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Dossier Le savoir en capsules : des usages re-créatifs de la vidéo au Mooc des étudiants Laurence Allard Université Lille 3 - Paris Sorbonne Nouvelle, IRCAV (EA185). Courriel : [email protected] Résumé Les usages pédagogiques de la vidéo s’inscrivent dans un contexte de pratiques numériques au sein desquelles les langages audio et visuels ont acquis une place croissante. Alors que des rapports sur l’école mettent en avant les Moocs (Massive Online Open Courses) et vantent le caractère disruptif de ces expérimentations pédagogiques venues du marché de l’innovation techno-éducative, il est utile de rappeler combien les usages numériques de la vidéo constituent une base de socialisation. Des contenus vidéo qui constituent une matière de l’expression de plus en plus prégnante au sein de la vie sociale connectée à travers, notamment, la montée de la vidéo conversationnelle. Mots clés : création, culture, Mooc, usages, vidéo L es usages pédagogiques de la vidéo s’inscrivent dans un contexte de pratiques numériques au sein desquelles les langages audio et visuels ont acquis une place croissante. Alors que le récent rapport du Conseil National du Numérique Jules Ferry 3.0, bâtir une école créative et juste dans un monde numérique, paru en octobre 2014, met en avant les Massive Online Open Courses (Moocs) et vantent le caractère disruptif de ces expérimentations pédagogiques venues du marché de l’innovation techno-éducative, il est utile de rappeler combien les usages numériques de la vidéo constituent une base initiale de socialisation aux capsules vidéos et autres formats d’apprentissage par l’image connectée. Les contenus vidéos constituent une matière de l’expression de plus en plus prégnante au sein de la vie sociale connectée. La vidéo conversationnelle s›impose progressivement dans les usages interactionnels du digital. Des contenus vidéo réalisés par les usagers, avec leur téléphone mobile et des applications comme Vine ou Dubsmasher, ou visionnés en masse, comme ces 31 EF46_INT.indd 31 29/01/2015 11:38 Eduquer|Former, 2014|1-2, n° 46 vidéos d’humour postés sur Youtube par les nouveaux talents numériques. En nous basant sur une approche sémio-pragmatique du numérique, alliant ethnographie digitale d’un corpus de comptes de réseaux socio-numériques d’adolescents et de jeunes adultes de la région parisienne et de la région lilloise, nous nous attarderons sur trois types de pratiques vidéos en ligne, à savoir le web visuel, le remix défensif et la culture du tutoriel, afin de mettre en perspective le moment Mooc et la « mise en capsules » vidéo du savoir. Dans la panoplie digitale des jeunes apprenants, je demande la vidéo Dans un premier temps, il convient de décrire les équipements des jeunes apprenants, leurs usages des services et des fonctionnalités afin de cadrer, d’un point de vue quantitatif, la compréhension de leurs pratiques vidéos sur leur panoplie d’écrans connectés. En ce qui concerne la tranche d’âge des 15-24 ans, le temps de fréquence de visionnement de vidéos sur Internet est estimé, en juin 2014, à plus de 11 heures mensuelles par le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (Rapport du CSA, 2014). Ces vidéos appartiennent le plus souvent au registre comique et s’apparentent à de courts sketches mis en série ou non comme ceux proposés par Cyprien, Squeezie ou encore Norman1. La pratique de visionnement peut également s’avérer intergénérationnelle avec, en moyenne, 82 vidéos vues par personne dans un foyer composé d’au moins un enfant, contre seulement 57 vidéos lorsqu’il s’agit d’un foyer sans enfant (Rapport du CSA, op. cit.) En prenant comme échelle un usage hebdomadaire, la part des médias traditionnels, comme la télévision et la radio, est plus faible que celle des