Les récits structurants
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Les récits structurants
La société post-moderne peut-elle faire l'économie du couple? Philippe Caillé Les impératifs de la culture Approche anthropologique et approche systémique Françoise Héritier, dans son livre« Masculin /Féminin » (1996), montre que, partant de certaines observations inéluctables comme l'existence de deux sexes différents, la procréation, la mort, la relation entre les générations, chaque culture doit créer un discours qui intègre ces données en une construction logique organisant la vie en société. Ces faits incontournables constituent le lexique de base de toute culture. Le produit fini varie certes largement d'une culture à l'autre, mais les cultures peuvent pourtant faire l'objet d'un classement relativement simple. En effet, il n'existe pas de possibilités illimitées de distribution de sens aux faits fondamentaux de l'existence humaine quand le tout doit garder une certaine cohérence. Dans cette édification d'un ordre social et des règles lui permettant de fonctionner, Claude Lévi-Strauss (1967) distingue trois produits constants de l'esprit humain, trois piliers fondamentaux de toute construction d'une culture, à savoir la prohibition de l'inceste, une répartition sexuelle des tâches et une forme reconnue d'union sexuelle. Françoise Héritier y ajoute l'idée d'une valence différentielle des sexes, c'est à dire une perception culturelle des sexes comme ayant des caractères et propriétés différentes, perception si profondément ancrée dans les fondations communes des cultures, qu'elle peut difficilement faire l'objet d'une étude critique. Elle semble tenir de l'évidence. Cet abord anthropologique du problème est cohérent avec l'approche systémique qui ne voit également de réalité que construite. L'esprit humain ne saurait que faire des données chaotiques qui découleraient d'une observation étrangère à tout système de classification. Il n'y a pas d'observation sans a priori. Dans ce sens, un jugement vraiment objectif ne peut être que celui qui prend en considération qu'il repose sur certains postulats, « vérités » couramment admises, mais en fait indémontrables. Il est par ailleurs d'observation courante que les opinions qui sont les plus difficiles à remettre en question, donc les plus tenaces sont celles qui, du fait qu'elles sont habituelles dans la culture considérée, semblent aller de soi. Ces a priori constituent ce que j'ai appelé le« surconscient » culturel. Ils sont absents de la réflexion consciente, non pas parce qu'ils sont cachés ou refoulés, mais parce qu'ils semblent évidents, alors qu'à la réflexion, il est difficile de leur apporter une justification logique. L'ouvrage de Françoise Héritier suit fort bien la place et la forme que prennent les quatre concepts fondamentaux de la régulation sociale dans différentes cultures. Sur certaines, l'auteur a elle-même fait un Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 1 travail de terrain. Il serait présomptueux de notre part, n'ayant ni la formation nécessaire, ni le recul suffisant par rapport à la culture dans laquelle nous vivons, d'émettre un avis sur la façon dont la société postmoderne a intégré ces données de base dans la construction de la vie sociale. Plus modestement, il nous intéressera de réfléchir sur le phénomène de la remise en question, du moins au niveau formel du débat de société, d'un de ces piliers, précisément une forme reconnue d'union sexuelle. On vise ici les débats passionnés des médias sur la nécessité et la place du couple dans la société. On s'accordera facilement sur le fait que l'institution «couple» a beaucoup évolué au cours des dernières décennies. Est-ce signe qu'elle pourrait être caduque comme le pensent certains? La question est d'autant plus intéressante que ces bases lexicales à partir desquelles s'élabore le discours culturel, produits supposés incontournables de la prise de conscience humaine, sont liées dynamiquement entre elles. La remise en question de l'un d'eux, à savoir une forme reconnue d'union sexuelle, pourrait ébranler les autres et donner naissance à un ordre cognitif totalement différent de celui que nous connaissons. On pourrait alors être témoin d'une véritable mutation psychologique de l'humain aux conséquences imprévisibles. Dans l'état de nos connaissances, cela n'est pas survenu au cours des millénaires qu'ont traversés les sociétés humaines. Contentons-nous donc pour le moment d'observer et de tâcher de donner un sens aux modulations du récit structurant qui, au sein de la société occidentale d'aujourd'hui, la société post-moderne, organise nos perceptions. Les récits structurants Quant nous pensons à un couple particulier, nous pensons à son histoire et aux caractéristiques qui découlent naturellement des évènements qui en ont marqué le cours. Ce faisant, nous ne manquons pas de le comparer au destin habituel des couples dans notre société pour faire ressortir le caractère propre et singulier de ce couple. Pour peu que nous donnions un peu de profondeur à notre réflexion, nous prendrons aussi en considération l'idée du couple dans d'autres cultures. Nous penserons peut-être que les problèmes auxquels nous réfléchissons ne se poseraient pas sous cette forme au Yémen ou au Rajasthan. Il peut arriver que nous allions jusqu'à nous interroger sur l'idée même de couple, ce qui la fonde et la caractérise, mais là le plus souvent la pensée s'arrêtera, décontenancée par le manque de repères. C'est dire que la représentation du couple n'est pas une addition de faits objectifs, comme pourrait l'être la description d'une voiture -tant de cylindres, tant de vitesses, direction assistée -mais bien une narration. Il faut une trame interprétative pour donner un sens aux divers événements qui sont décrits. Tel événement s'inscrira dans la logique du récit et apportera un sentiment de plaisir aux partenaires en confortant la réalité du couple. Tel autre ne pourra s'y inscrire et engendrera de ce fait un sentiment d'angoisse et de crainte. