Joris-Karl Huysmans – À Rebours (1884) – extraits à propos de

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Joris-Karl Huysmans – À Rebours (1884) – extraits à propos de
Joris-Karl Huysmans – À Rebours (1884) – extraits à propos de Baudelaire
Le duc des Esseintes décide de se retirer dans une maison isolée où il crée un décor à son goût pour matérialiser
son idéal de la beauté. Or, quoi de plus beau pour orner une cheminée que les textes calligraphiés de trois
poèmes de Baudelaire :
Chapitre I (extrait)
[...]
« Enfin, sur la cheminée dont la robe fut, elle aussi, découpée dans la somptueuse étoffe
d'une dalmatique florentine, entre deux ostensoirs, en cuivre doré, de style byzantin, provenant
de l'ancienne Abbaye-au-Bois de Bièvre, un merveilleux canon d'église, aux trois compartiments
séparés, ouvragés comme une dentelle, contint, sous le verre de son cadre, copiées sur un
authentique vélin, avec d'admirables lettres de missel et de splendides enluminures, trois pièces de
Baudelaire : à droite et à gauche, les sonnets portant ces titres " la Mort des Amants "
-" l'Ennemi "' ; -au milieu, le poème en prose intitulé : " Any where out of the world" -N'importe
où hors du monde". »
[...]
Appliquant à la lettre le message délivre par Baudelaire dans Correspondances, des Esseintes compose lui-même des
parfums pour essayer de retrouver l'effet qu'ont produit les poèmes de Baudelaire :
Chapitre X (extrait)
[...]
« Il avait autrefois aimé à se bercer d'accords en parfumerie ; il usait d'effets analogues à ceux
des poètes, employait, en quelque sorte, l'admirable ordonnance de certaines pièces de Baudelaire,
telles que " l'Irréparable " et " le Balcon ", où le dernier des cinq vers qui composent la strophe
est l'écho du premier et revient, ainsi qu'un refrain, noyer l'âme dans des infinis de mélancolie et
de langueur.
Il s'égarait dans les songes qu'évoquaient pour lui ces stances aromatiques, ramené soudain à
son point de départ, au motif de sa méditation, par le retour du thème initial, reparaissant, à des
intervalles ménagés, dans l'odorante orchestration du poème. »
[...]
Bibliophile, des Esseintes n'admet de lire son poète adulé que dans une luxueuse édition qu'il a fait imprimer
pour lui-seul :
Chapitre XII (extrait)
[...]
Il s'était fait ainsi imprimer avec les admirables lettres épiscopales de l'ancienne maison Le
Clerc, les œuvres de Baudelaire dans un large format rappelant celui des missels, sur un feutre très
léger du Japon, spongieux, doux comme une moelle de sureau et imperceptiblement teinté, dans
sa blancheur laiteuse, d'un peu de rose. Cette édition tirée à un exemplaire d'un noir velouté
d'encre de Chine, avait été vêtue en dehors et recouverte en dedans d'une mirifique et
authentique peau de truie choisie entre mille, couleur chair, toute piquetée à la place de ses poils
et ornée de dentelles noires au fer froid, miraculeusement assorties par un grand artiste.
Ce jour-là, des Esseintes ôta cet incomparable livre de ses rayons et il le palpait dévotement,
relisant certaines pièces qui lui semblaient, dans ce simple mais inestimable cadre, plus
pénétrantes que de coutume.
Son admiration pour cet écrivain était sans borne. Selon lui, en littérature, on s'était
jusqu'alors borné à explorer les superficies de l'âme ou à pénétrer dans ses souterrains accessibles
et éclairés, relevant, çà et là, les gisements des péchés capitaux, étudiant leurs filons, leur
croissance, notant, ainsi que Balzac, par exemple, les stratifications de l'âme possédée par la
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monomanie d'une passion, par l'ambition, par l'avarice, par la bêtise paternelle, par l'amour sénile.
C'était, au demeurant, l'excellente santé des vertus et des vices, le tranquille agissement des
cervelles communément conformées, la réalité pratique des idées courantes, sans idéal de
maladive dépravation, sans au-delà ; en somme, les découvertes des analystes s'arrêtaient aux
spéculations mauvaises ou bonnes, classifiées par l'Église ; c'était la simple investigation,
l'ordinaire surveillance d'un botaniste qui suit de près le développement prévu de floraisons
normales plantées dans de la naturelle terre.
Baudelaire était allé plus loin ; il était descendu jusqu'au fond de l'inépuisable mine, s'était
engagé à travers des galeries abandonnées ou inconnues, avait abouti à ces districts de l'âme où se
ramifient les végétations monstrueuses de la pensée.
Là, près de ces confins où séjournent les aberrations et les maladies, le tétanos mystique, la
fièvre chaude de la luxure, les typhoïdes et les vomitos1 du crime, il avait trouvé, couvant sous la
morne cloche de l'Ennui, l'effrayant retour d'âge des sentiments et des idées.
Il avait révélé la psychologie morbide de l'esprit qui a atteint l'octobre de ses sensations ;
raconté les symptômes des âmes requises par la douleur, privilégiées par le spleen ; montré la
carie grandissante des impressions, alors que les enthousiasmes, les croyances de la jeunesse sont
taris, alors qu'il ne reste plus que l'aride souvenir des misères supportées, des intolérances subies,
des froissements encourus, par des intelligences qu'opprime un sort absurde.
Il avait suivi toutes les phases de ce lamentable automne, regardant la créature humaine,
docile à s'aigrir, habile à se frauder, obligeant ses pensées à tricher entre elles, pour mieux souffrir,
gâtant d'avance, grâce à l'analyse et à l'observation, toute joie possible.
Puis, dans cette sensibilité irritée de l'âme, dans cette férocité de la réflexion qui repousse la
gênante ardeur des dévouements, les bienveillants outrages de la charité, il voyait, peu à peu surgir
l'horreur de ces passions âgées, de ces amours mûres, où l'un se livre encore quand l'autre se tient
déjà en garde, où la lassitude réclame aux couples des caresses filiales dont l'apparente juvénilité
paraît neuve, des candeurs maternelles dont la douceur repose et concède, pour ainsi dire, les
intéressants remords d'un vague inceste.
En de magnifiques pages il avait exposé ses amours hybrides, exaspérées par l'impuissance où
elles sont de se combler, ces dangereux mensonges des stupéfiants et des toxiques appelés à l'aide
pour endormir la souffrance et mater l'ennui. A une époque où la littérature attribuait presque
exclusivement la douleur de vivre aux malchances d'un amour méconnu ou aux jalousies de
l'adultère, il avait négligé ces maladies infantiles et sondé ces plaies plus incurables, plus vivaces,
plus profondes, qui sont creusées par la satiété, la désillusion, le mépris, dans les âmes en ruine
que le présent torture, que le passé répugne, que l'avenir effraye et désespère.
Et plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il reconnaissait un indicible charme à cet
écrivain qui, dans un temps où le vers ne servait plus qu'à peindre l'aspect extérieur des êtres et
des choses, était parvenu à exprimer l'inexprimable, grâce à une langue musculeuse et charnue,
qui, plus que toute autre, possédait cette merveilleuse puissance de fixer avec une étrange santé
d'expressions, les états morbides les plus fuyants, les plus tremblés, des esprits épuisés et des
âmes tristes.
[...]
1 Autre nom de la fièvre jaune.
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