Carole Douillard : à voix nue.

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Carole Douillard : à voix nue.
Nantes, septembre 2010
Carole Douillard : à voix nue.
Fête de la musique 2008, Nantes. Dans l’auditorium du Musée Dobré, milieu d’après-midi, Carole Douillard
chante « Rock’n Roll Suicide » de David Bowie sans filet, juste celui de sa voix. Vêtue d’une splendide robe du
couturier Christian Lacroix, elle oeuvre le dos tourné au public. La mise en scène nous plonge dans cet univers
si particulier de la fin de la nuit, entre chiens-et-loups, où chacun, épuisé, s’abandonne à ce qu’il est. Me voilà
projetée dans un film de David Lynch sans le vouloir!
Le tract est là, celui de Carole Douillard mais aussi celui du public en face. Elle chante, trébuche puis repart.
Elle nous donne à voir cette mise à nue et nous, nous regardons sans bouger. Partir ? Je ne pouvais pas sans
bousculer mon voisin, sans que tout le monde l’entende, sans afficher ma lâcheté.
Dans un premier temps, une sorte de colère m’a envahie d’avoir assister à cet état des lieux de son être donné en
pâture, puis, la certitude que j’oublierai cette performance. « Une de plus ! ». Mais non, elle était là, cette
performance, revenant indéfiniment à mon bon souvenir.
Qui était, donc, cette femme qui osait représenter ses faiblesses sans honte alors que nous sommes tous à faire
état de notre force ? Mon entourage m’a parlé d’engagement politique, d’art social etc… ces explications étaient
un peu trop réductrices à mon goût. Je proposais, donc, à Carole de nous rencontrer.
Comment te définirais-tu ?
« Je me définirai d'abord comme une chercheuse. J'ai suivi l'option design à l'Ecole des Beaux-Arts de Nantes. J'étais plutôt
intéressée par la question de la scénographie, du rapport espace/objet. C'était plutôt vers cette problématique que
s'orientait mes questionnements. J'étais une grande « accumulatrice ». De l'adolescence jusqu'en 3e année à l’école d’art,
j'accumulais des objets en tous genres. J'écumais les brocantes, les boutiques, collectionnais. Puis, j'ai commencé à saturer
de cette consommation d'objets, à ne plus y trouver mon compte. Un retournement. J'ai, alors, commencé à épurer
énormément mon espace de vie en me débarrassant progressivement des objets et des images qui m'entouraient et par
effet de résonance, j'ai épuré, également, mon travail.
A quoi associes-tu ce changement radical ?
A une crise, à une fin de quelque chose, de l'adolescence ? Un gros ras-bol, une grosse crise qui a débouché sur beaucoup
de modifications dans ma vie dont celle de l'épure et un retour à des choses très essentielles. En parallèle, je m'intéressais,
de façon évidente, aux minimalistes, aux artistes conceptuels. Bien qu'étant en option design, j'ai commencé à ne plus
vouloir faire de l'objet. J'ai écarté le médium. Je me suis dit naïvement : « si on retire l'objet, qu'est-ce qu'il reste ? La
relation » et « Qu'est-ce que la question de la relation entre un artiste et le spectateur ? ».
A cet instant, tu t'es peut-être rendue compte que tu n'avais qu'une relation avec du non-vivant et que la
conscience de soi passe aussi par la conscience de l'autre...
J'avais, aussi, envie de la scène, d'un rapport au vivant mais de manière inconsciente. J'adore la scène, être en rapport avec
le spectateur. C'est un endroit où je me sens très à l'aise. J'ai beaucoup de trac et d'angoisses mais je m’y sens réellement à
ma place. Inconsciemment, il y avait une réelle envie d'être en contact avec le spectateur et de sur des dimensions
scéniques et non plus scénographiques. Il y avait, aussi, un glissement de la scénographie à la scène. Je travaillais aussi à ce
moment-là avec des artistes. Aux Beaux-Arts de Nantes, l'option design n'a jamais été une option de design industriel. On
travaillait sur les questions de la relation espace /oeuvre / spectateur. C'étaient des questions très fortes qui venaient sans
doute u fait que les enseignants n'étaient pas des designers mais des plasticiens. C'est aussi tout un contexte qui fait que le
travail émerge de cette manière. Si j'avais été dans une autre école avec d'autres enseignants, je n'aurai peut-être pas du tout
développé ce travail.
Quelle différence fais-tu entre scénographie et scène ?