technologies de communication comme Internet, tablettes et smartphones avec un poids respectif de 32 % et de 43 %. Une autre étude statistique de mars 2014 sur les usages des moins de 20 ans des terminaux numériques (Ipsos-Junior Connect, 2014) fait apparaitre que 18 % des 13-19 ans possèdent une tablette, que 9 adolescents sur 10 utilisent des applications mobiles et 50 % des 13-19 ans utilisent des applications de mes1. Tous les liens cités ont été consultés et vérifiés le 28 décembre 2014. Les vidéos de ces trois garçons cumulaient respectivement 445 millions de vues, 43 millions d’abonnés et 4,6 millions de vues sur le mois au moment de l’enquête. 32 EF46_INT.indd 32 29/01/2015 11:38 Laurence Allard sageries, comme WhatsApp et SnapChat, sur mobile ou tablette. L’inscription sur Facebook concerne 79 % des 13-19 ans. Et 22 % des 13-19 ans sont inscrits sur Twitter. Chez les 10-15 ans, 45 % possèdent un smartphone. Le double screening est également bien répandu : regarder la télévision et surfer en même temps sur Internet concerne 47 % des 13-19 ans tandis que regarder la télévision en même temps que de jouer sur une console concerne 26 % des 7-12 ans. Enfin, 9 adolescents sur 10 regardent des vidéos sur Internet et les trois quarts y accèdent pour écouter de la musique. Une étude par sondage sur le profil de l’audience de Youtube menée en France toutes générations confondues a permis enfin d’établir que 47 % des utilisateurs de Youtube partagent des liens, 44 % des vidéos et 39 % postent des commentaires ou des articles sur les blogs ou forums (Ipsos, 2014). Il reste à mieux connaître les pratiques liées à ces vidéos, notamment autour de leur partage conversationnel, dans le cadre des interactions juvéniles en ligne. Conversations re-créatives et remix visuel des identités Adolescents et jeunes adultes communiquent à travers les réseaux sociaux, le plus souvent par l’intermédiaire d’images préexistantes et suivant des procédures standardisées, telles que l’autoshare, le reblogging ou le retweet, parmi les plus connues (Allard, 2009, 2014b). L’analyse des productions expressives digitales juvéniles fait observer une poïétique ordinaire du copier-coller dans la confection des posts, des statuts ou des stories. Dans ces pratiques de remixage de contenus visuels et sonores à des fins expressives, qui passent a minima par l’ajout d’une dédicace, d’un hashtag ou d’un emoji (Allard, 2014a), les jeunes s’approprient des éléments d’autres sites. Des pratiques que l’on retrouve dans les émissions de télévision de plus en plus nourries de la créativité vidéo en réseau. Les sites d’Imageboards comme 9gag, les GIF animés des Tumblr, les vidéos-sketches des Youtubbeurs, les gags en boucle réalisés avec l’application Vine, le karaoké visuel de l’application éphémère Dubsmash (Allard, 2014c) ainsi que les tutoriels vidéos en tout genre constituent la database visuelle de ces images prêtes à rire et prêtes à poster. Comme il est possible de l’observer à travers le 33 EF46_INT.indd 33 29/01/2015 11:38 Eduquer|Former, 2014|1-2, n° 46 corpus de comptes de réseaux socio-numériques et mobiles tenus par des adolescents et jeunes adultes des régions parisiennes et lilloises, l’un des usages de ces conversations re-créatives, basées sur le remixage de contenus, représente une forme d’autoprotection qui consiste à ne pas tout dire ni tout montrer de soi, afin de contrôler l’accès à son intimité sous le mode d’un monologisme du type « comprenne qui pourra ». Et plutôt que de pointer une nature « parodigène » d’Internet, il nous semble que le fait de remixer de façon parodique des clips « bling-bling » avec leurs représentations hypersexualisées des filles ou des garçons, puis de les partager sur ses comptes et applications de réseaux sociaux, permet de mettre à distance des images « choquantes » en raison notamment de leurs stéréotypes du genre2. Internet devient une machine à se protéger des contenus choquants, car ils y sont décryptés, réinterprétés et non plus reçus dans une réception passive. La conversation re-créative, par remixage de contenus vidéo constitue, selon nous, une seconde forme d’auto-protection des jeunes offerte par Internet, en invitant à la ré-écriture, même minimale, à travers un commentaire ou un re-titrage. Cette stratégie défensive parodique (des plus grands aux plus jeunes sur le mode du « Tu as vu ce que tu écoutes3 ? ») vient alors compléter la stratégie discursive de contrôle de son intimité par le monologisme décrit plus haut. Parmi les objets expressifs vidéos partagés dans les conversations ordinaires juvéniles et qui inspirent parfois leurs propres expressions digitales, on peut distinguer le genre « tutoriel vidéo » qui connait aujourd’hui une reconnaissance certaine, notamment par la façon dont il nourrit des programmes courts et le genre Short Com des chaînes de télévision. 2. D’après l’enquête de la CNIL-Sofres L’usage des réseaux sociaux chez les 8-17 ans (juin 2011), un tiers des jeunes interrogés déclarent avoir été exposés à des contenus choquants et ils citent spontanément les contenus racistes et homophobes là où le sens commun des adultes renvoie d’abord aux images pornographiques : http://www.jeunes.cnil.fr/fileadmin/documents/approfondir/dossier/internet/Etude-reseaux_sociaux_2011.pdf 3. Cf. la série Tu as vu ce que tu écoutes et cet exemple axé sur les stéréotypes de genre, Game over - Vitaa feat. Maître Gims (critique) : https://www.youtube.com/watch?v=JRNlxYrwqfw& index=4&list=PL2F8A672E0C9D8223 34 EF46_INT.indd 34 29/01/2015 11:38 Laurence Allard La culture du « tuto vidéo » : Cup Song, du restaurant au réfectoire Il existe, désormais des programmes télévisuels courts s’inspirant du genre « tutoriel vidéo » rencontré typiquement sur Internet. C’est le cas, par exemple, des Tutos dans l’émission Le Grand Journal de la chaîne Canal+4 ou Tutotal lié à l’émission Personne ne bouge sur Arte5. Tutoriels, sketches comiques et autres parodies constituent ainsi les succès de visionnement de Studio Bagel, chaîne Youtube datant de 2012 avec 1,8 million d’abonnés en octobre 2014 et fonctionnant sur un système d’avance sur les recettes publicitaires dans lequel la chaîne Canal+ a pris 60 % de parts6. Ces formes visuelles digitales, que le média télévisuel délimite a posteriori comme relevant d’une « culture web », possèdent en réalité une longue histoire, qui est plus proche du monde de l’informatique et des communautés de développeurs Linux que du Stand Up7. En effet, le « tuto vidéo », comme le désignent familièrement les jeunes visionneurs de ce genre trouve son origine dans le tutoriel informatique aux côtés d’autres formats tels que les FAQs ou les HowTo. Il s’agit de transférer un « savoir utiliser » pour s’approprier le fonctionnement d’un logiciel du point de vue de l’interface utilisateur et dans le cadre d’une session pratique enregistrée à travers des captures d’écran (ou screencast). Le tutoriel vidéo ne relève donc pas du mode d’emploi sans point de vue, mais s’apparente plutôt aux interactions orales de transmission d’un savoir-faire ou d’une recette basée le plus souvent sur la démonstration et l’exemple. Il n’a pas donc pour objectif de reproduire une connaissance générale sur un objet, mais bien plutôt la pratique d’un domaine ou d’une activité. Il existe de nombreux exemples de tutoriels vidéos ayant connu un grand nombre de vues et de partages conversationnels (statuts, com4. http://www.canalplus.fr/c-divertissement/pid7478-c-tutos.html?vid=1070425 5. http://www.arte.tv/fr/tutotal/6281242, CmC=7765072.html 6. Delcambre A., Piquard A. (3 mars 2014). Canal+ affirme sa stratégie