Hommes et animaux dans Fish Tank

Transcription

Hommes et animaux dans Fish Tank
DES ANIMAUX ET DES HOMMES DANS FISH TANK d’ANDREA ARNOLD
Un riche bestiaire
L’animal – totem
De l’asphyxie à l’envol
La jument et les chiens
Le genre humain
Dompter sa part animale
Des petites bêtes dénaturées
Redéfinitions et refondations
Jeu masculin / féminin
Se reconstruire par les sens
S’enfanter soi-même
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De ses premiers courts métrages – Dog (2001) et Wasp (2003) – à Fish Tank (2009),
en passant par Red Road (2006), et bientôt dans Les Hauts de Hurlevent, l’œuvre de la
cinéaste anglaise Andrea Arnold se caractérise par une forme de métissage. Se reconnaissant à
la fois dans le cinéma de Luc et Jean-Pierre Dardenne et dans l’œuvre de David Lynch,
Andrea Arnold dépasse le réalisme social qui est bel et bien le terreau de la plupart de ses
films, par une écriture poétique très incarnée (douée d’une véritable densité charnelle),
énergique et sensuelle, qui imprègne ses films de lyrisme et les emporte bien au-delà de la
chronique sociale.
Au confluent d’univers artistiques très divers, la cinéaste, qui a débuté à la télévision
comme danseuse puis comme animatrice d’une émission pour enfants et qui adapte
aujourd’hui ce monument de la littérature anglaise qu’est Les Hauts de Hurlevent d’Emilie
Brontë, ne craint pas le mélange des genres. Avec son code génétique complexe et bigarré,
Fish Tank témoigne au plus haut point de ce goût de l’hétérogène et de ce penchant pour
l’hybridation des formes.
Que ce soit le cadre esthétique, pictural et musical dans lequel Fish Tank s’inscrit, les choix
de mise en scène qui informent l’espace filmique ou les figures qui l’habitent, l’hybride est au
cœur du film. Ce travail s’attachera à en révéler les différentes modalités ainsi que les motifs
et les questions qui traversent l’ensemble de l’œuvre d’Andrea Arnold, creusant depuis ses
débuts un sillon profond.
Un premier temps consacré aux influences montrera la coexistence d’un souffle proche
de celui de la peinture romantique anglaise – en particulier de l’œuvre de Turner - et d’un pan
de la création musicale et vidéo de la scène contemporaine londonienne.
Cf. texte de Luc Cabassot - L’insularité culturelle
L’analyse de l’espace dessinera ensuite les contours d’un territoire filmique défini par
une mise en scène de l’entre-deux au sein duquel le mouvement sera un moyen de libération.
Cf. texte de Raphaëlle de Cacqueray - L’Espace dans Fish Tank
Enfin, par un effet de loupe, l’analyse se concentrera sur les figures du films, humaines
et animales, sur leurs rapports et sur les échanges figuratifs constants qui font de Fish Tank le
très beau récit d’une construction d’identité (de la construction identitaire de Mia).
Cf. texte de Marie-Pierre Lafargue – Hommes et animaux dans Fish Tank
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Les titres des films d’A. Arnold - Dog / Wasp / Fish Tank (« aquarium ») expriment
l’importance du monde animal dans son cinéma.
Au-delà de leur dimension symbolique, les figures animales, par la métaphore et par leurs
échanges constants avec les personnages humains, dessinent les enjeux du film et permettent
une redéfinition du genre humain.
Un riche bestiaire
L’animal – totem
Lors de la balade au lac, les personnages jouent eux-mêmes à se représenter en animal.
Autant de projections de soi que le film va déjouer.
- Mia le tigre blanc / Cette image sauvage se trouve déjà sur la porte de sa chambre
d’adolescente. Une image qui sera dépassée.
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Connor se rêve en aigle. Ce choix traduit à la fois un désir de puissance et un certain
complexe qu’il évoque à plusieurs reprises en faisant référence à la taille de son sexe.