C'est plutôt une mutation, un mouvement parce que la scénographie, pour moi, c'est de l'ordre de l'objet. Scénographier
un espace c'est mettre en place des objets, des éléments de décors dans un lieu ou scénographier une exposition, c'est
organiser une exposition de manière matérielle. La dimension scénique, c'est vraiment la question du corps dans l'espace.
C'est un glissement de l'objet vers le corps. La question du corps dans l'espace est vraiment fondamentale dans mon
travail. C'est la question centrale. Le corps du plasticien mais aussi le corps du spectateur.
On le sent beaucoup dans tes dessins...
Il n'y a pas tant d'écarts entre mes dessins et mes performances.
De part la fermeté et la précision de ton trait, je voyais plus quelqu'un qui venait de la sculpture ou de l'objet...
La performance est un endroit où beaucoup de choses sont exprimées parfois un peu trop à mon goût. Tes
dessins ont ce paradoxe d'être bavards dans leur simplicité silencieuse. L'épure, je la sentais là, dans tes dessins
mais pas vraiment dans l'image que je recevais de tes performances. Hormis, la performance réalisée pour
« Dobrée fait sa fête de la musique », j'ai vu que des traces photographiques. Dans «A sleep», ta position est
comme le trait couché sur certains de tes dessins. Là, j'ai , enfin, senti l'épure des dessins.
Je ne suis pas sûre que le lien entre la performance et le dessin ne soit que formel. C'est plutôt dans l'acte, dans ce qui
produit le dessin. Le dessin, pour moi, c'est un acte. Je dessine très vite, d'où le trait dont tu parles qui est finalement
affirmé. C'est un jet en fait, une pulsion en acte. Si je dessine, je sais à peu près ce que je vais dessiner ou sinon je laisse la
main faire mais c'est vraiment de l'ordre d'une action posée dans le réel. La performance, c'est vraiment que ça aussi :agir à
un moment donné de telle ou telle manière, que ce soit pour s'endormir, pour chanter ou pour parler, pour regarder. Là je
prépare une action la Russie où je vais juste regarder les spectateurs, les visiteurs de l'exposition. Je serai sur une chaise et
j'observerai les spectateurs. serai juste là. C'est très minimal. Pour moi, le dessin est de cet ordre, minimaliste. Quand je
dessine, la décision est prise.
Avant les Beaux-Arts, à l'adolescence, je faisais beaucoup de peinture. Je passais des heures en atelier sur une peinture ;
maintenant, c'est impossible pour moi. Je ne supporte plus qu'il y ait temps de réalisation. L'oeuvre doit être produite dans
la même rapidité qu'un acte ou qu'un geste. Il y a une urgence de réalisation et je ne veux pas revenir sur les choses non
plus. Je ne veux pas retravailler, remettre les choses sur le métier. Pour moi, ça n'a pas de sens.
Pourquoi n'as-tu pas fait, directement, de la scène en tant que chanteuse ?
Parce qu'il y a une dimension de recherche dans les arts plastiques vraiment importante pour moi. Je suis plasticienne, je
travaille sur des images. Je fais un travail pictural même si je performe. « A sleep » est une image que je propose. Mon
corps fait image. Pour moi, corps fait image, dans la société contemporaine mais pas seulement, la peinture a toujours
représenté des corps. C'est cette dimension des corps représentés propre à la performance qui m'intéresse. Mon travail
parle la présence mais aussi de l'image de la présence. Je me sens ancrée dans une dimension plastique. J'y tiens beaucoup.
Et, ma culture, mon inconscient, mon imaginaire sont structurés de la question picturale, de l'histoire de l'art et de la
question de l'image. Mon imaginaire est construit à cet endroit là.
Qu'est-ce qui nourrit ton travail ? L'histoire de l'art ?
Pas seulement l'histoire de l'art, la psychanalyse, la philosophie, l'anthropologie, la littérature, le chant, la musique... sont
des territoires qui m'intéressent beaucoup et qui nourrissent mon travail. Ce sont des choses que je vais chercher pour les
ramener dans le territoire des arts plastiques. Je prends ces dimensions intellectuelles et je les ramène dans mon champ.
Tu les mets en scène ?
Je ne les mets pas en scène. Je vais les chercher pour nourrir la construction d'un projet. C'est comme des os qu'un chien
irait déterrer pour se nourrir. C'est extrêmement inconscient, c'est une une manière de fabriquer de la pensée, une
méthodologie de travail.
Par exemple, pour la performance nommée « a sleep », comment as-tu procédé ?