Web avec Studio Bagel. Le Monde : http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2014/03/03/canal-affirmesa-strategie-web-avec-studio-bagel_4376491_3236.html 7. Au sein des développeurs Linux le format « tuto » est très communément décliné en « How- To » comme cette liste, ici rangée par ordre alphabétique : http://tldp.org/HOWTO/HOWTO-INDEX/howtos.html 35 EF46_INT.indd 35 29/01/2015 11:38 Eduquer|Former, 2014|1-2, n° 46 mentaires). Nous allons nous intéresser à l’un d’entre eux qui met en évidence la textualité transmédiatique et multiécranique au sein de laquelle ce genre se déploie. Il s’agit du corpus de Cup Song constitué de tutoriels pour exceller dans ce jeu de rythme avec des verres, mais également pour apprendre la chanson When I’m Gone8 extraite de la bande-son du film Pitch Perfect (Moore, 2012). Ce corpus constitué de tutoriels, de Cover (ou reprise) musicale et de chorégraphies gestuelles rassemble plus de 500 000 vidéos au mois d’octobre 2014. Ce principe de « chorégraphie de la main » que propose la Cup Song, consistant à chanter tout en tapant dans ses mains et en battant la mesure avec un gobelet en plastique, peut ainsi s’apprendre grâce à des vidéos postées sur Youtube dans lesquelles de jeunes adolescentes font gracieusement part de leurs méthodes pour réussir cette performance gestuelle et vocale9. Les détournements et parodies sont également fortement représentés en raison des usages du remix que nous avons pointé plus haut, d’auto-protection et d’auto-contrôle par les jeunes dans leurs interactions en ligne. Une application de ces tutoriels vidéo permettant de maîtriser avec virtuosité la Cup Song est plus inattendue avec les captations de concours informels entre établissements scolaires d’Amérique du Nord, mais également en France. Les réfectoires de collèges et de lycées des deux côtés de l’Atlantique deviennent des scènes connectées – rappelant le restaurant de la séquence originale du film – pour une performance collective de coordination et de coopération entre élèves et professeurs qui jouent et chantent en rythme10. Il s’agit ici de « faire ensemble » et par là, de rassembler une communauté scolaire. Un rassemblement en co-présence qui aura été rendue possible par le visionnement conjoint d’un réseau de vidéos qui sont parfois simplement filmées avec un portable. Il s’agit là d’apprendre des autres en vidéo pour faire avec d’autres, ce qui illustre une articulation féconde entre le numérique et l’éducation. 8. Cette chanson est interprétée par Anna Kendrick et le clip « officiel » qui est extrait du film comptait, en octobre 2014, plus de 150 millions de vues : https://www.youtube.com/ watch?v=cmSbXsFE3l8 9. Cf. https://www.youtube.com/results?search_query=cup+song+tuto+francais&page=7 10. Cf. https://www.youtube.com/watch?v=hOFBQW7KMVI 36 EF46_INT.indd 36 29/01/2015 11:38 Laurence Allard Cette prise au sérieux des pratiques numériques des élèves et de ces formes d’apprentissage visuelles entre pairs, auquel appartient le genre « tuto vidéo » semble plus que jamais nécessaire à mettre en valeur dans le contexte disruptif du développement des Moocs. Le moment Mooc : vers un savoir en capsules ? Cette question titre surgit de façon légitime au cours de ce que nous appellerons le « moment Mooc », afin d’en spécifier le caractère d’actualité au sein de l’Éducation Nationale française qui se développe sous l’influence des réalisations opérées depuis 2011 aux ÉtatsUnis. Les Moocs, avec leurs 20 millions d’étudiants dans plus de 200 pays du monde à ce jour, sont arrivés en France avec, notamment, le lancement de la plateforme dédiée France Université Numérique (FUN) en septembre 201311. L’histoire du format Mooc s’inscrit, elle aussi, dans l’histoire d’Internet, développé par des scientifiques pour des usages de