A travers cette image d’oiseau, Connor partage avec Mia le même désir d’élévation,
de départ et c’est lui qui donne à Mia ses dimensions et aspirations nouvelles.
Joanne, chienne de race, avoue son désir d’appartenance, d’être possédée.
Tyler, l’enfant – singe (grimaces, contorsions)
Du poisson hors de l’eau à l’envol
Le premier sens du titre Fish tank (« aquarium ») évoque d’emblée l’image du poisson.
Dès le premier plan serré et en plongée, Mia est enfermée entre les quatre murs et les
vitres de son squat. Essoufflée, empêchée, elle manque d’air et d’espace. La comparaison
est évidente avec le poisson ferré, asphyxié et tué lors de la séquence au lac puis mangé
par Tennents ensuite sur le sol sale de la cuisine.
Par ailleurs l’élément liquide est très présent dans Fish Tank : Mia buvant au robinet, se
passant de l’eau sur le visage et repêchant Keira dans la Tamise…
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Le film va dessiner avec Mia une voie de libération et lui permettre d’excéder l’espace
trop étroit où elle étouffe – comme un poisson hors de l’eau – et de prendre son envol.
Dans le dernier plan du film, un ballon lâché rappelle le vol des oiseaux lors de la
séquence avec Billy dans le squat.
Un changement d’état proche de la sublimation.
La jument et les chiens
Jument et chiens partagent un même territoire dans Fish Tank. Ils se côtoient sur le
campement de Billy et de ses frères où Mia revient à plusieurs reprises et expérimente à
chaque fois des sentiments extrêmes (le désir, la peur, la violence, le contact de la mort).
Andrea Arnold évoque la richesse de la figure du cheval dans la symbolique freudienne et
la rattache à son subconscient. Symbole de liberté entravée et de pulsion empêchée, la
vieille jument incarne la part gitane de Mia (Mia la brune face à sa mère blonde, les
grands anneaux aux oreilles, le désir éperdu de liberté, la queue de cheval que tous
s’efforcent de lui faire défaire). Leur lien est totalement fusionnel (leurs chairs se
mélangent dans la caresse / Front contre front / Dans les séquences où Mia tente de libérer
la jument, Mia semble obéir à une pulsion - comme dans la séquence de l’enlèvement de
Keira).
Figure mythologique du passeur, la jument permet la rencontre de Mia et Billy.
Totalement identifiée au vieil animal fatigué, Mia s’écroule quand Billy lui annonce sa
mort comme si une partie d’elle était morte avec l’animal. La jument peut être vue comme
sa rosse de vie d’enfant et d’adolescente (life’s a bitch)…
Les chiens, omniprésents dans le film, comme à leur habitude, protègent les espaces
(images des chiens gardiens). Très souvent présents lors des moments conflictuels, ils se
tiennent entre les personnages, bondissent et aboient selon les humeurs et les émotions des
personnages comme s’ils en étaient la part visible. Tenus en laisse ou lâchés, ils incarnent
la part pulsionnelle des personnages et représentent une violence essentielle que Mia va
apprendre à dompter.
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Détournement du motif du chien de gang ou de la meute à travers le personnage de
Billy qui lâche son molosse justement pour permettre à Mia de fuir lors de son
agression
Quant au vieux Tennents, le chien de la maison, qui préside au premier contact violent
entre Mia et Joanne, il finit dans son panier comme un inoffensif caniche lors de la
dernière danse entre Mia et sa mère puis tenu en laisse par Tyler à la fin au moment du
départ de Mia (images).
Le genre humain
Dompter sa part animale
Les manifestations corporelles et langagières excessives des personnages expriment des
déséquilibres ou des désirs à travers lesquels Fish Tank questionne le genre humain.
- Dès l’ouverture du film, l’indomptable Mia apparaît dans un essoufflement puis dans
l’éructation d’insultes à l’adresse du père de Keeley. Le film est un parcours
initiatique pris entre un coup de boule initial et une renaissance-accouchement
symbolique au bord d’un estuaire (plans sauvetage de Keira) dont la miction subite de
Mia sur la moquette du salon de Connor est la première phase (image + Rembrandt –
Femme qui pisse).
