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Dossier
Le savoir en capsules : des usages
re-créatifs de la vidéo au Mooc
des étudiants
Laurence Allard
Université Lille 3 - Paris Sorbonne Nouvelle,
IRCAV (EA185).
Courriel : [email protected]
Résumé
Les usages pédagogiques de la vidéo s’inscrivent dans un contexte de pratiques numériques
au sein desquelles les langages audio et visuels ont acquis une place croissante. Alors que des
rapports sur l’école mettent en avant les Moocs (Massive Online Open Courses) et vantent le
caractère disruptif de ces expérimentations pédagogiques venues du marché de l’innovation
techno-éducative, il est utile de rappeler combien les usages numériques de la vidéo constituent une base de socialisation. Des contenus vidéo qui constituent une matière de l’expression
de plus en plus prégnante au sein de la vie sociale connectée à travers, notamment, la montée
de la vidéo conversationnelle.
Mots clés : création, culture, Mooc, usages, vidéo
L
es usages pédagogiques de la vidéo s’inscrivent dans un contexte
de pratiques numériques au sein desquelles les langages audio et
visuels ont acquis une place croissante. Alors que le récent rapport
du Conseil National du Numérique Jules Ferry 3.0, bâtir une école
créative et juste dans un monde numérique, paru en octobre 2014,
met en avant les Massive Online Open Courses (Moocs) et vantent
le caractère disruptif de ces expérimentations pédagogiques venues
du marché de l’innovation techno-éducative, il est utile de rappeler
combien les usages numériques de la vidéo constituent une base initiale
de socialisation aux capsules vidéos et autres formats d’apprentissage
par l’image connectée. Les contenus vidéos constituent une matière
de l’expression de plus en plus prégnante au sein de la vie sociale
connectée. La vidéo conversationnelle s›impose progressivement
dans les usages interactionnels du digital. Des contenus vidéo
réalisés par les usagers, avec leur téléphone mobile et des applications
comme Vine ou Dubsmasher, ou visionnés en masse, comme ces
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vidéos d’humour postés sur Youtube par les nouveaux talents
numériques. En nous basant sur une approche sémio-pragmatique
du numérique, alliant ethnographie digitale d’un corpus de comptes
de réseaux socio-numériques d’adolescents et de jeunes adultes de
la région parisienne et de la région lilloise, nous nous attarderons
sur trois types de pratiques vidéos en ligne, à savoir le web visuel,
le remix défensif et la culture du tutoriel, afin de mettre en perspective le moment Mooc et la « mise en capsules » vidéo du savoir.
Dans la panoplie digitale des jeunes apprenants,
je demande la vidéo
Dans un premier temps, il convient de décrire les équipements des
jeunes apprenants, leurs usages des services et des fonctionnalités
afin de cadrer, d’un point de vue quantitatif, la compréhension de
leurs pratiques vidéos sur leur panoplie d’écrans connectés.
En ce qui concerne la tranche d’âge des 15-24 ans, le temps de
fréquence de visionnement de vidéos sur Internet est estimé, en juin
2014, à plus de 11 heures mensuelles par le Conseil Supérieur de
l’Audiovisuel (Rapport du CSA, 2014). Ces vidéos appartiennent
le plus souvent au registre comique et s’apparentent à de courts
sketches mis en série ou non comme ceux proposés par Cyprien,
Squeezie ou encore Norman1. La pratique de visionnement peut
également s’avérer intergénérationnelle avec, en moyenne, 82 vidéos
vues par personne dans un foyer composé d’au moins un enfant,
contre seulement 57 vidéos lorsqu’il s’agit d’un foyer sans enfant
(Rapport du CSA, op. cit.) En prenant comme échelle un usage hebdomadaire, la part des médias traditionnels, comme la télévision et
la radio, est plus faible que celle des technologies de communication
comme Internet, tablettes et smartphones avec un poids respectif de
32 % et de 43 %. Une autre étude statistique de mars 2014 sur les
usages des moins de 20 ans des terminaux numériques (Ipsos-Junior
Connect, 2014) fait apparaitre que 18 % des 13-19 ans possèdent
une tablette, que 9 adolescents sur 10 utilisent des applications
mobiles et 50 % des 13-19 ans utilisent des applications de mes1. Tous les liens cités ont été consultés et vérifiés le 28 décembre 2014. Les vidéos de ces trois
garçons cumulaient respectivement 445 millions de vues, 43 millions d’abonnés et 4,6 millions de vues sur le mois au moment de l’enquête.
