M I-2 modalité
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M I-2 modalité
2 La modalité « Parler de modalités, sans plus de précision, c’est s’exposer à de graves malentendus. » A. Meunier, « Modalités et communication », 1974, p. 8. « De modalibus non disputat asinus. » L'articulation théorique entre temporalité et modalité est, en linguistique, une nécessité reconnue1. Il faut, pour la rendre opératoire dans une perspective de calcul sémantique, disposer – outre d'un modèle de la temporalité – d'un modèle global de la modalité (qui ne se limite donc pas à l'analyse des verbes modaux). Or la voie est particulièrement difficile à tracer entre le réductionnisme logique (i.e. la volonté de réduire les diverses formes de modalités linguistiques aux quelques opérateurs modaux de la logique modale – dont la sémantique est définie de façon vériconditionnelle dans la théorie des mondes possibles) et l'éclatement classificatoire de certaines approches linguistiques purement descriptives, qui distinguent autant de modalités qu'il existe de marqueurs d'appréciation dans une langue donnée2. Nous proposons ici l'esquisse3 d'un modèle global des modalités linguistiques qui tente d'éviter à la fois ces deux écueils : un modèle proprement linguistique qui soit suffisamment explicite et rigoureux pour être interprétable par des modèles logiques (dans une perspective d'extraction automatique d'information, par exemple4), mais qui ne cède jamais au réductionnisme (qui n'impose en aucun cas de négliger des différences linguistiques). 2.1 Définition : la modalité comme phénomène complexe Le concept de modalité, dans son acception « large », recouvre toute forme de validation/invalidation5 d’un « contenu représenté » (pour reprendre l’expression de Ch. 1 Cf., par exemple, N. Le Querler (1996), pp. 13-33. 2 Cf. C. Vetters (2001) : « Si le désordre qui y règne et la prolifération de notions et de catégories a fait que certains traitent l'aspect comme une catégorie poubelle, que faut-il dire alors du domaine de la modalité ? (...) Bref, la situation y est peut-être encore plus catastrophique que dans le domaine aspectuel.. » Et cette situation n'est nullement propre à la linguistique française; elle est générale. Pour le domaine anglo-saxon, cf. l'introduction de F. de Haan (1997) et surtout G. Lampert et M. Lampert (2000), p. 107 sq. 3 Ce modèle est présenté en détail, et argumenté dans Gosselin (en préparation). 4 La sémantique des mondes possibles « classique » n'est peut-être pas la mieux adaptée, dans cette perspective; cf. Cl. Beyssade (1994). 5 Nous cherchons à éviter la définition, traditionnelle en linguistique, de la modalité comme expression de l'attitude du locuteur vis à vis de ce qu'il exprime, car elle nous paraît à la fois trop large (comment distinguer dans ces conditions la modalité de l'aspect ou des actes illocutoires expressifs ?) et trop étroite, car elle ne concerne à proprement parler que les modalités subjectives (épistémiques et appréciatives). Pour une critique détaillée de cette définition classique, cf. Lampert et Lampert (2000), pp. 112-113. On se gardera par ailleurs de Bally6. Selon cette définition générale toute proposition énoncée se trouve donc affectée d’une modalité plus ou moins déterminée7 (bien qu'une conception réductrice des relations entre morphologie et sémantique conduise nombre d'auteurs à ne considérer comme modalisées que les propositions comportant un marqueur spécifiquement et exclusivement destiné à exprimer la modalité8). Dans le champ linguistique, la modalité à prendre en compte est celle qui est affichée par l'énoncé. Ainsi dire « il pleut », c'est présenter une proposition comme objectivement vraie au moment où elle est énoncée (i.e. comme vraie indépendamment du fait qu’un individu la considère comme telle) – même si l'on sait par ailleurs (en fonction de considérations non linguistiques) que ce jugement est fondé sur une croyance ou sur une perception du sujet qui l'énonce. Prise dans son acception « large », la modalité apparaît comme un phénomène complexe et hétérogène, qui ne peut être décrit qu’au moyen d’un ensemble de paramètres. Présentons maintenant l’esquisse globale de ces paramètres au moyen d’un exemple : (1) Luc a probablement raté son train On accorde communément que le contenu propositionnel [Luc a raté son train] est présenté sous la modalité épitémique du probable. Si l’on essaie d’identifier les paramètres constitutifs de la modalité et les valeurs qu’ils prennent dans cette exemple, on peut dire, de façon encore absolument informelle, que la proposition est présentée comme une vérité subjective (modalité épistémique) correspondant à un certain degré de croyance (le probable), que cette modalité possède certaines caractéristiques syntaxiques (elle ne peut être niée ou interrogée : *Luc n’a pas probablement raté son train/*Luc a-t-il probablement raté son train ?) et logiques (elle porte sur la proposition [Luc a raté son train]), qu’elle implique un degré d’engagement du locuteur, qu’elle entretient certaines relations temporelles avec l’énonciation et avec le contenu sur lequel elle porte (une glose de ces relations serait du type : probableti ptj ; ti = t0, tj < ti), que ce jugement est vraisemblablement fondé sur une inférence (que la modalité est donc relative à un ensemble de prémisses), et enfin qu’elle est explicitement marquée au moyen de l’adverbe probablement confondre l'instance de validation, qui fonde la modalité, avec la source de l'information, qui relève de la problématique de « l'évidentialité », quoique ces deux phénomènes entretiennent des liens très étroits et qu'il soit parfois difficile de les distinguer (voir des énoncés comme « d'après Paul, Marie est la plus belle »). Cf. P. Dendale et L. Tasmowski, éds (1994). 6 Cf. Bally (1932) et le commentaire de A. Meunier (1974), pp. 9-10. 7 Cf. H. Kronning (1996), pp. 37 (n. 111) et 42. 8 Pour une critique de cette attitude, cf. ci-dessous, § 3.1. On admettra que cet ensemble de caractéristiques, au moins partiellement indépendantes les unes des autres, correspond à un ensemble de valeurs prises par chacun des paramètres constitutifs de la modalité linguistique. Reprenons la description de l’exemple (3). On rendra compte du fait qu’il s’agit d’une vérité subjective au moyen de deux paramètres : l’instance de validation (I), représentée ici par le sujet, et la direction d’ajustement (D), qui indique par son orientation (l’énoncé s’ajuste au monde) qu’il s’agit d’un jugement (exprimant une sorte de vérité et non une volonté ou une obligation). Le degré de croyance correspond à la valeur que prend le paramètre de la force (F) de la validation (en l’occurrence, le probable, qui s’oppose aussi bien au certain qu’au douteux ou à l’exclu). Les caractéristiques syntaxiques et logiques seront prises en charge respectivement par un paramètre spécifiant le niveau (N) occupé par la modalité dans la hiérarchie syntaxique de la phrase, et par un autre qui en indique la portée (P) dans la structure logique de l’énoncé. Le degré d’engagement (E) du locuteur, les relations temporelles (T), ainsi que la relativité (R) de la modalité par rapport à un ensemble de prémisses se laissent représenter au moyen de trois paramètres que l’on peut qualifier « d’énonciatifs », au sens où ils précisent chacun une relation de la modalité à un élément essentiel de la situation d’énonciation : le locuteur, le temps et le contexte discursif. Enfin, c’est un paramètre d’un statut tout particulier, puisqu’il qualifie la façon dont la valeur de certains autres paramètres a été obtenue (en ce sens, il s’agit d’un « métaparamètre ») qui représente ici le fait que cette modalité épistémique est explicitement marquée au moyen de l’adverbe probablement. Il faut insister sur le fait que le type de marquage (M) a aussi une valeur proprement sémantique (et doit donc être tenu pour un des éléments constitutifs de la modalité) dans la mesure où il détermine son caractère univoque ou non, annulable ou non (seules les modalités obtenues par inférence étant annulables). On obtient ainsi trois grands ensembles de paramètres : 1) Les paramètres conceptuels (I,D,F) permettent de définir un concept modal (le certain, le possible, le nécessaire, l’obligatoire, le désirable, le blâmable, etc.) indépendamment de son instanciation dans un énoncé particulier. Dans le cadre de l’identification d’un concept modal, I et D peuvent être considérés comme génériques, car ils permettent de définir une « catégorie modale » (l’aléthique, l’épistémique, le boulique, l’axiologique …), tandis que F, qui sert à préciser une « valeur modale » pour une catégorie donnée (l’aléthique nécessaire, possible, contingent …, l’épistémique certain, probable, contestable …, le déontique permis, interdit, facultatif …), sera tenu pour spécifique. 2) Les paramètres fonctionnels précisent le mode de fonctionnement du concept modal dans l’énoncé. Ils se répartissent en deux groupes : structuraux (syntaxique (N) et logique (P)) et énonciatifs (E,T, R). Les paramètres structuraux indiquent la position de la modalité dans les structures syntaxique et logique de l’énoncé. Les paramètres énonciatifs expriment – on vient de le voir – les relations de la modalités aux différents composants de l’énonciation : le locuteur, le temps et le contexte discursif. 