« A sleep » est issue d'une expérience , de l'image et de l'émotion que produisaient sur moi les corps des SDF échoués. La
question d'abord, c'est le corps échoué dans l'espace public. C'est vraiment la question d'un espace public qui est habité
par plusieurs corps : des corps debout et des corps couchés.
Je vivais à Paris lorsque j'ai écrit cette performance, c'est peut-être lié, aussi, au contexte parisien. Il y a une dizaine
d'années, les campements de SDF existaient déjà. Je regardais. Je suis quand même assez contemplative, d'où mon rapport
à l'image et au visible. La contemplation est importante pour moi. Je peux passer des heures à regarder quelque chose et ce
depuis l'enfance. D'où ce besoin du vide, peut-être. J'ai un rapport profond à la contemplation. Je contemplais, donc, cette
vie au sol. Je trouvais cette situation très absurde. C'était à Paris mais ça pouvait être partout. Il y a la vie au sol et la vie
verticale avec des gens qui sont dans un quotidien rapide. Ils se déplacent vers un but précis. Au sol, l'immobilité de tous
ces corps échoués. Ces corps que les « verticaux », bien souvent, ne remarquent pas. Il y avait réalités qui partagent un
même espace mais qui ne se voient pas : du privé et du public. Il y avait quelque chose là-dedans qui me perturbait et que
je trouvais décalé. J'ai eu envie de déplacer cette vision dans le champ de la galerie, dans le cadre du musée et du visible. Le
corps serait le motif et la galerie, le cadre.
Lors de nos premières discussions, nous avons énoncé le fait que le repos est un endroit contemplatif et que le
sommeil est un lieu de travail. Quand on dit « vie au sol = immobilité et vie verticale = mouvement » c'est
formel mais n'est-ce pas l'inverse ? Quand nous sommes allongés, nous sommes, parfois, beaucoup plus actifs
qu'en se marchant. Ce choix de déplacer ce constat dans l'espace de la galerie, n'est-t-il pas, en-dehors du
questionnement social, une invitation à réfléchir sur l'idée de sommeil ? Que ce passe-t-il à cet instant précis
d'inaction présupposée ?
Oui, le processus est un peu inversé. Ce qui m'intéresse dans cette performance c'est de donner la possibilité au spectateur
de me regarder de la même manière qu'une oeuvre. Il va se retrouver finalement comme face à un tableau, face à une
sculpture sauf que là, il est face à un corps vivant, à un inconscient, à un imaginaire, à la présence physique avec tout ce
que cela induit, d'un individu face à soi. Le spectateur bascule, lui-même, dans un état de contemplation.
As-tu fait une vidéo de ce moment ?
Oui.
Combien temps avais-tu passé dans cette position allongée ?
La première a duré 4/5h.
Le résultat, était-il conforme à ce que tu attendais, cet état de contemplation partagée ?
Il y avait toutes sortes de réactions. Il y avait des gens qui me prenaient en photo, qui se prenaient en photo à côté de moi.
Des gens qui s'allongeaient à côté de moi.
Ils se photographiaient près de toi comme ils l'auraient fait près d’une statue du Louvre, en souvenir ?
Oui, il y avait la copine qui prenait la photo de sa copine à côté de moi comme une statue. Une personne est venue
s'allonger. Certaines personnes restaient un long moment à mes côtés tandis que d'autres ne s'arrêtaient pas.
Comment as-tu vécu cette expérience en tant qu'« observée »?
Endormie, je sentais les spectateurs. En fait, tout dépendait des moments car je ne m'endors jamais réellement. Je pense
que cette situation implique une certaine vigilance, un danger Le danger, et la vulnérabilité m'intéressent beaucoup. Je les
intègre dans mes performances. Pour moi, la vulnérabilité l'être dans son rapport à l'autre est une matière de travail.
Quand j'ai le trac, je le montre. Mes performances traitent beaucoup de l'émotivité, de l'émotion face à l'autre et ce que
cela génère en soi. S'ouvrir mais aussi avoir peur. Tout le panel des possibles que l'émotion offre. La vulnérabilité physique
et psychique est réelle. Quand je suis dans ces sommeils, il est quand même rare que je m'endorme complètement. Par
contre, il m'arrive d'être dans des états seconds. La plupart du temps, je suis complètement amorphe, en flottement. Je suis
là et pas vraiment là parce que rester 4 ou 5 heures au sol n'est pas évident. Au bout d'une heure déjà, j'entre dans un état
très particulier. J'ai rejoué « A » plusieurs fois, dans des contextes à chaque fois différents mais à chaque fois, je rentre dans
un état second. Je suis obligée d'être très statique, de me concentrer sur cette action que le public est venue voir. J'ai
conscience de ce public et de la situation que je vis. Ma concentration est portée sur la détente de mon corps. Je détends
mon corps petit à petit. Je détends les muscles. Je m'adapte au sol. J'ai froid. Je bouge. Je me tourne. Je prends mon
manteau pour avoir moins froid. Je me cache les yeux s'il y a trop de lumière, etc...
