À la recherche du temps perdu
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À la recherche du temps perdu
Chapitre I : les chambres ou la clôture originelle Chapitre I : les chambres ou la clôture originelle Les chambres de l'enfance « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Dès les premiers mots, le texte s'ouvre paradoxalement sur un mouvement de fermeture (« mes yeux se fermaient si vite », « Cette croyance [...] pesait comme des écailles sur mes yeux1 ») : une fin de journée anticipée (le narrateur se couche plus tôt que les autres, comme s'il voulait déjà se retirer du monde et de la vie extérieure) qui a pour cadre une chambre, avec un lever de rideau solennel, comme pour le drame du coucher. De manière symétrique, Le Temps retrouvé s'achève sur le défilé carnavalesque du Bal de têtes, puis sur le mot « temps » qui fait écho au « Longtemps » de l'incipit, qui, à cause des nombreuses nasales, résonne comme une prière, un murmure ou une étrange berceuse aux accents incantatoires. On peut voir là une « scène immobile et d'une certaine façon ponctuelle dans laquelle la narration s'enferme et s'enlise2 ». Décasyllabe blanc déséquilibré par l'antéposition de l'adverbe mise en relief par la virgule, cette première phrase semble hors du temps, avec ce passé composé étrangement proche, cette familiarité d'un narrateur qui n'a pas besoin de se dévoiler. La longueur des descriptions consacrées aux réveils et aussi aux sommeils fait apparaître le caractère cyclique de ces scènes originelles qui correspondent à des naissances et à des morts indéfiniment revécues : Dès la première phrase, la voix du narrateur, parlant de nulle part, évoque un autrefois ni daté ni situé, dénué de toute indication de distance par rapport au présent de l'énonciation, un autrefois lui-même multiplié sans fin [...]. Ainsi, le commencement pour le narrateur renvoie-t-il à un auparavant sans frontière3 [...]. Dans un texte qui semble revenir sur ses propres traces, entre immobilité et tourbillon d'images et de souvenirs, l'écriture du ressassement fécond recherche des points de repère et une unité, car « le som1. T. I, Du côté de chez Swann, p. 3. 2. G. Genette, Figures III, Paris, Le Seuil, 1972, p. 62. 3. P. Ricœur, « À la recherche du temps perdu : le temps traversé » in Temps et récit 2. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Le Seuil, « Points-Essais », 1991, p. 254. 9 Première partie : la clôture physique et matérielle meil a fait tournoyer tous les vases clos, toutes les pièces formées, tous les moi séquestrés, hantés par le dormeur1 », malgré la démultiplication vertigineuse de l'espace et du temps. En effet, à chaque chambre correspondent une localisation précise (Combray, Balbec, Paris, Doncières, Tansonville...), un moment et des fonctions, puisque contrairement à l'espace de la mondanité et de la représentation symbolisé par le salon, la chambre est le lieu de l'intimité, du corps, aux limites de l'inconscient, « lieu proustien par excellence (d'amour, de rêve, de sommeil, d'insomnie, de réclusion, de maladie, de mort, de lecture et finalement d'écriture2...) ». La chambre est bien un lieu de mémoire où jeunesse du narrateur et genèse de l'écrivain se confondent : « Le roman proustien commence dans une chambre anonyme. Il se termine dans une bibliothèque – attenante au salon3. » Grâce à cette double clôture (enfermement protecteur et matriciel du début et tentative d'achèvement à la fin du Temps retrouvé), le narrateur reconstitue son moi éparpillé dans les espaces connus ou imaginaires, perdus dans la discontinuité temporelle, comme pour conjurer une angoisse presque pascalienne (« C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on possède ») ou pour reprendre le projet nervalien de Sylvie (« Recomposons nos souvenirs »). Cette identité fluctuante à reconstituer est liée à des chambres variables qui sont dans leur singularité, mais aussi dans la continuité de leurs fonctions symboliques et de leurs valeurs affectives, des refuges plus imaginaires que réels, des étapes initiatiques de la vie et de la création, presque des « stations » avec leur cortège de plaisirs et de souffrances. Les souvenirs bibliques nourrissent les fantasmes d'enfermement heureux (le narrateur ne suggère-t-il pas aussi dans l'incipit un « Longtemps, je me suis couché de bonheur » ?), en particulier l'image de l'arche : Quand j'étais tout enfant, le sort d'aucun personnage de l'histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l'arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester aussi dans “l'arche”. Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde 1. G. Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1964, p. 154. 2. S. Doubrovsky, La place de la madeleine. Écriture et fantasme chez Proust, Paris, Mercure de France, 1974, p. 32. 3. A. Henry, Proust romancier. Le tombeau égyptien, Paris, Flammarion, Nouvelle bibliothèque scientifique, 1983, p. 59. 