Coup de foudre

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Coup de foudre
Coup de foudre
Un cri de douleur est signe de la douleur qui le provoque. Mais un chant de
douleur est à la fois la douleur elle-même et autre chose que la douleur.
Jean-Paul Sartre
Décidément, ce soir encore, il est venu. Je le redoutais. Oui, je peux maintenant vous l’avouer, je
redoutais sa venue, à nouveau. Je ne sais pas pourquoi... Je ne sais pas pourquoi il vient tous les soirs.
Quand il pousse ma porte, c’est comme si des serpents de brouillard nocturne profitaient de
l’occasion pour se blottir, les vicieux, entre ses jambes, et pénétrer subrepticement dans la place. D’un
pas saccadé qui produit sur le sol de pierre blanche un cliquetis singulier, il file tout droit au fond,
tout raide, toujours en direction de la même table.
Un moment, il reste debout, le temps de reculer une chaise, puis je vois son corps s’enfoncer
lentement dans la terre, son buste seul émergeant du guéridon. Dans la pénombre, je ne distingue
réellement que ses yeux, deux petites billes d’acier chromé où se reflètent les soubresauts coquins
d’une bougie. Alors, ses mains d’automate disparaissent derrière la nappe et réapparaissent bientôt, la
gauche saisissant un cahier, ou un livre, la droite empoignant un stylo. Au fur et à mesure que sa tête
se penche au-dessus de l’ouvrage, ses yeux perdent aux miens un peu de leur brillance, et de temps en
temps, ils sont même entièrement dissimulés derrière la pression caressante du pouce et du majeur de
sa main gauche, l’index cherchant maladroitement à débusquer les idées ou les fantasmes engourdis
derrière la paroi intimidante du front.
Pour quoi vient-il aussi régulièrement, et pour quoi reste-t-il aussi longtemps assis à sa table? Bien
que le stylo ait été d’ordinaire l’objet d’un fréquent et durable mouvement de va-et-vient, je n’ai
jamais été d’avis qu’il fallait chercher dans le texte quelque clef que ce fût. D’ailleurs, je ne me rappelle
pas que l’homme ait jamais tourné une page, de telle sorte que rien, rien ne prouve indubitablement
que le griffonnage dans lequel il semble pendant des heures tout entier englouti se traduise par une
quelconque production.
Les fesses perchées sur mon tabouret, je le fixe longuement au travers de la triple rangée de
verres ballons. C’est un poète génial. Le souci de la perfection littéraire l’oblige à sans cesse peaufiner
une matière récalcitrante. C’est un romancier raté. L’inspiration vite tarie l’empêche de dépasser un
incipit toujours recommencé. C’est un amoureux transi, un amant éconduit. L’excès de son désir le
rend incapable de trouver les mots dont il ressent néanmoins comme une évidence l’impérieuse nécessité. Pour quoi? Ou pour qui? C’est un fou. Un homme qui est littéralement fou de moi, certainement.
Son œuvre n’est qu’un prétexte qui ne trompe personne. Il va, je le pressens, d’un seul élan bondir de
sa chaise, courir d’un trait jusqu’à moi, et les yeux en feu, me déclarer d’un jet sa flamme. C’est... C’est
une ombre ouatée perdue au fond de la salle embrumée. Au lieu d’en extirper le secret, mon regard
trop appuyé ne fait que s’y perdre. D’abord, au bout d’un certain temps, la tache grisâtre
progressivement se dédouble pour former, de façon très distincte, deux anneaux couronnant chacun
de mes yeux. Puis tout se brouille, et retourne étrangement à l’unité. Seulement, j’ai la troublante
impression que la distance entre nous deux subitement se dématérialise, lui se fondant en moi, ou bien
moi se projetant en lui, je ne sais.
C’est à ce moment-là que, pour chercher à rompre le sortilège, je me levai laborieusement de
mon siège. J’invoquerai une tasse à ramasser, une trace de café à effacer, une tache d’encre à gommer.