Peux-tu qualifier ces moments de moments de contemplation?
Complètement.
Les dessins, font-ils résonance aux performances ?
Jamais. Par contre, j'ai commencé un travail en 2008 qui est le récit des toutes mes performances après-coup. ès la
performance, je laisse passer du temps puis, j'écris un texte qui relate ce que j'ai ressenti et vécu pendant la performance.
J'ai donc commencé une documentation qui démarre en 1996, année de ma première action consciente en public. J'étais
étudiante. Cette documentation accompagne mon travail. L'idée est de relater d'un moment vécu en public de mon propre
point de vue, en tant que performeur : comment je ressens les choses ? De quelle manière je suis traversée par mon
rapport à l'autre? Je vis une expérience réelle qui a des implications sur ce que je suis. Je ne suis pas la même avant après.
Pour moi, c'est très important parce que mes actions performatives font partie de ma vie au même titre que le reste. Elles
me construisent au même titre que tous mes actes de tous les jours, même plus peut-être car c'est un espace de quête quasi
spirituelle. Cette documentation a commencé parce que je réfléchissais à la trace de la performance et finalement, la trace
peut être le récit de quelque chose, la manière dont nous relatons cette chose. Elle a autant de valeur qu'une vidéo ou
qu'une photo.
Ces écrits, sont-ils publiés ?
Non. J'espère les publier un jour.
C'est ça qui me pose question dans la performance : quelle position adopte l'artiste performeur dans l'action ?
Que ce passe-t-il, pour lui, dans cet espace-temps particulier ? Qu'est-ce que cela lui apporte ?
C'est un point de vue qui est très peu exposé, le point de vue du performeur. Je pense que c'est une porte à ouvrir. J'ai
envie de l'ouvrir. Ce qui m'intéresse dans ce document, c'est, aussi, le souvenir d'un acte, prends toujours une peu de
temps avant d’écrire. Comment on se souvient ? Comment on ancre dans son histoire, dans son propre récit de soi-même
ces moments-là ? Comment nous les digérons ou pas ? Comment ils sont intégrés à notre conscience? Comment tout cela
travaille?
Combien de temps laisses-tu entre la performance et l'écriture ?
Tout dépend. Je n'ai pas de règle. J’écris après nouvelle performance mais pas à chaque fois que je réitère cette action
précise. Par exemple, le prochain texte relatera cette observation en Russie, à St Pétersbourg.
Donc tu passes du regardé au regardeur...
Oui.
Au cours de « A sleep » tu es regardée, tu donnes à voir ta vulnérabilité sans détours. Tu revendiques ce moment
comme le tien, propice à la contemplation. Pour parler du sommeil, nous disons que nous nous abandonnons...
Oui, la tentative d'abandon.
Comme dormir dans le train, le métro...
ou sur un banc...
...Il faut avoir confiance. On le fait tous. Est-ce que les sensations désagréables qui peuvent survenir pendant la
performance t'amènent à repositionner tes objectifs ?
Les sensations varient d'une performance à l'autre. Les projets évoluent en fonction des précédents.
Quelle nécessité as-tu de reproduire plusieurs fois une action ?
Ce n'est pas forcément une nécessité. Je rejoue une soit parce qu'on me le demande, soit parce que j'ai envie, tout
simplement, de tester un autre contexte. Un état, un autre contexte, un autre état, un autre temps, un autre public.
Par rapport à « A sleep », quand as-tu travaillé sur le projet « Meat me »?
Après
Comment as-tu créé « Meat me »?
Dans mon travail, il y a de l'archaïsme - dormir, manger - des choses qui touchent à la pulsion. La pulsion est très
importante pour moi.
« Meat me » est propre à un contexte. Je travaille toujours en articulation avec des contextes. Cette façon de faire me vient
sans doute de ma formation en design d’espace parce que l'une des particularités du design et des arts appliqués est celle
de s'adapter à un contexte, justement, de prendre en compte l' « utilisateur », le récepteur. Pour le design, c'est la personne
qui va utiliser l'objet. Je travaille très souvent in-situ.