10 Chapitre I : les chambres ou la clôture originelle que de l'arche, malgré qu'elle fût close et qu'il fît nuit sur la terre1. S'identifiant avec la figure vénérable de Noé, l'écrivain porte en lui ses personnages et les sauve du néant tout en inversant les valeurs. En effet, les ténèbres sont propices aux illuminations et la malédiction du prisonnier devient « “Grâce” de la maladie qui nous rapproche des réalités d'au-delà de la mort2 », si bien que la prison se transforme en fenêtre ouverte sur la beauté du monde. Comme le lit qui lui est métonymiquement associé, la chambre est un lieu de naissance, de vie, de mort mais aussi de résurrection, de même qu'« un livre est un grand cimetière où sur la plupart des tombes on ne peut plus lire les noms effacés3 ». C'est ce que révèle, cette fois-ci dans un contexte païen, la métaphore filée du tombeau égyptien, à travers l'évocation de la chambre « petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide4. » Par ailleurs, dans cet univers de lanterne magique où se côtoient légendes et contes de fées, parmi les ombres de Geneviève de Brabant et de Barbe-Bleue, M. Butor distingue sept chambres liées à chaque partie de l'œuvre, chacune ayant son « cadavre5 ». On remarque que dans Les Plaisirs et les jours, la plupart des nouvelles (« La Mort de Baldassare Silvande », « La Confession d'une jeune fille », « La Fin de la jalousie ») ont une tonalité morbide et se déroulent dans des lieux clos qui sont souvent des chambres d'agonie, de tortures physiques et morales pour le personnage qui attend la délivrance de la mort. Chambres : lieux familiers et figures familiales Lieu de remémoration créatrice, la chambre est à la fois le point de départ et d'arrivée de la Recherche, lieu de mort et de résurrection : « la chambre du jeune Marcel à Combray d'une part ressemble à un tombeau et d'autre part devient le lieu de son accouchement6 ». Dans la relation avec le monde extérieur, elle fait apparaître des figures familiales. Cercle (« Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes ») et tourbillon (« Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques 1. M. Proust, Les Plaisirs et les jours, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 7. 2. Ibid., p. 7. 3. T. IV, Le Temps retrouvé, p. 482. 4. T. I, Du côté de chez Swann, p. 8. 5. M. Butor, Répertoire IV, Paris, Éditions de Minuit, 1974. 6. R.G. Veasey, « Les “chambres-pyramides” de Marcel », Cahiers Marcel Proust 11, Études proustiennes IV, Paris, Gallimard, 1982, p. 101. 11 Première partie : la clôture physique et matérielle secondes1 ») font osciller l'écriture entre immobilité cyclique et mouvement, dans une circularité dynamique, même si elle est tournée vers le passé. En effet, le monde de l'enfance dessine la clôture heureuse d'un espace où le réel et l'imaginaire se confondent, protégé par une présence maternelle réconfortante. Proust associe au début des Plaisirs et les jours sa mère comparée à une colombe (un des titres envisagés pour son œuvre était Les Colombes poignardées) à la figure paternelle de Noé : Quand commença ma convalescence, ma mère, qui ne m'avait pas quitté, et, la nuit même restait auprès de moi, “ouvrit la porte de l'arche” et sortit. Pourtant comme la colombe “elle revint encore ce soir-là”. Puis je fus tout à fait guéri, et comme la colombe “elle ne revint plus2”. Ici, dans cet aveu de l'écrivain, se lit déjà l'angoisse de l'absence et de la séparation, comme une « sorte d'incapacité à vivre ou plutôt à passer à l'état d'homme » qui aboutit à une « claustromanie, cette volupté de la chambre de malade qui est la chambre où l'on ne vit pas, mais où l'on s'imagine les vies3 ». Imaginer les vies signifie se retirer de la vie pour mieux la penser et la contempler. Or la chambre est le lieu le plus retiré et le plus secret de la maison ; investie par une individualité, elle exclut l'extériorité de la vie mondaine, ne s'ouvre qu'aux proches et aux intimes, comme l'atelier d'Elstir, autre lieu de création, « espace reclus de cette pièce il est vrai déjà surchargée de bienveillance et d'inventivité surabondante de toutes les promesses d'un génie quasi paternel4 ». Ces deux pièces s'opposent d'autant plus que la chambre est placée sous le signe d'une protection maternelle bienveillante, présence aimée et désirée confisquée par le père ou ses avatars (Swann), représentant du monde adulte redouté et lointain. Pourtant le père du narrateur qui l'« envoyait lire dans [s]a chambre au lieu de rester dehors5 » défend parfois les valeurs du confort intérieur, les activités paisibles, contrairement à la grand-mère « qui trouvait que « c'est une pitié de rester enfermé à la campagne ». Cependant, alors que la grand-mère préfère la communion avec les éléments, la nature et le grand air (« le corps de la grand-mère figure par excellence le corps de l'ère naturelle, c'est-à-dire le corps transparent, le corps de l'immédiateté, de l'évidence gratuite et spontanée. [...] Ses relations 1. 