1. L`éphémère et la valeur, deux réalités apparemment opposées1
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1. L`éphémère et la valeur, deux réalités apparemment opposées1
Editions Hatier 1. L'éphémère et la valeur, deux réalités apparemment opposées1 A. Analyse d'exemples Un plaisir est dit éphémère, par exemple un moment agréable, la mode... Mais si le plaisir est éphémère, n'est-ce pas par rapport à un bonheur qui serait censé être plus durable ? La mode n'est-elle pas éphémère en comparaison avec l'objet d'art (censé être indémodable) ? La vie d'un homme n'est-elle pas éphémère par rapport à celle d'une étoile ou d'une planète, mais infinie par rapport à celle d'un papillon ? Le caractère éphémère, qui signifie “ de courte durée ”, implique toujours une comparaison. Une durée est courte, non pas dans l'absolu, mais par rapport à une durée plus longue. L'éphémère fait donc apparaître le temps comme une réalité essentiellement mesurable, quantifiable. L'éphémère est une petite quantité de temps. On voit déjà par ces exemples que, derrière une opposition temporelle, se dissimule une opposition de valeur : le plaisir ne vaut rien par rapport à la plénitude du bonheur, la mode ne vaut rien par rapport à l'objet d'art. Concernant la vie humaine, le raisonnement se complique un peu mais demeure identique : réaliser combien la vie est courte par rapport à celle d'une étoile est bien plus “ déprimant ” que stimulant, et loin de nous encourager à en faire quelque chose de bien, cette prise de conscience ne nous mène-t-elle pas à nous dire : “ À quoi bon ? Nous sommes peu de choses... La vie vaut-elle alors vraiment la peine d'être vécue ? ” Réaliser le caractère inéluctablement éphémère de la vie est une tentation pour en conclure à son absence de valeur : la vie est en fait vanité et nous ne sommes que poussière, nous rappelle la théologie chrétienne. Qu'est-ce qui légitime le passage d'une opposition temporelle à une opposition de valeur ? B. Justification psychologique de l'opposition L'éphémère est vécu le plus souvent sur un mode négatif. L'éphémère est avant tout ce qu'on ne peut retenir, il manifeste l'échec de notre volonté sur la réalité temporelle irrésistiblement irréversible. Le sentiment de l'éphémère est donc fondamentalement souffrance. Les plaisirs éphémères ne sont-ils pas toujours évoqués rétrospectivement avec quelque regret et quelque nostalgie ? L'éphémère nous renvoie à notre impuissance : “ Le temps est la forme de mon impuissance ”, écrit L. Lavelle dans Temps et Éternité. En tant que tel, on conçoit aisément qu'on ne le valorise pas. Ce serait pur masochisme que de valoriser ce qui nous fait souffrir. Plus profondément, et en creusant cette notion d'échec de la volonté, on peut faire deux remarques. D'une part, que nous aspirons au durable, voire à l'éternel. D'autre part, que si l'éphémère ne peut fonder la valeur, ce pourrait bien être parce qu'il tient en échec la volonté. De ces deux remarques, nous pouvons tirer deux déductions. D'une part, que si l'éphémère est sans valeur, c'est parce qu'on désire voir dans nos valeurs des figures de l'éternité. Ne désire-t-on pas que ce dont on manque ? D'autre part, la notion de valeur est à lier avec celle de volonté, d'effort. L'homme valeureux n'est-il pas celui qui se bat avec pugnacité, courage, pour défendre ses valeurs ? Dans la mesure où l'éphémère constitue une négation de la volonté, il s'oppose radicalement à toute valeur : une chose ne vaut-elle pas à proportion de ce qu'on y a investi ! C'est donc la volonté humaine qui valorise et se donne ses valeurs, là où il y a éphémère, il n'y aurait donc qu'échec ou passivité de la volonté. Ce qu'on appelle une velléité est une volonté éphémère, peu solide, qui n'a donc pas abouti et qui est dépréciée en tant que telle. L'éphémère est donc l'objet d'un sentiment passif, douloureux, qui nous renvoie à notre impuissance. La valeur est l'objet d'un jugement pratique, et par conséquent le but d'une volonté puissante. L'éphémère s'oppose par essence à toute entreprise de valorisation. C. Justification ontologique de l'opposition Une volonté éphémère apparaît comme une velléité, c'est-à-dire une fausse volonté, une sorte de mensonge. De même, un vêtement à la mode apparaît comme une parodie de la vraie élégance, un mensonge sur ce qui serait véritablement beau. On voit avec ces exemples que le mensonge est associé à l'éphémère. L'éphémère entretient avec le durable le même rapport que l'apparence avec la vérité. La mode est une apparence d'élégance, d'art de bon goût, alors même qu'elle n'est ni l'un ni l'autre ; elle perpétue en se renouvelant un mensonge sur ce qui est véritablement beau. De même, le plaisir est une apparence de bonheur, et ce faisant, il cache sa réalité. Aristote, dans le livre I de l'Éthique à Nicomaque, prévient son lecteur de ne pas identifier le bonheur à l'accumulation de plaisirs et de biens, parce que la vie de jouissance