Ma main droite saisit machinalement une serviette immaculée, la gauche un plateau circulaire. Ainsi
équipée, je sens mes jambes résolument engagées dans un mouvement au rythme régulier et souple.
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Soudain, cette idée s’impose à moi : procurer à mon périple tous les attributs d’une démarche
naturelle, toute professionnelle, et pour cela, passer systématiquement dans chacune des allées afin de
donner immanquablement l’impression de vouloir réaliser une revue méticuleuse de l’ensemble des
tables.
Alors, je commence par une transversale qui me conduit invariablement à l’extrémité gauche de la
salle, juste dans l’angle opposé à celui où l’objet de ma curiosité est installé. Arrivée au bout de ma
course, je contourne la table pour me placer de dos contre la cloison, le visage tourné vers l’homme.
La manœuvre me permet de me rapprocher de lui, mais la vue que j’en ai n’est ni plus claire ni plus
précise. Soucieuse d’attribuer un sens à mon parcours, je déplace une chaise et la replace aussitôt,
avec un soin affecté, à sa position initiale. Je reviens en partie sur mes pas, puis, à mi-chemin, je
bifurque à angle droit sur ma gauche et glisse directement jusqu’au mur.
Parvenue, après une rotation sur moi-même, à mon nouveau poste d’observation, je me retrouvai
derechef face à mon énigme et me mis à sonder encore la pénombre. En vain. Si seulement j’avais pu
rencontrer un instant son regard, comme le déclic d’une étincelle au contact de deux pierres frottées
l’une contre l’autre avec amour ! En fait, je me penche sur la dernière table, que ma serviette
débarrasse de la cendre absente d’une cigarette imaginaire. Il ne me reste plus, pour compléter la
deuxième barre de mon X, qu’à me diriger en ligne droite vers mon objectif. Arrivée à sa proximité,
je contourne sa table dans l’intention délibérée de me faufiler à l’intérieur de l’étroite bande qui
s’étend entre le dossier de son siège et la vitre colorée. Je me poste juste derrière l’homme.
Désormais, il lui serait impossible de m’épier, sauf, bien évidemment, s’il lui prenait de se retourner.
Va-t-il oser cette virevolte? En est-il seulement capable?
Je m’approchai de lui, encore et encore, toujours plus je me rapprochai, toujours plus près plus
proche encore. La distance entre nous, qui m’était apparue minime tout à l’heure, semblait maintenant
autoriser des pas et des pas, des glissements feutrés et des avancées subtiles qui, graduellement, me
donnaient comme le sentiment de m’enfoncer dans un corps de vapeur, m’octroyant un peu de la
sensation duveteuse, molle, chaude et enveloppante, que doit goûter, j’imagine, un homme attentif
lorsqu’il pénètre avec douceur une femme tendrement offerte. Incapable de pousser plus avant, je
jouis enfin de ma position en surplomb : entre ses deux épaules, la bouche à la hauteur de la touffe
crépue de ses épais cheveux frisés, mon regard perçant s’enflamme en se posant sur l’objet trop
longtemps convoité. Je suis enfin en mesure de lire tout ce qui est couché, là, noir sur blanc, sur le
papier.
Finalement, une fois de plus, ma vision est arrivée. Chaque nuit, c’est du pareil au même. À la fois la surprise
que l’événement se renouvelle à l’identique et l’habitude répétée de la confiante attente. Et la question que je me pose
inlassablement sur les causes de la réitération du phénomène et sur les motifs de ses allées et venues. Et l’absence
persistante de toute espèce de réponse. À vrai dire, la seule chose que je sache, c’est que cette énigme toujours irrésolue
nourrit sans doute mon désir inassouvi d’être là à attendre, quotidiennement, je ne sais quoi, je ne sais qui...
Le dos collé à la cloison vitrée qui me protège tant bien que mal des bruits rauques de la rue, je me suis assis
lentement sur ma chaise, puis j’ai tiré de ma poche de quoi lire ou écrire. C’est qu’il me faut bien donner un sens à ma
présence, ici, maintenant, aujourd’hui comme hier : les vivants et les morts ont ceci en commun qu’ils ont besoin, pour
leur survie, de signification.