2. 3. 4. 5. T. I, Du côté de chez Swann, p. 5, p. 7. Les Plaisirs et les jours, p. 7. M. Bardèche, Proust romancier, Paris, Les Sept couleurs, 1971, p. 217. J.-P. Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1994, p. 12. T. I, Du côté de chez Swann, p. 10-11. 12 Chapitre I : les chambres ou la clôture originelle symboliques avec le naturel sont décrites en termes d'absorption, d'imprégnation1 »), le père apparaît comme celui qui favorise l'accès à l'intériorité individuelle par l'intermédiaire de la culture, de l'écrit, alors que la mère privilégie la littérature orale en lisant par exemple François le Champi. La grand-mère s'oppose au père aussi bien qu'à la mère, car elle « règne sur la dimension d'une extériorité active, salubre et bénéfique ; prêtresse donc d'une sorte d'intimité de l'extérieur, alors que la mère, en vertu d'un partage sans doute essentiel des rôles, veille sur l'espace plus domestique des chambres et des intimités recluses2 ». En effet, malgré son âge, c'est un être en mouvement, qui voyage, refuse les clôtures étouffantes, qu'elles soient sociales ou matérielles, ouvrant par exemple les fenêtres de la salle à manger du Grand-Hôtel de Balbec. D'ailleurs, la chambre de Balbec est elle aussi ouverte sur l'extérieur, dans une harmonie synesthésique en bleu mêlant les éléments (eau et air) : « les murs passés au ripolin contenaient, comme les parois polies d'une piscine où l'eau bleuit, un air pur, azuré et salin3 ». De fait, la grand-mère appartient à un univers naturel, presque aérien et c'est ce souffle vital qui caractérisera son agonie et rappellera l'atmosphère légère et bleutée de Balbec : Dégagé par la double action de l'oxygène et de la morphine, le souffle de ma grand-mère ne peinait plus, ne geignait plus, mais vif, léger, glissait, patineur, vers le fluide délicieux. Peut-être à l'haleine, insensible comme celle du vent dans la flûte d'un roseau, se mêlait-il dans ce chant quelques-uns de ces soupirs plus humains4 [...]. L'enfermement chez elle se traduit par la maladie paralysante qui la cloue au lit, dans sa chambre, avant que la mort ne fige ses traits sous l'apparence d'un gisant : « Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du Moyen Âge, l'avait couchée sous l'apparence d'une jeune fille5 ». Pourtant, la mort délivre le corps souffrant, puisque la grandmère retrouve la beauté et le calme d'un visage virginal. Dans cette atmosphère étouffante, on retrouve la métaphore de l'enfermement appliquée ici au jeu des regards du beau-frère de la grand-mère : « Il joignit ses mains sur sa figure [...] je vis qu'il avait laissé un petit écart 1. L. Belloï, La Scène proustienne. Proust, Goffman et le théâtre du monde, Paris, Nathan, « Le texte à l'œuvre », 1993, p. 107. 2. J.-P. Richard, op. cit., p. 46. 3. T. I, Du côté de chez Swann, p. 376. 4. T. II, Le Côté de Guermantes, p. 636. 5. Ibid., p. 641. 13 Première partie : la clôture physique et matérielle entre les doigts. [...] Il s'aperçut que je le voyais et aussitôt clôtura hermétiquement le grillage qu'il avait laissé entrouvert1 ». Le narrateur recherche les traces d'une présence maternelle à travers des objets ou des gestes symboliques et rassurants, car « la mère est un vase sacré et impénétrable2 ». En appuyant « tendrement [s]es joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance3 », il retrouve le contact rêvé avec le corps maternel perdu ou interdit, à travers des matières douces et des couleurs tendres (les Débats roses annoncent les rêveries amoureuses de l'enfant autour de la dame en rose) : Chambres d'hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu'on tresse avec les choses les plus disparates, un coin de l'oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit et un numéro des Débats roses qu'on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s'y appuyant indéfiniment ; où, par un temps glacial, le plaisir qu'on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l'hirondelle de mer qui a son nid au fond d'un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d'air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte d'impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer, et qui se sont refroidies4. Chez Proust, l'espace clos de la chambre mêle des éléments naturels, une atmosphère de vie intra-utérine, de cellule monacale, dans une pénombre de caverne platonicienne. La description repose sur une série d'oppositions (avec les éléments naturels : mer, terre feu, air) et d'antithèses : la lourdeur de la matière renforcée par l'action (« cimenter », « en s'y appuyant », « terre ») et la légèreté (« oiseaux », « air chaud et fumeux », « impalpable », « aérée de souffles ») ; le froid (« hiver », « glacial », « rafraîchissent », « refroidies ») et le chaud (« nid », « couverture », « châle », « chaleur », « feu », « cheminée », « chaud », « tisons », « chaude », « ardente », « foyer »). En effet, l'univers de Proust se cons1. T. II, Le Côté de Guermantes, p. 635. 