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 2 Le récit structurant du couple est ce que nous avons appelé ailleurs l' « absolu cognitif » du couple (Caillé, 1995, 1997). Dans notre perception, cette représentation est notre couple et toute expérience est mesurée par rapport à elle. Elle est donc « absolue » dans le moment présent car aucun effort de volonté ne nous permet d'en faire émerger une autre. Ce qui ne veut pas dire, loin de là, qu'elle soit définitive. Les « absolus cognitifs » se remodèlent, douloureusement c'est vrai, au travers des crises. D'un point de vue systémique, on dira donc que la vision claire que nous avons d'un événement tient au fait que nous disposons des lunettes que sont nos« récits structurants »ou « absolus cognitifs ». Autrement, le monde ne serait qu'un bric-à-brac indéchiffrable. Le problème est que nous sommes tellement habitués à ces lunettes qu'elles ne nous semblent pas exister, que nous croyons faire sans. Si elles deviennent dysfonctionnelles, si la cohérence du perçu fait défaut et que nous cherchions de l'aide, il faudra qu'elles nous soient d'abord révélées avant que nous puissions être capables de les retravailler. La remise en question de ces verres si légers qu'ils semblent ne pas exister, est une tâche ni aisée, ni indolore. De façon schématique, on peut dire que tout individu ne peut faire à moins d'un «récit structurant» qui le concerne lui-même en tant que personne, tout comme il ne peut faire à moins de «récits structurants» concernant sa famille, son milieu social, son couple s'il en a un. Il est par ailleurs évident que ces a priori dont nous dépendons pour déchiffrer le monde ne peuvent exister étrangers les uns aux autres. Il doit exister entre eux une cohérence logique qu'on peut représenter symboliquement comme les pelures d'un oignon, une strate de récit structurant, d'absolu cognitif, recouvrant et s'adaptant aussi harmonieusement que possible à l'autre. C'est précisément la cohérence de cet ensemble complexe d'a priori, de récits structurants constituant un« absolu cognitif global », un« oignon cognitif », qui donne l'illusion de la stabilité du moi malgré l'absence de noyau dur au sein de cette structure (voir schéma 1. L'oignon de la cognition). Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 3 Schéma 1. L'oignon de la cognition. Sur le côté droit, les différentes strates d'absolus cognitifs du point de vue d'un individu. Sur le côté gauche, l'ordre de grandeur du nombre d'individus participant à la co-création de chaque strate d'absolu cognitif. La situation est en fait encore plus complexe puisque la participation à tout système humain n'a de sens et n'est crédible que du fait du partage avec les autres membres du système d'un absolu cognitif, sinon identique, du moins compatible. Le concept d'appartenance repose sur le fait même de déchiffrer le contexte et les événements selon une grille de lecture commune. La métaphore de l'oignon cognitif a l' avantage de bien mettre en évidence comment l'appartenance, lâche au niveau des strates extérieures des récits collectifs, ceux du milieu social ou de l'appartenance professionnelle par exemple, se densifiera et deviendra plus contraignante au fur et à mesure qu'on ira vers les strates centrales, c'est à dire le récit familial, le récit de couple et le récit individuel. Autre point important, ces récits comme nous l'avons déjà vu, doivent d'une façon ou d'une autre, broder autour des faits incontournables sur lesquels se construit tout destin humain. Ces « absolus cognitifs » puisent ainsi tous dans un fond commun. Ils doivent inclure les mots premiers, les éléments de base auxquels l'humain par sa culture attribue un sens. Au niveau le plus général de la conception de parenté, le moins conscient, les anthropologues distinguent six modes différents de s'arranger de ces faits fondamentaux. La culture occidentale appartient au type eskimo, par référence à la population chez laquelle elle y a été originellement décrite de façon scientifique (Héritier, 1996). Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 4 Ayant pris conscience du caractère construit, donc théoriquement remaniable, des récits dont nous dépendons pour à travers eux découvrir le monde, il demeure important de juger ces récits sur leur valeur fonctionnelle. Ce que nous percevons doit nous permettre de vivre en société, donc favoriser tant le développement personnel que le bien-être collectif. Si au niveau du macrocosme, on peut intellectuellement se satisfaire de classer ces récits en six catégories logiques, au niveau du microcosme, il est important que les récits sur le soi, sur le couple et la famille auxquels on participe, fonctionnent comme un tout cohérent qui assure le sentiment d'identité et donne un sens à l'action. Dans le même temps, la conscience intuitive de la subjectivité et de l' évolutivité possible de nos récits nous permettra d'apprécier d'autres récits sans que nous sentions nos récits menacés dans leur crédibilité. Le monde qui est décrit dans les romans datant d'une centaine d'années ou plus, nous parait bien différent du nôtre. Pourtant, d'un point de vue purement biologique, nous ne sommes guère différents des personnages qui sont décrits. Mêmes besoins, mêmes désirs, mêmes peurs. Ces personnages, nous pouvons les comprendre, ce qui est d'une certaine façon fort étrange car leurs valeurs et leurs normes sont totalement différentes des nôtres. Si nous pensions que la construction du monde que nous faisons était un inventaire des faits objectifs réels, nous serions déroutés par ces descriptions apparemment inconciliables des événements. Ces différences ne nous dérangent pas car nous voyons ces constructions, les nôtres comme les leurs, comme des récits porteurs de sens qui tentent d'intégrer un certain nombre de facteurs inéluctables comme le cycle de vie, la joie et la souffrance, la maladie et la mort. C'est au niveau de ce besoin de donner du sens à ce que nous vivons, que nous pouvons nous identifier aux personnages des romans de Balzac comme aux héros de l'antiquité. Besoin de savoir qui on est, d'où provient-on, que transmet-on. Les réponses sont diverses, ce qui fait l'intérêt de la lecture, mais le but explicite du récit est toujours le même: organiser le monde en s'y donnant une place. Pour donner une certaine cohérence au récit et par suite assurer au sujet une stabilité psychique suffisante, il est utile que les différentes relations dont nous dépendons y soient représentées. La relation à soi-même d'abord, celle que l'on a avec ses parents et sa famille d'origine bien sûr, celle que l'on tentera d'avoir avec ses enfants, aussi les relations de voisinage, les relations amicales et les relations professionnelles. Le fonctionnement des récits structurants On se connaît donc soi-même en se décrivant, de même qu'on connaît sa famille par le récit qu'on en fait. Il va de même du réseau d'amis et de l'appartenance professionnelle. Une personnalité stable est celle qui est capable d'établir une cohérence interne entre les récits qui constituent les strates superposées de ses niveaux d'appartenance. C'est aussi Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 5 celle qui, en s'autorisant de temps à autre à changer quelque chose dans l'écriture de ces récits, peut garder cette cohérence et cette stabilité dans l' autoréférence tout en évoluant. Une structure équilibrée au sein de l'oignon cognitif, va de pair avec un rapport dynamique évolutif entre les niveaux d'appartenance qui fait que l'identité est perçue comme stable. Ce que nous appelons le moi, n'est dans cette perspective autre que la possibilité de rapport logique entre les récits que nous nous faisons à nous-même et que nous partageons avec d'autres. Il arrive que certains récits d'appartenance manquent de substance ou deviennent peu crédibles. D'autres peuvent au contraire s'hypertrophier et sembler vouloir être à eux seuls suffisants pour étayer l'hypothèse du moi. L'individu, éventuellement les individus, qui utilisent ces récits comme a priori cognitifs, comme « absolus » de lecture, vont alors souffrir. Leur perception du monde va se rétrécir et devenir rigide. Des troubles psychiques divers vont accompagner cette perte de l'adaptabilité cognitive. Ce peut être par exemple des individus qui sont si dépendants du récit de l'appartenance familiale -son idéalisation leur en interdit toute remise en question -qu'ils ne sont pas en état d' établir un récit individuel convaincant, encore moins de s'autoriser à s'imaginer un couple. De nombreux troubles -psychose, anorexie, dépendance de produits toxiques -peuvent alors apparaître, traduisant le tragique de ces perceptions fossilisées qui figent désespérément le temps. La demande de thérapie découle du désir de sortir d'un chaos cognitif résultant d'une insuffisance fonctionnelle de récits structurants. La psychothérapie sera une aide à la remise en route des processus de transformation de ces récits -restituant ainsi au système ses naturelles propriétés d'auto-transformation. La première étape sera d'explorer les limites des processus cognitifs actuels en revisitant les récits qui sont les a priori, ou absolus cognitifs, actuels du système. Ce sera aussi l'occasion pour le thérapeute de découvrir le niveau de représentation du monde qui semble le plus figer la créativité des acteurs, et proposer ainsi de centrer son intervention sur une exploration cognitive de ce niveau d'appartenance. Le thérapeute systémicien peut ainsi, selon les cas, privilégier une approche individuelle, de couple, de famille ou de réseau, tout en sachant s'adapter aux réalités pratiques de la situation. Il ne s'agit en effet jamais d'indication absolue qui rendrait inutile une approche à un autre niveau. Par contre, une approche simultanée à plusieurs niveaux, individuel et de couple par exemple, fait courir le risque d'accroître les problèmes cognitifs à l'intérieur du système au lieu de les résoudre. Elle peut aussi entraver les processus évolutifs que nous décrirons plus loin. Il est en effet essentiel que l'intervenant se donne les meilleures chances d'évaluer à quel degré le travail fait sur un absolu cognitif, le couple par