3) Enfin une classe à part est réservée au métaparamètre (M), qui indique par quelle voie les valeurs des autres paramètres ont été calculées. Soit, résumé par un tableau, l’ensemble organisé des neuf paramètres qui nous nous ont paru nécessaires et suffisants pour décrire l’ensemble des modalités linguistiques (au moins pour le français) : fig. 1 Paramètres constitutifs de la modalité paramètres conceptuels génériques I D paramètres fonctionnels spécifiques F structuraux N I : instance de validation P métaparamètre énonciatifs E R T M E : degré d’engagement du locuteur D : direction d’ajustement (monde/énoncé) R : relativité de la modalité F : force de la validation T : relation à la temporalité N : niveau dans la structure syntaxique M : type de marquage de la modalité P : portée dans la structure logique Nous pouvons désormais présenter de façon un peu détaillée, quoique informelle9, la constitution et le rôle de chacun de ces paramètres. 2.2 Les paramètres conceptuels 2.2.1 L'instance de validation On peut opposer trois types d'instances de validation10 : 1) La réalité elle-même, lorsque le locuteur fait abstraction de son propre point de vue : modalités « aléthiques » ou « ontiques », de la vérité objective (ex. : la terre est ronde; un triangle a nécessairement trois côtés)11. La réalité étant entendue ici en un sens postkantien, comme désignant le réel tel qu'il est appréhendé par l'intermédiaire de systèmes conceptuels, la modalité aléthique va concerner aussi bien les vérités a priori, logiques et définitionnelles (propositions analytiques directement liées au système conceptuel mis en oeuvre; ex. : « Une planète est un corps qui tourne autour d'une étoile »), que les vérités a posteriori, qui correspondent à des faits (cette distinction recouvre l'opposition entre modalités logiques et modalités physiques chez Reichenbach). Cette double nature de la réalité (à la fois conceptuelle et réelle) se manifeste tout particulièrement dans l'emploi d'adverbes « de point de vue »12 comme « chimiquement », « physiquement », « historiquement » ..., paraphrasables par « du point de vue de la chimie » ..., qui autorisent des énoncés manifestant des points de vue opposés, quoique également (présentés comme) objectifs (ex. : « Syntaxiquement cette phrase est bien formée, mais sémantiquement elle ne l'est pas »). 2) Le sujet qui exprime une croyance (modalités « épistémiques ») ou un désir (modalités « appréciatives » et modalités « bouliques »). Dans le premier cas, l'énoncé exprime un « jugement de réalité », évaluable objectivement, mais présenté, en l'occurrence, comme un contenu de savoir ou de croyance (ex. : certainement que Paul mesure plus de deux mètres). À l'inverse, avec les modalités « appréciatives », il s'agit de « jugements de valeur » (ex. : cette soupe est bonne), qui ne seraient susceptibles d'aucune validation objective; enfin, les modalités « bouliques » (ou « boulestiques ») permettent au sujet d'exprimer sa volonté (ex. : Je veux/souhaite qu'il vienne). 9 Nous proposons une modélisation de ces neuf paramètres dans le cadre du métamodèle des espaces conceptuels de Gärdenfors (2000) dans Gosselin (en préparation). 10 Ce principe de classement est très largement inspiré de D. Slakta (1983). 11 Insistons sur le fait que cette définition n'implique nul « objectivisme » philosophique, car il s'agit de modalités présentées par l'énoncé. 12 Cf. C. Molinier (1984), et V. Lenepveu (1990), p. 114 sq. Que le sujet soit pris comme source de croyances ou de désirs , on peut, à la suite de Berrendonner (1981), considérer qu'il s'agit tantôt de tel sujet particulier, participant ou non de la conversation (JE, TU, IL), tantôt de l'opinion commune (ON), tant il est vrai que la subjectivité ne peut être identifiée à l'individualité (si l'argumentation et la persuasion sont possibles, c'est bien parce qu'il existe de la subjectivité collective). On opposera, de ce point de vue, « Cette soupe est bonne », comme modalité appréciative relevant d'une subjectivité collective (ON-désirable), à « Je trouve que cette soupe est bonne », comme modalité appréciative associée à une subjectivité individuelle (JEdésirable). 3) Une instance institutionnelle (la justice, la morale, etc.) : modalités « déontiques », de l'obligation et de la permission (ex. : il faut que tu sortes immédiatement), et modalités « axiologiques », du louable et du blâmable (ex. : c'est vraiment bien de ta part de lui avoir prêté de l'argent.). Remarques : 1) Ce classement dissocie radicalement deux types de jugements de valeur, correspondant respectivement aux modalités appréciatives et axiologiques, en leur attribuant des instances de validation différentes (le sujet, une institution). L'un des arguments linguistiques qui sous-tend cette distinction (qui pourrait paraître philosophiquement contestable) repose sur une différence de fonctionnement de ces modalités lorsqu'elles sont enchâssées dans un contexte épistémique du type : (2a) Je crois que ce pays est beau/laid (2b) Je crois que ce plat est bon/mauvais (2c) Je crois que c'est bien/mal d'avoir agi ainsi. Dans la situation de communication la plus plausible, les énoncés (2a et b) supposent que le locuteur n'a pu évaluer directement et personnellement la propriété attribuée à l'objet dont il est question, tandis que (2c) n'implique rien de tel (le locuteur se présente simplement comme incapable d'évaluer avec certitude la validité du jugement de valeur qu'il exprime). Cette différence s'explique si l'on admet que l'incertitude indiquée par je crois que impose la dissociation des instances de validation et que celle-ci s'opère naturellement dans (2c) (le sujet évalue un jugement moral, i.e. dû à une institution morale), tandis qu'elle ne peut se réaliser dans (2a et b) qu'à la condition de supposer que le sujet n'est pas lui-même l'instance de validation du jugement de valeur (il peut s'agir, par exemple, d'un jugement qui lui a été rapporté; ex. : Je crois que ce film est intéressant). 2) D'un point de vue philosophique, on pourrait aussi bien ramener toutes les modalités à a) de l'objectif, car le sujet comme les institutions appartiennent au réel, b) du subjectif, car c'est toujours le sujet-locuteur qui s'exprime et qui s'engage par son dire, c) de l'institutionnel, puisqu'il n'est de sujet que par et pour des institutions, le réel n'étant luimême appréhendé que par l'intermédiaire des formations discursives institutionnelles (cf. Althusser, Foucault). Rappelons simplement que nous essayons de tenir ici une position proprement linguistique : la modalité retenue est celle que présente l'énoncé, même si elle ne correspond pas à un et un seul marqueur. 2.2.2 La direction d'ajustement On remarque qu'avec les modalités aléthiques, épistémiques, appréciatives et axiologiques, la « direction d'ajustement » (au sens de Searle13) va de l'énoncé au monde (l'énoncé est censé se conformer au monde objectif ou au monde tel qu'il est perçu ou pensé par le sujet14; la direction est notée « ↓ »), alors qu'elle s'inverse avec les modalités déontiques et bouliques (c'est le monde qui doit se conformer à l'énoncé : « ↑ »15). C'est pourquoi ces dernières concernent l'obligation et la volition et non plus la vérité (comme adéquation du discours au monde). Cette différence de direction d'ajustement a des conséquences directes sur les relations entre temporalité et modalité. Si la proposition concernée est non générique (au sens temporel), la direction d'ajustement « ↑ » implique que le procès qu'elle exprime soit situé dans le futur, ou , plus exactement, dans l'ultérieur par rapport à un point de repère (et donc dans le possible; voir ci-dessous, §3), tandis que la direction « ↓ » s'accommode des trois orientations temporelles. On peut ainsi distinguer clairement les modalités bouliques (ex. : je souhaite qu'il pleuve) des modalités appréciatives (ex. : heureusement qu'il a plu), quoiqu'elles concernent également le désir du sujet : les premières ne peuvent affecter que les procès futurs, encore dans le domaine du possible (elles expriment la volition, le désir) alors que les secondes ne connaissent nulle restriction temporelle et expriment, sous diverses formes, la satisfaction/insatisfaction du sujet, et donc le caractère [± désirable] du procès décrit. La même distinction (d'ordre temporel) vaut pour les modalités déontiques et axiologiques. Ce concept de direction d’ajustement est emprunté à la pragmatique des actes de langage de J. Searle (1979/82, p. 41 sq.), qui l’avait lui-même construit à partir des réflexions d’E. Anscombe sur la philosophie de l’action, et qui a ensuite proposé de l’étendre à l’ensemble des états intentionnels (cf. Searle 1983/85, pp. 22-24), dans le champ de la philosophie de 13 Cf. J.R. Searle (1982), chap. I. On se gardera cependant de confondre la modalité avec la force illocutoire, concepts qui appartiennent à deux niveaux d'analyse nettement distincts, respectivement sémantique et pragmatique. Cf. H. Kronning (1996), pp. 87-89. 