2. M. Schneider, Maman, Paris, Gallimard, coll. « l'un et l'autre », 1999, p. 96. 3. T. I, Du côté de chez Swann, p. 4. Cf. M. Proust, Jean Santeuil précédé de Les Plaisirs et les jours, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 206 : « Jean goûtait longuement les joues tendres de sa mère ». 4. Ibid., p. 7. 14 Chapitre I : les chambres ou la clôture originelle truit en s'opposant à son contraire, de même que l'intériorité et l'unité du moi se définissent de manière négative par rapport aux autres subjectivités et à l'extériorité mondaine. Dans Jean Santeuil, l'enfermement est associé au secret inavouable et aux liaisons clandestines avec des sensations très vives dans une atmosphère froide, venteuse et agitée qui rappelle l'évocation précédente : [...] un autre plaisir [...] par les nuits venteuses le gardait du froid aussi agréablement que ses doubles volets, le feu de la grande cheminée gothique et ses couvertures. Vers minuit, la grande jeune femme de vingt-deux ans [...] se glissait, protégée par l'énorme éloignement d'où cette chambre était des autres et par le bruit assourdissant du vent dans les cheminées, dans la chambre de Jean. Il l'attendait dans son lit, rêvant de cette chaleur nouvelle1. Le fait de tresser son nid, de même que l'écrivain en gestation vit au cœur de ses papiers qui l'engloutissent, fait penser étymologiquement au lent et patient tissage du texte. Dans cette clôture enveloppante et protectrice qui correspond à un moment de bonheur fusionnel presque animal, l'individualité se construit par petites touches, avec des morceaux de réalité hétéroclites qui renvoient à l'idée de fragment et de périphérie (« coin, haut, bout, bord ») : « Et je compris que tous ces matériaux de l'œuvre littéraire, c'était ma vie passée2 ». Le texte est un patchwork, un assemblage, un mélange, comme les robes de Françoise ou son bœuf mode. Ce n'est pas par hasard que l'image du nid caractérise la chambre et le tilleul de tante Léonie, puisque la mémoire des choses y est enfouie : Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l'air des choses les plus disparates, d'une aile transparente de mouche, de l'envers blanc d'une étiquette, d'un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées comme dans la confection d'un nid3. Dans le bestiaire de Proust, les oiseaux occupent une place importante, avec le cygne hermaphrodite symbolisant Gomorrhe4, les profils d'oiseaux des Guermantes ou les images de nidification. Au nid de l'oiseau et à celui de l'hirondelle, à la mésange des chambres d'été, vient s'ajouter la chambre de l'écrivain comparé à un hibou (avatar de l'oiseau de Minerve qui ne prend son vol qu'à la fin du jour ?) : « Moi 1. 2. 3. 4. Jean Santeuil, p. 509. T. IV, Le Temps retrouvé, p. 478. T. I, Du côté de chez Swann, p. 50-51. Voir J. Rosasco, Voies de l'imagination proustienne, Paris, Nizet, 1980, chap. II, « Léda », p. 37-46. 15 Première partie : la clôture physique et matérielle l'étrange humain qui, en attendant que la mort le délivre, vit les volets clos, ne sait rien du monde, reste immobile comme un hibou et comme celui-ci, ne voit un peu clair que dans les ténèbres1 ». Le temps et la saison transforment la qualité de la chambre et dans la typologie proustienne, la clôture qui sépare intériorité protectrice et monde extérieur tend à se réduire, voire à disparaître, ne subsistant que comme frontière idéale et ténue : [...] chambres d'été où l'on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu'au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe d'un rayon2. Oscillant entre concret et abstrait, la clôture est une manière d'appréhender la réalité dans des rapports d'inclusion et d'exclusion. En fait, la tiédeur de la nuit s'apparente à une obscurité enveloppante et presque vivante, qui entoure et protège en même temps, pareille à celle de l'immense ventre maternel de la nature bienveillante : L'être règne dans une sorte de paradis terrestre de la matière, fondu dans la douceur d'une matière adéquate. Il semble que dans ce paradis matériel, l'être baigne dans la nourriture, qu'il soit comblé de tous les biens essentiels3. Si l'image de la clôture, de la fermeture, de l'enveloppe n'est pas ressentie comme un enfermement étouffant et stérile, c'est parce qu'elle protège et préserve une unité, un milieu ou des sensations agréables, comme l'« invisible et palpable gâteau provincial » de parfums de la chambre de tante Léonie, « immense “chausson” où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, [le narrateur] revenai[t] toujours avec une convoitise inavouée [s]'engluer dans l'odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs4 ». Dans la même série métaphorique, le sommeil est « comme un second appartement » et l'on vit « sous l'équivalent d'une cloche pneumatique5 ». Cet intérieur est parfois si hermétiquement clos et rassurant que le sentiment de bien-être devient égoïste et dans une version proustienne du « Suave mari magno... » réapparaît l'arche biblique : « ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite 1. 