nous installe et nous emprisonne dans la dépendance, même s'il convient que la vie heureuse ne peut se passer d'une dépendance minimale vis-àvis des choses extérieures. Le bonheur naît avant tout d'“ une activité de l'âme conforme à une vertu accomplie2 ”. L'opposition éphémère/durable se conjugue donc avec l'opposition faux/vrai. Et ce pour une raison simple : la vérité par définition ne passe pas, elle dure puisqu'elle énonce ce qui est. En ce sens, elle est contraire au devenir. La constance, la permanence, même si elles ne sont pas des conditions suffisantes pour établir la vérité, sont néanmoins nécessaires et requises pour la constater. A © Hatier 1 Editions Hatier contrario, l'éphémère manifeste un égarement par rapport à l'authentique ou au vrai. Si une idée, si une mode, sont éphémères, c'est qu'elles ne “ tiennent pas la route ” : le caractère éphémère suffit à témoigner de la fausseté, ou du moins de l'absence de valeur, de son contenu. Une vérité ne vaut que si elle est partagée par tous, pour toujours, de même, les vraies valeurs ne tiennent que par une reconnaissance totale qui ne pourrait tolérer d'exception. L'éphémère ne peut avoir de valeur, si l'on entend par valeur une norme et une visée universelles car vraies, c'est-à-dire éternelles. L'éphémère et la valeur s'opposent donc quant à leur contenu, mais essentiellement parce que ces deux notions impliquent pour l'homme deux rapports au réel contradictoires : l'éphémère indique notre finitude corporelle et sensible, la valeur témoigne de notre possibilité à dépasser cette finitude par une activité rationnelle théorique (la contemplation grecque) et pratique (mise en œuvre de la volonté). Mais l'exigence de valeurs audelà de l'éphémère ne revient-elle pas à nier, à se mentir sur notre propre condition ? 1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent en aucun cas figurer sur la copie. 2. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre 1, Garnier-Flammarion, p. 39. 2. La valeur et la vie A. Les contradictions d'une dévalorisation de l'éphémère Si l'éphémère est sans valeur, c'est parce qu'il nous rend esclaves du temps et des choses qui passent dans le temps. La solution platonicienne, mais également aristotélicienne, consiste à dissocier en un sens corps et âme, ou plutôt à soumettre le corps à l'âme, pour chercher le bonheur et la valeur dans l'activité rationnelle et la quête du vrai. Cette attitude repose donc sur une sorte d'oubli du devenir, ou d'illusion sur la nature de la vie, par définition finie, limitée. Aristote préconise de “ vivre en immortel ” par la connaissance. Parce que la connaissance est “ l'acte commun du connu et du connaissant3 ”, l'âme s'identifierait à l'éternelle vérité en la découvrant. Mais ne fait-elle pas plutôt comme si le temps (et donc le corps, les choses concrètes) n'existait pas quand elle se met en quête du vrai ? Il s'agit là d'une attitude méthodologique qui ne permet nullement de conclure que l'âme se rend effectivement immortelle en découvrant les vraies valeurs. La deuxième contradiction consiste à remarquer que du durable on ne peut conclure à l'éternel. Accorder de la valeur à ce qui dure, c'est s'accorder à penser que ce qui dure est peut-être éternel. Mais n'est-on pas une fois encore victime d'une illusion ? Le durable à l'échelle humaine sera toujours éphémère par rapport au durable à l'échelle d'une étoile. Rien n'est en soi durable dans le concret des choses et des actes. Le durable est encore et toujours du devenir. Qu'est-ce qui peut donc nous permettre d'accorder de la valeur à certaines choses et non à d'autres, sachant que tout ce qui dure en ce monde n'est pas éternel ? 3. Aristote, Éthique à Nicomaque, livre X, Garnier-Flammarion. B. Les contradictions d'une valorisation de l'éphémère Les contradictions précédentes témoignent du fait que le caractère durable ou non d'une chose, d'un acte, d'un plaisir ne peut être suffisant pour déterminer sa valeur dans la mesure où le caractère éphémère ou durable apparaît toujours relatif à un système de mesure qui quantifie, alors même que toute valeur, quand elle n'est pas marchande, est inquantifiable. Il nous faut donc dissocier la réalité qu'on cherche à évaluer de sa durée. La victoire dans un match est éphémère, elle est pourtant de grande valeur pour les joueurs et pour les supporters. Un amour éphémère peut être éprouvé comme la chose qui valait le plus d'être vécue au cours d'une vie... Les exemples sont nombreux. Que prouvent-ils ? L'éphémère et la valeur sont noués par l'intermédiaire de la rareté. Rareté qui rend les choses et les instants précieux dans le commerce comme dans la psychologie élémentaire. Mais regardons de plus près les processus en jeu. L'instant éphémère qui n'a pas de prix à nos yeux est souvent vécu comme un instant d'éternité, de plénitude, qui “ n'a pas besoin de rappeler le passé, ni d'enjamber sur l'avenir4 ”. Instant comme arraché à la succession temporelle