libre mise en réseau du savoir. Il existe donc, avant le moment Mooc, de longues années foisonnantes de propositions pédagogiques en ligne et d’expérience d’apprentissage entre pairs : du tutoriel vidéo à Wikipédia en passant par les Ressources Éducatives Libres (REL)12, les blogs, les forums, les Q&A et tous les autres agencements hydrides d’outils imaginés par les enseignants pour leurs propres besoins, notamment autour des terminaux mobiles (essais de twittérature, fiches de bibliothèque en QR Code)13. La promesse du Mooc, en termes d’ouverture au savoir au plus grand nombre se décline aujourd’hui à travers la prise en compte des formats visuels et sonores numériques (vidéos, quizz, réseaux sociaux). Un standard formel se met en place alors que les enseignants, à tous les étages de l’Éducation Nationale, avaient bricolé de façon créative, depuis des années, des contenants numériques et mobiles pour leurs cours et projets de classe. Et suivant la logique de standardisation 11. www.france-universite-numerique.fr 12. Cette expression a été adoptée pour la première fois lors du Forum 2002 de l’UNESCO sur l’impact des logiciels de cours libres pour l’enseignement supérieur dans les pays en voie de développement. 13. Cf les actes vidéo du colloque Mobile, Education et Médiation (http://www.mobilecreation. fr/?p=533) et notamment la table ronde Pratiques innovantes éducatives et terminaux mobiles en France. 37 EF46_INT.indd 37 29/01/2015 11:38 Eduquer|Former, 2014|1-2, n° 46 des formats et des outils des pédagogues, la prose encadrant la production des Moocs prend parfois un tour normatif en prescrivant les bons « ingrédients » parmi lesquels « le bon format » pour des capsules vidéo pédagogiques (Le Page, 2014) : « Les courtes vidéos sont beaucoup plus attrayantes. L’engagement des apprenants diminue fortement après 6 minutes. Il s’agit de la recommandation essentielle ! Les capsules qui mixent un intervenant filmé et des diapos ou le “tableau blanc” sont plus “engageantes” que de simples diapositives. Les vidéos filmées dans un cadre “personnel” sont plus captivantes que les enregistrements en studio haute-fidélité […] et coûtent moins cher à produire. Les explications didactiques écrites et dessinées en direct sont plus engageantes que des diapositives ou des screencasts basiques. Les apprenants apprécient de suivre la pensée de l’instructeur. Les cours magistraux découpés en petits modules sont plus engageants que quand ils sont proposés en entier, même en haute qualité. Les vidéos où les intervenants parlent avec enthousiasme et assez vite sont plus engageantes que les autres. » À noter que le terme de capsules vient ici désigner de façon générique la matière audiovisuelle en ligne, suivant une logique de traduction de la notion anglo-saxonne d’Embed, c’est-à-dire d’encapsulage d’une vidéo sur un site, une technique que proposent certaines sociétés de services depuis quelques années pour assurer la présence en ligne visuelle des marques et des entreprises. Entre définition techniciste entrepreneuriale et standardisation des formes foisonnantes des usages pédagogiques de la vidéo, il nous a semblé nécessaire, en tant qu’enseignante et chercheuse, de nous connecter de façon créative à un chantier en cours avec la conviction que les Moocs devaient s’élaborer dans le cadre d’un service public innovant de l’Éducation Nationale. Être créatif dans l’appropriation de ce format par les pédagogues et les apprenants suppose de contourner une certaine aporie du Mooc qui consiste, de manière dommageable, à vider le contenu et de remplir un contenant standard. Et ce pour faire face au rêve radicalement subtitutionniste de certains zélotes de la fin des amphithéâtres et de la digitalisation de l’Université, en contribuant au débat par des réponses de terrain. 