exemple, conduit, du fait des interactions dynamiques naturelles au sein de l'oignon cognitif, à un remaniement des absolus cognitifs concernant d'autres strates d'appartenance, disons la représentation de la relation familiale et celle du soi. Seule cette Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 6 évaluation pourra décider de la nécessité d'un travail ultérieur à un autre niveau d'organisation cognitive et d'en guider le choix. Ceci posé, nous voudrions maintenant insister sur l'intérêt de l'emploi de méthodes analogiques dans ces approches thérapeutiques. Il est capital quel que soit le niveau d'absolu cognitif exploré, individu, couple, famille, réseau. Cela tient au fait déjà mentionné que les récits structurants sont des a priori « surconscients », qu'ils sont, pour le sujet ou les sujets, si évidents qu'ils sont difficilement énonçables et partageables avec autrui. Pas plus qu'il n'irait de soi de s'avancer à dire dans une réunion: « il fait jour! » à l'heure de midi. Nous nous sommes servis de nombreuses techniques analogiques en thérapie et en formation. Deux nous semblent particulièrement précieuses en ce qui concerne l’exploration systématique des absolus cognitifs. Rappelons les brièvement tout en renvoyant à d’autres écrits pour une description plus complètes. Il s’agit des « Sculpturations Systémiques » (Caillé, 1995) et le Jeu de lOie Systémique (Caillé & Rey,1994). Bien qu’elles soient utilisables à tous les niveaux de représentation de l'appartenance, vu l'objectif de cet article, nous décrirons leur emploi dans l'exploration de l'absolu cognitif de couple. Soulignons d'emblée que, sur la base d'une expérience personnelle portant sur plusieurs centaines de couple et de nombreuses supervisions de travail de ce genre, nous pouvons affirmer que tout couple est en état de fournir une information précieuse en utilisant ces techniques. La seule exception qui indirectement confirme l'efficacité de ces méthodes, est constituée par les situations où les partenaires ou expartenaires désirent sciemment garder hors de la discussion, le caractère spécifique qu'avait leur relation de couple, cas de figure particulier que j'ai décrit comme « situation bloquée du divorce» (Caillé, 1995). Ailleurs, les couples apprécient favorablement la mise à leur disposition d'un outil permettant d'exprimer enfin un « indicible » de haute importance. Le Jeu de l'Oie Systémique (Caillé & Rey, 1994) aborde l'absolu du couple dans son aspect diachronique, comme un récit. Par l'utilisation d'un matériel approprié, les partenaires sont amenés à composer une histoire de dix événements caractérisant le couple depuis sa constitution jusqu' à la période actuelle. Ils pourront ensuite, par le choix qu'ils feront entre cinq cartes symboliques (sept dans une nouvelle version du jeu) disponibles, attribuer un sens particulier à chacun de ces événements. La troisième et dernière étape du jeu consistera à faire une hypothèse sur l'origine de cette histoire -quelles circonstances lui ont permis de prendre place, d'apparaître? - et sur ce qui fera suite au terme actuel de cette histoire. A travers ce récit, les partenaires prennent conscience des règles et des valeurs qui sous-tendent ce récit. Ils y découvrent souvent aussi des rapports avec leurs représentations personnelles et leurs représentations familiales. Une autre découverte souvent importante est celle de la marge de manœuvre -ou « espace résiduel de liberté » que leur concède l'adhésion implicite à cet absolu cognitif. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 7 Les Sculpturations Systémiques (Caillé 1995) s'attaquent, quant à elles, à l'absolu du couple sous l'aspect synchronique, c'est-à-dire aux représentations qui gèrent la relation du couple dans l'ici et maintenant. Chacun des partenaires doit d'abord créer une « statue phénoménologique » du couple qui traduira son opinion sur le type de comportements qui est caractéristique de la relation. Pour ce faire, chacun, tour à tour, réalise en séance une statue à deux personnages en s'utilisant soi-même et le partenaire, statue qui, par exemple placée dans un parc, donnerait au passant une idée du type de couple dont il s'agit. Il est possible, si nécessaire, d'introduire un mouvement dans la statue. Nous obtenons donc deux « statues vivantes » qui dans leur complémentarité témoignent des idées, des a priori qui gèrent le niveau des comportements ou niveau rituel de la relation. Dans un deuxième temps, les partenaires seront amenés, à nouveau chacun à leur tour, à créer une nouvelle sculpture, la "statue mythique" du couple. Dans cette sculpturation, il est demandé à chacun des partenaires d'attribuer aussi bien à l'autre qu'à soi-même une forme non humaine, animale, végétale, minérale ou mécanique -ces deux formes devant, par leur association et leur interaction, exprimer le caractère unique, essentiel, particulier de cette relation de couple par rapport à l'ensemble des relations de couple. Ainsi apparaît par le biais des deux « statues mythiques », le sens spécifique, le mythe nécessaire associé à l'expérience de la relation de couple. La prise de conscience non verbale, l'expérience corporelle et sensorielle qu'apporte la réalisation concrète de ces sculptures est absolument essentielle pour que les partenaires prennent concrètement conscience de l'intense prégnance que ces représentations ont sur eux. La dimension cognitive