’impression que procure la lecture des
remerciements de la plupart des catalogues d’expositions de l’artiste. Le montage complexe
des projets de Jean-Michel Othoniel nécessite en effet l’intervention de nombreuses
compétences, que ce soit pour leur réalisation, mais aussi pour leur diffusion et explication.
Ainsi, les protagonistes sont nombreux et venant d’horizons très différents.
140
www.verreonline.fr
90
Artisans, mécènes, et artistes
Les partenaires privilégiés d’Othoniel apparaissent en bonne place dans les catalogues,
et l’artiste en assure en quelque sorte la promotion puisqu’il ne manque pas de les citer à de
nombreuses reprises dans les articles de journaux lui étant consacrés. Dans les dossiers de
presse remis aux journalistes, une liste détaillée des différents intervenants permet également
de rendre compte exhaustivement de leur importance dans les différents procédés de
fabrication, et souligne par là-même l’ensemble des compétences réunies à chaque fois par
l’artiste, qui tient à choisir lui-même ses artisans.
Afin de pouvoir donner corps à ses projets, Othoniel a besoin de bailleurs de fonds.
Les mécènes jouent donc ici un rôle important pour la réalisation de ses pièces, faisant appel à
une main d’œuvre qualifiée conséquente et à des matériaux onéreux. De nombreux
institutionnels sont présents, comme la Caisse des dépôts et consignations ou la fondation
Cartier pour l’art contemporain, ainsi que des collectionneurs particuliers, dont certains
célèbres, comme Agnès b., ou encore la famille de Rothschild, et plus précisément Élie et
Nathaniel, ou encore Élisabeth de Rothschild141.
Nous retrouvons également très souvent dans ces catalogues les noms des différents
professeurs qu’Othoniel a pu avoir aux Beaux-Arts de Cergy-Pontoise. Il lui arrive même
d’exposer à leurs côtés, comme nous l’expliquions plus haut, notamment lors de l’exposition
Contrepoint, à laquelle participait aussi Christian Boltanski, et comme le rappelle Élisabeth
Lebovici, Othoniel fut « porté par la génération des Christian Boltanski et Annette
Messager142 ». Certains d’entres eux, comme Bernard Marcadé, consacrent des articles à JeanMichel Othoniel dans la presse, ou bien participent à la rédaction des catalogues d’exposition.
141
Apparaissant dans les remerciements de Jean-Michel Othoniel « pour leur générosité », dans le catalogue
Othoniel Crystal Palace. Fondation Cartier pour l’art contemporain, du 31 octobre 2003 au 11 janvier 2004,
Paris, Actes Sud, 2003, 109 p.
142
Lebovici, Libération, 24 juin 1997.
91
La presse écrite et les catalogues
Il s’agit sans doute là de la facette la plus intéressante, car elle regroupe à la fois des
journalistes, des critiques d’art, des anciens professeurs de Jean-Michel Othoniel, et
quelquefois même des célébrités143. Nous tentons ici d’établir les liens entre les différents
commentateurs de l’œuvre, et voir ainsi en quoi cela relève de l’affaire de spécialistes,
connaissant aussi bien l’œuvre que leur créateur.
Ainsi, Sophie Schmit, qui connaît bien Othoniel pour l’avoir côtoyé à Rome lors de
son séjour à la villa Médicis, avait organisé son exposition dans les jardins de la fondation
Peggy Guggenheim à Venise. Elle écrit un article dans Le Figaro en 2001 et est également
collectionneuse du travail de Jean-Michel Othoniel.
Bernard Marcadé, quant à lui, est critique d’art, mais à la différence de Sophie Schmit
qui écrit des articles, lui est plutôt auteur d’ouvrages, bien qu’écrivant aussi dans Beaux-Arts
magazine, notamment un article consacré à Othoniel144. On le retrouve aussi en auteur de
textes dans des catalogues d’exposition de l’artiste, comme celui du Petit Théâtre de Peau
d’Âne, ou celui des expositions de Grenade et Bilbao. À noter que l’épouse de Bernard
Marcadé, Marie-Laure Bernadac145 est l’auteur des textes du numéro de Connaissance des
arts146 consacré à l’exposition Contrepoint. Sophie Schmit cite Bernard Marcadé et MarieLaure Bernadac comme des influences de Jean-Michel Othoniel, et ils avaient notamment
participé à l’exposition Féminin - Masculin au centre Georges Pompidou, en 1995.