Par delà la rangée des tables d’ébène dont la juxtaposition régulière me sépare du comptoir cuivreux, les rares fois
que mon regard s’aventure à débusquer ce qui est partiellement masqué par la forêt serrée des flûtes stalactites, je ne
parviens qu’à entrevoir avec peine les contours flous et noyés d’un torse humain qui tantôt reste figé, immobile,
totalement inanimé, tantôt plonge derrière le zinc pour s’en exonder au bout d’un temps indéterminé.
Tout cela se poursuit indéfiniment jusqu’à ce que l’événement escompté se produise. Je vois la frêle présence
débouquer tout entière de derrière la courbe de son rempart. Comme elle semble vêtue d’une longue robe, je présume qu’il
s’agit d’une femme. Pourtant, le vêtement, ample et plissé à la mode des cotonnades indiennes, ne laisse apparaître ni la
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rondeur cambrée des reins ni les cônes pointus des seins. Seule l’extrême minceur du corps peut être devinée au travers du
crêpe qui, de couleur assez foncée, ne se différencie guère de l’espace enfumé.
En fait, c’est surtout le visage qui accapare l’attention. Un visage allongé, pâle, voire livide, comme blanchi à la
chaux. Auréolée d’un sombre halo, cette face pourrait être encadrée par d’épais cheveux, bruns donc, ou noirs, sans
doute. Mais pas une ride, pas un trait. Aucune plissure pour la bouche. Nul dessin en Y renversé à l’emplacement du
nez. Seule une large zone d’ombre pour chacun des deux yeux, une ombre profonde, caverneuse, du fond de laquelle
j’attends en vain le jaillissement d’une lueur ignée. L’ensemble me fait alors songer à une marionnette, tête plantée sur
une robe évasée, corps invisible dont le semblant de vie s’écoule de la main vigoureuse du montreur, camouflée sous la
jupe et fermement ancrée entre les cuisses écartées de la poupée.
Oui, une fois de plus, elle s’élance, réempruntant instinctivement le tracé sibyllin de son parcours habituel : comme
téléguidée, elle commence à zigzaguer entre les tables, traversant d’une traite la salle, se serrant dans un coin, y
bousculant une table, faisant bizarrement demi-tour, brusquement tournant le dos, et s’éloignant, pivotant sur elle-même
le mur une fois atteint, me faisant face à nouveau face tournée vers moi encore une fois m’interrogeant à l’aveuglette de
son regard absent, son chiffon noir essuyant en une habile torsion quelques gouttes de lait collant à la surface d’une table.
Puis, poussée par une invincible nécessité, elle se dirige comme à l’accoutumée vers ma table. Incapable de soutenir
son regard qui boit goulûment le mien, je me concentre sur le texte. Je la sens contourner l’obstacle et se lover telle une
anguille dans le mince intervalle qui sépare ma chaise de la vitre. Pour quoi déambule-t-elle ainsi chaque nuit pour
finalement accoster à côté de moi? C’est une barmaid méticuleuse. Elle tient à s’assurer que tout est en ordre, redressant
ici ou là un guéridon ou un siège parti à la dérive, chassant sans relâche taches et déchets. C’est une serveuse inoccupée.
S’ennuyant à mourir derrière son comptoir perpétuellement désert, elle fait les cent pas avant d’échouer, là, près de moi,
sa curiosité l’acculant derrière moi son torchon dessinant un trou dans la buée. Pour quoi? Pourquoi ne pas se retourner
et en avoir enfin le cœur net? C’est l’indifférence, ou plutôt la discrétion, qui m’empêche d’oser cette manœuvre périlleuse.