38 EF46_INT.indd 38 29/01/2015 11:38 Laurence Allard Un savoir situé, une classe « renversée » Le moment Mooc s’avère paradoxal à plus d’un titre, et notamment en raison de cette contradiction entre l’individualisation des savoirs et les formes didactiques imaginées, à l’instar de ces tutoriels vidéos de Cup Song qui permettent quasiment à la planète entière d’apprendre à jouer en rythme avec un gobelet en plastique. Pour certains analystes, ce moment Mooc devrait permettre la promotion à la fois d’une diversité locale des connaissances et de ses acteurs, mais également l’opportunité de changements d’échelle, d’une Scability. Tout comme le tutoriel vidéo valide les leçons d’une épistémologie sociale, c’est dans une connaissance distribuée entre le technique, le culturel et le social (Conein, 2005) que le moment Mooc nécessite une épistémologie de la pédagogie connectée et offre une occasion historique de reconnaître les « savoirs situés » (Haraway ; Allard, Gardey, Magnan, 2007)14, issus d’acteurs pluriels inscrits dans des contextes propres de production et réception. C’est la posture épistémologique adoptée lors de l’expérience du « Mooc des étudiants ». Il s’agissait à un groupe d’étudiants de livrer leurs connaissances, issues des cours du cursus de la formation, à travers une appropriation expressive du format Mooc et en se mettant dans une posture d’étudiants-fans : personnes qui ont grandi en cultivant leurs propres pratiques digitales. Partant de la leçon des usages des cultures numériques, et plus particulièrement des formes d’apprentissage entre pairs pratiqués dans les tutoriels vidéo, les étudiants de la licence Cultures et Médias de l’Université Lille 3 et dans le cadre du cours « Existe-t-il une culture numérique ? » ont réalisé leur Mooc. À l’issue du second semestre 2014, cinquante Moocs ont été réalisés par une promotion de 150 étudiants15. Acteurs d’un savoir situé, les étudiant-e-s ont œuvré à renouveler des corpus et des terrains de recherche et à ouvrir de nouveaux questionnements dans le domaine des études culturelles numériques. Les thématiques traitées sont diverses, parlant des mobilités étudiantes ou de la vie quotidienne des jeunes, des logiciels libres, de la reconnais14. Cf. Donna Haraway dans sa déconstruction de la figure mytifiante du savantcomme Modest Witness. Traduit dans Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences-Fictions-Féminismes (2007). 15. L’ensemble de ces Moocs sont réunis sur le site : http://mooc.politechnicart.net/credits/ 39 EF46_INT.indd 39 29/01/2015 11:38 Eduquer|Former, 2014|1-2, n° 46 sance faciale ou de la fanculture My Little Pony, des détournements d’instruments de musique, des usages sociaux de la chorégraphie ou des réseaux sociaux dans le sport, du remake de Hitchcock, de Vine ou encore des interactions multi-écrans : autant de sujets liés aux études culturelles digitales. Les séquences de cours du « Mooc des étudiants » sont, le plus souvent, constituées par des vidéos réalisées avec les moyens du bord par les étudiants. Inspirées d’une culture vidéo p2p qui prend forme sur Youtube – plateforme qui fait office de télévision pour la plupart d’entre eux notamment avec le développement des chaines comme Twitch consistant à regarder jouer aux jeux vidéo –, ces capsules sont inventives et créatives. Citons un Mooc réalisé sur l’histoire du remake qui repose sur des vidéos rejouant les grandes scènes classiques du cinéma grâce à l’application Vine16. D’autres Moocs innovent par l’usage de la palette graphique, du montage ou d’images issues de leurs corpus d’analyse qui sont commentées et décrites en voix off, quand ce n’est pas une bande-son elle-même détournée qui pourvoit en informations. Parfois, ce sont les contextes d’usage des Moocs et leur insertion dans la vie quotidienne qui sont