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sageries, comme WhatsApp et SnapChat, sur mobile ou tablette.
L’inscription sur Facebook concerne 79 % des 13-19 ans. Et 22 %
des 13-19 ans sont inscrits sur Twitter. Chez les 10-15 ans, 45 %
possèdent un smartphone. Le double screening est également bien
répandu : regarder la télévision et surfer en même temps sur Internet
concerne 47 % des 13-19 ans tandis que regarder la télévision en
même temps que de jouer sur une console concerne 26 % des 7-12
ans. Enfin, 9 adolescents sur 10 regardent des vidéos sur Internet et
les trois quarts y accèdent pour écouter de la musique. Une étude
par sondage sur le profil de l’audience de Youtube menée en France
toutes générations confondues a permis enfin d’établir que 47 % des
utilisateurs de Youtube partagent des liens, 44 % des vidéos et 39 %
postent des commentaires ou des articles sur les blogs ou forums
(Ipsos, 2014).
Il reste à mieux connaître les pratiques liées à ces vidéos, notamment
autour de leur partage conversationnel, dans le cadre des interactions
juvéniles en ligne.
Conversations re-créatives et remix visuel des identités
Adolescents et jeunes adultes communiquent à travers les réseaux
sociaux, le plus souvent par l’intermédiaire d’images préexistantes
et suivant des procédures standardisées, telles que l’autoshare, le
reblogging ou le retweet, parmi les plus connues (Allard, 2009,
2014b). L’analyse des productions expressives digitales juvéniles
fait observer une poïétique ordinaire du copier-coller dans la
confection des posts, des statuts ou des stories. Dans ces pratiques
de remixage de contenus visuels et sonores à des fins expressives,
qui passent a minima par l’ajout d’une dédicace, d’un hashtag ou
d’un emoji (Allard, 2014a), les jeunes s’approprient des éléments
d’autres sites. Des pratiques que l’on retrouve dans les émissions de
télévision de plus en plus nourries de la créativité vidéo en réseau.
Les sites d’Imageboards comme 9gag, les GIF animés des Tumblr,
les vidéos-sketches des Youtubbeurs, les gags en boucle réalisés
avec l’application Vine, le karaoké visuel de l’application éphémère
Dubsmash (Allard, 2014c) ainsi que les tutoriels vidéos en tout
genre constituent la database visuelle de ces images prêtes à rire
et prêtes à poster. Comme il est possible de l’observer à travers le
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corpus de comptes de réseaux socio-numériques et mobiles tenus
par des adolescents et jeunes adultes des régions parisiennes et lilloises, l’un des usages de ces conversations re-créatives, basées sur le
remixage de contenus, représente une forme d’autoprotection qui
consiste à ne pas tout dire ni tout montrer de soi, afin de contrôler l’accès à son intimité sous le mode d’un monologisme du type
« comprenne qui pourra ».
Et plutôt que de pointer une nature « parodigène » d’Internet,
il nous semble que le fait de remixer de façon parodique des
clips « bling-bling » avec leurs représentations hypersexualisées
des filles ou des garçons, puis de les partager sur ses comptes et
applications de réseaux sociaux, permet de mettre à distance des
images « choquantes » en raison notamment de leurs stéréotypes
du genre2. Internet devient une machine à se protéger des contenus choquants, car ils y sont décryptés, réinterprétés et non plus
reçus dans une réception passive. La conversation re-créative, par
remixage de contenus vidéo constitue, selon nous, une seconde
forme d’auto-protection des jeunes offerte par Internet, en invitant
à la ré-écriture, même minimale, à travers un commentaire ou un
re-titrage. Cette stratégie défensive parodique (des plus grands aux
plus jeunes sur le mode du « Tu as vu ce que tu écoutes3 ? ») vient
alors compléter la stratégie discursive de contrôle de son intimité
par le monologisme décrit plus haut.
Parmi les objets expressifs vidéos partagés dans les conversations
ordinaires juvéniles et qui inspirent parfois leurs propres expressions
digitales, on peut distinguer le genre « tutoriel vidéo » qui connait
aujourd’hui une reconnaissance certaine, notamment par la façon
dont il nourrit des programmes courts et le genre Short Com des
chaînes de télévision.