14 Le type de monde concerné (objectif ou subjectif) est évidemment déterminé par le choix de l'instance de validation, en fonction de contraintes que nous ne pouvons détailler ici. 15 Kronning (1996) distingue respectivement l'univers d'actualité et l'univers d'idéalité (pp. 35-36). l’esprit. Dans son domaine d’origine, ce paramètre est susceptible de prendre deux valeurs fondamentales : ou l’énoncé s’ajuste au monde (dont il propose une description), ou c’est le monde qui est censé s’ajuster à l’énoncé (qui prend une valeur injonctive). Son introduction dans le champ de la sémantique des modalités permet, dans un premier temps, d’isoler les modalités bouliques et déontiques, qui présentent l’état du monde exprimé par le contenu de l’énoncé comme devant s’ajuster, se conformer, à l’énoncé ; alors que les autres modalités ont une valeur plus nettement descriptive (l’énoncé se présente comme s’ajustant au monde). Cependant, la transposition du concept de direction d’ajustement du domaine pragmatique à celui de la sémantique linguistique ne va pas sans en altérer profondément les propriétés. Car il ne s’agit plus de savoir si l’énoncé exerce ou non des contraintes réelles sur le monde, s’il oblige effectivement les sujets à conformer leur pratique aux contraintes qui sont associées à son énonciation, mais – de façon plus abstraite – si le monde est envisagé comme se conformant à l’énoncé ou si c’est l’inverse, quel que soit le pouvoir réel des sujets sur le monde. C’est ainsi que l’on peut vouloir qu’il pleuve, même si personne n’y peut rien. De façon plus générale, les modalités bouliques sont compatibles avec les procès non intentionnels, alors que les actes directifs ne le sont pas. Par ailleurs, l’ajustement de l’énoncé au monde est généralement décrit en termes de « description » du monde. Cette conception descriptiviste repose sur deux principes : 1) l’énoncé n’agit pas sur la portion de monde qu’il représente (il se contente de la décrire) ; 2) cette portion de monde préexiste à l’énoncé (de sorte qu’il puisse s’y ajuster). Si ces principes permettent d’opposer clairement les deux orientations possibles de la direction d’ajustement (un énoncé injonctif agit sur une portion du monde qui ne lui préexiste pas) et paraissent correspondre à certains emplois de l’exemple (3), leur application à l’énoncé (4) est beaucoup plus discutable : (3) Cette table est carrée (4) Cette soupe est bonne. Bien qu’il soit possible d’enchaîner sur ces deux énoncés au moyen des expressions « c’est vrai/c’est faux », la modalité appréciative intrinsèque à l’adjectif bonne semble, en effet, contrevenir, dans une certaine mesure, aux deux principes énoncés ci-dessus, et ne peut donc être tenue pour purement « descriptive » : 1) Certains auteurs16 ont admis, à la suite de Hare (1952) que les énoncés de ce type ne servaient pas fondamentalement à décrire, mais plutôt à agir sur le monde, en exprimant, 16 Cf. , entre autres, J.-Cl. Anscombre et O. Ducrot (1983), M. Carel (1998). entre autres, des recommandations, des mises en gardes, … Le prédicat « être bonne » ne désignerait pas tant une propriété de la soupe qu’il n’indiquerait une recommandation donnée par le locuteur à son allocutaire. Bien que dans sa forme radicale, dite « ascriptiviste », cette analyse fasse l’objet de controverses (voir par exemple, Searle, 1972), il paraît difficile de lui refuser toute pertinence. Simplement, il n’est pas sûr qu’il faille maintenir une opposition radicale entre décrire et agir sur le monde. 2) On peut difficilement concevoir que la qualité d’une soupe préexiste entièrement au jugement porté sur elle. O. Ducrot (1980) a même montré qu’un énoncé introduit par « je trouve que » marquait une « prédication originelle », excluant toute forme de préexistence de la relation prédicative par rapport à son énonciation ; d’où le contraste : (5) *Je trouve que cette table est carrée (6) Je trouve que cette soupe est bonne. Plus généralement, c’est là une caractéristique des modalités subjectives, en particulier de celles qui mobilisent la subjectivité individuelle du locuteur : elles présentent un « monde intérieur » qui « n’a pas de réalité propre « antéprédicative » » (D. Vernant, 1997, p. 54, n.1). Ces observations sur le caractère non purement descriptif des modalités axiologiques nous conduisent à mettre en cause la disjonction entre deux valeurs discrètes : « ↓ » et « ↑ ». Il semble préférable de considérer qu’il s’agit là des deux pôles d’un continuum allant des modalités aléthiques (ex. : « cette table est carrée », purement descriptifs, aux impératifs, déontiques ou bouliques (ex. : « fermez cette porte ! ») en passant par des degrés intermédiaires, qu’illustrent, entre autres, les modalités appréciatives. À défaut de pouvoir présenter ici un modèle véritablement continuiste de ce paramètre, nous nous contenterons d’un découpage grossier en quatre zones : les modalités purement descriptives (D = ↓), purement injonctives (D = ↑), et, entre les deux, des modalités à la fois descriptives et injonctives, avec des pondérations différentes : prioritairement descriptives (D = ↓ (↑)), ou prioritairement injonctives (D = ↑ (↓)). Sont purement descriptives, les modalités aléthiques (ex. 7) et, dans une moindre mesure, épistémiques (ex. 8) ; sont prioritairement descriptives et secondairement injonctives, les modalités appréciatives (ex. 9) et axiologiques (ex. 10) ; sont prioritairement injonctives et secondairement descriptives, les modalités déontiques exprimées sous forme de normes (ex. 11 ) ainsi que les modalités bouliques indiquées par des verbes d’attitude propositionnelle (ex. 12) ; sont purement injonctives, les modalités bouliques (ex. 13) et déontiques (ex. 14) formulées au moyen d’impératifs : (7) C’est un livre marron (8) C’est un gros livre (9) C’est un beau livre (10) C’est un livre infâme (11) Il faut/vous devez avoir lu ce livre pour la fin du mois (12) Je veux lire ce livre (13) Prête-moi ton livre ! (14) Ouvrez votre livre à la page dix ! Le test linguistique retenu est celui de la possibilité d’enchaîner sur l’énoncé au moyen des expressions « c’est vrai », « c’est faux ». La possibilité de l’enchaînement indique que l’énoncé est purement, prioritairement ou secondairement descriptif (ex. 7 à 12). Son impossibilité marque, au contraire, qu’il est purement injonctif (ex. 13 et 14), ou bien que sa valeur modale reste purement indéterminée (ex. : « peut-être que p, peut-être que non p », « est-ce que p ? »). En croisant ces deux paramètres (l'instance de validation et la direction d'ajustement), on obtient un classement et une définition des principales catégories modales17 : 17 Il est cependant possible d’opérer d’autres combinaisons. Ainsi les « obligations matérielles » (Kronning 1996, p. 83) ou « nécessités par rapportà l’action » (Dispaux, 1984, p. 58) comme « Pour sortir de cette pièce, on doit/il faut (forcément/obligatoirement) passer par la fenêtre, puisque la porte est fermée de l’extérieur » « Si on veut le sauver, on doit/il faut/on est forcé de/on est obligé de l’opérer sur le champ » combinent-ils les valeurs : I = réalité ; D = ↑(↓). Il s’agit, en quelque sorte, d’obligations dictées par la réalité elle-même. fig.2 D ↓ réalité ↓(↑) ↑(↓) ↑ m. aléthiques ex. « C’est un livre marron » I subjectivité m. épistémiques m. appréciatives ex. « C’est un gros ex. « C’est un livre » beau livre » institution m. axiologiques ex. « C’est un livre infâme » m. bouliques (attitudes propositionnelles) ex. « Je veux lire ce livre » m. bouliques (impératifs) m. déontiques (normes) ex. « Vous devez lire ce livre » m. déontiques (impératifs) ex. « Prête-moi ton livre ! » ex. « Ouvrez votre livre ! » 2.2.3 La force de la relation La force de la relation va de la validation maximale (soit respectivement pour les trois systèmes aléthique, épistémique et déontique : le nécessaire, le certain, l'obligatoire) à l'invalidation totale (l'impossible, l'exclu et l'interdit). Entre ces deux pôles, on trouve, avec bien évidemment des variations dues au type de modèle adopté, des valeurs modales intermédiaires : respectivement, le possible et le contingent, le probable et le contestable, le permis et le facultatif. Ce système s'applique aussi aux modalités bouliques, appréciatives et axiologiques, même si la terminologie n'est pas encore clairement établie : aux deux extrêmes, respectivement, le désiré, le désirable et le louable, d'une part, et de l'autre, le rejeté, l'indésirable, le blâmable; à mi-chemin entre les deux : l'indifférent. Soit une représentation topologique dynamique de la force de la relation, qui s'inspire très directement des représentations « graphiques » que l'on retrouve chez divers auteurs, et en particulier chez G.