du couple s'impose ainsi clairement et peut être mise en relation avec d'autres impératifs cognitifs résultant d'autres niveaux d'appartenance. Au delà du but thérapeutique qui a bien évidemment été à la base du développement de ces techniques d'exploration, on obtient ainsi de façon quasiment expérimentale des renseignements concrets sur la représentation que des couples contemporains peuvent avoir des relations de couple qu'ils vivent et de la place que prend ce récit structurant ou absolu cognitif par rapport à d'autres récits structurants ou absolus cognitifs dont ils sont dépendants dans leur équilibre existentiel et leur vécu du monde. Ce sont sur ces données que nous nous appuierons dans la discussion qui va suivre. Nombre de ces couples ont été vus dans le cadre d'un Centre de Guidance Familiale en Norvège. Ce type de structure est librement ouvert à, la population pour tout problème relationnel. Le centre n'établit pas de diagnostic et se distingue, sur ce point et par son profil peu médicalisé, clairement des consultations de psychiatrie. Les couples qui consultent nous paraissent ainsi assez représentatifs des tendances existant dans l'ensemble de la société. Le couple dans la société post-moderneCahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 8 Autonomie de la strate du couple Dans notre représentation de la superposition et de l'interaction des niveaux d'absolus cognitifs, il nous a semblé dès le départ naturel de placer dans notre schéma la strate de l'absolu du couple entre la strate du soi et celle de la famille (voir schéma 1, l'oignon de la cognition). A posteriori ce choix ne nous semble pas anodin. Il nous a pourtant paru évident et a été accepté sans discussion par nos clients. L'implication tacite qu'il contient -le couple est plus proche du soi que la famille aurait pourtant probablement soulevé quelque étonnement, voire protestation, il y a seulement une centaine d'années. Quoiqu'il en soit, le fait essentiel est que le récit structurant du couple qui apparaît grâce aux techniques mentionnées, se distingue généralement très clairement du récit du soi et du récit de la famille. Le Jeu de l'Oie Systémique, les Sculpturations Systémiques effectuées au niveau du soi ou de la famille, apporteraient des éléments d'information totalement différents. Par exemple, dans le cas du Jeu de l'Oie, les événements choisis appartiennent au couple et lui appartiennent en propre. Si cela ne se produit pas, si la majorité des événements se rapportent aux belles-familles, aux individus ou aux enfants, le couple restant occulté dans son propre récit, c'est une indication importante sur le dysfonctionnement de ce couple. Le couple bien qu'existant physiquement, ne fonctionne pas sur le plan cognitif comme le référent important qu'il devrait représenter. Bien évidemment, les couples que nous sommes amenés à rencontrer, en tant que professionnel, sont des couples qui pensent avoir des problèmes et qui peuvent, à des degrés divers, être déçus par la relation. Cela n'implique pas que la strate de l'absolu cognitif du couple soit peu lisible ou indigente. Bien au contraire, la surabondance de renseignements et de détails peut souvent faire penser qu'il a existé un besoin de développer cette base cognitive à l'extrême. Il peut y avoir un désir irréaliste d'une surabondance de sens à ce niveau, qui aurait compensé un déficit au niveau du sens du moi ou du sens de la famille. Cet espoir que la richesse d'un récit d'appartenance pourrait équilibrer la pauvreté d'autres vécus d'appartenance, sans être totalement illusoire, risque de créer des dépendances et des fixations qui compromettent les capacités évolutives et adaptatives de tels systèmes. Le résultat est alors à terme des déceptions et des frustrations sur l'apport du couple. De tels couples se détruisent souvent par le fait des attentes chimériques qu'ils se sont créées. Les partenaires ont dans cette expérience plus mis à nu leurs propres problèmes qu'ils ne sont arrivés à leur trouver une solution. Cela n'est heureusement, comme nous le verrons, pas toujours le cas. Rôle du couple dans la société post-moderne Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 9 Il semble que le couple existe encore bien dans la société post-moderne puisque de nombreux couples peuvent, en se servant des techniques que nous avons indiquées, le faire apparaître. Si l'on pense qu'il constitue toujours des verres fort utiles pour la lecture faite du quotidien, il reste à voir quel est son apport spécifique en tant que substrat cognitif. Sous cette perspective, il nous semble évident que le couple d' aujourd 'hui n'est plus la même paire de lunettes qu'il pouvait être il y a une centaine d'années ou plus. Le couple que décrivent nos clients au travers de l'activité artistique que sont en fait nos méthodes d'exploration systémique, n'est pas celui que l'on trouve décrit dans les romans des siècles passés ou dans les livres d'histoire. Le fait que nous parlons systématiquement de couple et de partenaires, montre avec évidence que le couple n'a plus, du moins autant qu'auparavant, une fonction sociale et familiale. De nombreux couples choisissent de n'être enregistrés ni à la mairie, ni à l'église. Dans les récits que nous recueillons, l'attente des familles d'origine, les souhaits des entourages sociaux, les exigences des pères, sont devenus des phénomènes« exotiques »qui attireront une