Élisabeth Lebovici est parmi les auteurs les plus récurrents dans notre bibliographie.
Elle écrit deux articles parus dans Libération, et participe aussi à la rédaction du catalogue des
exposition à Grenade et à Bilbao. Il en va de même pour l’écrivain Edmund White, qui publie
un article sur Othoniel dans la revue Parkett, et qui est avec Bernard Marcadé et Élisabeth
Lebovici co-auteur des textes du catalogue des expositions de Grenade et Bilbao. Dans le
143
Catherine Deneuve, en sa qualité d’actrice principale dans Peau d’Âne de Jacques Demy, donne un petit texte
introductif au catalogue du Petit Théâtre de Peau d’Âne.
144
Bernard Marcadé, « Othoniel une page dans votre fenêtre », Beaux-arts magazine, n°179, avril 1999, p 63 à
65.
145
Marie-Laure Bernadac est conservateur en chef, chargée de mission pour l’art contemporain au musée du
Louvre.
146
Marie-Laure Bernadac, Contrepoint l’art contemporain au Louvre, Connaissance des arts, Hors Série n°234,
4e trimestre 2004, p. 25-26.
92
premier article d’Élisabeth Lebovici147, Othoniel boucle la boucle en quelque sorte, car il cite
White, qui se retrouve donc à la fois auteur d’article et de catalogue, tout en étant une
référence mentionnée dans un autre article.
Enfin, dans les remerciements du livret accompagnant le CD-ROM de A Shadow in
your Window apparaît Beaux-Arts magazine. Nous ignorons à quel niveau intervint la
parution, mais elle est remerciée avec les institutions sans la participation desquelles la
création de l’œuvre n’aurait pas été possible. Ceci montre en tous les cas la présence de JeanMichel Othoniel dans le réseau de la presse, ce qui en fait un promoteur convaincant de son
travail, mais aussi du matériau verre auprès de différents publics. Il convient de noter aussi
que les auteurs font corps autour de l’artiste, et rares sont les jugements critiques émis dans
les articles des périodiques. Nous n’avons décelé dans cette catégorie de sources qu’un article
au ton plus circonspect148. Le Kiosque des Noctambules trouve difficilement grâce auprès de
l’auteur, qui le qualifie de « cageot à pustules […], croisement d’une rubéole géante avec une
double carcasse de parapluie posée de guingois. […] une cabane en fil de fer agrémentée
d’une touche basilicale et sublimée par deux bouchons de radiateurs en forme de Sainte
Vierge ». Nous n’allons pas plus loin dans les citations, car ce florilège suffit à en retranscrire
le fiel que l’on croirait tiré des articles ayant inspiré les critiques qualifiant ironiquement par
exemple la peinture de Monet d’impressionniste. Il ne nous appartient pas de juger la
substance de l’article, mais de signaler au lecteur qu’il s’agit là de l’unique alternative à
l’enthousiasme général. L’intérêt de cet article est également la mention du prix de
l’édification du kiosque. Cependant, l’auteur donne le montant du budget, sans toutefois, dans
son élan subjectif, le mettre en perspective avec celui des autres bouches de métro, du style de
celles créées par Hector Guimard. L’article plus mesuré de Jean Poderos nous apprend que le
budget de trois millions de francs (soit un peu plus de 455 000 euros) engagé pour
l’édification du Kiosque des Noctambules est raisonnable, dans la mesure où il ne représente
que le double nécessaire pour l’édification actuelle d’une bouche de métro habituelle (c'est-àdire une copie de celles créées par Guimard).
Il est également important de souligner que la première exposition majeure des
verreries d’Othoniel en France (Crystal Palace) fut portée à la connaissance du plus grand
nombre par une couverture médiatique inédite. Au-delà de la presse artistique spécialisée,
147
148
Lebovici, Libération, 24 juin 1997.
Ange Dominique Bouzet, « Cage à perles au Palais-Royal », Libération, 25 novembre 2000.
93
nous avons eu la surprise de le voir apparaître dans le journal de treize heures de TF1 qui lui
consacra un reportage. On peut sans doute expliquer cette surprenante médiatisation
(inhabituelle pour des œuvres issues des arts verriers) par le lieu dans lequel elle se déroulait.
La fondation Cartier pour l’art contemporain est en effet un des hauts lieux d’exposition, et
participe à la visibilité internationale de l’œuvre de l’artiste.