mis en scène de façon drolatique. La vidéo est également utilisée comme support de validation et de certification, comme dans ce Mooc sur les usages sociaux de la chorégraphie qui invite à partager sa propre chorégraphie17. Le format standard du quizz et de la diplomation se trouvent donc réinitialisés suivant une grande variété, du générateur de diplôme aux badges en tout genre en passant par la lettre à la princesse Célestia dans le Mooc consacré au fandom de My Little Pony18. Conclusion : Quand savoir, c’est créer Dans le cadre de ces cinquante Moocs, il s’est opéré une déconstruction parodique du format, des jeux avec les codes du moment (vidéo, quizz). La créativité a résidé dans une vaste opération de dé-formatage du standard visuel des capsules vidéos au profit de l’usage de la 16. Cette réalisation est consultable à l’adresse suivante : http://mooc.politechnicart.net/re- makevine/ 17. http://mooc.politechnicart.net/bv2choregraphie/ 18. http://mooc.politechnicart.net/mylittlepony 40 EF46_INT.indd 40 29/01/2015 11:38 Laurence Allard palette graphique, du montage d’images issues de leurs corpus d’analyse, du recours à des applications de vidéos mobiles ou de re-sonorisations d’émissions ou de films. Il s’agissait également de mettre en scène des contextes d’usage des Moocs et leur insertion parfois délicate dans la vie quotidienne, telles ces séquences où un enseignant de poche suit une étudiante tout au long de la journée et professe, à tout propos dans le Mooc, sur les nouveaux talents numériques19. Les modalités d’évaluation sous la forme de quizz ont été réinventées par des invitations à la création de travaux personnels écrits ou visuels. La créativité mobilisée par ces étudiants renversant les rôles entre apprenants et enseignants, le temps d’un exercice pédagogique a été reçu comme une découverte de la culture contemporaine par certains, dont le site Internet Diplomeo, spécialisé en éducation qui a classé ce Mooc parmi les huit Moocs à mettre sur son CV20. Inspiré et nourri par les pratiques re-créatives de la vidéo, notamment dans le cadre des interactions en ligne des jeunes adultes, le Mooc des étudiants aura réussi son pari d’apprendre sur le numérique par le numérique. 19. http://mooc.politechnicart.net/cherchetalent/ 20. Cf. http://www.diplomeo.com/actualite-8_moocs_a_mettre_sur_son_cv. Dans ce dossier intitulé « Les 8 Moocs à mettre sur son CV » publié sur le site Diplomeo, on peut lire, à propos du Mooc des étudiants : « Des domaines riches et variés pour un Mooc qui s’apparentent à un recueil de cours de culture générale. Au final : pas de diplôme qui puisse valoriser un CV et vous aider à décrocher un emploi, mais de nouvelles idées, de nouvelles connaissances et une curiosité satisfaite ». 41 EF46_INT.indd 41 29/01/2015 11:38 Eduquer|Former, 2014|1-2, n° 46 Références bibliographiques Allard, L. (2009). Remix Culture : l’âge des cultures expressives et des publics remixeurs. Actes du colloque Pratiques Numériques des Jeunes, juin 2009, CSI, Ministère de la Culture et de la Communication. http://www. jeunes.gouv.fr/IMG/pdf/RemixCulture.pdf Allard, L. (2014a). Emoji, le « mot-image » de la culture mobile ? http://www.mobactu. fr/?p=1074, juin 2014 Allard, L. (2014b). Express Yourself 3.0. Le téléphone mobile comme média de la voix intérieure. Dans L. Allard, R. Odin et L. Creton (dir.). Téléphone Mobile et Création. Paris : Armand Colin. Version actualisée en ligne. http://www.mobactu.fr/?p=1074 Allard, L. (2014c). La vidéo conversationnelle : jouer avec les images (vine, snapchat story, dubsmash). http://www.mobactu. fr/?p=1305 Conein, B. (2005). Les sens sociaux, trois essais de sociologie cognitive. Paris : Economica. Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (2014). 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