2. 3. 4. 5. T. III, Sodome et Gomorrhe, p. 371. Ibid., p. 8. G. Bachelard, La Poétique de l'espace [1957], Paris, PUF, Quadrige, 1998, p. 27. Ibid., p. 49-50. T. III, La Prisonnière, p. 534. T. III, Sodome et Gomorrhe, p. 370. 16 Chapitre I : les chambres ou la clôture originelle que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l'hivernage1 ». De même, après le « plaisir poétique donné par la promenade », le narrateur goûte par anticipation et par projection imaginaire « le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos2 ». Chambre et féminité En général, la chambre reste un lieu fermé mais protecteur, féminin, maternel, ou lié à des figures de substitution, comme Albertine, Françoise ou la tante Léonie. En particulier, la description des chambres d'hiver fait surgir des images et des sensations heureuses, « lieux clos favorables à la nidification, elle-même propre à reconstituer à partir d'éléments épars la chaleur placentaire du ventre maternel, et à satisfaire ainsi le désir le plus archaïque3 ». La Recherche s'ouvre sur un hors-temps, une remontée vers les origines. En effet le narrateur sent « comme après la métempsychose les pensées d'une existence antérieure », croit avoir « rejoint sans effort un âge à jamais révolu de [s]a vie primitive », et a l'impression d'être « plus dénué que l'homme des cavernes ». L'évocation de la création du monde (« Quelquefois, comme Ève naquit d'une côte d'Adam [...] ») s'accompagne d'une perte de conscience et d'un effacement des repères : « Je me demandais quelle heure il pouvait être [...] comme j'ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j'étais4 ». La clôture de la chambre ne favorise pas seulement l'immobilité heureuse des sensations de l'enfance, elle est également propice à une régression vers un stade fœtal plongé dans « une obscurité, douce et reposante5 », animal, voire végétal : « Et bien des rêveurs veulent trouver dans la maison, dans la chambre un vêtement à leur taille. [...] nid, chrysalide et vêtement ne forment qu'un moment de la demeure6 ». Parfois la chambre se féminise, devient fleur, fruit ou rappelle l'évocation gourmande de la madeleine, « petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot » : « chambres de Combray, saupoudrées d'une atmosphère grenue, pollinisée, comestible 1. 2. 3. 4. 5. 6. T. I, Du côté de chez Swann, p. 49. Ibid., p. 131. Ph. Boyer, Le petit pan de mur jaune. Sur Proust, Paris, Le Seuil, 1987, p. 94. T. I, Du côté de chez Swann, p. 3, p. 4, p. 5. Ibid., p. 3. G. Bachelard, op. cit., p. 72. 17 Première partie : la clôture physique et matérielle et dévote1 ». Comme pour la rencontre entre Jupien et Charlus, sexualité et métaphores florales se mêlent : De même la fleur femme qui était ici, si l'insecte venait, arquerait coquettement ses “styles” et pour mieux être pénétrée par lui ferait imperceptiblement, comme une jouvencelle hypocrite mais ardente, la moitié du chemin2. Les chambres de Combray annoncent le motif des aubépines, « arbuste catholique et délicieux3 », celui des jeunes filles en fleurs, dans une atmosphère ambiguë de mysticisme et de sensualité. Par contagion métonymique et métaphorique, l'évocation des chambres se confond avec celle de la pâtisserie, « un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques4 ». Le corps d'Albertine devient un paysage sensuel : « son ventre [...] se refermait, à la jonction des cuisses, par deux valves d'une courbe aussi assoupie, aussi reposante, aussi claustrale que celle de l'horizon quand le soleil a disparu5 ». Le fantasme carcéral de possession qui annonce La Prisonnière se lit déjà dans la description de la chambre de Doncières métaphoriquement assimilée à un corps féminin dont la présence est discrètement signalée (« dans un cadre ancien le fantôme d'une dame d'autrefois aux cheveux poudrés mêlés de fleurs bleues et tenant à la main un bouquet d'œillets ») et dont la sensualité est suggérée par les isotopies de l'ouverture et de la fermeture : J'ouvris une chambre, la double porte se referma derrière moi, la draperie fit entrer un silence sur lequel je sentis comme une sorte d'enivrante royauté [...] Les murs étreignaient la chambre, la séparant du reste du monde et, pour y laisser entrer, y enfermer ce qui la faisait complète, s'écartaient devant la bibliothèque, réservaient l'enfoncement du lit des deux côtés duquel des colonnes soutenaient légèrement le plafond surélevé de l'alcôve. Et la chambre était prolongée dans le sens de la profondeur par deux cabinets aussi larges qu'elle, dont le dernier suspendait à son mur, pour parfumer le recueillement qu'on venait y chercher, un voluptueux rosaire de grains d'iris ; les portes, si je les laissais ouvertes pendant que je me retirais dans ce dernier re1. 2. 3. 4. 