• Une œuvre internationalement connue et reconnue
Cette grande visibilité médiatique participe à la diffusion de ses œuvres et se fait en
parallèle à un rythme assez soutenu de participation à des expositions, la plupart du temps
dans des lieux de renom, comme le Centre Georges Pompidou, la fondation Peggy
Guggenheim, la fondation Cartier pour l’art contemporain, le Louvre, ou le théâtre du
Châtelet. En outre, par le biais de ses galeries, Othoniel prend part aux grand rendez-vous de
l’art contemporain (la Biennale de Venise, la FIAC, et Art Basel). Les artistes contemporains
ayant la possibilité d’exposer dans de pareils lieux, et avec une telle fréquence, sont peu
nombreux, mais cela est encore plus vrai en ce qui concerne les verriers, pour qui cela paraît
tout bonnement inimaginable, dans la mesure où, comme nous l’expliquions plus haut, les
circuits, les galeries, et les collectionneurs sont différents. Mais Othoniel a profité également
de son passage à la villa Médicis pour acquérir une certaine notoriété, auprès des
collectionneurs américains notamment, pour qui l’institution que représente l’Académie de
France à Rome a plus de valeur, paradoxalement qu’auprès des Français.
Objectivement, Jean-Michel Othoniel fait donc partie des artistes contemporains « en
vue », et le sondage cité par Sophie Schmit149 ne fait que confirmer cette assertion. En effet, à
la question « Pour chacune des reproductions de ces artistes français vivants, dites-moi
laquelle de ces réflexions vous inspirent le plus ? », une forte majorité avait placé Othoniel en
tête, devant le célèbre Balthus, alors vivant. Alfred Pacquement, directeur du Musée d’art
moderne au Centre Pompidou, explique ce résultat par le fait que le public aspire de moins en
moins à intellectualiser ce qu’on lui donne à voir. Ainsi, l’œuvre d’Othoniel, que l’on peut
qualifier de décorative, répond à ces attentes d’appréciation visuelle pure, en conséquence de
quoi sa diffusion auprès du plus grand nombre est simplifiée, principalement par la large
visibilité du Kiosque des Noctambules.
149
Sophie Schmit, « Othoniel joue avec le feu », Le Figaro, 23 novembre 2001.
94
Cette œuvre enfin, qu’elle soit aimée ou repoussée, a le grand mérite de faire débat, et
les différents avis, positifs ou négatifs, ne font pas dans la demi-mesure, comme nous avons
pu le constater avec les propos tenus par Ange Dominique Bouzet. Ces émissions de critiques
sont rares, et si on qualifie quelquefois l’art d’Othoniel d’ « overdose décorative150 », ou
« d’art technocratique, […], ministériel151 », le débat se porte jusque dans la rue (avec le
Kiosque des Noctambules), et amène l’art contemporain sur un terrain qu’il n’a pas coutume
d’occuper ; reproche formulé, comme nous allons le constater, par certains auteurs d’articles
ou d’ouvrages.
• Une immersion totale dans le milieu de l’art contemporain
La reconnaissance du monde de l’art passe nécessairement, selon un article paru dans
Arts Magazine152, par la médiatisation des œuvres, et avant tout des artistes. Si Othoniel n’est
pas d’une nature particulièrement expansive, à la différence d’un Jeff Koons ou d’un Damien
Hirst, il n’en est pas pour le moins très présent dans la presse. « La génération actuelle se fait
mousser dans les médias » selon l’auteur, et répond ainsi à l’intérêt du public pour tout ce qui
a trait à la célébrité, qui se quantifie apparemment, puisque le magazine allemand Capital
établit un classement des artistes, selon des critères de notoriété et de valeur pécuniaire des
oeuvres. Cette caractéristique est selon l’auteur l’apanage de la génération née dans les années
1960, bien que le top dix des « stars » de l’art contemporain compte des artistes tels que
Sigmar Polke (63 ans), Bruce Nauman (64 ans), ou encore Christian Boltanski (60 ans). Selon
Florence Botton153, leur succès s’explique autant par leur talent que par leur connaissance des
mécanismes du marché de l’art qui font grimper les cotes, et leur capacité à créer de la
nouveauté, et à nourrir un discours autour de leur travail.