attention particulière dans les cas rarissimes où ils s'inscrivent dans le récit structurant. Il est aujourd'hui rare d'établir un couple pour assurer ou accroître le pouvoir économique et social d'une famille. C'était encore la fonction essentielle des mariages il n'y a pas si longtemps. Dans cette même société occidentale qui est la nôtre, un autre rôle important du couple était de produire des enfants. Dans les classes aisées de la société, l'importance des enfants était liée à la conservation du bien familial par sa transmission à de nouvelles générations. On pensait aussi au maintien de 1 'histoire et de la tradition familiale. Dans des milieux moins favorisés, comme c'est aujourd'hui le cas dans les sociétés en cours de développement, les enfants étaient importants comme main d' œuvre d'appoint et comme assurance de soutien aux parents lors de leur vieillesse. Les enfants ont également perdu ce rôle clef dans les récits structurants. Ils sont rarement la finalité du couple. Ils peuvent ou non apparaître dans le récit sans que cela ne remette aucunement en cause la réalité du couple. Au prix d'une légère exagération, on serait tenté de dire que les enfants entrent dans le récit, plus en concurrence avec le couple qu'ils ne le légitiment. Puisque le rôle du couple n'est ni de cimenter la puissance familiale, ni de produire des enfants, on pourrait supposer qu'il doive permettre la satisfaction sexuelle des partenaires. Ceci ne se trouve pas non plus validé par le décryptage des informations fournies par les méthodes d'exploration analogiques. La relation sexuelle fait surtout apparition comme événement dans le récit, quand son interruption ou ses difficultés suscitent des doutes sur le bien fondé ou le caractère bénéfique du couple. La banale observation des mœurs actuelles montre d'ailleurs que la relation sexuelle n'est nullement liée à l'existence d'un couple légalisé, comme c'était le cas dans un passé pas tellement lointain. Il serait pourtant inhabituel qu'elle en soit exclue. Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 10 Cette constatation ne nie en aucune façon l'importance ou la force du lien sexuel, bien au contraire. On pourrait plutôt dire que c'est un moyen relationnel si puissant, qu'employé en dehors d'un contexte qui en conditionne le sens, il est difficile de lui en attribuer un. Une expérience sexuelle isolée entre deux personnes crée un lien certain entre elles, qui peut difficilement être supprimé de leur conscience, mais elles seront bien en peine de dire lequel. De même, des expériences sexuelles répétées très satisfaisantes entre deux individus, peuvent leur rendre impensable ou dangereuse l'idée de se mettre en couple. Ils ont en quelque sorte mis le couple derrière eux avant de l'avoir constitué. Les thérapeutes de couples savent également que, dans les conflits de couple, le plaisir que les partenaires peuvent tirer d'une activité sexuelle est sacrifié sans problème pour laisser le champ libre à des règlements de compte portant sur les intentions supposées de l'un ou de l'autre, à des luttes de pouvoir. Au lieu de tenter de séduire l'autre, on lui refusera l'intimité sexuelle parce qu'il ou elle « ne pense qu'au sexe » ou tout au contraire « ne fait pas preuve d'un réel désir ». Le sexe redeviendra une partie naturelle de la relation quand il sera trouvé une solution aux véritables problèmes de celle-ci. Il nous semble donc que le sexe soit un joker, accès certes rapide, mais à lui seul illusoire, à la constitution d'une relation de couple. Sur la base des récits structurants fournis par les couples, ce pourrait être dit une condition nécessaire, mais non suffisante de la relation. Cela peut être rapporté au fait que l'émotion fusionnelle intense que les partenaires vivent au cours de l'acte sexuel supprime l'altérité de l'autre, et de ce fait occulte temporairement la conscience claire du phénomène couple lui-même. Cette expérience d'extrême proximité est utile et souhaitable pour sceller la résolution d'un conflit de couple. Elle ne peut être l'antidote de tels conflits puisqu'une relation sexuelle satisfaisante ne peut représenter dans la société actuelle la finalité d'une relation de couple. Puisque ces rôles «classiques» ne semblent plus aujourd'hui être fondamentalement liés à la relation de couple, il faudra penser qu'un nouveau rôle, de nouvelles attentes sont attachés à cette relation si celle-ci est toujours considérée comme essentielle par nos contemporains. Selon l'exploration qui découle de l'utilisation des méthodes analogiques, il semble que ce qui est constamment évalué et produit le plus d'événements, est la disponibilité de l'autre, son attention aux besoins du partenaire, son acceptation de l'altérité, son appréciation des différences. Il semble donc que ce qui est inconsciemment recherché, est l'institution d'un espace de jeu commun où l'autre joue le rôle de miroir et de facilitateur. On peut ainsi parler dans la société post-moderne d'un rôle thérapeutique du couple, d'une auto-thérapie par et avec le couple. Entre cet « autre incontournable » qu'est le parent, et avant cet « autre incontournable » qu'est l'enfant, existe pour le jeune adulte un espace libre, un espace de jeu où il peut se refléter dans un autre -le partenaire du couple -qui lui, était « contournable », qui aurait pu être Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 11 autre. Donc, entre ces