5. G. Bachelard, op. cit., p. 46, p. 376. T. III, Sodome et Gomorrhe, p. 4-5. T. I, Du côté de chez Swann, p. 138. Ibid., p. 44. T. III, La Prisonnière, p. 587. 18 Chapitre I : les chambres ou la clôture originelle trait, ne se contentaient pas de le tripler, sans qu'il cessât d'être harmonieux, et ne se faisaient pas seulement goûter à mon regard le plaisir de l'étendue après celui de la concentration, mais encore ajoutaient au plaisir de ma solitude, qui restait inviolable et cessait d'être enclose, le sentiment de la liberté1. Le champ lexical des sensations agréables (« sensualité, volupté, me chauffer, confortablement, voluptueux rosaire de grains d'iris, harmonieux, plaisir, tapis moelleux ») est associé au sentiment d'un enfermement heureux (« la double porte se referma », « enfermer, enclose, captive ») dans un espace labyrinthique dont les parties se démultiplient de manière vertigineuse, avec des effets d'emboîtements successifs. Ici apparaît une volupté particulière liée à un sentiment de réclusion reposante, à un confort sensuel. Il ne s'agit pas de claustration au sens d'enfermement dans un lieu étroit et resserré ou de séjour prolongé dans un lieu clos. En effet, le début et la fin de cet extrait suggèrent l'idée d'expansion et de puissance (« J'ouvris », « le sentiment de la liberté »). Cependant, les images d'enveloppement et de séparation sont nombreuses (« double porte », « draperie », « murs », « portes »), renforcées par la lourdeur abstraite ou concrète de « l'enfoncement », (« la profondeur », « le recueillement », « la concentration »). Cependant, c'est au centre de l'espace clos que se dessine une ouverture imaginaire et libératrice (avec les termes « prolongée, ouvertes, étendue »), et que se dégagent nettement les valeurs essentielles de l'enfermement fécond, comme le silence, la solitude, propices à la remémoration et à la création. De plus, ces lieux sont personnifiés : Ce réduit donnait sur une cour, belle solitaire que je fus heureux d'avoir pour voisine quand, le lendemain matin, je la découvris, captive entre ses hauts murs où ne prenait jour aucune fenêtre [...]. Et derrière une tenture je surpris seulement un petit cabinet qui, arrêté par la muraille et ne pouvant se sauver, s'était caché là, tout penaud, et me regardant avec effroi de son œil de bœuf rendu bleu par le clair de lune. Dans Jean Santeuil qui nous offre une version primitive de cette description de chambre dans une ville de garnison, Proust insiste encore plus sur la sensualité mêlée de perversité (on reconnaît des éléments descriptifs du « petit cabinet sentant l'iris » que nous analyserons par la suite) qui se dégage des lieux clos, dans une atmosphère 1. T. II, Le Côté de Guermantes, p. 382-383. 19 Première partie : la clôture physique et matérielle feutrée de secret et de solitude, le bonheur de la claustration étant à son comble : On ouvrait une porte sur une chambre qui vous attendait, on brisait en passant le silence, l'atmosphère presque résistante de la vie. [...] La double porte s'était refermée, et la tenture ayant fait faire le silence avait comme éloigné les autres si loin qu'il avait envie de sauter de joie et d'embrasser à travers la molle tenture la petite porte close sur laquelle il pouvait compter pour ne plus se rouvrir. [...] Les murs qui semblaient contenir tendrement la chambre [...] s'écartaient en même temps des deux côtés au fond de la chambre pour laisser l'espace au lit qui se trouvait ainsi accueilli dans une sorte d'alcôve [...] non loin de la cheminée une petite porte était presque à portée de sa main quand il se déshabillait. [...] Ainsi close, cette petite pièce ressemblait à une petite cellule où il serait venu se livrer à quelque exercice solitaire. [...] Là, il aurait pu en toute sécurité cacher des secrets ou commettre des crimes. [...] l'envie de renvoyer le portier le plus vite possible pour rester seul maître de son petit domaine et pour l'épouser. Une allégresse inouïe remplissait son être. La porte refermée sur le portier et sur le monde, il ôta ses bottines pour mieux fouler les doux tapis, les sentir chauds, doux, fermes et silencieux sous ses sauts et sous ses bonds1. La chambre ainsi personnifiée vaut autant par l'espace qu'elle représente que par ce qu'elle contient : meubles, objets, matières. Le corps, protégé et fêté par tous les sens éveillés, s'y trouve confortablement installé comme dans un nid ou un cocon. Du confort à l'étrangeté : chambres inconnues, portes invisibles, chambres mobiles Malgré ces sentiments de confort matériel et moral, la clôture n'estelle pas menacée par les mouvements déstabilisateurs des déplacements d'une chambre à l'autre et plus généralement par tout changement spatial qui introduirait de l'inconnu dans la vie quotidienne et qui bouleverserait ce que Proust appelle « l'habitude », « aménageuse habile mais bien lente » sans laquelle notre esprit « serait impuissant à nous rendre un logis habitable2 » ? À la chambre confortable et ac- 1. Jean Santeuil, p. 551-553, p. 555. 