150
Article signé V. D et B. de R., « Jeu de piste en huit artistes », Le Figaro, 22 octobre 2004.
http://education.guardian.co.uk
152
Nicolas Michel, « Les icônes de l’art contemporain », Arts Magazine, n°1, juin 2005, p. 52 à 55.
153
Directrice du département d’art contemporain chez Christie’s.
151
95
Le « traitement » de l’information
Florence Botton rejoint en cela le point de vue d’Anne Cauquelin, auteur de l’ouvrage
L’Art contemporain154, selon qui le marché de l’art est devenu un système fonctionnant sur le
modèle d’autres courants d’affaires, où tout s’échange et se monnaie.
Les critiques ont un rôle important dans ce système dans la mesure où ce sont eux qui
créent les courants et les modes. Ils ne soutiennent plus un groupe opposé à l’académisme
ambiant, mais misent leur réputation de critique sur un artiste ou sur un groupe. Leur intérêt
est donc de placer en vue ces artistes, attirer l’attention du public sur eux, ce qui revient à les
vendre. Sous cet aspect-là, on peut déceler en partie le rôle de Sophie Schmit dans la
promotion de l’œuvre de Jean-Michel Othoniel, que ce soit par les articles publiés, ou bien par
l’organisation de l’exposition à la fondation Peggy Guggenheim. L’auteur pense que passer
l’information, c’est la fabriquer, et que là le rôle des directeurs des fondations internationales
(type fondation Cartier) ou des conservateurs de musées tels que le Louvre, est primordial, car
ce sont eux qui par conséquent, fixent la cote et la valeur esthétique d’une œuvre. Autrement
dit, ces décideurs sont de véritables producteurs. En outre, la commande vient souvent de ces
institutions, qui ont pour fonction de désigner au public ce qui est de l’art et ce qui n’en est
pas. L’auteur note le mélange des rôles des intervenants, comme par exemple les
conservateurs qui préfacent les catalogues, ou bien qui sont en même temps commissaires
d’exposition.
Une œuvre lisible dans le paysage artistique
Ensuite, toujours selon Anne Cauquelin, l’artiste doit se trouver une originalité, celle
du médium par exemple, pour faire face à la concurrence des autres artistes, et pour être donc
immédiatement reconnaissable parmi le groupe. L’artiste et son œuvre, qui sont tous deux
uniques, sont « traités » par le réseau, et doivent s’y intégrer, en accepter les règles, pour
exister. Ils sont à la fois des éléments constitutifs de celui-ci, en même temps qu’ils en sont
des produits (sans le réseau, ils ne sont pas visibles). En outre, dans se souci de lisibilité,
l’artiste doit affirmer son style ou son médium, tout en se renouvelant afin de proposer de la
154
Anne Cauquelin, L’art contemporain, Paris, Presses Universitaires de France, 1992, (coll. Que sais-je ?, n°
2671).
96
nouveauté. Anne Cauquelin détermine quelques procédés qui permettent à l’artiste d’éviter
tout phénomène d’usure. Dans cette nouveauté, il intégrera une répétition, un écho de son
œuvre antérieure, en effectuant des retours en arrière, des emprunts, des citations de luimême.
En dernier lieu, l’auteur imagine que le fait que l’artiste s’inspire ou soit influencé par
des écrivains lui donne plus de crédibilité, et cite à ce titre Duchamp, qui admirait Roussel et
qui disait « Je pensais qu’en tant que peintre il valait mieux que je sois influencé par un
écrivain que par un peintre… J’en ai assez de l’expression « bête comme un peintre » ». De
plus, les mots et les concepts sont des signes plus facilement transportés par la chaîne de
communication.
Le rôle du collectionneur est également capital, c’est un mélange de personne riche et
éclairée, amateur de belles choses et ayant les moyens de satisfaire ses goûts. Comme il est
lui-même en vue, il est une publicité pour l’artiste. Le collectionneur britannique Charles
Saatchi avait ainsi promu dans les années 1990 le groupement de jeunes artistes dénommé
YBA (Young British Artists), dont faisait partie Damien Hirst, cité plus haut. Le couple formé
par l’artiste et le riche collectionneur participe à la fondation d’une génération d’artistes
déterminés, selon Anne Cauquelin, à devenir riches et célèbres en jouant de leurs atouts
mondains, et cite Andy Warhol, qui fut celui qui alla le plus loin grâce à sa maîtrise de ce
système promotionnel.