et qui devient par là même inoubliable. Étrange paradoxe que celui de constater que l'éphémère n'a de valeur qu'à être soit nié comme petite partie de la succession temporelle (Rousseau ne peut être heureux dans l'instant éphémère que s'il oublie le temps), soit éternisé par la mémoire (la victoire éphémère est pourtant de valeur pour les joueurs qui la garderont toujours en mémoire). Bref, il est tout aussi illusoire de vouloir nier la valeur des instants éphémères et précieux qui tissent une vie, qu'il est absurde de valoriser l'éphémère en tant que tel, puisque dans cet acte de valorisation, l'homme éternise ce qui passe et ce qui fuit, autrement dit, il en transforme radicalement la nature. Et l'on retrouve les oppositions et contradictions de la première partie. © Hatier 2 Editions Hatier 4. Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, “ Cinquième Promenade ”, Gallimard, coll. “ Folio ”. 3. La valeur dans l'éphémère A. Dissocier vérité et valeur Les conditions pour penser la valeur de l'éphémère sont d'une part de ne pas exclure l'éphémère au profit de la valeur ou vice versa (cf. première partie), d'autre part de ne pas transformer l'éphémère en autre chose que luimême (une figure de l'éternité, cf. deuxième partie). Pour ce faire, il faut donc se prévenir de l'illusion d'éternité. L'éphémère n'aura de valeur qu'à vouloir le penser en lui-même comme pressé par un passé proche et un futur déjà presque là. Peut-on concevoir quelque chose de passager, perçu et conçu comme tel, et pourtant digne de valeur à chaque instant, digne d'être défendu ? Cette question de la dignité peut orienter la réponse. Les contradictions que nous avions soulevées jusque-là provenaient de l'opposition de deux réalités : la valeur qui est pour toujours, l'éphémère qui est pour une courte durée. Mais n'est-ce pas se méprendre sur la nature de ce qu'est une valeur ? La valeur et l'éphémère ne renvoient-ils pas à deux réalités incomparables parce que hétérogènes ? Avec Platon et Aristote, les valeurs sont intimement liées à la vérité, les valeurs déclinent l'essence du bien : c'est-à-dire ce qui est. En dissociant la durée d'un objet de sa valeur, on dissocie sa vérité (ensemble de ses qualités essentielles et accidentelles) de sa valeur. Autrement dit, un acte ou une chose ont de la valeur dans la mesure où ils inscrivent ce qui doit être dans le réel. En séparant la vérité de la valeur, nous séparons l'être du devoir-être. Ne vaut que ce qui doit être et non ce qui est. Ainsi la valeur peut concerner tout autant le durable que l'éphémère, si l'un et l'autre nous indiquent également ce qui doit être. B. La valeur des actes volontaires Par définition, la valeur (absolue et non relative) est ce qui nous arrache de la réalité et nous indique comment la transformer. Ce qui a de la valeur est donc ce qui nous projette vers un avenir qu'on espère toujours meilleur ; c'est ce qui nous fait agir en vue d'une finalité qui nous semble bonne : le courage est une valeur parce que c'est la force qui nous détermine à affronter les événements, la justice est une valeur parce qu'elle aiguille et ajuste nos actes en fonction d'une situation qui, elle, est donnée. Avoir des valeurs signifie prendre ses valeurs pour principes d'action. Cela implique d'être conscient que chaque acte est temporellement fini et en lui-même éphémère. Mais l'éphémère dans ce cas n'est pas un instant isolé de la succession des instants, il n'est pas un “ heureux hasard ” que l'on reçoit comme un don de Dieu. L'éphémère qui a de la valeur, c'est l'acte qui réalise nos propres valeurs, c'est l'acte qui nous engage et nous détermine, l'acte sur lequel on ne revient pas mais qui conditionne la suite de notre vie : l'instant amoureux éphémère mais inoubliable est non seulement ce que l'on a suscité par une disponibilité intérieure, mais surtout ce qui conditionne par la suite notre “ vision ” de l'amour. Donner de la valeur à l'éphémère, c'est prendre en charge le temps, l'endurer. Dans le mot “ endurer ”, il y a deux choses : durée et dureté. Valoriser l'éphémère revient à s'inscrire dans la durée avec force : l'éphémère, qui est de toute manière une durée, aura donc de la valeur quand nous nous mettrons à être valeureux. Conclusion Engager notre responsabilité dans nos actes, c'est endurer le réel, faire durer l'éphémère en lui donnant de la valeur. En effet, tout acte est éphémère, mais il est le seul moyen dont nous disposons pour réaliser concrètement, c'est-à-dire dans le temps de l'espace, les valeurs que nous défendons. Avoir conscience de l'éphémère, ce n'est pas se laisser aller au hasard des plaisirs que l'on peut rencontrer, c'est choisir sa vie sans nier la temporalité qui nous forme. L'éphémère a de la valeur quand il nous rend digne de forcer le réel. Ouvertures LECTURES - Aristote, Éthique à Nicomaque, Garnier-Flammarion. - Rousseau, Rêveries du promeneur solitaire, Gallimard, coll. “ Folio ”. © Hatier 3