2. D’après l’enquête de la CNIL-Sofres L’usage des réseaux sociaux chez les 8-17 ans (juin 2011),
un tiers des jeunes interrogés déclarent avoir été exposés à des contenus choquants et ils citent
spontanément les contenus racistes et homophobes là où le sens commun des adultes renvoie
d’abord aux images pornographiques : http://www.jeunes.cnil.fr/fileadmin/documents/approfondir/dossier/internet/Etude-reseaux_sociaux_2011.pdf
3. Cf. la série Tu as vu ce que tu écoutes et cet exemple axé sur les stéréotypes de genre, Game
over - Vitaa feat. Maître Gims (critique) : https://www.youtube.com/watch?v=JRNlxYrwqfw&
index=4&list=PL2F8A672E0C9D8223
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La culture du « tuto vidéo » : Cup Song,
du restaurant au réfectoire
Il existe, désormais des programmes télévisuels courts s’inspirant du
genre « tutoriel vidéo » rencontré typiquement sur Internet. C’est le
cas, par exemple, des Tutos dans l’émission Le Grand Journal de la
chaîne Canal+4 ou Tutotal lié à l’émission Personne ne bouge sur Arte5.
Tutoriels, sketches comiques et autres parodies constituent ainsi les
succès de visionnement de Studio Bagel, chaîne Youtube datant de
2012 avec 1,8 million d’abonnés en octobre 2014 et fonctionnant
sur un système d’avance sur les recettes publicitaires dans lequel la
chaîne Canal+ a pris 60 % de parts6.
Ces formes visuelles digitales, que le média télévisuel délimite a posteriori comme relevant d’une « culture web », possèdent en réalité
une longue histoire, qui est plus proche du monde de l’informatique
et des communautés de développeurs Linux que du Stand Up7. En
effet, le « tuto vidéo », comme le désignent familièrement les jeunes
visionneurs de ce genre trouve son origine dans le tutoriel informatique aux côtés d’autres formats tels que les FAQs ou les HowTo. Il
s’agit de transférer un « savoir utiliser » pour s’approprier le fonctionnement d’un logiciel du point de vue de l’interface utilisateur et
dans le cadre d’une session pratique enregistrée à travers des captures
d’écran (ou screencast). Le tutoriel vidéo ne relève donc pas du mode
d’emploi sans point de vue, mais s’apparente plutôt aux interactions
orales de transmission d’un savoir-faire ou d’une recette basée le
plus souvent sur la démonstration et l’exemple. Il n’a pas donc pour
objectif de reproduire une connaissance générale sur un objet, mais
bien plutôt la pratique d’un domaine ou d’une activité.
Il existe de nombreux exemples de tutoriels vidéos ayant connu un
grand nombre de vues et de partages conversationnels (statuts, com4. http://www.canalplus.fr/c-divertissement/pid7478-c-tutos.html?vid=1070425
5. http://www.arte.tv/fr/tutotal/6281242, CmC=7765072.html
6. Delcambre A., Piquard A. (3 mars 2014). Canal+ affirme sa stratégie Web avec Studio
Bagel. Le Monde : http://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2014/03/03/canal-affirmesa-strategie-web-avec-studio-bagel_4376491_3236.html
7. Au sein des développeurs Linux le format « tuto » est très communément décliné en « How-
To » comme cette liste, ici rangée par ordre alphabétique : http://tldp.org/HOWTO/HOWTO-INDEX/howtos.html
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mentaires). Nous allons nous intéresser à l’un d’entre eux qui met en
évidence la textualité transmédiatique et multiécranique au sein de
laquelle ce genre se déploie. Il s’agit du corpus de Cup Song constitué
de tutoriels pour exceller dans ce jeu de rythme avec des verres, mais
également pour apprendre la chanson When I’m Gone8 extraite de la
bande-son du film Pitch Perfect (Moore, 2012). Ce corpus constitué
de tutoriels, de Cover (ou reprise) musicale et de chorégraphies gestuelles rassemble plus de 500 000 vidéos au mois d’octobre 2014. Ce
principe de « chorégraphie de la main » que propose la Cup Song,
consistant à chanter tout en tapant dans ses mains et en battant la
mesure avec un gobelet en plastique, peut ainsi s’apprendre grâce à
des vidéos postées sur Youtube dans lesquelles de jeunes adolescentes
font gracieusement part de leurs méthodes pour réussir cette performance gestuelle et vocale9. Les détournements et parodies sont
également fortement représentés en raison des usages du remix que
nous avons pointé plus haut, d’auto-protection et d’auto-contrôle
par les jeunes dans leurs interactions en ligne. Une application de
ces tutoriels vidéo permettant de maîtriser avec virtuosité la Cup
Song est plus inattendue avec les captations de concours informels
entre établissements scolaires d’Amérique du Nord, mais également
en France. Les réfectoires de collèges et de lycées des deux côtés de
l’Atlantique deviennent des scènes connectées – rappelant le restaurant de la séquence originale du film – pour une performance collective de coordination et de coopération entre élèves et professeurs qui
jouent et chantent en rythme10. Il s’agit ici de « faire ensemble » et
par là, de rassembler une communauté scolaire. Un rassemblement
en co-présence qui aura été rendue possible par le visionnement
conjoint d’un réseau de vidéos qui sont parfois simplement filmées
avec un portable. Il s’agit là d’apprendre des autres en vidéo pour
faire avec d’autres, ce qui illustre une articulation féconde entre le
numérique et l’éducation.