-G. Granger (1976), pp.181-19218 : 18 Plus fondamentalement, ce système de représentation s’appuie sur le concept kantien de « grandeur négative ». Cf. Kant (éd. 1980), pp. 251-302 : « Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeurs négatives ». fig.3 Fmin F- F0 F+ Fmax Fmax indique la validation totale, Fmin l'invalidation absolue. F0 représente la force minimale, en équilibre entre les deux attracteurs Fmax et Fmin. On considère les segments [Fmin,F0[ et ] F0,Fmax] comme continus, et pourvus d'un gradient. Sur ces continuums, F- et F+ marquent des bornes, fixées plus ou moins arbitrairement, avec des variations selon les types de discours, à partir desquelles commencent ce que l'on appellera les « zones d’invalidation maximale » ([Fmin,F-]) et « de validation maximale » ([F+,Fmax]). Prenons dès maintenant pour illustration le cas les modalités épistémiques. Le certain correspond au segment [F+,Fmax], le probable (ou plausible) à ]F0, F+[, le contestable à ]F-,F0[, et l'exclu à [Fmin,F-]. On voit immédiatement l'intérêt pour le linguiste de ce type de représentation par rapport au « carré des modalités » : a) les modalités y sont décrites sous la forme de continuums (il y a du plus ou moins probable, des degrés de certitude ... auxquels vont correspondre des systèmes de marqueurs : peut-être, probablement, certainement, sans aucun doute ...), b) elles s'inscrivent dans une dynamique qui va sous-tendre celle de l'argumentation (le probable tend vers le certain, le contestable vers l'exclu). De plus, ce qui fait l'intérêt du carré modal (la définition des contraires comme négation du dictum, et des contradictoires comme négation du modus) se laisse ici formuler au moyen de deux opérations simples (cf. Granger (1976), p. 185) : 1) la construction du symétrique d'un segment par rapport au point central F0 correspond à la négation du dictum (relation de contrariété); 2) la prise du complémentaire équivaut à la négation du modus (relation de contradiction). Ainsi, le segment [F+,Fmax] entre-t-il en relation de contrariété avec [Fmin,F-] (son symétrique par rapport à F0) et en relation de contradiction avec [Fmin,F+[ (son complémentaire). Dans le cas des modalités épistémiques, on retient donc l'exclu [Fmin,F-] comme contraire du certain ([F+,Fmax]),et le « non-certain » ([Fmin,F+[) comme son contradictoire. Examinons très rapidement comment se répartissent sur ce schéma général les valeurs modales déontiques et aléthiques (la terminologie – nous l'avons dit – n'est pas encore vraiment fixée pour les autres modalités, mais il n'est pas difficile de voir qu'elles se laissent aisément décrire au moyen de ce schéma abstrait) : modalités déontiques : obligatoire : [F+,Fmax] interdit : [Fmin,F-] permis (non interdit) : ]F-,Fmax] facultatif (non obligatoire)19 : [Fmin,F+[. modalités aléthiques : nécessaire : [F+,Fmax] impossible : [Fmin,F-] possible large (non impossible) : ]F-,Fmax] possible strict : ]F-, F+[. Remarque : le possible strict sera interprété différemment selon qu'il s'agit d'une proposition générique ou non. Dans le premier cas, la possibilité, généralement appelée « contingence » dans la tradition aristotélicienne20, correspond au fait que la proposition est plus ou moins vraie, au sens où elle est vraie pour un plus ou moins grand nombre d’objets concernés (contingence référentielle : les chats sont souvent/parfois/rarement noirs) ou un plus ou moins grand nombre de « moments » considérés (contingence temporelle : Pierre est souvent/parfois/rarement malade)21. En revanche, dans le cas d'une proposition non générique, cette possibilité stricte sera interprétée comme équivalant à l'indétermination de la valeur de vérité de la proposition. Elle concerne, au premier chef, les propositions exprimant des événements futurs, qui ne sont, au moment de l'énonciation, ni vraies ni fausses (voir ci-dessous, § 3.4.). Le fait que cette possibilité soit susceptible d’être représentée par un continuum doit permettre de rendre compte de « l'anisotropie des possibles »22, des « propensions »23 et donc des probabilités objectives (même si, dans les pages qui suivent, nous nous en tenons, par commodité, à la pure indétermination : F0). 19 On se gardera évidemment d'assimiler l'emploi courant de ces termes avec l'utilisation technique qui en est faite ici. En français courant, facultatif correspond à la portion ]F-, F+[ (non obligatoire, non interdit). 20 Cette tradition prend appui sur la relation entre la catégorie logique de contingence et la catégorie ontologique de l'accident; cf., pour une présentation détaillée, L. Gosselin et J. François (1991), pp. 64-72. 21 On remarque que cette contingence référentielle ou temporelle est exprimée au moyen des mêmes marqueurs et qu'elle correspond à l'emploi « sporadique » de pouvoir, distingué par G. Kleiber (1983). 22 23 Cf. J. Dubucs (1995). Sur les « propensions » définies comme « possibilités pondérées » et évaluées en termes de « probabilités objectives », cf. K. Popper (1990/trad. 1992), p. 30 sq. 2.3 Les paramètres structuraux 2.3.1 Portée syntaxique versus portée logico-sémantique Nous abordons maintenant les paramètres fonctionnels, qui doivent rendre compte des différents aspects de la mise en œuvre dans des énoncés particuliers des catégories et valeurs modales qui viennent d’être définies d’un point de vue conceptuel. Parmi ces paramètres fonctionnels, on isole, dans un premier temps, les paramètres structuraux, syntaxique et logique, qui prennent en charge la description formelle des relations qu’entretient la modalité avec d’autres éléments de l’énoncé (ses relations de « portée »). Traditionnellement, en logique modale propositionnelle, la modalité est considérée comme un foncteur propositionnel à une place (cf. J.-L. Gardies 1983). Exemples : (15) ◊ p (possible que p) (16) p (nécessaire que p) Parallèlement, la conception la plus répandue en linguistique définit la modalité comme l’attitude du locuteur vis-à-vis du contenu (généralement qualifié de « propositionnel ») de son énoncé (voir ci-dessus, note 17). Ces deux conceptions ne se recouvrent évidemment pas, mais partagent une même représentation de la structure modale de l’énoncé. Cette structure bipartite reprend l’opposition scolastique entre modus et dictum. D’où, pour résumer, le schéma : fig.4 Énoncé Opposition scolastique : Modus Dictum Logique modale Propositionnelle : Foncteur Proposition Linguistique : Modalité (expression de l’attitude du locuteur) Contenu (propositionnel) Or, confrontée aux données langagières, cette analyse de la structure modale de l’énoncé se révèle très vite largement insuffisante, d’une part parce que le dictum lui-même peut être porteur d’évaluations subjectives, appréciatives, ou axiologiques, auxquelles on ne saurait refuser le qualificatif de « modales » (cf. Ch. Bally,1932, et A. Meunier, 1974, pp. 9-10), et d’autre part parce que le modus ne se réduit pas à une seule position (ce dont conviennent aujourd’hui toutes les études linguistiques sérieuses de la modalité). Mais, avant d’aborder ces questions, il nous faut expliquer pourquoi nous distinguons deux types de structures, syntaxique et logique, et préciser en quoi elles se ressemblent et en quoi elles diffèrent. Ce qui, manifestement, rapproche les structures syntaxique et logique, c’est quelles traitent essentiellement de relations, envisagées d’un point de vue formel. Ces relations sont usuellement décrites en terme de « portée », c’est-à-dire qu’il s’agit d’une forme de relation asymétrique et irréflexive, qui associe une modalité à un ou plusieurs éléments, sur lesquels elle « porte ». Partant, ces structures ne représentent pas directement les marqueurs de modalité (qui relèvent de représentations morphologiques), mais des entités beaucoup plus abstraites. Cette distinction entre modalité (comme entité abstraite) et marqueurs morphologiques de modalité est indispensable dans la mesure où : 1) une même modalité résulte le plus souvent d’une combinaison de marqueurs (surtout si on l’envisage dans toute sa complexité, i.e. en prenant en compte l’ensemble de ses paramètres constitutifs) ; 2) un même marqueur, situé à une même place dans l’ordre linéaire des constituants de la phrase, peut renvoyer à deux modalités distinctes, ayant des portées différentes. C’est, par exemple, le cas du verbe modal devoir, selon qu’il est interprété comme épistémique ou comme déontique dans l’énoncé : (17) Pierre a dû fermer la porte dont les deux lectures sont paraphrasables respectivement par (18) et (19) : (18) Il est probable que Pierre a fermé la porte (19) Pierre a été obligé de fermer la porte. On admet habituellement que devoir épistémique (ou plus exactement la modalité épistémique qu’il exprime) porte sur l’ensemble de la phrase (il est d’ailleurs hors du champ du temps grammatical), tandis que devoir déontique n’affecte que le prédicat fermer la porte (la paraphrase montre en outre qu’il est dans le champ du temps grammatical). Dans les termes de Milner (1989), on dira que la syntaxe des modalité traite des « positions » des modalités et non de la « place » des marqueurs. Comme le montre l’exemple (17), les positions des modalités se trouvent doublement définies : 1) par ce sur quoi elles portent, 2) par ce qui peut porter sur elles. Le premier critère conduit à distinguer deux positions pour les modalités épistémiques marquées par probablement dans les exemples : (20) C’est probablement Pierre qui a rencontré Marie (21) Pierre a probablement rencontré Marie. Car leurs portées sont manifestement différentes. La seconde caractéristique (ce qui peut affecter les modalités) oblige à reconnaître deux positions distinctes pour les modalités respectivement exprimées par réellement et probablement dans le couple d’énoncés : (22) Pierre est réellement en retard (23) Pierre est probablement en retard dans la mesure où seule la première de ces modalités peut entrer dans le champ d’un opérateur interrogatif : (24) Est-ce que Pierre est réellement en retard ? (25) *Est-ce que Pierre est probablement en retard ? A partir du moment où l’on introduit dans la syntaxe des opérateurs très abstraits, dont le contenu paraît essentiellement de nature sémantique (comme on l’observe actuellement aussi bien dans les grammaires fonctionnelles qu’en grammaire générative24), la question de savoir s’il y a lieu de dissocier représentation syntaxique et représentation logique devient assurément difficile. Et la réponse apportée dépend essentiellement de choix méthodologiques. On adopte les principes suivants : 24 Cf. B. Laca. (éd. 2002), p. 12, et H. Demirdache et M. Uribe-Etxeberria (2002). 