97
Conclusion
Pour clôturer ce travail, nous mettons en évidence les limites de celui-ci, ainsi que les
questions plus générales qu’il nous évoque à propos de l’œuvre de Jean-Michel Othoniel.
Le discours la plupart du temps emphatique des articles de presse nous a amené à une
certaine prudence quant à leur utilisation. Ceci nous a sans doute pondéré dans notre
manipulation de ce matériau, qui est pourtant notre source bibliographique la plus abondante.
Mais cette caractéristique, que nous considérons comme une donnée constructive en soi, nous
permet d’alléguer que Jean-Michel Othoniel est un acteur incontournable de l’art
contemporain, ce que nous avons déjà plus amplement démontré.
D’autre part, dans le cadre d’un travail de master, nous devions garder en tête les
objectifs de ce mémoire, qui sont la mise à jour de pistes de réflexion pour un éventuel sujet
de thèse. Nous ressentons donc une certaine frustration de ne pas avoir pu traiter comme nous
l’aurions voulu quelques aspects qui mériteraient d’être approfondis. Nous aurions par
exemple souhaité étendre davantage notre réflexion sur les parallèles de pensée entre certains
verriers et Jean-Michel Othoniel. Le texte d’Antoine Leperlier et la démarche d’Othoniel nous
paraissant être éventuellement le point de départ d’un sujet à part entière. De même, nous
aurions voulu étudier plus précisément les conditions de travail de Jean-Michel Othoniel : les
déplacements, le financement des pièces, la gestion de cette délégation à l’artisan, qui est une
des caractéristiques de son travail. En outre, nous déplorons, par manque de temps et de
moyens, de ne pas avoir pu envisager des visites dans les ateliers du C. I. R. V. A. et de
Murano, ainsi qu’une rencontre avec le verrier Matteo Gonet, qui a collaboré avec JeanMichel Othoniel pour la création du Cortège endormi.
Suite à cette étude, l’art d’Othoniel nous paraît atteindre une dimension
eschatologique, non pas universelle, mais individuelle (l’eschatologie étant un ensemble de
doctrines et de croyances portant sur le sort ultime de l’homme après sa mort (eschatologie
individuelle), et de l’univers après sa disparition (eschatologie universelle)). L’intérêt pour les
rites (notamment religieux), la morbidité de certaines œuvres, sont autant de données en
accord avec cette manière d’envisager le merveilleux comme menant à la réflexion. Par le
truchement des sens entre autres, l’artiste nous fait sentir notre faiblesse à appréhender le
98
monde avec nos cinq sens, et enfin notre fragilité, notre vanité. À ce propos, sans aller de
façon dictatoriale au devant de l’œuvre, nous imaginons qu’Othoniel pourrait à l’avenir
« jouer avec nos oreilles », en explorant les capacités sonores du verre. Cette préoccupation
pour la perception du spectateur à travers les sens nous amenait à évoquer la notion d’art total.
Dès notre entretien avec Sophie Schmit155, qui nous expliquait que la vie de Jean-Michel
Othoniel est consacrée à l’art, nous avions pressenti cette donnée.
C’est l’idée émergeante avec le kiosque par exemple, qui développe la notion d’art
dans la ville, et qui implique aussi avec sa fabrication complexe une synthèse des arts et des
savoir-faire. Cette abolition des frontières entre les genres, qui signifie pour certains une perte
de hiérarchisation, et donc de repères, brouille les pistes pour le spectateur, notamment avec le
cas du kiosque, auquel on reproche quelquefois d’être un suppôt de ce mélange156. Ce
phénomène n’est cependant pas nouveau ; les statues équestres des rois ne niaient en rien leur
naissance artistique, et rejoignaient même l’idée ayant présidé à la naissance du kiosque : la
commémoration et la visée publicitaire. Pour Jean-François Poirier157, l’art est désormais une
symphilosophie « dont la clé de voûte est la poésie ». La dimension de la poésie, entre autre
surréaliste, à laquelle Othoniel apporte sa pierre formelle, ne participe-t-elle pas à cette
schématisation, en ce sens que l’artiste éponyme est dit « cultivé » comme nous l’avons vu ?
Ce mélange des arts, notamment avec la musique, ce syncrétisme revendiqué des savoir-faire,
n’est il pas le point de départ d’une alternative salvatrice ?