Entre ces deux états, la figure du Centaure vient ponctuer les étapes de la
transformation de Mia. Sur le dos de Connor puis de Billy, Mia expérimente sa toute
puissance et son pouvoir de séduction.
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Joanne entre dans le champ par un coup brutal qui en expulse Mia (dont le corps est
pris en tenaille entre Tennents et sa mère).
Séduisant et plus policé que les autres personnages, Connor est tout autant mu par son
désir (d’échapper à la normalité de sa vie, de satisfaire d’autres plaisirs, de curiosité).
Dans l’espace indéfini de son terrain vague, mutique, avec son air un peu sauvage et
son mode de vie nomade, Billy au contraire est un personnage de la maîtrise. Il retient
son molosse ou le lâche à point nommé, il rassemble les objets de Mia dispersés par
l’agression, il répare la Volvo et la remet en mouvement comme il invite Mia à
prendre la route avec lui.
Il accompagne Mia dans sa quête (trouver sa voie et son rythme, changer de peau)
quand Connor, lui, imprime sa marque sur la jeune fille (California Dreamin’ / le
corps dominant dans l’acte sexuel / la gifle).
Des petites bêtes dénaturées
Une autre imagerie animale traverse le film. Il s’agit de toutes les créatures animales,
animées ou inanimées, qui traduisent un rapport faussé au monde que le film va
s’employer à redresser.
- Des figurines, dessins et posters d’animaux, hamster en cage, bijou en forme de
papillon noir, peuplent les chambres de Mia, Joanne et Tyler. Ils saturent des univers
clos que l’enfance hante encore du moins ses projections (Joanne et Tyler partagent les
mêmes rêves de petites filles).
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En arpentant le dehors, en se frottant au monde, portée par une mise en scène
sensorielle, Mia fait exploser cette bulle. Dans son rapport à son corps et au vivant en
général, Mia se rapproche de Connor qui l’initie à un contact intime avec la nature
(séquence au lac, images du poisson, libellule) alors que Joanne et Tyler sont
dégoûtées par l’herbe, l’eau, le poisson, la boue, le propre sang de leur fille et soeur.
Ce dégoût révèle un rapport au corps et au monde plus superficiel. Rapport de surface,
fortement influencé par l’imagerie télévisuelle où le corps est une marchandise, un
objet sexuel mais jamais un espace d’identité et un moyen de connaissance. Ici se
dessine en creux une critique sociale et politique (images télévisées sur MTV : homme
nu, etc…).
Redéfinitions et refondations
Jeu masculin / féminin
« Fish Tank » exprime aussi, en argot, le sexe féminin (« chatte ») ou renvoie à un lieu ou
une situation sans homme, exclusivement peuplé de femmes. Le parcours de Mia à travers
un jeu complexe entre masculin et féminin, lui permet de dépasser une image du féminin
complètement dégradée par la misère sociale et de reconstruire une image du masculin
faussée par l’absence du père. A travers son point de vue, Fish Tank propose une
redéfinition des genres.
- Fascination et répulsion de Mia pour les stéréotypes en tous genre : bain de soleil de
Tyler, clips et télé réalité sur les écrans, audition, danse des filles sur le terrain de sport
sous le regard des garçons et des chiens.
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- Le point de vue de Mia sur Connor : un autre regard sur le masculin
Renversement lors de leur rencontre dans la cuisine qui commence par un point de vue
stéréotypé sur le corps féminin selon des canons télévisuels et se termine par le regard
désirant de Mia sur la chute de rein de Connor.
Le personnage de Connor entre la figure du père et le fantasme de l’amant : un éducateur
et un initiateur. La force du film réside dans la complexité de ce lien car Connor libère
Mia autant qu’elle le rappelle à son rôle de père (la peur pour Keira, la gifle comme la
juste mesure d’un rapport enfant / parent).