1) Une position syntaxique se définit en termes de domaines : par le domaine auquel elle appartient, par celui sur lequel elle porte. 2) La position d’un élément dans la structure sémantico-logique de l’énoncé est déterminée uniquement par les éléments mis en relation : ceux qui portent sur lui, ceux sur lesquels il porte. Il suit qu’à une même position dans la structure logique peuvent correspondre différentes positions syntaxiques. Ainsi, dans les énoncés (22) et (23) ci-dessus, les modalités respectivement marquées par probablement et réellement portent également sur l’expression en retard, et ne sont affectées par aucun autre opérateur : elles occupent donc une même position dans la structure logique, quoique le test mis en œuvre en (24) et (25) indique qu’elles n’appartiennent pas au même domaine syntaxique. Inversement, une même position syntaxique autorise différentes portées sémanticologiques. Prenons pour exemple l’énoncé : (26) Peut-être que Pierre se promène dans le jardin. Au plan syntaxique, la modalité épistémique marquée par l’adverbe (dit « de phrase ») peutêtre a pour domaine le reste de la proposition. Mais d’un point de vue sémantique, cette modalité va affecter tel ou tel élément de la proposition : celui (ceux) qui est(sont) focalisé(s). Or le choix de l’élément focalisé à l’intérieur du domaine syntaxique (le « domaine de focalisation », cf. H. Nølke, 1993, p. 247) résulte à la fois de l’intonation (s’il s’agit de production orale) et de facteurs textuels et inférentiels. Pour une même structure, on obtiendra donc des structures logiques différentes selon que l’énoncé (26) répond, par exemple, aux questions (27), (28), (29) ou (30), qui induisent respectivement une focalisation sur le verbe, sur le circonstanciel, sur le prédicat (se promener dans le jardin) ou sur la phrase entière : (27) Que fait Pierre dans le jardin ? (28) Où Pierre se promène-t-il ? (29) Que fait Pierre ? (30) Que se passe-t-il ? Remarquons enfin que poser que la portée syntaxique affecte des domaines, quand la portée sémantico-logique concerne des éléments prélevés dans ces domaines syntaxiques, entraîne des différences formelles entre les deux types de structures, syntaxique et logique. Si la relation de portée est toujours asymétrique (quand a porte sur b, b ne peut porter sur a) et irréflexive (a ne peut jamais porter sur lui-même), le champ syntaxique de cette relation est univoque (à une modalité correspond un seul domaine syntaxique, la réciproque étant fausse), tandis que le champ logico-sémantique est plurivoque (une modalité peut porter sur plusieurs éléments à la fois, un même élément peut être affecté simultanément par plusieurs modalités. Nous nous limiterons, dans cet ouvrage, à présenter à grands traits les positions syntaxiques de la modalité, et en particulier la distinction essentielle entre modalités extrinsèques et modalités intrinsèques aux lexèmes. 2.3.2 Les modalités extrinsèques On oppose, au plan syntaxique, les modalités qui sont intrinsèques aux lexèmes (par exemple, lâche est intrinsèquement porteur d’une modalité axiologique négative) aux modalités extrinsèques, marquées par des grammèmes ou par d’autres lexèmes, qui apparaissent à un niveau plus élevé dans la hiérarchie syntaxique. Ainsi (31) Pierre est lâche comporte-il uniquement une modalité intrinsèque, alors que (32) Malheureusement, Pierre est lâche (33) Je pense que Pierre est lâche (34) Pierre doit être lâche, pour agir ainsi mettent en œuvre, de surcroît, des modalités extrinsèques : appréciative en (32), épistémiques en (33) et (34). Ces modalités extrinsèques appartiennent au modus de l’analyse scolastique traditionnelle. Du point de vue strictement logique, deux façons de traiter ces modalités se proposent : comme des opérateurs ou comme des prédicats25. Selon ces deux analyses, la possibilité d'une proposition sera exprimée par les formules respectives : (35) ◊ p (36) ‘p’ est possible. C'est la première solution qui a été retenue par les logiques contemporaines. Elle consiste à considérer la modalité comme un opérateur portant sur des propositions (logiques modales propositionnelles), ou sur des prédicats (logiques modales quantifiées) : 25 Pour une présentation, cf. R. Blanché (1968), pp. 84-87. (37) ◊ f (a) A l'inverse, la conception de la modalité comme prédicat, qui paraît avoir été celle d'Aristote26, reprise dans l'analyse des modalités de dicto par Thomas d'Aquin27, se trouve aujourd'hui généralement délaissée. Le principal reproche qui lui est adressé est de faire intervenir (voire de confondre) deux niveaux de langage : celui de la proposition (niveau « linguistique ») et celui de la modalité (niveau « métalinguistique »), la modalité étant, dans cette perspective, un « méta-prédicat » : un prédicat portant sur une proposition (que l'on se gardera de confondre avec les prédicats du deuxième ordre : les prédicats portant sur des prédicats; ex. : l'avarice est un défaut). Dès lors que l'on cherche à modéliser le fonctionnement effectif du langage et non plus à fonder un système de calcul, le problème se pose tout différemment (que l'on soit logicien ou a fortiori linguiste). Car il ne s'agit plus nécessairement de trancher en faveur de l'une ou l'autre des conceptions de la modalité, mais de définir celles qui décrivent et expliquent le mieux les phénomènes observés. Dans cette perspective, deux grands types de distinctions paraissent aujourd'hui devoir s'imposer : 1) L'opposition scolastique entre modalités de re/de dicto. Cette distinction a été reprise en logique modale quantifiée sous la forme de l’opposition entre « quantification within » et « quantification into a modal context 28», ainsi qu’en linguistique, sous des appellations diverses : modalisation « interne / externe », « prédicative / énonciative », « intraprédicative / extraprédicative », etc.29 L’idée générale est d’isoler certains opérateurs modaux qui s’adjoignent au prédicat pour former une sorte de prédicat complexe (modalités « de re », « internes », « prédicative », « intraprédicatives ») : ils entrent alors dans le champ de la négation, du temps et de l’aspect, ainsi que de la quantification. Exemples : (38) Jean devait (Déontique) rentrer à la maison (paraphrase : Pierre était dans l’obligation de rentrer à la maison) Tandis que d’autres (modalités « de dicto », « externes », « énonciatives », « extraprédicatives ») affectent la proposition tout entière (et se situent normalement – voir cependant ci-dessous – hors du champ de la négation, du temps et de l’aspect, ainsi que de la quantification) : 26 Cf. G.-G. Granger (1976), p. 178. 27 Cf. La traduction et le commentaire du De propositionibus modalibus par F. Nef (1976). 28 Cf. W.v.O. Quine (1966 : « Quantifiers and propositional attitudes »), et G.H.. von Wright (1951), pp. 6-35. 29 Cf. Cl. Guimier (1989). (39) Heureusement, Pierre est guéri (40) Certainement que Marie était rentrée (41) Marie devait être rentrée (paraphrase : il est probable que Marie était rentrée). Il arrive qu’un même énoncé soit susceptible de deux lectures disjointes selon que la modalité y est interprétée comme de re ou comme de dicto, même si la catégorie et la valeur modales restent inchangées : (42) Un étudiant doit (Déontique) sortir Lecture de re (« quantification into a modal context ») : Un étudiant particulier est obligé de sortir ∃x, étudiant (x) ∧ Obligatoire (sortir (x)). Lecture de dicto (« quantification within a modal context ») : Il est obligatoire qu’un étudiant (n’importe lequel) sorte Obligatoire (∃x, étudiant (x) ∧ (sortir (x)). En grammaire fonctionnelle, ces deux modes de fonctionnement sont généralement associés à deux niveaux hiérarchiques différents pour les opérateurs modaux (cf. en particulier Dik 1989, Van Valin et La Polla 199730). Il est cependant regrettable que, dans ces grammaires, les modalités de dicto soient simplement qualifiées de « subjectives » (ou d’« épistémiques »), par opposition aux modalités « objectives » ou « radicales », car 1) c’est là une caractérisation conceptuelle et non fonctionnelle, 2) toutes les modalités épistémiques ne sont pas de dicto (surtout si l’on tient compte des modalités « intrinsèques »), 3) toutes les modalités de dicto ne sont pas épistémiques (voir l’exemple (42) ci-dessus). Une seconde opposition, fondée, cette fois, non plus sur ce qui entre dans le champ de la modalité, mais sur les éléments qui peuvent l’affecter (et donc sur le domaine syntaxique auquel elle appartient), a été proposée par H. Kronning (1996)31 : certaines modalités sont « véridicibles », au sens où elles peuvent être niées ou interrogées (ex. 43), tandis que d’autres ne le sont pas (elles sont « montrables » et « non véridicibles » ; ex. 44) : (43a) Il est nécessairement là (43b) Il n’est pas nécessairement là 30 Pour une discussion générale et une comparaison de ces deux grammaires, cf. J. François (1998) et (2000). Pour une comparaison critique de leurs traitements des modalités, cf. Lampert et Lampert (2000), pp. 126-133. 