relations obligées auxquelles s'ajoutent toutes les contraintes et les routines de la société de consommation, existe encore un domaine resté magique, qui permet de réécrire l'histoire, de combler quelques failles et lacunes. Le partenaire est supposé être un miroir plus complaisant et un complice de jeu au sein de cet espace de découverte. Il est aussi « l'ennemi intime », celui qui vous apporte le regard critique de sa bienveillance. Une autre façon de dire les choses, est que l'évolution de la société demande une aptitude au changement et une adaptabilité. Le couple actuel est une sortie de la consanguinité, de la tradition familiale, et une ouverture à l'étranger, une expérience utile de métissage. Le problème du couple est de rester fidèle à ce désir et, dans la rencontre avec l'étranger, de ne pas gommer le métissage en invalidant l'une ou l'autre des cultures, mais de rester ouvert à l'imprévisible. On peut ainsi avancer que le couple ouvre un espace où doit s'inscrire un nouveau récit qui, tout en procédant des récits individuels et des récits familiaux, s'en distingue fondamentalement et oblige à des révisions parfois fort douloureuses de la version jusque-là acceptée de l'image du soi et de l'image du lien familial. Il se produit là, sur le plan psychologique, à l'intérieur du couple, un processus qui s'apparente à ce qui se déroule au niveau génétique. On sait que sur le plan biologique, chacun des partenaires apporte à l'autre dans la configuration de ses cellules sexuelles, une figure inédite de gènes, différente de celle qui existe dans l'ensemble des cellules de leur propre corps. Ainsi, aucun enfant ne peut être identique à l'autre car les parents varient continuellement dans ce qu'ils transmettent. Cela est dû au caractère particulier de la division qui va produire l'ovule et le spermatozoïde, la meiose. Ici, complexifiant la simple division de la cellule sexuelle originelle en 23 chromosomes prévisibles, s'accomplit parallèlement une création singulière car, au cours du processus du partage, les chromosomes s' accolent par paires, gène à gène, se cassent, se recollent, bref se réinventent (2). (2). « Les chemins du commencement ». Article de Catherine Vincent. Le Monde du 5 janvier 1999. De même, dans la construction d’un absolu relationnel, les partenaires deviennent imprévisibles dès lors qu’ils se mettent en tête de faire un couple. Ils ne peuvent savoir quels éléments de leur personnalité seront ébranlés et amenés à se transformer. Le couple est un révélateur et transformateur puissant, justement du fait qu'il constitue une structure aléatoire. Dans cette perspective comme dans celle de la fécondation, « un et un font trois »,ou bien,« un et un font un autre ».Cet« autre »peut être une aide puissante pour le développement du destin individuel. Il semble que ce soit la légitimité de l'institution couple dans la société post Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 12 moderne -une auto- thérapie que les partenaires s'administrent euxmêmes en faisant le choix de vivre en couple. Les difficultés du « couple-thérapeute » Tout d'abord, on sait qu'une thérapie ne se fait pas avec n'importe qui. Le choix du thérapeute est essentiel. Les critères du choix sont pourtant difficiles à préciser et relèvent le plus souvent de l'intuition. De plus, il s'agit ici d'un double choix croisé puisque chacun des partenaires doit être l'élixir thérapeutique de l'autre au sein de la relation de couple. Cette croyance dans les capacités salvatrices spécifiques de l'autre, pourrait à première vue faire penser que le cercle est bouclé et qu'on en est revenu à une vision « romantique » du couple. Ce serait une erreur de le croire. L'amour romantique était l'ambition d'un choix libre, fondé sur l'attirance mutuelle auquel s'opposaient d'autres visions du couple qui servaient la famille et la société. Ici, la liberté est totale, les liens familiaux sont distendus, le cadre professionnel souvent changeant et incertain. Il ne s'agit donc pas d'un choix contre..., mais bien plutôt d'un choix pour. .., pour compenser certains vides, pour combler certaines failles, pour donner du sens. C'est un choix qui est de ce fait souvent remis, parfois pendant de nombreuses années, pendant que l'on fait des essais... pour essayer de faire le bon choix à coup sûr. Le problème étant que ces essais, par leur nature même, risquent de faire disparaître la candeur probablement utile pour réussir un tel choix. On aperçoit donc un premier paradoxe dans le fait que l'insécurité dans le monde de la famille, dans le domaine social, dans le cadre professionnel, dans la culture en général, amène à confier au couple structure sociale d'importance auparavant limitée -un rôle de confiance inattendu. Le couple doit apporter la stabilité et le support qui font ailleurs défaut. Il n'est alors pas étonnant qu'il fasse difficilement face à cette tâche. L'attente excessive des acteurs de la relation, et leur impatience, peuvent leur faire perdre l'espoir que la fonction thérapeutique du couple se manifeste. Ils peuvent abandonner la relation du couple. Nous savons pourtant que la plupart des couples qui se séparent précocement, s'engagent tout aussi rapidement dans une nouvelle relation de couple. Ce qui à nos yeux veut dire que ce n'est pas l'efficacité de la thérapie qui est mise en cause, mais le choix du thérapeute. D'autres font une demande de thérapie de