« Meat me » a été réalisé dans le cadre d'une résidence à La Cuisine, centre d'art et de design appliqué à l'alimentation situé
à Nègrepelisse dans le Tarn-et-Garonne. J'ai été invitée à travailler autour de la thématique : « manger ensemble ». J'ai pris
ce vocable au vol. J'ai ajouté« se » à « manger ensemble » ce qui est devenu « se manger ensemble ». Je me suis, alors, posé
la question du rapport performatif poussé à son extrême limite. De quoi parlons-nous ? De notre relation à l'autre ? Si on
pousse plus loin, on arrive à la dévoration de l'autre, « bouffer l'autre ». La pulsion poussée à son extrême. Il y avait, aussi,
une dimension érotique dans ce projet. Et, si je pousse mon rapport à l'autre au plus loin, il y a le meurtre, des actes très
extrêmes. C'est ingurgiter l'autre, le faire disparaître. C'est la subjectivité, rapport à l'autre que soi. C'est très
psychanalytique aussi et si l’on va tout au bout, tout au bout du processus, c'est la destruction de l'autre, la destruction par
l'ingurgitation. Ce qui m'intéressait dans l'ingurgitation, c'est aussi la dimension psychique : ingurgiter son histoire, digérer
son histoire, digérer sa provenance au sens propre et figuré. Ce projet artistique s'est aussi, d’une certaine manière, imposé
à moi. Il comporte une part d'inconscient…
En quoi consistait ce projet ?
J'ai travaillé avec les habitants de la ville, ceux qui désiraient participer. J'ai fait un petit appel d'offre en proposant aux gens
de venir me rencontrer pour un entretien. A chaque rencontre, je leur demandais : « si vous aviez une partie de votre
corps à donner à manger, laquelle serait-elle ? ». Des réponses très diverses ont été exprimées : mon oreille, ma fesse, ma
cuisse. Les explications étaient toutes aussi surprenantes mais toujours en rapport aux problématiques de chacun. Ensuite,
j'ai constitué un ensemble de 19 pièces à partir des empruntes moulées sur le corps des personnes. Nous avons utilisé de
l'alginate, matériau utilisé par les dentistes pour relever une empreinte de dents. Les gens venaient dans notre petit atelier.
J'étais assistée par 2 étudiants de l'Ecole d'Art de Toulouse. On a moulé l'oreille de l'institutrice, le pied du jardinier, le bras
du boulanger, etc.. A partir de ces moulages, on a réalisé 19 moules en silicone alimentaire puis j’ai travaillé avec un
charcutier-traiteur du Quercy, Philippe Médal qui avait déjà travaillé avec La Cuisine. Il est toujours disposé à travailler sur
des nouvelles textures. Les pâtés de tête, pot-au-feu en gelée et autres mets étaient chauffés, coulés dans les moules, passés
en chambre froide et démoulés le lendemain. Ce travail a été très délicat parce qu'il fallait placer les aliments au bon
endroit par rapport à la forme, par exemple le morceau de carotte devait être placé au bon endroit dans l'orteil pour qu'au
démoulage, il ne soit pas cassé et que le rendu soit réussi. C'est aussi un travail de sculpture et d'agencement. Le résultat a
été un repas pour une centaine de personnes soit une cinquantaine de pièces moulées puis démoulées accompagnées de
pain et de vin, de couteaux. Les gens étaient invités à manger leurs voisins ou eux-mêmes.
Quand tu parlais, tout à l'heure, de l'espace public et l'espace privé, le fait de manger ensemble, c'est un
moment d'intense intimité proposé à l'autre, au regard de tous...
C'est un acte très privé et très public à la fois.
Comme tu le dis, mettre un aliment dans la bouche en présence de quelqu'un, c'est déjà dire « je te laisse entrer
un peu en moi »
Complètement.
Quelle était la réaction des gens ?
La plupart ont dévoré la nourriture. D'abord, il y a eu un temps de stupéfaction. Les gens regardaient « arrêtés ». Puis, j'ai
coupé la première pièce, un doigt. Il y a eu toutes sortes de réactions, certains, des femmes bizarrement, n'ont rien mangé
par dégoût. Cet acte les ramenait à quelque chose de trop violent. C'est quand même du corps! La question du
cannibalisme, de l'anthropophagie est en jeu.