2. T. I, Du côté de chez Swann, p. 8. 20 Chapitre I : les chambres ou la clôture originelle cueillante de Doncières dans laquelle tout était « harmonieux » et proportionné, s'oppose [...] celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d'acajou, où dès la première seconde j'avais été intoxiqué moralement par l'odeur inconnue du vétiver, convaincu de l'hostilité des rideaux violets et de l'insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n'eusse pas été là [...] où ma pensée, s'efforçant pendant des heures de se disloquer, de s'étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu'en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j'étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l'oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant1 [...]. Dans Jean Santeuil, s'établit un dialogue familier avec les meubles, au lieu de « l'insolente indifférence de la pendule qui jacassait » : Il lui dit pourtant en souriant : “C'est bien, il fait bon ici, je n'ai pas besoin de me chauffer maintenant.” Mais le fauteuil avait l'air de lui dire : “Mais ne te soucie pas, tu me trouveras toujours là si tu veux. Fais ce qui te plaît, tu es chez toi2.” Dans l'extrait précédent, les objets n'entrent pas dans un rapport de sympathie avec le narrateur qui éprouve à la fois un sentiment d'encombrement à cause de l'odeur, des objets hostiles, et une sensation de vide dans cette pièce qu'il faut « remplir » de sa présence et de son être. La clôture satisfaisante repose sur une unité et une harmonie dans les proportions et la plénitude des formes équilibrées : Et les murs pas trop espacés, les plafonds pas trop hauts se tenaient toujours près de lui, jolis à voir, doux à toucher, le protégeant, faisant le silence et l'isolement autour de lui, en silence. La chambre était grande, très large, pas trop haute de plafond, dans [ces] proportions où le corps se sent libre mais entouré, et sans ces hauteurs qui portent à la tristesse, cet espace superposé et inaccessible qui règne inutilement au-dessus de nous comme un lustre inutile3. Le sentiment de malaise dont les détails apparaissent sous forme énumérative dans une vision presque médicale du corps souffrant et 1. T. I, Du côté de chez Swann, p. 8. 2. Jean Santeuil, p. 551. 3. Ibid., p. 553, p. 554. 21 Première partie : la clôture physique et matérielle disloqué (« les yeux levés, l'oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant »), est provoqué par la vue des disproportions entre les dimensions horizontales et verticales de la pièce qui est « petite et si élevée de plafond ». En outre, au sentiment d'étrangeté devant une réalité inconnue s'ajoutent les terreurs enfantines du narrateur liées à une vision animiste du monde (qu'on retrouvera dans les allusions à la métempsychose et aux croyances celtes) dans laquelle les objets qui ont une vie et une âme le rejettent au lieu de l'accueillir. La délimitation et la prise de possession physique et mentale de l'espace nouveau correspondent au moment où l'esprit a pris des mesures, se l'est approprié en réduisant la menace vertigineuse de l'infini et la peur du vide suggérées par « la hauteur de deux étages », l'expression « s'étirer en hauteur » et le « gigantesque entonnoir ». La pensée s'étend pour mieux déterminer les limites et s'opposer aux premières réactions de rejet des sens (« odeur inconnue du vétiver », « rideaux violets », « pendule qui jacassait »). Le moment d'aller se coucher est aussi douloureux qu'une agonie et déjà Jean Santeuil « aurait voulu se cramponner à la lumière, l'empêcher de mourir, de l'entraîner avec lui dans la mort1 ». En effet, au lieu d'être un immense ventre maternel et protecteur, la chambre devient un « tombeau » et « le lieu de son accouchement2 ». « La métaphore de la pyramide dramatise la coupure en incarnant l'angoisse du néant3 » et se prolonge sous la forme des souvenirs embaumés des lilas et surtout dans la dernière vision du premier séjour à Balbec : Et tandis que Françoise ôtait les épingles des impostes, détachait les étoffes, tirait les rideaux, le jour d'été qu'elle découvrait semblait aussi mort, aussi immémorial qu'une somptueuse et millénaire momie que notre vieille servante n'eût fait que précautionneusement désemmailloter de tous ses linges avant de la faire apparaître, embaumée dans sa robe d'or4. Parfois, le déplacement spatial n'est même pas nécessaire, car il suffit d'un changement de perception des repères familiers pour que le décor se métamorphose. Il s'agit moins d'une question de lieu que de regard et moins une question d'objet que de subjectivité déformante ou plutôt déformée par l'angoisse. Ainsi le jeu d'irisation et de lumière de 1. 2. 3. 4. Jean Santeuil, p. 205. R. G. Veasey, op. cit., p. 101. Ibid., p. 91-92. T. II, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p. 306. 