31 Cette opposition, dont on peut trouver une première approximation dans Ducrot et Todorov (1972) p. 397, est très précisément développée et argumentée par H. Kronning (1996); elle est reprise par C. Vet (1997). (43c) Est-il nécessairement là ? (44a) Il est certainement là (44b) * Il n’est pas certainement là (44c) * Est-il certainement là ? Bien qu’elles paraissent proches, ces deux oppositions (de re/de dicto, véridicibles/non véridicibles) ne se recouvrent cependant pas. Car si toutes les modalités de re sont véridicibles, il est des modalités de dicto véridicibles. Contrairement à ce qui est généralement admis, certaines des modalités de dicto peuvent, en effet, entrer dans le champ de la négation ou de l’interrogation, comme le montrent les exemples de C. Vet (1997) : (45a) L’avion a peut-être atterri [modalité de dicto, non véridicible] (45b) * L’avion n’a pas peut-être atterri (45c) * Est-ce que l’avion a peut-être atterri ? (46a) Il est possible que l’avion ait atterri [modalité de dicto, véridicible] (46b) Il n’est pas possible que l’avion ait atterri (46c) Est-ce qu’ il est possible que l’avion ait atterri ? On obtient ainsi trois types de modalités extrinsèques, qui correspondent aux « trois degrés d’engagement modal » distingués par Quine32 : 1) « Opérateur prédicatif » : modalité de re, véridicible ; exemple : (47) Pierre peut (a la capacité de) faire ce problème 2) « Opérateur propositionnel » : modalité de dicto, non véridicible ; exemple : (48) Jean est peut-être malade 3) « prédicat sémantique » (que nous préférons nommer « méta-prédicat ») : modalité de dicto, véridicible ; exemple : (49) Il est possible que Jean soit malade. Comme tout prédicat exprime un procès, nous admettons que le méta-prédicat exprime un méta-procès : un procès qui affecte un autre procès. Ainsi dire « il est probable que Paul va venir », c'est affirmer que le procès n°1 (la venue de Paul) est probable (procès n°2). Ce second procès est un état du procès n°1. En tant que procès, il est situé dans le temps, sous un certain aspect. Cette localisation temporelle et cet aspect lui sont propres, c'est-à-dire qu'ils ne 32 Cf. W. v. O. Quine (1966 : « Three grades of modal involvement ») et J. Cl. Dumoncel (1988). correspondent nécessairement ni à ceux de l'autre procès, ni à l'acte d'énonciation, à la différence des opérateurs propositionnels qui sont automatiquement indexés sur le moment de l'énonciation : face à « peut-être que p », on trouve « il est/a été/était/sera... possible que p ». Mais là encore, la morpho-syntaxe de surface reste insuffisante. Ainsi, lorsque devoir marque la modalité épistémique, il fonctionne comme un opérateur propositionnel (modalité de dicto non véridicible), automatiquement indexé sur le moment de l'énonciation. (50) Il devait être malade, puisqu'il n'est pas venu sera approximativement paraphrasé par (51) Il est probable qu'il était malade... En revanche, s'il prend une valeur prospective, il nous paraît fonctionner comme un métaprédicat (modalité de dicto véridicible33) et l'imparfait, dans l'exemple (52) porte alors sur le méta-procès qu'il exprime : (52) Il devait arriver le soir-même pourrait être paraphrasé par (53) et non par (54) : (53) Il était convenu / prévisible qu'il allait arriver le soir-même (54) ?? Il est convenu /prévisible qu'il arrivait le soir-même. 2.3.3 Les modalités intrinsèques Parmi les modalités intrinsèques aux lexèmes, on distinguera celles qui sont dénotées par le lexème de celles qui lui sont associées. On considère ainsi que le substantif permission, l’adjectif permis ou le verbe permettre dénotent la modalité déontique du « permis », tandis que assassin et assassiner ne dénotent pas de modalités mais sont porteurs, entre autre, d’une modalités axiologique (modalité associée). Alors que les lexèmes dénotant des modalités sont en nombre restreint (ex. : croyance, volonté, obligation, certitude …), tous les lexèmes sont porteurs de modalités associées. Très schématiquement, le partage peut être fait entre les lexèmes au moyen desquels la désignation d’entités, de procès ou de propriétés repose sur des critères stables, sinon invariables, et ceux qui se fondent sur des critères relativement variables, liés à des institutions ou des subjectivités (collectives ou individuelles). La première catégorie 33 Sur le caractère véridicible de la modalité exprimée par devoir prospectif, par opposition au devoir épistémique standard (avec lequel il est pourtant souvent identifié), cf. Kronning (1996), pp. 63-66, et p. 116, n. 362). correspond à ce que J.Cl. Milner (1978) a identifié, au moyen de tests syntaxiques, comme celle des lexèmes « classifiants », la seconde à celle des « non-classifiants ». Dans le cadre ici proposé, sont classifiants les lexèmes porteurs de modalités aléthiques (ex. : table, automobile, parler, marcher, rectangulaire, etc.) ; sont non-classifiants ceux qui expriment des évaluations axiologiques (ex. : lâche, honnête), appréciatives (ex. : laid, superbe) ou simplement épistémiques (ex. : grand, lourd), la direction d’ajustement étant toujours orientée des mots vers le monde34. On sait que cette distinction a donné lieu à une controverse célèbre opposant N. Ruwet à J.Cl. Milner. Ce que conteste Ruwet (1982, p. 243 sq.), ce n’est pas la pertinence de la distinction, mais le fait que les deux catégories soient mutuellement exclusives. Il montre qu’il existe de nombreux cas intermédiaires, et qu’il serait préférable de concevoir un continuum dont les termes purement classifiants ou absolument non-classifiants constitueraient les pôles. On peut montrer que cette continuité et l’existence de cas intermédiaires a plusieurs origines. On en signale deux ici, qui apparaissent souvent combinées : 1) De nombreux lexèmes sont mixtes, porteurs à la fois de modalités aléthiques et d’évaluations, par exemple axiologiques (ex. : assassin, ivrogne , menteur). 2) À côté des modalités intrinsèques linguistiquement marquées, il existe de nombreuses modalités pragmatiquement inférées en fonction du type de discours dans lequel le lexème est employé. Ainsi les termes pluie, guerre, vacances se voient-ils associer, outre une modalité aléthique linguistiquement marquées, diverses modalités appréciatives et/ou axiologiques qui dépendent de leur environnement discursif35, et qui sont contextuellement annulables ( voir ci-dessous, §.2 .5). 2.4 Les paramètres énonciatifs Les paramètres énonciatifs concernent les rapports de la modalité aux dimensions de l’énonciation que constituent la temporalité, l’engagement du locuteur et la relation au contexte discursif . Nous laissons la question du rapport à la temporalité pour la deuxième partie, où elle sera développée en détail, puisque aussi bien c’est là l’objet propre de cet ouvrage. Nous poursuivons maintenant l’esquisse de l’analyse des modalités en examinant succinctement le rôle et le fonctionnement de l’engagement du locuteur et de la relation de la modalité au contexte (son caractère « relatif »). 34 Voir aussi Hobbes (éd. 2000), p. 127 : « L’usage des mots bon, mauvais, méprisable est toujours relatif à la personne qui les emploie. » 35 Cf. O. Galatanu (2002). 2.4.1 Le degré d’engagement du locuteur On assimile souvent le degré d’engagement du locuteur à son degré de croyance (cf. parmi beaucoup d’autres C. Vet, 199436). Même s’il est vrai que ces deux dimensions de la modalité entretiennent des liens étroits, il est absolument indispensable de les dissocier. Car il n’est pas impossible de s’engager sans se présenter comme certain (ex. 55 et 56), ni, inversement, d’exprimer à la fois le désengagement et la certitude, par exemple avec l’argument d’autorité (ex. 57) : (55) Je t’assure qu’il est vraisemblablement venu (56) Je te jure qu’il est sûrement venu (57) Pour la science contemporaine, il ne fait aucun doute que notre monde n’a pas été créé en sept jours. D’autre part, le degré d’engagement du locuteur est une notion sémantico-pragmatique qui se combine avec les différentes catégories conceptuelles de modalité : aléthique, épistémique, appréciative, axiologique, boulique ou déontique. Ainsi une même valeur modale d’obligation (déontique), exprimée dans les phrases suivantes, fait-elle l’objet de modulations liées au degré d’engagement du locuteur : (58) Il faut que tu viennes (59) D’après lui, il faudrait que tu viennes (60) Il s’imagine qu’il faut que tu vienne (61) Il sait qu’il faut que tu vienne (62) Je t’assure qu’il faut que tu vienne (63) Comme il faut que tu viennes, …. Ces exemples montrent clairement que même s’il n’affecte pas la valeur modale (conceptuelle) elle-même, le degré d’engagement du locuteur n’en constitue pas moins un paramètre essentiel de la modalité, dans la mesure où il agit directement sur ses effets (virtuels) en discours. 