8. Cette chanson est interprétée par Anna Kendrick et le clip « officiel » qui est extrait du
film comptait, en octobre 2014, plus de 150 millions de vues : https://www.youtube.com/
watch?v=cmSbXsFE3l8
9. Cf. https://www.youtube.com/results?search_query=cup+song+tuto+francais&page=7
10. Cf. https://www.youtube.com/watch?v=hOFBQW7KMVI
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Cette prise au sérieux des pratiques numériques des élèves et de ces
formes d’apprentissage visuelles entre pairs, auquel appartient le
genre « tuto vidéo » semble plus que jamais nécessaire à mettre en
valeur dans le contexte disruptif du développement des Moocs.
Le moment Mooc : vers un savoir en capsules ?
Cette question titre surgit de façon légitime au cours de ce que nous
appellerons le « moment Mooc », afin d’en spécifier le caractère
d’actualité au sein de l’Éducation Nationale française qui se développe sous l’influence des réalisations opérées depuis 2011 aux ÉtatsUnis. Les Moocs, avec leurs 20 millions d’étudiants dans plus de 200
pays du monde à ce jour, sont arrivés en France avec, notamment,
le lancement de la plateforme dédiée France Université Numérique
(FUN) en septembre 201311. L’histoire du format Mooc s’inscrit,
elle aussi, dans l’histoire d’Internet, développé par des scientifiques
pour des usages de libre mise en réseau du savoir. Il existe donc,
avant le moment Mooc, de longues années foisonnantes de propositions pédagogiques en ligne et d’expérience d’apprentissage entre
pairs : du tutoriel vidéo à Wikipédia en passant par les Ressources
Éducatives Libres (REL)12, les blogs, les forums, les Q&A et tous les
autres agencements hydrides d’outils imaginés par les enseignants
pour leurs propres besoins, notamment autour des terminaux mobiles (essais de twittérature, fiches de bibliothèque en QR Code)13.
La promesse du Mooc, en termes d’ouverture au savoir au plus grand
nombre se décline aujourd’hui à travers la prise en compte des formats visuels et sonores numériques (vidéos, quizz, réseaux sociaux).
Un standard formel se met en place alors que les enseignants, à tous
les étages de l’Éducation Nationale, avaient bricolé de façon créative,
depuis des années, des contenants numériques et mobiles pour leurs
cours et projets de classe. Et suivant la logique de standardisation
11. www.france-universite-numerique.fr
12. Cette expression a été adoptée pour la première fois lors du Forum 2002 de l’UNESCO
sur l’impact des logiciels de cours libres pour l’enseignement supérieur dans les pays en voie
de développement.
13. Cf les actes vidéo du colloque Mobile, Education et Médiation (http://www.mobilecreation.
fr/?p=533) et notamment la table ronde Pratiques innovantes éducatives et terminaux mobiles
en France.