Mais la majorité ont mangé gaillardement, dans l'amusement. Une fois la stupéfaction passée, ça devient un jeu et du coup,
les gens découpent un petit doigt, un téton, un bout d'oreille. La nourriture devient un jeu. Il y a des gens qui écrasent la
forme. Ils posent l'oreille sur la tranche de pain, ils l’écrasent vite et la forme devient du pâté. Ce n'est plus du tout de
l'oreille. On entre dans le domaine de la chair animale, on n'est plus dans le champ du corps humain. L'idée de travail avec
la chair animale m'intéressait. Je ne voulais pas faire ce projet avec du chocolat ou du sucre, je voulais que ce soit de la
chair. Parce qu'on mange des animaux en permanence et que cet acte m'interpelle. Pourtant, j'adore, manger des abats, le
foie, les tripes. J'ai été confrontée à ce rapport animal par le biais ma culture Kabyle. J'ai un rapport assez archaïque du
corps aux choses. Pour moi, manger de l'animal c'est très normal et porter de la fourrure, c'est pas un problème. C'est très
naturel. C'est très humain. Mais, quand même, on mange de la chair sans y penser de manière constante. Ce n'est pas rien!
C'est vrai. On se nourrit de ce qui existe, de ce qui est à notre disposition à un temps donné.
Il faut se nourrir, c'est un des besoins premier. Ces archaïsmes m'intéressent.
Le souvenir en tant que mémoire générique de l'être humain nourrit ton travail.
S'inscrire dans l'humain. La notion de primitivité, qu'est-ce qui est primitif en soi ? Les notions de nature et de culture
sont un peu datées mais elles me parlent. Qu'est-ce qui est de l'ordre de la culture et de la nature ? C'est une ambivalence
qui m'intéresse beaucoup et depuis toujours. Je suis un être de culture et je suis un être de nature. ça balance sans arrêt
entre les 2, la pulsion sexuelle, nutritive. Culture/ nature, c'est quand même une articulation permanente. On est aussi des
êtres naturels.
Tu parles de pulsion dans ton travail mais il y a aussi le jeu qui permet de dépasser la pulsion. Est-ce une mise
en danger que d'inscrire le jeu dans la société ?
La singularité.
Tu parles d'une mise en danger par rapport à l'autre mais existe-t-il une mise en danger personnelle ?
Bien sûr. C'est d'abord une mise en danger par rapport à moi. Si c'est par rapport à l'autre, c'est par rapport à moi. On
n'est jamais l'un sans l'autre. C'est un fantasme. De même qu'on n'est jamais avec l'autre. C'est terrible car c'est une espèce
d'impossibilité totale. Il y a une tension permanente par rapport à l'autre. Si je me mets en danger face à l'autre, je me mets
en danger par rapport à moi-même et je le ressens. Je gère beaucoup mieux cette mise en danger maintenant qu'au début.
Quand j'ai commencé à performer, j'étais beaucoup plus vulnérable. J'ai appris à ne pas aller trop loin. Je ne ressens plus
de danger au sens de se mettre en danger psychique alors qu'au départ, il fallait vraiment que je me mette des limites.
Parfois, je le sens encore de temps en temps mais globalement, je gère car je joue avec. C'est devenu un espace de jeu. Je
prends le danger dans toute sa dimension et je l'accepte. J'essaie de travailler avec les émotions. Il y a la notion de mise en
danger dans la performance qui est une montée d'adrénaline. Pour moi, c'est assez important. C'est de la pulsion, je me
jettes un peu dans le vide et j'aime ça. Je repousse tout le temps mes propres limites. C'est une quête, une aventure.
Le corps est-il le seul outil qui permette de se confronter à ses propres limites?
Je ne sais pas. L'acte plus que le corps. C'est plus actif que le corps en tant qu'entité. La plus grande des mises en danger
c'est agir dans le monde, dans sa vie. Le danger se situe là et la limite est là c'est-à-dire que j'agis dans le monde face à
l'autre, avec, sans l'autre... Il y a plein de possibles mais tant que je n'agis pas, je reste bien caché.
Qu'est-ce que signifie agir pour toi ? Quand tu dors, est-ce que tu agis ?
Agir c'est vivre dans tout ce que ça induit. Dormir c'est vivre. Tout ce qui fait qu'on est vivant. Donc tous les actes sont de
l’ordre du vivant. Ce qui fait que l'on est un être en mouvement. Même quand on dort on est en mouvement.
Propos recueillis par Karen Le Ninan
Site de Carole Douillard, ici