36 « Ces verbes [croire et savoir] expriment généralement le degré d’engagement du locuteur par rapport à la vérité de la proposition qui les suit (modalité épistémique), tout comme les adverbes peut-être, probablement. » (p. 56). On se contentera ici de reprendre la classification proposée par H. Nølke (1994, p. 150) dans le cadre de l’analyse polyphonique de l’énoncé, en l’adaptant aux modalités. Si l’on considère, aà la suite de H. Kronning (1996, p. 44) et de H. Nølke (1994, p. 149), que tout « point de vue », au sens de la théorie polyphonique, contient une modalité et un contenu propositionnel, on peut admettre que l’engagement du locuteur relativement à un point de vue porte fondamentalement sur la modalité (i.e. sur le mode de validation/invalidation du contenu propositionnel). Dès lors les trois degrés d’engagement distingués par Nølke sont directement applicables aux modalités : soit le locuteur s’associe à la modalité (ex. 58 et 62), soit il l’accorde (ex. 61 et 63), soit il s’en dissocie (ex. 59 et 60). Ce paramètre permet, en outre, d’expliciter de façon simple et satisfaisante la différence sémantique essentielle entre « savoir que p » et « croire que p ». Contrairement à ce qui est parfois affirmé (cf., par exemple, R. Martin, 1987, p. 54), « savoir que p » n’implique nullement la vérité objective de la proposition, quand « croire que p » resterait purement subjectif, car on peut très bien faire suivre « savoir que » d’une évaluation appréciative : (64) Je sais/il sait qu’elle est belle. On posera ici que « savoir que » et « croire que » marquent également une modalité épistémique extrinsèque. La différence essentielle tient à ce que « savoir que » indique conjointement que le locuteur accorde la modalité intrinsèque associée au prédicat, alors que « croire que » signale que le locuteur se dissocie de cette modalité intrinsèque (il ne la prend pas en charge). Selon cette analyse de « savoir que », qui vaut, en outre, pour l’ensemble des factifs, le locuteur des énoncés : (65) Luc sait que la table est carrée (66) Luc sait que Marie est belle (67) Je sais qu’il est honnête exprime une modalité épistémique extrinsèque et, simultanément, accorde les modalités intrinsèques, respectivement aléthique, appréciative et axiologique, des prédicats mis en œuvre. Alors qu’en énonçant : (68) Luc croit que la table est carrée (69) Luc croit que Marie est belle (70) Je crois qu’il est honnête il exprime aussi une modalité épistémique, mais refuse de s’engager sur la modalité intrinsèque au prédicat (la même analyse est applicable à « être certain que », ce qui indique que la différence en cause ne tient pas fondamentalement à la valeur de F, au degré de croyance exprimé). 2.4.2 La relativité de la modalité Depuis les travaux d'A. Kratzer (1977, 1981), il existe, dans le domaine anglo-saxon, tout un ensemble d'analyses de la sémantique des verbes modaux (de l'allemand et de l'anglais – mais elles peuvent être directement appliquées au français) fondées sur le concept de « modalité relative » ou « relationnelle ». Dans cette perspective, toute modalité est conçue comme relative à un ensemble de prémisses plus ou moins explicites, selon la formule : R (D,p) où R est une relation (d'implication logique ou de compatibilité) entre un domaine D de propositions et une proposition p. Cette définition a pu être intégrée dans une théorie plus générale de la quantification (soumise à des restrictions de domaine) sous la forme : operator (Restrictor, Matrix) (A. Papafragou, « Inference and Word Meaning : The Case of Modal Auxiliaries », 1998, p. 11)37 ainsi commentée par G. Lampert et M. Lampert : « This formula applies to instantiations of modality as follows. The operator, having scope over a proposition in the matrix, is instantiated as either Logical Conclusion or Compatibility; the matrix represents the proposition embedded under the modal operator, and the restrictor identifies the Conversational Background which the proposition in the matrix is related to. Since the operator is assigned either of only two values, it is the restrictor that is the source for the variable interpretations yielded by a modalized sentence. » (G. Lampert et M. Lampert, The Conceptual Structure(s) of Modality: Essences and Ideologies, 2000, p. 164). La relation R a deux valeurs possibles : 1) la conclusion logique (nécessité relative), qui correspond, en sémantique des mondes possibles à la quantification universelle : « dans tous les mondes possibles où toutes les propositions de D sont vraies, p est vraie »; 2) la compatibilité (possibilité relative), définie en termes de quantification existentielle : « il existe au moins un monde possible dans lequel toutes les propositions de D sont vraies et où p est vraie ». De là, deux types de marqueurs : ceux qui indiquent la conclusion logique (ex. : must, devoir38), et ceux qui expriment la compatibilité (ex. : may, pouvoir). 37 Voir aussi Papafragou (2000). Les avantages de ce type d'analyse sont évidents : elle permet de traiter les verbes modaux de façon monosémique, ou, au moins, d'identifier un « noyau de sens » très précis et rigoureusement défini, dans le cadre d'une conception polysémique. Mais les difficultés sont loin d'être négligeables : 1) On ne voit pas comment étendre l'analyse aux autres marqueurs de modalité (adverbes, etc.), car on ne dispose que de deux valeurs possibles pour R, qui correspondent aux deux quantificateurs, universel et existentiel. 2) Dans le cas des verbes modaux, la polysémie apparente de ces verbes (l'ensemble des effets de sens observés) ne peut provenir que de D, conçu comme un arrière-plan contextuel. Le problème surgit aussitôt : comment classer, répertorier et identifier ces arrière-plans contextuels ? Or on trouve des listes de tels arrière-plans très diverses et hétérogènes, selon les auteurs. Qui plus est, elles s'appuient sur des critères extra-linguistiques. Soit pour exemple la liste donnée par Kratzer (1981) : « - realistic conversational background: 'in view of facts of such and such kind' - totally realistic conversational background: 'in view of what is the case' - epistemic conversational background: 'in view of what is known' - stereotypical conversational background: 'in view of the normal course of events' - deontic conversational background: 'in view of what is commanded or ordered' - teleological conversational background: 'in view of people's aims' - buletic or bulomaeic conversational background: 'in view of people's whishes' - doxastic conversational background: 'in view of people's beliefs' - alethic conversational background: 'in view of what is logically the case'. » (Cité et commenté par G. Lampert et M. Lampert, The Conceptual Structure(s) of Modality: Essences and Ideologies, 2000, p. 165). Lampert et Lampert, qui passent en revue différentes propositions de classement, en arrivent à la conclusion que si l'on ne parvient pas à restreindre le nombre des arrière-plans contextuels, le concept même de modalité relative risque de se révéler vide et inutile (op.cit., p. 165). Nous proposons, dans le cadre d’une conception « large » des modalités, de considérer la relativité non comme la caractéristique fondamentale de la modalité, mais comme un de ses paramètres constitutifs, susceptible de prendre différentes valeurs : 1) Une modalité peut être relative (ex. 71) ou non (on parlera alors de modalité « absolue », ex. 72)39 : (71) Pierre est forcément là, puisque sa voiture est garée devant la maison (72) Pierre est là. 38 Cette analyse rejoint, en effet, celle de Kronning (1996) pour qui devoir marque fondamentalement l'apodicticité. 39 On peut aussi envisager des degrés intermédiaires, cf. Gosselin (en préparation). 2) Une modalité relative a aussi une instance de validation (I), une direction d’ajustement (D), une force (F), etc. 3) La relativité est exprimable en termes de force (f), sur le même modèle que la force de la validation elle-même : fig.5 fmin f- f0 f+ fmax Grossièrement, fmax correspond à l’implication logique, fmin à l’incompatibilité, f0 à la simple compatibilité (sans orientation positive ou négative), et les zones ]f0,fmax[ et ]fmin,f0[ respectivement aux arguments pro et contra (avec des degrés variables de force des arguments). 4) La relativité est une relation entre modalités affectant des propositions (et non entre les propositions elles-mêmes). De sorte que la validation ou l’invalidation d’une proposition peut être présentée comme nécessaire relativement à (i.e. impliquée par) la validation ou l’invalidation d’autres propositions. Exemple : (73) Il n’est évidemment pas venu, puisqu’il ne peut pas marcher on considère dans ce cas, que la modalité de la subordonnée a la force Fmin, et que la principale porte simultanément les valeurs Fmin et fmax. 5) L’indépendance des valeurs de F et de f est absolument indispensable pour penser les relations consécutives (ex. 73), hypothétiques (cf. troisième partie, § 1) et concessives, comme dans les exemples : (74) Curieusement, Pierre est très heureux (75) Bien qu’il soit en vacances, Luc travaille pour lesquels la valeur de f (de la modalité intrinsèque de la principale) est négative alors que celle de F est positive. 