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des formats et des outils des pédagogues, la prose encadrant la production des Moocs prend parfois un tour normatif en prescrivant
les bons « ingrédients » parmi lesquels « le bon format » pour des
capsules vidéo pédagogiques (Le Page, 2014) :
« Les courtes vidéos sont beaucoup plus attrayantes. L’engagement des
apprenants diminue fortement après 6 minutes. Il s’agit de la recommandation essentielle ! Les capsules qui mixent un intervenant filmé et
des diapos ou le “tableau blanc” sont plus “engageantes” que de simples
diapositives. Les vidéos filmées dans un cadre “personnel” sont plus
captivantes que les enregistrements en studio haute-fidélité […] et coûtent
moins cher à produire. Les explications didactiques écrites et dessinées
en direct sont plus engageantes que des diapositives ou des screencasts
basiques. Les apprenants apprécient de suivre la pensée de l’instructeur.
Les cours magistraux découpés en petits modules sont plus engageants que
quand ils sont proposés en entier, même en haute qualité. Les vidéos où les
intervenants parlent avec enthousiasme et assez vite sont plus engageantes
que les autres. »
À noter que le terme de capsules vient ici désigner de façon générique
la matière audiovisuelle en ligne, suivant une logique de traduction
de la notion anglo-saxonne d’Embed, c’est-à-dire d’encapsulage
d’une vidéo sur un site, une technique que proposent certaines sociétés de services depuis quelques années pour assurer la présence en
ligne visuelle des marques et des entreprises.
Entre définition techniciste entrepreneuriale et standardisation
des formes foisonnantes des usages pédagogiques de la vidéo, il
nous a semblé nécessaire, en tant qu’enseignante et chercheuse,
de nous connecter de façon créative à un chantier en cours avec
la conviction que les Moocs devaient s’élaborer dans le cadre d’un
service public innovant de l’Éducation Nationale. Être créatif dans
l’appropriation de ce format par les pédagogues et les apprenants
suppose de contourner une certaine aporie du Mooc qui consiste,
de manière dommageable, à vider le contenu et de remplir un
contenant standard. Et ce pour faire face au rêve radicalement subtitutionniste de certains zélotes de la fin des amphithéâtres et de
la digitalisation de l’Université, en contribuant au débat par des
réponses de terrain.
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Un savoir situé, une classe « renversée »
Le moment Mooc s’avère paradoxal à plus d’un titre, et notamment
en raison de cette contradiction entre l’individualisation des savoirs
et les formes didactiques imaginées, à l’instar de ces tutoriels vidéos
de Cup Song qui permettent quasiment à la planète entière d’apprendre à jouer en rythme avec un gobelet en plastique. Pour certains analystes, ce moment Mooc devrait permettre la promotion à
la fois d’une diversité locale des connaissances et de ses acteurs, mais
également l’opportunité de changements d’échelle, d’une Scability.
Tout comme le tutoriel vidéo valide les leçons d’une épistémologie
sociale, c’est dans une connaissance distribuée entre le technique, le
culturel et le social (Conein, 2005) que le moment Mooc nécessite
une épistémologie de la pédagogie connectée et offre une occasion
historique de reconnaître les « savoirs situés » (Haraway ; Allard,
Gardey, Magnan, 2007)14, issus d’acteurs pluriels inscrits dans des
contextes propres de production et réception.
C’est la posture épistémologique adoptée lors de l’expérience du
« Mooc des étudiants ». Il s’agissait à un groupe d’étudiants de livrer
leurs connaissances, issues des cours du cursus de la formation, à
travers une appropriation expressive du format Mooc et en se mettant dans une posture d’étudiants-fans : personnes qui ont grandi
en cultivant leurs propres pratiques digitales. Partant de la leçon des
usages des cultures numériques, et plus particulièrement des formes
d’apprentissage entre pairs pratiqués dans les tutoriels vidéo, les étudiants de la licence Cultures et Médias de l’Université Lille 3 et dans le
cadre du cours « Existe-t-il une culture numérique ? » ont réalisé leur
Mooc. À l’issue du second semestre 2014, cinquante Moocs ont été
réalisés par une promotion de 150 étudiants15.
Acteurs d’un savoir situé, les étudiant-e-s ont œuvré à renouveler des
corpus et des terrains de recherche et à ouvrir de nouveaux questionnements dans le domaine des études culturelles numériques. Les thématiques traitées sont diverses, parlant des mobilités étudiantes ou
de la vie quotidienne des jeunes, des logiciels libres, de la reconnais14. Cf. Donna Haraway dans sa déconstruction de la figure mytifiante du savantcomme Modest Witness. Traduit dans Manifeste Cyborg et autres essais. Sciences-Fictions-Féminismes (2007).