22 Chapitre I : les chambres ou la clôture originelle lanterne magique sur les murs de la chambre à coucher de Combray suffit-elle à la rendre méconnaissable et inquiétante : Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme dans une chambre d'hôtel ou de “chalet”, où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de fer1. L'enfermement quotidien dans un espace et dans un moment est menacé par la déstabilisation du voyage qui annonce un ailleurs et un futur incertain, alors que la clôture physique des murs et du plafond délimite un espace de reconnaissance, de déchiffrement de signes déjà vus et assimilés. L'inquiétude correspond bien à la perte du repos surtout intérieur, et à une mise en mouvement des sens et de l'imagination, comme si revenait la hantise de la nouveauté que seule l'habitude peut conjurer, de même que par extension métonymique, est « angoissant le premier contact avec cette ville inconnue2 » qu'est Doncières, malgré la présence amicale de Saint-Loup. La chambre n'est pas seulement une séparation, qui isole du monde extérieur (des bruits de la rue à Paris, de la présence envahissante et poétique de la mer à Balbec) ou un lieu de réclusion pour Albertine (« c'était ma chambre, dès qu'elle serait reconnue par Albertine, qui allait l'enserrer, la contenir3 »). La clôture peut se réduire à un mur ou à une cloison. Il s'agit plutôt d'une séparation symbolique, d'une frontière qui n'est pas hermétiquement close ; elle permet au narrateur de goûter les joies d'une présence cachée, mais devinée grâce à la proximité physique, alors que dans l'épisode du baiser du soir, le corps de la mère est éloigné, inaccessible, échappant à la fois à la vue, au toucher et à l'ouïe. Séparation minimale et ténue, elle relie plus qu'elle n'isole : Les cloisons qui séparaient nos deux cabinets de toilette [...] étaient si minces que nous pouvions parler tout en nous lavant chacun dans le nôtre, poursuivant une causerie qu'interrompait seulement le bruit de l'eau, dans cette intimité que permet souvent à l'hôtel l'exiguïté du logement et le rapprochement des pièces, mais qui, à Paris, est si rare4. Le rêve de fusion est ainsi réalisé grâce à la parole et aux bruits, à travers le pronom personnel, le pronom et l'adjectif possessif (« nous », « le nôtre », « nos ») qui compensent la réalité de la séparation physique (« deux », « chacun »). L'ouïe, remplace la vue, comme dans l'épisode de 1. 2. 3. 4. T. I, Du côté de chez Swann, p. 9. T. II, Le Côté de Guermantes, p. 370. T. III, La Prisonnière, p. 582. Ibid., p. 521. 23 Première partie : la clôture physique et matérielle la « conjonction » entre Charlus et Jupien ou lorsque le narrateur entend les ébats des blanchisseuses sans les voir. L'abolition imaginaire de la cloison permet au narrateur de reconstituer le contact avec la mère, voire la mer, dans ce contexte aquatique lié à Albertine et aux souvenirs de Balbec. On retrouve aussi derrière la cloison des substituts maternels comme Albertine et la grand-mère, d'autant plus que la mère du narrateur finira par lui ressembler comme par un effet de mimétisme du deuil filial1. La présence et les baisers d'Albertine rassurent le narrateur : « C'était un pouvoir d'apaisement tel que je n'en avais pas éprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où ma mère penchée sur mon lit venait m'apporter le repos dans un baiser2 ». Les baisers de la mère dans Jean Santeuil (« Ce baiser-là, c'était le viatique [...] la douce offrande de gâteaux que les Grecs attachaient au cou de l'épouse ou de l'ami défunt en le couchant dans sa tombe3 »), plus tard, ceux d'Albertine (« chaque soir, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant4 ») et aussi ceux de la grandmère donnent l'illusion d'accéder à l'intériorité de l'autre : Quand j'avais ainsi ma bouche collée à ses joues, à son front, j'y puisais quelque chose de si bienfaisant, de si nourricier, que je gardais l'immobilité, le sérieux, la tranquille avidité d'un enfant qui tète5. L'espace clos devient lieu matriciel et comme le téléphone, fragile cordon ombilical, la cloison qui « est très mince » apparaît comme un lien entre l'enfant et la (grand)-mère, laissant passer des messages de même que l'enfant à Combray confie à Françoise une lettre pour faire venir sa mère. Mais ici, contrairement à l'épisode douloureux du baiser du soir, la grand-mère est toujours disponible et accourt au moindre appel (« Ma grand-mère entra ; et à l'expansion de mon cœur refoulé s'ouvrirent aussitôt des espaces infinis ») : Et à peine j'avais frappé mes coups que j'en entendais trois autres, d'une intonation différente ceux-là, empreints d'une calme autorité, répétés à deux reprises pour plus de clarté et qui disaient : “Ne t'agite pas, j'ai entendu ; dans quelques instants je serai là” [...]. » 1. 2. 3. 4. 5. T. III, Sodome et Gomorrhe, p. 513. T. III, La Prisonnière, p. 585. Jean Santeuil, p. 205. T. III, La Prisonnière, p. 520. T. II, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, p. 28. 24