6) Les arrières-plans conversationnels qui fournissent les ensembles de prémisses sont constitués de propositions elles-mêmes modalisées. Leur classement se fait donc sur la base des modalités intrinsèques ou extrinsèques qui les affectent (modalités aléthiques, épistémiques, appréciatives, etc.). Il apparaît alors que ces ensembles de prémisses sont souvent hétérogènes (on sait, par exemple, que les « syllogismes pratiques » peuvent contenir des prémisses aléthiques, déontiques, et autres). La subordination ou les connecteurs, permettent d’isoler certaines prémisses de ces ensembles. Reichenbach (éd. 1980, § 64) observe ainsi que la condition, dans les hypothétiques, n'exprime généralement qu'une des propositions d'un ensemble p non spécifié; c'est pourquoi ces structures ne sont absolument pas réductibles à l'implication matérielle. Par exemple, en énonçant « s'il fait beau, j'irai me promener », la condition appartient à un ensemble p comprenant au moins les propositions « si aucun empêchement ne survient » et « si j'en ai encore envie à ce moment-là », qui restent implicites, et qui – de toute façon –, si elles étaient exprimées, produiraient des effets différents dans le discours. De même, dans un énoncé du type « Pierre est très grand; donc il peut apercevoir la mer », donc indique que q, « il peut apercevoir la mer » est impliquée par un ensemble p auquel la proposition « Pierre est très grand » appartient, mais qui comprend aussi des propositions du type « Pierre n'est pas aveugle », qui n'ont pas lieu d'être exprimées. 7) La relativité d’une modalité peut être marquée par différents moyens d’expression. On opposera la subordination qui explicite certaines prémisses (à orientation positive ou négative), les connecteurs qui demandent de chercher des prémisses dans le cotexte antérieur (ex. : Il pleut. Pourtant, il est venu), et les opérateurs qui invitent à les construire à partir d'éléments du cotexte et du contexte discursif (ex. : Curieusement, il est venu). 2.5 Le métaparamètre Le métaparamètre décrit la manière dont les valeurs des autres paramètres (et en particulier celles des paramètres conceptuels) ont été obtenues. Il apparaît, en effet, que si certaines modalités sont linguistiquement marquées, d’autres peuvent être considérées comme pragmatiquement inférées, la pragmatique venant ainsi « enrichir » la sémantique. Deux types de fonctionnement pragmatique sont à prendre en compte : 1) les modalités intrinsèques aux « stéréotypes »40 associés aux lexèmes, 2) les « implicatures conversationnelles généralisées » (au sens de P. Grice et S. Levinson41). Prenons, pour exemple de modalité associée à un stéréotype, le lexème vacances, qui apparaît dans des syntagmes du type « prendre des vacances », « partir en vacances ». Ce lexème paraît indiscutablement porteur d’une modalité appréciative positive intrinsèque (i .e. attachée directement au lexème et non à un opérateur de plus haut niveau syntaxique). À ce titre, il serait comparable à bonheur, félicité, plaisir, etc., à ceci près – et la différence ne saurait être 40 Cf. H. Putnam (1975), D. Slakta (1994), O. Galatanu (2002). 41 Cf. Levinson (2000). négligée – que cette valeur modale est aisément annulable avec vacances, mais beaucoup plus difficilement avec les autres lexèmes considérés : (76) Je déteste les vacances (77) ? ? Je déteste le bonheur/la félicité/le plaisir42 (78) J’ai passé de mauvaises vacances (79) ? ? J’ai éprouvé un mauvais bonheur/une mauvaise félicité/un mauvais plaisir43. On rend compte de cette différence sémantique en considérant que si la modalité appréciative positive fait partie intégrante de la signification linguistique des mots bonheur, plaisir ou félicité, il n’en va pas de même pour le lexème vacances. Mais elle est associée au stéréotype ordinairement activé lorsqu’on emploie ce signe (au même titre que les notions de repos et de temps libre44). Et l’activation de ce stéréotype peut être explicitement contrariée, comme dans les énoncés ci-dessus, ou n’être simplement pas mise en œuvre, par exemple dans un texte administratif. Le décret qui fixe les dates de vacances pour une catégorie de personnel ne fait en aucune façon appel aux stéréotypes porteurs de modalités appréciative (c’est même là une des caractéristiques du genre de discours administratif). Les implicatures conversationnelles généralisées, quant à elles, sont des inférences fondées sur le principe de coopération et les maximes conversationnelles (Grice, 1980) qui sont normalement déclenchées par l’utilisation de telle ou telle expression linguistique. Elles sont généralisées au sens où elles sont liées à l’utilisation d’une forme linguistique et ne dépendent pas directement de situations de discours particulières (cf. Levinson 2000, p. 16). Il s’agit néanmoins d’implicatures conversationnelles et non d’implications conventionnelles (i.e. appartenant à la signification linguistique de certains signes) dans la mesure où elles sont annulables en contexte et peuvent ne pas être déclenchées, en fonction, entre autres, du genre de discours dans lequel apparaît le signe auquel elles sont attachées. 42 Ces énoncés sont évidemment interprétables, mais demandent un effort supplémentaire, en particulier le recours à la dimension polyphonique : « je déteste ce que d’autres considèrent comme du bonheur/de la félicité/du plaisir. » 43 Il est certes possible de dire que l’on a éprouvé un bonheur/plaisir détestable, mais l’adjectif ne peut être interprété qu’en un sens axiologique (moral) et non purement appréciatif . 44 Chacun sait que l’on peut avoir à travailler pendant toute la durée des vacances. Il est vrai que l’on dit, dans ce cas, que « ce n’est pas/plus des vacances ! » ou que « ce n’est pas/plus de vraies/véritables vacances ! ». L’une de ces implicatures conversationnelles généralisées est appelée à jouer un rôle décisif dans nos analyses des modalités. Une forme de phrase déclarative affirmative à l’indicatif peut paraître relativement neutre du point de vue modal (c’est pourquoi on considère souvent ces phrases comme non modalisées). Exemples : (80) Il pleut (81) Marie est belle (82) Luc est un assassin. Nous tenons que ces énoncés présentent tout de même un certain contenu représenté sous un certain mode de validation, et qu’ils sont donc porteurs de modalités spécifiques. Simplement ces modalités paraissent se réduire aux modalités intrinsèques liées aux lexèmes employés (en particulier dans le prédicat), soit respectivement : une modalité aléthique (vérité objective, ex. 80), appréciative (jugement esthétique, ex. 81) et axiologique (jugement moral, ex. 82). Mais ce n’est pas tout. On peut légitimement considérer qu’en vertu de la maxime de qualité, le locuteur qui énonce ces phrases est sincère et qu’il dit ce qu’il pense/croit être vrai. Dès lors, il convient d’ajouter une modalité épistémique (de certitude subjective) à la représentation modale de chacun de ces énoncés, en plus des modalités intrinsèques dont les prédicats sont porteurs. Ainsi, dire « il pleut », c’est non seulement présenter une vérité objective, mais c’est aussi se présenter soi-même comme étant sûr que tel est le cas. Voilà pourquoi, croyons-nous, nombre d’auteurs partagent le point de vue selon lequel « la vérité de toute phrase déclarative étant une vérité subjectivement assumée par un locuteur, une vérité prise en charge, le vrai « objectif » n’a pas de réalité linguistique » (Martin, 1987, p.38). Pour notre part, nous dissocierons deux plans de modalités qui coexistent, celui des modalités linguistiquement marquées (ici les modalités intrinsèques aux lexèmes), et celui des modalités pragmatiquement inférées (en l’occurrence la modalité épistémique). Car il s’agit là, manifestement, de l’effet d’une implicature conversationnelle généralisée : l’inférence est déclenchée par l’utilisation d’une forme linguistique particulière (la forme déclarative affirmative, dont toute marque de non prise en charge doit être exclue) ; elle se fonde sur le respect d’une maxime conversationnelle (la maxime de qualité); elle est annulable (il suffit, par exemple, d’ajouter des expressions du type « d’après ce que dit Pierre » ou « si ce qu’on dit est vrai », et, selon le genre de discours dans lequel l’énoncé est pris, elle peut ne pas être mise en œuvre. Tel est typiquement le cas des textes de fiction : l’auteur y présente des vérités objectives (entre autres), mais ne se présente pas lui-même comme croyant que tel est le cas. Cette modalité épistémique normalement associée à la forme déclarative a été décrite de différentes façons par divers auteurs. Parmi les linguistes, R. Martin (1987) observe que « dans le fonctionnement ordinaire du langage, fondé sur la présomption de sincérité » p implique je sais que p (p. 46) ; le philosophe K. O. Apel (1986) parle de « certitude performative » pour décrire ce même phénomène. Mais ce sur quoi il nous paraît utile d’insister, c’est sur le fait que cette modalité inférée doit nécessairement être intégrée à la structure modale de l’énoncé, car comment rendre compte autrement du fait que des éléments proprement linguistiques puissent s’y articuler, comme, par exemple, certaines subordonnées causales ? Exemple : (83) Il a plu, puisque la cour est mouillée. La subordonnée donne la cause non de l’événement décrit par la principale, mais du fait que le locuteur croit que cet événement a eu lieu45. Elle apporte ainsi une justification de l’attitude épistémique du locuteur relativement à la proposition exprimée par la principale (c’est la modalité épistémique qui est relative et non la modalité aléthique intrinsèque au lexème pleuvoir). Si l’on retient le type de cheminement interprétatif (décodage de signes linguistiques ou inférence pragmatique) à titre de métaparamètre constitutif de la modalité, c’est que ce cheminement fait aussi partie du contenu sémantique qu’il permet d’obtenir, dans la mesure où il en détermine la fiabilité et l’éventuelle annulabilité. 45 Cf. E. Sweetser (1990), p. 76 sq., B. Dancygier et E. Sweetser (2000).