- Une définition de la féminité à travers l’androgynie de Mia et la douce beauté
enfantine de Billy > Au-delà du genre auquel ils appartiennent, Mia et Billy partagent
avec les danseurs de rue en lévitation ou Joanne transcendée par l’amour ou la
souffrance, une même grâce.
Restauration du lien affectif par l’expérience sensuelle, charnelle voire érotique
Fish Tank relate un processus de reconstruction identitaire.
Au début du film, Mia est un être en friches, en rupture scolaire, déconnectée des
membres de sa famille, abandonnée par sa copine Keeley, menacée par le centre
spécialisé.
En contact direct avec le monde, par la sensation, elle retrouve peu à peu un équilibre
(séquence avec la jument, séquence au lac).
L’expérience sensuelle est donc, pour Mia, le ciment de sa reconstruction. Le film va plus
loin encore en confondant l’affectif et l’érotique. Ainsi la restauration du lien affectif avec
Joanne – lien fondamental - passe pour Mia par Connor.
- La rencontre avec Connor et les moments passés avec lui sont filmés comme des
bouleversements intimes ; Mia y est soit hors du temps (séquences au ralenti), soit
tétanisée par la colère (séquence de danse sur le parking, séquence de la fessée) ou par
un désir toujours mêlé d’incompréhension (sur le dos de Connor au lac, expérience
sensuelle).
- Observée par Mia, la scène d’amour entre Joanne et Connor devient une véritable
scène primitive, celle que Mia, enfant sans père, n’a pas pu vivre.
Cette séquence éclaire aussi le personnage de Connor : deux regards caméra laissent
imaginer qu’il est conscient d’être observé et qu’il en est satisfait. Au-delà d’un
soupçon de perversité, la mise en scène saisit ici l’immaturité du personnage pris en
flagrant délit de contentement et en pleine contemplation de lui-même. Connor, nous
dit A. Arnold, est le véritable adolescent du film.
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Ce parti-pris figuratif autour de Connor permet d’appréhender la scène d’amour entre
Mia et Connor. Véritable abus de pouvoir de Connor, il faut cependant éviter de la
réduire à une scène de viol où Mia serait réduite à l’état d’objet. Scène complexe
jusque dans les sentiments exprimés par les protagonistes – on n’y trouve pas les
motifs habituels du dépucelage, etc -, elle est avant tout une étape dans le processus de
reconstruction identitaire et affectif de Mia. Elle lui permet de s’émanciper de la
tutelle de Connor, de tuer le père, de réduire le fantasme.
S’enfanter soi-même
Parcours d’une adolescente, Fish Tank est hanté par un plus grand mystère, celui des
origines de Mia.
- Au fur et à mesure de la relation de Mia et de Connor – la surprise de son apparition,
admiration, imitation, désir, fusion, séparation, effacement – c’est l’image de Joanne
qui évolue. Dans le regard de Mia, Joanne se transforme, passant de la vamp ultra sexy
et très immature à la femme mûrie par le chagrin. Entre ces deux états, la vision
fugace d’une mère, véritable image d’Epinal à laquelle Joanne amoureuse et Mia
semblent toutes deux prêtes à se conformer pourvu que leur rêve de famille ne se
dissipe pas.
Images de la soirée, couple à la cuisine (L’origine du monde), danse à trois,
surcadrage de Joanne dansant dans la cuisine, surcadrage de Joanne au fil à linge,
danse finale entre mère et filles.
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Naissance-accouchement avec Keira
Finalement, au terme du film, Mia se débarrasse de Connor, figure complexe
d’adjuvant et d’opposant à la fois, pour s’enfanter seule (comme tous les héros des
grands récits d’apprentissage de David Copperfield à Kirikou…). Sa naissance
symbolique – renaissance – a lieu sur les bords de la Tamise lors du sauvetage de
Keira qu’elle tire de l’eau et traîne entre ses jambes comme si elle venait de l’expulser
de son propre corps. A ce moment là, pour la première fois, serrant la fillette dans ses
bras et contre elle, Mia esquisse le geste de sollicitude qu’elle aura pour Tyler lors de
son départ.
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