D’où notre trouble de ne pouvoir distinguer l’art du non art, comme le rappelle Anne
Cauquelin. Et la faillite de l’art contemporain, si faillite il y a (ce que nous soumettons) réside
en le fait que l’adhésion du public à la forme la plus simple, la plus épurée, la plus censément
sensitive, n’a pas lieu, le savoir-faire et le lisible, en un mot le connu, prennent le relais.
Nous citons Jean-François Poirier158 : « Si l’homme moderne est essentiellement un
homme esthétique, au sens où Kierkegaard a entendu ce terme, un homme sans profondeur,
un homme qui ne surplombe aucune transcendance, un homme sans engagement, sans foi ; un
homme des surfaces, un homme de la métamorphose perpétuelle […], va donc être un
155
Entretien avec Mme Sophie Schmit, le 31 janvier 2005.
http://education.guardian.co.uk
Des étudiants en Histoire de l’art font une critique « objective » après l’installation du Kiosque des Noctambules.
157
www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=132
158
Id.
156
99
gouvernement des formes, un gouvernement sur les formes et par les formes. […] L’œuvre
d’art totale […] ne serait-elle qu’un décor ? Et […] y a-t-il encore une possibilité d’existence
pour un art qui ne ferait pas partie du décor ? ». Cette dimension politique accrédite la thèse
d’Anne Cauquelin, selon qui le réseau (entendez l’art contemporain) se nourrit de lui-même,
et se permet dans toute sa quotidienneté, en tant qu’élément autogène, la mise à distance du
reste, c’est-à-dire de la « vraie vie ». Et l’œuvre d’Othoniel, pour décorative qu’elle soit, et
pour substantielle que nous la tenions, n’embrasse-t-elle pas ces deux engeances que l’on
nous présente ici comme inconciliables ? Selon nous, Anne Cauquelin n’envisage pas, dans
une certaine mesure, que tout est inévitablement et pragmatiquement lié. Ce sont les hommes
qui font l’art, et par suite lui impriment leurs structures sociétales, leurs relations, leurs modes
de vie et leurs connaissances. Son argumentaire semble éloigner cette donnée, qui ne
s’applique d’ailleurs pas uniquement à l’art contemporain. Ceci n’est pas une nouveauté, ni
une exclusivité des réseaux de l’art contemporain : la logique de toute activité veut que l’on
travaille plus aisément avec des personnes avec qui l’on se sent bien, ou alors avec qui l’on se
sent productif, et il n’est donc pas étonnant de retrouver souvent les mêmes noms dans les
documents concernant l’artiste. C’est également ce qui génère une cohérence, qui ne cède pas
non plus à une routine, et le cas de Jean-Michel Othoniel n’est de ce point de vue, ni nouveau,
ni unique.
Nous adhérons cependant à cette hypothèse, dans la mesure où il est indéniable que le
réseau décrit est patent. Toutefois, une démarche comme celle de Jean-Michel Othoniel nous
semble prouver que la mort de l’Art (la constante, avec un grand « A »), n’a pas tout à fait eue
lieu, et que les allégations de Duchamp se reconvertissent en prétexte à régénération. Ainsi, le
travail de Jean-Michel Othoniel n’entre-t-il pas dans la cadre d’une redéfinition globale,
nécessaire à la réinsertion de celui qui confère son existence à l’œuvre : le spectateur.
Considérant l’œuvre d’Othoniel, nous pouvons envisager également une étude sur les
liens entre les écrits et le matériau verre. Qui sont les personnes dissertant sur ses propriétés ?
Quelles
caractéristiques
revêtent
les
textes
s’y
rapportant :
sont-ils
techniques,
phénoménologiques, voire poétiques comme ceux de Bachelard ? Les écrivains sont-ils euxmêmes des praticiens, des théoriciens?
Une définition des différentes typologies d’activités et de fonctions des verriers dans
l’art contemporain peut également faire office de base d’étude, en prenant en considération
100
les verriers représentés dans des galeries spécialisées, et répertorier les autres circuits de
distribution, tout en dégageant éventuellement des spécificités nationales.
L’intégration du verre à des installations retient également notre attention : son
interaction avec des sons mis en musique ou non, le mélange avec d’autres matériaux,
l’influence des savoir-faire, voilà qui pourrait ouvrir un champ d’étude riche. Idéalement, ceci
permettrait d’intégrer la poésie dont fait mention Jean-François Poirier, pour développer plus
largement l’étude sur la « grammaire » de la transparence et de la translucidité.
101