Et puis non, c’est en fait la peur la peur qui me paralyse me pétrifie lisant les yeux trop polis rivés sur des phrases en
folie. C’est une gagneuse délurée, une mangeuse d’hommes, une mante religieuse. De ses circonvolutions de démente, elle
tente de m’ensorceler, cherchant à m’attirer irrésistiblement dans les méandres de son rituel magnétique. Oui, c’est à moi
qu’elle en veut. Ou aux passants à qui elle adresse au travers du vitrage une lascive invite. C’est... C’est mon amie, ma
sœur, mon amante. C’est mon ange, ma source de vie. Je la sens, mon amoureuse, je la sens dissoudre la distance entre
elle et moi l’espace s’évanouissant peu à peu peu à peu se collant contre moi en moi s’incorporant presque tout entière
occupée à m’aimer son souffle frais caressant la peau sensible de ma nuque s’électrisant à son contact ressuscitant debout
le désir enfoui avec ses longues longues longues mains de glace brûlant en même temps la mort de mon désir et le désir de
ma mort leur érigeant un tombeau dressé vivant dans l’éclat aveuglant du soleil chaviré
C’est à ce moment précis que mes tympans frémirent sous le choc. Mes yeux malgré moi se dirigèrent en un instant
vers l’endroit d’où le bruit avait retenti. Je vis alors très distinctement ma silhouette émerger lentement de son bar rutilant
comme le soleil sort des étincelles de la mer, puis s’abaisser bientôt dans le néant comme pour le coucher de l’astre. À
plusieurs reprises le jour succéda ainsi à la nuit. À chaque élévation, elle rapportait de l’enfer un fin morceau de cristal
brisé, qu’elle posait délicatement sur le bord de la paillasse.
Dans la paume de sa main gauche, elle avait serré le pied vigoureux d’un verre à champagne et, dans le même
temps, elle appliquait sur le cylindre bombé, juste au-dessus de la hampe cannelée, un mouvement circulaire, tantôt léger
effleurement, tantôt ferme friction, réalisé en une série ininterrompue de voluptueuses arabesques au moyen de l’extrémité
charnue des doigts de l’autre main. Comme cette opération magique était effectuée sous un mince filet d’eau qui sourdait
du robinet à peine ouvert, j’ai supposé, très prosaïquement (trop, peut-être), que sa fonction consistait tout bonnement à
lustrer le verre, lequel devait être éclaboussé par quelque souillure. Les doigts agiles allaient et venaient, s’arrêtant
quelques secondes à la naissance de la courbure, dessinant de mystérieuses et pressantes vrilles là où, certainement,
résistait une tache rebelle. C’est à l’instant où la caresse s’avéra trop intense que la flûte échappa à l’étreinte de la main
engourdie. La fille se baissa pour ramasser les fragments et se blessa en saisissant l’un d’eux, puisque je vois
présentement une minuscule goutte de sang perler à la pointe de l’index de sa main droite. À moins, bien sûr, que sous
le frottement devenu soudainement excessif, le verre ne se soit brisé sur le coup, un dard cristallin s’enfonçant
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douloureusement dans la pulpe du doigt, y faisant immédiatement poindre une première goutte de sang, piqûre l’obligeant
à lâcher prise, d’où la chute du verre sur le sol de granit, de nouveau, et le bruit de cymbales qui m’a brutalement tiré de
ma torpeur.
J’en étais là dans ma lecture quand ma conscience fut pour ainsi dire extraite de moi-même par un
cri formidable, une explosion subite, un coup de tonnerre fracassant. Dans le même temps, comme si
elle avait été déchirée par le jet violent d’un cocktail Molotov, la vitre s’éparpilla en une nébuleuse de
verre finement broyé noyé dans un flot ondulé de flammes rougeoyantes. Presque simultanément, je
me suis élancée de derrière mon comptoir pour me précipiter vers la seule table occupée ce soir-là.
Croyez-moi, je vois encore aujourd’hui, devant le trou béant ouvert sur la nuit, un homme tous
muscles tendus se dressant assis sur son lit, les yeux exorbités, la bouche écartelée comme à la
recherche de son âme.
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