couple, et ici surgit un nouveau paradoxe d'importance. En effet, si la fonction thérapeutique Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 13 du couple n'a pas suffisamment fonctionné, c'est que sa partie imprévisible, indépendante de la bonne volonté des partenaires qui n'est généralement pas à mettre en doute -qui voudrait volontairement détruire son couple? -, partie imprévisible à laquelle on peut donner plusieurs noms, «récit structurant », « autre »du couple, « plus-un »du couple,« absolu cognitif », a été trop timide, trop peu inventive. Elle n'a pas introduit suffisamment de nouveauté et d'imprévu dans la vie du couple. Comment ce thérapeute incertain de lui-même va-t-il se comporter devant un nouveau thérapeute, celui qui reçoit le couple? Le danger est bien évidemment de négliger le couple-thérapeute, de l'ignorer. Si l'absolu du couple, le récit structurant n'a pas de place dans la salle de thérapie, bien naturellement c'est le thérapeute de couple qui devient lui-même le récit structurant du couple en expliquant la nature des conflits, en proposant des règles de conduites, en supportant émotionnellement l'un et l'autre des partenaires. Un phase de calme peut alors s'établir qui durera le temps de la thérapie. Celle-ci est souvent interminable, le couple réapparaissant à chaque conflit d'importance. La question est même parfois de savoir s'il existe toujours en réalité un couple puisque la relation a perdu le pouvoir autothérapeutique qui semble être son rôle majeur dans le contexte culturel. Il importe donc à nos yeux de toujours penser qu'une demande de thérapie de couple recouvre de la part du couple une espérance de recouvrer sa capacité auto-thérapeutique. Le thérapeute de couple ne doit ainsi jamais occuper la place de l'absolu du couple. Celui-ci doit redevenir le vrai thérapeute du couple, ce qui permettra aux partenaires de solutionner seuls les problèmes qu'ils pourront plus tard rencontrer sur leur parcours. Ce pourquoi nous introduisons d'emblée dans la thérapie de couple une « troisième chaise » à côté de celles des partenaires de la relation, marqueur symbolique qui nous obligera à nous rappeler de l'existence de l'absolu du couple et de lui manifester d'emblée déférence et curiosité. Les méthodes d'exploration systémique dont nous avons parlé, ont par ailleurs, outre l'intérêt exploratoire dont il a été question dans cet article, la fonction de densifier l'absolu du couple dans son rôle de thérapeute primaire des partenaires, de le remettre en selle. La « danse » que nous proposons aux partenaires avec l'absolu ou le récit structurant qui fonde leur couple au cours du « protocole invariable de thérapie de couple », permettra souvent de rendre à celui-ci sa créativité (Caillé,1995). Au terme de ce parcours, il n’y a habituellement pas de difficultés à interrompre la relation avec le couple, non pas parce que les rencontres manquent d'intérêt, mais parce que le couple, ayant retrouvé sa fonction auto-thérapeutique, peut difficilement justifier logiquement la poursuite du contact avec un thérapeute extérieur. Conclusion Des esprits facétieux prétendent que les débits de boissons sont la plus grande pharmacie du pays. On pourrait à notre avis, avec autant de Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux -n° 23, 1999/2 14 justesse, dire que le couple en est aujourd 'hui le plus grand centre de psychothérapie. De nombreux couples succombent certes sous le poids de cette énorme responsabilité. Ce sont eux qui apparaissent dans les statistiques de divorce et qui font douter les médias de l'institution couple. Il faut pourtant se rappeler que le thérapeute-couple, même s'il échoue dans une auto-thérapie, se donne souvent une deuxième, voire une troisième chance. Cela est positif, même s'il est vrai que le premier échec apportera toujours sa marque sur les thérapies successives, ce qui rendra souvent la tâche plus complexe au couple. De ce fait, il nous semble qu'aussi bien l'individu que la société, doivent être reconnaissants au couple d'avoir volontairement pris sur lui une tâche qui n'était pas originellement la sienne. On ne voit pas non plus d'où devraient surgir les hordes de thérapeutes qui donneraient sans doute moins bien que lui, et certainement avec moins de styles originaux, le soutien dont l' individu a besoin au sein d'une société souvent cruelle dans son indifférence. Enfin pour moins importantes que soient aujourd'hui les fonctions traditionnelles du couple dans la transmission des traditions familiales, dans le rôle parental et la régulation de la sexualité, ces fonctions restent un complément utile et bénéfique du rôle auto-thérapeutique sur lequel nous avons voulu mettre l'accent. Références CAILLE P. & SOERENSEN T. (1993) : Recherche sur la thérapie de couple constructiviste. Une étude prospective, méthode et résultats d'ensemble. Thérapie familiale 1 :31-51 CAILLE P. & REY Y. (1994) : Les objets flottants. Au delà de la parole en thérapie systémique. ESF, Paris. CAILLE P. (1995) : Un et un font trois -Le couple révélé à lui-même. ESF. Paris CAILLE P. (1995) : Les situations bloquées du divorce -une approche systémique. Thérapie familiale 4:351-366. CAILLE P. (1997) : Le couple et la maladie -Une illustration de l'arithmétique complexe des relations humaines. ln M. V ANOTTI & M. CÉLIS-GENNART (éd.) : Maladies et Familles. 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