15. L’ensemble de ces Moocs sont réunis sur le site : http://mooc.politechnicart.net/credits/
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sance faciale ou de la fanculture My Little Pony, des détournements
d’instruments de musique, des usages sociaux de la chorégraphie ou
des réseaux sociaux dans le sport, du remake de Hitchcock, de Vine
ou encore des interactions multi-écrans : autant de sujets liés aux
études culturelles digitales.
Les séquences de cours du « Mooc des étudiants » sont, le plus souvent, constituées par des vidéos réalisées avec les moyens du bord
par les étudiants. Inspirées d’une culture vidéo p2p qui prend forme
sur Youtube – plateforme qui fait office de télévision pour la plupart
d’entre eux notamment avec le développement des chaines comme
Twitch consistant à regarder jouer aux jeux vidéo –, ces capsules sont
inventives et créatives. Citons un Mooc réalisé sur l’histoire du remake qui repose sur des vidéos rejouant les grandes scènes classiques
du cinéma grâce à l’application Vine16. D’autres Moocs innovent par
l’usage de la palette graphique, du montage ou d’images issues de
leurs corpus d’analyse qui sont commentées et décrites en voix off,
quand ce n’est pas une bande-son elle-même détournée qui pourvoit
en informations. Parfois, ce sont les contextes d’usage des Moocs et
leur insertion dans la vie quotidienne qui sont mis en scène de façon
drolatique. La vidéo est également utilisée comme support de validation et de certification, comme dans ce Mooc sur les usages sociaux
de la chorégraphie qui invite à partager sa propre chorégraphie17. Le
format standard du quizz et de la diplomation se trouvent donc réinitialisés suivant une grande variété, du générateur de diplôme aux
badges en tout genre en passant par la lettre à la princesse Célestia
dans le Mooc consacré au fandom de My Little Pony18.
Conclusion : Quand savoir, c’est créer
Dans le cadre de ces cinquante Moocs, il s’est opéré une déconstruction parodique du format, des jeux avec les codes du moment (vidéo,
quizz). La créativité a résidé dans une vaste opération de dé-formatage du standard visuel des capsules vidéos au profit de l’usage de la
16. Cette réalisation est consultable à l’adresse suivante : http://mooc.politechnicart.net/re-
makevine/
17. http://mooc.politechnicart.net/bv2choregraphie/
18. http://mooc.politechnicart.net/mylittlepony
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palette graphique, du montage d’images issues de leurs corpus d’analyse, du recours à des applications de vidéos mobiles ou de re-sonorisations d’émissions ou de films. Il s’agissait également de mettre en
scène des contextes d’usage des Moocs et leur insertion parfois délicate dans la vie quotidienne, telles ces séquences où un enseignant
de poche suit une étudiante tout au long de la journée et professe,
à tout propos dans le Mooc, sur les nouveaux talents numériques19.
Les modalités d’évaluation sous la forme de quizz ont été réinventées
par des invitations à la création de travaux personnels écrits ou
visuels. La créativité mobilisée par ces étudiants renversant les rôles
entre apprenants et enseignants, le temps d’un exercice pédagogique
a été reçu comme une découverte de la culture contemporaine par
certains, dont le site Internet Diplomeo, spécialisé en éducation qui
a classé ce Mooc parmi les huit Moocs à mettre sur son CV20. Inspiré
et nourri par les pratiques re-créatives de la vidéo, notamment dans
le cadre des interactions en ligne des jeunes adultes, le Mooc des
étudiants aura réussi son pari d’apprendre sur le numérique par le
numérique.
19. http://mooc.politechnicart.net/cherchetalent/
20. Cf. http://www.diplomeo.com/actualite-8_moocs_a_mettre_sur_son_cv. Dans ce dossier
intitulé « Les 8 Moocs à mettre sur son CV » publié sur le site Diplomeo, on peut lire, à propos
du Mooc des étudiants : « Des domaines riches et variés pour un Mooc qui s’apparentent à un
recueil de cours de culture générale. Au final : pas de diplôme qui puisse valoriser un CV et
vous aider à décrocher un emploi, mais de nouvelles idées, de nouvelles connaissances et une
curiosité satisfaite ».
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